Journal d’un homme de trop/2

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24 mars. – Gelée aiguë.

Le jour même de mon arrivée dans la ville d’O…, les affaires de service dont j’ai parlé plus haut me forcèrent de me rendre chez un certain Ojoguine Cyril Matvéitch, un des plus importants employés du district, dont je ne fis la connaissance ou plutôt dont je ne me rapprochai qu’au bout de deux semaines. Sa maison était située dans la principale rue et se distinguait de toutes les autres par un toit coloré et les deux lions qui gardaient la porte. Ces lions étaient de l’espèce de ceux qu’on voit aux portes cochères à Moscou, et qui ressemblent eux-mêmes à des chiens fantastiques. Ces lions seuls suffisaient à prouver l’opulence d’Ojoguine, et il avait en effet quatre cents âmes, recevait la meilleure société d’O… et passait pour être hospitalier. Le préfet de la ville, homme d’une obésité peu commune et qui semblait avoir été taillé dans un ballot avarié, se rendait chez lui dans un large drochki à deux chevaux. Il recevait aussi les autres employés : le procureur, créature bilieuse et méchante ; l’arpenteur, grand diseur de bons mots, d’origine allemande et à figure tartare ; l’officier des ponts et chaussées, âme tendre, bon chanteur, mais mauvaise langue ; l’ex-chef du district, individu à cheveux teints, à chemise fripée et à pantalon étroit. Celui-ci était doué de cette expression grandiose de physionomie particulière aux gens qu’un jugement a convaincus de péculat. On trouvait encore chez Ojoguine deux propriétaires, amis inséparables, tous les deux vieux et cassés, dont le plus jeune cherchait constamment à humilier l’autre en lui fermant la bouche à tout propos avec ce seul et même reproche : « Allons, Serge Serguéitch, finissez donc ! Où voulez-vous en venir, vous qui écrivez bouchon avec un p ? Oui, messieurs, continuait-il en s’adressant avec indignation à ceux qui l’écoutaient, Serge Serguéitch n’écrit pas bouchon, mais pouchon. » Et tous les assistants de rire, quoique aucun d’eux probablement ne fût très compétent en fait d’orthographe, tandis que le malheureux Serge Serguéitch se taisait, baissait la tête et souriait d’un air résigné… Mais j’oublie que mes jours sont comptés, et que je me lance dans une description trop détaillée. Ainsi donc, sans plus longs détours, Ojoguine était marié ; il avait une fille nommée Élisabeth Cyrillovna, et je m’épris de cette jeune fille.

Ojoguine n’était ni bon ni mauvais, c’était un homme comme on en voit tant ; sa femme, … j’oserais la nommer une vieille volaille ; mais la fille ne tenait nullement de ses parents. Elle était jolie de figure, d’un caractère enjoué et modeste ; ses yeux gris regardaient avec bonté et candeur sous des sourcils constamment relevés comme ceux des enfants ; elle souriait presque toujours et riait fort souvent. Sa voix fraîche avait un timbre agréable, ses mouvements étaient libres et rapides ; elle rougissait facilement et joyeusement. Ses toilettes n’étaient pas toujours de bon goût ; il n’y avait guère que les robes simples qui lui allassent bien. J’étais en général peu prompt à faire connaissance ; je n’avais surtout aucune habitude du commerce des femmes, et quand il m’arrivait de me trouver en leur présence, je me mettais à froncer le sourcil et à prendre un air farouche, ou bien je bégayais niaisement et tournais avec embarras ma langue dans ma bouche. Ce fut le contraire qui eut lieu avec Élisabeth Cyrillovna ; je me sentis à mon aise dès la première fois. Voici comment la chose m’arriva. J’allai un jour chez Ojoguine avant l’heure du dîner, et demandai s’il était chez lui. « Il y est, me répondit-on : mais il s’habille. Veuillez passer dans le salon. » J’y entrai en regardant autour de moi ; j’aperçus près de la fenêtre une jeune fille en robe blanche qui me tournait le dos. Elle tenait une cage dans ses mains. Je me sentis troublé comme à l’ordinaire ; je me remis cependant et toussai pour avoir une contenance. La jeune fille se retourna si vivement que ses boucles de cheveux lui frappèrent le visage ; elle m’aperçut, s’inclina et me montra en souriant une petite boîte à moitié remplie de graines de chènevis. « Vous permettez ? » me dit-elle. Moi, tout naturellement et comme cela se fait en pareille occurrence, j’inclinai d’abord la tête, puis je souris, levai la main en l’air et l’agitai deux fois avec grâce. La jeune fille se détourna aussitôt, enleva la petite planchette de la cage, se mit à la gratter fortement avec un couteau, et sans changer de place elle prononça les paroles suivantes : « C’est le bouvreuil de papa… Aimez-vous les bouvreuils ? – Je préfère les serins, répondis-je non sans un certain effort. – Ah ! moi aussi, j’aime les serins, mais regardez donc comme il est gentil ! Voyez, il n’a pas peur. » J’étais surpris de n’avoir pas peur moi-même. « Approchez-vous ; il s’appelle Popka. » Je m’approchai et me penchai sur la cage. « Il est gentil, n’est-ce pas ? » Elle se tourna vers moi ; nous étions si près l’un de l’autre qu’elle fut obligée de renverser un peu la tête pour me regarder avec ses yeux brillants. Je la contemplai : tout son jeune visage vermeil s’illumina d’un sourire si affectueux que je souris à mon tour et faillis même rire de plaisir. La porte s’ouvrit, M. Ojoguine entra. Je me mis aussitôt à causer très librement avec lui, et je ne sais comment cela se fit, je restai à dîner et passai toute la soirée chez eux. Le lendemain le laquais d’Ojoguine, pauvre diable efflanqué et presque aveugle, me souriait déjà comme à un ami de la maison en me débarrassant de mon manteau.

