Journal d’un prisonnier dans l’Afghanistan

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JOURNAL
D’UN PRISONNIER
DANS
L’AFGHANISTAN.

JOURNAL OF AN AFFGHANISTAN PRISONNER.
BY LIEUT. VINCENT EYRE.

Ce livre vient d’avoir en Angleterre un très grand succès. Plusieurs éditions en ont été faites en quelques jours et ont été enlevées avec rapidité. Ce succès est facile à comprendre. L’intérêt qui s’attachait aux affaires de l’Asie ne s’était pas encore ralenti ; on venait de recevoir la nouvelle de la délivrance presque miraculeuse des prisonniers du Caboul, et on attendait avidement l’histoire de leur longue captivité. Le livre de M. Eyre avait donc le plus grand à-propos ; il avait surtout le singulier mérite de paraître le premier, car, avec la tendance naturelle qui porte tous les Anglais à raconter leurs voyages et leurs aventures, nous ne pouvons douter que nous ne devions bientôt être inondés de relations du même genre. Nous sommes encore à nous demander comment il se fait que le docteur Brydon par exemple, le seul homme qui ait échappé au massacre ou à la captivité de ses compagnons et qui soit arrivé jusqu’au premier poste anglais, monté sur un misérable pony des montagnes, n’ait pas encore publié un journal de ses fabuleuses aventures. À coup sûr lady Sale, dont la conduite héroïque pendant toute la campagne, pendant la retraite, et pendant les longs jours d’épreuves qu’elle a passés au milieu des barbares, a excité l’admiration générale, ne peut manquer de raconter ses impressions de voyage ; mais, dans tous les cas, M. Eyre a pris les devans, et il a eu la primeur de la curiosité publique. Son journal mérite le succès qu’il a obtenu ; c’est une relation faite avec simplicité, souvent avec sentiment, de souffrances réelles qui égalent en intérêt toutes les aventures de romans. Ces notes ont été écrites super flumina Babylonis ; le narrateur était aussi un des acteurs dans ces scènes lamentables dont il nous a donné l’histoire ; et bien qu’une partie des faits que nous y trouverons racontés soient déjà connus, nous croyons cependant que de nouveaux détails, empruntés au premier récit fidèle et complet d’un témoin oculaire, ne seront pas sans quelque intérêt.

Il est toujours très aisé, nous le savons, de dire après les évènemens ce qui aurait dû être fait pour les prévenir ; mais, en faisant la part de cette sagesse posthume, on ne peut cependant s’empêcher de croire que les Anglais auraient pu éviter le désastre qui les a frappés dans le Caboul s’ils n’étaient allés eux-mêmes au-devant de leur ruine avec une incapacité et un aveuglement inconcevables. La facilité avec laquelle ils avaient envahi et conquis ce pays les avait complètement abusés ; ils croyaient pouvoir le garder avec aussi peu de peine qu’ils l’avaient pris, et ils s’étaient créé des illusions incompréhensibles sur la nature des sentimens que leur portaient les indigènes. Lord Keane, qui avait commandé l’expédition, s’était hâté d’aller jouir en Angleterre de sa gloire récente, et dans la chambre des lords de son nouveau titre. En quittant Caboul, il avait emmené avec lui une partie de ses troupes et avait ainsi réduit de moitié l’armée d’occupation, sans même prendre le soin d’établir une ligne de postes militaires pour assurer les communications avec l’Inde. Il était bien clair que pendant long-temps encore l’armée d’occupation devait être obligée de tirer de l’Inde toutes ses munitions ; la distance de Caboul à Ferozepore, la première station anglaise, était de si cents milles, et sur cette ligne se trouvaient le Punjab, sur lequel, depuis la mort de Runjet-Singh, les Anglais ne pouvaient plus compter, et les défilés impraticables qui devaient plus tard leur servir de tombeau.

Quand le général Elphinstone vint, au mois d’avril 1841, prendre le commandement des troupes, il trouva l’armée anglaise complètement isolée dans le sein d’un pays en apparence tranquille et soumis, mais qui n’attendait qu’un signal pour se soulever. Il fut, comme l’avait été son prédécesseur, la dupe de ce calme perfide, et en devint la victime. Les hommes qui devaient le mieux connaître le caractère de la population conquise, sir William Mac-Naghten, sir Alexander Burnes et le major Pottinger, tous les trois portant des noms bien connus dans l’Asie, semblaient partager cet aveuglement. Ils laissèrent la rébellion se former et grandir presque sous leurs yeux, sans chercher à la comprimer dans ses commencemens, et quand elle éclata, il était trop tard pour la vaincre.

Ce fut chez les Ghilzis que se manifestèrent les premiers symptômes d’insurrection. Les Ghilzis sont une tribu nomade de l’Afghanistan, la plus nombreuse et en même temps la plus indomptable, parce qu’après chaque défaite elle se réfugie dans les montagnes en y emmenant ses troupeaux, et y attend patiemment le jour des représailles. Nous verrons, pendant la fatale retraite des Anglais, les Ghilzis se montrer les plus acharnés et les plus impitoyables, et se mettre à la tête du massacre malgré les efforts des chefs afghans, qui n’exerçaient sur eux qu’une autorité très limitée. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que les Afghans sont partagés en plusieurs tribus, dont la plus puissante était celle des Douranis. Cette tribu se divisait elle-même en plusieurs familles, dont les plus considérables étaient celle des Suddozis et celle des Barukzis. La première était regardée comme la branche royale légitime de l’Afghanistan ; le shah Soudja, que les Anglais avaient rétabli sur le trône, était un Suddozi. Dost-Mohamed, qu’ils avaient détrôné, était un Barukzi. Son fils, Mahomed-Akbar-Khan, qu’on appelait aussi le sirdar, et qui devint le chef de l’insurrection, avait donc contre les Anglais et contre le shah Soudja une double inimitié. Depuis le détrônement de son père, il s’était réfugié dans le nord, du côté du Turkestan, où il préparait en silence la révolte des tribus vaincues. Dost-Mohamed, prisonnier des Anglais, l’avait en vain plusieurs fois engagé à faire sa soumission ; il avait préféré mener la vie d’un proscrit.

Au commencement d’octobre, on apprit que Mahomed-Akbar était entré dans le pays, et en même temps plusieurs chefs ghilzis quittaient soudainement Caboul, et allaient prendre possession d’un fort situé dans le défilé du Kourd-Caboul, à environ dix milles de la ville. La communication avec l’Inde se trouvant ainsi coupée, le général Elphinstone envoya le général Sale avec une brigade pour rétablir le passage, et aller prendre position à Jellalabad, de l’autre côté des montagnes. Ce fut cette expédition qui donna la mesure des dangers que courait l’armée d’occupation. La brigade eut à traverser des défilés dont les bords s’élevaient à cinq ou six cents pieds et qui avaient plusieurs milles de long. Nous ne reviendrons pas ici sur cette expédition dont nous avons déjà parlé antérieurement ; qu’il suffise de rappeler que ce fut plus tard le général Sale qui, en refusant de rendre Jellalabad et en maintenant sa position sur la frontière, conserva aux Anglais l’entrée du pays.

Cependant, à Caboul même, peu de temps avant ces actes de rébellion ouverte, la population avait manifesté par plusieurs signes sa haine contre les Anglais. Des officiers avaient été insultés, deux Européens avaient été assassinés. Chose singulière ! le jour où la brigade du général Sale avait été attaquée, les assaillans se composaient en grande partie des gens des chefs afghans qui demeuraient à Caboul. On les avait vus sortir le matin et rentrer le soir, et, bien qu’ils eussent à traverser les postes anglais, on n’avait tenté ni de les arrêter ni de les punir.

Les deux principaux chefs de cette première insurrection étaient Amenoulah-Khan et Abdoulah-Khan, deux hommes de très grande influence. Le premier était fils d’un conducteur de chameaux et avait acquis par ses talens une autorité considérable. Il pouvait mettre dix mille hommes en campagne. On raconte du dernier l’anecdote suivante. Pour se défaire d’un frère aîné, il le fit enterrer vif jusqu’au menton, ensuite il lui fit mettre une corde autour du cou, et attacha à cette corde un cheval sauvage. L’animal, fouetté jusqu’au sang, tourna dans ce cercle terrible jusqu’à ce qu’il eût tordu et enlevé la tête de la victime. Tels étaient les hommes avec lesquels les Anglais allaient se trouver aux prises.

Ce fut le 2 novembre 1841 que la révolte générale éclata dans la capitale de l’Afghanistan.

« Ce matin, de bonne heure, dit M. Eyre, nous avons reçu de la ville l’alarmante nouvelle qu’une révolte populaire avait éclaté, que toutes les boutiques étaient fermées, et qu’on avait fait une attaque générale sur les maisons des officiers anglais résidant à Caboul. » Au nombre de ces officiers était, comme nous le savons déjà, Alexander Burnes. M. Mac-Naghten et le général Elphinstone étaient dans le camp situé hors la ville ; le major Pottinger était dans le Kohistan ; le shah Soudja était dans le Bala-Hissar, qui est la citadelle de Caboul. L’envoyé, comme on appelait habituellement M. Mac-Naghten, reçut à huit heures du matin un billet dans lequel Burnes lui annonçait qu’une grande agitation régnait dans la ville, mais qu’il espérait pouvoir la comprimer. Ce furent les dernières lignes écrites par le malheureux Burnes ; une heure après, on reçut la nouvelle de sa mort. Il paraît que, trop confiant dans les dispositions du peuple, il repoussa tous les avis qui lui étaient donnés, et refusa de se réfugier dans la citadelle. Quand sa maison fut attaquée, il défendit à ses gens de faire feu, et monta sur une terrasse pour haranguer les assaillans ; mais malgré la résistance désespérée de ses soldats indiens, qui se firent tous tuer autour de lui, sa maison fut forcée ; il fut massacré avec son frère, et tout ce qui fut trouvé chez lui, hommes, femmes et enfans, fut impitoyablement égorgé.

