Journal (Eugène Delacroix)/6 septembre 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 434-435).

6 septembre. — Le matin, abandonné la jetée pour monter à gauche derrière le château ; suivi jusqu’au cimetière ; auparavant, délicieuse sensation au haut du ravin qu’on avait franchi l’autre jour ; petit sentier remontant de l’autre côté, éclairé par les rayons du matin et s’enfonçant sous l’ombre des hêtres. Entré dans le cimetière, moins repoussant que l’affreux Père-Lachaise, moins niais, moins compassé, moins bourgeois… Tombes oubliées entières sous l’herbe, touffes de rosiers et de clématites embaumant l’air dans ce séjour de la mort ; du reste, solitude parfaite, dernière conformité avec l’objet du lieu et la fin nécessaire de ce qui s’y trouve, c’est-à-dire le silence et l’oubli.

Trouvé, en traversant une grande route, une autre route couverte à la normande, allant à Louval, je crois, qui m’a enchanté : cours de fermes, murailles de simple terre à droite et à gauche, surmontées d’arbres d’un vert sombre et vigoureux. Fleurs, légumes, bétail, dans ces joyeuses retraites ; enfin, tout ce qui charme dans la nature et dans ce qui fait l’homme. Retour moins agréable, grande route poudreuse.

Après le déjeuner, Chenavard venu ; je l’ai emmené voir appareiller le Mariani[1]. Il me dit, ce qui est vrai, que les hommes de talent, chez les modernes, et il parle depuis Jésus-Christ, doivent être plats comme les Delaroche[2], ou biscornus et incomplets. Michel-Ange n’a eu qu’un moment, il s’est répété ensuite ; peu d’idées, par conséquent, mais une force que sans doute personne n’a égalée. Il a créé des types : son Père éternel, ses Diables, son Moïse, et cependant il ne peut faire une tête, même il les abandonne ; c’est par là que pèchent les modernes : Puget et mille autres. Chez les anciens, au contraire, que de types : ce Jupiter, ce Bacchus, cet Hercule, etc. !

Revenu, par une chaleur affreuse, sur le quai, et réellement très abattu et fatigué de ce second excès, après celui du matin. J’étais surmené.

Ce qui caractérise le maître, suivant lui, à propos de Meissonier, c’est, dans le tableau, la vue de ce qui est essentiel, auquel il faut arriver absolument. Le simple talent ne pense qu’aux détails : Ingres, David, etc.

  1. Delacroix, dans ses promenades quotidiennes à la jetée de Dieppe, étudiait sans relâche la mâture, les poulies, les cordages des navires. L’idée lui vint de mettre à profit ces observations dans un tableau où la mer jouerait un rôle. Il s’en ouvrit à Chenavard : « Tout cela, disait-il, n’a pas dû changer depuis les âges les plus reculés ; Jésus-Christ, après tant d’autres, a vu tout cela ; aussi vais-je le peindre endormi dans sa barque pendant la tempête. » Ce propos, que nous tenons de M. Chenavard lui-même, montre l’idée qui a inspiré à Delacroix ce sujet qu’il a repris maintes fois avec de nombreuses variantes.
  2. Dans un autre passage du Journal, Delacroix compare la peinture de Delaroche à celle d’un « amateur qui n’a aucune exécution comme peintre ».