Journal des Goncourt/III/Année 1870

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
G. Charpentier et Cie, éditeurs (Tome troisième : 1866-1870p. 321-362).

ANNÉE 1870




1er janvier. — Aujourd’hui, premier jour de l’année, pas une visite, pas la vue de quelqu’un qui nous aime. Personne. La solitude et la souffrance !

5 janvier. — Insomnieux cette nuit, et me retournant dans mon lit, sans pouvoir trouver le sommeil, j’essayais, pour me distraire, de revenir, par le souvenir, à la mémoire lointaine de mon enfance.

Je me suis rappelé Ménilmontant, le château donné par le duc d’Orléans à une danseuse d’Opéra, devenu une propriété de famille, et habité par mon oncle et ma tante de Courmont, M. et Mme Armand Lefebvre, et ma mère entre l’amitié des deux femmes. Je revoyais l’ancienne salle de spectacle, le petit bois plein de terreur, où étaient enterrés le père et la mère de ma tante, l’espèce de temple grec où les femmes attendaient le retour de leurs maris, de la Cour des comptes et du ministère des affaires étrangères ; enfin je me rappelais Germain, ce vieux brutal de jardinier, qui vous jetait son râteau dans les reins, quand il vous surprenait à voler du raisin. Il me revenait aussi dans les yeux un original singulier, un vieil oncle de ma tante, travaillant dans le fond d’une écurie, à confectionner une voiture à trois roues, qui devait aller toute seule.

Et le château, et le jardin, et le petit bois, me paraissaient grands, comme les choses qu’on a vues avec ses yeux d’enfant.

De là, mon souvenir est allé à ma première jeunesse, à mes séjours chez cet oncle Alphonse, né pour être un oratorien, et que les circonstances avaient fait négociant en Angleterre, et qui, après avoir été à peu près ruiné par un associé, tout à coup parti pour les Grandes Indes, s’était retiré avec un Horace et une giletière, dans une petite propriété du Loiret.

Mon oncle avait les connaissances les plus bizarres. Il s’était lié avec un bandagiste de la ville d’Orléans, qui avait la plus jolie femme qu’il fût possible de rêver. Un jour, où il m’emmenait dîner chez lui, subitement épris de sa femme, je grisai si bien la timidité de mes quinze ans, qu’à un moment où je la pressais trop fortement du genou, elle retira sa jambe ; et je tombai à la renverse, dans la presque impossibilité de me relever, tandis que le mari me disait simplement : « Si vous n’aviez pas allongé la jambe, ça ne serait pas arrivé ! »

Nous revenions, mon oncle un peu gris, et moitié riant de la drôlerie de la chose, et moitié alarmé de la perspective d’un duel avec son ami le bandagiste : mon oncle n’était pas du tout héroïque. Tout cela coupé de recommandations et d’exhortations de ne pas abîmer une précieuse chemise en batiste au petit jabot de dentelle, restant de son vieux luxe anglais, et qu’il m’avait prêtée ce jour-là.

— Gavarni, l’homme qui avait le moins de netteté dans l’écriture d’une idée, a donné les formules les plus concrètes, mais à la condition d’être enfermées dans la matrice d’une légende.

10 janvier. — Le trouble, l’étourdissement, une espèce d’épouvante : voilà ce qu’aujourd’hui les foules produisent sur mon pauvre être nerveux.

19 janvier. — Un médecin dit à l’hydrothérapie : « Le vieux Mabille, qui était un homme intelligent, me déclarait qu’il n’avait conservé son public, qu’en changeant, tous les sept ans, son jardin, ses décorations, ses promenades. En effet, ajoute-t-il, la période de sept ans correspond à une modification, à une révolution de l’homme et de ses goûts ; voyez le jeune homme de quinze, de vingt-deux, de vingt-neuf ans… » On lui demande si Troppmann a été exécuté : « Oui, il doit l’être, car un marbrier, dont j’ai soigné la femme, il y a très longtemps, est venu chez moi, saoul comme un âne, et m’a dit que comme j’avais été gentil, sa femme me faisait offrir une fenêtre, qui faisait l’angle de la place… Le marchand de vin, au-dessous de lui, a vendu trois barriques de vin, dans la nuit d’avant-hier… »

— Tous les jours, une partie de la journée à l’hydrothérapie, dans le petit pavillon de souffrance et de torture, où se mêlent au jaillissement de l’eau, au pscht cruel de la douche, les plaintes soupirantes, les petits cris suffoqués.

