Journal d’un exilé politique aux terres australes/Journal

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journal d’un
exilé politique aux terres
australes.




En Novembre 1838, je fus arrêté avec un grand nombre d’Insurgés Canadiens, et logé dans la prison de Montréal. Je n’entreprendrai pas de vous donner les détails de l’insurrection, car les particularités vous en sont assez connues. Je me bornerai à vous faire le récit exact de nos souffrances, depuis le moment de notre incarcération jusqu’à notre retour d’exil dans notre patrie.

Le 24 Novembre, je reçus notification conjointement avec onze autres, de me préparer à subir mon procès qui devait commencer le 28 du même mois, devant une Cour Martiale.

Nous fûmes de suite séparés des autres prisonniers, et logés seuls dans l’un des quartiers (wards) de la prison ; comme nous devions comparaître devant un tribunal tout à fait extraordinaire dans le pays, nous obtînmes la permission de voir deux avocats pour les consulter sur ce que nous avions à faire, et leur confier notre défense. J’étais du nombre de ceux qui les premiers subirent leur procès devant cette Cour Martiale.

Nos avocats firent application pour avoir une liste des Juges du tribunal qui devait nous juger, aussi bien que des témoins à charge qui devaient déposer contre nous ; tout cela fut refusé. Nous n’avions jusqu’alors pu communiquer ni avec nos parens ni avec nos amis.

Le 21 au matin nous fûmes tous enchaînés deux à deux et conduits devant la Cour, où, environs une heure après notre arrivée, l’on nous déchaîna lorsqu’on nous eut bien minutieusement visités. On nous lut notre accusation, et la procédure commença.

Le soir vers cinq heures la cour s’ajournait et nous étions conduits à la Pointe à Callières sous une forte escorte de Cavalerie. Là nous n’étions déchargés des fers qui nous enchaînaient qu’au milieu de la nuit. Les menotes de quelques uns d’entre nous étaient si petites que le poignet enfla de manière à cacher le fer qui l’enveloppait. Le procès fut enfin terminé le 14 Décembre. Pendant tout le temps qu’il dura, nous fûmes forcés de nous tenir toujours debout devant la Cour, car nous n’avions pas de siéges, ayant à supporter non seulement le poids de notre corps mais encore celui des dépositions des témoins de la Couronne. Alors on nous ramena dans la prison de Montréal où nous demeurâmes séquestrés des autres comme auparavant, dans l’attente du résultat de notre procès.

Enfin au bout de quelques jours vers sept heures du soir, les portes s’ouvrirent, on fit un appel nominal, et notre sentence nous fut lue. À l’exception de deux sur douze nous étions tous CONDAMNÉS À ÊTRE PENDUS. Nous fûmes immédiatement renfermés séparément dans les cachots. Nous attendions d’un instant à l’autre l’ordre de nous préparer à monter sur l’échafaud. En effet deux jours après Cardinal et Duquet deux de notre nombre reçurent l’ordre de se disposer à mourir le vendredi suivant, ce qui était de mauvais augure pour nous, car nous pensions que, pour quelque raison, il avait été décidé de nous faire mourir en petit nombre. Je laisse à Juger dans quelle situation nous nous trouvâmes : cependant le courage ne nous manqua pas. Deux jours après nous fûmes témoins de la scène déchirante à laquelle nous devions pourtant nous attendre. Nos deux malheureux compagnons Cardinal et Duquet liés en notre présence, furent traînés hors de la prison, la corde au cou, conduits par le bourreau…

Nous demeurâmes trente trois jours dans les cachots sans sortir ni jour ni nuit ; nous couchions sur le plancher n’ayant qu’une simple couverte pour lit et couverture, dans cette saison où le frimat tapissait tout l’intérieur de nos cellules.

Au bout de trente trois jours, après beaucoup d’instance de notre part, l’on nous permit d’ouvrir les portes de nos cellules six heures par jour, c’est-à-dire de dix à quatre ; plus tard, nous obtînmes quelques heures de plus. Tel est le traitement que nous éprouvâmes pendant nos dix mois de prison. Dans cet interval, l’affreuse scène de l’exécution de plusieurs d’entre nous fut répétée à diverses reprises. Ceux qui subirent leur procès après nous, furent aussi traités de la même manière.

Enfin le 25 Septembre, on nous avertit au nombre de cinquante huit, de nous tenir prêts à embarquer le lendemain à bord d’un bateau à vapeur pour descendre à Québec, et de là embarquer sur un bâtiment qui devait nous conduire à notre destination, sans nous dire pour combien de temps nous étions Exilés. Le 26 à quatre heures après-midi, nous fûmes enchaînés deux à deux, au Pied du Courant, à bord du Bateau à Vapeur le British America, sous une forte escorte de cavalerie et d’infanterie. Dès que nous fûmes au large, on ôta nos chaînes. Nous arrivâmes à Québec vers onze heures du matin. L’on nous remit nos fers pour débarquer du Bateau à Vapeur, et monter sur le vaisseau de Sa Majesté le Buffalo.

Aussitôt que nous fûmes à bord, l’on nous déchaîna ; nous fûmes descendus sous le deuxième Pont du vaisseau, et là renfermés sous clef. Vers sept heures du soir les prisonniers du Haut-Canada, au nombre de quatre vingt trois, nous rejoignirent et furent logés avec nous. Nous étions alors cent quarante et un, confinés dans un appartement long de quarante cinq pieds environs, sur à peu près vingt cinq de large. Tout le centre était occupé par les Écoutilles, les mats et les chaînes ; les côtés l’étaient par nos lits qui faisaient tout le tour de l’appartement sur une double rangée, ne laissant ainsi qu’une petite allée bien étroite par laquelle nous passions pour aller sur le Pont, et dans l’Entre-Pont chercher nos rations. La lumière ne pénétrant dans ce cachot que par deux Écoutilles encore étaient elles toutes grillées.

Le vingt huit à six heures du matin, nous levâmes l’ancre, et fûmes toués par un Bateau-à-Vapeur jusqu’à quelques lieues en bas de Québec. Le vent était favorable, on déferla les voiles, et nous descendîmes le Golfe à la faveur d’une brise Sud-Ouest. On nous avait divisés par compagnies de douze, et le règlement que nous devions observer pendant la traversée nous fut proclamé.

1er. Pour déjeuner l’on nous servait environ un demiard de bouillie d’avoine que l’on nous apportait dans un seau qui contenait la ration de douze ; le midi nous avions, un jour, un demiard de soupe aux pois, un quarteron de lard et environ quatre onces de biscuit ; l’autre jour la même quantité de biscuit, trois quarterons de bœuf salé, et à peu près six onces de Pouding, faite avec de la farine et un peu de suif ; le soir on nous servait un jour un demiard de thé seulement, et le lendemain un demiard de Chocolat. Telle fut notre ration tout le long du voyage ; ces rations nous étaient servies dans des seaux et nous n’avions qu’un plat de Fer Blanc, un couteau, une fourchette et une cuillère pour douze, plusieurs d’entre nous ne s’étaient pas munis de ces ustensiles, pensant en trouver à bord, furent alors contraints de déchirer avec leurs dents, leur viande qu’ils tenaient d’une main et leur biscuit de l’autre, ou attendre les uns après les autres, pour se servir du couteau et de la fourchette. Quant aux cuillières nous réussîmes à coller des petits bouts de bois avec lesquels nous fîmes des cuillères ou palettes qui nous servirent à manger notre soupane (bouillie d’avoine). Nous n’avions par jour qu’une pinte d’eau chacun ; ration bien insuffisante pour étancher la soif brûlante que nous causaient nos vivres salés. On ne nous accordait la jouissance de demeurer sur le pont supérieur, que deux heures par jour : nous nous y rendions par sections de trente six à la fois pour éviter la confusion ; c’était le seul temps où nous pouvions respirer l’air pur et frais. Un tiers du Pont nous était accordé pour y prendre de l’exercice.

Le 30 Septembre, le vent continuait toujours à souffler avec violence du Sud Ouest ; nous filions grand train ; nous eumes en vue le Cap Gaspé, nous nous divertîmes pendant nos deux heures de récréation à regarder une quantité innombrable de Poursils qui entouraient le bâtiment. Ce sont de gros poissons de cinq à six pieds qui sautent hors de l’eau. Nous vîmes aussi deux bâtiments, à une petite distance de nous. Nous filâmes ainsi avec la même brise jusqu’au 2 Octobre que le vent souffla avec une impétuosité extraordinaire ; la mer était en courroux ; les flots s’élevaient à une hauteur prodigieuse. Bien que j’eusse souvent entendu parler de la mer, lu des relations de navigateurs, j’avoue que je fus étonné de voir les vagues si grosses, le vaisseau se balançait d’une manière horrible. Nous qui n’étions pas attachés, nous ne pouvions nous tenir ni debout, ni assis ; nous nous heurtions sans cesse les uns les autres ; dans notre chambre noire où nous étions ballottés de tribord à bâbord, sans pouvoir nous arrêter. Le mal de mer commença à se faire sentir. Les trois quarts d’entre nous tombèrent malades, et le nombre augmentait à chaque instant, tellement qu’il n’en resta que cinq à six qui ne furent point malades. Rien de plus pénible à voir que notre état dans cette circonstance : des viandes salées et du biscuit formèrent toutes nos douceurs : plusieurs d’entre nous furent jusqu’à quatre à cinq heures sans pouvoir souffrir sur leur estomac la plus minime quantité de cette nourriture, et tous tellement affaiblis, qu’à peine pouvions-nous nous tenir sur nos jambes. Pourtant il nous était défendu de nous coucher sous peine de sévère punition, car l’exercice est nécessaire à cette maladie ; mais comment pouvoir nous tenir debout lorsque le vaisseau était soulevé par les flots et couché sur un côté ou sur l’autre ?

