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Journal des Goncourt/I/Année 1861

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome premier : 1851-1861p. 361-395).

ANNÉE 1861




Janvier 1861. — Un livre qui n’est ni d’un artiste ni d’un penseur, n’est rien.

— Le péril, le grand péril de la société moderne est l’instruction. Toute mère du peuple veut donner, et à force de se saigner aux quatre veines, donne à ses enfants l’éducation qu’elle n’a pas eue, l’orthographe qu’elle ne sait pas. De cette folie générale, de cette manie partout répandue dans le bas de la société de jeter ses enfants par-dessus soi, de les porter au-dessus de son niveau, comme on porte les enfants au feu d’artifice, il s’élève une France de plumitifs, d’hommes de lettres et de bureau, une France où l’ouvrier ne sortant plus de l’ouvrier, le laboureur du laboureur, il n’y aura bientôt plus de bras pour les gros ouvrages d’une patrie.

— Un des caractères particuliers de nos romans, ce sera d’être les romans les plus historiques de ce temps-ci, les romans qui fourniront le plus de faits et de vérités vraies à l’histoire morale de ce siècle.

18 janvier. — Murger est mourant d’une maladie où l’on tombe en morceaux, tout vivant. En voulant lui couper la moustache, l’autre jour, la lèvre est venue avec les poils… La dernière fois que j’ai vu Murger, au café Riche, il y a de cela un mois, il avait la mine d’un bien portant, était gai, heureux. Il venait d’avoir un acte joué avec succès au Palais-Royal. À propos de cette bluette, les journaux avaient plus parlé de lui qu’ils ne l’avaient fait au sujet de tous ses romans, et il nous disait que c’était trop bête de s’échigner à faire des livres dont on ne vous savait aucun gré, et qui ne vous rapportaient rien… et qu’il allait dorénavant faire du théâtre, et gagner de l’argent sans douleur.

Une mort, en y réfléchissant, qui a l’air d’une mort de l’Écriture, d’un châtiment divin contre la Bohème, contre cette vie en révolte avec l’hygiène du corps et de l’âme, et qui fait qu’à quarante-deux ans un homme s’en va de la vie, n’ayant plus assez de vitalité pour souffrir, et ne se plaignant que de l’odeur de viande pourrie qui est dans sa chambre — et qu’il ignore être la sienne.

Jeudi, janvier. — Nous sommes quinze cents dans la cour de l’hospice Dubois, respirant un brouillard glacé, et piétinant dans la boue. La chapelle est trop petite pour contenir le monde descendu du quartier Latin et de la butte Montmartre. En regardant cette foule, je songe que c’est une singulière chose que la justice de cette première postérité, qui suit un talent à peine refroidi. Derrière le convoi d’Henri Heine, il y avait six à sept personnes, derrière Musset, quarante au plus. Le cercueil de l’homme de lettres a des fortunes pareilles à celles d’un livre…

Au reste, chez tout ce monde, pas le moindre deuil de cœur. Je n’ai jamais vu un enterrement, où derrière le mort, il soit si peu question de lui. Théophile Gautier commente la découverte qu’il vient de faire sur ce goût d’huile qui depuis si longtemps l’intriguait dans les beefsteaks, et qui provient de ce que maintenant les bestiaux sont engraissés avec des résidus de tourteaux de colza ; Saint-Victor cause bibliographie érotique, catalographie de livres obscènes, et demande à emprunter aux bibliophiles qui sont là, le Diable au corps d’Andréa de Nerciat.

— Rien n’est moins poétique que la nature et les choses naturelles. La naissance, la vie, la mort, ces trois accidents de l’être, sont des opérations chimiques. Le mouvement animal du monde est une décomposition et une recomposition de fumier. C’est l’homme qui a mis sur toute cette misère de la matière, le voile, l’image, le symbole, la spiritualité ennoblissante.

— Vendre les trois choses les plus précieuses du monde ; l’argent, la femme, l’homme ; — être usurier, bordelier, négrier ou entrepreneur de remplacements, sont les seuls négoces qui déshonorent l’homme. Pourquoi ?

Février. — On ne fait pas les livres qu’on veut. Il y a une fatalité dans le premier hasard qui vous en dicte l’idée. Puis c’est une force inconnue, une volonté supérieure, une sorte de nécessité d’écrire qui vous commandent l’œuvre et vous mènent la plume ; si bien que quelquefois le livre qui vous sort des mains, ne vous semble pas sorti de vous-même : il vous étonne comme quelque chose qui était en vous et dont vous n’aviez pas conscience. C’est l’impression que j’éprouve devant Sœur Philomène.

— La distinction des choses autour d’un être est la mesure de la distinction de cet être.

— C’est étonnant le matin, quand il faut passer du sommeil à une certitude douloureuse, à une réalité hostile, comme machinalement la pensée retourne au sommeil où elle se réfugie, et semble se pelotonner, pour ainsi dire, dans ses bras.

6 mars. — Dans ce petit passage infect de l’Opéra, où est l’entrée des artistes, nous demandons : « La loge no 3 ? — Tout droit et à gauche. » Nous montons un escalier et nous poussons une porte. Un autre escalier, dans lequel dégringole sur nous une bande de lansquenets, mi-partie rouge, mi-partie jaune, avalanche qui semble descendre d’une gravure d’Aldegrever. Puis nous voici à errer dans un labyrinthe de corridors, de couloirs qui semblent se resserrer, ainsi que dans un rêve. « La loge no 3, s’il vous plaît ? — Suivez cet homme qui court ! » Nous nous précipitons après un figurant qui saute les marches, quatre par quatre ; nous nous précipitons, passant au galop devant des loges d’actrices entr’ouvertes, et qui ne sont que gaze, rubans, chair toute vive, et qui causent avec des habits noirs penchés sur elles, en des poses de galant marchandage. Puis encore un petit escalier en escargot. Nous frappons à la porte, et nous trouvons, dans une loge toute noire, les deux femmes qui nous attendent, lumineusement blanches, en une pénombre de crépuscule.

