Journal de Marie Lenéru/Année 1899

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G. Crès et Cie (p. 39-92).
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ANNÉE 1899

Lundi 30 janvier.

Je regrette la musique comme une personne morte.

Ah ! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans…

Je crois ma mémoire prodigieuse à cet égard. Je n’ai pas perdu une mesure de ce que j’ai entendu ; je conserve la gamme très juste, en m’appliquant je retrouverais bien la chromatique, puis tous les arpèges, la note isolée… Alors je lirais la musique comme une langue de plus.

On apprend aux jeunes filles à tout mépriser, se consoler de tout : beauté, fortune, ambition, grande passion. On ne leur laisse même pas l’exaltation de la piété. On leur enseigne le dévouement de tous les jours, « celui qui n’a pas besoin de grandes occasions », sans se douter que leur dévouement n’est peut-être pas ce dont les autres ont besoin.

Mais au moins, si vous leur faites tout mépriser, c’est, enfin, avec quelque chose ? Pas du tout ; car elles méprisent aussi, ou méconnaissent plutôt, l’expression parfaite de leur propre idéal : la vie religieuse. Ô Jésus ! Fils unique, égal au Père qui, avec l’Esprit consolateur, régnez aux siècles des siècles !


Jeudi 2 février.

Je ne sais pas pourquoi, je n’avais pas encore lu Marie Bashkirtseff ; je l’aime, bien que nous soyons différentes. D’abord, mon originalité à moi est une catastrophe.

Elle s’est toujours orientée vers « la gloire ».

Moi, je croyais faire une mauvaise affaire avec la sainteté ; mais je n’y n’allais pas plus mollement. J’ai été janséniste jusqu’à manger des abricots sur une dent malade, ne pouvant ostensiblement refuser de tous les desserts.

Une gloire d’artiste m’aurait toujours semblé misérable. Même aujourd’hui, je souhaiterais la notoriété plutôt pour d’illustres sympathies que pour la renommée.

On trouve que physiquement Marie Bashkirtseff me ressemble. Peut-être, les mêmes joues pleines et le même regard mouvementé.


Dimanche 5 février.

Comment faire pour vivre assez par jour ? Ces dernières années, je croyais à mes études, il me les fallait ; d’ailleurs elles pouvaient alors constituer mon travail. Maintenant c’est trop peu. J’ai besoin d’une effrayante quantité de travail. Un arrêt, c’est une halte dans le désespoir. Où trouver ce qui vaille pareille application ?

Écrire ? J’aurai beau faire, il arrivera un moment où je ne pourrai plus m’en empêcher.

Il n’y a absolument rien dans ma vie. Il me faut un art infini pour m’occuper avec mes ressources, avec mes études ; non seulement je m’ennuie, mais je ne cesse pas de m’ennuyer.

Écrire m’a toujours semblé le sacrifice de la femme à l’auteur ; eh bien, elle est perdue pour moi, la femme ; il s’agit de sauver ce qui en reste !


Samedi 11 février.

Je rentre du mariage de X… Elle et lui également grands, élégants et chic. Un cortège d’élégantes dans la noble uniformité d’un deuil noir.

Si l’on était sincère, on avouerait que la fortune est la moitié du bonheur. Elle l’embellit tellement !


Samedi 18 février.

Hier soir, je me suis coulée derrière un store de la salle à manger, et je suis restée m’imprégner du clair de lune. J’ai demandé avec ardeur tout le bonheur que j’ai pu imaginer. Ah ! je ne crois plus être vulgaire à présent en demandant le bonheur ! On y compte plus ou moins ; mais il faut s’en faire une vision magnifique et le souhaiter avec rage. Ce monde peut être une banqueroute ; qu’on y perde au moins de grands désirs !

J’ai redemandé ma jeunesse, mes beaux yeux, la musique et mon esprit. J’ai demandé la beauté, le talent, la richesse, la gloire, « ce deuil éclatant du bonheur », l’amour, l’amitié, les aventures qui accélèrent l’existence, tout ce qui est la vie enfin et dont on ne peut se passer sans souffrance ou sans ennui.

Et pourtant, ne rien avoir serait encore une belle chose, comme le deuil sensible et hautain des vies monastiques. J’aurais su vivre plus que vous, mieux que vous, et je n’ai pas vécu. « Vous êtes une épée sans poignée, pure et brillante, et que nul n’a jamais brandie. » Eh bien, l’inutilité est une consécration. Je vivrai dans mon immobilité plus que cent autres dans leur mouvement ; je vivrai dans ma solitude plus que mille autres dans leurs amours ; je me ferai des bonheurs si étranges, si nouveaux et si fiers que les autres, les bonheurs connus, les bonheurs vulgaires, je les repousserai comme des vêtements hors d’usage et qu’on aurait portés avant moi.


Mercredi 22 février.

Je ne suis pas sortie, et j’ai lu toute la matinée et la journée. Comme cela, je laisse tranquillement les heures s’en aller. Elles me donnent tout ce qu’elles peuvent me donner ; je prépare l’avenir et ne me « chaulx » du présent.

La vie est superbe ; il n’y a que pour les bourgeois qu’elle ne soit pas exaltante. Quand je me sens portée sur mon travail, comme sur une houle en marche et vivante, je suis gaie, je me sens jeune, fraîche, souple comme après une bonne gymnastique. Le travail ! étendre son âme et sa vie sur le territoire de l’Infini.


Samedi 25.

Je suis contente ! Vais-je donc retrouver la joie ? Ne fouillons pas… Je suis contente au sens latin, et provisoirement bien entendu !

Je me lève fiévreusement. Ma toilette, que j’aime pourtant, me martyrise parce qu’elle représente un obstacle d’une heure et demie entre mon travail et moi.

Tout ce que je ne donne pas à mon entraînement mental, le temps que me prennent les autres, la lenteur des mouvements, les distances à franchir, tout cela me vole, me pille l’avenir.


Mardi 28.

Je voudrais, je voudrais, je voudrais… Mais voyons plutôt ce que je fais. Mes langues : latin. Je relis les lettres de Cicéron. Les grands seigneurs que ces républicains-là ! On vit à Rome comme un lord anglais sur ses terres. On envoie ses esclaves en courrier sur mer, en Afrique, en Asie… Et j’avance lentement Tacite en criblant bien chaque phrase et ce qu’elle peut me réserver d’inconnu. J’aime cette belle langue intelligente et maniable, je parle du latin en général.

En allemand, je lis les textes de mes albums de peintres : Quelque chose de trop inférieur sur Vinci. Avoir été un monde de pensées et de sensations, avoir eu la religion de tout en soi, ne s’être jamais infligé le soufflet d’une abstention… Et cela, avec la même tenue, la même hauteur, la même autorité qu’un ascétique.

Italien, d’Annunzio.

En anglais, souvent Shelley, To a skylark and the Recollection.

Pour la grosse artillerie, l’Origine des espèces. Diable de livre.


Lundi 13 mars.

Ce qui me désespère quand je suis là à ma table, avec une belle lumière dorée par les stores, de longues heures devant moi et une fièvre de travail, c’est de ne jamais trouver l’effort suffisant, le labeur qui m’eût menée au bout de mes forces ; avec quelle joie j’en sortirais brisée !

J’ai vingt-quatre ans bientôt, et il me faut toujours remettre la vie. J’ai la grippe aujourd’hui. Quand je croyais, j’aimais tous mes maux secondaires ; j’espérais qu’ils payaient pour les autres. Pendant ma longue fièvre typhoïde, j’avais l’ardeur des travailleurs qui font volontairement double journée. Maintenant, je ne me console pas d’une journée gâtée par la migraine.


Samedi.

Trop souffrante pour travailler, je viens perdre mon temps.

On écrit à maman « que votre fille ne se fatigue pas de tant d’études ! » Que veut-on que je fasse de ma santé ? Cela n’est utile qu’aux gens heureux ; je me la garde certainement pour l’avenir, mais je ne vais pas lui sacrifier celui-ci.

