Journal (Eugène Delacroix)/8 octobre 1822

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 19-21).

Mardi 8 octobre. — Édouard me dit qu’il avait trouvé dans la même maison deux ateliers qui pourraient nous convenir[1]. J’ai passé ma journée dans les plus tristes quartiers du monde. J’étais tout trempé de mélancolie.

J’ai vu Pierret le soir et j’ai pu apprécier plus à mon aise les charmes de sa jolie bonne.

J’ai dîné, hier 7, chez mon oncle Riesener avec l’oncle Pascot[2], la tante, Hugues, etc. Bonne journée.

Le dimanche 6, travaillé chez Champion, où je me congelais. Allé avec lui dîner à Neuilly. Bonne partie, dont je conserverai agréable souvenir. Champion est bon, malgré ses travers ; il a bon cœur, et je désire vivement le voir sortir de son bourbier.

Jeudi dernier, j’avais vu Tancrède[3] pour la troisième fois. J’y ai éprouvé bien du plaisir. Mes douces impressions ont été gâtées par une lettre de mon frère, que j’ai trouvée à mon arrivée. Le souvenir m’en contrarie à tel point que je ne veux pas me rappeler ce que j’ai éprouvé, ni étendre ici ce qu’il m’a dit.

— Il ne faut pas croire que parce qu’une chose avait été rebutée par moi dans un temps, je doive la rejeter aujourd’hui qu’elle se présente. Tel livre où on n’avait rien trouvé d’utile, lu avec les yeux d’une expérience plus avancée, portera leçon.

J’ai porté ou plutôt mon énergie s’est portée d’un autre côté ; je serai la trompette de ceux qui feront de grandes choses.

Il y a en moi quelque chose qui souvent est plus fort que mon corps, souvent est ragaillardi par lui. Il y a des gens chez qui l’influence de l’intérieur est presque nulle. Je la trouve chez moi plus énergique que l’autre. Sans elle, je succomberais…, mais elle me consumera (c’est de l’imagination sans doute que je parle, qui me maîtrise et me mène).

Quand tu as découvert une faiblesse en toi, au lieu de la dissimuler, abrège ton rôle et tes ambages, corrige-toi. Si l’âme n’avait à combattre que le corps ! mais elle a aussi de malins penchants, et il faudrait qu’une partie, la plus mince, mais la plus divine, combattît sans relâche. Les passions corporelles sont toutes viles. Celles de l’âme qui sont viles sont les vrais cancers : envie, etc. ; la lâcheté est si vile, qu’elle doit participer des deux.

Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai point écrit une pensée… C’est ce qu’ils disent !… Qu’ils sont simples ! Ils ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il s’établit comme un point mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures de la nature extérieure, mais il pense intérieurement de la vraie pensée qui est commune à tous les hommes, à laquelle quelques-uns donnent un corps en l’écrivant, mais en altérant son essence déliée ; aussi les esprits grossiers sont plus émus des écrivains que des musiciens et des peintres. L’art du peintre est d’autant plus intime au cœur de l’homme qu’il paraît plus matériel, car chez lui, comme dans la nature extérieure, la part est faite franchement à ce qui est fini et à ce qui est infini, c’est-à-dire à ce que l’âme trouve qui la remue intérieurement dans les objets qui ne frappent que les sens.

  1. Vers 1820, Delacroix avait établi son atelier, 22, rue de la Planche, aujourd’hui rue de Varenne. Il ne quitta cet atelier qu’en octobre 1823, pour s’installer rue Jacob.
  2. Charles Pascot, négociant, puis intendant de la duchesse de Bourbon, avait épousé Adélaïde-Denise Œben, sœur cadette de la mère d’Eugène Delacroix.
  3. Tancrède, opéra italien de Rossini.