De cette grande loge à salon qui est sur le théâtre, on voit les acteurs et les actrices avec leurs sabrures de bouchon et la tache de leur rouge ; on perçoit, quand on danse, le bruit mat des danseuses retombant sur le plancher et le fouettement sec de leur talon contre la cheville ; on entend, quand on chante, le souffleur qui souffle tout haut. De cette loge, les personnages de la scène ressemblent à des peintures en grisaille. La rampe ne leur met son revêtement de jour, sa trame de lumière, que pour le public de la salle.

Et la toile baissée, l’on assiste au ménage de la scène, aux allées et aux venues de l’armée des coryphées, des machinistes, des figurants et des figurantes. Les décors se lèvent lentement du plancher, un danseur en bretelles suisses fait des battements, une danseuse met l’œil au trou de la toile, qui lui dessine sur la joue une lentille de lumière. Dans les fonds, entre les décors, des silhouettes d’hommes et de femmes s’entassent et remuent confusément. Une lanterne jette un reflet dans l’ombre pleine d’objets, sur le casque d’un pompier, sur un visage, sur un bout de jupe à la couleur éclatante. Ces grands fonds d’ombre tout grouillants, éclaboussés de lueurs sur leurs arêtes, et qu’on dirait pochés par le pinceau de Goya, renferment une vie fantastique. Puis tout cet immense mouvement de choses qui se déplacent sans bruit et comme d’elles-mêmes, a quelque chose de mystérieux, et qui fait penser à des rouages féeriques mettant ce monde de machines en branle.

Et par moment, dans sa demi-nuit et ses ténèbres transparentes, le peuple bariolé qu’on entrevoit là, apparaît comme un carnaval dans les Limbes.

— Dans toute société d’hommes, un don, une qualité de l’individu impose sa reconnaissance et son autorité à tous. Cette chose qui fait autour de lui le respect et une disposition des autres à s’incliner sous ses idées : c’est le caractère.

— L’horreur de l’homme pour la réalité lui a fait trouver ces trois échappatoires : l’ivresse, l’amour, le travail.

Dimanche 17 mars. — Flaubert nous disait aujourd’hui : « L’histoire, l’aventure d’un roman : ça m’est bien égal. J’ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes. L’affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu, que quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j’avais conçu « Madame Bovary » tout autrement. Ça devait être, dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste… Et puis j’ai compris que ce serait un personnage impossible. »

En rentrant à la maison, nous trouvons notre manuscrit de Sœur Philomène que nous retourne Lévy, avec une lettre de regret, s’excusant sur le lugubre et l’horreur du sujet. Et nous pensons que si notre œuvre était l’œuvre de tout le monde, une œuvre moutonnière et plate, le roman que chacun fait, et que le public a déjà lu, notre volume serait accepté d’emblée. Oh ! vouloir faire du neuf, ça se paye !

Décidément, hommes et choses, éditeurs et public, tout conspire à nous faire la carrière littéraire plus semée d’échecs, de défaites, d’amertumes, plus dure qu’à tout autre, et au bout de dix ans de travail, de luttes, de batailles, de beaucoup d’attaques et de quelques louanges par toute la presse, nous serons peut-être réduits à faire les frais de ce volume. Et cela, en ce temps qui paye, dit-on, 2 800 francs, à Hector Crémieux, un couplet dans le retapage du Pied de mouton.

— Les femmes demandant à être étonnées : le beau, c’est de les étonner par de la simplicité.

Dimanche 31 mars. — Déjeuner chez Flaubert avec Sari et Lagier, et conversation toute spéciale sur le théâtre… Ce n’est que depuis ce siècle que les acteurs cherchent en leurs silhouettes l’effet tableau : ainsi Paulin Ménier montrera au public des effets de dos pris aux dessins de Gavarni ; ainsi Rouvière apportera à la scène les poses tordues et les épilepsies de mains, des lithographies du Faust de Delacroix.

Sari parle curieusement de ses figurants à 20 sous, de ses choristes à 30 sous, de cette maladie incurable du théâtre qui fait que, quand on y a goûté, on y revient toujours ; de cette maladie du théâtre, qui est, dit-il, comme la prostitution et la mendicité. Il nous dit : ces ouvriers, la plupart très intelligents dans leur partie, lâchant des gains de 10 francs par jour, pour gagner de quoi manger, dans les cabarets borgnes de la rue Basse, une soupe à l’oignon de quatre sous ; — séduits, affolés, ces hommes, par cette vie incidentée du théâtre, cette camaraderie entre hommes et femmes, ce potinage des coulisses, et l’intérêt fiévreux aux chutes et aux succès des pièces représentées, et l’électrisation par les bravos du public.

Lagier, elle, cherche à définir l’odeur sui generis du théâtre, cette odeur générale faite de l’odeur particulière du gaz mêlé à l’odeur de bois échauffé des portants, à l’odeur de poussière poivrée des coulisses, à l’odeur de la peinture à colle des décors, qui fait une atmosphère entêtante de toutes ces senteurs d’un monde factice, une atmosphère, qui, selon son expression, fait hennir, à pleins naseaux, l’actrice entrant en scène.

Et de l’odeur du théâtre, elle passe aux parfums affectionnés par les acteurs et les actrices, racontant que Frédérick Lemaître joue toujours avec des gousses de vanille, cousues dans les collets de ses habits.

— Le peuple n’aime ni le vrai ni le simple : il aime le roman et le charlatan.

Dimanche 7 avril. — Le soir nous allons dîner avec Saint-Victor, au passage de l’Opéra. Après dîner sur le boulevard, faisant cent un tours, nous avons avec lui une de ces communions de causerie, qui sont les plus douces heures des hommes de pensée. Je ne sais comment la conversation est venue sur le progrès. C’était, je crois, à propos de Gaiffe et du système cellulaire. Le progrès, le voilà ; il a remplacé la torture morale, le brisement du corps par le brisement du cerveau… Le progrès, il a fait des misérables de tous ceux qui avaient une petite fortune !… Le progrès, qu’est-ce que lui doit au fond Paris ? Des boulevards, de grandes artères… oui il n’a plus laissé de coins, dans des rues ignorées, où l’on pouvait jadis vivre caché et heureux… Et en toutes choses, les falsifications, les sophistications, le mensonge. Savez-vous maintenant que les fines gueules du Jokey, les vrais gourmets, ont chez eux un pilon pour écraser leur poivre eux-mêmes. Les épiciers le mélangent avec je ne sais quoi, avec de la cendre.