Pour être heureux, il faut l’avoir toujours été ; je ne me résigne pas au passé, je n’y veux rien regretter. Je veux entraîner toutes mes années dans ma gravitation et qu’aucune ne rompe l’harmonie. La vie est trop courte pour qu’on la morcelle. Nous n’avons pas le temps de changer, encore moins de nous repentir. Je n’aime pas ce qui s’acquiert et qu’il faut attendre ; nous n’avons pas le temps d’espérer.


Dimanche.

D’après mon journal, j’ai l’air d’une personne très difficile à vivre. C’est qu’ici, c’est la « Kritik der reinen Vernunft ». Ma raison pratique est si bonne fille, si ployante et si prompte à prendre son parti des choses ! j’en ai des étonnements. Une cheminée me tombe sur la tête, c’est à peine si je pense ouf !

J’éprouve une bizarre excitation intérieure comme si je répondais à une provocation. Sans phrases, bien entendu, et mécaniquement. Montaigne a raison, nos plus belles ressources sont dans l’instinct. Ah ! l’animal humain est une belle adaptation ; il a le bonheur tenace !

Ces esprits forts qui font à Dieu son procès parce qu’il est trop humain ! D’où leur vient leur notion extra-humaine de la Divinité ?

Il n’y a pas de choses viles, il n’y a que des êtres bas.

Le Fontenellisme de mes émotions vient, je crois, de ce que je suis un être déterminé. J’ai vu venir la Destinée et je l’ai acceptée, ne pouvant faire autrement. Je sais ce qu’on doit à l’inévitable. Je dirais presque que cela m’est indifférent, comme une chose ne me regardant pas. Et il est curieux de voir comme ce qu’on accepte prend vite l’aspect d’une chose du passé.

J’ai de terribles protestations intérieures ; je suis très habile à me tourmenter et, avec cela, je jouis de bien des choses étranges. Si je tombais dans un précipice, je crois, Dieu me pardonne, que je goûterais la sensation extraordinaire de la chute à travers l’espace.


Jeudi 23 mars.

Les réveils surtout sont difficiles ; je garde longtemps les yeux fermés et je me souviens de la vie, de la vraie, celle dont j’ai vécu quatorze ans et qui m’a laissé plus de souvenirs que l’autre.

Je pense que je m’y réveille enfin, que je vais entendre les bruits si confus de la rue de Siam[1], le sifflet des canonnières, les salves, la voix de la femme de chambre.

Je n’aime que le soir. La nuit, c’est le passage du présent à l’avenir. Je me lance dans les combinaisons avec rage ; mon imagination m’use toutes les possibilités.

C’est l’imagination qui fait les plus grands interprètes du monde, savants ou poètes. On crée une hypothèse, comme on crée un mythe, une allégorie, une métaphore.

En lisant Darwin, j’étais frappée de cet état d’avant, de cette vie qui précède. Cette faculté artiste n’a rien d’anti-scientifique ; c’est l’intuition ; elle a précédé toutes les découvertes.

Dans aucun ordre de choses, l’imagination n’est méprisable. Les chrétiens lui doivent leurs plus grands saints. Étant une optique, elle est la moitié de la préhension. Et l’on existe dans la mesure où l’on prend.


7 avril.

Étouffement sous tant de lecture accumulée, besoin de répliquer ; enfin, revanche de personnalité. Nominor quia leo ! et la terreur d’une œuvre insuffisante.

Du reste, ce n’est pas « la gloire » comme Marie Bashkirtseff, qui perturbe de loin. « La gloire » n’embellit pas la femme, et je ne veux pas la sacrifier.

Je veux un talent qui soit moi, me distingue, me révèle à quelques-uns, aux seuls qui comptent pour moi. Un talent qui me complète, reçoive ma vie intime et l’amplifie, par lequel je puisse dépenser tout ce que j’ai d’ardeur de contemplation, de volonté au travail intense, un talent qui s’empare de mon temps et de mon effort, de mon courage et de mon spleen.

Mais j’aimerai toujours mieux être inimitable par la manière de porter une robe de Chevert, que par tout le talent et toute la laideur des Elliot et des Staël.

Je veux me mettre des blancheurs d’écume dans l’âme ; j’en ai tant regardé aujourd’hui ! Au cimetière de Plougonvelin[2] j’ai senti qu’on pouvait mourir ici, mourir vengé et rassasié du spectacle emporté.

Ailleurs, les hommes sont enfouis ; il n’y a que près de la mer qu’on remonte à la surface.

Aujourd’hui, il vente furieusement. En dépit du froid et de la pluie de sable, je suis allée trois fois, et j’irai encore voir les lames, comme à la chapelle en temps de retraite.


8 avril.

La mer hier était défigurée. Elle crachait de l’écume par toute cette énorme mâchoire qui vient mordre dans notre baie, un cirque de bave ; on aurait dit, sur toutes ces plages, que des lèvres se soulevaient et montraient les dents à l’infini.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Il remarque d’abord que la douleur le rendait plus défiant à l’égard de la vie, plus réfractaire à toutes les illusions consolantes ou décoratives, dont se contentent volontiers ceux pour qui l’existence est clémente. « Je doute, dit-il, que la souffrance rende meilleur, mais je sais qu’elle nous rend plus profonds ». La philosophie de Nietzsche ». — Lichtenberger.


Vendredi 14 avril.

J’aime la vie, j’aime prodigieusement la vie. Tout me grise en elle. Je sens croître la fièvre qu’elle me donne. Je me meus dans cette vie avec une allégresse qui me déborde, il m’est impossible de refréner la vivacité de mes mouvements, l’énergie de mes paroles, la provocation du regard, tout ce qui affirme mon triomphe d’exister. Si je me rencontre dans une glace, je crois m’apporter une nouvelle mystérieuse et enivrante. J’ouvre devant moi les portes toutes grandes, je vais et je viens dans un mouvement rythmé comme une valse. Désormais, je le sens, ma vie aura pour moi jusqu’à la fin les enchantements et les surprises d’une convalescence.

Quelle que soit ma vie, je le déclare, je mourrai réconciliée avec elle.


Samedi 18 avril.

Pour juger les gens avec indulgence, « se mettre à leur place ». Précisément ce qu’il ne faut pas faire. Il n’y a aucune raison d’exiger des autres ce que nous avons l’habitude d’attendre de nous. On suppose que cela rend plus accommodant. En effet, si j’étais Parménion !


Dimanche.

Des sensations oubliées me reviennent en foule. Il n’y a qu’un mot, c’est déjà une convalescence, et due au seul progrès continu si rigoureusement gradué de mes yeux. Un peu plus de lumière sur le nerf optique, autant d’âme gagnée ! Je ne crois pas guérir mes oreilles ; je ne veux pas y compter, et pourtant, quelquefois, il me passe dans la chair une certitude absolument instinctive de guérison. En en prenant conscience, évidemment je la détruis ; mais, pendant la seconde de passivité, la certitude est si complète qu’elle bannit même l’impatience.

Je me suis demandé si ce n’était pas un éclair d’intuition révélant cette toute-puissance nerveuse qui accomplit les miracles d’auto-suggestion. N’ai-je pas imaginé que mes oreilles pouvaient entendre, mais que, moi, je ne le savais plus ? C’est toujours la même chose, « who knows the mysteries of the will with its vigour? ».


Mardi 18.

Il a fait très beau et je n’ai pas pu sortir parce que je ne veux pas faire les visites de maman. Alors j’ai eu recours à mon « spaciement » habituel, ouvert la porte à deux battants et marché dans la chambre et le salon, une heure montre en main. C’est une hygiène de prisonnier. Madame Élisabeth l’imposait à Madame Royale au Temple. On ne saura jamais tous les sacrifices que je fais à ma « Vollkommenheit ». Je ne puis me résigner à être une femme manquée, abîmée, gâchée.