Nous rencontrâmes un Brick Anglais appelé Queen Victoria sur lequel notre pilote embarqua pour remonter à Québec. Le vent continua à souffler avec la même impétuosité jusqu’au neuf Octobre : durant ce temps nous fûmes tous bien malades. Le vent commença donc à diminuer et nous dirigeâmes notre route Sud-Est. Nous étions alors sous les 55° 15′ latitude nord. Nous vîmes en ce jour pour la première fois beaucoup de poissons volants s’envoler d’auprès du vaisseau. Ce fait attira l’attention de plusieurs d’entre nous qui, jusqu’alors, avaient été incrédules sur l’existence de ces poissons. Ils ont de huit à douze pouces de long, et ne s’envolent que lorsqu’il vente, dirigeant toujours leur vol sur le vent ; leur nombre augmentait à mesure que nous approchions de l’équateur car ils n’habitent que les régions tropicales. Depuis que nous étions embarqués, l’on nous faisait laver le pont de notre appartement tous les jours et aussi blanchir pendant tout le temps que nous mîmes à passer d’un tropique à l’autre. C’était pour conserver la salubrité de l’air parmi nous. Le 11 il fit beau temps. La chaleur des tropiques commençait à se faire sentir et nous incommodait déjà. Nous courrions toujours au Sud-Est. Nous aperçûmes un vaisseau Espagnol à l’Est, faisant route de ce côté.

Le 12 nous ne montâmes pas sur le pont. On nous occupa tout le jour à nous faire blanchir et laver notre appartement. Sur les cinq heures de l’après midi nous fûmes étonnés d’un bruit d’armes qui se faisait sur le pont et le va-et-vient des soldats et de l’équipage qui en un instant furent armés de fusils, de sabres et de pistolets. Nous ne pouvions nous expliquer cette manœuvre. Ensuite quelques officiers descendant avec des soldats armés nous font monter dans l’entrepont dans un espace d’environ vingt-cinq pieds carrés, au nombre de cent quarante-un que nous étions. Là sans nous donner un mot d’explication, ils nous renfermèrent sous clef, et se faisant donner les clefs de nos coffres et valises, ils allèrent dans notre appartement, ouvrirent nos coffres en partie avec nos clefs, en partie avec des instruments de fer qui en forçaient le couvercle ; ils fouillèrent toutes nos hardes, enlevèrent nos rasoirs, nos couteaux de poches, nos ciseaux et notre argent, chose dont nous nous étions un peu munis en partant : ils visitèrent nos lits, tous les coins et recoins qui pouvaient renfermer quelques instruments meurtriers. Enfin après des recherches aussi minutieuses qu’inutiles ils remontèrent vers nous ; et l’un des officiers, appelé Niblett, secondé par plusieurs autres s’adressa à nous de la manière la plus grossière, et nous dit qu’ils avaient découvert le noir projet que nous avions formé de nous rendre maîtres de l’équipage et de nous diriger vers les côtes de l’Amérique : qu’ils avaient étouffé la conspiration à sa naissance et pris les mesures suffisantes pour prévenir nos mauvais desseins. Nous voulûmes nous justifier : nous voulûmes dire que jamais l’idée d’une révolte contre l’équipage n’avait occupé notre pensée ; que leurs sentiments ne pouvaient être fondés que sur de faux rapports : qu’ils en devaient êtres convaincus par leurs recherches dans notre appartement : on nous imposa silence en nous traitant de chiens, etc., ils nous firent descendre en bas et nous prescrivirent de nouveaux règlemens qui étaient sévères et durs. De ce jour il fallut se mettre au lit à huit heures précises et ne pas se lever avant six heures du matin : excepté en cas de besoin urgent ; et encore fallait il donner son nom à la sentinelle qui était à nos pieds de distance en distance. — Il nous était tellement défendu de causer entre nous que la sentinelle avait ordre de tuer celui qui aurait dit une parole. Dès ce moment les officiers descendaient tous les soirs à huit heures et quart avec des lanternes pour voir si nous étions bien tous à nos places et couchés. Tous les officiers me parurent extrêmement prévenus contre nous et manifestèrent beaucoup de crainte. L’on nous rétrécit beaucoup l’espace dont nous avions jusqu’alors joui sur le pont supérieur durant nos deux heures de récréation. On nous défendit d’aller sur le tillac à l’avenir, nous laissant à peu près vingt cinq pieds de long sur la moitié de la largeur du vaisseau pour nous délasser les jambes. Ils n’avaient pourtant aucun sujet de craindre puisqu’ils étaient aussi nombreux que nous tant soldats que matelots, et tous armés jusqu’au cuisinier qui portait sabre et pistolet, et nous étions toujours sous clef. Par la suite nous apprîmes qu’un nommée Tywell l’un des prisonniers du Haut-Canada avait répandu cette calomnie contre ses compagnons d’infortune, dans l’espoir d’en être récompensé par quelque faveur, ou le recouvrement même de sa liberté. Mais lorsqu’il vint à être connu de l’équipage comme un vil imposteur et un fourbe il n’en fut que plus détesté et maltraité par lui et par nous. Cependant on continua à user de la même sévérité envers nous jusqu’à ce que nous fussions débarqués.

Le 13 et 14, le vent soufflant avec violence nous faisait filer neuf nœux à l’heure et en bonne direction, car nous gouvernions pour doubler le Cap de Bonne-Espérance.

Le 15 la brise était un peu diminuée et soufflait du Sud-Est contraire à notre direction. Le soleil était brillant, et nous souffrions beaucoup de la chaleur dans l’entrepont où nous étions confinés.

Du 16 au 20, nous éprouvâmes un calme presque continuel. Dans cet interval un de nos compagnons prisonniers du Haut-Canada, appelé Priest, qui s’était embarqué malade mourut en partie du mauvais traitement qu’il avait reçu à bord et par le manque de douceurs si nécessaires à un malade. Il fut, comme d’usage, enveloppé dans un drap de toile auquel on attacha quatre boulets de canon, et jeté à la mer, en présence de trente six d’entre nous : durant cette opération tout l’équipage fut tenu sous les armes.

Du 21 au 23, nous passâmes le Tropique. Dans le cours de ces jours, j’eus la douleur de voir quelques uns de mes compagnons maltraité par un nommé Black qui, pour quelques méfaits avait été contraint de fuir du Canada et de prendre du service à bord pour ses frais de passage. On en avait fait notre surveillant et comme c’est l’ordinaire, il abusait de son autorité pour nous tourmenter, aussi bien que celui que j’ai eu occasion de mentionner plus haut — Niblett. Bien que nous nous plaignîmes souvent, au Capitaine Wood qui commandait le vaisseau, des mauvais traitements que les subalternes, sans son ordre peut-être, nous faisaient éprouver, il fut toujours sourd à nos plaintes : Jamais même il ne venait nous voir, comme tout capitaine aurait dû faire, afin de voir à ce qu’on nous rendit justice autant que des prisonniers ont droit d’en avoir : jugez maintenant quelle devait être notre position. Malgré tant de privations, j’eus le plaisir de voir tous mes compagnons se montrer supérieurs à tout cela, se conformer à toutes les circonstances avec courage en espérant des jours plus heureux.

Les 24, 25 et 26 nous eûmes un temps calme, sauf quelques légères brises qui venaient de temps en temps de l’Est. Nous longions alors les côtes de l’Afrique ; la mer était couverte de sauterelles et l’air en était rempli. La présence de ces insectes dont nous saisîmes un grand nombre à bord nous indiquait que nous n’étions pas bien éloignés de terre. Le soleil était brûlant : aucun air ne pénétrait dans l’entrepont où nous étions ; la chaleur y était étouffante, et devorés de soif, nous n’avions qu’une pinte d’eau chacun pour l’éteindre. Que pouvait faire ce faible remède contre un feu qu’alimentait sans cesse nos vivres salées ? On nous distribua ces jours-ci des chemises de coton et des pantalons de toile que le gouvernement nous donnait. Mais comme nous n’étions pas forcés d’accepter ces habits, nous les rejetâmes en parti lorsque nous nous aperçûmes qu’ils étaient étampés ; c’était un mauvais augure pour nous. Il n’y eut que ceux qui étaient le moins fourni d’entre nous qui en conservèrent.

Nous étions sous les 18°15, latitude Nord. Du 27 au 30 le vent souffla avec violence. Nous vîmes des légions de poissons volants. Durant les jours du 30 et du 31 nous éprouvâmes plusieurs ouragans accompagnés de pluie d’éclairs et de tonnerre, choses forts fréquentes sous les tropiques et aussi très dangereuses. Il arrive souvent dans ces parages que des vaisseaux sont démâtés. Car les tempêtes y sont si subites et si violentes que quelquefois ils n’ont pas le temps de les prévenir. Les mâts sont alors emportés ou les voîles mises en lambeaux, et en dépit de toutes vos précautions, le vaisseau ne laisse pas d’être jeté sur le côté par la violence du vent. Mais heureusement que ces mauvais temps ne sont que de très courte durée.