Trouver un refuge, se faire un nid même temporaire, connaître le charme tranquille des habitudes et des rapports journaliers, c’était un bonheur que moi, homme de trop et sans souvenirs de famille, je n’avais jamais éprouvé jusqu’alors. S’il était possible que quelque chose en moi pût faire songer à une fleur, et si cette comparaison n’était déjà si usée, je pourrais me résoudre à dire que de ce jour mon âme s’épanouit. Un changement instantané sembla se faire en moi et autour de moi : toute ma vie fut illuminée par l’amour, oui, ma vie entière, jusqu’aux moindres détails, ainsi qu’une chambre sombre et abandonnée dans laquelle aurait subitement pénétré la lumière. Je me levais et je me couchais, je déjeunais, je fumais ma pipe autrement que par le passé. Je sautillais même en marchant, oui, vraiment, je sautillais, comme s’il m’était tout à coup poussé des ailes aux épaules. Je me rappelle que je n’eus pas un seul instant de doute au sujet du sentiment que m’inspira Élisabeth Cyrillovna. Je fus passionnément amoureux d’elle dès le premier jour, et je sus dès le premier jour que j’étais amoureux d’elle. Pendant trois semaines, je ne cessai de la voir. Ces trois semaines furent le temps le plus heureux de ma vie ; mais c’est un souvenir qui me pèse. Je ne puis penser à ces trois semaines sans songer involontairement à ce qui arriva ensuite, et sans qu’une amertume empoisonnée ne pénètre ce cœur qui allait s’attendrir.

Lorsqu’un homme heureux est complètement sain d’esprit et de cœur, on sait que son cerveau travaille peu. Un sentiment calme et serein, le sentiment de la satisfaction, s’empare de tout son être ; il en est envahi, la conscience de sa personnalité lui échappe. « Il nage dans la béatitude », disent les mauvais poètes ; mais lorsque ce « charme » s’évanouit enfin, l’homme éprouve quelquefois un certain dépit, presque un regret de s’être si peu observé au milieu de son bonheur, de n’avoir point appelé la réflexion et le souvenir à son aide pour prolonger et doubler ses jouissances, comme si « dans la béatitude » l’homme pouvait trouver qu’il valût la peine de réfléchir sur ses sentiments ! L’homme heureux est comme une mouche au soleil. Aussi m’est-il presque impossible, lorsque je me rappelle ces trois semaines, de retenir dans mon esprit une impression exacte et définie. Cela me réussit d’autant moins qu’il ne se passa rien de particulièrement remarquable entre nous pendant tout ce temps… Ces vingt jours m’apparaissent comme quelque chose de chaud, de jeune et de parfumé, comme un rayon lumineux dans ma vie mate et décolorée. Ma mémoire ne devient tout à coup inexorablement précise et sûre qu’à compter du moment où, pour employer encore les expressions de ces mêmes mauvais poètes, « les coups du sort s’abattirent sur moi. »

Et pourtant ces trois semaines ont laissé en moi quelque empreinte. Lorsqu’il m’arrive parfois de réfléchir longuement sur cette époque, certains souvenirs se dégagent soudain des ténèbres du passé, pareils aux étoiles que le regard fixement tendu découvre inopinément au milieu du ciel nocturne. J’ai conservé surtout le souvenir d’une promenade à travers le bois qui se trouve derrière la ville d’O… Nous étions quatre : la vieille Ojoguine, Lise, moi et un certain Besmionkof, dont j’aurai encore à parler, employé inférieur domicilié à O…, petit homme blondasse, paisible et bon. M. Ojoguine était resté chez lui. Il s’était donné une migraine à force de dormir. La journée était magnifique, chaude et pure. Les Russes ne sont pas en général grands amateurs de jardins de plaisance ou de promenades publiques. Quelle qu’en soit la raison, on rencontre rarement âme qui vive dans ces soi-disant jardins publics ; une vieille femme vient de temps en temps s’asseoir en gémissant sur un banc de gazon bien rôti au soleil, près duquel s’élève un chétif arbuste. Si pourtant il se trouve aux environs de la ville un maigre petit bois de bouleaux, les marchands et quelquefois les employés aiment à s’y transporter les dimanches et les jours de fête ; ils emportent avec eux des samovars, des gâteaux et des melons d’eau, et, après avoir étalé toutes ces friandises sur l’herbe poussiéreuse qui borde la grande route, ils s’assoient tout à l’entour, boivent et mangent jusqu’au soir à la sueur de leurs fronts. Il existait justement un petit bois semblable à deux verstes de la ville d’O… Nous y allâmes un peu après le dîner. Besmionkof offrit son bras à la vieille Ojoguine, je donnai le mien à Lise. Le jour était déjà sur son déclin. C’était le temps de la première ferveur de mon amour (nous nous connaissions à peine depuis quinze jours). Je me trouvais dans cet état d’adoration passionnée et attentive où toute notre âme suit innocemment et involontairement les moindres mouvements de l’être aimé, où nous ne pouvons nous rassasier de sa présence, ni assez entendre sa voix, où nous regardons autour de nous et sourions comme un enfant en convalescence, où tout homme quelque peu expérimenté doit reconnaître à cent pas et à première vue ce qui se passe en nous. Il ne m’était pas arrivé jusqu’à ce jour de donner le bras à Lise. Nous marchions côte à côte, foulant doucement l’herbe verte. Une légère petite brise voltigeait autour de nous à travers les troncs blanchâtres des bouleaux, et me jetait parfois le ruban du chapeau de Lise au visage. Je suivais obstinément son regard jusqu’au moment où elle se tournait enfin gaiement vers moi, et nous nous mettions à nous sourire l’un à l’autre. Les oiseaux semblaient nous gazouiller leur approbation, le ciel bleu nous contemplait avec tendresse à travers le feuillage menu et transparent. L’excès du bonheur me donnait le vertige. Je me hâte de faire observer que Lise n’était aucunement éprise de moi. Je lui plaisais, elle n’était pas sauvage de nature ; mais ce n’est pas à moi qu’il était donné de troubler sa placidité enfantine. Elle se suspendait à mon bras comme à celui d’un frère. Elle venait d’entrer dans sa dix-septième année… Et cependant ce soir-là même commença devant moi cette douce fermentation intérieure qui précède la transformation de la jeune fille en femme… Je fus témoin de cette transfiguration, de cette incertitude innocente, de cette méditation inquiète ; je fus le premier à remarquer cette subite mollesse du regard, cette inégalité dans les sons de la voix, et, ô pauvre niais ! homme de trop sur la terre ! je n’eus pas honte de supposer pendant toute une semaine que j’étais, moi, la cause de ce changement !…

