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Journal de route en Asie centrale - Du Ferganah en Kachgarie/04

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Journal de route en Asie centrale – Du Ferganah en Kachgarie [1]
Edouard Blanc

Revue des Deux Mondes tome 155, 1899


JOURNAL DE ROUTE
EN
ASIE CENTRALE

DU FERGANAH EN KACHGARIE[2]

Après une marche d’un kilomètre environ à travers un massif de grands arbres de l’aspect le plus agréable, qui doit faire de ce lieu de campement une résidence charmante en été, nous retombons dans la vallée de Kizil-Sou. Nous suivons la rive gauche de ce fleuve pendant six kilomètres, puis nous sommes forcés dépasser sur la rive droite. Le Kizil-Sou ressemble ici, comme débit, au Rhône en amont de Lyon. La traversée n’est pas trop difficile, au point où nous l’effectuons, à cause du grand nombre d’îles qui, en cet endroit, divisent son lit, et de la faible profondeur de l’eau, étalée sur un large espace et coulant rapidement sur un fond de galets. Néanmoins les gués sont rares. Le fleuve s’encaisse assez profondément, un peu plus bas, et il nous faut en suivre la rive droite en cheminant, pendant plusieurs heures, à un niveau notablement supérieur à celui de la berge, au milieu d’un chaos de rochers très pittoresque, mais où la marche est assez pénible.

Un peu avant la sortie de ce défilé, nous sommes forcés de franchir une sorte d’énorme rempart qui le barre et qui est évidemment la moraine frontale d’un ancien glacier. On peut s’en convaincre facilement par l’examen des coupures qu’y ont pratiquées les eaux. Le fait est intéressant à noter au point de vue géologique. En effet, on a cru longtemps, et plusieurs voyageurs des plus compétens ont écrit qu’il n’y avait pas de glaciers en Asie centrale. D’après eux, les conditions atmosphériques s’opposeraient, dans cette région, à la formation du névé, élément essentiel et primitif des glaciers tels qu’on les voit en Suisse. Ce dernier point est peut-être exact, mais les glaciers, quoique rares, existent quand même dans le massif du Pamir et dans les montagnes voisines. Les découvertes les plus récentes l’ont démontré. Assurément l’extrême sécheresse atmosphérique qui règne, à l’époque actuelle, sur toute la partie centrale du continent asiatique a fait reculer les glaciers et en a diminué le nombre. Mais il en existe encore de considérables. Tel est par exemple l’énorme glacier du Zerafchane, où prend naissance le fleuve de ce nom, qui arrose Samarkande ; il ressemble, par sa forme et son orientation, au glacier du Rhône, mais avec des dimensions bien plus grandes, car il est long de 100 kilomètres et se trouve à une altitude de 5 000 mètres. Tels sont encore les glaciers du Pic Kauffmann, ceux qu’a énumérés M. Capus dans son travail spécial à ce sujet[3], ceux qu’ont visités les voyageurs anglais dans la vallée du Haut-Indus et dans celle de son affluent le Cheyak. Tels sont encore ceux qui descendent des flancs du Mouz-Tagh-Ata, que j’ai observés de loin et que le voyageur suédois Sven Hedin a explorés ou approchés depuis. Et il en a existé autrefois un bien plus grand nombre, lorsque la limite des neiges éternelles était plus basse qu’aujourd’hui. La barrière rocheuse dont nous parlons en est un témoin irréfutable.

La partie de la vallée du Kizil-Sou située en amont de ce point formait autrefois un glacier. À une époque plus moderne, celui-ci ayant disparu, son ancienne moraine a constitué un barrage de retenue, en arrière duquel la rivière s’épanchait en un petit lac. Depuis lors, les eaux ayant pratiqué, dans la digue, une brèche qui l’entaille jusqu’à la base, ce lac lui-même a disparu.

À trois kilomètres plus loin, à l’Est, la vallée s’élargit brusquement et le Kizil-Sou s’étale dans une sorte de plaine où il reçoit plusieurs affluens, notamment le torrent d’Outch-Tach. Le fleuve décrit vers le Nord plusieurs sinuosités, que la route ne suit pas, et dans lesquelles il va battre le pied de collines, formées de marnes rouges, que nous apercevons assez loin de nous au Nord-Est. Il revient ensuite vers le Sud-Est. L’entrée de cette plaine est gardée par un fort chinois en assez bon état, et qui contient la garnison la plus avancée vers l’Ouest qu’entretienne le Céleste Empire. Elle est commandée par un général de brigade, le général Kouan. Le fort, de forme carrée, est entièrement construit en pisé. Il est entouré de murailles crénelées, et son réduit central, également carré et crénelé, est surmonté d’une toiture pyramidale. Il se dresse dans la plaine, sur la rive droite du fleuve. Cet endroit s’appelle Ouloug-Tchat, mot que l’on peut traduire indifféremment par le Grand angle ou le Mauvais coin. Régulièrement, nous devrions rendre, une visite au commandant chinois et lui faire viser nos passeports. Mais je sais quel temps demanderont ces formalités. Il est trois heures de l’après-midi et je prévois que, si nous entamons des pourparlers de ce genre, qui, d’ailleurs, je le reconnais, seraient parfaitement légaux, nous ne pourrons pas aller plus loin et nous perdrons une étape. Et puis, pour tout dire, nous sommes encore trop près de la frontière et trop loin de Kachgar. Je préfère n’avoir à m’expliquer que dans cette dernière ville, auprès des autorités supérieures. Aussi je donne l’ordre d’obliquer brusquement à droite, à un kilomètre du poste. C’est une manœuvre audacieuse, car il ne passe pas beaucoup de monde par-là, et notre venue doit constituer un événement pour les habitans du fort. Certainement nous devons déjà être signalés et observés. Néanmoins, j’ai confiance dans la supériorité des jambes de nos chevaux sur celles des montures de la garnison, et dans la nonchalance des fonctionnaires chinois. Nous brûlons la politesse au général Kouan, et nous filons, avec toute la vitesse dont nous sommes capables, le long du versant Sud, de manière à rejoindre le fleuve un peu plus bas, sans nous préoccuper en aucune façon des signaux qui nous sont faits par les Chinois. A cinq kilomètres de là, nous retrouvons le fleuve, et il nous faut le traverser à gué pour passer sur sa rive gauche, car la rive droite, bordée d’une falaise, devient, à peu de distance devant nous, impraticable. Cette opération se fait sans grande difficulté, quoique le volume des eaux, grossies par de nouveaux affluons, soit considérable et le courant rapide. Nous en sommes quittes pour un bain à basse température, dont nous commençons à avoir l’habitude, et nous ne perdons rien. Il est vrai qu’en dehors de nos armes et de nos montures, nous n’avons pas beaucoup de choses à perdre.

Une fois hors de la vue du poste chinois, je me retourne pour passer une revue sommaire de ma petite troupe, afin de m’assurer que personne ne manque. Souleyman, le cuisinier, se fait seul attendre, et, lorsqu’il nous rejoint, je constate avec surprise la métamorphose qu’il a subie. Il a échangé son fameux khalat de soie moirée contre une sorte de froc en poil de chèvre d’un aspect beaucoup moins pittoresque. Il a aussi changé de bonnet. Il m’explique qu’il a fait un troc avec des bergers que nous avons rencontrés un peu plus haut, et qu’il a eu grand avantage à abandonner son ancien costume contre celui-ci, augmenté, comme appoint, d’un renard dont la peau lui paraît précieuse. Cet échange sera d’ailleurs suivi de beaucoup d’autres, car cet indigène a la bosse du commerce et son costume subira de ce chef, pendant notre voyage, d’incessantes transformations. Je n’ai rien à objecter, d’autant plus que ses vêtemens sont à lui, et qu’en toute conscience, les températures que nous subissons justifient son opération d’aujourd’hui. Mais, au fond, cela m’afflige de ne plus voir ce khalat de soie, aux nuances rutilantes et multicolores, si hardiment discordantes, et qui faisait si bien, de loin, quand le vent le gonflait, sur le dos du cheval pie. Au milieu de ces paysages sinistres, où les couleurs, en hiver, varient uniquement dans les limites comprises entre le gris jaunâtre ou rougeâtre et le gris noirâtre, cette robe jetait une note gaie, que nous portions avec nous. À perte de vue, il n’y a rien pour la remplacer.