La chaleur augmentait à mesure que nous approchions de l’Équateur et avec elle nos souffrances ; tellement qu’au matin, nos matelas qui étaient de l’épaisseur de trois doigts à peu près, étaient entièrement imbibés de notre sueur. Il nous fallait, pour comble de souffrances, nous mettre au lit à huit heures, et ne pas nous lever avant six heures du matin. Pendant le jour, la plupart de nous ne pouvait pas garder leur chemise, et nos pantalons étaient tout mouillés. Nous ne pouvions nous arrêter à aucune chose tant nous étions incommodés — car à la chaleur extrême de l’air de notre appartement, augmentée, encore par celle de nos corps et de notre haleine, se joignait la soif la plus ardente.

Du 31 Octobre au 5 Novembre nous éprouvâmes des calmes et des tempêtes passagères. Trois de mes compagnons furent bien malades pendant ces jours derniers au point que nous pensions qu’ils allaient mourir. Mais ils furent rétablis par du riz bouilli et du thé que leur procura le médecin du vaisseau. Nous rencontrâmes une couple de vaisseaux qui faisaient route vers l’Angleterre. — Notre capitaine confia des lettres à l’un d’eux. Dans la nuit du 4 courant, il y eut une alarme à bord, causée par l’une des sentinelles qui prétendait avoir vu de la lumière dans le fond de notre chambre. Alors ils descendirent tout de suite, armés : et en visitant, ils s’aperçurent que c’était la lumière d’une lampe d’une des écoutilles qui répandait cette lueur. Ils remontèrent honteux.

Le 5 Novembre, vu que le vent d’Est, Sud-Est continuait toujours à souffler contraire à notre direction, le Capitaine résolut de repasser l’Atlantique, et de longer les côtes de l’Amérique du Sud jusqu’à Rio Janeiro. Là il devait reprendre les vents Ouest et Sud-Ouest appelés vulgairement vents de commerce et en terme de science, vents alizés ou moussons — Ce sont des vents qui soufflent régulièrement entre les tropiques et à quelques degrés au delà durant six mois d’un côté, et six mois de l’autre : c’est à dire de l’Ouest depuis Novembre jusqu’en Avril : et de l’Est depuis Avril jusqu’en Novembre. Nous eûmes deux vaisseaux en vue, un Portugais qui cinglait vers le Brézil, et auquel notre Capitaine parla, et l’autre Anglais. Nous nous trouvions sous le 2° latitude Nord.

Le 6 à neuf heures du matin le ciel se couvre de gros nuages. Un instant après une tempête affreuse éclate tout à coup qui dura environ deux heures. Nos matelots avaient eu le temps d’abattre les voiles ; mais cela n’empêcha pas le vaisseau d’être tourmenté. Quelques uns des officiers nous demandèrent si nous craignions ; nous répondîmes que non : quoique plusieurs de nous tremblassent d’effroi. La tempête cessa bientôt.

Le 7 il fit une chaleur excessive. Durant la nuit dernière il soufflait une légère brise. La mer était calme, vers huit heures du matin ; nous passâmes sous la ligne Équinoxiale ; et nous nous trouvâmes dans l’autre hémisphère. Ce jour fut un jour de fête pour notre équipage comme c’est l’ordinaire sur tous les vaisseaux lorsqu’ils font ce passage. Nous cotoyions ainsi les côtes de l’Amérique du Sud. La chaleur était toujours grande. — Nous ne pûmes nous tenir sur le pont pendant nos deux heures de délassement ; car nous n’avions aucune ombre pour nous garantir d’un soleil brûlant. Le brai coulait de tout côté. Nous eûmes de forts orages accompagnés de tonnerre et d’éclairs. La brise n’était que momentanée et le calme plat succédait. Sur le pont du vaisseau se trouvaient des chaloupes où étaient renfermés des porcs et des moutons tout couverts de fumier. — Après les orages où la pluie tombait ordinairement par torrents, il s’amassait souvent jusqu’à huit à dix pouces d’eau dans ces chaloupes. Eh bien, les matelots s’empressaient de remplir des bouteilles de cette eau si imprégnée du fumier qu’elle en était rousse, et nous les vendaient, quelques fois nous donnions une chemise ou un pantalon pour une de ces bouteilles ; et telle était la violence de notre soif que l’eau nous en paraissait comme du miel. — Dans l’entrepont nous nous collions le long des grilles des écoutilles pour pouvoir respirer un peu de bon air.

Le 15 pendant que j’étais sur le pont il passa près de nous, une mâture de bâtiment, qui nous annonçait probablement le malheur de quelques naufragés dans les environs. Mais comme la brise était bonne, l’on ne crut pas devoir faire aucune recherche.

Le 16 la brise était forte. Nous apperçumes, à une moyenne distance, l’Isle Fernandez. Elle est d’un singulier aspect, De hauts pics s’élèvent jusqu’aux nues en forme de colonnes. Ce fut un objet frappant pour nous qui n’avions pas vu la terre depuis notre sortie du Golfe St. Laurent : au reste il en est ainsi pour tous ceux qui sont sur mer. Nous ne pûmes nous empêcher de faire quelques réflexions sur notre sort. Nous nous éloignions avec rapidité de notre pays natal, sans espoir de le revoir jamais, et sur le vaste océan nous subissions les décrêts de la Providence. Des milliers de milles nous séparaient de notre beau Canada, de nos familles, de nos amis, de tout ce qui nous était cher.

Du 17 au 20 le vent fut modéré, nous dirigions toujours notre course sur les côtes du Brézil. Nous faisions trois milles à l’heure.

Le 22 la nuit fut orageuse. La brise passablement forte et favorable. Les matelots prirent un requin de 8 p. de long. Ces poissons voraces sont souvent vus en mer auprès des vaisseaux pour se saisir de tous les objets qui sont jetés à la mer. Ils lui trouvèrent dans le ventre jusqu’à des bouts de fer, un soulier et un os d’épaule de bœuf.

Le 23 nous eûmes une forte brise Nord-Ouest qui dura jusqu’au vingt-six. Le ciel était couvert de gros nuages. Nous étions sous les 20° latitude Sud.

Le 27 fut calme toute la journée. Comme il était décidé que nous devions arrêter à Rio-Janeiro, nous fîmes demander au Capitaine la permission d’acheter du sucre et des fruits à même l’argent qu’on nous avait enlevé par son ordre. — Car dans la situation où nous étions nous soupirions beaucoup après des fruits ainsi qu’après toute chose raffraichissante. Le capitaine nous fit annoncer que nous pouvions acheter ces choses ; que nous n’avions qu’à faire un mémoire de tout ce que nous voulions et qu’il nous le procurerait ; cette nouvelle nous causa une grande joie.

Le 28 à dix heures du matin on aperçut les côtes du Brézil qui sont fort élevées. La vue de la terre nous fit éprouver une vive sensation de plaisir ; bien que nous ne pussions rien espérer pour notre liberté. Mais ce mot de Terre changé depuis si longtemps en celui de mer, nous rappela de doux souvenirs du pays. La joie que l’on ressent dans ces circonstances est inexprimable. Le lendemain à six heures du soir nous arrivâmes à l’entrée de la Baie de Rio mais comme le vent était contraire, nous fûmes obligés de tenir le large jusqu’au lendemain ; et le 30 à dix heures du matin, à l’aide d’une faible brise, nous entrâmes et mouillâmes devant la ville auprès de quelques frégates Anglaises qui se trouvaient dans le Port. Plusieurs officiers anglais vinrent à notre bord faire visite au Capitaine, ils vinrent aussi nous voir. Un grand nombre de chaloupes chargées de fruits de toute espèce, se rendirent le long du bord. Nous en achetâmes nous mêmes à grand marché. Tout le temps que nous fûmes dans le Port, on nous servit au lieu de viande salée, des viandes fraîches et des végétaux, cette nourriture nous parut excellente, mais elle eut encore été meilleure si la quantité en eut été plus grande. Durant le temps que nous fûmes à Rio, nous pûmes, de dessus le pont du vaisseau, contempler la ville et les environs ainsi que la vaste Baie au fond de laquelle est bâtie la ville. Deux superbes forteresses commandent l’entrée de cette Baie qui est à perte de vue et presque toujours remplie de vaisseaux.

La ville est bâtie au pied de hautes montagnes qui l’environnent. Elle porte un caractère d’antiquité. Nous pûmes découvrir de superbes Édifices, entr’autres des Églises Catholiques car le Catholicisme domine dans cet Empire, où la population est Portugaise.

Les maisons n’ont point de cheminées, car le climat sous les tropiques dispense d’entretenir du feu dans les maisons. La cuisine se fait en plein air dans les fourneaux.

Durant le temps que nous fûmes à Rio il fit une chaleur excessive, mais le plaisir de voir tant d’objets nouveaux nous fit trouver nos peines supportables.

Le 2 Décembre, fut célébré l’anniversaire du Couronnement de l’Empereur de Brézil : il était âgé de quatorze ans. Le Canon des forteresses et de tous les vaisseaux de Guerre, qui se trouvaient dans le Port, ne cessa de retentir tout le jour. Les vaisseaux étaient tout pavoisés. Le soir il eut illumination dans la ville et grand nombre de Feux d’Artifice.