Le roi (Shah-Soudja), qui était dans la citadelle, envoya un de ses fils avec un régiment pour rétablir l’ordre ; ils furent repoussés et rentrèrent dans le fort. Ce fut alors que les Anglais comprirent l’étendue de la faute qu’ils avaient commise en négligeant de s’assurer des points fortifiés. Au lieu de se retrancher dans le Bala-Hissar, qui commandait la ville, ils avaient disséminé leurs forces, et avaient établi leurs magasins en dehors de leur camp. Ce camp lui-même, ayant des lignes trop étendues, était presque impossible à défendre, et dès le commencement de l’insurrection, les communications furent coupées entre le camp où résidait l’envoyé, la citadelle où se tenait le roi, et les magasins qui contenaient les provisions. Les Anglais se laissèrent prendre par la famine.

Une sorte de vertige semblait avoir frappé le général Elphinstone. La faiblesse naturelle de son caractère était encore augmentée par de vives souffrances physiques. Comme il est mort honorablement, sinon glorieusement, au milieu de ses soldats, ses compatriotes ont respecté sa mémoire ; cependant il est permis de dire que, si dès le premier jour les assiégés avaient agi avec énergie et résolution, ils avaient encore des chances de salut. Leur première faute, la plus grande peut-être, fut d’abandonner presque sans résistance les magasins qui contenaient leurs provisions. En même temps, les détachemens cantonnés dans différens forts répandus dans la campagne se repliaient sur le camp. Le major Pottinger, obligé d’abandonner le Kohistan, se fit jour avec peine jusqu’au quartier-général. L’armée réunie avait alors des vivres pour deux jours. Le général Elphinstone, retenu au lit par la goutte, partagea le commandement avec le brigadier Shelton. Ce dernier, désespérant de pouvoir maintenir sa position pendant l’hiver, se prononça pour une retraite immédiate sur Jellalabad. M. Mac-Naghten s’y opposa résolument, mais le mot avait été prononcé et s’était répandu, et le découragement était déjà parmi les troupes.

Le 29 novembre, Mahomed-Akbar arriva à Caboul, et désormais, sous les ordres de ce chef habile, l’insurrection s’organisa d’une manière plus régulière et plus redoutable.

Les assiégés ne pouvaient attendre du secours de l’Inde avant le printemps, et ils étaient menacés par la famine. Le peu de vivres qu’ils enlevaient dans quelques sorties ne pouvaient leur suffire longtemps. On agita dans le conseil le projet de se faire jour jusqu’au Bala-Hissar, qui était à deux milles de distance, et où on aurait pu tenir tout l’hiver ; mais, outre les risques du passage, il aurait fallu abandonner l’artillerie, peut-être les malades et les blessés. La proposition fut rejetée. Celle de la retraite sur Jellalabad était toujours énergiquement combattue par M. Mac-Naghten comme déshonorante pour les armées anglaises. Cependant l’indiscipline commençait à se répandre dans le camp, et les soldats, témoins des hésitations et des mésintelligences de leurs chefs, avaient perdu tout courage.

Ce fut alors, on était au 26 novembre, qu’un des chefs afghans fit à l’envoyé anglais les premières ouvertures d’une négociation. M. Mac-Naghten, après avoir consulté le général Elphinstone, accepta cette proposition, et le lendemain, deux députés des chefs assemblés se rendirent au camp et eurent une entrevue avec l’envoyé. On ne sait ce qui se passa dans cette conférence, mais il paraît que les Afghans firent des conditions inacceptables, car ils se retirèrent en disant : « Nous nous reverrons bientôt sur le champ de bataille. — De toutes manières, répondit l’envoyé, nous nous reverrons au jour du jugement. »

Le 7 décembre, on découvrit avec effroi que les vivres manquaient, et qu’il n’y en avait pas même pour un jour. Un détachement, envoyé à la citadelle, réussit à en ramener quelques provisions. Mais M. Mac-Naghten commençait aussi à perdre courage, et, en conservant les formes régulières de communication, il adressa au général Elphinstone une lettre publique dans laquelle il lui demandait si, dans son opinion, ils avaient une autre alternative que celle de négocier aux termes les plus favorables qu’il leur serait possible d’obtenir. Le général répondit que, dans sa conviction, l’envoyé ne devait pas perdre de temps pour négocier. Sa lettre fut contresignée par trois de ses officiers. Le 11 décembre, l’envoyé sortit avec les capitaines Lawrence, Mackenzie et Trevor, et eut une conférence en plaine avec les principaux chefs de tribus. Il leur fit une longue allocution, parla des anciens temps, et de l’amitié qui avait autrefois uni les chefs aux Anglais. Le gouvernement de l’Inde n’avait voulu que le bonheur des Afghans en rétablissant sur le trône de ses ancêtres un prince que le peuple avait toujours aimé ; mais puisque les sentimens de la nation étaient changés, le gouvernement anglais ne voulait pas entreprendre de les contraindre, et il était prêt à entrer en négociations.

Mahomed-Akbar et Osman-Khan, les deux principaux chefs, exprimèrent leur assentiment, et alors l’envoyé demanda la permission de lire un papier contenant le projet de traité. Les conditions générales étaient : que les Anglais évacueraient l’Afghanistan, y compris Caboul, Candahar, Ghizni et Jellalabad, et toutes les autres stations ; que non-seulement ils retourneraient en sûreté dans l’Inde, mais que de plus des vivres leur seraient fournis sur toute la route ; que l’émir Dost-Mohamed, père de Mahomed-Akbar, sa famille et tous les Afghans prisonniers, seraient rendus à la liberté ; que Shah-Soudja, avec sa famille, aurait la faculté de rester à Caboul ou de retourner dans l’Inde avec les Anglais, et que le gouvernement afghan, dans tous les cas, lui ferait une pension annuelle d’un lac de roupies ; qu’une amnistie serait accordée à tous les indigènes qui avaient embrassé le parti des Anglais ; que tous les prisonniers seraient relâchés ; que jamais les forces anglaises ne rentreraient dans l’Afghanistan, à moins qu’elles n’y fussent appelées par le gouvernement afghan avec lequel la nation anglaise établirait une amitié perpétuelle. Ces conditions furent acceptées par tous les chefs, à l’exception de Mahomed-Akbar, qui s’opposait surtout à l’amnistie, et qui refusait de fournir des vivres aux Anglais avant qu’ils eussent évacué leur camp ; mais il se trouva en minorité dans le conseil, et les chefs, en acceptant les termes proposés, emmenèrent comme otage le capitaine Trevor.

Pendant cette entrevue, on avait dans le camp les plus vives inquiétudes sur la sûreté de l’envoyé. Il n’avait avec lui qu’une escorte très faible, et on pouvait voir des corps nombreux d’Afghans répandus dans la plaine, et que leurs chefs avaient évidemment beaucoup de peine à retenir. Mais l’heure n’était pas encore venue.

Nous avons maintenant à raconter la scène sanglante dans laquelle l’envoyé anglais perdit une vie digne d’une meilleure fin. Quand la nouvelle du meurtre de sir William Mac-Naghten arriva en Europe, elle y souleva un cri unanime d’exécration. Le livre de M. Eyre a jeté un nouveau jour sur des faits jusqu’alors imparfaitement connus, et si les révélations qu’il contient ne doivent point diminuer l’horreur qu’avait inspirée cet assassinat sauvage, elles prouvent cependant, et d’une manière malheureusement trop claire pour la mémoire de l’homme qui en fut la victime, que les Anglais avaient pris l’initiative de la trahison. Il est très possible que M. Mac-Naghten fût intimement convaincu des intentions perfides de Mahomed-Akbar, il est possible encore qu’il ne se crût pas tenu d’observer avec des barbares les règles d’honneur en usage chez les nations policées ; mais, dès qu’il sortait de « cette île escarpée et sans bords » pour entrer dans la carrière de la ruse et de l’intrigue, il commençait une entreprise dont la seule justification ne pouvait être désormais que le succès, et sa propre trahison, nous disons le mot, quoiqu’à regret, devait appeler, si elle ne la justifiait pas, la trahison de son adversaire.

Les termes du nouveau traité furent communiqués immédiatement au shah Soudja, qui se trouvait ainsi condamné pour la quatrième ou cinquième fois à l’exil. Le même jour, cependant, une députation des chefs vint proposer, à la grande surprise des Anglais, que le shah restât roi de Caboul, pourvu qu’il donnât ses filles en mariage aux principaux chefs, et, ce qui peut paraître puéril, qu’il s’engageât à ne plus faire faire antichambre aux nobles de son royaume, qu’il faisait habituellement attendre des heures entières à sa porte. Eh bien, ce singulier monarque tenait tellement à l’étiquette, qu’on eut toutes les peines du monde à lui faire accepter cette proposition, bien qu’il n’eût d’autre alternative qu’une abdication ; et, deux jours après, il retira son consentement. Il est à croire, du reste, qu’il n’avait pas grande confiance dans la loyauté de ses vassaux.

On était alors au 13 décembre. Le départ des troupes anglaises fut encore différé de quelques jours, à cause des délais que les chefs afghans mettaient à leur fournir des vivres et des fourrages. Mahomed-Akbar voulait évidemment gagner du temps et affamer la garnison. Les provisions de toute espèce étaient devenues si rares dans le camp, que les chevaux et les bestiaux ne se nourrissaient plus que d’écorces d’arbres, et en mangeant et remangeant leur propre fumier, qui était régulièrement ramassé et étendu devant eux. Les domestiques, qui forment toujours la partie la plus nombreuse d’une armée de l’Inde, étaient réduits à manger la chair des animaux qui mouraient tous les jours de faim et de froid. Le 17 décembre, il y avait encore du grain pour deux jours. Le 18, un nouveau fléau vint accabler les malheureux assiégés, la neige ! Elle tomba si abondamment qu’elle couvrit la terre à la hauteur de cinq pouces. « Elle ne disparut jamais depuis, dit le narrateur de ces tristes désastres ; ainsi nous vîmes arriver sur la scène un nouvel ennemi, qui devait devenir plus formidable pour nous qu’une armée de rebelles. »

Des officiers proposèrent au général Elphinstone de se fier à la fortune et de s’ouvrir un passage de vive force jusqu’à Jellalabad ; malheureusement le général ne sut prendre aucune résolution. Ce fut le 2 décembre que l’envoyé anglais se laissa misérablement entraîner au piége que lui tendait l’astucieux chef barbare. Nous emprunterons les détails qui vont suivre à la narration de deux témoins oculaires, les capitaines Mackenzie et Lawrence, qui avaient accompagné l’envoyé.