Le volume du Kizil-Sou, grossi par les affluens qu’il reçoit dans la plaine d’Ouloug-Tchat, est assez important. Il devient à peu près impossible partout, en aval de ce point, de le traverser à gué. Dans la saison où nous sommes, assez semblable comme volume au Rhin vers Bâle, il roule avec rapidité une eau large et profonde, en minant le pied de hautes falaises formées d’argiles rouges, dont les matériaux délayés donnent à ses eaux la coloration qui lui a valu son nom (Fleuve Rouge). Ces argiles, qui appartiennent à l’étage saliférien, contiennent de grosses lentilles de sel gemme et de gypse. Des efflorescences salines très abondantes se montrent à leur surface. Un peu plus bas, à ces berges succèdent des falaises de grès et de conglomérats rougeâtres. C’est avec quelque peine qu’une fois engagés dans ces derniers terrains, nous trouvons, sur la rive gauche, la place nécessaire pour passer entre le pied de ces falaises et le bord de la rivière. Il y a des éboulis de gros blocs, difficiles à franchir, et qui descendent jusque dans l’eau.

À cinq heures du soir, toujours en suivant la rivière, nous arrivons à hauteur de l’endroit où nous devons camper, et qui porte le nom de Yassi-Koutchouk. C’est une localité parfaitement inhabitée pour le moment et qui ne présente guère de ressources. Mais c’est là que nous devons quitter définitivement la vallée du Kizil-Sou, et il importe d’utiliser encore cette fois l’eau du fleuve pour notre campement. De plus, nous aurons là à discrétion du bois, chose parfois rare dans la région, comme nous l’avons déjà expérimenté les jours précédens.

En ce point, le fond du thalweg s’élargit en une sorte de vaste cirque, d’où la rivière s’échappe ensuite pour entrer dans un fouillis de montagnes inextricables, à travers lesquelles elle roule ses eaux dans une suite de gorges étroites. Cette plaine de Yassi-Koutchouk, qui est évidemment le fond d’un ancien lac, et qui doit même être submergée de temps en temps, lors des crues, est remplie de broussailles et d’arbres formant un vaste fourré marécageux, où la rivière, divisée en plusieurs bras, décrit un parcours incertain. À travers ce fourré, composé principalement de saules, de peupliers et d’arbustes épineux, nous nous frayons, non sans peine, un passage, pendant plus d’une heure, pour tâcher de gagner le bord du fleuve, que nous atteignons enfin à la nuit close. Chemin faisant, nous avons constaté la présence de très nombreux sangliers, ce qui me donne immédiatement l’idée d’établir un affût. Justement nous n’avons pas de viande fraîche et je pense que, le lendemain, un rôti de marcassin varierait avantageusement notre ordinaire.

Nous nous installons pour camper au bord du fleuve, qui coule silencieusement, à pleins bords, encadré de glaçons, au clair de la lune, à travers cette sorte de jungle. Le froid est extrêmement vif. Nous n’avons ni yourte, ni aucun abri. Nous en établissons un tant bien que mal avec le morceau de toile que nous avons emporté, mais il est insuffisant. C’est le cas ou jamais de passer la nuit à l’affût. Après avoir cassé la glace pour faire boire les chevaux, nous allumons un grand feu, car heureusement le combustible ne manque pas, et nous tâchons d’y faire cuire quelque chose. Nous n’avons que du riz, du thé, une queue de mouton, qui constitue notre provision de graisse, et quelques débris de légumes gelés depuis Och. Nous n’avons plus de viande : ignorant que, ce soir-là, nous campions dans un lieu inhabité, j’ai négligé de m’en pourvoir à notre étape précédente. Nos amis de la veille, que nous avions invités, ne nous en ont pas laissé une miette. Nous faisons tant bien que mal un repas, que je trouve maigre, avec une sorte de soupe aux légumes, puis nous allons, Balientzky et moi, nous mettre à l’affût, à quelque distance dans le fourré. Nous choisissons le bord d’une clairière où les traces de sangliers sont nombreuses. Nous nous blottissons au fond d’un trou, en nous dissimulant avec des branchages, et nous attendons. Il fait un clair de lune superbe, qui rendrait le tir facile. Mais aucun animal ne se montre. Au bout de deux heures, nous commençons à être transis. Nous changeons de place ; nous nous postons chacun au pied d’un gros arbre. Deux heures se passent encore : il est minuit. Rien ne vient. Je m’en prends à Balientzky, lequel, toujours impassible, fume un perpétuel cigare. Je lui déclare que c’est l’odeur de son tabac qui éloigne les sangliers. Il jette son cigare avec regret, et, un quart d’heure après, sans observations, il va se coucher. Moi, je reste. Mais à deux heures du matin, je me décide à imiter mon compagnon. Je suis tellement gelé que je ne pourrais pas tirer si quelque animal se présentait. Mais cette éventualité n’a aucune chance de se réaliser. Et dire que c’est toujours comme cela ! Un autre jour, quand nous aurons déjà de la viande, nous tuerons du gibier en quantité considérable. Depuis un certain nombre d’années que je parcours trois continens en vivant souvent de ma chasse, je devrais bien savoir qu’on ne tue jamais rien les jours de famine, et qu’on ne voit jamais rien les nuits d’affût. Au moins, là-bas, au bord de la rivière, il y a du feu. Je vais m’y étendre sur un coin du carré de feutre. Mais c’est égal, la nuit est glaciale et le voisinage de la rivière rend le froid encore plus pénétrant. C’est là que je regrette et que j’apprécie les yourtes. Le thermomètre indique — 21°.

5 novembre 1890. — De grand matin, après un déjeuner composé de thé, de riz et d’un peu de graisse, nous sommes en route. Il commence à devenir urgent de tuer quelque chose ou de rencontrer quelqu’un.

Presque aussitôt après avoir quitté Yassi-Koutchouk, nous cessons de suivre la vallée du Kizil-Sou. J’aurais désiré très vivement, au point de vue géographique, pouvoir descendre d’un bout à l’autre le thalweg de ce fleuve, jusqu’à Kachgar, où il nous aurait menés forcément, puisqu’il y passe. La partie de son cours située en aval du point où nous nous trouvions est encore inconnue, et j’aurais voulu en faire le relevé cartographique. Mais mes guides me déclarèrent que c’était impossible. Le cours du Kizil-Sou n’aurait pu être reconnu par nous qu’au prix de traversées réitérées, qui nous auraient probablement coûté la perte ou la détérioration de nos bagages et de nos instrumens.

Je me résignai donc à obéir aux indications de mes guides et à quitter les bords du fleuve pour les sentiers habituellement suivis par les gens du pays. Cette piste, que nous prîmes, est d’un parcours assez dur et surtout très fastidieux. Elle est tracée à peu près parallèlement au fleuve : elle s’en éloigne et s’en rapproche alternativement. Le système, fort simple, mais peu avantageux pour les voyageurs, qu’ont admis ceux qui ont pratiqué ou imaginé les premiers ce tracé, a consisté à remonter la vallée d’un affluent du Kizil-Sou, puis à obliquer le plus possible vers l’Est en suivant la vallée secondaire d’un sous-affluent quelconque. Arrivé au bout de cette vallée, on gravit comme on peut la crête que l’on a devant soi, et l’on redescend dans la vallée contiguë par un sous-affluent de droite de cette dernière. On remonte ensuite un sous-affluent de gauche, on escalade un nouveau col, et ainsi de suite. On décrit ainsi un itinéraire en dents de scie où les montées succèdent indéfiniment aux descente et où la trajectoire d’un point à un autre est loin d’être la plus courte. Comme ces vallées, outre leur obliquité générale, sont très tortueuses, et comme, une fois engagé dans l’une d’elles, entre deux murailles à pic, on est bien obligé de la suivre jusqu’au bout, l’allongement du parcours est vraiment considérable D’autre part, au point de vue de la descente ou de la montée générale entre le sommet et le pied de la grande chaîne, toutes les escalades que l’on fait sont en majeure partie inutiles, puisque chaque montée est suivie d’une descente et réciproquement. Il serait plus logique, en même temps que plus commode et plus intéressant, de suivre la vallée d’un même cours d’eau, où chaque mauvais pas franchi vous rapprocherait du but. Le sentiment que l’on a d’accomplir un travail de Sisyphe rend le voyage fort ennuyeux et cause une impression des plus pénibles. Cette impression pourrait être rachetée par le charme des sites traversés. Mais c’est un élément qui manque ici. Le terrain, complètement dénudé, de couleur presque toujours rougeâtre ou grise, présente des reliefs bizarres, intéressans pour le géologue qui en fait l’analyse, et souvent pittoresques. Mais l’aspect général du paysage est d’une tristesse navrante.