Enfin le 5 Décembre à six heures du matin nous levâmes l’ancre et mîmes en mer dans la direction du Cap de Bonne Espérance. Nous étions favorisés par une bonne brise de l’Ouest qui nous faisait faire sept à huit milles à l’heure la chaleur qui était si grande à Rio commençait à diminuer à mesure que nous nous éloignions de l’Équateur. Cette même brise nous conduisit jusqu’au 16 ; pendant ce temps on nous servit le sucre et les fruits qu’on nous avait achetés à Rio, ce qui servit beaucoup à rétablir notre santé qui était considérablement altérée tant par le mal de mer que par la mauvaise nourriture que nous recevions.

Le 17 il faisait un vent violent Sud Quart Est. Le ciel était couvert de gros nuages. La fraîcheur commençait à se faire sentir, plusieurs même furent contraints de mettre des Habits d’Hiver.

Dans le courant de la journée il faillit arriver un accident grave. Une des sentinelles qui montait la garde dans notre appartement avec un pistolet à la main, soit par hasard ou autrement l’accrocha, en se tournant à l’un des barreaux de la Grille de l’Écoutille. Le coup partit au milieu de nous et la balle passant entre les jambes d’un des prisonniers du Haut Canada, s’alla loger dans une croisée qui se trouvait derrière nous. La sentinelle en fut quitte pour quelques questions de ses supérieurs…

Du 18 au 27 temps calme. Parmi ces jours derniers nous eûmes à passer le jour de Noël, qui nous causa autant de tristesse et de mélancolie qu’il nous causait de plaisir lorsque nous étions au milieu de nos parents et amis — Nous n’avions pas encore perdu le souvenir de ce beau temps passé.

Le 28 nous arrivâmes en parallelle avec le Cap de Bonne Espérance par un vent d’Ouest qui soufflait avec une force terrible. La mer était tellement agitée le vaisseau si balloté qu’il nous était impossible de rester debout ou assis sans nous cramponner à quelque objet. Jamais nous n’avions vu la mer si furieuse. L’on aurait juré qu’à chaque instant le vaisseau aurait coulé à fond ; les flots le battaient si fort qu’il semblait se heurter contre un rocher, la mer était toute blanche et faisait un mugissement affreux, elle soulevait ses vagues à une hauteur effrayante. Ce vent dura jusqu’au 31 Décembre. Pendant ces derniers jours nous doublâmes le Cap où nous devions arrêter, si le vent l’eut permis. Mais comme l’endroit est de difficile accès, on résolut de passer outre ; pour nous, nous n’en étions pas fâchés ; nous avions tant hâte d’être délivrés des fatigues et de tous les autres inconvénients que nous endurions à bord que nous désirions ardemment d’être dans la terre de notre Exil, pensant qu’il était impossible d’être plus malheureux là qu’à bord.

1er Janvier 1840. Grâce au vent d’Ouest qui nous poussait nous étions déjà bien avancés dans la mer des Indes depuis que nous avions doublé le Cap de Bonne Espérance. Ce fut encore un jour de tristesse pour nous. Que de réflexions ne fait-on pas dans ces moments ! Vos parents, vos amis, vos plaisirs, tout se retrace à votre imagination et vous plonge dans un ennui, une tristesse qu’il faut éprouver pour les comprendre : ce qui ne contribuait pas peu à nous désespérer c’était de songer que tout était perdu pour toujours…

Du 2 au 5 le vent souffla avec moins de violence ; pendant deux jours nous eûmes en vue un bâtiment qui faisait même route que nous.

Le 6 il plut toute la journée. À deux heures P. M. il souffla une bourasque qui nous faisait faire dix milles à l’heure en bonne direction.

Du 7 au 11, le vent fut toujours favorable à l’exception d’une journée. Nous eûmes tous un rhume fatiguant causé par l’humidité, et le froid qui se faisait déjà sentir.

Le 12 fut calme toute la journée. C’était la première journée de calme que nous eussions éprouvée dans la mer des Indes.

Du 13 au 14 le vent fut modéré. J’ai oublié plus haut de marquer que depuis notre embarquement, il nous était distribué, tous les quinze jours du Tabac et des Pipes, dont on nous permettait de faire usage durant nos deux heures de récréation sur le Pont. On nous dit que ce Tabac et ces Pipes avaient été mis à bord par des citoyens de Montréal pour l’usage des Prisonniers. Les autorités du vaisseau avec notre consentement en distribuèrent aussi à nos co-prisonniers du Haut-Canada.

Le 15 par un beau temps et une brise fraîche nous passâmes en vue de l’Isle St. Paul située au milieu de la mer des Indes. Elle ne nous parut être qu’une montagne. Elle n’est que d’une bien petite étendue et n’est pas habitée. On nous dit qu’elle possède deux sources ; l’une dont l’eau est froide et saine — l’autre dont l’eau est bouillante. Nous reconnûmes que nous approchions de quelque terre par une multitude d’oiseaux aquatiques de toute grandeur qui vinrent voltiger autour du vaisseau.

Le 16 le vent toujours favorable était bien diminué — le 17 il tomba presqu’entièrement.

Le 18 le temps était beau, nous eûmes le plaisir de voir les matelots et les soldats prendre à la ligne de gros oiseaux appelés Albâtros, bien nombreux dans la mer des Indes et dans la Pacifique. Ils en prirent qui avaient de dix à dix sept pieds d’envergure, c’est-à-dire d’une pointe de l’aile à l’autre lorsqu’elles sont déployées. Voici la manière dont ils les prennent. Ils jettent une ligne de grosseur ordinaire avec un hameçon appâté de viande. L’appât traine derrière le vaisseau en flottant à la surface ; quelquefois ils y mettent un morceau de liége pour l’empêcher de caler. Aussitôt que les oiseaux apperçoivent l’appât, il se précipitent dessus par douzaines et le saisissent, mais se trouvent pris par le bec. Ils se laissent tirer sans faire de résistance, au contraire ils s’aident de leurs aîles, pour obéir à la main qui les tire ; car plus ils opposeraient de résistance plus ils souffriraient ; et chose assez singulière, c’est qu’aussitôt qu’ils sont sur le vaisseau, on peut les laisser se promener libres sur le pont du vaisseau sans qu’ils fassent aucune tentative pour s’envoler. La chair n’est pas bien bonne à manger ; elle goûte un peu le poisson.

Du 19 au 31 nous eûmes des vents variables, et de la pluie de temps en temps. Nous vîmes aussi beaucoup de baleines autour du vaisseau. Notre courage se ranimait à mesure que nous approchions de notre destination.

Le 1er Février jusqu’au 5 nous eûmes de gros vents Sud-Ouest. La mer tombait par énormes volumes sur le bâtiment. Nous rencontrâmes un Baleinier-Américain qui faisait la pêche à la baleine. Nous vîmes aussi des légions de Poursils autour du vaisseau.

Le 6 et 7, il fit un fort vent d’Ouest accompagné de pluie. Nous nous attendions de voir les Côtes de Van Diémen bien prochainement.

Le 8, gros vent et temps couvert. Dans l’après-midi, nous découvrîmes la terre désirée de Van Diémen, qui était la place nous devions débarquer nos compagnons d’infortune du Haut-Canada. Nous longeâmes les Côtes Sud de cette Île, afin de rentrer dans la Rivière Derwent, au fond de laquelle est bâtie Hobart-Town où nous devions arrêter.

Le 9 le vent venait de l’Ouest et soufflait avec impétuosité. Il se trouvait contraire à notre route pour entrer dans la rivière. Vers midi le vent tourna un peu ; de manière que nous longeâmes la côte avec assez d’aisance. À huit heures du soir nous nous trouvions assez près de terre pour pouvoir distinguer la lumière des chandelles et les feux des habitans de la Côte. Le vent tomba tout à coup, et dans le courant de la nuit, s’éleva du côté de la terre avec violence. Nous fûmes poussés au large et tellement que lendemain nous ne voyions plus la terre. Nous fûmes tant contrariés par les vents que nous fûmes à louvoyer jusqu’au douze, sans pouvoir parvenir à l’embouchure de la rivière. Ce ne fut que dans l’après-midi de ce jour que le vent ayant un peu changé, nous entrâmes avec aisance dans la rivière ; et vers quatre heures de l’après-midi nous mouillions devant Hobart-Town, principale ville de Van-Diémen. Nous fûmes ainsi jusqu’au quinze sans avoir de nouvelles. — Durant ce temps, du Port où nous étions, nous pûmes contempler la ville et ses environs. Enfin le quinze, les prisonniers du Haut-Canada, reçurent notification de se tenir prêts à débarquer le lendemain. Et en effet le jour suivant à cinq heures du matin, ils débarquèrent pour s’en aller à terre sans autre escorte que les hommes qui avaient été envoyés pour conduire les berges. Nous apprîmes qu’ils avaient été à deux milles de la ville. Ils partirent tous bien courageux pour se rendre à leur établissement pénal.