Un officier anglais, qui était resté caché dans Caboul depuis le commencement de l’insurrection, le capitaine Skinner, vint au camp avec deux chefs porteurs de propositions secrètes de Mahomed-Akbar. Ces propositions étaient : Que le lendemain l’envoyé viendrait à une dernière conférence dans la plaine avec les principaux chefs ; qu’il tiendrait, dans le camp, un corps de troupes tout prêt à faire une sortie, et qui, à un signal donné, joindrait les gens du sirdar (Akbar) et s’emparerait avec eux d’Amenoulah-Khan, l’ennemi le plus invétéré des Anglais. Ici un des émissaires proposa à sir William de lui apporter la tête d’Amenoulah pour une certaine somme d’argent, mais l’envoyé répondit avec indignation qu’il n’était ni dans ses mœurs ni dans celles de son pays de donner de l’or pour du sang. Le sirdar, de son côté, promettait son concours, à la condition qu’il serait fait le visir du shah Soudja, qui resterait roi, et que le gouvernement anglais lui assurerait une pension viagère de 4 lacs de roupies, et lui paierait immédiatement 30 lacs de roupies. L’armée anglaise l’aiderait à soumettre les chefs et quitterait ensuite le pays, mais seulement huit mois après, afin de sauver sa considération.

Ces propositions du sirdar n’étaient qu’un complot tramé avec les autres chefs. La plupart d’entre eux voulaient exécuter loyalement le traité qui les débarrassait pour toujours de l’occupation anglaise. Il est même probable, et ceci peut servir à donner l’explication de la conduite de Mahomed-Akbar, que ces chefs ne tenaient pas beaucoup à l’échange des prisonniers, qui aurait rendu la liberté à l’ancien émir Dost-Mohamed. Cet homme supérieur, qui serait sans aucun doute parvenu à rétablir la monarchie des Afghans, si les Anglais n’étaient venus arrêter sa fortune, était beaucoup plus craint qu’aimé des chefs des tribus, et ceux-ci n’étaient pas fâchés de le savoir prisonnier à Loudiana. Mahomed-Akbar, afin de rompre tout arrangement dont la délivrance de son père ne serait pas une condition, voulut forcer les chefs à « brûler leurs vaisseaux ; » et, pour les amener à ses fins, il voulut leur montrer que les Anglais eux-mêmes n’étaient pas de bonne foi. Le malheureux envoyé donna dans le piége avec un inconcevable aveuglement. Non-seulement il accepta les propositions perfides qui lui étaient faites, mais, comme gage de sa parole, il remit aux émissaires du sirdar un papier écrit de sa main en langue persane, et qui fut montré aux chefs. Contrairement à ses habitudes, il ne confia à personne cette fatale résolution, et ce ne fut que le lendemain, quand il pria les capitaines Trevor, Lawrence et Mackenzie, de l’accompagner, qu’il leur fit part du projet qu’ils étaient appelés à exécuter avec lui. Le capitaine Mackenzie lui dit que c’était évidemment un complot formé contre lui. « Un complot ! répondit sir William ; laissez-moi faire, fiez-vous à moi là-dessus. » Puis il donna ordre au capitaine Lawrence de rester à cheval pour galoper jusqu’à la citadelle et prévenir le roi. À toutes les objections qui lui furent faites, il répondit : « Il y a du danger, mais la chose en vaut la peine. Dans tous les cas, j’aime mieux mourir cent fois que de vivre encore six semaines comme celles que je viens de passer. » Il avait prié le général Elphinstone de tenir deux régimens tout prêts à faire une sortie. Quand il partit, rien n’était préparé ; il haussa les épaules et dit : « Au reste, c’est comme cela depuis le commencement du siége. »

À peu de distance du camp, sir William fit faire halte à sa petite escorte, et s’avança avec ses trois officiers à cinq ou six cents pas du rempart. Là ils rencontrèrent le sirdar accompagné d’Amenoulah-Khan et des principaux chefs. Après les salutations habituelles, l’envoyé offrit au sirdar un superbe cheval qu’il venait de payer 3,000 roupies. Mahomed-Akbar le remercia de son présent, et aussi d’une paire de pistolets que sir William lui avait envoyés la veille avec sa voiture et deux chevaux. C’est avec un de ces pistolets que le sirdar allait tout à l’heure assassiner l’envoyé.

On étendit à terre des couvertures de chevaux, à l’endroit où la neige était le moins épaisse. Sir William s’assit à côté du sirdar, ayant derrière lui les capitaines Trevor et Mackenzie. Mahomed-Akbar demanda à l’envoyé s’il était toujours prêt à exécuter leurs conventions ; sir William répondit : « Pourquoi pas ? » À ce moment, les Anglais s’aperçurent qu’une troupe d’Afghans armés jusqu’aux dents s’approchaient insensiblement en formant un cercle autour d’eux. L’envoyé les montra au sirdar, qui lui répondit : « Oh ! ils sont dans le secret. » Puis tout à coup il cria : Begeer ! begeer ! « Je me retournai, dit le capitaine Mackenzie, et je vis le sirdar saisir le bras gauche de l’envoyé avec une expression de férocité diabolique peinte sur ses traits ; le sultan Jan s’était assuré du bras droit. Ils l’entraînèrent ainsi renversé, et le seul mot que j’entendis dire au malheureux sir William fut : « Az barae khooda ! Au nom du ciel ! » Je vis un instant sa figure, elle était pleine d’horreur et de surprise. » Le capitaine Lawrence dit aussi dans sa relation : « Tout à coup je me sentis saisir les bras, arracher mes pistolets et mon épée, et moi-même je fus violemment enlevé de terre et entraîné par Mahomed-Shah-Khan, qui me dit : « Venez vite, si vous tenez à la vie ! » Je me retournai et je vis l’envoyé étendu par terre, la tête placée où étaient tout à l’heure ses talons, ses mains emprisonnées dans celles d’Akbar, et la consternation et l’horreur peintes sur la figure. »

Le sirdar comptait garder l’envoyé comme otage, mais il paraît que sir William fit une résistance désespérée, et alors Mahomed-Akbar lui tira un coup de pistolet dans la poitrine. Son corps fut immédiatement taillé en pièces ; sa tête fut promenée dans la ville et montrée triomphalement à un officier anglais qui y était prisonnier, et ses restes mutilés furent exposés sur le principal marché de Caboul.

Il est certain que l’intention des chefs afghans était, non pas de massacrer leurs prisonniers, mais de les garder et de leur dicter des conditions. Dans l’entraînement de la vengeance, ils conservaient encore un certain esprit politique ; ils savaient que le gouvernement anglais était assez fort pour tirer d’eux des représailles signalées, et ils voulaient autant que possible tenir une porte ouverte aux négociations. Aussi firent-ils tous leurs efforts pour protéger leurs prisonniers contre la fureur de la multitude, et on les vit s’exposer plusieurs fois à la mort pour les sauver, et recevoir les coups qui leur étaient destinés. Le capitaine Trevor fut placé en croupe sur le cheval de Mohamed-Khan, mais il tomba et fut impitoyablement massacré. Son corps fut promené dans les rues de Caboul. Le capitaine Mackenzie monta aussi en croupe derrière un des chefs, qui prit le galop en se dirigeant vers un fort. Les balles sifflaient autour d’eux, et les barbares les poursuivaient en criant : Tuez le kafir (l’infidèle) ! Le chef fut obligé de s’arrêter un instant, et, en ôtant son turban, ce qui est le dernier appel que puisse faire un musulman, de les prier d’épargner la vie de son ami. En montant une butte, le cheval tomba, le prisonnier fut avec peine arraché à la rage de la foule ; le sirdar accourut et fit une charge pour le secourir ; le chef qui le protégeait se mit au-devant de son corps pour le couvrir, et reçut un coup de sabre. Ce fut ainsi que le capitaine Mackenzie put arriver jusqu’au fort, où il trouva le capitaine Lawrence, sauvé comme lui, mais épuisé par la course furieuse qu’on lui avait aussi fait faire, et par les coups qu’il avait reçus.

Les chefs vinrent successivement les rejoindre dans le fort. Un vieux mollah ou prêtre musulman fut le seul qui osât flétrir ouvertement et intrépidement la conduite de ses frères ; il s’écria que cette trahison infâme était un déshonneur pour l’islamisme. Mahomed-Akbar dit aux prisonniers que sir William et le capitaine Trevor étaient en sûreté, mais, au même instant, on leur tendait par une fenêtre la main sanglante et mutilée du malheureux envoyé. Comme ils n’étaient pas en sûreté dans le fort, qui recevait continuellement des assauts, ils furent emmenés au milieu de la nuit dans la ville. Ce fut la maison du sirdar qui leur servit d’asile. Ils y retrouvèrent le capitaine Skinner, celui qui avait porté à sir William les fatales propositions qui l’avaient trompé. Le capitaine Skinner, n’ayant sa liberté que sur parole, était revenu se constituer prisonnier.

Les officiers anglais furent convenablement traités, et les chefs barbares cherchèrent à renouer les négociations. Le capitaine Lawrence fut logé chez Amenoulah-Khan, qui lui montra la lettre que sir William avait écrite au sirdar. Le 29 décembre, il fut renvoyé au camp avec une escorte. Le lendemain, les capitaines Mackenzie et Skinner apprirent que le major Pottinger avait renoué les négociations, et ils furent aussi reconduits au camp, déguisés en Afghans pour plus de sûreté.

Que faisaient les Anglais dans leur camp pendant que le représentant de leur pays était massacré sous leurs yeux ? Rien. Ils semblaient paralysés et frappés de stupeur. Ici, M. Eyre ne peut contenir son indignation, et il s’écrie « Pas un coup de fusil ne fut tiré, pas un soldat ne bougea ; le meurtre d’un envoyé anglais fut accompli à la face et à portée de fusil d’une armée anglaise, et non-seulement on ne chercha pas à venger cet acte atroce, mais on laissa le corps, étendu dans la plaine, servir de trophée à une populace fanatique, et de parade sur un marché public. »

Pendant toute la journée on fut dans l’incertitude sur le sort des parlementaires. La malheureuse femme de sir William était dans toutes les angoisses du doute. Enfin le soir le général Elphinstone reçut une lettre du capitaine Conolly, qui était à Caboul, et qui lui annonçait la triste mort de l’envoyé.