Dans la matinée, nous franchissons un col insignifiant, celui de Chour-Boulak. Puis, à deux heures, après une marche pénible qui nous a menés à 40 kilomètres d’Ouloug-Tchat, et à environ 30 kilomètres de notre point de départ du matin, nous apercevons, du haut d’un col, une petite construction en pisé, située à mi-côte d’un versant que nous allons descendre pour pénétrer dans une vallée où un ruisseau coule du Nord au Sud.

— Machrab ! s’écrient tous mes hommes en se signant ou en se prosternant avec force marques de respect.

Le petit édifice qui est devant nous, but de pèlerinage pour les tribus de la montagne, porte le nom de Machrab, qui est en même temps un nom d’homme, celui du personnage vénéré dont la dépouille est enterrée là.

Depuis longtemps, en maints endroits divers du Turkestan, on m’avait parlé de Machrab, toujours avec une profonde vénération, sans qu’il me fût possible de savoir au juste ce qu’il était, ni même dans quel pays et dans quel siècle il avait vécu. Je savais seulement que c’était un personnage canonisé, ce qui n’est pas très rare en pays musulman, un penseur et un martyr, ce qui n’est pas non plus très rare, et un écrivain, ce qui l’est davantage.

Vers quatre heures du soir, nous atteignons le tombeau du saint. C’est une construction humble et informe, en terre battue, recouverte d’une sorte de petit dôme à plusieurs coupoles, de même matière, et qui est en partie cachée sous un énorme amoncellement de cailloux, dont chacun est dû au respect d’un passant. Plusieurs perches en bois de saule, chargées de lambeaux de chiffon et diversement inclinées au-dessus du tumulus, représentent d’une façon pauvre, mais cependant suffisante, paraît-il, au point de vue rituel, les étendards et les tougs caractéristiques des tombeaux de saints plus riches ou plus civilisés. Quelques massacres d’oudjda (Ovis Poli), le grand mouflon dédié à Marco Polo, et d’akrar (Ovis Karelini), remarquables par leurs dimensions monstrueuses, ou de tiik (Antilope subgutturosa), qui ressemblent à des cordes à nœuds, sont posés au sommet du tumulus. Ces sont les ex-voto offerts par des cliens qui, plus chasseurs ou plus pieux que les autres, ne se sont pas contentés de déposer un simple caillou pour contribuer à l’architecture primitive de ce mausolée, mais ont apporté de loin une offrande plus rare et plus pesante. Le tout disparaît sous une invraisemblable quantité de petits chiffons multicolores, accrochés à toutes les parties de la construction, ainsi qu’aux branches d’un buisson voisin. Ce sont des lambeaux arrachés par des passans respectueux à la doublure de leurs vêtemens, tous plus crasseux les uns que les autres, en témoignage de leur dévotion.

Nous quittons le tombeau qui nous a abrités un instant, après que j’en ai relevé le plan ainsi que celui de ses abords. A l’intérieur se trouvent plusieurs chambres, qui ne contiennent rien de particulier, sauf le sarcophage du saint dans l’une d’elles. Mes hommes ont pieusement ajouté à l’édifice chacun une petite pierre ou un lambeau de khalat. Moi, je me suis borné à en emporter, comme souvenir, la plus grosse des paires de cornes d’Ovis qui en décoraient le sommet. Par un hasard singulier, au milieu des vicissitudes qui m’ont fait perdre en route tant d’objets plus précieux, elles sont revenues avec moi jusqu’en France, et cependant ce n’était pas une petite affaire que de les transporter pendant tant de milliers de kilomètres, car, bien que desséchées, elles pèsent encore actuellement à Paris, où elles sont, 42 kilogrammes, ce qui est un très honnête poids à porter sur la tête.

Ces montagnes dénudées, informes, sans grandes lignes et sans la moindre trace de végétation, ont un aspect vraiment lamentable. C’est une besogne aussi monotone que peu intéressante que d’escalader ces plissemens de terrain formés par des argiles, des gypses et des grès, dont la couleur varie du gris au rougeâtre, et qui se succèdent les uns aux autres dans un chaos désordonné et interminable. Après avoir dépassé le tombeau de Machrab, nous arrivons à une fortification abandonnée, qui défend un col dans une de ces crêtes. Ce rempart crénelé, construit en terre, est, ainsi que de nombreux ouvrages du même genre épars dans la même région, l’œuvre de Yakoub-Beg, cet aventurier de génie qui ressuscita naguère, pendant vingt ans, le royaume de Kachgarie. Préoccupé du danger qui pouvait venir pour lui du côté de l’Ouest et du Nord, il avait multiplié les défenses sur ces deux frontières de ses États, sans se méfier de l’invasion chinoise venant de l’Est, dont il se croyait sans doute suffisamment couvert par le désert de Gobi. Cette invasion, qui devait faire disparaître le royaume de Kachgar avec son fondateur, prit à revers toutes ces fortifications et les rendit inutiles. Aujourd’hui, elles sont abandonnées, et les Chinois ont établi dans le Tian-Chan des défenses fondées sur d’autres systèmes.

Après avoir dépassé ce rempart, nous descendons dans une vallée profonde et laide, encadrée entre deux pentes d’argiles gypseuses sans végétation, et où coule, du Nord au Sud, un petit affluent du Kizil-Sou. Nous le suivons pendant quelque temps vers l’aval, et nous atteignons ainsi un endroit où la vallée s’élargit et où nous trouvons un aoul composé d’une dizaine de yourtes. Les habitans nous font bon accueil. Ils sont un peu plus civilisés que les Kirghiz de Nagra-Tchaldi : ils ont l’habitude de voir passer des caravanes, ainsi que les courriers allant de Kachgar au Ferganah. Leur aoul présente un caractère de stabilité relative, attesté par l’existence d’une sorte de hutte en terre non transportable. Afin de me faire honneur, on m’y installe, malgré mes instances pour avoir une simple tente, que j’aurais certainement préférée. Nous avons l’imprudence de faire du feu, mesure justifiée par la température, qui est d’une trentaine de degrés au-dessous de zéro.

Aussi, au bout d’un quart d’heure, sommes-nous enfumés comme des renards. Après une lutte désespérée contre la fumée, nous sommes obligés de capituler. Optant pour le froid extérieur, nous évacuons notre abri. Nul espoir de le rendre de nouveau habitable avant un long délai, car le plan de la construction est celui d’un four, et la fumée n’en peut sortir facilement. Il n’y a qu’une seule ouverture, très basse, par laquelle on s’insinue en rampant, et le toit ne présente aucun orifice. Après de longs pourparlers, je finis par trouver une yourte, qui est abandonnée pour moi par la famille de ses propriétaires. Elle est criblée de trous comme une écumoire. J’aime mieux cela. La nuit est froide pourtant. Le thermomètre indique, malgré le voisinage de notre feu, — 22°.

Ce soir-là, nous dînons, grâce à l’achat d’un mouton, que je négocie, non sans quelque peine, avec mes hôtes, lesquels n’en possèdent que six. J’en mets deux quartiers en réserve pour les jours suivans, en prévision d’une mauvaise chasse. Puis, je consacre toute la soirée et une partie de la nuit à des soins culinaires dont la mise à l’ordre du jour me paraît surabondamment justifiée. Faisant subir à mes travaux l’une des transformations soudaines et nombreuses dont la succession rapide constitue l’art du voyageur, je procède, alternativement et avec un soin égal, à des observations astronomiques portant sur les occultations des satellites de Jupiter et à la confection d’une soupe à l’oignon et d’une omelette au suif, mets que je fabrique moi-même et que je révèle aux Kirghiz, tandis que Souleyman prépare le mouton.

Mes hôtes sont, aussi bien que tous les habitans du Turkestan russe, Sartes ou Kirghiz, grands amateurs de fauconnerie. Ils possèdent dans leur campement, à l’état domestique, un certain nombre d’oiseaux de proie, dont ils me vantent le mérite et le dressage. Il ne m’est pas possible de vérifier ces qualités séance tenante ; aussi bien ne suffiraient-elles pas à me séduire. Mais plusieurs de ces oiseaux me semblent appartenir à des variétés rares ou même inconnues en France. J’en achète trois, que je destine au Muséum de Paris, et que nous emportons vivans. Les hasards de la route leur ont donné d’autres destinations.

J’avais entendu, au moment du coucher du soleil, le chef de l’aoul, qui remplissait en même temps, comme cela arrive quelquefois, les fonctions de mollah, appeler ses voisins à la prière. J’en conclus que j’avais affaire à un Kirghiz quelque peu lettré, et que, les circonstances de voisinage aidant, il serait peut-être à même de me fournir quelque renseignement historique ou biographique sur Machrab.