À travers le corridor, se croisant, des académies biscornues, mal enveloppées dans les peignoirs, et les demandes du médecin : « Comment avez-vous dormi ? » et les réponses : « Mal !… Pas bien ! »

Dans un coin de l’antichambre, faisant les bâtons avec son domestique, un petit abbé olivâtre, ressemble à un diable bâtonniste.

— Qu’elles sont donc bizarres et singulières, les affections nerveuses ! Voici Vaucorbeil, le compositeur, qui a la terreur du velours, et c’est une préoccupation angoisseuse, quand il est invité dans une maison où il dîne pour la première fois, de savoir si les chaises de la salle à manger sont recouvertes en velours.


Après des mois, bien des mois passés, je reprends la plume, tombée des mains de mon frère. Dans le premier moment, j’avais voulu arrêter ce journal à ses dernières notes, à la note du mourant se retournant vers sa jeunesse, vers son enfance… À quoi bon continuer ce livre ? me disais-je, ma carrière est à sa fin, mon ambition, est morte… Aujourd’hui je pense comme hier, mais j’éprouve une certaine douceur à me raconter à moi-même, ces mois de désespoir ! — cela peut-être avec un désir vague d’en fixer le déchirant pour des amis futurs de la mémoire du bien-aimé… Pourquoi ? je ne le pourrais pas dire, mais c’est une espèce d’obsession… Je le reprends donc ce journal, et l’écris sur des notes jetées, dans mes nuits de larmes, des notes comparables aux cris, avec lesquels les grandes douleurs physiques se soulagent.

À la tombée de la nuit, nous nous promenions, sans nous parler, dans le bois de Boulogne. Il était ce soir-là triste, plus triste que jamais. Je lui dis : « Voyons, mon ami, mettons que tu aies besoin, pour te rétablir, d’un an, de deux ans, tu es tout jeune, tu n’as pas 40 ans… eh bien ! ne te restera-t-il pas assez d’années pour fabriquer des bouquins ? »

Il me regarda de l’air étonné d’un homme, qui voit percer le secret de sa pensée, et me répondit, en appuyant sur chaque mot : « Je sens que je ne pourrai plus jamais travailler… plus jamais ! »

Et tout ce que je pus lui dire, n’eut d’autre effet que d’apporter un accent colère à la phrase désespérée, qu’il continuait à répéter.

La scène d’hier soir m’a fait cruellement mal. J’ai eu en moi, toute la nuit, le sombre et concentré désespoir de sa figure, de sa voix, de son attitude. Le pauvre enfant !

J’ai compris le secret de cette rage de travail, pendant les mois d’octobre et de novembre, et pourquoi je ne pouvais alors le faire lever de cette chaise, où, du matin à la nuit, sans relâche et repoussant le repos, la main à la plume, il peinait sur le dernier livre qu’il signerait.

Le littérateur se dépêchait, se hâtait, avec un entêtement obstiné de pressurer, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d’une intelligence, d’un talent prêts à sombrer.

Je pense à ce dernier paragraphe du livre de Gavarni, qu’un matin, à Trouville, il vint me lire, pendant que j’étais encore au lit.

Ce paragraphe, il l’avait composé dans l’insomnie de la nuit. Je ne peux dire la profonde tristesse dans laquelle je tombai, quand il me déclama, avec une solennité recueillie, ce petit morceau sur lequel nous ne nous étions pas concertés, et qui ne devait être fait que plus tard. Je sentis qu’en pleurant Gavarni, il se pleurait lui-même, et la phrase : il dort à côté de nous au cimetière d’Auteuil, devint, sans que je puisse me l’expliquer, le souvenir fixe, et pour ainsi dire, bourdonnant de ma mémoire.