Le 16 et 17 nous montâmes sur le pont comme à l’ordinaire. Nous contemplâmes la ville du mieux que nous pûmes. Elle nous parut un peu champêtre : une haute montagne en borne toute l’arrière partie. Ses édifices nous parurent assez beaux et la campagne sur les bords de la Rivière Derwent belle et planche. L’on remarquait des champs fort bien cultivés. Le Port est très spacieux et il y vient beaucoup de vaisseaux étrangers, principalement des Baleiniers-Américains et Français qui arrêtent pour faire des provisions.

Le 18, nous apprîmes que les prisonniers du Haut-Canada étaient condamnés pour la vie : qu’ils ne devaient travailler pour le gouvernement que pendant un certain temps et après cela être libres dans l’Isle : que chacun d’eux, durant le temps de leur esclavage, était obligé d’exercer son métier au bénéfice du gouvernement.

Le 19 à six heures du matin on lève l’ancre et à la faveur d’une faible brise nous sortons de la Baie. Vers onze heures, lorsque nous étions en mer un fort vent sud s’éleva, accompagné d’une grosse pluie. Nous courrions en bonne direction pour Sydney. — On fit force de voile et une bonne route cette journée là.

Du 20 au 24 le vent souffla avec la même violence. — L’on eût dit que la Providence avait à cœur de hâter notre arrivée. Nous parlions déjà en effet d’arriver sous peu de jours. Nous vîmes un bâtiment qui faisait voile à l’Ouest. Le 24 nous découvrîmes assez clairement, les côtes de la Nouvelle Hollande, toujours favorisés par un bon vent Sud ; car nous avions à nous diriger vers le nord depuis notre sortie de la rivière Derwent. À cinq heures nous vîmes un bâtiment Anglais venant de Londres et dont le Capitaine et le Second était morts durant la traversée. Le cuisinier avait été soupçonné de les avoir empoisonnés ; et avait eu son procès à Hobart-Town où ils avaient relâché. Un bosseman avait été contraint de prendre le commandement du vaisseau qui était chargé d’émigrés pour la Nouvelle-Galles.

Le 25 au matin nous vîmes encore la Côte qui nous parut être bordée de hautes montagnes. Mais nous ne la vîmes pas longtemps : le temps s’obscurcit et il tomba comme une brûme épaisse qui empêchait de voir. L’équipage craignait même pour le vaisseau. Car nous étions près de terre, nous pouvions rencontrer quelques écueils ; ils gagnèrent le large. Vers dix heures le tems s’éclaircit et nous découvrîmes de nouveau la terre. La côte nous parut encore très escarpée ; et la mer venant s’y briser, l’eau rejaillissait à plus de cinquante pieds en l’air. Vers midi nous apperçûmes un Phare sur un point dominant du rivage — en même temps il vint un pilote à bord, et nous entrâmes heureusement dans le Port Jackson et allâmes mouiller devant Sydney. Ainsi nous arrivâmes tous sains et saufs à notre lieu d’exil après une traversée de cinq mois. Il est étonnant de voir qu’un aussi long et dangereux voyage se soit fait sans accident, ni même sans que nous ayons éprouvé de mauvais temps qui auraient pu nous mettre en danger. L’équipage lui-même ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement. — Bien que nous sachions que notre nouvelle situation ne devait pas être agréable, nous éprouvions pourtant beaucoup de joie en songeant que nous étions enfin rendus à notre destination. Il faut passer cinq longs mois en mer pour connaitre combien il est doux de mettre le pied à terre et d’être délivré de la gêne du vaisseau !

Le 26 et 27 nous montâmes sur le Pont comme à l’ordinaire, nous regardâmes avec horreur cette terre que nous désirions avec tant d’ardeur quelques jours avant. De dessus le Pont nous voyions des misérables attelés sur des charrettes occupés à traîner de la pierre pour quelques Édifices Publiques ; d’autres en arrachaient ; cette vue nous fit faire de tristes réflexions, car nous pensions que sous peu de jours, nous serions employés comme eux. On nous dit que le 29 nous débarquerions. Le 27 nous reçûmes la visite de l’Évêque Catholique et d’un Prêtre. Ces révérends messieurs avaient appris qu’un tel vaisseau venant du Canada, avait à son bord, un certain nombre de prisonniers Canadiens Français, tous Catholiques ; et pensant que leur visite nous serait agréable, ils vinrent nous voir. L’Évêque était Anglais et son Secrétaire Irlandais, tous deux parlaient le français. Ils nous firent plusieurs questions : s’informèrent de l’état de notre santé, et des particularités de notre voyage etc., — nous entretinrent durant une heure et demie environ, nous parlant toujours avec le plus grand respect, nous dirent qu’ils verraient à ce qu’on ne mît aucun obstacle à l’exercice de notre religion et terminèrent leur bienveillante visite par une prière qu’ils firent parmi nous. L’Évêque nous donna sa bénédiction et se retira en nous disant qu’il reviendrait le lendemain. Cette visite inattendue nous causa beaucoup de joie et nous consola un peu.

Le 28, Monseigneur revint nous voir avec son Secrétaire et un autre Prêtre. Nous fûmes sensiblement étonnés de l’intérêt de ces Révérends Messrs. à notre infortune, de voir qu’ils ne comptaient pour rien la difficulté et le désagrément de monter et de descendre au moyen des échelles du bord et de venir nous trouver sous le deuxième Pont, lieu obscur et mal-commode, pour nous donner des consolations. Messire Brady (c’était le nom du Secrétaire) nous fit un petit sermon sur le malheur de notre sort : après quoi Monseigneur Polding (ainsi se nommait l’Évêque) fit la prière ; et demanda si quelqu’un désirait se confesser. Nous répondimes qu’oui. Ils en confessèrent une partie, et ayant des occupations qui les appelaient ailleurs, ils nous quittèrent en nous disant qu’ils reviendraient le lendemain confesser le reste, et donner à communier à ceux qui seraient disposés, que nous n’avions qu’à dresser une place convenable pour dire la Messe. Ils nous apprirent aussi ce jour là que le gouverneur Sir George Gipp était sur l’indécis de savoir s’il nous laisserait débarquer à Sidney, ou s’il ne nous assignerait pas un autre lieu. Rendus si loin et fatigués d’un si long voyage, nous fûmes fort contristés de cette nouvelle.

Le 29 à huit heures du matin, Monseigneur et son Secrétaire conformément à leur promesse, vinrent confesser ceux qu’ils n’avaient pu entendre la veille ; et à dix heures, Monseigneur dit, dans le fond de cale, où nous étions logés, une messe-basse, sur un autel construit avec nos coffres, par ceux d’entre nous qui s’entendaient le mieux à cet objet : un certain nombre d’images que nous avions jointes à des articles apportés par les Révérends Messieurs, rendaient cet autel décent ; Dieu l’a sans doute aussi trouvé tel, car c’était là l’ouvrage de la ferveur la plus ardente. À la fin de la messe, monseigneur fit de longues prières ; et son secrétaire finit cette simple et bien touchante cérémonie par un sermon de circonstance. Nous fûmes tous édifiés et émus de voir ces respectables messieurs pousser leur zèle pour la religion, et leur charité aussi loin : principalement de voir l’Évêque venir se trainer pendant trois jours de suite dans le fond de cale d’un bâtiment pour nous rappeler à Jésus Christ et pour nous consoler dans nos peines.

Le 1er. Mars, en conséquence des nouvelles que nous avions apprises que Son Excellence était sur l’indécis savoir s’il nous ferait débarquer à Sydney où s’il ne nous expédierait pas dans une autre colonie, nous rédigeâmes une adresse à Messire Brady, signée par nous tous, afin qu’il priât Monseigneur d’intercéder pour nous auprès de son Excellence, et lui manifester le désir que nous avions de passer le temps de notre exil dans cette Colonie ; que les fatigues d’un long voyage jointes à celle d’un long emprisonnement à Montréal, nous avaient extrêmement harassés ; que beaucoup d’entre nous étaient âgés et malades et que notre vœu le plus ardent était de nous fixer en ce lieu. Cette adresse fut mise entre les mains du Médecin du vaisseau qui la fit parvenir à sa destination. Nous reçûmes ce jour là, la visite de plusieurs gentils hommes, qui trouvèrent que nous nous tenions bien proprement et que nous avions tous de bonnes physionomies ; chose assez remarquable chez des rebelles.

Du 2 au 3 nous n’apprîmes rien de positif sur notre sort, seulement, que la question de savoir si nous devions nous fixer à Sydney ou aller plus loin, avait excité beaucoup de division dans le conseil. Nous sûmes encore que le pays était riche que les fruits y poussaient en abondance.

Le 4 il ne se passa rien de remarquable. Le temps était bien chaud ; les pieds nous brûlaient sur le pont du vaisseau. Les cousins ou maringouins nous tourmentaient beaucoup ; ils pénétraient même jusque dans l’entrepont où nous étions.

Le 5 un sergent vint nous avertir que nous devions être passés en revue à deux heures après-midi, et de nous préparer en conséquence. Effectivement vers trois heures, trois personnes vinrent à bord, et aussitôt nous fûmes tous appelés sur le pont étant successivement désignés par nos noms. Il nous demandèrent notre âge, le lieu de notre naissance, notre état, si nous étions mariés, si nous savions lire et écrire, etc.