Plusieurs points piquaient ma curiosité : d’abord, l’extraordinaire popularité de ce saint dans tout le Turkestan ; puis, la situation de son tombeau dans ces montagnes reculées ; et aussi ce titre de roi qui lui est donné tant par ceux qui le vénèrent que dans les textes où il est question de lui. On le nomme fréquemment Chah-Mahrieb ou Chah-Machrab. Avait-il régné quelque part, ce qui ajouterait un nom nouveau à la chronologie des souverains musulmans de ces régions ? Etait-ce un ascète fils de roi, et, dans ce cas, y avait-il là quelque analogie avec le Bouddha ? Enfin, à quelle époque vivait-il ? Autant de points qui pouvaient être intéressans à éclaircir.

Je puis dire, en passant, que je les ai éclaircis plus tard, car, ma curiosité une fois mise en éveil par l’aperçu incomplet que j’eus dans ces montagnes, je persévérai, et j’eus la bonne fortune, l’année suivante, au cours de recherches archéologiques que je fis aux environs de Boukhara, de déterrer un manuscrit complet relatant la vie de Machrab et ses doctrines. J’ai pu rapporter ce manuscrit en France, et j’en donnerai peut-être quelque jour la traduction ou le commentaire.

Mais, pour le moment, je ne saurais entrer ici, bien entendu, dans l’examen, même sommaire, des opinions philosophiques du révolutionnaire Machrab, quelque curieuses qu’elles puissent être. Je me bornerai à relater la conversation que j’eus ce soir-là avec le chef de l’aoul. Les renseignemens qu’il me donna furent d’ailleurs tout à fait conformes à ceux qui m’ont été fournis plus tard par le manuscrit dont il s’agit, bien que ces derniers soient plus détaillés. Il y a donc des raisons pour les supposer exacts. C’est pourquoi je les répète ici textuellement.

La conversation fut laborieuse : elle exigea, comme la plupart de mes conférences de longue haleine avec les indigènes sur des sujets sérieux, l’entremise de l’un de mes hommes. Toutefois je dois avouer que je m’abstins de faire traduire in extenso à mon interlocuteur mes propres réflexions, qui eussent été de peu d’intérêt pour lui.

« Machrab, me dit le chef de l’aoul, fut un puits de science et de sainteté. La date exacte de sa naissance est incertaine. Il naquit à Namangân, ville du Ferganah, d’une famille distinguée ou présumée telle.

— Bon, lorsque l’on dit cela d’un prophète, nous savons ce que cela signifie. Admettons tout de suite qu’il était le fils d’un porteur d’eau, et passons. Voici déjà l’hypothèse de l’origine royale écartée.

— Dieu créa son âme depuis le commencement des temps…

— Ceci est banal et lui est commun avec bien des gens, illustres ou obscurs. D’ailleurs, cette assertion manque de preuves et d’autorité.

—… Et donna à celle-ci pour nourriture l’amour.

— Ah ! voici qui est moins banal et établit un lien peut-être intéressant entre Machrab et le Bouddha, ainsi qu’avec d’autres réformateurs religieux qui ont prêché une morale de charité. Voyons la suite.

— Sa mère, étant enceinte de lui, alla chez un épicier…

— Chez un épicier ! quelle prose ! Que ceci est vulgaire et peu ingénieux !

Je crois avoir mal compris et je fais répéter deux fois. Non, je ne me trompe pas. C’est bien chez un épicier. Mon hôte me le confirme, et d’ailleurs le manuscrit le dit aussi. Après tout, cela s’explique. On voit bien que l’on est ici dans le voisinage du Ferganah, ce pays qui n’est qu’un grand jardin, et où la principale richesse consiste dans la production et le commerce des fruits secs, dont il approvisionne une partie de l’Orient. On voit bien que l’on est aussi sur la grande route par laquelle, à travers tout le continent asiatique, les précieuses épices, aux vertus médicinales ou magiques, venues de l’Extrême-Orient, du sud-est de l’Asie et de la Malaisie, ont été transportées, dès le commencement du moyen âge, et, même dès l’antiquité, par des voies inconnues des Européens, jusqu’en Asie Mineure et jusqu’aux rives de la Mer-Noire et de la Méditerranée. En somme, dans ces conditions, l’épicier, ce n’est pas seulement celui qui vend du thé, des pruneaux et des raisins secs, c’est celui qui vend les drogues précieuses avec lesquelles on fabrique les philtres puissans qui guérissent, qui font mourir et qui font aimer. L’épicerie est donc là-bas, à bon droit, en honneur. C’est égal, remonter à l’origine des temps pour arriver chez un épicier ! Quel détour ! Sortir de l’empyrée où sont tenues en réserve les âmes d’élite et tomber dans la cassonade ! Quelle chute !

—… Lequel épicier, à des signes infaillibles, lui présagea que son fils serait illustre et changerait la face du monde.

— La science de cet épicier de Namangân me confond. Eh bien ! pour tout dire, elle ne m’étonne qu’à demi. Je m’étais toujours méfié de la sorcellerie des épiciers, en voyant avec quelle machiavélique habileté, chez nous, ils fabriquent certains produits, et même des matières premières, avec des substances qui ne sont pas du tout celles qui, dans la nature, paraissent destinées à les former. Maintenant que je sais qu’en Asie, il y a un pays où ils annoncent et devinent les prophètes, j’aurai pour leur savoir encore plus d’égards, s’il est possible.

— Après une vie qui tint ce qu’elle avait promis et après avoir été un flambeau de lumière et de vérité, Machrab fut assassiné, sous le règne de Mohammed-Chah, au lieu même où nous nous trouvons. »

C’est tout ce que savait le chef kirghiz, et c’est tout ce que j’appris ce jour-là sur Machrab. Il ne me dit pas en quoi cet homme illustre avait changé la face du monde. Je ne pus même pas savoir si ce Mohammed-Chah qui le fit mettre à mort était Mohammed Kharezm-Chah, le grand conquérant turcoman dont Genghiz-Khan détruisit l’empire, ou Mohammed-Chah, roi de Perse, de la dynastie des Kadjars, ou tout autre souverain du même nom. Il y a pourtant six siècles d’écart entre les deux premiers,

Je dirai ailleurs, en quelque autre occasion, ce que j’ai pu apprendre depuis sur le compte de Machrab.

6 novembre 1890. — Nous quittons de grand matin nos hôtes pour recommencer un itinéraire à peu près semblable à celui du jour précédent. Nous descendons pendant quelque temps la petite rivière sur le bord de laquelle nous avons campé, puis nous obliquons vers l’Est ; nous nous remettons à suivre, comme la veille, un parcours en dents de scie, motivé par la nécessité de couper en travers les vallées principales et d’utiliser les ravins ou les vallées secondaires. Cette façon de voyager devient monotone, d’autant plus que le pays est absolument dépourvu de végétation et qu’il fait — 15 à — 20 degrés. Il y a quelques animaux. Tout près de notre point de départ, nous rencontrons une nombreuse compagnie d’oiseaux assez semblables à des cailles qui auraient la taille de grosses perdrix. Leur plumage est varié de gris, de blanc et de roux, leurs pattes sont rouges. On peut les approcher facilement : elles ne s’enlèvent pas. Je reconnais la Lerwe des neiges (Lœrwa nivicola), découverte par Hodgson dans l’Himalaya[4], et que les Chinois appellent Sué-Ky (Poule des neiges). Le fait mérite d’être noté au point de vue zoologique, cette espèce n’ayant pas encore été signalée dans la région. Le R. P. David l’a observée au Thibet, près de Mou-Pin, par plus de 4 000 mètres d’altitude. Un peu plus loin, dans un endroit où la vallée est encombrée de blocs de rochers, nous voyons d’autres oiseaux très curieux, et tout à fait particuliers au pays : ce sont des Podoces. Ces oiseaux, de la taille des geais, paraissent atteints de la frénésie du mouvement : ils ne volent pas, mais ils courent sans cesse en zigzag avec une telle rapidité que l’œil peut à peine les suivre. Ils se cachent au milieu des rochers, dans les fentes desquels ils circulent comme des rats. Dans les mêmes rochers, j’observe une nombreuse colonie de rongeurs très voisins du Goundi des montagnes d’Afrique.