Donc, j’ai marché et pensé une heure ; c’est dans ces moments-là que je prends de l’élan. Je veux que chaque heure me porte, comme un flot, un peu plus loin que je n’étais ; je ne suis patiente qu’à ce prix.

Malgré tout, il faudra en venir à une Anglaise. Cela m’irritait de sortir avec elles qui se croyaient obligées de me parler tout le temps et m’immobilisaient les yeux. Aucune parole humaine ne vaut le servage des yeux.


Samedi 29.

Si nous sommes les maîtres de ce monde, nous en sommes aussi les hôtes. Les jeunes animaux m’inspirent toujours un mouvement d’hospitalité, les nouveaux domestiques aussi. « Non seulement, nous ne devons pas faire de mal aux êtres ; mais nous devons les gâter, les consoler. »


Mardi 3 mai.

J’ai hâte de l’Italie, et de bien d’autres choses, mais je ne veux rien voir. Je ne veux pas me confronter maintenant avec ce que j’aimerai, je me le garde sauf. Je comprends Marie Bashkirtseff : « c’est comme un grand bonheur définitif ».

Je ne suis pas encore arrivée à comprendre ce qui s’est passé. Être sourde me produit encore l’effet d’une nouveauté. Et toujours des moments de cette étonnante gaîté « qui doit durer indéfiniment puisqu’elle n’est fondée sur rien ».


Dimanche 7 mai.

Les livres seraient-ils mauvais ? D’abord ils sont des excitants, mais non des excitants à en faire. Ils vous dégoûtent de penser, de redire six mille ans la même chose, aux variantes près de la langue.

Fini Madame Geoffrin. Triste vie en somme comparée à Mme Swetchine.

Doit-on tout perdre, avec la Foi, même les belles amitiés ? Le XVIIIe siècle n’était décidément pas un siècle affectueux, et l’on pardonne à la réaction de « sensibilité » qui le termina. Moi, j’avais toujours une inavouable partialité pour les attachements des mécréants, et je crois encore qu’ils doivent s’aimer plus désespérément que les autres.

Relu la Prière sur l’Acropole, glissé de Renan à Vigny : La mort du loup ; Moïse ; Le mont des Oliviers. Encore relu un article de Gregh sur Rodenbach.

Je suis lasse d’entendre pleurer sur la vie ; elle devrait franchement avoir cessé de nous étonner. J’éprouve la même impatience que me donnent le dévots : « Le monde, le monde… » Et il faut qu’elle nous ait donné une certaine idée de la félicité, cette vie, pour que nous ayons tant de peine à ne pas être heureux, pour que la chose nous soit si fort désagréable.

Je vois la vie sans raison, sans espoir, sans merci, et je l’aime parce qu’elle est en somme tout ce que nous avons. Et puis, elle dure si peu !

Les suicidés sont des gens bien pressés d’arriver.

Quant à l’impassibilité et l’amour du néant, stoïcisme, bouddhisme, philosophie de la peur ! La mort ne vaut pas d’être une obsession. Elle est à sa place au bout de la vie ; ne l’en dérangeons pas.

Illusion pour illusion, j’aime mieux l’illusion brillante, et surtout l’illusion passionnée.

Quant à la paix ; elle est une joie que doivent imaginer fort mal, je l’espère pour eux, ceux qui l’appellent. Toujours, la suppression de la souffrance ; les humains ne vont pas au delà !


Vannes, 23 mars.

Je tiens immensément au physique. « Elle est bien laide, mais c’est une bonne fille » ; avec ce mot, j’entre aussi en défiance du moral que du physique. Il est moins facile à juger d’abord et je crois qu’il y gagne. Et puis, moralement la médiocrité suffit. Je suis nettement hérétique, pélagienne, je crois ; je suis persuadée que la nature manque ou réussit les êtres de part en part. Opposer toujours la beauté morale à la beauté physique, c’est croire la première plus commune que la seconde et être moins difficile pour l’âme que pour le corps.


Vannes, dimanche 27 mai.

Je lis avec fièvre un article de Camille Bellaigue sur les neuf symphonies. La musique est une partie morte de moi-même dont je ne peux me détacher. Les noms de Bach, Beethoven, César Franck, Wagner me donnent des remous noirs. La surdité est une torture morale dont je n’ai pas encore vu le fond. Un aveugle perd son corps, un sourd son âme.

Le silence, à ce point-là, n’est pas un recueillement ; c’est un évanouissement et un vertige. Le moindre bruit me rendrait plus présente à moi-même que tout ce que je vois et je touche.

J’ai des journées d’apsychie et, si je n’ai même pas l’illusion de souhaiter mourir, c’est que je souffre partiellement la mort.

Des jours où l’impossibilité de vivre est flagrante, où suivre les doigts qui me parlent m’impatiente à sangloter, où lire me tue comme si je me lapidais d’autrui, où la solitude est la désagrégation dans le néant, où je perds mes atomes, et, avec cela, une sensibilité sourde comme dans le cauchemar, et des larmes dans le sang.

Je ne daterai ma vie que du jour où, seule, enfermée devant un grand Érard, je redemanderai mon âme à la musique. C’est une symphonie de Beethoveen en ut mineur que j’assigne à ce jour-là.

Pourquoi aime-t-on souhaiter ce que l’on n’espère pas ?


2 juin 99.

Vingt-quatre ans… Je suis fatiguée d’être moi. Ah ! n’en parlons plus.

Mon Dieu, que me donnerez-vous pour mes vingt-quatre ans ?

J’ai lu, dans la Revue des Deux-Mondes, un article sur Solesmes. Comment toutes les catholiques ne sont-elles pas religieuses ? On leur dit que c’est le plus parfait, et elles vont ailleurs…

Marchand est reçu comme un souverain. On peut mépriser « la gloire », « nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes » ; mais elle est une difficulté, donc une excellence. Ah ! j’aime mieux ceux qui réussissent, qui dépassent, les plus « aptes », fût-ce une couturière, fût-ce un parfumeur.


Lorient, 12 juin.

L’article de Lemaître « De l’influence des littératures du Nord » ne croit pas qu’on puisse entrer dans toutes les nuances d’un style d’outre-langue. Il ne doit pas être polyglotte.

Le style est un rythme par soi, comme la musique. Il n’est ni allemand, ni français, ni anglais, c’est-à-dire qu’il l’est à la manière de la musique, immédiatement perceptible à l’esprit.

Pour pénétrer une littérature étrangère, le meilleur procédé est encore de très bien juger de la sienne. Il n’y a pas de raison pour qu’on ne sente pas, à l’aide de mots allemands, ce que l’on sent à l’aide de mots français. On comprend en attendant, à moins qu’on ne manque d’oreille ; mais, en ayant pour Lamartine, il serait difficile de n’en pas avoir pour Heine, pour Shelley, pour d’Annunzio.


13 juin.

Il ne faut jamais dire ouf ! à des gens médiocres. Les imbéciles sont convexes et les sots concaves ; ne nous y regardons pas !

Et puis ces gens-là ne rient jamais. Rire ou sourire, c’est révéler ce qui nous amuse, ce qu’il y a de plus significatif au monde, et il faut être très sûr de soi pour se livrer ainsi. De plus, le rire est un accueil, une approbation, une politesse, quelque chose d’éminemment aristocrate et mondain, un peu la prérogative du droit de grâce de l’esprit. Je n’aime pas les heureux, mais je hais et méprise les tristes.


Vendredi 16 juin.