— Ce soir, à la répétition d’une pièce, sur un petit théâtre du boulevard, une pièce pleine de femmes. Ça a l’air d’une distribution de prix dans une maison de tolérance. Ce genre de théâtre n’est absolument que la surexcitation de tous les bas appétits du public. Et ce qu’on vient de trouver de mieux en ce genre, c’est d’habiller les femmes en militaires : de greffer le chauvinisme sur l’érotisme. Une femme ayant un beau c… et des jambes pas trop cagneuses, et qui sauve le drapeau français : on conçoit que c’est irrésistible.

— J’appellerai un sage, un homme qui ne serait affecté dans la vie que par la souffrance physique.

11 avril. — Nous sommes bien heureux de vendre à la Librairie Nouvelle, notre roman de Sœur Philomène, à 20 centimes l’exemplaire, mais nous sommes consolés de notre triste succès, après lequel encore il nous a fallu courir, en trouvant chez nous une lettre d’un éditeur russe, nous demandant à traduire toute notre œuvre historique.

15 avril. — Je vais rechercher l’acte de naissance du peintre Boucher, dans les archives de l’état civil de Paris, près l’Hôtel de Ville.

Un respect vous saisit, quand on entre dans ces chambres pleines de registres en vélin blanc, entre lesquels vous passez comme dans un couloir. Les mots que portent les dos ont quelque chose de solennel : naissances, décès, mariages, abjurations. L’œil accroche au passage quelque nom de vieille paroisse qui fait songer : Saint-Séverin, Saint-Jean-en-Grève. Là est le passé de Paris. Ce papier est la seule mémoire de tant de morts. , Marié, Mort, — que d’ombres n’ont que cette biographie ! Et quelle anonyme poussière ferait tout ce passé de millions d’hommes, qui est sous nous, sans cette signature de leur nom et de leur vie déposée là !

Dans ces catacombes de l’état civil, rôde et furette, avec l’air du génie du lieu, flairant les actes, découvrant les vieilles naissances et les vieilles morts, comme on trouve les sources avec une espèce de divination, un vieux bonhomme au teint gris sale, de la couleur de ces vieux livres, grand, fort, cassé et voûté : il ressemble à une figure du Temps, dans un ancien tableau. Un chat le suit, blanc comme les animaux qui habitent la mort, comme les souris blanches des cimetières.

— Vu à la glace de la loge de Mlle *** la carte d’un acteur du boulevard, qui est un précieux travail et un curieux renseignement sur le goût cabotin. Cette carte est un décrassoir — on le jurerait en ivoire — et avec les cheveux, les tannes, toutes les saletés d’une tête, engagées dans les dents du peigne. Il n’y manque pas même au milieu, à côté de la signature du propriétaire, le sang d’un pou écrasé, — tout cela imité merveilleusement avec de la plume, de la mine de plomb, une goutte d’aquarelle, et les dents du peigne brèche-dents découpées dans le carton. Cette carte est l’abomination de la dégoûtation.

Dimanche 18 avril. — Flaubert nous racontait aujourd’hui qu’avant d’aller chez Lévy, il avait proposé à Jacottet, de la Librairie Nouvelle de lui éditer Madame Bovary. « C’est très bien, votre livre, lui avait dit Jacottet, c’est ciselé… mais vous ne pouvez pas, n’est-ce pas, aspirer au succès d’Amédée Achard, dont je publie deux volumes, et je ne puis m’engager à vous faire paraître cette année. » — « C’est ciselé, rugit Flaubert. Je trouve ça d’une insolence de la part d’un éditeur ! Qu’un éditeur vous exploite, très bien ! mais il n’a pas le droit de vous apprécier. J’ai toujours su gré à Lévy de ne m’avoir jamais dit un mot de mon livre. »

Lundi 6 mai. — À quatre heures, nous sommes chez Flaubert qui nous a invités à une grande lecture de Salammbô, en compagnie du peintre Gleyre. De quatre à sept heures, Flaubert lit avec sa voix mugissante et sonore, qui vous berce dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. À sept heures on dîne, et aussitôt le dîner, après une seule pipe fumée, la lecture recommence, et nous allons de lectures en résumés de morceaux qu’il analyse, et dont quelques-uns ne sont pas complètement terminés, nous allons jusqu’au dernier chapitre. Il est deux heures.

Je vais écrire ici ce que je pense sincèrement de l’œuvre d’un homme que j’aime, et dont j’ai admiré sans réserve le premier livre. Salammbô est au-dessous de ce que j’attendais de Flaubert. La personnalité si bien dissimulée de l’auteur, dans Madame Bovary, transperce ici, renflée, déclamatoire, mélodramatique, et amoureuse de la grosse couleur, de l’enluminure. Flaubert voit l’Orient, et l’Orient antique, sous l’aspect des étagères algériennes. L’effort sans doute est immense, la patience infinie, et, malgré la critique que j’en fais, le talent rare ; mais dans ce livre, point de ces illuminations, point de ces révélations par analogie qui font retrouver un morceau de l’âme d’une nation qui n’est plus. Quant à une restitution morale, le bon Flaubert s’illusionne, les sentiments de ses personnages sont les sentiments banaux et généraux de l’humanité, et non les sentiments d’une humanité particulièrement carthaginoise, et son Mathô n’est au fond qu’un ténor d’opéra dans un poème barbare.

On ne peut nier que par la volonté, le travail, la curiosité de la couleur empruntée à toutes les couleurs de l’Orient, il n’arrive, par moments, à un transport de votre cerveau, de vos yeux, dans le monde de son invention ; mais il en donne plutôt l’étourdissement que la vision, par le manque de gradation des plans, l’éclat permanent des teintes, la longueur interminable des descriptions.

Puis une trop belle syntaxe, une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques, une syntaxe d’oraison funèbre, sans une de ces audaces de tour, de ces sveltes élégances, de ces virevoltes nerveuses, dans lesquelles vibre la modernité du style contemporain… et encore des comparaisons non fondues dans la phrase, et toujours attachées par un comme, et qui me font l’effet de ces camélias faussement fleuris, et dont chaque bouton est accroché aux branches par une épingle… et toujours encore des phrases de gueuloir, et jamais d’harmonies en sourdine, accommodées à la douceur des choses qui se passent ou que les personnes se disent, etc.