Il y avait longtemps que nous nous promenions ; le soir était venu, nous nous parlions peu. Je me taisais, comme le font tous les amoureux qui ont peu d’expérience, et elle faisait de même, probablement parce qu’elle n’avait rien à me dire ; mais elle paraissait absorbée par une pensée secrète, et secouait la tête d’une façon toute particulière en mordillant d’un air rêveur une feuille qu’elle venait de cueillir. Elle se mettait par moments à marcher en avant d’une manière résolue, puis s’arrêtait tout à coup, m’attendait et regardait autour d’elle en souriant d’un air distrait. La veille, nous avions lu ensemble le Prisonnier du Caucase[1]. Avec quelle avidité elle m’avait écouté, tout en tenant son visage dans ses deux mains et sa poitrine appuyée contre la table ! Je me mis à lui parler de cette lecture ; elle rougit, me demanda si avant de partir j’avais donné de la graine de chènevis à son bouvreuil, entonna à haute voix une romance et retomba subitement dans le silence. Le bois s’adossait d’un côté à un escarpement roide et élevé ; une petite rivière sinueuse coulait au-dessous, et au delà de la rivière s’étendait une vaste prairie qui tantôt ondulait légèrement, et tantôt devenait unie comme une nappe ; des ravins l’entrecoupaient çà et là. Nous étions arrivés les premiers, Lise et moi, sur la lisière du bois ; Besmionkof était resté en arrière avec la vieille Ojoguine. Nous sortîmes du fourré, nous nous arrêtâmes, et tous les deux nous fûmes forcés de cligner des yeux : juste en face de nous, le soleil se couchait, sanglant et superbe au milieu d’un nuage incandescent. Une moitié du ciel était embrasée ; des rayons empourprés tombaient obliquement sur les prairies, jetaient un reflet vermeil jusque sur la partie des ravins déjà couverte d’ombre, s’étendaient en jets de plomb fondu sur la petite rivière aux endroits où elle ne se cachait pas sous les arbrisseaux penchés sur ses rives, et allaient donner d’aplomb sur le flanc de l’escarpement et sur le rideau serré du bois. Nous restions immobiles, enveloppés d’une lueur ardente. Je ne suis pas en état de rendre toute la solennité passionnée de ce tableau. On dit que pour un aveugle la couleur rouge correspond au son des trompettes. Je ne saurais dire à quel point la comparaison est exacte ; mais il y avait réellement quelque chose d’impérieusement éclatant, comme un appel suprême, dans ce torrent d’or flamboyant, dans ce vaste embrasement du ciel et de la terre. Je jetai un cri d’enthousiasme et me tournai aussitôt vers Lise. Elle tenait les yeux fixés droit sur le soleil. Je me rappelle qu’il se reflétait dans ses yeux en petits points lumineux. Elle était touchée et profondément émue. Elle ne répondit pas à mon exclamation, mais resta longtemps immobile, la tête baissée… Je lui tendis la main ; elle se détourna et se mit tout à coup à pleurer. Je la regardais avec une incertitude secrète et presque joyeuse… La voix de Besmionkof retentit à deux pas de nous. Lise essuya rapidement ses larmes et me regarda avec un sourire indécis. Mme Ojoguine sortit du bois appuyée sur son cavalier. Ils s’arrêtèrent à leur tour pour admirer ce magnifique tableau. La vieille dame fit une question à sa fille, et je me rappelle mon tressaillement involontaire quand la voix de Lise résonna avec une vibration cristalline en répondant à sa mère. Le soleil s’était couché pendant ce temps, et l’incendie du soir commençait à s’éteindre. Nous retournâmes sur nos pas. Je repris le bras de Lise. Il faisait encore assez clair dans le bois, et je pouvais distinguer ses traits. La rougeur qui s’était répandue sur tout son visage n’avait pas encore disparu : elle semblait être encore enveloppée des rayons du soleil couchant. Son bras effleurait à peine le mien. Je fus longtemps avant d’oser parler, tant mon cœur battait fortement. Une voiture apparut dans le lointain à travers les arbres : c’était le cocher qui venait à notre rencontre, au pas, sur la route sourde et sablonneuse.