Pour la première fois, j’eus l’idée que je n’avais jamais eue jusqu’alors, j’eus l’idée qu’il pouvait mourir.

Février. — Aujourd’hui, il s’est trouvé bien, merveilleusement bien, et lui qui était autrefois la volonté de nous deux, et qu’on a aujourd’hui tant de peine à décider à vouloir quelque chose, m’a étonné, en me demandant à aller à la Cascade.

Le temps était beau, et les petites allées étaient pleines d’hommes et de femmes, à l’air heureux de gens qui sortent de l’hiver et respirent le printemps.

Il allait, il marchait, la tête relevée de dessus cette épaule, où elle penche fatiguée ; il allait gai, avec toutes sortes d’aimables enfantillages qui me disaient tendrement : « Voyons, es-tu content, je vais mieux, je suis en train, et n’est-ce pas, je ne suis pas encore si bête ? »

Et tout le long du chemin, c’était un réveil de son plus fin et de son plus caustique esprit, à l’encontre des bandes de bourgeois que nous traversions : « Mais tu ne dis rien, me jeta-t-il, après un mot charmant sur un couple de vieilles amours, ça te fait de la peine de me voir comme ça, hein ? » Je ne répondais presque pas, tout occupé à savourer mon bonheur, et hébété, comme si j’assistais à un miracle. Mon Dieu ! si cela pouvait continuer, durer… mais j’ai eu de si terribles déceptions, après des journées pleines de promesses !

Il ne veut plus aller nulle part, il ne veut plus se montrer aux gens, « il a honte de lui », m’a-t-il dit.

Le tact, c’était son lot. Nul n’avait été organisé plus délicatement pour l’exercice de cette faculté, à la fois d’instinct et de raisonnement. Cette faculté si hautement aristocratique chez lui, il la perd. Il ne possède plus les gradations de la politesse, selon l’échelle sociale des gens avec lesquels il se rencontre, il ne possède plus les gradations de l’intelligence, selon la compréhension des êtres avec lesquels il se trouve en contact.

Depuis quelque temps — et cela est plus marqué tous les jours — il y a certaines lettres qu’il prononce mal, des r sur lesquels il glisse, des c qui deviennent des t dans sa bouche. C’était pour moi, dans son enfance, quelque chose de doux et de charmant d’écouter sa petite parole trébuchante contre ces deux consonnes, et ses tolères contre sa nou-ice. Retrouver aujourd’hui cette prononciation enfantine, entendre sa voix, comme je l’ai entendue dans ce passé, effacé, lointain, où les souvenirs ne rencontrent que la mort, cela me fait peur[1].


Avril. — Un jeudi. Temps d’orage. Absorption complète. Refus de parler. Tout l’après-midi, son chapeau de paille lui barrant la vue, il reste assis en face d’un arbre, dans une immobilité tristement farouche.

8 avril. — Il est touché presque par cela seul : les colorations de la nature et surtout les aspects du ciel.

Des concentrations, des enfoncements, des abîmements en lui-même, où il y a une tristesse si immense, et faite de choses si terribles qui se passent au dedans de lui, que j’ai envie de pleurer en le regardant.

Un jour, — quel jour ? je ne sais, — je le priais de m’attendre, un moment, dans le passage des Panoramas, il m’a dit devant la grille du boulevard : « C’est là, n’est-ce pas ? » Il ne reconnaissait pas le passage des Panoramas. Un autre jour, ce nom de Watteau qui était, pour lui, comme un nom de famille, il n’en retrouvait plus l’orthographe. Il est arrivé à ne distinguer que difficilement les poids avec lesquels il fait de la gymnastique, à ne reconnaître qu’avec un effort, les gros des moyens, les moyens des petits.

Et malgré tout, la faculté d’observation persiste en lui, et, de temps en temps, il me surprend par une notation, une remarque de romancier.