Enfin pour moi, dans les modernes, il n’y a eu jusqu’ici qu’un homme qui ait fait la trouvaille d’une langue pour parler des temps antiques : c’est Maurice de Guérin dans le Centaure.

— A-t-on remarqué que jamais un vieux juif n’est beau ? Il n’y a pas de nobles vieillards dans cette race. Le travail des passions sordides, de la cupidité, y tue sur les visages la beauté du jeune homme.

— Un bien joli mot de débiteur parisien. Vachette connaissait un jeune peintre qu’il va voir, au moment où un huissier pratiquait une saisie chez lui. Vachette s’informe de la somme due, et paye. — « Au fait, dit-il, jeune homme, est-ce que vous avez beaucoup de dettes comme ça, sur le pavé de Paris ? — Une vingtaine de mille francs. — Une vingtaine de mille francs, vous n’en sortirez jamais ! — Oh ! il n’y a là-dessus de sérieux que quinze à seize cents francs… le reste est dû à des amis comme vous !

19 juin. — Dîner tous ces jours-ci chez Grosse-Tête, au passage de l’Opéra, avec du monde des lettres et du théâtre. Pas de monde au monde, d’où l’on sorte plus triste, et avec quelque chose en soi de non satisfait. On ne sent pas là un frottement d’hommes. On coudoie un feuilleton, un paradoxe, une blague. Mais ni une parole ni une poignée de main, où l’on trouve, une chaleur, une communication de sympathie. On s’en va de là, vide, glacé, désappointé. Eux, les autres, pourtant vivent dans cette sécheresse comme dans leur élément natal… Oui vraiment, il y a surtout là, une certaine manière de demander aux gens comment ils vont, où la question est tellement et uniquement faite avec les lèvres, qu’elle est plus durement indifférente que le silence.

Dans ce restaurant, on entrevoit, se profilant sans bruit, la silhouette de Ponson du Terrail, avec à l’horizon du boulevard son dog cart, la seule voiture d’homme de lettres roulant sur le pavé de Paris. Le pauvre garçon la gagne assez sa voiture, et par le travail et par l’humilité de sa modestie littéraire. C’est lui qui dit aux directeurs de journaux, où il a un immense roman en train : « Prévenez-moi trois feuilletons d’avance, si ça ennuie votre public, et en un feuilleton je finirai. » On vend des pruneaux avec plus de fierté.

— La femme de quarante ans cherche furieusement et désespérément dans l’amour la reconnaissance qu’elle n’est pas encore vieille. Un amant lui semble une protestation contre son acte de naissance.

13 juin. — Bar-sur-Seine. Je m’éveille ce matin dans une chambre pleine de portraits d’aïeux et d’aïeules qui me regardent tous, dans le costume de leur profession ou dans l’habillement de leur classe, avec des accessoires aussi naïfs d’indication que les phylactères du moyen âge : le médecin avec un Boerhave à la main, le prêtre avec un paroissien, l’homme de banque avec une lettre de change. Il y a aussi un garde française au pastel tout pâle, une petite fille qui a un serin jaune perché sur un bras, une vieille femme noire, austère, janséniste, la mère inconsolable du garde française tué en duel à vingt ans. On sent dans ces portraits, l’ordre de la société passée, avec l’orgueil chez chacun, de sa profession, de sa position.

Aujourd’hui, un avoué se fait peindre en habit de chasse, un notaire en jaquette habillée pour les petits théâtres. Une bonne chose au fond que cette habitude ancienne de la transmission des portraits de famille : c’était un enchaînement de la race. Les morts n’étaient enterrés que jusqu’à la ceinture, et il y avait comme des patrons de votre conscience dans ces méchantes toiles, toujours sous vos yeux. Le bon exemple des vôtres vous entourait. Et dans cette pièce remplie de portraits de famille, le germe d’une mauvaise action était mal à l’aise.

11 juillet. — Après avoir fait des dépôts de Sœur Philomène, toute la journée, je dîne ce soir chez Charles Edmond, qui vient de passer quelques jours avec Hugo, à Bruxelles. Le poète, qui, le jour où il est arrivé avait écrit le mot fin sur les Misérables, lui a dit : « Dante a fait un Enfer avec de la poésie, moi j’ai essayé d’en faire un avec de la réalité ! »

Hugo supporte avec une parfaite indifférence l’exil, n’admettant pas que la Patrie soit seulement la terre d’un sol et répétant : « La Patrie, qu’est-ce ? Une idée ! Paris, quoi ? Je n’en ai pas besoin. C’est la rue de Rivoli, et je déteste la rue de Rivoli ! »

— Rien de si mal écrit qu’un beau discours.

29 juillet. — Retour anxieux à Paris, vers l’aimant de notre vie, vers notre livre, vers les nouvelles de notre succès ou de notre insuccès. Quelle vie que cette vie des lettres ! Je la maudis par moment et je la hais. Ces journées où les émotions se précipitent en vous ! Ces montagnes d’espérances qui s’élèvent et s’écroulent ! Cette succession perpétuelle d’illusions et de dégringolades. Ces heures de platitude où l’on attend sans espérer. Ces minutes d’angoisses, comme ce soir, où l’on interroge la fortune de son livre aux étalages, et où je ne sais quoi de poignant vous mord à la vitrine d’un libraire, où vous n’êtes pas exposé. Enfin, tout le travail haletant de votre pensée nerveusement partagée entre l’espérance et la désespérance : tout cela vous bat, vous roule, vous retourne comme des vagues un naufragé.

— J’ai parfois l’idée, si je devenais riche, de me faire peindre, pour l’été, un paysage, un paysage très bien peint — et rafraîchi par un vrai courant d’air.

— Le confortable anglais est l’admirable entente du bonheur matériel du corps, mais d’une espèce de bonheur d’aveugle, où rien n’est donné au sens artiste de l’homme, à l’œil.

9 août. — Croissy. Une rude capitale que ce Paris, dont la vie nocturne projette au-dessus de l’endroit où il est, une réverbération d’incendie, — et je suis à huit lieues de Paris.

Mardi 3 septembre. — Nous partons avec Saint-Victor pour un petit tour sur les bords du Rhin et en Hollande.