Le major Pottinger se trouva alors chargé de l’agence politique, et à peine était-il entré en fonctions, qu’il reçut des ouvertures de négociations. Les conditions proposées étaient que les Anglais abandonneraient toute leur artillerie, sauf six pièces de canon, qu’ils livreraient tous leurs trésors, et que les hommes mariés seraient donnés pour otages, avec leurs femmes et leurs enfans.

Ici, nous rencontrons dans le livre de M. Eyre quelques simples lignes qu’on ne peut lire sans une pénible émotion. Le lendemain du jour du massacre de l’envoyé était le 25 décembre, le jour de Noël ! Noël, la fête des familles anglaises, le jour traditionnel de la joie ! Pour qui a vu un christmas anglais, pour qui sait combien est populaire cette réjouissance religieuse et domestique, il est impossible de contempler sans sympathie et sans tristesse cette faible troupe de chrétiens ensevelis dans les neiges de l’Asie, cernés par des masses d’infidèles et d’ennemis sans pitié, et se rappelant, en face de la mort et sous le coup des plus cruelles souffrances, la fête du foyer natal. « Jamais, dit M. Eyre, jamais un plus triste jour de Noël n’avait brillé sur des soldats anglais dans une terre étrangère. Le peu d’entre nous auxquels la force de l’habitude a fait encore échanger les vœux et les complimens d’usage l’ont fait avec des contenances et avec des paroles qui exprimaient tout autre chose que la joie. »

On a dit avec vérité qu’un conseil de guerre ne se bat jamais. Le major Pottinger s’opposait résolument à tout projet de négociation, n’ayant aucune confiance dans la bonne foi des chefs afghans ; mais il fut seul de son avis dans le conseil. Pour trouver les quatre familles demandées comme otages, on afficha dans le camp une circulaire avec l’offre de 2000 roupies par mois à qui voudrait se livrer volontairement. Mais les Afghans inspiraient une telle frayeur, que des officiers déclarèrent qu’ils aimeraient mieux tuer leurs femmes que de les exposer à de pareils dangers. On répondit donc aux chefs qu’il était contraire aux usages de la guerre de donner des femmes en otage.

La convention fut néanmoins conclue sans cette condition ; mais le départ des troupes fut, sous divers prétextes, différé jusqu’au 6 janvier. Les symptômes de trahison éclataient de toutes parts, et les Anglais recevaient des avertissemens sinistres. Le shah Soudja lui-même leur fit dire à plusieurs reprises qu’ils allaient à leur ruine, et il engagea instamment lady Mac-Naghten à venir se mettre sous sa protection dans la citadelle. « Mais, dit M. Eyre, tout fut inutile. Le général et son conseil de guerre avaient décidé que nous partirions, et il fallut partir. »

Nous avons maintenant à suivre l’armée anglaise dans les vicissitudes de sa terrible retraite. Nous avons, dans une autre occasion, comparé cette expédition désastreuse à la retraite de l’armée française de Moscou, et ce rapprochement a pu paraître au premier abord empreint d’une certaine exagération. Sans aucun doute, les aventures de l’armée anglaise dans l’Afghanistan n’ont point ces proportions épiques avec lesquelles la campagne de notre grande armée apparaît dans l’histoire. Cependant, dans un cadre plus restreint, elles offrent pour ainsi dire un résumé de toutes les souffrances et de toutes les calamités qui peuvent frapper une armée en déroute. Le tableau qu’en a tracé M. Eyre est, dans sa simplicité, rempli d’un intérêt poignant. Nous conserverons l’ordre qu’a suivi le narrateur, en assignant à chaque jour de cette affreuse semaine sa part de malheurs. Les Anglais se mirent en marche le 6 janvier, et le 13 il ne restait de dix-sept mille hommes, femmes et enfans, que des cadavres et quelques prisonniers.

Il faut connaître la composition d’une armée indienne pour bien apprécier les immenses difficultés que les Anglais avaient à combattre. Sur ces dix-sept mille individus qui allaient s’engager dans des gorges impraticables, il n’y avait pas plus de quatre mille cinq cents combattans, en y comprenant les soldats indigènes. Le reste se composait de ce qu’on appelle dans l’Inde camp followers (suivans de camp), qui sont les domestiques des officiers et des soldats, car dans une armée indienne chaque soldat a plusieurs hommes affectés à son service personnel. Cette masse inutile, augmentée encore par les femmes et les enfans, fut la cause principale de l’entière destruction de l’armée, car elle jeta dans toutes les opérations un désordre qu’il fut impossible de réparer. Quant aux femmes et aux enfans, il suffira de dire que la femme du capitaine Trevor avait avec elle sept enfans, et était grosse d’un huitième qui naquit depuis dans la captivité.

Le 6 janvier 1842, ces malheureux se mirent en route. On ouvrit une brèche dans le rempart du camp pour donner passage aux troupes et aux équipages ; environ deux mille chameaux emportaient ce qui était strictement nécessaire pour camper dans la neige. « Lugubre était la scène, dit M. Eyre, au milieu de laquelle nous nous engagions avec un courage abattu et les plus tristes pressentimens. Une neige épaisse couvrait la montagne et la plaine d’une nappe sans tache, et le froid était d’une telle intensité, qu’il pénétrait les plus chauds vêtemens et les rendait inutiles. Il avait été convenu que deux mille Afghans, sous les ordres du sultan Jan, escorteraient l’armée ; mais l’escorte ne parut pas. À peine la première colonne des Anglais était-elle sortie du camp que des masses d’Afghans s’y jetèrent par un autre côté et commencèrent le pillage. Pendant toute la retraite, nous verrons ainsi les Afghans suivre pas à pas les traces de l’armée comme des nuées d’oiseaux de proie. La première journée fut tout entière employée au départ ; la longue file des équipages sortit par la brèche jusqu’au soir. La nuit tomba sur cette scène de désolation, et à ce moment, les Afghans ayant mis le feu au camp abandonné, toute la campagne fut illuminée sur l’espace de plusieurs milles, et offrit, dit M. Eyre, un spectacle d’une sublimité terrible. Les Afghans, dans leur fanatisme ignorant, mirent le feu à plusieurs trains d’artillerie, dont ils s’enlevèrent ainsi l’usage. On avait à plusieurs reprises pressé le général Elphinstone d’enclouer les canons qu’il s’était engagé à livrer ; mais il avait refusé, considérant cet acte comme un manque de parole. Dès le premier jour, avant même que l’arrière-garde se fût mise en marche, les hommes tombaient par vingtaines et restaient dans la neige. Les cipayes surtout (les soldats indiens) et les suivans de camp, découragés et accablés par le froid, s’asseyaient avec désespoir dans la plaine et y attendaient la mort. Le froid fit pendant cette nuit un nombre considérable de victimes. Une vingtaine de carabiniers, sous les ordres du capitaine Mackenzie, eurent recours à un assez curieux expédient pour se préserver autant que possible du froid. Ils commencèrent par nettoyer un étroit espace de terrain, et, en ayant enlevé la neige, ils s’y couchèrent en cercle, très serrés les uns contre les autres, leurs pieds se joignant au centre, après avoir eu soin d’étendre sur eux tout ce qu’ils avaient pu rassembler de couvertures et de vêtemens. De cette manière, ils purent conserver assez de chaleur naturelle pour se soustraire à la gelée, et le capitaine Mackenzie déclara qu’il avait à peine souffert du froid.

Le lendemain, le 7 janvier, la moitié des cipayes était déjà hors de combat ; ils allaient par centaines se joindre aux suivans de camp, et augmentaient la confusion. La neige durcie était tellement adhérente aux pieds des chevaux, qu’il aurait fallu le ciseau et le marteau pour l’en détacher. « L’air même que nous respirions, dit M. Eyre, gelait en sortant de notre bouche et de nos narines, et chargeait de petits glaçons nos moustaches et nos barbes. »

Ce fut alors que le sirdar Mahomed-Akbar reparut sur la scène, et que les Anglais, déjà vaincus par la neige, eurent encore à combattre des ennemis non moins impitoyables. La conduite de Mahomed-Akbar, pendant la retraite, est souvent incompréhensible ; elle présente le plus singulier mélange de bonne foi et de perfidie, de générosité et de cruauté. Son but semble avoir été d’exterminer toute l’armée, en n’épargnant que les officiers et les femmes, qu’il se proposait de garder comme otages pour la rançon de sa famille. Il faut se souvenir aussi que les Afghans qui tenaient la campagne étaient, pour la plupart, de la tribu des Ghilzis, c’est-à-dire d’une tribu rivale de celle dont Mahomed-Akbar était un des chefs, et qu’il n’exerçait sur eux qu’une autorité très précaire. C’est pourquoi nous le voyons, pendant la retraite, lancer incessamment les Ghilzis comme une meute sur la masse des fuyards, et donner constamment pour excuse qu’il n’était pas maître de les retenir. Il se fait successivement livrer les officiers et les femmes, et abandonne le reste au couteau.

Quand les barbares commencèrent l’attaque, le capitaine Skinner se fit conduire auprès du chef barbare, qui lui dit qu’il avait été chargé de les escorter dans la montagne, mais qu’il réclamait six otages, comme garantie de la reddition de Jellalabad, qu’occupait le général Sale. Il fallut souscrire à ces conditions, et le feu cessa pour quelque temps. La nuit vint encore avec un redoublement de rigueur, avec la faim, le froid, l’épuisement, la mort. L’armée était alors arrivée à l’entrée des gorges du Kourd-Caboul ; en deux jours, elle n’avait encore fait que dix milles.