Ce que j’ai lu ce matin dans Amiel : « Qui rend justice à la gaieté ? Les âmes tristes. Celles-ci savent que la gaieté est un élan et une vigueur. »

Je n’aime pas le socialisme et je ne demande, comme le prince de Ligne, qu’à être un abus de ce temps-ci. J’aime infiniment le luxe ; mais j’ai à son égard tous les préjugés, ou, plutôt, tout le tact de l’Orient. Je suis malade, je suis outrée de passer en toilette devant un ouvrier à l’air sérieux et fatigué. Que le luxe soit une atmosphère intime et invisible. J’ai lu que, je ne sais où, les maisons des riches étaient entièrement pareilles à celles des pauvres et que, sur le seuil, on aurait donné l’aumône à leurs propriétaires. Bien orgueilleuse façon d’être sans vanité.


20 juin.

Je suis si nerveuse, si saturée d’ennui, indifférente à tout… Je lis huit heures par jour et je me sens désœuvrée. Il y a des moments où je ne doute de rien. D’autres, par leur vacuité, devraient me faire mourir, comme un trou à l’âme, une chute dans le temps.


Brutul[3], 23 juin.

À force de lire des vies, des « journal », une mélancolie vous prend : toujours la fin par la torture, il n’y a qu’elle pour nous chasser de ce monde…

Quand je dis mélancolie !

Je ne veux plus d’un travail d’écolière. Il faut savoir tout ce qu’on veut savoir avant vingt ans. Après, respirer, voir, entendre, et surtout ne rien faire ! Je hais les gens dont on me dit « qu’ils ne perdent pas une minute ». « Il faut toujours qu’elle ait un ouvrage dans les mains ». Ah ! savoir ne rien faire…

Quand on me voit dans un fauteuil ou immobile en chemin de fer, on s’étonne : tu es malade ? Au contraire ! c’est parce que ma vitalité pure me suffit que je ne prends pas de remèdes.

Donc, mes livres me lapident et alors, grand Dieu, quoi ?

Il faut que j’aie du talent.

J’ai essayé d’écrire n’importe quoi pour me faire les griffes. Au bout d’une heure et demie, il y avait deux pages de cette écriture, dont une barrée. Je me suis trouvée si sincèrement maladroite que cela m’a jeté un seau d’eau froide.

Ce qui disparaît avec l’ouïe, ce n’est pas la note que j’ai conservée très juste. Un jour, l’on cherchait quelle note donnait un certain cristal frappé ; j’ai de suite dit, sans me tromper, que ce devait être un mi. Ce qui disparaît, c’est la résonance, la sonorité, non le souvenir ; mais l’émotion du son.

Il me faut m’appliquer pour retrouver l’ébranlement, autre chose que le souvenir mat des bruits. Il ne peut rien arriver de pire que ce qui m’est arrivé et comme cela m’est arrivé. Souffrance de luxe dont on ne meurt pas, qui n’exempte pas des autres.


Lundi 26 juin.

Mon ciel préféré : quand il est bleu avec tout un archipel de grands nuages blancs. Aspect fleurdelisé, me rappelle le passé, l’histoire, la vieille France. Mon arbre préféré, sans esthétique aussi, attraction d’instinct : le sapin, le mélèze. Il y en a de plus beaux, mais celui-là je ne le rencontre pas sans une jouissance morale. Je le trouve intéressant sous tous les ciels. J’aime presque de la même façon les cèdres et les cyprès. En somme, pas les arbres domestiques, les arbres sauvages, les arbres de la solitude.

Je préfère les montagnes à la mer, sans hésiter. L’absence de végétaux et le trop grand jour de la mer donnent de la sécheresse intérieure. C’est une erreur de contemplation de croire que la mer donne le sentiment de l’infini. Elle est une plaine ; c’est mathématiquement le minimum d’horizon et sa courbure rappelle que la planète ne s’étend qu’en tombant et se pelotonnant en boule. La montagne est bien plus religieuse, plus sacrée, car plus inutile. Les eaux sont voie commerciale et les bords de la mer pullulent de civilisation. Avec ses forêts, ses bêtes, ses glaciers, ses lacs, ses eaux courantes, ses orages et toutes ses raretés atmosphériques, la montagne l’emporte décidément.

C’est une constante présence des montagnes tout le long du livre qui m’a tant fait aimer Wanda, de Ouïda, le seul livre mal fait auquel je me sois attachée. Les livres des montagnes sont plus profonds que les livres de la mer. Nietzsche est un poète de montagne.

Les livres, les livres, la seule chose au monde qui me soit venue en aide. À la fin, cela rend terriblement orgueilleux de se passer toujours de ses semblables !

Peut-être ai-je moi-même exagéré l’écart. J’ai dit si souvent que je me trouvais bien comme ça, qu’on ne pouvait pas juger d’après une autre à ma place, que je ne connaissais personne dont je voulus prendre le sort pour moi… Un prêtre à Béziers, chez Mme de L…, m’avait dit qu’il me citerait dans un sermon. Au lieu de m’approuver, on devrait me haïr pour ces petites gentillesses-là.

Il est convenu qu’on agit bien envers sa famille en lui évitant toute espèce de plainte ; c’est faux. Si je me roulais à terre devant eux, je ferais preuve de plus de sociabilité.

Mais voyez-vous l’effarement si je sanglotais sur le tapis ?


Brutul, 2 juillet.

Le plein air est d’une netteté, d’un vide attirant comme l’abîme. Les choses s’y dressent toutes pures comme au sortir d’un bain. Cela rappelle un jour d’automne, la gaieté des premiers froids. J’adore le froid.

Je viens de recevoir les élégies romanes de d’Annunzio. Depuis vingt-quatre heures, je lis et relis. C’est adorablement berceur avec un voluptueux goût amer.

Nulla é piri grande e sacro
Ha in se la luce d’un astro

J’ai de suite vu que la question pour moi devenait historique et que, si je devais être rassurée, ce serait par des faits. Mais c’est là que j’ai rencontré les plus grandes difficultés. Faut-il donc s’en tenir au mot de Pascal : « Nous ne devons pas convaincre les infidèles, et ils ne peuvent nous convaincre, mais par là même nous les convaincrons, puisque nous disons qu’il n’y a point de conviction dans toute la conduite de J.-C. de part ni d’autre » ?


Brutul, 29 juillet.

Je ne me décidais pas à rentrer du jardin. Ce mois que je passe régulièrement ici à la même époque depuis tant d’années, donne à l’arrivée et au départ, quelque chose de liturgique. Ce n’est pas que j’aime les anniversaires ! Compter, mesurer : s’écouter mourir ! Mais j’aime Brutul, il y a du vieux moi dans l’air accroché aux arbres, je le respire en passant. Je connais tous les sapins, les châtaigniers, les frênes et les tilleuls de Brutul. Je les ai vus sous tous les ciels, je sais tous leurs changements de physionomie. Ce sont des relations dont on a suivi les bons et les mauvais jours.

Maintenant que j’en sais le prix, je regarde, je regarde comme si c’était toujours pour la dernière fois de ma vie. Cela me paraît grossier de lire en plein air, comme de lire à l’Église pour des contemplatifs.

Lire par-dessus le marché dans un monde où il faut dormir ! Cette nécessité du sommeil fait que tant d’heures de la vie des choses nous sont inconnues ! Quand je n’ai pas assez regardé une journée, je sais que j’ai perdu une chose irréparable qui ne reviendra jamais.


Brest, dimanche 30 juillet.

Donc je suis rentrée. Je n’aime pas me retrouver chez moi. Les souvenirs de prison ne deviennent chers que le jour où on en sort, et il y a tant de mauvais jours dans ces murs-ci… Le long de cette délicieuse route de Lorient à Brest, je me disais qu’un retour at home a besoin d’une mise en scène de famille, ou tout au moins de familiers, et je sentais mon cœur me tomber dans les talons. Ils sont naïfs avec leur solitude, ceux qui ne la connaissent pas ! Je commence à aimer Mme du Deffand d’avoir avoué qu’elle ne la supporterait pas cinq minutes. Amiel, qui en avait le goût, déclare que c’est un pis aller.