Pourquoi nous, la France, si rayonnante, si intellectuellement diffuse, si envahissante par nos idées, nous une nation d’une si grande déteinte sur tout le monde, pourquoi subissons-nous sur toutes nos frontières la langue et les mœurs de nos voisins ? Pourquoi la frontière allemande est-elle allemande ? la frontière italienne, italienne ? la frontière espagnole, espagnole ?

— En voyant le chœur de la cathédrale de Mayence, d’un rococo si tourmenté, si joliment furibond, avec ses stalles qui semblent une houle de bois, en voyant ces églises de Saint-Ignace et de Saint-Augustin, aux balustres des orgues, égayés d’Amours comme un théâtre Pompadour, la pensée se perd sur ce catholicisme, si rude en ses commencements, si ennemi des sens, et tombé dans cette pâmoison, dans cet éréthisme, qui est l’art jésuite.

Ce ne sont qu’évêques dégingandés au pas saltateur de Dupré, grands prêtres de bacchanales, anges qui tiennent le saint-ciboire avec le geste d’un arc qu’un Amour détend, saints qui se renversent sur le crucifix avec des attitudes de violonistes, effets de lumière derrière les autels qui ressemblent à une gloire derrière une conque de Vénus : toute une religion descendue du Corrège, et que Noverre semble avoir réglée comme le plus délicieux opéra de Dieu ; — si bien qu’au son des flûtes, des bassons, de la musique la plus chatouillante, la plus enivrante, la plus ambrée, si l’on peut dire, on s’attend à voir un joli homme d’évêque, avec le geste sautillant d’un marquis tirer l’hostie d’une boîte d’or, et l’offrir comme une pastille ou une prise de tabac d’Espagne.

— En Allemagne, une chambre d’auberge à deux lits évoque tout de suite, à l’œil et à la pensée, l’idée d’un mari et d’une femme, d’un ménage. Tout, jusqu’aux rideaux d’un blanc nuptial, parle d’un amour honnête, consacré, autorisé. En France, la chambre d’auberge n’est jamais conjugale. On croit voir aux murs, sur les meubles, l’ombre et la trace d’un enlèvement, d’un monsieur avec sa maîtresse : l’oreiller ne semble avoir gardé que le moule du plaisir.

8 septembre. — Amsterdam… Une terre sortie de l’eau et véritablement bâtie ; un pays à l’ancre, un ciel aqueux ; des coups de soleil qui ont l’air de passer par une carafe remplie d’eau saumâtre ; des maisons qui ont l’air de vaisseaux, des toits qui ont l’air de poupes de vieilles galères, des escaliers qui sont des échelles, des wagons qui sont des cabines, des salles de danse qui figurent des entreponts ; des hommes, des femmes à sang blanc et froid ; des caractères qui ont la patience de l’eau ; des existences qui ont la platitude d’un canal, des castors dans un fromage : — voilà la Hollande.

— Hier en chemin de fer, je regardais dormir, en face de moi, un petit jeune homme. J’étudiais la valeur d’un coup de soleil sur sa figure, avec la densité de l’ombre portée par la visière de sa casquette.

En arrivant devant le Rembrandt, qu’on est convenu d’appeler la Ronde de nuit, j’ai retrouvé le même effet, je n’ai vu qu’un plein, un chaud, un vibrant rayon de soleil dans la toile. Seulement, comme fait presque toujours Rembrandt, ce n’est pas avec du jour, un jour égal qu’il a éclairé sa toile, mais avec un coup de soleil qui tombe de haut et éclate en écharpe sur les personnages. Jamais la figure humaine vivante et respirante dans la lumière n’est venue sous des pinceaux comme là ; c’est sa coloration animée, c’est le reflet rayonnant qu’elle jette autour d’elle, c’est la lumière que la physionomie et la peau renvoient, c’est le plus divin trompe-l’œil sous le soleil. Et cela est fait, on ne sait comment. Le procédé est brouillé, indéchiffrable, mystérieux, magique et fantasque. La chair est peinte, les têtes sont modelées, dessinées, sorties de la toile avec une sorte de tatouage de couleurs, une mosaïque fondue, un fourmillement de touches qui semblent le grain et comme la palpitation de la peau au soleil : un prodigieux piétinement de coups de pinceau qui fait trembler la lumière sur ce canevas de touches au gros point.

C’est le soleil, c’est la vie, c’est la réalité, et cependant il y a dans cette toile un souffle de fantaisie, un sourire de poésie enchantée. Voyez-vous cet homme contre la muraille, à droite, coiffé d’un chapeau noir ? et des gens n’ont jamais trouvé de noblesse à Rembrandt ! Puis au second plan, dans ces quatre têtes, cette figure indéfinissable, au sourire errant sur les lèvres, cette figure au grand chapeau gris, mélange de gentilhomme et de bouffon, héros étrange d’une comédie du Ce que vous voudrez ; et à côté, cette espèce de gnome et de pitre idéal, qui semble glisser à son oreille les paroles des confidents comiques de Shakespeare… Shakespeare ! ce nom me revient, et je ne sais quel mirage voit mon esprit entre cette toile et l’œuvre de Shakespeare. Et regardez encore la petite fille toute de lumière, enfant de soleil qui jette ses reflets d’ambre à toute la toile, cette petite fille coiffée d’or, qu’on dirait habillée d’émeraudes et d’améthystes, et à la hanche de laquelle pend un poulet : petite juive, vraie fleur de Bohème. N’en trouverez-vous pas encore le nom et le type dans Shakespeare, en quelque Perdita ?

Un monsieur était devant ce tableau, qui le copiait minutieusement, à l’encre de Chine. J’ai pensé à un homme qui graverait le soleil à la manière noire.

— Pour moi, le plus étonnant trompe-l’œil de la vie sur des figures, le plus merveilleux morceau de peinture, le plus beau tableau de la terre : c’est le tableau des Quatre Syndics de Rembrandt. La toile que je préfère ensuite est le Martyre de saint Marc du Tintoret. Je dois dire que je ne connais pas les Velasquez de Madrid, que je ne connais pas les fameuses ouvrières en tapisserie.