Le 8 janvier, des milliers d’hommes ne se relevèrent pas, et continuèrent dans la neige leur dernier sommeil. Dès le matin, les Afghans recommencèrent leur feu. L’avant-garde des Anglais dut s’ouvrir un passage à la baïonnette. Le capitaine Skinner alla de nouveau trouver Mahomed-Akbar ; le sirdar demanda encore pour otages le major Pottinger et les capitaines Lawrence et Mackenzie. Les trois officiers se livrèrent volontairement, et le feu cessa. Alors l’armée se remit en marche, et ici nous laissons parler M. Eyre :

« Une fois encore, dit-il, cette masse vivante d’hommes et d’animaux se mit en mouvement. Les rapides effets de désorganisation produits par deux nuits passées dans la gelée peuvent à peine se concevoir. Le froid avait tellement mis au vif les mains et les pieds des hommes les plus forts, qu’ils étaient complètement hors de service : la cavalerie, quoique moins exposée, avait néanmoins tant souffert, que les hommes étaient obligés de se faire monter sur leurs chevaux. En réalité, il restait à peine quelques centaines d’hommes en état de combattre.

« L’idée de nous engager dans le défilé terrible qui était devant nous, sous le feu de barbares altérés de vengeance, avec cette masse confuse et irrégulière, était effrayante. Le spectacle que présentaient alors ces flots de créatures animées, dont la plupart devaient dans quelques heures former un sentier de cadavres, ne pourra jamais être oublié par ceux qui l’ont vu. Le formidable défilé a environ cinq milles d’un bout à l’autre, et des deux côtés il est encaissé par une ligne de rochers à pic entre lesquels le soleil, dans cette saison, ne pouvait jeter qu’une lumière momentanée. Il est traversé par un torrent dont le cours impétueux résiste à la gelée…, et que nous avions à passer et repasser à peu près vingt-huit fois. À mesure que nous avancions, le passage devenait plus étroit, et nous pouvions voir les Ghilzis se rassembler sur les hauteurs en nombre considérable. Ils ouvrirent bientôt un feu très vif sur l’avant-garde. C’était là que se trouvaient les dames ; voyant que leur unique chance de salut était de ne pas rester en place, elles prirent le galop en tête de tout le monde, à travers les balles qui sifflaient par centaines à leurs oreilles, et franchirent ainsi bravement le défilé. Elles échappèrent toutes providentiellement au danger ; lady Sale reçut seule une légère blessure au bras. Je dois dire cependant que plusieurs des gens de Mahomed-Akbar, qui avaient pris l’avance, firent les plus énergiques efforts pour faire cesser le feu ; mais rien ne pouvait arrêter les Ghilzis. La foule qui suivait se jeta au plus épais du feu, et le carnage fut affreux. Une panique universelle se répandit rapidement, et des milliers d’hommes, cherchant leur salut dans la fuite, se précipitèrent en avant, abandonnant bagage, armes, munitions, femmes, enfans, et ne songeant plus qu’à leur vie. »

Au milieu de cette déroute universelle, quelques traits de courage se font encore jour. Le lieutenant Sturt, blessé mortellement, était resté étendu dans la neige ; le lieutenant Mein retourna sur ses pas pour le chercher au milieu du feu ; il réussit à le mettre sur un misérable pony et le conduisit au camp, où il mourut le lendemain. « Ce fut, dit M. Eyre, le seul homme de toute l’armée qui reçut une sépulture chrétienne. » Cependant le défilé fut passé, mais la neige se remit à tomber et continua toute la nuit. On n’avait pu sauver que quatre petites tentes, dont une appartenait au général. On en donna deux aux femmes et aux enfans, et la troisième aux blessés ; mais un nombre immense de blessés resta sans abri et périt pendant la nuit. « De toutes parts, dit M. Eyre, retentissaient des gémissemens et des cris. Nous étions entrés dans une température plus froide encore que celle dont nous sortions, et nous étions sans tentes, sans feu, sans vivres ; la neige était notre seul lit, et pour beaucoup elle fut un linceul. Il est seulement miraculeux qu’un seul d’entre nous ait pu survivre à cette nuit horrible. »

Le 9 janvier, on se remit en marche, mais désormais sans aucun ordre et sans aucune discipline. La désertion commençait à éclaircir les rangs des soldats indigènes. Mahomed-Akbar offrit alors de prendre sous sa garde les femmes et les enfans, promettant de les escorter en suivant l’armée à une journée en arrière. Le général Elphinstone y consentit et donna des ordres pour que toutes les femmes et tous les officiers mariés se préparassent à partir avec un détachement de cavalerie afghane qui les attendait. Laissons encore M. Eyre raconter ces scènes navrantes :

« Jusqu’à ce moment, dit-il, les dames avaient à peine mangé depuis qu’elles avaient quitté Caboul. Plusieurs avaient au sein des enfans nés depuis quelques jours et ne pouvaient se tenir sans être soutenues. D’autres étaient dans un état de grossesse tellement avancé que, dans des circonstances ordinaires, traverser un salon eût été pour elles une fatigue ; cependant ces faibles et pauvres femmes, avec leur jeune famille, avaient été obligées de voyager sur des chameaux ou sur le haut des chariots à bagage ; heureuses celles qui avaient pu trouver des chevaux et qui pouvaient s’en servir ! La plupart étaient restées sans abri depuis leur départ du camp ; leurs domestiques avaient déserté ou avaient été tués, et, à l’exception de lady Mac-Naghten et de Mme Trevor, elles avaient perdu tout leur bagage et n’avaient plus autre chose que ce qu’elles portaient sur elles, encore étaient-ce des vêtemens de nuit avec lesquels elles avaient quitté Caboul dans leurs litières. Dans de pareilles circonstances, quelques heures de plus auraient fait d’elles des cadavres. L’offre de Mahomed-Akbar était donc leur seule chance de salut. Leurs maris, bien vêtus et plus forts, auraient certainement préféré courir la chance des troupes ; mais où est l’homme qui pourrait hésiter entre le soin de sa vie et la pensée de secourir et de consoler par sa présence les êtres qui lui sont le plus chers ? »

L’escorte du sirdar emmena donc les femmes, les enfans, les officiers mariés, et plusieurs officiers blessés. Au nombre de ces derniers était M. Eyre, qui survécut ainsi pour raconter la triste destinée de ses compagnons. Nous retrouverons plus tard les prisonniers ; nous devons en ce moment suivre jusqu’au bout les restes de la malheureuse armée qui continuait sa marche.

Le 10 janvier, le jour se leva sur des scènes d’une désolation croissante. Dès que le signal de la marche eut été donné, les troupes se précipitèrent en avant dans le plus grand désordre, chacun craignant par-dessus tout d’être laissé en arrière. Il n’y avait plus, à ce moment, que les soldats européens qui fussent valides ; les Indiens avaient les mains et les pieds gelés, ils ne pouvaient plus tenir leurs armes, et le froid agissait sur eux de manière à les rendre fous. La terreur et le désespoir étaient sur tous les visages. L’avant-garde s’engagea dans une gorge étroite ; les Afghans, qui occupaient les hauteurs, la laissèrent s’approcher à portée de fusil, et ouvrirent tout à coup sur elle un feu terrible. Chaque coup portait sur cette masse serrée ; bientôt les morts et les mourans encombrèrent le passage, et ceux qui suivaient se trouvèrent arrêtés par ce rempart de cadavres. Les cipayes, désespérés, jetèrent leurs armes et se mirent à courir. La masse des suivans de camp se dispersa dans toutes les directions. Alors les Afghans descendirent le sabre à la main sur leurs victimes sans défense, et il y eut un massacre général. Les débris des troupes indiennes furent taillés en pièces. Cependant l’avant— garde avait fait une trouée et continué sa marche. Après avoir fait environ cinq milles, elle s’était arrêtée pour attendre l’arrière-garde, lorsqu’elle apprit avec stupeur, par quelques fugitifs échappés au carnage, que de toute la troupe qui s’était mise en mouvement le matin, elle seule avait survécu. Les suivans de camp formaient encore une masse assez considérable, mais de l’armée proprement dite, il ne restait que cinquante artilleurs et cent cinquante cavaliers.

Voyant approcher un parti d’ennemis, Le général Elphinstone fit aligner sa petite troupe, mais il reconnut le sirdar. Le capitaine Skinner alla de nouveau parlementer avec lui ; Mahomed-Akbar annonça qu’il ne pouvait plus retenir les Ghilzis, que son autorité était méconnue. Il demanda que les deux cents hommes qui restaient déposassent les armes, promettant de les conduire en sûreté jusqu’à Jellalabad ; quant aux suivans de camp, il déclara qu’il n’y avait plus d’autre alternative que de les abandonner à leur sort. Le général ne put accepter ces conditions désespérées, et donna l’ordre de reprendre la marche.

Les Anglais firent encore cinq milles dans un étroit défilé sous le feu de l’ennemi qui couronnait les hauteurs. Quinze officiers tombèrent seulement pendant ce trajet. Le capitaine Skinner retourna auprès du sirdar, qui fit encore la même réponse et les mêmes offres ; le général ne pouvant les accepter honorablement, tout espoir de ce côté fut perdu. On se remit en marche. Le dernier canon fut abandonné, avec un médecin blessé qui y avait été attaché avec des sangles, et que les soldats, qui l’aimaient beaucoup, avaient jusqu’à ce moment réussi à sauver. La nuit tomba encore sur cette scène d’horreur.

Le 11 janvier, la famine et la soif se firent sentir d’une manière terrible. La chair crue de trois taureaux qu’on avait pu sauver fut partagée entre les soldats, qui la dévorèrent avec rage. La neige, qu’ils mangeaient avidement, ne fit qu’accroître leur soif. Un messager du sirdar vint chercher le capitaine Skinner, qui revint quelques heures après, porteur d’une proposition d’entrevue. Le général partit avec deux officiers ; Mahomed-Akbar les reçut avec les plus grandes démonstrations de bienveillance, leur fit servir des vivres, et les conduisit dans une petite tente, où, pour la première fois depuis leur départ de Caboul, ils purent jouir d’un sommeil tranquille.

Le 12 janvier, il y eut une conférence entre le général et le sirdar, qu’étaient venus joindre plusieurs chefs ; mais rien n’y fut décidé. La journée se passait, le général pressait vainement Mahomed-Akbar de le faire reconduire au milieu de ses soldats. À sept heures, on entendit recommencer la fusillade, et on apprit que la petite troupe, se croyant abandonnée, avait repris sa marche. Le capitaine Skinner, qui était resté avec les soldats, s’étant avancé pour faire une reconnaissance, reçut un coup de pistolet à bout portant dans la figure. Il fut rapporté au camp, et mourut dans la nuit. Le découragement était au comble. Les malades et les blessés durent être abandonnés ; les débris de la troupe s’engagèrent encore dans un défilé impraticable où chaque homme était ajusté comme une bête fauve. Douze officiers tombèrent l’un après l’autre. Une cinquantaine d’hommes, mieux montés que les autres, parvinrent seuls à sortir du passage.