Vers midi, nous arrivons à un campement habité uniquement par des femmes. Les hommes sont allés faire je ne sais quelle expédition de brigandage sur la frontière afghane. Comme nous avons marché assez vite depuis le matin et que nous sommes en avance, j’ordonne de faire halte et j’entame des pourparlers ayant pour but d’acheter du lait, s’il est possible de s’en procurer un peu. On nous apporte du lait d’yak, jaune, épais comme de la crème, et d’un goût excellent. Ces femmes ne sont pas farouches : elles manifestent un vif désir d’entrer en possession des bouteilles de verre que nous pouvons avoir dans nos bagages. Les fioles de verre constituent, dans cette partie reculée de l’empire chinois, le bijou le plus estimé. Les hommes s’en servent pour mettre du tabac ou de l’opium, et, quant aux femmes, elles en font, non pas des ustensiles de ménage, mais des objets de parure. Rien n’est plus élégant pour elles que de porter, pendue au cou, une fiole plus ou moins ébréchée. Généralement, plus la fiole est petite, plus elle a de valeur, ce qui serait encore un avantage pour les négocians tentés d’en importer. Dans le pays même, on fabrique laborieusement des flacons en jade, qui finissent parfois, après avoir traversé toute la Chine de l’Ouest à l’Est, par tomber entre les mains de collectionneurs européens qui les achètent fort cher. Mais le phénomène inverse a lieu : les simples flacons de verre, sans valeur pour nous, ont là-bas, pour les indigènes, un prix au moins égal à-celui du jade. Si don Juan revenait on ce monde et désirait explorer la Kachgarie à son point de vue particulier, il ne saurait être mieux avisé que d’emporter une ample cargaison de bouteilles vides : les femmes qu’il rencontrerait n’auraient rien à lui refuser. Mon cuisinier, qui le sait, abuse étrangement de la situation, et je suis obligé de faire bonne garde autour de mes caisses pour empêcher la disparition prématurée des quelques bouteilles que nous avons eu la chance de transporter jusqu’ici sans les briser, et que je tiens à conserver jusqu’à la fin du voyage. Je suis obligé de lui faire honte de sa conduite, en lui rappelant qu’il n’est marié que depuis un mois, et qu’au départ de Kokan il m’a ennuyé de son désespoir désordonné, motivé par la seule pensée de quitter sa femme.

Il reçoit, en baissant la tête d’un air effaré, mes admonestations qui, sur ce sujet, ne sont pas les premières et ne seront pas les dernières. Puis comme j’insiste, et comme, vu la nécessité de l’exemple, je le rudoie un peu, il balbutie quelques excuses et finit par me citer tout à coup, avec assurance, deux vers d’un poète de Khiva[5], dont voici la traduction : « L’homme est faible et vil : le premier homme a été fait de boue ; mais cette boue avait été pétrie avec la rosée de l’amour. » Que répondre à un argument aussi littéraire, survenant à brûle-pourpoint par 12 000 pieds d’altitude et à 8 000 kilomètres de ma bibliothèque ? Je fais grâce de plus amples reproches, pour cette fois, au domestique assez lettré pour avoir su me servir cette citation à propos. Je me borne à lui faire observer doucement que celui qui a composé ce distique a été noyé dans l’Oxus, par ordre de son maître, le sultan Mohammed Kharezm-Chah.

Nous nous remettons en route vers l’Est. Par une nouvelle escalade insignifiante, nous arrivons dans une autre vallée, qui est celle d’un autre affluent du Kizil-Sou. Celui-là, qui vient du Nord-Est et que nous remontons, est entièrement gelé. Il fait froid. Le soleil brille. La glace, épaisse et dure, sur laquelle il nous faut marcher, et qui couvre d’un enduit raboteux et complet la surface de la petite rivière et celle des rochers de son lit, sonne comme du fer sous les pieds des chevaux, qui, reposés par leur halte, marchent d’un bon pas. Pendant deux heures, nous cheminons ainsi entre deux hautes murailles verticales de rochers calcaires, lisses et compacts, qui répercutent l’écho. Puis nous passons encore un col et nous retombons dans les grès rouges profondément ravinés.

Les ravins étroits au fond desquels nous marchons sont en somme des sortes de canons comme ceux de l’Amérique du Nord. Mais ils empruntent un caractère particulier à la nature géologique du sol. Les terrains appartiennent à l’étage que les géologues appellent triasique : ils sont formés tantôt, de grès rouges et tantôt d’argiles de même couleur, contenant du gypse. Les eaux, par leur ruissellement, y ont creusé des rainures étroites et capricieuses dont la largeur n’est parfois que de quelques pieds et dont la profondeur peut être de plusieurs centaines. C’est dans les grès surtout que les parois arrivent parfois à en être presque absolument verticales. Quand on s’est une fois fourvoyé dans une de ces rainures, il faut en suivre toutes les sinuosités, et Dieu sait où elles mènent ! Dans cette journée du 6 novembre, il nous arrive plusieurs fois, étant engagés dans un de ces couloirs, de nous y trouver nez à nez avec de longues files de chevaux chargés de thé, dont les conducteurs cherchent à faire la contrebande entre la Chine et le Ferganah. Il nous faut alors, bon gré, mal gré, nous réfugier sur des corniches, le passage au fond étant trop étroit pour deux.

Ailleurs, le trajet est encore bien plus difficile. C’est quand l’une de ces rigoles tombe dans des terrains argileux ou coupe par hasard un amas de gypse. Ces amas, en forme d’énormes lentilles, englobées dans les argiles, se boursouflent, sous l’influence alternative de l’humidité atmosphérique et de la gelée, puis se fendent en crevasses étoilées. Pour donner par une comparaison triviale, mais exacte, une idée du phénomène qui se produit, je dirai qu’ils se comportent comme une pomme de terre cuite à la vapeur. L’équilibre des blocs disloqués de cette roche friable, suspendus dans des positions extraordinaires, est des plus instables : le moindre ébranlement de l’air en provoque l’éboulement, de sorte que les voyageurs qui cheminent au fond de pareilles fissures risquent à chaque instant d’être écrasés. Nous y passons pourtant, car il est impossible de faire autrement, et nous assistons à de nombreuses avalanches. Il nous arrive de marcher pendant deux heures consécutives dans de semblables conditions, au fond d’une même et interminable galerie. Aussi n’est-ce pas sans un véritable soulagement que nous atteignons un col, balayé par lèvent, mais où, du moins, nous sommes en plein air.

Nous redescendons dans une autre vallée. Enfin à cinq heures, nous arrivons au sommet d’un col assez élevé. La pression barométrique y est de 569mm, 2, la température étant de — 3°. Puis nous descendons derechef dans une vallée où coule une petite rivière d’eau vive et abondante, au milieu d’un paysage très bouleversé et qui pourrait être agréable s’il n’était pas dépourvu de toute trace de végétation. A peu de distance de cette rivière et sur l’autre bord, nous trouvons un petit fortin en terre, abandonné, et où nous nous hâtons de chercher un abri. Cette petite construction se nomme Kourgatin-Khaneh. Nous y campons. Nous avons fait ce jour-là 52 kilomètres, dans des conditions peu favorables à la marche, sans route frayée, à travers de hautes montagnes. C’est une bonne étape, surtout pour des animaux faibles et mal nourris.

7 novembre 1890. — La journée du 7 novembre est employée tout entière à une longue marche à travers les mêmes montagnes, jusqu’à une autre petite masure du même genre que celle qui nous a abrités la veille, et également déserte. Celle-ci se nomme Kara-Ngoulouk. Nous y prenons gîte. Comme à Kourgatin-Khaneh, le bâtiment se compose d’une sorte de blockhaus en pisé, formant trois ou quatre chambres basses où peuvent s’abriter pêle-mêle les hommes et les animaux. Ces pièces, sans fenêtres, sont encombrées de fumier et de détritus, mais le grand froid paralyse la vermine qui y foisonne. Telles qu’elles sont, nous sommes bien heureux de les trouver.

Je ferai grâce aux lecteurs du récit de cette étape, qui a ressemblé à la précédente, Les observations que j’ai faites ce jour-là ne présentent d’intérêt qu’au point de vue topographique et j’en ai consigné le résultat sur les cartes que j’ai dressées.

Le détail le plus notable a consisté à couper transversalement la vallée d’un petit affluent du Kizil-Sou, venant du Nord.

Nous avons fait dans cette journée, de Kourgatin-Khaneh à Kara-Ngoulouk, 40 kilomètres, sans rencontrer personne. À 23 kilomètres de notre point de départ, nous avons dépassé, sans nous y arrêter, un autre petit fortin semblable, que l’on nomme Khan-Djougan.

Le seul incident de la journée a été la rencontre d’une bande de mouflons, dont j’ai tué deux. Ce sont des Ovis argali, aux cornes moins grandes que celles des Ovis Poli, et à la taille moins élevée. J’ai pu les abattre à la carabine sans difficulté. Ils tiennent à 200 mètres et ne s’enfuient pas au bruit des armes à feu, dont ils paraissent seulement écouter avec surprise la détonation, évidemment nouvelle pour eux.

