Journal des économistes/15 avril 1848/Chronique

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Journal des économistesTome 20 (p. 109-112).


CHRONIQUE.


Sommaire. Une éphéméride économique. — Fragment d’une séance de la haute Commission des études. — Le National. — Modification de la doctrine Blanc. — Heureux effets de l’intolérance et de la théorie des organisateurs du travail. — Rachat des chemins de fer. — Il faut bien faire quelque chose. — Un peu de confiance. — Une résolution du club de la Liberté du travail. — Louis Blanc et louis jaunes. — À bas les Savoyards !


Voici une éphéméride pour l’Annuaire de l’économie politique pour 1849.

1848, avril. La chaire d’économie politique, fondée au collége de France en 1829, sous l’influence de l’esprit libéral, est supprimée, M. Carnot fils étant ministre de l’instruction publique, et M. Jean Reynaud, sa nymphe Égérie, président d’une haute commission d’études.

— On nous communique un fragment d’une séance de la haute Commission d’études. Présents : des hellénistes, des géologues, des socialistes, des savants en us, d’autres savants en x et y, des universitaires, etc…

Le président. Je propose de supprimer la chaire d’économie politique.

Le banc des avertis. Bravo ! bravo !

Un membre naïf. Ah bah ! Et pourquoi ?

Le président. Pourquoi ? parce que l’économie politique n’est pas une science ; et la preuve que ce n’est pas une science, c’est que je défie qui que ce soit d’entre vous de m’en dire le moindre mot, bien que vous soyez très-savants. (Beaucoup de membres saluent.)

Les avertis. Bravo ! bravo !

Une voix du même banc. À bas Michel !

Un membre naïf. Je ne me suis jamais occupé que de mes études ; mais je me figurais qu’en économie politique, on devait rechercher, d’après l’observation de la société, les lois du travail humain, et que l’ensemble de ces recherches constituait une somme de connaissances, une science capable de fixer avec fruit l’attention des administrateurs. (Rumeurs.)

De toutes parts. Je demande la parole !

Un averti. Le citoyen qui a préopiné me fait l’effet, qu’il me permette de le lui dire, de ne pas savoir que l’espèce humaine, en général, et l’espèce française, en particulier, est une argile brute que nos futurs administrateurs devront manipuler conformément à un plan qui sera ultérieurement arrêté par des hommes de la force de quelques amis ici présents, Carnot étant ministre. Or, il serait dangereux qu’on enseignât aux élèves du collége de France que l’espèce humaine est douée d’une certaine force impulsive qui la fait progresser sous l’influence de la liberté. Car, citoyens, il faut se l’avouer en petit comité, la liberté est chose surannée ; l’homme est fait pour être embrigadé et pour emboîter le pas. (Bravos, bravos.)

(L’orateur poursuit sa démonstration contre la liberté. D’autres après lui remontent en avant dans les siècles passés. Pendant ce temps, le membre naïf prend son chapeau et se rend à ses autres affaires, le sort de la chaire d’économie politique du collége de France étant le cadet de ses soucis. D’autres membres naïfs causent géologie et mathématiques dans une embrasure de fenêtre.)

Le président. La discussion est épuisée. Je vois que ma proposition ne rencontre pas d’opposition ; je constaterai, dans mon rapport au citoyen ministre, que nous avons été unanimes et que nous avons voté comme un seul homme.

Le voisin du président. Il est bien fâcheux qu’on n’ait pas fourré un économiste dans la Commission ; j’aurais eu quelque plaisir à jouir de sa défaite. (M. Henri Martin sourit à l’orateur.)

Un de ses voisins, à un membre qui ne comprend pas. Vous ne vous faites pas d’idée, citoyen, combien il y a d’esprits ridicules dans cette école. Un savant espagnol, le célèbre don Ramon de la Sagra, les a couverts de confusion en pleine Académie.

Le membre qui ne comprend pas. Tiens !… La collection des principaux économistes que j’ai achetée pour ma bibliothèque….

Le voisin. C’est une collection de rapsodies. Vous savez ce qu’était Quesnay ? le médecin d’un roi débauché ; — Turgot ? un esprit très-étroit ; — Adam Smith ? un petit philosophe de l’école écossaise ; — J.-B. Say, Destutt de Tracy ? des idéologues ; — Ricardo ? un banquier ; — Malthus ? un scélérat. Qu’est-ce que vous voulez faire avec tout cela ? Et quand on pense qu’un garçon de talent, comme Michel Chevalier, a eu le courage d’appeler ces gens-là les maîtres de la science ! c’est à le destituer dix mille fois.