Quand les Afghans purent voir le petit nombre de leurs adversaires, ils poussèrent des cris de triomphe sauvages, et, se jetant sur eux le sabre à la main, terminèrent enfin cette lutte inégale.

Douze hommes restaient encore et galopaient en avant ; six tombèrent exténués sur la route ; les six autres parvinrent jusqu’à un village où ils furent forcés de s’arrêter un instant pour prendre quelque nourriture. Mais les habitans se jetèrent tout à coup sur eux, deux furent mis en pièces, les quatre autres reprirent le galop ; à quatre milles de Jellalabad, trois d’entre eux furent atteints et massacrés, et de toute l’armée, un seul homme, le docteur Brydon, monté sur son petit pony, arriva à Jellalabad, et tomba, sans forces et presque sans vie, dans les bras de ses compatriotes.

Telle fut la fin de l’armée de Caboul. Cette armée formait le principal corps d’occupation ; mais les Anglais avaient aussi des garnisons dans les deux autres villes royales de l’Afghanistan, Candahar et Ghizni. Celle de Candahar, la plus éloignée, se maintint à son poste ; celle de Ghizni eut un sort presque aussi triste que celle de Caboul. Elle avait voulu marcher au secours du général Elphinstone ; mais, assiégée et affamée elle-même, elle avait dû ne plus songer qu’à se défendre. Les détails du siége et de la reddition de Ghizni ne se trouvent point dans le livre de M. Eyre ; nous emprunterons ceux qui vont suivre à une relation publiée par un des officiers de la garnison, le lieutenant Crawford.

Dès le milieu du mois de décembre, les Anglais et les cipayes avaient été obligés d’évacuer la ville et de se retrancher dans la citadelle. L’hiver était, comme à Caboul, de la plus grande rigueur ; en une nuit, il tombait deux pieds de neige, et le thermomètre descendait quelquefois à 12 et 14 degrés. Aussi les cipayes furent-ils bientôt hors de service, ayant les pieds et les mains ulcérés et décomposés par le froid. Néanmoins la garnison soutint le siége pendant trois mois, au bout desquels, n’ayant plus aucun espoir d’être secourue, et manquant de vivres, d’eau et de bois, elle capitula. Le colonel Palmer, qui la commandait, signa un traité aux termes duquel lui et ses hommes devaient être escortés en toute sûreté jusqu’à Peshawer, avec armes et bagages. Le 6 mars, les Anglais évacuèrent la citadelle et prirent leurs quartiers dans plusieurs maisons de la ville. Dès le lendemain, ils furent attaqués par surprise ; poursuivis d’étage en étage, puis de maison en maison, ceux qui survécurent se replièrent tous sur deux maisons occupées par le colonel Palmer et son état-major. Pendant deux jours, cet espace resserré présenta un affreux spectacle ; la faim et la soif sévissaient à l’envi, et les assiégés se disputaient des glaçons pour se désaltérer. On se prépara à mourir. « Les couleurs du régiment, dit le lieutenant Crawford, furent brûlées afin qu’elles ne tombassent pas entre les mains de l’ennemi. Quant à moi, je pris ma montre et je la jetai dans un fossé avec ce que j’avais d’argent ; je brûlai aussi la miniature de ma pauvre femme, et je bourrai un fusil avec le cadre en or, bien déterminé à le faire avaler à un Ghazi avant de mourir. Heures sur heures passaient, et nous attendions à chaque instant le signal d’un assaut général. Nous voyions les ennemis cerner de toutes parts nos maisons, ils formaient au loin des masses noires, et étaient alors au moins vingt mille. »

Il paraît que les chefs proposèrent encore aux Anglais de leur laisser la vie sauve, pourvu qu’ils abandonnassent les cipayes à la fureur des Ghazis. Les officiers refusèrent ; mais les cipayes, se croyant perdus, tinrent conseil et résolurent de se chercher un passage les armes à la main. Ils partirent pendant la nuit, se perdirent dans les champs et dans la neige, et furent tués ou pris jusqu’au dernier. Alors les Anglais se rendirent.

Durant une captivité de plusieurs mois, ils endurèrent des souffrances cruelles. Le lieutenant Crawford raconte qu’ils étaient dix dans une petite chambre dont ils couvraient complètement le sol quand ils se couchaient ; pour prendre un peu d’exercice, ils étaient obligés de se promener, chacun à son tour, de long en large dans un espace de six pas. Ne pouvant changer de linge, ils étaient infectés de vermine, qu’ils passaient tous les matins une heure à pourchasser. La porte et la fenêtre de leur chambre étant constamment fermées, ils respiraient à peine dans une atmosphère étouffante. Le colonel Palmer fut mis à la torture, et les autres officiers furent menacés du même supplice, s’ils ne livraient pas un trésor qu’on les accusait d’avoir enfoui. Un d’eux mourut, et ses camarades lurent l’office des morts sur son corps, chacun croyant bientôt le suivre. Ils vécurent ainsi jusqu’à la fin du mois de juin, et à cette époque furent dirigés sur Caboul, où Mahomed-Akbar les reçut avec une excessive bienveillance. Nous les y retrouverons plus tard ; nous avons maintenant à rejoindre les prisonniers de l’armée de retraite, qui étaient, depuis le 10 janvier, séparés de leurs compagnons, et que la captivité sauva de la mort.

Emmenés dans le camp du sirdar, ils y retrouvèrent le major Pottinger et les officiers qui avaient été livrés comme otages quelques jours auparavant. Une des dames y retrouva aussi son enfant qu’elle croyait perdu, et qui avait été ramassé sur la route. Les chefs afghans les accueillirent avec beaucoup de courtoisie, et leur abandonnèrent trois cabanes, où ils eurent à choisir entre le froid et une fumée intolérable. Ils n’avaient pour lit que la terre, et pour couvertures que leurs manteaux. N’ayant ni cuillères ni fourchettes, ils se résignèrent à manger à la gamelle, et à plonger leurs doigts dans un plat commun. Mais qu’était-ce que ces privations auprès des souffrances inouies qu’enduraient les malheureux engagés dans la montagne ?

Pendant plusieurs jours, ils marchèrent sur les traces de l’armée. La neige, dit M. Eyre, était littéralement rougie par le sang sur l’espace de plusieurs milles ; partout, sur leur passage, ils rencontraient des mourans criblés de coups de couteau, et reconnaissaient les cadavres de leurs amis. Ils retrouvèrent, entre autres, le corps d’un des chirurgiens de l’armée, qui s’était fait la veille amputer une main avec un canif. Des blessés qui gisaient abandonnés sur la route poussaient inutilement des cris supplians en les voyant passer. Le 14 janvier, à minuit, ils arrivèrent dans un fort où on leur donna des vivres qui consistaient en morceaux de mouton à moitié cuit et en pain sans levain ; mais, et ici nous reconnaissons bien les Anglais et les Anglaises, leurs domestiques trouvèrent le moyen de leur faire du thé ! Ce fut un vrai régal pour eux tous ; le thé fut une véritable consolation. Nous nous souvenons qu’il y a quelque temps, la marquise de Waterford, emportée dans sa calèche par des chevaux fougueux, fut jetée par terre et presque tuée. Elle resta pendant plusieurs heures sans connaissance, et la première parole qu’elle prononça en revenant à elle fut pour demander a cup of tea. Du thé ! c’est le premier et le dernier mot d’une Anglaise, après la Bible.

Le 15 janvier, les prisonniers eurent à traverser un torrent assez rapide. Les dames furent mises en croupe derrière des soldats afghans ; le sirdar montrait pour elles la galanterie la plus empressée. Plusieurs hommes et plusieurs chevaux furent entraînés par le courant et noyés. Des meutes de chiens affamés, qui suivaient depuis quelques jours la petite troupe, ne purent traverser, et restèrent sur l’autre bord. À mesure que les captifs passaient dans les hameaux épars sur la montagne, ils étaient couverts de malédictions et souvent lapidés.

Le sirdar apprit bientôt que le général Sale avait refusé de rendre la ville de Jellalabad, malgré les ordres du général Elphinstone. Il entra dans une grande fureur, bien que le major Pottinger cherchât à lui faire comprendre qu’un prisonnier, quel que fût son rang, n’avait plus aucune autorité sur ses subordonnés.

Les captifs, cependant, commençaient à organiser leur ménage. Ils s’habituaient insensiblement aux horreurs de leur position. Leur plus grande tribulation était la vermine, qu’ils ne pouvaient éviter. Il faut voir l’espèce de terreur qui les saisit la première fois qu’ils trouvèrent… un pou. Au bout de quelque temps, ils réussirent à enlever aux Afghans le soin de leur faire leur cuisine, et eurent la consolation de restituer ces fonctions à leurs domestiques indiens. Du reste, les Afghans se montraient pour eux d’assez agréables compagnons de voyage, très enclins à la conversation et à la plaisanterie, et doués, à ce qu’il paraît, d’une indépendance et d’une aisance de manières qui contrastaient singulièrement avec les façons serviles des nobles de l’Indoustan. Mahomed-Akbar, depuis qu’ils étaient complètement en son pouvoir, leur témoignait beaucoup d’égards. Il avait laissé aux officiers leurs épées. Un jour, sachant qu’ils avaient besoin d’argent, il leur donna 1,000 roupies. Il les laissait même communiquer avec Jellalabad, et un de leurs jours les plus heureux fut celui où ils reçurent de cette ville un paquet de lettres et de journaux, avec des vêtemens et du linge, que les officiers de la garnison leur envoyèrent généreusement. Leurs amis avaient imaginé un moyen fort ingénieux de communiquer secrètement avec eux. Ils faisaient des marques sur des lettres de l’alphabet dans les journaux, et composaient ainsi des mots que ne pouvaient découvrir ceux qui n’étaient pas prévenus. Ce fut ainsi que les prisonniers apprirent qu’il arrivait des renforts de l’Inde, et qu’ils surent aussi pour la première fois que le docteur Brydon était arrivé seul à Jellalabad. Ils apprirent en même temps, par les Afghans, que le shah Soudja avait été tué d’un coup de fusil à Caboul par un de ses gens.