L’homme est né pour attirer tout à soi, pour inspirer et éprouver les sympathies. La solitude est inférieure : un soldat, à faire campagne, ne préfère pas être de faction. Il est plus intelligent d’aimer mieux un homme qu’un arbre.

« Les hommes qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie. Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi, je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire même ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y méprendre, nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. »

À la gare, trouvé Marc[4] superbe de distinction blonde, l’air d’un grand duc mince ; à la maison. Madame Lemonnier : La plus aimable des femmes après le garçon le plus chic de la ville. Allons, cela a moins mal marché que je ne le craignais.

Je passe de la superstition de la régularité à celle du caprice. Peu importe, en somme, puisque je travaille toujours et que l’oisiveté n’est chez moi qu’un rare et précieux symptôme de santé.

Le matin, il me faut jeter sur quelque chose à lire. C’est l’indispensable piqûre intellectuelle. La dose prise, je suis disponible. Mais, quand je rentre après avoir été longtemps retenue, mon chapeau et les gants à peine arrachés, je ne pourrais matériellement pas desserrer les dents avant une demi-heure, une heure de lecture sans lever les yeux, et, quelquefois, c’est dans des choses très ennuyeuses que je m’élance de cette manière. D’ailleurs cet élan-là ressemble beaucoup à une fuite.

Je dois rendre cette justice à la Providence que les insomnies me sont assez épargnées ; car un réveil la nuit est une chose qui dépasse les bornes. Dans le sommeil, je suis plus près de la santé. Au réveil, je réapprends ma condamnation avec stupeur. Mais je préfère mille fois toute la nostalgie du monde et avoir entendu. Cela restera tout ce que j’ai eu de bon. Tant mieux si c’est un souvenir d’enfance. La musique est la moitié de la conscience humaine.

Et je veux pourtant, je veux toujours. Ce mot est toute ma manière d’espérer ; « je veux », je m’en caresse, c’est un mot doux comme les pires entêtements, sourd comme les élans qui couvent. Il y a un V de volonté qui s’étire, qui s’allonge comme un tapis de solennité sur lequel on passe.

Ou bien, il est bref, muet, discret, l’ordre d’un maître. Je veux — rien qu’un son, une fente dans les lèvres parce que c’est un mot intérieur, parole qu’on ne doit pas entendre. Je veux — verbe réfléchi, le sujet opère sur lui-même.

« Je veux », c’est le mot le plus rare, bien que le plus fréquemment usurpé, et quiconque en possède le secret terrible, attendez-vous à le voir, un jour ou l’autre, au-dessus de vos têtes ; ainsi fut César.

Lacordaire.

Le Trez-Hir, Vendredi 11.

Hier soir baie irisée, mer lourde d’être calme, épaisse et sans transparence comme l’opale. Je ne savais pas que cela pût être aussi varié. Je ne suis plus si sûre de préférer les montagnes.


Mardi, 22 août.

Lu Sur l’eau de Maupassant, Thèbes, de Chevrillon. Je n’aime rien comme les choses, et c’est extraordinaire ce qu’un livre peut sur moi.

Je lisais dans un creux sur ce qui restait de plage, car nous sommes dans les grandes marées et la mer ne s’arrête plus. Dans ma profonde petite crique, entre les parois creuses de la dune, je ne voyais plus que l’eau verte et bleue, s’affairant toute proche, vivante, horriblement pressée, je sentais l’ébranlement de ses mouvements lourds ; j’avais un escalier derrière moi.

Toute cette forte agitation silencieuse, dépouillée de l’illusion humaine du bruit, contient encore plus de mystère et d’absurdité. L’eau a tellement l’air de travailler ! À mesure qu’approche l’heure de la plus grande marée, on dirait qu’elle se hâte pour arriver à temps. Elle ne descend pas avec la même vivacité.

Tous les soirs le reflet d’or de la lune, sur la mer encore très bleue, est quelque chose de large, d’intense, de régnant.


Dimanche 27.

Réminiscences de musique à en perdre la tête. Cette rhapsodie hongroise de Liszt dont je ne peux retrouver les premières mesures ! Il y a des soirs où je ne peux plus m’endormir. Dans le plus grand calme c’est un sursaut qui me réveille comme si ma chambre était remplie de lumière, je ne sais comment je ne me trouve pas les deux pieds par terre, ou comme Mme B… de B… quand la foudre est tombée, à genoux sur mon oreiller.

Il me faudrait au moins les yeux tout entiers. Je n’ai pas assez d’horizon pour respirer. Je vois mieux que bien des myopes, mais il me faut une ombre mortelle. Sur la plage il me prend des frénésies d’arracher mes lunettes et mon chapeau, d’abattre mon ombrelle ! Je ne sens pas si je vois les choses ou si je m’en souviens.

Et c’est à moi que cette horreur est arrivée, à moi qui ne comprends la vie que dans une atmosphère de lumière vibrante…

Ma formule de bonheur est ceci : l’Italie, la musique, le cheval et l’amour. Encore envers le dernier point j’hésite et si je le fais entrer dans mon programme c’est en vertu de l’axiome : dans le doute ne pas s’abstenir. Mais certainement je le maintiens à la quatrième place. Il me semble des deux sortes d’amour, légitime et illégitime « que les honnêtes gens m’ennuient et que les autres me déplaisent ». Et c’est pourquoi je considère que le mariage d’argent relève d’une esthétique d’un ordre plus élevé que le mariage d’amour.

Je reconnais toutefois que dans ce grand besoin, le seul que j’éprouve, de mener une vie très supérieure, il y a bien la volonté très consciente et très avouée, d’avoir auprès des cœurs ce grand prestige de l’admiration.

Le seul besoin que j’éprouve !

Je suis désintéressé, disait Fiévée, comme tous ceux qui veulent tout prendre à la fois.

Ne pouvant aimer ce que je n’admire d’aucun côté, je ne compte qu’avec les amitiés qui recherchent, en moi, cela seul que j’estime ou estimerais en autrui. Il n’y a ni amitié ni amour sans admiration réciproque. C’est pourquoi l’amitié entre femmes est si rare. Que voulez-vous qu’elles respectent dans leurs vies ?

J’ai une telle adoration de l’intelligence, parce que j’ai découvert, contre le préjugé admis, tout ce qu’elle ajoute aux attachements.

Elle seule donne aux êtres la curiosité et la force de se pénétrer. À passion égale, croyez-vous que l’amour de deux êtres supérieurs soit le même sentiment que l’amour des médiocres ?

Les grands sentiments viennent du cerveau.

« Dix-huit années d’ennui et de solitude lui firent lire bien des livres. »

(Autoépitaphe de la grande Catherine.)

« L’homme n’a rien fait de grand que dans la mesure où il a su se révolter contre la nécessité, lutter contre le hasard aveugle et imbécile. »

(Nietzsche.)

Le Trez-Hir, 1899.

Je me suis défiée d’instinct du travail manuel. Dans quelle léthargie il entretient les femmes !

Si elles n’avaient pas toute prête cette misérable occupation — pas plus occupante que de battre une marche avec le pied et surtout pas plus utile — elles seraient bien obligées de prendre l’initiative d’autre chose.

S’il faut à une femme des occupations d’une humilité rassurante, la cuisine au moins a son charme et la tenue savante de la maison à laquelle elles n’atteignent pas une fois sur cent. Mais ces deux choses réclament encore un trop grand usage de l’intelligence. Après cela, si on ne sait ni causer, ni lire, ni faire de la musique, qu’on aille chez les pauvres, parbleu ! et à l’Église. Mais la charité et la piété un peu fortes sont aussi plus en dehors de leur portée qu’on ne le croit.

Disent-ils assez de mal de « notre littérature actuelle » ! Où trouver pourtant des talents plus intelligents, plus travaillés, plus originaux ? J’aime mes contemporains jusque dans leurs verrues.