Un mystère, un mystère incompréhensible, insondable, que dans cet atrophiement du cerveau, la résistance, la survie de certaines facultés, de certaines puissances de l’entendement, un mystère que cette échappée de mots, de réflexions, de choses vives ou profondes, jaillissant à travers cette léthargie qu’on penserait universelle, un mystère qui vous retire à tout moment de votre désespérance et vous fait dire : « Mais cependant ? »

L’attention, cette prise de possession intelligentielle de ce qui se passe autour de vous, cette opération si simple, si facile, si alerte, si inconsciente dans la santé des facultés cérébrales, l’attention, il n’en est plus le maître. Il lui faut pour l’exercer, un énorme effort, une contention qui fait saillir les veines de son front, et le laisse brisé de fatigue.

Dans cette figure aimée, où il y avait l’intelligence, l’ironie, cette fine et joliment méchante mine de l’esprit, je vois se glisser, minute par minute, le masque hagard de l’imbécillité… Je souffre, je souffre, je crois, comme il n’a été donné à aucun être aimant de souffrir !

Presque jamais on n’a de réponse à la question qu’on lui fait. Lui demande-t-on : pourquoi il est si triste ? Il vous répond : « Eh ! bien, je lirai ce soir du Chateaubriand. » Lire tout haut les Mémoires d’outre-tombe, c’est son idée fixe, sa manie ; il m’en persécute, du matin au soir, — et il faut que ma figure ait l’air d’écouter.

Peu à peu il se dépouille de l’affectuosité, il se déshumanise ; les autres commencent à ne plus compter pour lui, — et recommence en lui, le féroce égoïsme de l’enfant.

Il a une formule désespérante, quand, prenant un volume au hasard, il tombe sur un des siens. Il dit : « C’était bien fait ! » Il ne dira jamais : « C’est bien fait ! » Il y a, dans ce cruel imparfait, la froide reconnaissance que le littérateur est à jamais mort.

16 avril. — Il n’a pas assez de son mal ; à chaque minute, il se tourmente de maux imaginaires, regardant la rougeur ou la blancheur produite par un pli de sa chemise sur sa peau, avec une physionomie douloureuse d’effroi.

Ce qu’il y a d’affreux dans ces abominables maladies de l’intelligence, c’est qu’elles ne touchent pas seulement à l’intelligence, mais qu’elles détruisent souterrainement, et à la longue, chez l’être aimant qu’elles frappent, la sensibilité, la tendresse, l’attachement, c’est qu’elles suppriment le cœur… Cette douce amitié qui était le gros lot de notre vie, de mon bonheur, je ne la trouve plus, je ne la rencontre plus… Non, je ne me sens plus aimé par lui, et c’est le plus grand supplice que je puisse éprouver, et que tout ce que je peux me dire, n’adoucit en rien.

Une obsession depuis quelques jours, une tentation que je ne veux pas écrire ici… Si je ne l’aimais pas trop, ou peut-être pas assez pour cela…

Quelque chose d’irritant, c’est son obstination sourde, hostile contre tout ce qui est raisonnement. Il semble que son esprit, dans lequel s’est brisée la chaîne des idées, ait pris la logique en haine. Quand on lui parle raison, on a beau y mettre toute l’affection possible, on ne peut jamais obtenir de lui une réponse, l’engagement qu’il fera la chose demandée, au nom de cette raison. Il s’enferme dans un silence entêté, sa figure se couvre d’un nuage méchant, et apparaît en lui, comme un être nouveau, inconnu, sournois, ennemi.

Sa physionomie s’est faite humble, honteuse ; elle fuit les regards comme des espions de son abaissement, de son humiliation… Depuis bien longtemps sa figure a désappris le rire, le sourire.

18 avril. — Tristes, comme des ombres en leurs paysages de la mort, aujourd’hui dans une longue promenade nous avons revu le Bas-Meudon, ces bords de l’eau, où autrefois nous avons été heureux avec du beau temps, des femmes, du vin, — et la santé de notre jeunesse.