Les captifs vécurent ainsi pendant deux mois. Au milieu de ces dures épreuves, on les voit encore conserver strictement leurs habitudes religieuses. Un dimanche, on leur donna, à leur grande joie, vingt-quatre heures de halte. « Nous en profitâmes, dit M. Eyre, non-seulement pour prendre un peu de repos, mais surtout pour accomplir nos dévotions du sabbat, ce qui, dans les circonstances où nous nous trouvions, ne pouvait manquer d’être pour nous une consolation plus qu’ordinaire. »

Cependant les Afghans commençaient à les piller. Ainsi un jour un des chefs s’empara de cachemires qui étaient à lady Mac-Naghten, et qui valaient environ 125,000 fr. ; il lui prit aussi pour 250,000 fr. de bijoux. Pendant ces deux mois, quatre des prisonnières accouchèrent ; les femmes supportaient la fatigue avec un courage qui tenait du miracle. Le général Elphinstone fut moins heureux. Il lui restait à peine assez de force pour se tenir, et, au milieu de souffrances mortelles, il était obligé de faire à cheval des marches forcées pendant des journées entières. Le 23 avril, il rendit le dernier soupir. Le sirdar parut touché de cette triste fin ; il offrit de faire transporter à Jellalabad la dépouille de l’infortuné général. Le corps fut cloué dans une bière et partit sous la garde d’un soldat européen déguisé en Afghan ; mais un parti d’Afghans qui rencontra ce modeste convoi brisa le cercueil et lapida le cadavre. Le sirdar apprit la nouvelle de cette profanation avec colère et fit relever le corps, qui fut dirigé sur Jellalabad avec une nouvelle escorte. Ce jour-là, le major Pottinger dit à Mahomed-Akbar que, si le traité avait été fidèlement exécuté, les Anglais seraient sortis de l’Afghanistan pour n’y jamais rentrer. « Est-ce bien vrai ? répondit le sirdar ; alors, j’ai été un bien grand fou ! »

Un autre jour, les officiers anglais, pendant leur marche, le rencontrèrent assis sur le bord du chemin. « Il paraissait malade et abattu, dit M. Eyre ; mais il nous rendit poliment notre salut. » Il devenait de plus en plus triste et irrésolu. Les troupes qu’il avait envoyées pour réduire Jellalabad avaient été repoussées et avaient abandonné le siége. La désertion et l’indiscipline commençaient à se répandre dans les tribus sauvages, qu’il ne dominait que par l’ascendant du succès.

Mahomed-Akbar semblait alors sentir qu’il avait été trop loin et craindre les conséquences du parti désespéré qu’il avait pris. Cependant il dissimulait ses inquiétudes. Pendant une des conférences qu’il eut avec ses prisonniers, on lui remit une lettre qui lui annonçait que sa famille, captive à Loudiana, avait été affamée pendant une semaine entière par ordre du gouvernement de l’Inde. Les officiers présens s’écrièrent que c’était une fausseté ; mais le sirdar, faisant un effort sur lui-même, répliqua qu’il s’en inquiétait peu, et que la destruction de tous les siens ne pourrait altérer en rien ses résolutions, quelles qu’elles fussent. D’autres fois, il faiblissait, et questionnait avec une certaine anxiété ses prisonniers. Il regrettait, disait-il, de n’avoir pas connu plus tôt les Anglais, car il avait été, dès son enfance, imbu de préjugés à leur égard qui avaient influé sur toute sa vie, et dont il reconnaissait maintenant l’injustice.

Des partis rivaux se disputaient la souveraineté dans la capitale depuis l’assassinat du shah Soudja. Le sirdar retourna donc sur Caboul, où sa présence était nécessaire. Il proposa à M. Eyre de partager le commandement de ses troupes et de l’aider à prendre Caboul ; mais l’officier anglais répondit qu’il ne pouvait prendre de service en pays étranger sans le consentement de sa souveraine. À mesure qu’ils se rapprochaient de la capitale, ils entendaient le bruit du canon, annonçant que la lutte se prolongeait entre les tribus rivales. Le sirdar établit son camp à deux milles de Caboul vers la fin du mois de mai. Un officier anglais retrouva là sa petite fille, qu’il avait perdue durant la retraite ; on lui avait appris à dire : « Mon père et ma mère sont infidèles, mais moi, je suis une vraie croyante. » Le Bala-Hissar était alors occupé par Futty-Yung, un fils de Zehman-Shah, frère du shah Soudja. Il fut bientôt obligé de composer avec Mahomed-Akbar et plusieurs autres chefs ; il leur abandonna à chacun une tour dans la citadelle, se réservant à lui-même la résidence royale, qui renfermait les trésors. Les tribus et les chefs ennemis prirent ainsi chacun un lambeau du pouvoir, mais la discorde était plus violente que jamais.

Mahomed-Akbar cherchait maintenant tous les moyens de s’assurer l’appui des Anglais. Le général Pollock, qui s’avançait avec des renforts, lui avait offert de lui renvoyer sa famille, qui était entre les mains du gouvernement de l’Inde ; mais le sirdar refusa de l’associer à son existence errante et précaire. Il aurait lui-même volontiers rendu à la liberté tous ses captifs, si les autres chefs ne s’y étaient constamment opposés.

À Caboul, les Anglais retrouvèrent la femme d’un officier, qui avait embrassé la religion mahométane, et était devenue la maîtresse d’un chef afghan. Il paraît que cette femme s’était montrée depuis ce moment l’ennemie la plus implacable de ses compatriotes. Elle a depuis recouvré sa liberté avec les autres.

Ce fut vers la fin du mois de juin que les prisonniers de Ghizni furent, comme nous l’avons dit, amenés à Caboul. Le sirdar leur fit le meilleur accueil. « Je ne pouvais me figurer, dit le lieutenant Crawford, que ce grand jeune homme, de si bonne mine et de si bonnes manières, qui s’informait avec tant de bonté de notre santé, fût le meurtrier de Mac-Naghten et le chef du massacre de nos troupes. Il nous assura que nous serions désormais traités en officiers et en gentlemen. » La conduite de Mahomed-Akbar à l’égard des prisonniers ne se démentit pas. Il leur laissait beaucoup de liberté, veillait avec beaucoup d’intérêt à tous leurs besoins, et semblait chercher à leur faire oublier tout ce qu’ils avaient souffert.

Jusqu’au dernier moment, il espéra pouvoir conclure la paix avec les Anglais, et peut-être obtenir leur protection. Il fit offrir au général Pollock, qui s’avançait toujours, l’échange des prisonniers ; mais le général avait reçu de nouvelles instructions et l’ordre de ne pas accepter de conditions. Réduit au désespoir, Mahomed-Akbar revint à ses idées de vengeance. L’avant-dernière note du journal de M. Eyre est du 29 juillet, et est ainsi conçue : « Mahomed-Akbar a déclaré ce matin, avec une expression de détermination sauvage, que, si Pollock avance, il nous emmènera tous dans le Turkestan, et nous donnera en présent aux différens chefs. Et soyez sûr qu’il exécutera ses menaces, car ce n’est pas un homme dont on se puisse jouer. »

Nous avons dit ailleurs[1] comment Mahomed-Akbar accomplit en effet ses menaces, comment à l’approche des Anglais il dirigea ses prisonniers sur le nord, et comment ces malheureux, qui se voyaient entraînés vers un esclavage sans doute éternel, furent miraculeusement délivrés, et rentrèrent à Caboul le 23 septembre. Treize femmes, douze enfans, trente-un officiers et cinquante-trois soldats recouvrèrent la liberté après une captivité de deux cent trente-un jours. Ce fut ainsi que se termina cette série d’aventures, de souffrances et de désastres, qui, de quelque manière qu’on l’envisage, forme certainement un des épisodes les plus attachans et les plus tragiques de l’histoire contemporaine.

Redevenus maîtres de ce pays qui leur avait été si funeste, les Anglais se livrèrent aux plus cruels excès et aux plus sanglantes représailles. Ainsi, un corps de troupes marcha sur Istalif, une ville de quinze mille ames, dans le Kohistan, et après l’avoir emportée d’assaut, l’abandonna au pillage et au feu. Un offlcier anglais raconte ainsi cette féroce exécution. « Pendant deux jours, la place fut mise à sac. Tout ce qui ne put pas être emporté fut brûlé. Les soldats, Européens ou Indiens, montrèrent une rage qui était portée à son comble par le souvenir des cadavres de leurs compagnons qu’ils avaient retrouvés dans les montagnes. Pas un homme ne fut épargné, avec ou sans armes ; on ne fit pas un seul prisonnier, tous furent pourchassés et écrasés comme de la vermine ; nul ne songeait à faire merci. Nous avons été bien vengés. Partout où ils trouvaient le corps d’un Afghan, les cipayes hindous mettaient le feu à ses habits, afin que la malédiction d’un père brûlé tombât sur ses enfans. On dit même que les blessés qu’on prenait encore vifs étaient ainsi rôtis jusqu’à la mort. »

La ville de Caboul fut aussi détruite de fond en comble, sauf le quartier des Kusilbachis ou Persans, que les Anglais voulaient ménager. Le célèbre bazar, la gloire et l’ornement de l’Asie centrale, et qui datait du règne d’Aureng-Zeb, fut ruiné et brûlé. C’était un magnifique bâtiment, composé d’une file d’arcades longue de six cents pieds et large de trente, et décoré de peintures à fresque. Tous les voyageurs en parlent comme d’une merveille ; c’était là qu’avaient été exposés les restes mutilés de sir William Mac-Naghten. L’œuvre de destruction dura deux jours. C’est ainsi que la ville la plus riche et la plus florissante de cette partie de l’Asie, qui l’année précédente avait une population de 60,000 ames, devint un monceau de ruines. Les Anglais épargnèrent la citadelle, qu’ils laissèrent au pouvoir d’un fils de Shah-Soudja, un enfant de seize ans. La plus grande partie des habitans avait évacué la ville avec Mahomed-Akbar, et s’était réfugiée dans les montagnes. Ghizni, Jellalabad, et tous les forts qui étaient dans les défilés, furent également détruits ; l’armée anglaise se retira de l’Afghanistan comme un fleuve après une inondation, ne laissant sur son passage que la ruine, la désolation et la mort. Du reste, nous n’exprimerons point ici l’indignation que ces cruautés inutiles doivent soulever dans tous les cœurs ; nous devons au peuple anglais la justice de dire que, lorsque le récit de ces excès sauvages est arrivé en Angleterre, il n’y a soulevé qu’un cri unanime d’exécration.