Jour affreux. Je déclare alors ma mauvaise humeur et dis en plaisantant toutes les outrances trop fortes pour qu’on y croie et qui me permettent de me lamenter incognito. On trouve cela très drôle : « Tu devrais bien être de mauvaise humeur tous les jours ». Ô Molière, comme vous deviez être drôle quand vous passiez pour de bon, entre les chapeaux pointus et tout l’attirail de la cérémonie !

Comment je me comporte avec mes lectures dont ils s’étonnent : les auteurs qui voient grossier, qui voient comique, ou simplement font les dégoûtés, mon Dieu ! les auteurs moraux m’ont choquée davantage, m’ont paru moins « propres » que les autres qui adorent tout de la vie et n’ont pas l’air de soupçonner qu’une mouche puisse tomber dans leur verre.

Les fautes romanesques n’ont pas mon indulgence, mais en parler avec dégoût me paraît aussi grossier que ce rire abject que provoquent les maris trompés.

Puisque tout est dans l’opinion, comme disaient les stoïques, c’est en voyant malpropre qu’on salit les choses.


Vendredi 1er septembre.

Il pleut et rien ne m’occupe, je passe d’un livre à l’autre, et ne m’accroche à rien. Dans ce que je fais, il me faut autre chose que la distraction : sentir où cela me mène. J’ai toujours la sensation d’une personne en retard que l’heure talonne et qui, pour avoir un peu de quiétude morale, n’a que la ressource de marcher droit à son rendez-vous.

Ce n’est pas une guérison que je demanderais, mais une trêve pendant qu’il en est temps encore, que j’en pourrais faire quelque chose. Je me constituerais prisonnière sur parole et à 35 ans je reprendrais la forteresse.

Oh ! je commence à devenir bien humble. Je prends sur le bonheur les idées que peut avoir un mourant après une longue maladie, il voit sa vie « dans ce lointain irrémédiable des choses qu’on regarde dans le passé ». Tout ce qui n’est pas le bonheur vrai, le bonheur intime et qu’on sent chaque jour, est insignifiant ; et le bonheur, c’est l’amour.

Quel que soit l’orgueil qu’on possède, il n’y a pas à sortir de là. À quoi bon valoir son orgueil si personne ne doit vous en aimer plus ?

Séduire, être séduit demeurera pour moi la définition de la vie. C’est pour avoir voulu la séduction la plus parfaite et pour l’avoir ressentie en elle, que j’ai cru d’abord à la Sainteté.

Comme Marguerite d’Angoulême « je porte plus que mon faix de l’ennui commun à toute créature bien née. »

Si je pouvais ne plus m’ennuyer, je ne souffrirais pas, mais il n’y a aucune exagération à dire que je ne cesse pas de m’ennuyer.

Je m’ennuie à la folie, je m’ennuie éperdument ! Et c’est ce qui me donne la fièvre, ce qui me rend si stupidement laborieuse. Car l’ennui est une inquiétude et nullement de l’apathie.

Je ne puis même plus imaginer ce qui me distrairait.

Je ne peux plus imaginer que des bonheurs tristes. Le grand bercement des voyages, voilà tout ce qui me tente. Qu’on me promène toujours comme une malade. « Les grands pays muets devant moi s’étendront. » Et toujours à portée un bateau pour m’enlever au large, m’inoculer tout le bleu du ciel et de la mer.

Il est instructif d’écrire régulièrement ce qu’on pense car aujourd’hui je ne souhaiterais plus d’amour. Que dirais-je à un homme, que ferais-je d’un étranger ? Mais j’affirme que je n’ai jamais souhaité la mort, puisque c’est d’elle que je souffre. Hors certaines douleurs physiques, je crois qu’il n’y a pas de souffrances intolérables, ou du moins, qu’il n’y en a pas qui ne prennent trop grosse opinion d’elle-même dans l’appel du néant. Rien ne vaut la peine de mourir.

Le goût du néant ressemble trop chez nous à une vertu de nécessité. J’ose avouer que j’aimerais mieux vivre toujours de telle sorte que ce soit.

« Il faut animer et aimer la substance silencieuse de la vie. » Cet amour-là, je l’ai de naissance et mes expériences, si raides qu’elles aient été, n’ont fait que le rendre plus conscient. Je méprise ceux qui, à l’égard de cet optimisme ésotérique, ne sont pas du secret. Il est très naïf de vouloir fonder l’optimisme sur quelque chose, mais très piteux de ne savoir pas le fonder sur rien.

« Es ist wahr, wir lieben das Leben, nicht weil wir leben, sondern weil wir sind Leben gewohnt. »


Vendredi 8.

Hier la baie était verte de tous les verts. La mer verte est plus translucide que la bleue, elle est d’une plus belle eau.


Samedi 9 septembre.

Les êtres faibles sont patients. L’endurance est la force de ces gens-là comme l’entêtement est leur volonté. Les médecins ont constaté la supériorité d’endurance de la femme sur l’homme, plus intelligent du dommage causé, mieux fait pour la vie puissante. Il y a un courage plus fort que l’autre, c’est celui de la protestation. Souffrir est une déchéance. Nous nous faisons un mérite absurde « d’avoir souffert » puisque la nécessité se charge à elle seule d’accomplir cela. Il ne faut pas souffrir, jamais souffrir, mais réagir. Or la réaction n’est pas la patience, encore moins la résignation.


Lundi 11 septembre.

L’autre jour avec M. du B… on parlait de la supériorité de l’amiral Fournier. Celui-là ou un autre, dès qu’on admire je me sens comme une rage d’émulation, une impatience de n’être rien quand il y a des gens qui sont quelque chose. Ce n’est pas que je m’illusionne sur la valeur que la notoriété représente, mais je ne m’abuse pas davantage sur les « mérites cachés » je le regrette pour l’amour-propre et la sécurité des obscurs dont je suis, mais projeter son nom hors de soi est une difficulté, donc une excellence.

Ce que c’est que de s’ennuyer, plutôt que de le faire toute ma vie, je serais capable de devenir célèbre !

Je traîne partout un portrait de l’Impératrice d’Autriche. Cette voyageuse et cette solitaire, cette intellectuelle sans le vouloir, prend les proportions d’une patronne.


Dimanche 17 septembre.

Oui, je mets une patience et une ingéniosité chinoise dans l’art d’espérer et je n’ai rien du pessimisme béat qui crache sur les raisins trop verts. Oui, j’aime la vie comme elle est. Que m’importe que les choses soient « vaines » et « passagères » ? Alors c’est l’éphémère et la vanité qui sont adorables… Si l’amour est un bonheur, si l’inconnu, le mystère et l’habitude et la nouveauté, sont des bonheurs ; si, l’esprit, la bonté, le rire, la méchanceté, le mouvement, la toilette, le changement, le bruit, il faut aimer tout cela, parce qu’il n’y a pas autre chose. Et c’est le plus beau miracle des hommes, qu’en face du mélodrame de cinquième ordre qu’est leur existence, ils aient pu s’inventer l’étonnante, la nécessaire, la prodigieuse frivolité.

« Gardez, ô hommes vains, les choses vaines ! »

(Imitation).

La musique m’obsède, la musique vivante, énergique, emportée : l’allégro du grand septuor, l’ouverture de Ruy Blas, une valse de Chopin, encore les marches aux Flambeaux… mais que sommes-nous donc à la musique et que nous est-elle ?

Je me rappelle la romance d’Henri VIII avec son adorable accompagnement d’arpèges. Nous revenions, d’une visite faite au loin sur les quais dans une belle très vieille maison, en voiture ouverte et très vite à cause d’un orage qui menaçait, pesait et vibrait sur le vieux Paris, la large Seine tournante et plus loin sur les tricornes du Louvre. Je fredonnais la romance, contente d’être à Paris, excitée par l’orage et sentant aussi, je pense, la beauté des nuages violets sur les pierres violettes.

Il y a douze ans… Si l’on savait comment on est destiné à se souvenir des choses.