Le membre qui ne comprend pas. Je crois bien que vous avez raison ; mais c’est chose grave que la proscription d’une science et la destitution d’un homme de mérite. Le gouvernement provisoire consentira-t-il à signer un pareil décret ?

Le voisin. Les organisateurs du gouvernement provisoire seront enchantés. Quelques membres ne s’apercevront pas du tour, et les autres s’en moquent. Quant à ce qui concerne Michel Chevalier, il est rédacteur des Débats, et par le temps qui court, cela suffit.

Le membre qui ne comprend pas. C’est pourtant un homme de mérite.

Un autre voisin, d’un air concentré. Qu’est-ce que cela prouve, citoyen ? qu’est-ce que cela prouve ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le National est assez embarrassé pour ne pas blâmer les innovations de M. Carnot. « Inaugurer cet enseignement, dit-il, est une tentative digne de louange, qui ne peut être considérée que comme empirique, provisoire et susceptible de corrections et de remaniements. » — Nous l’espérons bien.

Pour légitimer la suppression de la chaire d’économie politique, ou mieux, la destitution du professeur, le National établit, à travers un raisonnement assez tortueux, que la base de l’économie politique étant métaphysique, doit changer avec chaque phase nouvelle de la société politique. Ce n’est pas la première fois que notre confrère établit une différence entre l’économie politique monarchique et l’économie politique républicaine. Nous lui avons toujours répondu que, s’il voulait se donner la peine de juger par lui-même, c’est-à-dire de se rendre compte des données qui font la base de l’économie politique, il verrait que la vérité, c’est-à-dire la nature des choses, n’a rien de métaphysiquement variable, et que cette nature a toujours été la même, et n’a rien à voir à la forme politique des gouvernements qui peut la contrarier, mais qui ne fait pas partie de son essence.

— Le Moniteur nous a fait connaître un discours prononcé, le 3 avril, par M. Louis Blanc au Luxembourg, en présence des délégués des ouvriers. Ce discours, préparé avec le plus grand soin, se ressent de l’embarras du membre du gouvernement provisoire, en face des difficultés qu’il s’est créées et des objections que son système a provoquées dans l’opinion publique, jusqu’au sein des classes ouvrières elles-mêmes. L’égalité des salaires n’est pas populaire. M. Louis Blanc tourne la difficulté en proposant l’égalité des salaires combinée avec l’inégalité des bénéfices !

Nous nous plaignions, dans notre dernière Revue, de la censure partiale de MM. Blanc et Vidal, qui n’insèrent dans le Moniteur que ce qui leur convient des discussions qui ont lieu au sein de la Commission très-improprement dite des travailleurs. M. Considérant s’est plaint à son tour, dans la Démocratie, que la séance antérieure à celle dans laquelle le dernier discours publié de M. Louis Blanc a été prononcé, n’a pas été publiée. Dans cette séance, M. Considérant a combattu la doctrine communiste du membre du gouvernement provisoire et a proposé ses vues. Il y a cela de remarquable dans le discours de M. Considérant, qu’il fait appel à l’association libre et volontaire, et qu’il parle avec plus de respect que jadis de la liberté. En général, l’intolérance d’autrui est un bon correctif pour notre propre intolérance.

Un phénomène semblable se fait remarquer dans l’allure de l’Atelier et de la Revue nationale, qui nous répondaient avec morgue et aigreur, et qui reviennent d’une manière marquée aux raisons plus voisines de la nature de celles que nous croyons vraies. Les journaux protectionnistes, le Constitutionnel et le Moniteur industriel, qui avaient le courage de prendre le contre-pied des vérités économiques, dans leur guerre contre le libre échange, ont changé de manœuvre. Les voilà qui invoquent les observations de la science pour combattre les propositions des socialistes, avec lesquels ils se coalisaient hier encore.

— Le chemin de fer d’Orléans a été mis sous le séquestre, c’est-à-dire qu’en attendant un parti à prendre, c’est l’État qui l’administre. On dit que cet acte a été fait d’accord avec l’administration de ce chemin, débordée par les prétentions des ouvriers et des employés, dont les idées ont été brouillées par la révolution de Février.