Au cours de cette étape, j’observe des escarpemens dont l’aspect, bien caractéristique, me réjouit comme quelque chose de déjà vu, tout en me montrant une fois de plus que nous sommes déjà bien en Chine. Chacun a contemplé, sur les paravens ou les meubles chinois, ces prodigieuses montagnes dont la silhouette semble empruntée au domaine de la fantaisie pure.

L’une de leurs formes les plus fréquentes et les plus caractérisées consiste en une agglomération de troncs de cône étages les uns au-dessus des autres, la grande base de chacun débordant la face supérieure de celui qui le supporte, d’une façon qui semble contraire aux lois de l’équilibre. Du pourtour déchiqueté de leurs saillies pendent, en invraisemblables stalactites, des cristallisations bizarres, et leur flanc se creuse d’étonnantes anfractuosités qui délient, en apparence, les lois de l’architecture comme celles de la géologie.

Pour compléter la description de ces montagnes bien connues, j’ajouterai que, quand elles ne sont pas en nacre ou en laque d’or, ce qui est le cas le plus fréquent, elles sont d’un jaune surnaturel ou d’un bleu bizarre. Il y en a aussi de rouges. Eh bien, il existe dans cette partie de la route, entre les crêtes du Pamir et Kachgar, des formations géologiques répondant trait pour trait au signalement donné par les documens chinois en question. J’en ai revu plus tard d’analogues dans diverses parties des Monts Célestes, et il y en a également dans le centre et le sud de la Chine. Tout dans ces images est exact, jusqu’à la couleur. Les argiles pyriteuses, imprégnées de concrétions salines, prennent, à la suite du ravinement et des érosions atmosphériques, les profils qui viennent d’être indiqués. Les cristallisations de sel ou d’alun qui les agglutinent, ainsi que la sécheresse extrême de l’air, permettent le maintien de ces escarpemens qui, dans nos climats humides, s’ébouleraient certainement, pour prendre un profil banal que viendrait recouvrir la végétation.

Ces étonnans reliefs hérissent le flanc de certains monts arides, squelette des parties les plus décrépites du vieux continent, comme certains groupes de champignons coriaces, auxquels ils ressemblent, s’attachent au flanc des vieux arbres.

Ailleurs, dans les mêmes parages, des roches caverneuses, formées de grès et de calcaires dolomitisés, présentent encore des apparences singulières et du même style. Il s’y ouvre des cavités polyédriques et grimaçantes. C’est dans ces cavernes invraisemblables que se cachent d’habitude, on le sait pour peu que l’on ait visité les recoins de vieux meubles chinois, des animaux étranges et des ascètes momifiés. Je suis surpris de n’en pas voir ici. Je salue ces montagnes comme de vieilles connaissances et je trouve que, décidément, c’est avec raison que ces déserts ont été attribués au Céleste-Empire dans les partages politiques de la région. Ils lui appartiennent bien légitimement.

8 novembre. — Nous quittons Kara-Ngoulouk au point du jour, et nous marchons encore pendant deux heures à travers des montagnes moins hautes que celles des jours précédons, mais tout aussi monotones.

Le paysage change enfin : après avoir descendu un escarpement assez rapide, au débouché d’un col, nous nous trouvons dans une grande plaine encadrée du côté de l’Ouest et du Nord par les dernières terrasses des montagnes d’où nous sortons. A notre droite, du côté Sud, nous apercevons l’énorme sommet neigeux du Mouz-Tagh-Ata, dont le dôme, sillonné de glaciers de cristal, étincelle sous les rayons du soleil. Du côté de l’Est, la plaine s’élargit et s’abaisse de plus en plus. Cependant elle est barrée par une dernière ligne de collines de forme singulière : ce sont des escarpemens de grès rouge dont la stratification a été redressée par quelque cataclysme, de manière à devenir exactement verticale.

La façade que l’on voit du côté Sud, modelée par les élémens eu cannelures parallèles, ressemble, dans certaines de ses parties, à un jeu d’orgues colossal. Cette érosion singulière paraît avoir été produite par le vent plutôt que par les eaux. La muraille rocheuse, haute de plusieurs centaines de mètres, et dont le sommet est étrangement découpé, semble n’avoir qu’une bien faible épaisseur : ce doit être en quelque sorte un simple mur, car, à une très grande hauteur au-dessus de la plaine, une des excavations inaccessibles qui la sculptent la perce de part en part, et forme un grand trou rond à travers lequel on voit le ciel.

Le capitaine Younghusband, que je rejoindrai à Kachgar, a élucidé tout dernièrement, sur le Pamir, un autre phénomène naturel dû à une circonstance de même ordre. Un des pics les plus escarpés et les moins accessibles de la région qu’il traversa présentait, près de son sommet, une surface rocheuse qui, à certaines heures de la journée, devenait lumineuse. Les indigènes attribuaient à ce phénomène une cause magique. M. Younghusband, résolu à savoir ce qu’il en était, exécuta la difficile ascension du sommet, et là, il reconnut que le phénomène en question tenait tout simplement à l’existence d’une caverne, dont la voûte réfléchissait, à certains momens du crépuscule, les rayons du soleil, entrant par une seconde ouverture, invisible d’en bas et située sur l’autre versant de la montagne. Cette disposition, aux heures où le versant tourné vers les observateurs était déjà plongé dans l’ombre, produisait un effet particulier qui avait motivé la légende.

La traversée de cette plaine dure plusieurs heures ; elle est pénible. Un vent d’Ouest assez fort s’y élève et soulève en tourbillons une poussière épaisse qui remplit l’air et qui forme, sous nos yeux, de petites dunes peu élevées, mais très mobiles, animées d’un mouvement général vers l’Est. Ces petites dunes, isolées les unes des autres, n’ont guère qu’un mètre de hauteur. Elles avancent rapidement.

Je profite de cette circonstance pour observer dans de bonnes conditions la marche de ces poussières qui, transportées par les vents vers l’Est, à travers l’immense bassin du Lob-Nor, et remaniées à plusieurs reprises, finissent par aller constituer, dans les plaines de la Chine, le lœss ou terre jaune dont la fertilité est si connue. La dernière crête que nous avons traversée est formée par des terrains triasiques inférieurs, sur le versant oriental desquels s’appuient des marnes irisées, rouges et vertes. Nous retrouverons ces terrains pendant plusieurs jours : ils composent la majeure partie du pays que traverse le Kizil-Sou, depuis ses sources jusqu’au moment où il débouche dans la plaine de Kachgar.

C’est donc, en dernière analyse, à des emprunts faits dans les marnes irisées des monts Tian-Chan que doit être attribuée l’origine première de cette terre jaune que les voyageurs en Chine ont rencontrée dans des stations successives, toujours amenée de l’Ouest par les vents et par les eaux, mais toujours à l’état de terrains remaniés, et jamais en place. Des emprunts analogues sont faits, évidemment, aux montagnes situées plus à l’Est, entre le Lob-Nor et le bassin du Hoang-Ho.

La façon dont s’est produit ce remaniement a été longuement discutée par les géologues, et il existe, sur le mode de formation du lœss, de nombreuses théories, dont la plus autorisée et la plus étudiée est celle de Richthofen, l’éminent géologue allemand.

Dans la même plaine, nous rencontrons une petite bande de tiik (Antilope subgutturosa), formée de cinq ou six animaux. Ils marchent en broutant et en trottinant à la façon des gazelles. Ils s’arrêtent plusieurs fois pour nous regarder, mais ils paraissent assez farouches et ne se laissent pas approcher à moins de 400 mètres. Je les observe quelque temps, mais la poussière qui obscurcit l’air, la fatigue de nos chevaux et la nécessité de faire ce jour-là une longue étape, m’empêchent de leur donner la chasse, ce qui, d’ailleurs, serait peu utile. À ce point du voyage, je ne puis songer à les conserver comme échantillons zoologiques, et nous avons en abondance de la viande, celle des mouflons tués la veille.

Nous nous dirigeons vers la pointe méridionale de la ligne de hauteurs aperçues dans l’Est. Là, le passage qui mène à la plaine ouverte est gardé par un petit fort chinois, appelé Min-Youl. Il paraît que nous devons y faire viser nos passeports, dont a eu soin de nous munir, à Och, la chancellerie du colonel Deibner. Du moins, telle est la règle pour les indigènes qui composent mon convoi, car, pour ma part, un cas analogue au mien ne s’étant jusqu’alors jamais présenté, les précédons font défaut. Je me suis muni néanmoins d’un passeport semblable à celui de mes hommes, et même plus complet. Il y est fait mention, entre autres choses, de ma qualité de Français.