– Élisabeth Cyrillovna, dis-je enfin, pourquoi donc pleuriez-vous ?

– Je ne sais, répondit-elle après un instant de silence.

Elle fixa sur moi ses yeux encore humides de larmes. Son regard me parut transformé.

– Je vois que vous aimez la nature ? repris-je. Ce n’était pas là du tout ce que j’avais voulu dire, et j’eus de la peine à balbutier la fin de cette phrase. Elle secoua la tête. Je n’étais plus en état de prononcer une syllabe… J’attendais je ne sais quoi ;… était-ce un aveu ? Allons donc ! J’attendais un regard confiant, une question… Mais Lise tenait les yeux baissés et se taisait. Je répétai encore à demi-voix : « Pourquoi ? » et restai sans réponse. Je voyais qu’elle était gênée et presque honteuse.

Un quart d’heure après, nous étions assis tous les quatre dans la voiture et nous nous approchions de la ville. Les chevaux couraient d’un trot régulier ; nous roulions rapidement à travers l’air frais et obscur. Je me mis à causer, m’adressant toujours soit à Besmionkof, soit à Mme Ojoguine. J’évitais de tourner les yeux vers Lise, mais je pouvais remarquer qu’enfoncée dans un coin de la voiture, ses regards erraient çà et là, et ils s’arrêtèrent plus d’une fois sur moi. Arrivée à la maison, elle reprit son empire sur elle-même ; mais elle ne voulut cependant continuer notre lecture, et elle alla se coucher de bonne heure. La crise, cette crise dont j’ai parlé, venait de s’accomplir en elle. Elle avait cessé d’être une enfant, elle aussi commençait à attendre… comme moi. Elle n’attendit pas longtemps.

Je rentrai ce soir-là avec un enchantement dans le cœur. Quelque chose de vague qui avait germé en moi comme un pressentiment, comme un soupçon, s’évanouit soudain. Je mis sur le compte de la pudeur virginale et de la timidité cette subite contrainte que j’avais remarquée dans la manière d’être de Lise vis-à-vis de moi… N’avais-je pas lu mille fois, et dans beaucoup d’ouvrages, que la première apparition de l’amour trouble et effraie une jeune fille ? Je me sentais excessivement heureux et me livrais déjà à toute sorte de projets.

Si quelqu’un m’avait alors dit à l’oreille : « Tu fais fausse route, l’ami ; ce n’est pas là ce qui t’attend, frère. Ce qui t’attend, c’est la mort dans l’isolement, sous le toit d’une vilaine maison délabrée, au bruit des gronderies insupportables d’une vieille mégère qui guette impatiemment ta dernière heure afin de vendre tes vieilles bottes !… » Oui, je me sens malgré moi porté à répéter avec un grand philosophe russe : « Comment savoir ce qu’on ne sait pas ? » À demain.

25 mars. – Neigeuse journée d’hiver.

Je viens de relire ce que j’ai écrit hier, et j’ai été au moment de tout déchirer. Il me semble que je raconte avec trop de sensiblerie et que j’entre dans trop de détails. Pourquoi, du reste, ne me passerais-je pas cette fantaisie, puisque les autres souvenirs de cette époque ne peuvent m’offrir que cette jouissance d’espèce particulière que Lermontof a en vue lorsqu’il dit qu’on trouve à la fois de la souffrance et de la joie à irriter les cicatrices d’une ancienne blessure ? Mais il faut enfin savoir s’arrêter. Voilà pourquoi je continue sans aucune sensiblerie.

Pendant la semaine qui suivit notre promenade, ma situation ne s’améliora pas le moins du monde, et pourtant la transformation de Lise devenait plus frappante de jour en jour. Je le répète, Je m’étais expliqué ce changement de la manière la plus flatteuse pour moi… Le malheur des gens solitaires et timides, – timides par amour-propre, – consiste en ce que tout en ayant des yeux, en les écarquillant même, ils voient tout sous un aspect faux, comme s’ils regardaient à travers des lunettes de couleur. Leurs propres pensées et leurs propres observations les troublent à chaque pas. Aux premiers jours de notre liaison, Lise était libre et confiante avec moi comme un enfant, il est même possible qu’il y eût dans cette manière d’être quelque inclination naïve… Mais lorsque s’accomplit cette crise étrange et presque instantanée, elle se sentit, après une courte incertitude, gênée en ma présence ; elle me fuyait involontairement et se montrait en même temps triste et rêveuse… Elle attendait… Qu’attendait-elle ? Elle n’en savait rien elle-même, … et moi, … moi, j’étais heureux de ce changement… Je suis prêt à convenir d’ailleurs que tout autre aurait pu s’y tromper à ma place, car qui donc est sans amour-propre ? Il est inutile de dire que tout cela ne devint clair pour moi que dans les derniers temps, lorsque je fus enfin obligé de replier mes ailes froissées, ces ailes qui ne m’auraient jamais porté ni haut ni loin.