Par moments c’est un sursaut, une fin de patience à ne pouvoir pas être sourde une heure de plus. Et le lendemain, se réveiller là-dedans, qu’il n’y ait pas d’autre réveil possible !


Vendredi 22 septembre.

Je ne vaux plus rien que dans le tête-à-tête. Mes amis me deviennent étrangers dès qu’ils se réunissent.

Voir les groupes se former autour de mon fauteuil, les voir s’animer et moi immobile avec ma jeunesse et mon esprit, devenir comme une borne entre tant de gaîté, gênée de mon sérieux parmi les rires, être là en robe rose, à représenter une absente et montrer une place vide !

Ils ne savent pas ce que je perds. Une autre à ma place ne perdrait pas autant.

Et tout cela à la longue, entre, s’installe dans le passé, je n’y trouve plus que ça. En avant, en arrière, je suis cernée.

Je suis pourchassée vers la solitude, j’y suis maintenue de force : tu ne bougeras pas de là ! And for ever shalt thou dwell in the spirit of this spell.

Je vis un an chaque jour.

Dans mes heures lentes ou inquiètes d’ennui, ce que je vois passer de choses ! Dieu, la vie, la mort et l’amour, ce que j’y aurai pourpensé !

La plupart des cerveaux n’ont pas vu passer ces choses-là dans leur existence aussi souvent que je les rencontre en un jour.

Encore ai-je tort de parler d’amour, c’est emportée par la série que je l’ai nommé, parce que je n’exclus rien de ma curiosité et que je le crois nécessaire, pour avoir fait toutes les épreuves intéressantes de ce monde.

C’est une chose qu’il faut ajouter à la vie, mais elle ne me suffirait pas du tout.


Samedi 23 septembre.

Il fait froid, il fait net et sonore, car la sonorité se voit et se respire aussi. J’adore cette saison, la lumière y tombe d’une manière plus intime. Il n’y a plus de midi, mais un matin qui dure jusqu’au soir. L’automne de la mer n’est pas rouge, il est blanc. La lumière qui entre aux fenêtres est celle qui passe sur la neige, lumière froide et brillante qui arriverait toute aiguisée des pôles.

Les promenades sur la plage à huit heures, c’est exquis, bleu, rayonnant, les côtes à belles arêtes vives et tout autour des nuages d’horizon, les nuages en rang de perles qui sont éternellement les nuages de beau temps sur mer. Les menus de la Bellone[5]. J’aime cette promenade du matin sur l’énorme plage déserte, sur le sable dur et brun comme un tapis de caoutchouc, respirant, à chaque souffle, tous les parfums de ma toilette, avec l’arrivée majestueuse des grandes vagues roulées comme des tuyaux d’orgue, intactes sur un front de vingt mètres, la retombée étincelante, puis neigeuse, la grande salutation des lames.

Je lis « les Tenailles « d’Hervieu, c’est plus triste que tout. Une seule chose me paraît lugubre : le bonheur sournois des faibles. Ne nous payons donc pas de mots ! Il faut vouloir son bonheur jusqu’au bout ; ce qui nous regarde, c’est que ce ne soit pas un bonheur vil. Ma morale ressemble beaucoup à celle des Perses : ne pas mentir et envoyer ses flèches dans le but, ou même mentir si cela nous plaît, pourvu que ce ne soit pas un mensonge qui demande grâce, car une part au moins de notre sincérité ne doit rien à quiconque.

L’autre matin, marée très basse, je me suis avancée sur le sable mouillé, poli comme un miroir, et puis le miroir est devenu si parfait, le ciel s’y enfonçait tellement loin, que je n’ai pas pu continuer, prise de vertige, marchant dans le vide.


Lundi 25 septembre.

J’aime les glaces, j’aime m’en entourer. Elles multiplient la lumière d’abord, mais je les aime parce que je m’y retrouve. Ne s’entendre ni parler, ni remuer, ni respirer, avec des débauches de soliloques qui nous mènent à cette précieuse conclusion que le moi est la plus intangible des choses fuyantes et n’est évidemment qu’une illusion d’habitude, analogue aux aberrations d’optique… tout cela joint à l’ennui invétéré, l’ennui qui réduit les choses à leur minimum d’existence, et dans ce ralentissement du mouvement vital nous fait si bien sentir qu’il ny a rien dans l’intervalle mieux perceptible de la succession des phénomènes, rien qui demeure et soit « moi »…

Donc, quand on en est là notre visage, qui « sagt nicht Ich, aber thut Ich », nous représente la seule chose sur laquelle piquer notre nom. Je suis devant mon triptyque, à peu près comme Socrate cherchant à se reconnaître soi-même. Je dis : Marie, et j’étudie ma physionomie comme celle d’une étrangère. Nous avons beau croire, notre apparence nous apprend à peu près tout ce que nous savons de nous. Bien des caractères et des habitudes seraient différents si nous avions vu dans la glace un autre regard et un autre nez.

Ces oreilles bouchées, c’est la tête emmaillotée d’un pansement, d’un pansement qu’un mouvement nerveux, machinal, me porte toujours à arracher et toujours on me tient les mains et je m’endors, et je me réveille, dans la fièvre des paquets d’ouate.


Vendredi 19 septembre.

Encore trouvé un article sur Marie Bashkirtseff ; est-ce curieux qu’on n’ait jamais été intéressant sans en être immédiatement puni ?

Mais moi jusqu’à vingt-deux ans, je n’ai fait que des rêves d’ascétisme. Ceci est à noter : si je ne m’étais pas cru la vocation, je n’aurais pas étudié la religion, sans études religieuses je n’aurais rien étudié du tout…


Brest, dimanche 22 octobre.

Le lent progrès continu de mes yeux me ressuscite. Je retrouve des sensations inéprouvées depuis dix ans, je me sens plus enveloppée de vie, je retrouve une atmosphère plus respirable. Mais en me rapprochant de la vie normale, je mesure toute la distance qui m’en séparait. Le temps perdu m’accable.

« Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu… ils sentent néanmoins, comme ceux qui s’éveillent, qu’ils ont dormi longtemps. »

Quelle patience et quelle résignation pourrai-je avoir dans la vieillesse avec des souvenirs pareils ? Et je veux me souvenir, je le veux, heure par heure, et voilà pourquoi je suis si implacable ici. Je tiens mes comptes avec la destinée, car si l’heure de la revanche arrivait, je veux la mesurer, point par point, à ce qu’elle doit venger.


Mardi 1er novembre.

Seule à la maison pour toute la journée. Qu’aurai-je fait ce soir ? Le cœur me bat de travail comprimé. Je vais à mon bureau comme à un rendez-vous. Seulement devant une pareille coercition, devant un si évident : écris ou meurs, par pitié pour soi-même on ne peut faire que des chefs-d’œuvre.

J’ai le malheur d’être gaie, et l’on en conclut que tout est bien. J’ai apprivoisé ma vie et les autres sont braves. Il y a des jours où je ne veux plus rire jamais, où je veux perdre ma jolie tournure dégagée et en prendre une lamentable, où je voudrais faire peur. Ce doit être une consolation de savoir porter son deuil.


13 novembre.

J’ai le vertige de la répétition. Retrouver chaque lendemain les phrases identiques de la journée, en dehors de toute impression de tristesse et d’ennui, cela endort comme la répétition des passes magnétiques.


Vendredi 17 novembre.

Que devenir ? Je n’ai pas une ombre de résignation et il est impossible d’imaginer un degré d’impatience de plus. Où est la loi des compensations à laquelle nous sommes si heureux de croire pour ne pas trop plaindre ou trop envier ?


Dimanche 19.

J’ai dû renoncer à ma voix, c’est encore un lien de rompu. Ne pas l’entendre et ne pas savoir comment les autres l’entendent, c’est une inquiétude. Cette voix jetée à l’abandon et qui exprime, mais sans qu’on puisse savoir jusqu’à quel point elle trompe…

Je ne quitte pas des yeux les gens à qui je parle. Baisser les yeux ! parler, écouter en baissant les yeux, quel repos !