Le fortin, bâti en terre jaune et d’un faible relief, étale à l’entrée de la plaine ses larges parapets entourés de profonds fossés. Nous y pénétrons par un pont mobile et une porte que garde une sentinelle chinoise. Notre arrivée inopinée provoque un certain émoi, et le commandant du poste, le colonel Ou, qui est là avec une trentaine d’hommes, paraît excessivement perplexe, lorsque je lui décline ma nationalité. Il n’a jamais vu de Français et ne s’attendait certes pas à en voir de sitôt. Mentalement, je crois bien qu’il souhaite de me voir au diable.

Il n’a pas d’ordres pour me laisser passer, et il a une peur effroyable des conséquences qui peuvent en résulter pour lui. Après réflexion, il commence un long discours pour tâcher de me persuader de retourner vers les pays d’où je viens, ce qui lui évitera tous désagrémens. Il a recours pour cela aux argumens les plus saugrenus, en la circonstance, tel l’éloge des charmes de la famille et du foyer. Me voyant résolu à n’en rien faire, il m’offre obligeamment d’envoyer un exprès demander des instructions à son gouvernement et faire viser mon passeport dans les bureaux compétens : il me prie seulement, en revanche, de vouloir bien attendre la réponse sans dépasser le poste qu’il commande. Quoique je n’aie pas plus l’intention d’accepter cette proposition que la précédente, je ne refuse pas de la prendre en considération, et je lui demande combien il faut de jours à un courrier pour aller de Min-Youl à Péking, où siège le Tsong-li-Yamen, qui seul a qualité pour me donner l’autorisation en question. Il me répond gravement qu’en marchant bien, un cavalier peut faire le trajet en quatre mois.

Je lui réplique, non moins sérieusement, que huit mois sont une période assez longue dans l’humble vie d’un mortel, mais que cependant ce temps me paraîtra court s’il m’est donné de le passer dans sa compagnie ou dans son voisinage. J’ajoute que toutefois une chose m’arrête : c’est le délai beaucoup plus considérable encore, et illimité, celui-là, qu’exigera le Conseil pour prendre une détermination. Ce détail seul m’empêche de me ranger à sa proposition essentiellement raisonnable.

Il tente sans succès quelques autres moyens dilatoires ; enfin, me trouvant fermement décidé à continuer ma marche en avant, il me demande de vouloir bien attendre, tout au moins, qu’il ait reçu des ordres, sinon de Péking, du moins de Kachgar, dont la distance n’est que de 43 kilomètres. Naturellement, je m’y refuse : pour gagner du temps, il me fait apporter gracieusement une collation de petits gâteaux, composés de millet, de suif et de miel. Cette mixture, assez agréable au goût, du moins pour un voyageur privé de dessert depuis longtemps, a pour principal effet de provoquer une soif inextinguible. J’accepte néanmoins, par politesse. Pendant ce temps, le colonel Ou expédie, sans m’en informer, un courrier à Kachgar, afin de donner avis de mon arrivée et de demander des ordres. Comme il est impossible de manger indéfiniment des petits gâteaux au miel, je me lève bientôt, et j’annonce mon intention de partir. Le colonel Ou insiste de nouveau pour me retenir, et, pour me faire prendre patience, il m’offre un melon. Je commence à m’impatienter et le temps presse : peut-être la perspective de cette nouvelle collation serait-elle insuffisante pour me faire prolonger mon séjour, si je ne m’apercevais que ce cucurbitacé est d’une espèce extraordinaire et qui m’est tout à fait inconnue. Extérieurement, il ressemble à une pastèque, mais son intérieur et ses graines tiennent à la fois du concombre, du potiron et du melon. Il est d’ailleurs excellent : j’en recueille les graines, que je mets dans ma poche. J’ai réussi à les rapporter jusqu’en France. Mais une seule d’entre elles, plantée au Muséum, deux ans après, a réussi. Elle y a produit, sous notre climat, une plante très volumineuse, d’une végétation exubérante, aux feuilles très découpées, d’un vert glauque, recouvertes d’une efflorescence cireuse et ayant un aspect tout particulier. Ce végétal paraissait devoir être rattaché au genre Citrullus. Malheureusement, l’exemplaire unique était un pied mâle : les fleurs dont il était couvert n’ont pu donner de fruits, et, la plante étant annuelle, l’espèce est aujourd’hui perdue. Je signale ce curieux légume aux voyageurs qui retourneront dans la même localité. C’est une conquête à faire pour nos jardiniers.

Par égard pour l’inquiétude de mon hôte, dont je suis touché, et pour lui témoigner mon désir de lui être agréable, je consens à rester à Min-Youl encore une heure, que je passe à herboriser sur les talus du fort, où poussent des plantes sauvages assez intéressantes. J’y découvre notamment une nouvelle espèce de Glycyrrhiza. Puis, la journée étant déjà fort avancée, je déclare au colonel que je suis obligé de prendre congé de lui, et, malgré son insistance désespérée, je remonte à cheval et je donne l’ordre à mes hommes d’en faire autant. Le colonel est embarrassé, la sentinelle hésite, les soldats observent. Mais mes hommes, eux, n’hésitent pas : ils ne sont pas botanistes, et la contemplation d’un Citrullus, voire même d’une Glycyrrhiza, ne leur a été de nul secours pour chasser les ennuis de trois heures d’attente. Le mouvement de rassemblement des animaux et de marche vers le pont est exécuté vite et résolument, et nous effectuons notre sortie du fort avec armes et bagages, avant qu’on ait pu nous fermer la porte.

Nous cheminons alors dans un pays plat et découvert, qui ne ressemble plus aux montagnes que nous avons parcourues jusque-là. Celles-ci disparaissent peu à peu, à l’horizon voilé de brume et de poussière. Nous traversons, vers quatre heures, une assez grosse rivière, qui roule, à travers une plaine déserte, son eau jaunâtre et limoneuse, bordée de grands roseaux. Puis, assez longtemps après le coucher du soleil, nous atteignons le kichlak ou oasis de Soulouk, où la population, composée entièrement de Sartes, nous fait bon accueil. Nous sommes conduits à la maison des étrangers, où nous trouvons un abri spacieux et commode, et nous remettons au lendemain notre entrée à Kachgar. L’étape a été de 45 kilomètres.

9 novembre 1890. — Dès le matin nous nous mettons en marche à travers une plaine, coupée de loin en loin de quelques fourrés de saules, qui ne présente rien de particulier à la vue et que couvrait d’ailleurs, ce jour-là un brouillard glacial et opaque. Cette plaine, qui s’étend jusqu’au Thibet, c’est le fond de l’ancienne mer dont le Lob-Nor actuel n’est que le dernier résidu. Un peu avant midi, nous arrivions à Kachgar : une heure auparavant, l’escorte de cavaliers envoyée au-devant de nous par le tao-taï nous avait rejoints. Le bruit de notre arrivée s’était déjà répandu dans la ville, et nous y faisions une entrée véritablement solennelle.

Depuis Och, sans compter les menus détours du chemin, nous avons fait 462 kilomètres, ce qui, en montagne, avec de mauvais chevaux et avec des étapes parfois abrégées par la longueur des nuits, représente une moyenne très satisfaisante. Nous n’avons pris qu’une seule journée de repos, celle que nous avons passée à Irkechtam. Aucun cheval n’est resté en route.

Que les lecteurs jugent de ce que serait le récit journalier d’une marche de 3 600 kilomètres, comme l’a été celle dont ils viennent d’entrevoir une partie. Aussi n’en raconterons-nous pas davantage.

J’avais à l’avance fondé un grand espoir sur Kachgar, au double point de vue pittoresque et archéologique. Et voici pourquoi.

Nous avons tous, tant que nous sommes, lu les Mille et une Nuits, sinon dans le texte arabe, ce qui est à la portée d’un petit nombre, ou dans la traduction complète, qui n’a été publiée que récemment et seulement pour l’usage de quelques lettrés, du moins dans la traduction, plus ou moins exacte, en français du XVIIIe siècle, que nous en a donnée le bon Galland. Je déclare les avoir savourées jadis, pour ma part, avec la plus grande attention et la foi la plus entière.