Ce malentendu entre Lise et moi dura toute une semaine, et il n’y a là rien d’étonnant : il m’est arrivé d’être témoin de malentendus qui ont duré des années. Quel est celui qui ose dire que la vérité seule est réelle ? Le mensonge est tout aussi vivace que la vérité ; peut-être l’est-il plus encore. Je me souviens en effet que pendant cette semaine même mon ver rongeur, le doute, se remua plus d’une fois dans mon cœur… Mais les hommes solitaires de notre espèce ne sont pas plus en état de comprendre ce qui se passe en eux que ce qui s’accomplit sous leurs yeux. Et l’amour serait-il par hasard un sentiment naturel ? Est-il dans la nature de l’homme d’aimer ? L’amour est une maladie, et les maladies ne sont soumises à aucune règle. J’admets que mon cœur se soit parfois serré d’une manière désagréable ; mais c’est que tout était sens dessus dessous en moi. Comment donc reconnaître ce qui est vrai ou faux, et quelle raison, quelle signification donner à chaque sensation séparée ? Quoi qu’il en soit, tous ces malentendus, tous ces pressentiments et toutes ces espérances furent bientôt dissipés.

Un jour, – c’était le matin, il pouvait être midi, – je venais d’entrer dans l’antichambre d’Ojoguine, lorsque j’entendis une voix inconnue et sonore qui retentissait dans le salon. La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut, en compagnie du maître de la maison, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, grand et bien fait ; il s’enveloppa rapidement dans un manteau militaire qu’il avait laissé sur un banc, prit affectueusement congé de Cyril Matvéitch, passa devant moi en portant négligemment la main à sa casquette, et disparut en faisant résonner ses éperons.

– Qui est-ce donc ? demandai-je à Ojoguine.

– C’est le prince N…, me répondit-il avec une figure soucieuse. Il a été envoyé de Pétersbourg pour inspecter des recrues. Que sont devenus mes gens ? continua-t-il avec dépit. Un aide de camp de l’empereur, il n’y avait personne pour lui mettre son manteau !

Nous entrâmes dans la salle.

– Est-il arrivé depuis longtemps ? demandai-je.

– Depuis hier au soir. Je lui ai offert une chambre qu’il a refusée. Il a d’ailleurs l’air d’un aimable garçon.

– Est-il resté longtemps chez vous ?

– Une heure. Il m’a demandé de le présenter à Olympie Nikitichna.

– Et vous l’avez fait ?

– Naturellement.

– Et à Lise Cyrillovna ?…

– Cela s’entend. Ils ont fait connaissance.

– Ne savez-vous pas pour combien de temps il est venu ?

– Oui, pour une quinzaine de jours à peu près. Là-dessus Cyril Matvéitch courut s’habiller. Je ne me rappelle pas que l’arrivée du prince ait éveillé alors la moindre appréhension en moi, si ce n’est ce sentiment de malveillance qui s’empare ordinairement de nous lorsqu’un nouveau visage s’introduit dans notre cercle d’intimes. Peut-être se mêlait-il encore à ce sentiment un je ne sais quoi qui ressemblait à la jalousie qu’inspire tout brillant officier de Pétersbourg à un timide et obscur habitant de la province. « Ce prince, me disais-je, est un des beaux de la capitale ; il va nous regarder du haut de sa grandeur… » Je ne l’avais guère vu plus d’une minute, mais j’avais déjà remarqué qu’il était joli garçon, adroit et bien tourné. Après avoir fait quelques tours dans la salle, je m’étais enfin arrêté devant un miroir ; je tirai un petit peigne de ma poche pour donner à ma chevelure un air de négligence pittoresque, et, comme cela arrive parfois, je m’étais subitement plongé dans la contemplation de mon propre visage. Je me souviens que mon attention s’était péniblement concentrée sur mon nez, dont les contours mous et incertains ne me plaisaient guère, lorsque je vis tout à coup une porte s’ouvrir dans la profondeur de la glace penchée, qui reflétait presque toute la chambre, et se montrer la svelte figure de Lise. Je ne sais pourquoi je restai immobile. Lise avança la tête, me regarda attentivement, se mordit les lèvres, et, en retenant son haleine comme quelqu’un qui se flatte de n’avoir pas été aperçu, elle recula avec précaution et tira doucement la porte sur elle. Les gonds firent un léger bruit… Je ne bougeai pas. Elle tira le bouton de la porte et disparut. Il n’y avait plus aucun doute possible. L’expression du visage de Lise, cette expression dans laquelle on ne lisait que le désir d’échapper à une rencontre désagréable, la passagère lueur de plaisir que j’avais eu le temps de saisir dans son regard quand elle crut avoir réellement réussi à disparaître sans être remarquée, tout me disait assez clairement : cette jeune fille n’a pas le moindre amour pour vous. Je restai longtemps, bien longtemps, sans avoir la force de détacher mon regard de la porte immobile et muette qui avait reparu comme une tache blanche dans le fond du miroir. Je voulus sourire à ma propre image, mais ma mine allongée ne s’y prêta point. Je baissai la tête, m’en retournai à la maison et me jetai sur mon divan. J’avais un poids si affreux sur le cœur que je ne pus pleurer.

– Est-ce possible ? me répétais-je sans cesse, couché sur le dos comme un mort et les bras croisés sur ma poitrine ; est-ce possible ?… Que pensez-vous de mon « est-ce possible ? »

26 mars. – Dégel.