20 novembre.

Est-ce que je trouverai jamais définitif ce que j’ai écrit ? L’idée que c’est cela et pas autre chose, l’idée que c’est moi, qu’on me jugera là-dessus. Dans les millions de nuances qui peuvent altérer ma pensée, dans les millions de formes qui peuvent la métamorphoser, celle que voilà est-elle bonne et surtout la plus moi ? Si mon affreuse manie de la relativité, ma perception extraordinaire des autres possibles, me poursuit encore dans le style, comme elle le fait dans la vie, je m’achemine à un travail démesuré, j’en meurs déjà de paresse… Mais je suis plus intelligente, plus volontaire, plus douée que les trois quarts de nos écrivains, j’ai tout ce qui ne s’acquiert pas, et un peu de ce qui s’acquiert, ne serait-ce que l’érudition.. Mais il me faut de l’argent, il me faut un milieu et l’heure actuelle n’est bonne qu’à être sacrifiée.


Samedi 25.

Des moments où l’impatience, l’impossibilité de réaliser ce qui s’est passé, un élan tellement normal vers la vie normale, des réminiscences tellement parfaites des sensations familières, au point qu’elles semblent nous avoir été arrachées de la veille, où tout s’accroît d’une manière, à la lettre, insupportable.

Il me faut deux heures pour m’endormir. Je me dresse toujours à penser des choses étrangères, mais, tout d’un coup, une phrase musicale, et alors, c’est fini, me voilà réveillée comme en plein jour, comme si ma chambre se remplissait de lumières.


Dimanche 27.

Quand j’ai fini, je recommence, et voilà peut-être la dixième fois que je lis Vauvenargues et La Rochefoucauld. Maintenant que je les connais bien je les estime autant l’un que l’autre, et Vauvenargues, qu’on m’avait fait prendre pour un poncif, est celui dans lequel je trouve les choses les plus inattendues, des nuances tellement modernes que je pense tout le temps à Nietzsche, qui d’ailleurs l’estimait beaucoup.

N’a-t-il pas inventé, M. Renan : « C’est faute de pénétration que nous concilions si peu de choses ? »

« Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres. Il y a moins de fous qu’on ne croit. » Par exemple, les criminels.

Et quel dilettantisme qu’on ne lui soupçonnait pas : « Si les grandes pensées vous trompent, elles vous amusent. »

De l’individualisme : « Nous croyons avoir le droit de rendre un homme heureux à ses dépens et nous ne voulons pas qu’il l’ait lui-même. »

D’ailleurs très individualiste, Vauvenargues, il a ruiné les conseils et l’expérience : « On ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil. »

Le mot « cœur » a fait illusion chez lui. Il n’est pas un sentimental, mais un pragmatique, car la différence, de lui à la Rochefoucauld, est qu’il n’observe pas après, mais avant la vie, d’un point de vue plus utilitaire. Bien plus subjectif, visiblement il cherche des prétextes à son activité.

Quel magnifique traité de l’arrivisme on ferait avec ses « réflexions et maximes » ! Je ne m’étonne pas du tout que l’auteur de la « Volonté de Puissance » ait aimé Vauvenargues.

Un ambitieux ! Il ne mesure les hommes que dans leurs rapports avec la gloire. « Nous méprisons beaucoup de choses pour ne pas nous mépriser nous-mêmes. »

« Tous les hommes se jugent dignes des plus grandes places, mais la nature qui ne les en a pas rendus capables, fait ainsi qu’ils se tiennent très contents dans les dernières. » « On méprise les grands desseins lorsqu’on ne se sent pas capable des grands succès. » « Les hommes ont de grandes prétentions et de très petits projets. »

Et quel adorable scepticisme : « Les hommes ne se rendent d’ordinaire sur le mérite d’autrui qu’à la dernière extrémité ». « Nous sommes trop attentifs ou trop occupés de nous-mêmes pour nous approfondir les uns les autres. Quiconque a vu des masques dans un bal danser amicalement ensemble et se tenir par la main sans se connaître, pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde. »

Ô Luc de Clapiers, je vous aime comme si je vous avais perdu.


Mercredi 6 décembre.

Toute une journée au Vizac hier. Depuis midi, dans les feuilles mortes, sous le plus gris des ciels, éclairé seulement par les feuilles mortes.

Dans les petits chemins, le macadam est remplacé par des litières de ces feuilles. Nous avons couru des bûcherons aux coupeurs de genêts, toujours par les grandes avenues où il fait clair maintenant, une clarté à ciel ouvert d’abbaye en ruines.


Jeudi.

Sentir qu’on ne peut pas en entier se rendre présent à ce que l’on fait ! Je voudrais travailler avec tout moi-même, être sûre de donner le maximum ; même si c’était médiocre, si cela ne pouvait être qu’un maximum provisoire, je l’avouerais à tout le monde, ce serait un tel résultat de pouvoir dire : Au moins c’est tout ce que je peux, je me suis emparée de toutes mes ressources actuelles.

Ce qu’il y a de comateux en nous !

Pauvre misérable cerveau qui nous sert d’âme.

J’ai besoin d’effort et d’application intellectuels, comme d’autres ont besoin d’air et d’exercice.

Écrire est pour moi une véritable lecture de moi-même, dans laquelle je rencontre souvent bien plus d’inattendu que dans un bouquin même original.

Mais ce que je lis n’existait pas avant, je l’y mets en le découvrant.

Donc il faut écrire pour exister, pour devenir soi.

Quand j’étais janséniste et que je relisais mes cahiers de copie, j’éprouvais de la gêne à reconnaître que sans les belles pensées, toutes littérairement exprimées, que je collectionnais là, je n’aurais pas envie de renoncer au monde et d’entrer au couvent. « J’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire. » Qui dira combien cette admirable phrase, qui de suite nous serre le cœur, a fait de vocations ?


Lundi 18.

On s’en prend trop facilement de ses disgrâces à la nature. Il n’y a pas une gaucherie du dehors qui ne soit une gaucherie du dedans. Il ne faut rien attendre que de soi et, sous cette condition, rien n’a le droit de nous manquer, fût-ce l’argent, fût-ce la santé, fût-ce la beauté.

Il n’y a pas à se consoler de ses disgrâces par son intelligence. L’intelligence doit être une beauté physique, elle est médiocre si elle ne va pas jusque-là. Son rôle est de tout éclipser.


Mardi 22 décembre.

Hier, dîner à la maison. R… m’a dit au milieu du dîner : « Il y a des jours où je pleure de rage pour toi ». La rage n’a pas besoin de pleurs.


24 décembre.

Il y a des moments, quand je suis immobilisée dans mon lit, dans une réunion, où je prie, n’ayant rien de mieux à faire. Mais cela m’est détestable ; d’abord je n’espère rien, et puis demander c’est exaspérer le désir. Je suis prise de suite d’un tel élan. Demander la foi que je ne sépare jamais de la vocation, ou la guérison et le bonheur, c’est les imaginer si fortement qu’une excitation de regrets s’ensuit toujours. Il faut être stoïcien jusque dans le christianisme et ne jamais mettre tout son cœur dans les biens qui ne dépendent pas de nous, fût-ce la miséricorde divine.


Mardi 26.

Hier pendant que je suis là, R… écrit quelque chose et le met dans ma poche avec injonction de ne le lire qu’à la maison ; je trouve, entre autres : je voudrais être toi, rien que pour avoir mon admiration.



  1. Rue de Brest.
  2. Près de Brest
  3. Près de Lorient
  4. Officier de marine, ami de la famille.
  5. Quand son grand-père l’amiral Dauriac commandait les côtes de l’Afrique, un de ses aspirants ornait fréquemment ses menus de dessins remarquables, dont la collection est précieusement gardée.