— Entré dans une synagogue. Une odeur d’Orient et l’apparence d’une religion heureuse. Une sorte de familiarité avec Dieu. La prière dans la religion catholique a toujours l’air de demander pardon d’un crime. Ici on cause, on se repose, on est comme dans un café de la Foi.

— Un maître diantrement original que Van der Meer. On pourrait dire de sa Laitière, que c’est l’idéal cherché par Chardin. Même peinture laiteuse, même touche aux petits damiers de couleur fondus dans la masse, même égrenure beurrée, même empâtement rugueux sur les accessoires, même picotement de bleus, de rouges francs dans les chairs, même gris de perle dans les fonds.

Et chose invraisemblable, ce maître de Chardin, bien certainement inconnu de notre maître français, dans un tableau d’une tout autre manière : une rue de Delft aux maisons de brique, — semble le précurseur de Decamps.

13 septembre. — La Haye… À une seconde séance devant la Leçon d’anatomie de Rembrandt, Saint-Victor et nous, nous tombons sur le collectionneur La Caze, un parleur enthousiaste de tableaux, un esthéticien loquace, un conférencier indétachable de votre bouton d’habit, une façon de Diderot épileptique, qui a des crises d’admiration presque inquiétantes, devant toute bonne toile ancienne. C’est lui qui dit de son Rembrandt, qu’il fait dans la nuit : ho ! ho ! et le possesseur grogne comme un féroce. Et à propos des Quatre Syndics il s’écrie : « C’est plus vivant que la vie ; c’est de la vie condensée et précipitée comme on pourrait en mettre dans une bouteille d’eau de seltz, chargée au point d’éclater ! »

Un doux maniaque qu’on n’a jamais pu décider à porter un gilet, un original, à la tendre et honnête tête, annonçant l’homme qui s’est fait médecin pour soigner sa mère, attaquée d’une maladie mortelle.

— Leyde… Ici au musée, on a mis contre une fenêtre, deux momies démaillotées, deux momies d’enfants. Elles regardent éternellement, par les carreaux, un canal de Hollande, des feuilles mortes sur une eau morte, un ciel gris, un soleil jaune, des briques noires, des arbres noirs. C’est impie ces deux enfants du soleil, posés là pour toujours, contre un Pierre de Hooghe. Ils me font penser à ces pauvres grands poètes nostalgiques, expatriés du ciel de leur rêve et exilés dans la vie, ainsi que ces momies dans la mort, — devant un perpétuel paysage morne.

18 septembre. — Bruxelles… Nous dormions ce matin, dans nos petits lits de l’hôtel de Flandre attenant à l’église Saint-Jacques, et dans un office du matin, l’orgue, qui est dans notre mur, mettait en notre demi-sommeil de sept heures, un angélique bourdonnement. C’était tout à la fois une mélodie lointaine et proche, s’élevant, montant, mourant parmi nos sensations et nos pensées encore endormies, et qui nous berçait comme dans le rêve d’une musique flottante, aérienne, amoureusement divine et vague, à la façon de la lumière d’une apparition en train de disparaître.

19 septembre. — Nous voici dans le chemin de fer, revenant de Hollande avec Saint-Victor. Tout le temps, il éclate en images inattendues, qui peignent tantôt poétiquement, tantôt brutalement, à votre pensée, les hommes et les choses par l’antithèse ou le rapprochement : des images multiples et variées, jaillissant d’une mémoire nourrie d’une immense lecture, et non enfermée en un temps et une branche de sciences, mais qui a grappillé au fond de tous les livres de moelle, de toutes les curiosités de l’histoire, de tous les traités de théogonie et de psychologie. C’est ainsi qu’il vous apporte dans sa conversation un intelligent butin de partout, mis en relief par des contrastes ingénieux, spirituels, cocasses même parfois.

Maintenant très original dans sa façon de s’exprimer, il l’est assez peu dans sa façon de penser, n’ayant une impression de la beauté et du caractère des choses, que lorsqu’il en est averti par un livre bon ou mauvais, croyant, à la façon d’une intelligence inférieure, à l’imprimé, et par cette servitude assez soumis dans le fond à l’opinion générale. C’est ainsi que dans un musée, il ira tout droit, comme un somnambule, les yeux fermés, au tableau consacré par l’admiration commune, le suffrage universel du beau et le gros prix marchand, qui le fascine s’il est énorme — incapable de découvrir un chef-d’œuvre inédit, anonyme, méconnu. Puis un homme plutôt d’un goût appris que d’un goût instinctif, de ce goût universel qui s’étend à tout, à une forme de meuble, à un détail de toilette, à la particularité élégante d’une plante, et n’ouvrant les yeux qu’à ce qui est étiqueté, peinture, sculpture, architecture, et en voyage complètement aveugle à la vie vivante, à la rue, aveugle aux passants, aveugle à la beauté artistique des êtres et des aspects, regardeur uniquement de tableaux et de statues.

 

Un être sans fantaisie, sans appétit passager d’une bouteille de bon vin, incapable d’excès, effrayé par les livres de médecine qui défendent les moules et l’amour après dîner, superstitieux jusqu’à retourner votre pain quand il n’est pas à plat.

Violent en paroles avec une grande faiblesse de caractère, avec des désespoirs enfantins à propos de rien, lui faisant monter les larmes aux yeux, traversé de caprices, de boutades, d’humeurs qui ont quelque chose de malaises physiques, — et souvent s’absorbant en des enfoncements qui lui viennent, m’a-t-il dit, d’un an de solitude passé à Rome, à l’âge de treize ans, époque où toute sa vivacité expansive d’enfant, est rentrée chez lui comme une gourme… Un garçon paraissant avoir toujours vécu seul, tant son corps est égoïste, et qui prend tout le trottoir s’il marche avec vous, et vous entre, en chemin de fer, les coudes dans les côtes.

Maintenant, charmant de simplicité, sans tyrannie en voyage, et gai de la joie d’un collégien en vacances, et charmeur à la fois autant par les grandes idées qu’il remue, que par la grâce ingénue de sa plaisanterie et de ses imitations naïvement maladroites de la pratique de M. Prud’homme ou du gnouf, gnouf de Grassot, il est pour nous, si gâtés par notre ménage, le seul compagnon de voyage presque absolument sympathique et supportable, pendant un mois. Et l’éloge n’est pas mince.