Le gouverneur-général de l’Inde, lord Ellenborough, semble seul avoir pris sa gloire au sérieux, et il a voulu déployer une pompe extraordinaire pour la réception des prisonniers. Les lettres de l’Inde disent qu’il doit aller au-devant de lady Sale, et la prendre avec lui dans son palanquin et sur son éléphant pour parader triomphalement dans le camp de Ferozepore. Il paraît aussi que Dost-Mohamed a reçu l’ordre de venir se présenter au lever du gouverneur-général avant de retourner dans l’Afghanistan. On sait que lord Ellenborough lui rend la liberté, et, comme en même temps il a pris soin de laisser la citadelle de Caboul au pouvoir d’un autre prétendant, c’est une manière comme une autre d’entretenir l’anarchie et la discorde civile au sein de ce malheureux pays. On ne sait quel accueil le gouverneur-général aura fait à son prisonnier. La meilleure politique était de le recevoir honorablement, car Dost-Mohamed est sans contredit le premier homme de cette partie de l’Asie ; il peut un jour ressaisir le pouvoir que les Anglais lui avaient enlevé, et redevenir plus dangereux que jamais.

Puisque nous parlons de lord Ellenborough, nous nous occuperons un instant d’un incident qui a soulevé en Angleterre les plus vives et les plus curieuses discussions, et qui a couvert le gouverneur-général de l’Inde d’un ridicule ineffaçable. Lord Ellenborough avait pourtant de bonnes intentions. Comprenant bien la déconsidération que les évènemens des deux dernières années avaient jetée sur le nom anglais, et la disgrace morale qu’avait subie la puissance anglaise dans l’esprit des populations de l’Inde, il avait voulu utiliser l’expédition de Caboul, et il avait imaginé de lui donner une couleur religieuse, mais, par malheur, une couleur de religion hindoue. Il avait lu dans l’histoire que, huit cents ans auparavant, Mahmoud le Ghaznévide avait envahi l’Inde, renversé les idoles hindoues, et, entre autres exploits, détruit le temple de Somnauth, dont il avait emporté à Ghizni les portes sacrées. Depuis lors, ces portes, en bois de sandal, étaient restées à Ghizni, et comme Mahmoud était un mahométan, ce trophée était un déshonneur pour la religion des Hindous.

Lord Ellenborough, voyant que les Anglais ne rapportaient de l’Afghanistan que peu de gloire, eut l’idée lumineuse d’en rapporter les portes de Somnauth. Bien des gens prétendent que les vieilles portes en bois de sandal sont apocryphes ; mais cela ne fait rien à l’affaire. Le tout était de flatter les Hindous et de leur faire accroire que les Anglais étaient allés dans le Caboul pour y venger, sur la tombe de Mahmoud, la vieille injure de leur caste. Lord Ellenborough fit donc proclamer que l’armée anglaise rapportait en triomphe les fameuses portes, et qu’elles seraient rendues solennellement au temple qui en avait été dépouillé depuis huit siècles. Ce fut à cette occasion qu’il adressa aux princes de l’Inde une proclamation qui est devenue en Angleterre un inépuisable sujet, non-seulement de risée, mais de scandale. Cette proclamation commençait ainsi « Mes frères et mes amis, notre armée victorieuse rapporte en triomphe les portes du temple de Somnauth, et la tombe dépouillée du sultan Mahmoud contemple les ruines de Ghizni (sic). L’insulte de huit cents ans est enfin vengée. Ces portes, si long-temps le monument de votre humiliation, sont devenues le plus brillant témoignage de votre gloire nationale et de votre supériorité sur les nations au-delà de l’Indus. C’est à vous, princes et chefs, que je confierai ce glorieux trophée. Vous-mêmes vous transporterez, avec les honneurs qui leur sont dues, les portes de bois de sandal à travers vos territoires, jusqu’au temple restauré de Somnauth… Vous voyez, mes frères et amis, comment le gouvernement britannique se montre digne de votre amour en consacrant la puissance de ses armes à vous restituer les portes du temple de Somnauth, si long-temps le monument de votre humiliation. »

Il est difficile de pousser plus loin le charlatanisme. Vouloir faire accroire à ces honnêtes Indiens, qui se sont fait battre et exterminer dans l’Afghanistan, qu’ils y sont allés venger une injure de huit cents ans dont pas un d’entre eux n’a de sa vie entendu parler, et leur dire, sans rire, qu’ils ont établi la supériorité de leurs armes sur une nation qui venait de leur donner une si rude leçon, est une entreprise qui passe toutes les bornes du grotesque. Quand les Anglais bombardèrent Copenhague, Napoléon dit ironiquement qu’ils avaient enfin vengé leur injure de dix siècles sur les descendans des hommes qui avaient envahi l’Angleterre du temps d’Alfred. La phrase de lord Ellenborough est de la même force, sauf que lord Ellenborough l’a dite sérieusement. On parle déjà de représenter le gouverneur-général de l’Inde sous la figure de Samson portant sur ses épaules les deux grandes portes de Somnauth en bois de sandal. Ce qu’il y a de mieux, c’est que le temple de Somnauth est détruit depuis plusieurs siècles. La population de la ville est aujourd’hui mahométane, et elle a converti à l’usage de son culte les ruines du temple hindou, de sorte que, ainsi que le disait spirituellement le Times, « l’offrande peut arriver, mais il n’y a ni édifice ni brahmines pour la recevoir. Lord Ellenborough a trouvé une paire de portes pour son idole, mais il lui reste à trouver une idole, un temple, et des prêtres pour ses portes. »

Si la proclamation de lord Ellenborough n’eût été que ridicule, il aurait pu se la faire pardonner ; mais elle était l’acte le plus malhabile et le plus impolitique qu’il fût possible à un gouverneur-général de l’Inde de commettre, car elle réveillait les vieilles inimitiés de caste et de religion, et risquait de mettre aux prises les Hindous et les mahométans. Les Anglais ont dans l’Inde plus de dix millions de sujets musulmans, et lord Ellenborough imagine de leur faire le plus sanglant affront, en humiliant un de leurs prophètes sous les pieds d’une idole hindoue, et en convertissant l’expédition de Caboul en une croisade contre Mahomet au profit des divinités de Vishnou, de Siva, ou de Jaggernaut. La politique constante des gouverneurs de l’Inde avait été de maintenir une impartiale balance entre ces deux grands partis religieux. Les musulmans forment, dans cette partie de l’empire britannique, l’élément le plus uni et le plus compacte de la population, et une franc-maçonnerie des plus redoutables. De plus, on sait combien les tombeaux sont sacrés pour les mahométans, et combien la violation des sépultures leur inspire d’horreur. Or, Mahmoud le Ghaznévide, dont les Anglais avaient dépouillé et saccagé la tombe à Ghizni, était non-seulement un mahométan, mais un saint parmi les vrais croyans, et un grand homme dans l’histoire. Gibbon raconte qu’il avait entrepris une guerre sainte contre les idoles païennes et grossières de l’Inde. Quand il arriva à Somnauth, il donna lui-même un coup de massue sur la tête de l’idole qui était adorée dans le fameux temple de cette ville. Les brahmines terrifiés lui offrirent pour leur divinité une rançon de 250 millions de notre monnaie ; ses conseillers l’engagèrent à accepter, en lui disant que la destruction d’une image de pierre ne changerait pas le cœur des idolâtres, tandis que l’argent qu’ils offraient pouvait servir à soulager les vrais croyans. Le zélé serviteur du prophète répondit : « Vos raisons sont bonnes, mais jamais, dans la postérité, Mahmoud ne passera pour un marchand d’idoles. » Il brisa la tête de l’image, et il en sortit un flot de perles et de rubis qui y étaient cachés, et qui donnèrent le secret de la pieuse sollicitude des brahmines. La religion de Mahomet était donc, à tout prendre, un progrès sur celle des idoles, et c’est sans doute pour ce motif que la chambre des communes d’Angleterre a offert le singulier spectacle de sir Robert Inglis, le représentant de l’université d’Oxford et un des plus zélés puritains des trois royaumes, défendant la tombe de Mahmoud contre les prédilections idolâtres de lord Ellenborougb.

Lord Ellenborough avait fait un acte impolitique, c’était assez pour le compromettre partout ; il avait fait un acte ridicule, c’eût été assez pour le perdre en France ; il avait fait un acte en apparence irréligieux, ç’a été assez pour le perdre en Angleterre. Il y a deux ou trois jours, nous avons vu sa proclamation traduite régulièrement à la barre de la chambre des communes. La presse avait déjà accablé le gouverneur-général sous un déluge de sarcasmes, mais le parti religieux s’est bien gardé de rire, et il a formellement accusé lord Ellenborough d’avoir encouragé le paganisme et rendu hommage aux idoles. Le premier ministre de la Grande-Bretagne s’est vu forcé de venir désavouer en pleine chambre la conduite d’un des plus hauts fonctionnaires du royaume, et de demander grace pour une inconséquence en faveur de services signalés.

Nous ne connaissons pas de fait particulier qui caractérise d’une manière plus fidèle et plus complète l’esprit du peuple anglais, que l’incident dont nous venons de parler. Le gouverneur-général de l’Inde aurait commis les fautes politiques les plus impardonnables, qu’il aurait encore trouvé des défenseurs et des panégyristes ; mais il suffit qu’il porte la plus légère atteinte aux sentimens, ou, si on veut, aux préjugés religieux de la nation, pour qu’il soit renié par son parti, abandonné à la merci de ses adversaires, et pour qu’il succombe sous la sentence souveraine et sans appel de l’opinion.


John Lemoinne.
  1. Voir la livraison de la Revue du 15 décembre dernier.