Le 6 à dix-heures l’on nous fit tous monter sur le pont ; et nous fûmes toisés de la tête aux pieds. L’on prit de nous la description la plus détaillée. Nos traits, la couleur de nos cheveux, de nos yeux, les dents qui nous manquaient, toutes les marques que nous avions dans la figure sur les mains et sur les jambes, rien ne fut omis. Nous ne sûmes pas quand nous devions débarquer.

Le 7 nous reçûmes la réponse de l’adresse que nous avions faite à Messire Brady pour être transmise à l’Évêque ; en voici une copie.


« Windsor, 6 Mars 1840.

« Messieurs et bien aimés en N. S. J. C.

« Je m’empresse de répondre à votre lettre : je crains qu’elle soit arrivée un peu tard. Je viens de la recevoir aujourd’hui le six, je vais la communiquer à Monseigneur, avec prière d’exercer son influence auprès du Gouverneur pourqu’il puisse prendre en considération votre position malheureuse. Je prie toujours le Seigneur de vous accorder de la patience et du courage et un lieu de repos après votre long et pénible voyage et surtout un endroit où il vous sera facile de remplir les devoirs de notre sainte religion ; que la grâce de notre Seigneur soit avec vous tous, croyez-moi pour la vie. »
Votre bien affect. serviteur,
(Signé) L’Abbé BRADY.
Missionnaire.

Le 8 et 9 se passèrent ainsi sans que nous apprîmes rien au sujet de notre débarquement. Nous étions dans une ignorance complète sur ce qu’on allait faire de nous, c’était un sujet de conjectures pour nous.

Le 10 à quatre heures du soir un sergent vint nous avertir de nous préparer à débarquer le lendemain. Cette nouvelle nous causa beaucoup de joie. La longue anxiété dont nous avions été tourmentés au sujet de notre sort, était enfin dissipée.

Le 11 après nous avoir fait ployer nos lits qui devaient nous servir dans l’établissement où nous allions, l’on nous fit embarquer avec nos coffres et nos valises, à bord d’un grand bâteau et nous fûmes conduits à huit milles de Sydney à un établissement pénal appelé Longbottom. Vers onze heures du matin, nous mîmes pied à terre. Des soldats qui avaient en charge cet établissement, vinrent nous recevoir, et nous conduisirent à une distance d’environ un mille du rivage où nous arrivâmes, à une espèce de caserne ou prison, qui formait un quarré : il y avait plusieurs petits bâtiments détachés, tel qu’une cuisine, hangard etc. De suite après notre arrivée, un sergent qui avait le commandement du peloton de soldats qui étaient stationnés là, ainsi que de ceux qui nous avaient amenés, nous fit tous mettre en rang et commença à nous prescrire les limites de cet établissement de la manière la plus grossière ainsi que les règlemens que nous avions à suivre. Il nous dit que si nous franchissions les bornes prescrites, nous serions sujets à cinquante coups de fouet, et qu’il nous était défendu, sous peine de punition sévère, de parcourir l’intérieur de l’établissement sans permission, que pour négligence de nos travaux, nous serions aussi puni du fouet ; pour désobéissance ou manque de respect à nos supérieurs ou encore pour diverses autres infractions de peu de conséquence, nous serions punis avec rigueur. Si le lecteur arrête un instant son attention sur les termes de cette harangue, et s’il considère surtout la véhémence arrogante avec laquelle elle fut prononcée, il se fera une idée de la perspective que nous offrait notre avenir. Le soir vers cinq heures, nous fûmes tous appelés et après avoir été contés, nous fûmes conduits dans des espèces de prison et là renfermés sous clef jusqu’au lendemain. Nous avions à nous coucher de bonne heure et sur nos canapés qui n’avaient plus que la couverture. Le silence durant la veillée comme pendant la nuit était de rigueur. Le matin à six heures on nous ouvrit les portes et nous sortîmes pour aller prendre notre déjeuné. Il consistait en un potage épais fait avec une demie livre de farine de maîs ou blé d’Inde et d’une once de sucre. Le midi nous avions une livre de pain faite avec la dernière qualité de farine, et une livre de viande, soit bœuf ou mouton et voilà tout ; excepté pourtant les charretiers, les mécaniciens et les conducteurs qui recevaient une petite addition de thé et de sucre. Jamais nous n’avions rien pour souper. Après avoir travaillé tout le jour, on nous renfermait épuisés de faim et de fatigues vers cinq heures et demie ou six heures du soir.

La seconde journée après notre arrivée, nous avons obtenu la permission de laver l’appartement nous devions coucher. Jusqu’à notre arrivée, il avait été occupé par quelques centaines de prisonniers qui avaient été envoyés ailleurs pour nous faire place. Mais malheureusement pour nous, ils n’avaient pas emporté avec eux toutes leurs saletés et leur vermîne, et leur gîte devenu le nôtre, était d’une dégoûtante mal propreté. Dans le courant de la même journée, ils nous firent tous assembler, et nous dirent que les hardes que nous avions sur nous, allaient être étampés, et qu’il nous serait permis de porter ces mêmes hardes jusqu’au 1er Mai, jour auquel le gouvernement distribuerait des hardes aux prisonniers, hardes qui consistent en un gilet et pantalon de gros drap gris, une chemise de coton, une paire de souliers et un cap gris, le tout étampé avec de grosses lettres, cet habillement est pour six mois et la saison de l’hiver. En Novembre nous en reçûmes une autre de toile, qui était pour l’été. Car c’est en ce mois que commencent les grandes chaleurs de l’année. Il nous fallut se soumettre à cette opération humiliante ; et toutes nos valises et nos coffres avec leur contenu furent déposés dans les magasins du gouvernement pour nous être remis quand nous obtiendrions notre liberté. La troisième journée, ils nous conduisirent tous à l’ouvrage. Les uns cassaient de la pierre, d’autres la chariaient dans les chemins avec des bœufs attelés sur des charrettes, une partie de nous était enfin employée à réparer les routes publiques. Chaque division d’homme était conduit par un soldat. Cette Surintendance-Militaire dura environ un mois, espace de temps où nous travaillâmes très fort, étant mal nourris, mal couchés, sous clef tous les soirs et privés de toute communication avec qui que ce fut.

Au bout d’un mois à peu près, il survint un changement dans notre établissement. Le gouverneur retira les soldats qui nous surveillaient, et les remplaça par un individu seul chargé de notre conduite. Ce particulier choisit entre nous ceux qu’ils croyaient les plus propres à remplir la charge de conducteurs parmi nos compatriotes, et assigna à chacun son ouvrage respectif ; ainsi nous fûmes conduits par nous mêmes, mais il nous était encore difficile de nous procurer du bon temps ; car tous les jours il venait des inspecteurs visiter notre ouvrage, et ils savaient bien en faire la remarque s’ils croyaient que nous n’avions pas beaucoup travaillé, ils auraient pu faire quelques rapports contre nous dont nous aurions souffert par la suite : tellement qu’il fallut être assidu à notre ouvrage durant tout le temps que nous avons été tenus aux travaux forcés.