18 septembre. — Décidément, c’est le plus triste métier que ce bel art des lettres. La Librairie nouvelle est en faillite. Nos Hommes de lettres nous ont coûté à peu près un billet de cinq cents francs. Sœur Philomène ne nous rapportera rien. C’est un progrès.

— « Voulez-vous, nous dit Gavarni, le secret, de toute société, de toute association ? Ce sont des unités sans valeur à la recherche d’un zéro, d’un zéro qui leur apporte la force d’une dizaine ! »

10 octobre — Il me semble, je le présume du moins, il me semble que l’amour doit être cela : Entrer quelque part, voir une femme et se crier en dedans : « La voilà ! C’est celle-là ! je n’en retrouverai pas une autre. Non, il n’y en a pas deux ! Mon rêve en chair et en os… » Mais il doit arriver souvent pour cette femme, ce qui arrive pour la maison dont on devient passionné, toqué, — elle est louée.

Lundi 18 octobre. — Sainte-Beuve, qui nous a écrit pour faire notre connaissance intellectuelle, vient à deux heures chez nous. C’est un homme petit, rond, court, rustique d’encolure, à la mise campagnarde, une sorte de silhouette à la Béranger. Il a un grand front, un crâne chauve et luisant, de gros yeux à fleur de tête, un nez de curieux, de sensuel, de gourmand, la bouche large au vilain dessin rudimentaire, caché par un aimable sourire, des pommettes particulières, des pommettes saillantes et bombées comme d’énormes loupes. À le voir avec son front blanc, ses joues colorées, la carnation rose et poupine du bas de son visage, on le prendrait pour un bibliothécaire de province vivant dans l’ombre d’un cloître de livres, sous lequel il y aurait un cellier de généreux bourgogne.

Il cause avec bavardage et à petites touches menues, sans jamais un large coup de pinceau : sa conversation ressemble à la palette d’une peintresse à l’aquarelle, toute chargée de jolis, de délicats et de timides tons.

Comme nous lui parlions de son portrait du roi Louis-Philippe, il nous dit qu’il sait que le général Dumas envoya, au mois d’août 1848, une lettre du Roi à M. de Montalivet, où Louis-Philippe écrivait à l’Assemblée pour garder ses biens, comme le plus ancien général datant de la Révolution. Cette lettre, M. de Montalivet l’aurait jetée au feu. « Je publierai cela, » ajoute-t-il. Et il reprend : « Le roi Louis-Philippe, je ne l’ai vu qu’une seule fois, quand on me présenta comme académicien. J’étais avec Hugo et Villemain. » Le Roi prit avec effusion les mains d’Hugo et le remercia très chaudement d’avoir rappelé, dans son discours, le jugement de Napoléon sur lui.

Puis, à propos de l’Académie, qualifiée la plus ancienne, Louis-Philippe dit que ce n’était pas elle, mais l’Académie della Crusca, et donna la date de sa fondation. Ce n’était pas à un roi à savoir cela ; mais Mme de Genlis lui avait arrangé et ordonné tout cela dans la mémoire. « Quant au mot caboche, je ne l’ai pas inventé, comme l’insinue M. Cuvillier-Fleury. C’est Cousin, qui me dit un jour, en me montrant le pavillon des Tuileries, aujourd’hui démoli : « La bonne tête ou plutôt la bonne caboche qui est là ! »

Là-dessus il nous parle de Sœur Philomène, disant que seules ont de la valeur, les œuvres venant de l’étude de la nature, qu’il a un goût très médiocre pour la fantaisie pure, qu’il prend peu de plaisir aux jolis contes d’Hamilton ; qu’au reste, cet idéal dont on parle tant, il n’est pas bien sûr que les anciens s’en soient préoccupés, qu’il croit au contraire que leurs œuvres étaient des œuvres de réalité, — que peut-être seulement ils travaillaient d’après une réalité plus belle que la nôtre.

De Sœur Philomène, il passe aux femmes, aux vieilles femmes, comme Mme de Boigne, auprès desquelles il a pu retrouver l’accent du XVIIIe siècle, et nous félicite de vivre un peu, ainsi que nous le faisons, dans un siècle passé, de vivre une double existence.

Et comme ses yeux tombent en ce moment sur une gouache de l’Île d’Amour en 1793, il s’écrie : « Tiens, ça me rappelle la connaissance de Salvandy et de Béranger. » Un Anglais installé en France et demeurant à Belleville après la Restauration, donnait beaucoup à dîner. Un jour Salvandy, invité à dîner, se met à sonner à la porte de l’Anglais, à côté d’un monsieur qui y avait déjà sonné. Ni l’un ni l’autre n’avait lu l’adresse donnée, dans la lettre d’invitation. L’Anglais était, depuis quatre mois, déménagé à Passy. Les deux invités de l’Anglais prennent le parti de dîner à Belleville, et dînent ensemble sans se connaître. Salvandy était légèrement intrigué de cet homme un peu peuple, mais dans lequel il percevait une certaine finesse, quand, au milieu du dîner, son commensal lui dit tout à coup : « Je vais vous chanter une petite chanson pour me tenir en haleine ! » C’était Béranger, et l’endroit semblait vraiment choisi pour la rencontre.

Et comme nous laissons entrevoir que nous trouvons un peu exagérée cette gloire de Béranger, Sainte-Beuve reprend : « Oui, on a été très loin. Tenez, il y a un monsieur qui m’envoie de Batignolles, presque tous les quinze jours, une pièce de vers, en l’honneur du chantre de Lisette, on voit que c’est chez lui une idée fixe… Ce sont des veines et des déveines comme cela en France…. Mais ensuite n’a-t-on pas été trop dur ?… Le commun sans doute, c’est le grand chemin de Béranger ; mais il y a des bas-côtés, bien jolis, bien délicats. Sous l’enveloppe grossière se cachait une excessive finesse. Lamartine a dit qu’il avait de grosses mains, ce n’est pas vrai, il avait des mains de femme. »

Et la conversation va à l’esprit, aux bons mots, et Sainte-Beuve cite ce mot de Mme d’Osmont abîmant la duchesse de Berry, lors de son arrestation en Vendée, et à laquelle on demandait pourquoi elle était si dure pour la princesse et qui répondait : « Elle nous a fait toutes cocues ! »