Lorsque j’entrai le lendemain, après de longues hésitations et en tremblant, dans le salon des Ojoguine, je n’étais déjà plus le même homme que celui qu’ils connaissaient depuis trois semaines. Toutes les anciennes manies dont j’avais commencé à me déshabituer sous l’influence d’un sentiment nouveau reparurent soudain, et reprirent possession de moi comme un maître de maison qui rentre chez lui. Et ce n’est pas étonnant : les êtres de mon espèce tiennent moins de compte des faits positifs que des impressions personnelles. Pas plus tard que la veille, j’avais encore rêvé aux « enthousiasmes de l’amour réciproque », et le lendemain déjà je ne doutais pas le moins du monde de mon « infortune », et me considérais comme au comble du désespoir, quoique je n’eusse pas été en état de trouver le plus petit prétexte raisonnable à ma douleur. Je ne pouvais pas être jaloux du prince, car, quels que fussent ses mérites, son apparition seule ne suffisait pas pour détruire d’un coup toutes les bonnes dispositions de Lise à mon égard…

Cependant ces dispositions existaient-elles réellement ? Je me rappelais le passé. – Et la promenade au bois ? me disais-je. Mais l’expression de son visage dans le miroir ?… Eh bien ! continuais-je, il semblerait néanmoins que la promenade au bois… Mon Dieu ! quel être insipide je fais ! m’écriai-je enfin à haute voix. C’est ainsi que des pensées inachevées et à demi exprimées renaissaient mille fois en tourbillon informe pour bourdonner dans mon cerveau. À mon retour chez les Ojoguine, j’étais redevenu, je le répète, le même homme susceptible, soupçonneux et guindé que j’avais été dès l’enfance.

Toute la famille était réunie au salon. Besmionkof aussi était assis dans un coin. Tout le monde paraissait de bonne humeur. Ojoguine surtout était rayonnant ; il m’apprit dès la première parole que la veille le prince N… avait passé la soirée chez eux. Lise m’accueillit poliment. « Eh bien ! me dis-je, je comprends maintenant pourquoi vous êtes tous de bonne humeur. » J’avoue que la seconde visite du prince me surprenait. Je ne m’y étais pas attendu. Les gens qui me ressemblent s’attendent à tout au monde, excepté à ce qui doit arriver dans l’ordre naturel des choses. Je me mis à bouder et à prendre l’air d’un homme offensé, mais généreux. Je voulais punir Lise en lui témoignant mon déplaisir, ce qui prouve du reste que je n’avais pas encore perdu tout espoir. On dit qu’il peut être quelquefois utile de tourmenter l’être adoré, quand on est véritablement aimé soi-même ; mais c’était une sottise inouïe dans ma position. Lise ne faisait nulle attention à moi. Seule la vieille Ojoguine fut frappée de mon silence solennel, et s’informa de ma santé d’un air inquiet. Je lui répondis naturellement, mais avec un sourire amer, qu’elle était, Dieu merci ! parfaitement bonne.

Ojoguine continuait à s’étendre en mille détails au sujet de son hôte ; mais, voyant que je lui répondais de mauvaise grâce, il s’adressa à Besmionkof, qui l’écoutait avec la plus grande attention, lorsqu’un domestique entra pour annoncer le prince N… Le maître de la maison se leva précipitamment pour aller à sa rencontre. Lise, sur laquelle j’avais aussitôt fixé un regard d’aigle, rougit de plaisir et fit un mouvement sur sa chaise. Le prince entra parfumé, gai, caressant…

Comme je ne compose pas mon récit pour le soumettre à un lecteur bienveillant, mais que j’écris simplement pour mon propre plaisir, je puis me dispenser d’avoir recours aux manèges ordinaires de messieurs les romanciers, et dire tout de suite, sans de plus longs détours, que du premier jour Lise s’était éprise du prince, et que le prince était devenu amoureux d’elle, en partie par oisiveté, en partie par l’habitude qu’il avait de tourner la tête aux femmes, mais aussi parce que Lise était vraiment une créature charmante. Le prince ne s’était pas attendu probablement à trouver un pareil joyau dans une aussi vilaine coquille (je parle de l’horrible ville d’O…), et jusqu’alors Lise n’avait pas même vu en songe un être semblable à ce gentilhomme brillant et spirituel.

Après les premiers compliments d’usage, Ojoguine me présenta au prince, qui se montra fort poli. Il était en général très affable pour tout le monde, et, malgré la distance incommensurable qui existait entre lui et notre obscure société de province, il avait non seulement l’art de ne gêner personne, mais encore celui de paraître se croire des nôtres et de n’habiter Pétersbourg que par hasard.

Ce premier soir… oh ! ce premier soir !… Aux jours heureux de notre enfance, nos professeurs nous racontent et nous citent comme exemple le trait d’héroïque patience de ce jeune Lacédémonien, qui ayant dérobé un renard et l’ayant caché sous sa chlamyde, se laissa ronger les entrailles sans jeter un seul cri, préférant ainsi la mort à l’opprobre… Je ne puis trouver de meilleure comparaison pour exprimer mes cruelles souffrances pendant cette soirée où je vis pour la première fois le prince à côté de Lise. Mon sourire continuellement forcé, ma surveillance pleine d’anxiété, mon silence stupide, mon désir constant et inutile de m’éloigner, étaient sans doute des choses assez remarquables dans leur genre. Ce n’était pas un renard seul qui me dévorait les entrailles : la jalousie, l’envie, le sentiment de ma nullité, une méchanceté impuissante, me déchiraient tour à tour. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaître que le prince était réellement fort aimable… Je le dévorais des yeux, et je crois même que j’oubliai mon clignement habituel en le regardant. Il ne s’entretenait pas uniquement avec Lise, mais tout ce qu’il disait s’adressait à elle seule. Je devais certes l’ennuyer affreusement… Je suppose qu’il devina bientôt qu’il avait affaire à un amoureux éconduit, et que ce fut par compassion sans doute et aussi par une profonde conviction de ma parfaite innocuité qu’il se montra si affable avec moi. Vous pouvez vous imaginer combien je me sentais blessé !