Chacun a pu remarquer que ces contes appartiennent à plusieurs cycles. Les uns sont de simples récits défaits comme il en peut advenir dans la vie ordinaire des Musulmans, et qui prennent place à une époque plus ou moins contemporaine de ceux qui les ont écrits. D’autres sont plus étonnans, d’autres enfin sont tout à fait merveilleux et féeriques. Les premiers, ceux qui ne sont que des récits d’aventures plus ou moins piquantes, se passent le plus souvent à Bagdad ou à Bassorah, c’est-à-dire dans le pays même des premiers auditeurs, et généralement sous le règne du grand khalife Haroun-al-Rachid. Ceux qui sont un peu plus extraordinaires et qui ont besoin d’un peu plus d’éloignement pour être admis comme possibles par les imaginations, même orientales, ont pour cadre la Perse, l’Inde ou d’autres pays analogues, limitrophes de l’empire des Khalifes, et leurs héros sont habituellement le sultan des Indes ou un prince de Perse. Mais ceux qui sont tout à fait prodigieux et invraisemblables sont placés plus loin encore, dans des pays d’un accès plus difficile, et le souverain qui préside aux destinées des personnages est presque toujours le sultan de Kachgar, que supplée quelquefois, mais à titre de simple doublure très effacée, l’empereur de la Chine.

Le motif de cette circonstance est bien clair : Kachgar a été, pendant tout le moyen âge, la capitale du plus oriental et du plus reculé des royaumes musulmans. C’était le point extrême atteint par la conquête islamique. Kachgar, c’était, pour les Arabes, la ville lointaine, reliée au reste de l’Islam par la communauté de religion, intéressante par conséquent pour les croyans, mais séparée cependant des autres pays mahométans, et de tout le reste de l’univers, par des montagnes d’une énorme épaisseur et d’une hauteur proportionnée, par les montagnes les plus colossales du monde, qui lui formaient alors, comme encore aujourd’hui, une ceinture presque infranchissable.

Le Pamir et le Paropamise, rendus plus inaccessibles encore par les immenses déserts qui s’étendent à leur pied, séparaient la Kachgarie de la Perse et de l’empire des Khalifes ; l’Europe, la Sibérie et la Grande Tartarie en étaient isolées par les monts Célestes et par des steppes glacées. Du côté de l’Inde, on rencontrait comme barrière l’Himalaya, et la Chine même était séparée de la Kachgarie par les plateaux du Thibet, dont la traversée constitue l’un des plus formidables obstacles qui existent sur le globe.

Aussi est-il naturel que les conteurs arabes aient choisi ce pays, le plus inabordable de toute l’Asie, pour y placer celles de leurs histoires dont les circonstances, par trop miraculeuses, auraient risqué d’ébranler la robuste crédulité de leurs auditeurs, étayée pourtant par le soleil d’Orient et par l’amour du merveilleux, si elles avaient eu pour cadre une autre région, moins inaccessible à tout contrôle.

J’avais, quant à moi, dès mon enfance, constaté la supériorité de ceux des contes féeriques qui se sont passés à Kachgar sur ceux dont on a conservé la tradition dans tous les autres pays, et j’avais dès cette époque, c’est-à-dire il y a plus de trente ans, formé le ferme projet d’aller plus tard à Kachgar, dont j’ignorais complètement alors, je l’avoue, la situation géographique.

J’ai réalisé ce rêve de voir Kachgar, un peu tard peut-être, mais assez tôt pour être le premier Français qui y soit parvenu, et le seul jusqu’à présent qui en soit revenu. De mes deux compatriotes, Joseph Martin et Dutreuil de Rhins, qui y sont arrivés après moi, par deux autres routes, aucun ne devait revoir l’Europe. L’un est mort de fatigue en arrivant au Ferganah, l’autre a trouvé au Thibet la mort d’un martyr de la géographie[6].

Eh bien ! je dois l’avouer, malgré toutes mes recherches, malgré toutes mes espérances préconçues, je n’ai pas trouvé le moindre vestige des palais de pierres précieuses que devaient habiter les héros de si merveilleuses histoires.

Ce qui paraîtra plus étonnant peut-être, du moins aux yeux des savans occidentaux qui, écartant systématiquement de l’histoire tout le fabuleux, ont la prétention de faire de l’archéologie une science exacte, c’est que, pendant mon séjour à Kachgar, je n’y ai pas trouvé la moindre ruine, soit sous terre, soit au-dessus du sol.

Les archéologues, même les moins idéalistes et les moins hasardeux, avaient le droit de présumer qu’à défaut de palais pavés de pierreries, qui ont pu s’évanouir dans la fumée du rêve ou du pillage, il a dû y avoir là certainement des constructions en pierre commune ou en briques pour loger les plus modestes d’entre les souverains qui, pendant tant de siècles, ont fait de Kachgar leur capitale. Il est probable qu’il devait même y avoir en outre quelques autres bâtimens. Or il n’en reste rien.

Les déplacemens du lit du fleuve, qui peut avoir balayé les ruines anciennes, l’incessante alluvion atmosphérique du lœss, de ces poussières impalpables qu’apportent sans cesse les vents à la surface de toute cette région, peut-être les déplacemens successifs de la ville, à la suite de guerres ou d’événemens (politiques qui sont inconnus à nos historiens, telles sont les causes que l’on est réduit à invoquer pour expliquer ce singulier phénomène.

Aujourd’hui l’aspect extérieur de l’ancienne capitale de plusieurs empires n’a rien de bien imposant. Dans une plaine unie, qui a été le fond d’un ancien lac, et dont le sol est partout formé d’un limon jaunâtre, la ville, entourée de remparts faits du même limon, et entièrement construite elle-même avec cette matière, s’élève sur le bord de l’un des bras du Kizil-Sou. Le fleuve est ici fort amoindri, depuis la montagne, par les emprunts que lui a déjà faits l’irrigation, et traîne ses eaux bourbeuses entre deux rives sans relief et à peine définies.

Trois ou quatre pagodes chinoises, aux toits multiples et superposés, se dressent au-dessus de la masse informe de la ville sarte, où pointent aussi quelques tours, peu remarquables par leurs dimensions et leur architecture, flanquant des médressés, et indiquant ainsi qu’on est là au point de contact des deux civilisations chinoise et turque, et des deux religions en apparence les plus opposées, le bouddhisme et l’islamisme. L’aspect général est morne, terne, poudreux, et d’une tristesse profonde.

Kachgar, capitale du Turkestan chinois, ne dément pas les vers d’un poète indigène qui avait vu les deux versans du Pamir et de l’Himalaya :


Indoustan Goulistan,
Tourkistan Gouristan.


« L’Indoustan est un parterre de roses, le Turkestan un cimetière. » L’Inde, malgré les merveilles qu’elle renferme, et malgré la végétation tropicale de certaines de ses parties, n’est pas partout, tant s’en faut, un jardin de roses ; mais ses régions les plus ingrates en sont encore un, en comparaison des paysages sinistres du Turkestan. Les environs de Kachgar sont parmi les plus lugubres. Avant d’arriver à l’enceinte actuelle, on traverse, comme autour de la plupart des grandes villes musulmanes, d’interminables et arides cimetières, qui ne sont que des morceaux de désert semés de tombes et protégés par les prescriptions religieuses contre toute mise en culture et toute irrigation, qui pourraient en modifier l’aspect.

Mais ici l’étendue de ces champs de mort est hors de proportion avec la population actuelle de la ville, qui n’excède plus aujourd’hui 30 000 habitans. Le dicton ci-dessus n’est pas une simple image, quand on songe aux effroyables massacres qui ont marqué les conquêtes réitérées du pays par les Chinois, à la suite de chacune des insurrections sanglantes elles-mêmes et maintes fois réitérées.


EDOUARD BLANC.


  1. Voyez la Revue des 1er septembre et 1er octobre 1898, et du 1er octobre 1899.
  2. Voyez la Revue des 1er septembre et 1er octobre 1898, et du 1er octobre 1899.
  3. Cf. G. Capus, Étude de la distribution des neiges sur le Pamir. Bulletin de la Société de Géographie, 1892.
  4. Cf. Proccesding of the Zoological Society, Hodgson, 1833.
  5. Abou-Saïd Medj-oud-Din, noyé dans l’Oxus en 1210, par ordre de Mohammed Kharezm-Chah. Ce crime passe, dans les croyances populaires, pour être l’un île ceux qui ont attiré sur l’empire fondé par les sultans du Khurezm la colère céleste, laquelle se traduisit par l’invasion des Mongols de Genghiz-Khan.
  6. Depuis l’époque où ce journal de route a été écrit, M. Grenard, compagnon de voyage de Dutreuil de Rhins, est, comme on le sait, revenu en France après avoir effectué la traversée de l’Asie, et il a rapporté de Kachgar, comme du Thibet, des documens de premier ordre pour la science, dont il poursuit en ce moment la publication. (Note de l’auteur.)