De là, la parole de Sainte-Beuve saute à Flaubert : « On ne doit pas être si longtemps à faire un livre… Alors on arrive trop tard pour son temps… Pour des œuvres comme Virgile, ça se comprend… Et puis après Madame Bovary, il devait donner des œuvres vivantes… des œuvres où l’on sente l’auteur touché personnellement… tandis qu’il n’a fait que recommencer les Martyrs de Chateaubriand… S’il avait fait cela, son nom serait resté à la bataille, à la grande bataille du roman, au lieu que j’ai été forcé de porter la lutte sur un moins bon terrain, sur Fanny… »

Alors, Sainte-Beuve s’étend sur l’ennui de sauter de sujet en sujet, de siècle en siècle… On n’a pas le temps d’aimer… Il ne faut pas s’attacher… Cela brise la tête : c’est comme les chevaux dont on casse la bouche en les faisant tourner à gauche, à droite, — et il fait le geste d’un homme qui tire sur un mors. — « Tenez, me voilà engagé pour trois ans… à moins d’un accident. Eh bien, au bout de trois ans, j’aurai à peu près gagné ce que rapporte une pièce de théâtre, qui ne réussit pas. » Puis, après un silence : « Ah ! le théâtre ! La comédie en vers me semble finie. Ou vous faites des vers qui ne sont pas des vers de comédie, ou vous faites de la prose… Oui, tout ira au roman, c’est si vaste… et un genre qui se prête à tout… Il y a bien du talent dans le roman maintenant ! »

Il nous quitte, en nous donnant une main grasse, douce, froide, et, sur le pas de la porte, nous dit : « Venez me voir, les premiers jours de la semaine… après cela, j’ai la tête dans un sac. »

19 octobre. — Non, non, jamais je ne trouverai dans Paris une femme réunissant les qualités de ma maîtresse : ne pas me demander de me faire la barbe, et ne jamais m’adresser une question au sujet du livre que je fais.

3 novembre. — Dîner chez Peters avec Saint-Victor et Claudin. Après dîner, Claudin m’emmène aux Délassements-Comiques. J’ai travaillé toute cette semaine. J’ai besoin, je ne sais pourquoi, de respirer l’air d’un bouibouis. On a de temps en temps besoin d’un encanaillement de l’esprit… Je rencontre dans le corridor Sari. Il me dit que Lagier est allée voir Flaubert à Rouen, et qu’elle craint que la solitude et le travail ne lui fassent partir la tête. Il lui a parlé d’un sérail d’oiseaux, de choses incompréhensibles. Sur ce travail énorme et congestionnant, je ne sais plus qui, l’autre jour, — je crois que cela vient de Mlle Bosquet, l’institutrice de la nièce de Flaubert, — me contait qu’il avait donné l’ordre à son domestique de ne lui parler que le dimanche, pour lui dire : « Monsieur, c’est Dimanche ! »

— Je commence à lire le Recueil de Pensées de Joubert. Malheureusement en ouvrant le volume, je suis tombé sur une lithographie, une ridicule lithographie le représentant avec une tête d’Andrieux idéologue. Et dans la préface, je lis que le vieillard, ainsi représenté, recevait en spencer de soie ! Figurez-vous l’homme-squelette avec des ailes d’Amour. Tout cela me dispose mal. Puis dans cette préface, il pleut des larmes de famille : ce sont des éloges et des regrets en style lapidaire de tombe du Père-Lachaise. Au fond, dans ce recueil de pensées, les pensées n’ont pas la netteté française. Ce n’est ni clair ni franc. Cela sent la petite école genevoise : Mme Necker, Tracy, Jouffroy. Le mauvais Sainte-Beuve vient de là. Joubert tourne des idées comme on tourne du buis… Ah ! La Bruyère, La Bruyère ! il n’y a que vous !

— Il est permis en France de scandaliser en histoire. On peut écrire que Néron était un philanthrope ou que Dubois était un saint homme. Mais en art et en littérature, les opinions consacrées sont sacrées et peut-être, au XIXe siècle, est-il moins dangereux de marcher sur un crucifix que sur les beautés de la tragédie !

— La France a un tel besoin de gloire militaire, que le roi de la paix a été obligé de lui donner cette gloire à Versailles, — en effigie.

— L’histoire est un roman qui a été ; le roman est de l’histoire qui aurait pu être.

— Saint-Victor, à propos de l’article de Sainte-Beuve sur Mme Swetchine, nous dit : « C’était assez gênant d’aller chez elle, elle vous demandait des nouvelles de votre âme, comme on demande aux gens s’ils vont bien… et s’informait si vous étiez en état de grâce, absolument comme si elle se fût informée si vous étiez enrhumé ! »

Mardi 15 novembre. — J’ai ma maîtresse assise, en chemise, sur mes genoux. Je la vois de dos, la nuque dans l’ombre, sa figure tout en lumière dans la glace. Des cheveux follets, échappés au-dessous de son oreille, frisent comme de petites arborisations agatisées, se détachant dessus le globe lumineux de la lampe posée sur la cheminée. Il y a une volupté étrange à avoir, ainsi sur soi, un corps de femme dont on n’aperçoit rien, qu’une obscure envolée de cheveux, et la lumineuse réflexion de son visage, perdant un peu de sa réalité matérielle dans son éclairement glaceux… Et elle parle de l’enterrement d’une voisine, — un de ses sujets favoris, — elle parle des franges du corbillard, de la beauté du cercueil dont le bois de chêne n’avait pas de nœuds, et elle finit par déclarer, que si on ne faisait pas bien les choses pour son enterrement, elle en aurait un chagrin mortel. L’épithète est curieusement choisie, n’est-ce pas ?

— Parfois, je pense qu’il viendra un jour, où les peuples modernes jouiront d’un dieu à l’américaine, d’un dieu qui aura été humainement, et sur lequel il y aura des témoignages de petits journaux : lequel dieu figurera dans les églises, son image non plus élastique et au gré de l’imagination des peintres, non plus flottante sur le voile de Véronique, mais arrêtée dans un portrait en photographie… Oui, je me figure un dieu en photographie et qui portera des lunettes.

Ce jour-là, la civilisation sera à son comble, et l’on verra à Venise des gondoles à vapeur.

FIN DU PREMIER VOLUME