Je… – ne vous moquez pas de moi, qui que vous soyez, sous les yeux duquel seront tombées ces lignes, d’autant plus que ce furent là mes derniers rêves, – je me figurai tout à coup, au milieu de mes angoisses, que Lise voulait me punir pour la froideur présomptueuse que j’avais montrée au commencement de ma visite, qu’elle était irritée contre moi, et que le dépit seul la portait à faire la coquette avec le prince. Je saisis un moment favorable pour m’approcher d’elle, et je balbutiai avec un sourire à la fois soumis et tendre : « Assez ; pardonnez-moi… Du reste, ce n’est pas que je craigne… » Et, sans attendre sa réponse, je donnai tout à coup à mon visage une expression vive et dégagée qui ne lui était nullement habituelle, puis je levai la main au-dessus de ma tête dans la direction du plafond (il me souvient que je croyais arranger ma cravate), et me disposai même à pirouetter sur un pied, comme si je voulais dire : « Tout est fini, me voilà de bonne humeur, soyons tous de bonne humeur… » J’abandonnai cependant l’idée de la pirouette, car je me sentais une certaine raideur peu naturelle dans les genoux qui aurait pu me faire choir sur le plancher… Lise ne me comprenait décidément pas ; elle me regarda avec surprise, droit dans les yeux, sourit avec la précipitation d’une personne qui désire en finir vite, et retourna auprès du prince. J’avais beau être aveugle et sourd ; il n’y avait pas moyen de croire qu’elle était le moins du monde irritée ou dépitée contre moi dans ce moment ; elle ne songeait pas même à moi. Le coup était décisif : mes dernières espérances s’écroulèrent avec fracas, comme un bloc de glace exposé au soleil, qui se brise soudain en menus fragments. Je fus complètement désarçonné dès la première attaque et perdis tout en un jour, comme les Prussiens à Iéna. Non, elle ne m’en voulait point bien au contraire, hélas ! Je m’apercevais qu’elle était elle-même emportée comme par un flot. Pareille à un jeune arbre déjà à moitié arraché du rivage, elle se penchait sur le torrent avec avidité, prête à lui donner pour toujours et le premier épanouissement de son printemps et sa vie entière. Celui qui est condamné à être témoin d’un entraînement pareil peut se dire qu’il a passé par un instant très amer, s’il aime lui-même sans qu’on lui rende son amour. Je me rappellerai éternellement cette attention dévorante, cette gaieté pleine de caresse, cet oubli de soi-même, ce regard encore enfant et déjà féminin, ce sourire heureux, et pour ainsi dire à peine épanoui, qui ne quittait ni ses lèvres entr’ouvertes ni ses joues rougissantes… Tout ce que Lise avait vaguement pressenti au temps de notre promenade dans le bois s’accomplissait alors, et, s’abandonnant tout entière à l’amour, elle s’apaisait et devenait plus sereine à la fois, comme un vin nouveau qui cesse de fermenter, parce que son heure est venue…

J’avais eu la patience de passer cette soirée avec elle ; il en fut de même de toutes les soirées suivantes, – toutes, jusqu’à la dernière.