J’eus l’avantage d’être un des conducteurs et j’ai été heureux de pouvoir procurer, autant que les circonstances pouvaient le permettre, quelqu’adoucissements aux fatigues des personnes dont la conduite m’était confiée ; et tous ceux qui partageaient mes fonctions en firent autant. Nous avions quelqu’avantage là-dessus par la circonstance que voici. C’est que nous étions seuls dans cet établissement et surtout que notre surintendant qui avait toujours été lieutenant dans l’armée, n’était pas bon juge, en fait d’ouvrage ; et nous pouvions quelquefois lui en faire passer. Que l’on ne croit pas que cet avantage provenait plutôt de sa bonne foi ou de son humanité que de son ignorance. Car, il faut le dire, c’était un vrai tyran, un homme sans caractère, et abusant de son pouvoir pour nous maltraiter toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion ; il ne venait nous voir que pour le plaisir de nous quereller : et voilà tout et nous pouvons déclarer que si nous n’avons pas été punis, cela est dû à notre bon comportement, à notre patience et à notre constance à supporter avec énergie beaucoup de mauvais traitements que nous souffrions journellement, et non pas à l’humanité de notre despotique surintendant dont le nom était Henry Clinton Badly. Encore plusieurs d’entre nous, malgré toutes les précautions prises pour mériter son ressentiment, furent punis du cachot et journellement tourmentés, chicanés de la manière la plus pénible et de la manière la plus grossière, sans aucun égard à l’âge qui était insulté par d’indignes menaces. Cet homme si heureusement nommé Baddly, avait été revêtu d’un pouvoir illimité sur nous par le gouverneur. En vain nous exhalèrent nos plaintes : elles ne furent pas entendues. Nous fîmes aussi application pour avoir un surplus dans nos rations ; exposant qu’il nous était impossible de résister à un travail aussi dur que le nôtre sans une amélioration dans notre chétive nourriture etc. — La réponse des autorités fut que c’était la ration allouée aux prisonniers et que nous avions à nous en contenter. Enfin nous fûmes tenus tels que les forçats les plus criminels, à faire les mêmes travaux qu’eux, porter le même costume qu’eux, enfin sujets aux mêmes punitions. Après huit à neuf mois d’une vie si misérable, Son Excellence, Sir George Gipp, arrêta pour s’informer de nous. Par un heureux hazard notre surintendant était bien disposé et fit de nous un rapport favorable. Nous en profitâmes pour le prier de demander à Son Excellence la permission de différer un peu le moment de notre réclusion après les travaux de la journée. Il nous accorda une heure de plus. Peu de temps après cet événement, notre surintendant pensa à tourner nos services à son profit plutôt qu’à celui du gouvernement ; et en conséquence il nous employa le plus souvent à travailler pour lui-même au préjudice du gouvernement et retirait tout le fruit de nos travaux. Mais, comme on le prévoit bien, nous n’y perdîmes pas ; il fallut nous porter au silence sur cette fraude par de petits privilèges. Quant à nous, il nous importait peu de travailler pour le gouvernement ou qui que ce fut, n’étant responsables que de l’obéissance à notre surintendant et ne pouvant apporter quelqu’adoucissement à notre situation qu’à force d’entrer dans ses intérêts et de flatter ses inclinations. Rien n’est plus naturel, qu’un prisonnier cherche à améliorer son sort ; surtout quand le gouvernement seul doit en souffrir. En récompense donc de nos travaux pour notre surintendant et de notre discrétion, il prolongea encore l’heure de notre réclusion. Il nous permit encore d’employer à notre profit les heures à part de nos travaux ordinaires. Nous nous occupions alors à arracher des coquillages le long du rivage de la Baie qui nous environnait — nous les vendions ensuite à des bateliers qui les menaient à Sydney ou à Parramata et les revendaient pour faire de la chaux. Dans ce pays, c’est là la seule ressource pour se procurer cet objet nécessaire ; car il n’y a pas de pierre calcaire. Tout cela était du travail de nuit ; car le secret nous était essentielle. — Ce que nous retirions de ce négoce joint au produit de la vente de bois que nous faisions à l’imitation de notre surintendant, nous fournissait assez d’argent pour nous procurer les objets dont on sentait le plus le besoin ; et notre surintendant était obligé à son tour de fermer les yeux là dessus. Plus tard, il tomba malade et fut contraint de garder le lit. Néanmoins cette mésaventure ne lui empêcha pas de continuer son commerce et conséquemment à nous de continuer le nôtre, sans pourtant négliger nos travaux du jour. Dans ce même temps, je fus chargé avec deux de mes compatriotes de faire le guet la nuit dans l’établissement, coutume qui avait toujours existé depuis que nous y étions et qui existe dans tous les établissements pénals, tant pour pourvoir à la sûreté de l’établissement que pour veiller à ce qu’il ne s’échappe aucun prisonnier. Il n’y avait rien à craindre pour nous de ce côté là, mais il fallait observer une règle établie. De manière que profitant de la maladie de notre surintendant nous fermions les portes à l’heure ordinaire : et aussitôt que notre supérieur s’était retiré pour s’abandonner aux souffrances qui l’accablaient, nous ouvrions les portes et tous sortaient pour aller à ses propres travaux. Il y avait même confusion quelquefois. Mais à une heure marquée, de grand matin, tous rentraient dans l’ordre et à leur place et l’on aurait dit que rien n’avait eu lieu. De sorte que toutes les nuits nous étions en liberté, et les jours dans la sujétion. Durant notre séjour à cet établissement nous eûmes la douleur de voir mourir, à l’Hôpital, deux de nos compagnon, Louis Dumouchel qui mourut d’Hydropisie et Gabriel Chevrefils qui mourut à peu près de la même maladie. Durant notre séjour à cette place, nous allâmes plusieurs fois à la messe à Paramatta, petite ville à sept milles de distance d’où nous étions et souvent des prêtres catholiques venaient dire la messe au milieu de nous dans un oratoire que nous avions préparé dans ce but du mieux que les circonstances pouvaient, nous le permettre. Enfin les choses en étaient à ce point quand nous apprîmes que le gouvernement avait décidé de nous assigner tous à divers Bourgeois pour l’espace de six mois à raison de trente shellings par mois pour ceux qui n’avaient pas de métier ; et quarante pour ceux qui en avaient. La moitié de nos gages devait être placée à la Banque d’Épargne pour nous être remise lorsque nous serions rendu à la liberté ; et l’autre moitié à nous être payée toutes les semaines, entendu que les bourgeois étaient obligés de nous nourrir et loger. Chacun de nous fut ainsi assigné, et nous nous trouvâmes tous dispersés, après environ deux ans de travaux forcés pour le gouvernement. Pour moi je fus demeurer à Sydney, chez un meublier en qualité de commis et de collecteur. Durant ce temps là, l’Évêque Catholique Polding de Sydney, passa en Europe. Nous l’avions muni d’une pétition pour présenter à Sa Majesté, demandant quelques améliorations à notre état. Il avait eu lui-même la bonté de s’offrir de la présenter au Secrétaire Colonial ; et devait faire tout en son pouvoir pour en obtenir le succès. En effet au bout de cinq mois après avoir été assignés, nous apprîmes qu’un (Ticket of Leaves) c’est à dire une permission de travailler à notre compte ou autrement dans l’un des Districts de la Colonie qu’il nous plairait choisir, nous avait été accordé. Ceux qui se fixèrent dans le District de Sydney — étaient tenus de se présenter au bureau de la Police le 2nd. jour de chaque mois pour répondre à notre appel ; Et ceux des autres Districts le premier de Janvier. — La moindre infraction des lois pénales — devait entraîner la perte de ces jouissances et notre retour au gouvernement. Nous fûmes ainsi jusqu’au moment où nous reçûmes notre pardon. Cet interval fut bien pénible pour nous tous. Car, outre que nous étions isolés les uns des autres, nous fûmes obligés de travailler bien fort et à de petits gages. Un certain nombre d’entre nous fut contraint de se livrer à des travaux qui leur étaient tout à fait étrangers et en dehors de leur branche d’industrie.

Lorsque le gouvernement décida de nous assigner à des particuliers de la colonie, chacun de ceux qui voulaient nous avoir à leur service avait à venir nous chercher à l’établissement où nous étions, et il est de mon devoir, et c’est une justice dûe à mes compagnons, de citer ici les faits suivants, afin de faire connaître comment on en a usé à notre égard. Comme nous jouissions tous d’un bon carractère, et qu’il était reconnu par tout le pays que nous étions d’honnêtes gens et des gens avantageux, alors chacun s’empressa de faire application au gouvernement pour nous avoir. Comme c’est l’ordinaire, les plus haut placés dans le gouvernement eurent la préférence ; et le premier surintendant des convaincus appelé Capt. MacLean, vint en chercher une dixaine d’entre nous. Un Sir Thomas Mitchell, Arpenteur Général et Conseiller, en obtint trois ou quatre : Un Député Arpenteur Général appelé Mr. Perry en eut cinq ou six : Un Mr. Dumas, premier commis d’un des Bureaux du gouvernement en eut dix à douze au nombre desquels je me trouvais. Tous ces gentils hommes là profitèrent de nos services pendant plus de dix-huit mois après notre servitude de deux années au gouvernement, ne nous donnant que de faibles accomptes sur les gages qu’ils étaient convenus de nous payer. Voyant que nous ne pouvions rien retirer d’eux, nous demandâmes notre décharge et le montant de notre salaire afin d’aller demeurer ailleurs. Ils nous donnèrent volontiers notre décharge ; mais pour nos gages, ils nous dirent de revenir plus tard et qu’ils nous les paieraient. Qui auraient pu croire que nous devions être les dupes de ces grands ? Nous retournâmes donc au bout d’un certain temps auprès de nos bourgeois respectifs afin de solliciter l’accomplissement de leurs promesses. Ils nous dirent encore de revenir plus tard. Enfin ils finirent par nous faire des menaces, et nous dirent de ne point revenir les importuner à l’avenir ; car ils trouveraient le moyen de nous enlever ce degré de liberté que nous avions et nous ferait retourner aux travaux du gouvernement !! Quelqu’un d’entre nous portèrent leurs plaintes jusqu’au gouverneur de conduite de ses officiers à notre égard. Pour toute réponse, on leur dit qu’ils pouvaient recourir à la loi. Mais comment dans notre pauvreté pouvions nous lutter en justice avec des hommes riches et influents, des hommes qui par la suite auraient cherché toutes les occasions possibles de nous nuire. Quand nous eûmes reçu la nouvelle de notre pardon nous fimes une dernière tentative auprès de ces spoliateurs. Ils ne purent pas nous dire cette fois qu’ils nous feraient punir, car nous étions libres comme eux ; mais ils nous dirent qu’il leur était impossible de nous payer en ce moment n’ayant pas d’argent. En vain nous leur représentâmes qu’un grand nombre d’entre nous ne pouvaient sans argent revoir leur pays, leur famille ; qu’ils étaient par là privés de ce qui leur était le plus cher au monde ; le bonheur après lequel ils avaient tant soupiré — tout fut inutile auprès de ces âmes sans pitié. Leur avarice leur avait suggéré que nous n’attenderions pas jusqu’au prochain terme de la cour, et que nul sacrifice ne pourrait nous faire refuser la première occasion de quitter cette plage. C’est ainsi qu’ils nous ravirent au dessus de quatre cents livres sterlings qui nous étaient dûs en somme, c’est à dire plus qu’il ne fallait pour ramener dans leurs foyers nos quinze pauvres malheureux compagnons qui faute de moyens furent condamnés à nous voir embarquer pour ce Canada que nous avions tant désiré ensemble. Ainsi au lieu d’être protégés comme nous espérions de la part de ces hauts fonctionnaires, nous n’en fûmes que dupés. Que doit on penser maintenant des classes inférieures quand les plus élevées sont les premiers à vous tricher.