Cette circonstance a mis sur le tapis la question du rachat forcé des autres chemins de fer, payables en rentes à un taux à débattre. On dit le gouvernement provisoire très-occupé de cette affaire. Notre première réflexion sera qu’il se mêle d’une question qui ne le regarde nullement, et pour la solution de laquelle nous lui refusons toute compétence politique et intellectuelle. De ce que, comme l’a dit avec une grande raison M. Charles Reybaud, dans une brochure intitulée : Révolution et République, le gouvernement provisoire est de fait et de droit un pouvoir révolutionnaire, absolu, dictateur, ce n’est pas une raison pour qu’il use, hors de propos, de son autorité ; pour qu’il fasse ce que ne nécessitent point les circonstances ; pour qu’il se jette dans une immense affaire avec légèreté.

Qu’on discute de nouveau à l’Assemblée constituante la question de savoir si l’État fera construire et exploiter les nouvelles voies de communication par ses agents, rien de plus naturel ; mais qu’un pouvoir improvisé tranche à la hâte la difficulté, et qu’il subisse l’impulsion des faiseurs de projets qui demandent le rachat forcé des Banques, des mines, etc., c’est ce que notre raison ne peut comprendre.

Ne parle-t-on pas aussi dans les clubs du rachat du sol, du rachat du capital ! toujours par l’État qui payerait en rentes ? — Il faut pourtant faire quelque chose ! c’est le mot de ralliement dans les ministères où les têtes fortes, dominées par la peur des destitutions, cherchent à montrer leur zèle auprès des puissants du jour. Sans doute il faut faire quelque chose ; mais avant tout, il ne faut pas faire des sottises, et pour cela il faut réfléchir aujourd’hui, puisqu’on n’a pas réfléchi hier.

Les inventeurs de remèdes à la crise sortent de dessous terre. Il y a avalanche de brochures, de discours dans les clubs, dans les réunions particulières et dans les rassemblements.

Écoutez un peu : l’argent manque ou ne circule pas ; faisons des billets. Si vous faites observer que la raison qui empêche l’argent de circuler empêchera également la circulation des billets, on vous regarde comme un esprit faible et timoré. Si vous demandez sur quoi seront hypothéqués ces billets, les plus malins vous répondront que ce pourrait être sur le sol. Si vous vous préoccupez du remaniement des lois hypothécaires que de pareils plans supposent, on vous répond par le gouvernement provisoire, qui peut tout, même l’impossible !

— En attendant, depuis quelques jours, la confiance semble reprendre à Paris, car il s’est produit dans le cours des valeurs de Bourse une oscillation en hausse. La constitution de la garde nationale, par le choix rassurant des chefs, a donné un peu de ton à la fibre publique. Que Dieu protège la France, qu’il sorte des élections un pouvoir régulier, et le problème de la crise sera résolu. Les capitaux, ranimés par cette rosée de confiance, se remettront en sève et en mouvement ; les écus reparaîtront, et la circulation reprendra son cours. Une crise financière ne se coupe pas comme la fièvre par une quinine économique.

— Nous avons dit que la crise a été aggravée par les appréhensions qu’ont fait naître les fausses mesures émanées du Luxembourg. Le club de la Liberté du travail (qui tient ses réunions les mardis et vendredis au bazard Bonne-Nouvelle), a consacré deux séances à la discussion de cette proposition. Cette assemblée s’est à peu près unanimement ralliée à une résolution ainsi conçue :

« Le club de la liberté du travail, considérant que les décrets du gouvernement provisoire relatifs à la garantie du travail, aux ateliers nationaux, au marchandage et aux heures de travail ont beaucoup augmenté l’intensité de la crise, pense qu’il est indispensable de revenir sur ces mesures inconsidérées. »

Un correspondant du Corsaire a exprimé la même pensée dans les vers suivants :

Le Travail affamé, soir et matin hurlant,

Quand de l’organiser tu viens faire semblant
     Dans le Luxembourg où tu trônes,
Dit : depuis qu’ils nous ont donné ce Louis Blanc,

     On ne voit plus de louis jaunes.

— Jusqu’ici les grands propriétaires ont fait des lois pour prohiber l’entrée des produits du sol ; les industriels ont fait de même pour prohiber l’entrée des produits manufacturés : les ouvriers, en demandant le renvoi des ouvriers étrangers, des ouvriers anglais, comme à Rouen, des Savoyards (et même des Auvergnats !) comme à Paris, ont voulu mettre en pratique la même théorie. Vous criez à la barbarie, et vous avez raison ; mais soyez logiques.

Nous nous souviendrons, pour notre compte, que le Constitutionnel a fait de belles phrases contre la prohibition du travail étranger, quand il voudra en refaire de tout aussi belles, mais de moins bonnes assurément, en faveur de la prohibition des produits étrangers.

Paris, le 16 avril 1848.