Lise et le prince s’attachaient tous les jours davantage l’un à l’autre. Je ne pouvais plus conserver le moindre espoir… Mais j’avais décidément perdu le sentiment de ma propre dignité, et je n’avais plus la force de me dérober au spectacle de mon propre malheur. Je me rappelle que j’essayai un jour de ne pas aller chez les Ojoguine ; je m’étais donné dès le matin ma parole d’honneur de rester à la maison, mais, à huit heures du soir (j’y allais ordinairement à sept heures), je m’étais jeté comme un fou à bas de mon siège, pour prendre mon chapeau et courir tout essoufflé dans le salon de Cyril Matvéitch. Ma position était des plus sottes ; je me taisais obstinément, je ne prononçais souvent pas un seul mot pendant des journées entières… J’ai déjà dit que je ne m’étais jamais distingué par mon éloquence, mais dans ce temps-là tout ce que j’avais dans l’esprit semblait s’envoler quand je me trouvais en présence du prince. De plus je mettais, quand j’étais seul, ma pauvre cervelle tellement à la torture, en la forçant de réfléchir à fond sur tout ce que j’avais surpris ou observé la veille, qu’il me restait à peine assez de forces pour de nouvelles observations, quand je retournais chez les Ojoguine. On me ménageait comme on ménage un malade ; je m’en apercevais. Chaque matin, je prenais une résolution « nouvelle et définitive » que j’avais la plupart du temps péniblement couvée pendant une nuit sans sommeil. Tantôt je me disposais à avoir une explication avec Lise, à lui donner un conseil d’ami ; puis, s’il m’arrivait d’être seul avec elle, ma langue cessait soudain d’agir, comme frappée de paralysie, et nous en étions tous les deux réduits à appeler avec angoisse la présence d’un tiers. Tantôt je voulais fuir, pour la vie s’entend, et laisser à celle que j’aimais une lettre pleine de reproches ; cette lettre fut même commencée, mais l’instinct de la justice n’était pas encore complètement éteint en moi : je compris que je n’avais aucun droit de faire des reproches à qui que ce fût, et je jetai ma missive au feu. Tantôt je m’offrais généreusement en holocauste, je donnais ma bénédiction à Lise, je lui souhaitais un amour heureux et j’adressais de mon coin un sourire affectueux à mon rival : mais non seulement ces amoureux impitoyables ne me remercièrent pas de mon sacrifice, ils ne le remarquèrent même pas, ils ne se souciaient évidemment ni de mes bénédictions ni de mes sourires… Le dépit me faisait alors tomber tout à coup dans une disposition d’esprit complètement opposée : je me promettais de m’envelopper dans un manteau à l’espagnole pour aller égorger mon heureux rival dans une embuscade, et je me figurais avec une joie bestiale le désespoir de Lise ; mais premièrement la ville d’O… ne possédait que peu de recoins commodes, et en second lieu une palissade de bois, de fumeux réverbères, une sentinelle endormie dans un vieille guérite… Non, décidément, dans de pareilles rues il est plus naturel de faire le commerce d’échaudés que de verser le sang de son prochain. Je dois confesser que, parmi les divers moyens de délivrance, – c’était une des expressions fort vagues que j’employais en conversant à part moi, j’avais compté celui de m’adresser à Ojoguine lui-même, … d’appeler l’attention de ce gentilhomme sur la position dangereuse de sa fille, sur les suites déplorables de son imprudence ; je me décidai même à entamer un jour avec lui ce sujet délicat… Mes discours avaient quelque chose de si entortillé et de si ténébreux, qu’après m’avoir longtemps écouté en silence, il fit tout à coup un brusque mouvement, passa rapidement la paume de sa main sur son visage, de l’air d’un homme qui veut s’empêcher de dormir, articula un grognement sourd, et passa de l’autre côté de la chambre. Inutile de dire que je m’étais persuadé que je n’agissais que d’après les vues les plus désintéressées en prenant cette résolution, que je croyais remplir le devoir d’un ami de la maison ; mais j’ose affirmer que lors même que Cyril Matvéitch n’eût pas interrompu mes épanchements, je n’aurais pas eu le courage de terminer mon monologue. Je me mettais parfois à peser les mérites du prince avec la gravité d’un sage de l’antiquité ; parfois je cherchais une consolation dans l’espoir, et me disais que tout cela n’avait rien de sérieux, que Lise reviendrait à elle, que son amour n’était pas l’amour véritable… Je ne sais vraiment quelle est la pensée après laquelle je n’essayai pas de courir alors. J’avoue franchement qu’il y avait une solution, une seule, qui ne me vînt jamais en tête : je ne songeai pas une seule fois à m’ôter la vie. Je ne saurais dire pourquoi cette pensée ne se présenta jamais à mon esprit… Peut-être pressentais-je déjà qu’il ne me restait après tout que peu de temps à vivre.

On comprend que ma position devenait de plus en plus embarrassée. La vieille Ojoguine elle-même, cette créature obtuse, commençait à me fuir et ne savait par quel bout me prendre. Besmionkof, toujours poli et serviable, m’évitait aussi ; il me semblait que nous étions confrères, et que lui aussi aimait Lise. Seulement il ne relevait jamais mes allusions et ne causait pas volontiers avec moi. Le prince lui témoignait beaucoup d’amitié, il l’estimait sans doute. Nous n’empêchions ni l’un ni l’autre le prince de poursuivre ses projets sur Lise ; mais Besmionkof ne les fuyait pas comme moi, il n’avait pas l’air d’un loup ou d’une victime et se rapprochait d’eux de bonne grâce quand ils le désiraient. Il faut dire qu’il ne montrait pas grande jovialité dans ces occasions, mais il y avait toujours eu quelque chose de contenu dans sa gaieté.

Deux semaines environ s’étaient écoulées de la sorte. Outre qu’il était beau et spirituel, le prince était musicien, chantait, dessinait assez bien et contait à ravir. Les anecdotes qu’il tirait des sphères élevées du monde de Pétersbourg faisaient sur ses auditeurs une impression d’autant plus forte qu’il avait l’air de n’y attacher aucune importance. Le résultat de cette simple habileté du prince fut qu’il charma décidément toute la société d’O… pendant le court séjour qu’il fit dans cette ville. Il est très facile à un brillant homme du monde d’ensorceler des provinciaux comme nous. Les fréquentes visites que le prince faisait aux Ojoguine (il y passait toutes ses soirées) excitaient naturellement la jalousie des autres propriétaires et employés ; mais le prince avait trop de savoir-vivre et d’intelligence pour négliger le moindre d’entre eux ; il allait chez les uns et les autres, adressait ne fût-ce qu’un seul mot aimable à tous les hommes et à toutes les femmes, se laissait offrir des mets bizarres et indigestes, buvait des vins frelatés à étiquettes pompeuses, et se montrait, en un mot, convenable, prudent et adroit. Le caractère du prince était habituellement enjoué et sociable, aimable par penchant, et par calcul aussi quand il le jugeait à propos : comment n’aurait-il pas réussi complètement ?

Depuis le jour de son arrivée, toute la maison des Ojoguine trouvait que le temps s’envolait avec une rapidité prodigieuse. Quoique feignant de ne rien remarquer, les vieux époux se frottaient probablement les mains en secret à l’idée de captiver un gendre pareil ; le prince lui-même menait les choses avec un calme parfait, lorsque tout à coup un événement inattendu…

À demain encore !… Je suis fatigué aujourd’hui. Ces souvenirs m’irritent jusqu’au bord du tombeau. Térence a trouvé aujourd’hui que mon nez s’effilait du bout, et on dit que c’est un mauvais signe.

  1. Poème de Pouchkine.