Enfin en avril 1844, nous apprîmes que cinq de nos compatriotes avaient reçu leur pardon. Cette nouvelle causa beaucoup de joie aux uns et de la peine aux autres. Car ces derniers croyaient que la clémence de Sa Majesté s’était borné à accorder le pardon de ces cinq seulement ; et que les autres seraient jamais délivrés. D’autres enfin pensaient que le pardon avait été accordé à tous mais que nous n’en recevions la nouvelle que par section à la fois et à diverses époques. Ce fut un vif sujet de conjecture pour tous. Une circonstance inattendue vint fixer un peu nos idées. — Sur ces entrefaites, je reçus une lettre du Canada, qui m’annonçait comme une chose certaine, le pardon prochain de tous les prisonniers de la Nouvelle Galle parceque l’on faisait en ce moment en Canada d’actives démarches en notre faveur et qu’il y avait toute apparence de succès. La date de cette lettre nous convaincait qu’on ignorait ici le pardon des cinq d’entre nous dont j’ai parlé plus haut. Enfin le jour que je reçus ma lettre nous apprîmes que le pardon de vingt autres Canadiens étaient accordé : je n’étais pas encore au nombre de ces vingt ; mais ni moi ni les autres ne doutions plus que la même faveur ne s’étendit prochainement sur les autres. — Qu’il ne s’agissait plus de plaisanterie ; que c’était une affaire sérieuse. En effet le 24 Juin, l’on vint m’annoncer que mon pardon aussi bien que celui de tous les autres Canadiens était arrivé… Alors dès ce jour je commençai avec plusieurs autres à m’occuper de mon départ, et à trouver le plus promptement un passage pour nous éloigner d’une terre si pleine d’horreur pour nous.

La Nouvelle Galle a aussi ses avantages comme tous les autres pays. Son air très salubre et son climat tempéré et agréable. Dans ce pays placé au milieu de l’Océan, et dans les régions, tropicales, le soleil est brûlant en été, il est vrai ; mais la brise de la mer s’élève sur les dix heures du matin et rafraichit tous les campagnes. L’hiver est la saison de l’année la plus agréable du monde ; rarement il gèle et encore n’est-ce que de petites gellés blanches dans l’intérieur et sur les terrains élevés ; il y tombe aussi un peu de neige. L’hiver s’annonce quelquefois par des pluies accompagnées de vente violents qui durent souvent des mois entiers. Alors les chemins sont dans un si mauvais état qu’il en résulte souvent de grands désagréments surtout pour les voyageurs et pour les transports des produits de l’intérieur à Sydney et autres places d’embarquement : les produits consistent en laine, suif, grains etc. Le sol est très fertile dans l’intérieur, tous les grains et les végétaux de la meilleure qualité y croissent en abondance ; tous les fruits Européens, tels que les oranges, les citrons, les pêches, les poires, les pommes, etc. y viennent en profusion ; et comme de raison se vendent à bas prix. — Ce sol est encore très favorable à la vigne qui produit beaucoup d’excellent raisins. Mais malheureusement l’on n’a commencé que tard à s’occuper de cette culture qui aurait été et sera désormais une des plus grandes ressources du pays. Les colons Anglais y sont redevables de s’être ainsi adonnés à un objet si avantageux, à des Français qui, il y a quelques années sont venus s’établir en ce pays, ont inspiré aux habitans le goût de la culture de la vigne leur ont enseigné la manière de la cultiver et enfin d’en extraire un vin qui aujourd’hui est préféré aux vins qui viennent de l’étranger. On voit maintenant à la Nouvelle Galle, de jeunes vignobles de trente, quarante, cinquante et soixante arpens en superficie. — La culture et le soin en sont toujours confiés à des Français lesquels sont fort experts en cette branche : Pour les Anglais, ils n’y entendent rien.

La récolte des grains n’est pas aussi régulièrement abondante que celle des légumes et des fruits. Car la sécheresse exerce quelquefois de grands ravages. Il y a eu des années, où il n’a pas plu durant l’espace de neuf à dix mois. Alors tous les grains et l’herbe même brûlaient avant d’arriver à maturité ; les ruisseaux, les puits, les citernes, les sources, tout tarissait ; et l’on a vu des milliers de personnes aller à plusieurs milles chercher de l’eau pour leur propre usage. D’autres années, il arrive tout le contraire. Les pluies sont tellement abondantes et durables, que tout le pays est inondé durant plusieurs semaines, que tous les grains périssent en conséquence et qu’il arrive beaucoup d’autres fâcheux accidents. — Par exemple des maisons, des étables sont renversées, des ponts et des clôtures brisés, des bestiaux noyés, etc. beaucoup de personnes y perdent même souvent le vie, toute communication étant interceptée par les grands amas d’eau. De manière qu’exposée à l’un ou à l’autre de ces fléaux, la récolte n’est jamais assurée. Le pays est plutôt un pays pastoral qu’un pays de culture. La nature semble l’avoir particulièrement destiné au premier objet. Aucun pays ne possède autant de gras pâturages : les bois sont remplis, d’un bout de l’année à l’autre d’une herbe abondante et toujours verte — aussi y voit-on des troupeaux immenses de bœufs, de chevaux et de moutons. C’est là la grande source des richesses du pays et d’où découle la principale branche du commerce. Les bestiaux ne souffrent nullement des incommodités du climat ; les froids ne sont pas assez grands pour qu’ils s’en apperçoivent. L’ombrage d’immenses forêts les garantissent des ardeurs du soleil. Les pluies leur sont le plus désagréable ; mais outre qu’elles ne sont que passagères, les animaux y sont tellement habitués, qu’ils n’en souffrent nullement.

Après ces notions, il ne doit pas paraître invraisemblable de voir des propriétaires posséder seuls de cinq à six mille chevaux, de quinze à vingt mille vaches, quatre-vingt à cent mille moutons, d’autres plus, d’autres moins, dont les bandes innombrables sont dispersées en différentes localités dans l’étendue immense de la Colonie. Après que la tonte est passée, l’on voit pendant plus de deux mois la laine descendre à plein chemin, tout emballée et prête à être mise à bord des bâtiments ; car c’est là le principal objet d’exportation, avec le bœuf salé, les peaux, le suif et quelques autres articles. L’exportation de ces objets a encore fort augmentée par suite de cette grande dépression dans toutes les affaires de la Colonie depuis 1812, époque où les prix des bestiaux et de tous les produits Coloniaux ont subi un si grand rabais. Les propriétaires de ces immenses troupeaux n’en pouvant plus prélever assez de bénéfice pour payer même le nombre de serviteurs que le soin de ces bestiaux requerrait ; les revenus mêmes de leurs vastes fermes ne pouvant pas non plus suffire pour payer la main-d’œuvre, et encore bien moins soutenir le luxe où vivent ces riches fermiers alors ils ont été contraint d’adopter le système de faire consommer les bestiaux pour le suif et les peaux qu’ils exportaient en Angleterre, ainsi ils réduisaient le nombre de leurs troupeaux, celui de leurs domestiques et conséquemment diminuaient leurs dépenses. Aussi voyons nous descendre les bœufs et les moutons par milliers pour être consommés auprès de Sydney ou en toute autre place favorable à l’embarcation, afin d’éviter les frais de transport.

Cette révolution dans les affaires commerciale de la colonie, est en partie due à la quantité d’émigrés qui sont arrivés en masse depuis 1841, tous gens pauvres, n’apportant pas un sol dans le pays, et comme de raison, partageant avec les autres ce qu’il y avait : ce qui amena la réduction du salaire des ouvriers de toute sorte, la rareté de l’argent et enfin la décadence de la Colonie. Jusqu’alors les cultivateurs et autres avaient eu l’avantage d’avoir autant de prisonniers qu’ils voulaient à leur service n’ayant qu’à les nourrir et ne leur payant aucuns gages quelconques, c’est par là que commença l’ouverture de la Colonie, et que se fit la fortune de tant de Bourgeois de la Nouvelle Galle, c’est à dire aux dépens des sueurs et des travaux de ces malheureux qui défrichèrent leurs terres sans qu’il leur en coûtât un seul sou.

Mais en 1841 la déportation des Bannis (convicts) de la Grande Bretagne et de ses Colonies à Sydney cessa de manière qu’ils ne purent pas comme auparavant avoir la main-d’œuvre sans payer. Ils furent forcés de payer pour faire exécuter leurs travaux, et le produit des terres se donnant à bas prix ils ne purent soutenir le luxe dans lequel ils vivaient, aussi se trouvèrent ils presque tous insolvables dans l’espace de deux ans. Le pays reçut alors son émancipation et fut doté d’une constitution ; mais cette faveur n’avait pas encore apporté, à l’époque de notre départ, aucun changement à l’affreuse condition d’une foule d’émigrés et d’autres de la classe ouvrière qui encombraient les chemins et les rues criant misère à haute voix faute d’emploi. Ceux qui étaient employés criaient aussi contre la réduction de leurs salaires ; ainsi c’était un cri de misère générale d’un bout à l’autre de la Colonie. Les choses en étaient à ce point critique quand nous en sommes partis.