Jour par jour, assister à la destruction de tout ce qui faisait la distinction de ce jeune homme — distingué entre tous — le voir saler son poisson à la salière, prendre sa fourchette à pleines mains, manger comme un pauvre enfant, c’est trop… Ce n’était donc pas assez que cette cervelle travailleuse ne pût plus produire, plus créer… que le néant l’habitât. Il fallait que l’humain fût frappé dans ces choses de grâce et d’élégance, que je croyais intangibles par la maladie, dans ces dons d’homme comme il faut, d’homme bien né, d’homme bien élevé !

Il fallait enfin que chez lui, comme sous le coup de ces anciennes vengeances divines, toutes les aristocraties naturelles, toutes les supériorités, pour ainsi dire, inhérentes à la peau, fussent dégradées jusqu’à l’animalité.

Dans nos promenades de tout le jour, par les allées désertes de ce bois de Boulogne maudit, voir à la cantonade le défilé de ces joyeux, de ces vivants, de tous ces heureux de vivre, de tous ces reconnaissants de l’existence : ça vous donne des idées homicides !

Aujourd’hui, sur le petit chemin ensoleillé du soleil de onze heures, où nous passons tous les jours, en revenant de la douche, il s’est arrêté devant les arbrisseaux qui le bordent. Et longuement, il m’a fait remarquer la ressemblance qu’avaient sur l’allée, les ombres portées des branches, des ramures, des petites feuilles naissantes avec les dessins d’album japonais, en même temps qu’il s’étendait sur le peu de ressemblance que ces dessins, faits par le soleil, avaient avec les dessins français.

Puis il s’est mis à confesser, avec une exaltation que je n’avais plus l’habitude de trouver chez lui, sa passion pour l’art de l’extrême Orient.

24 avril. — Dans la lecture d’un volume qu’il lit et qu’il interrompt, il cherche où il en est, et après avoir longtemps fatigué le volume de la promenade de ses mains dessus, il me jette d’une voix timide : « Où en suis-je ? »

Vers le 30 avril. — Ce qui me fait désespérer, ce n’est, chez lui, ni l’affaissement de l’intelligence, ni la perte de la mémoire, ni tout enfin, c’est quelque chose d’indéfinissable que je ne puis mieux comparer qu’à l’apparition d’un autre être se glissant en lui.

Son métier, dont il a été longtemps préoccupé après sa cessation de travail, ne l’occupe plus ; ses livres sont pour lui, comme s’il ne les avait pas écrits.

Des pétrifications, des immobilités d’une demi-heure, avec des battements de paupières sur des pupilles remuantes et roulantes.

2 mai. — Quand on cause avec lui, il semble qu’on ait affaire à un dormeur qui s’éveille. Il a un hein ? qui vous force à répéter, trois ou quatre fois, la même question, à laquelle il répond à la fin, avec un effort ennuyé.

Le tact de l’esprit a été en premier lieu attaqué, maintenant c’est une complète perversion du tact matériel.

Ce soir, — j’en ai honte, — à propos de quelque chose que je voulais qu’il fît pour sa santé, et qu’il n’a pas voulu faire… Ah ! je suis malheureux, et ça a mis au dedans de moi une irritation colère, qui fait que je ne suis plus toujours maître des mouvements de mon âme… Donc je lui ai dit que je sortais et qu’il ne m’attendît pas, parce que je ne savais pas quand je rentrerais. Il m’a laissé partir avec un air indifférent. J’ai battu le Bois dans la nuit, hachant les herbes et les feuilles à coups de canne, et me sauvant de mon toit, quand il m’apparaissait entre les arbres… puis enfin, très tard, je suis revenu.

À mon coup de sonnette, quand la porte s’est ouverte, j’ai vu, sur le haut de l’escalier, le bien-aimé enfant qui venait de sortir de son lit en chemise, et tout de suite, j’ai entendu sa voix me caresser de toutes sortes d’interrogations amies.

Il est impossible d’exprimer la joie presque stupide que j’ai eue à retrouver ce cœur, auquel je ne croyais plus.

6 mai. — Dans mon malheur, il me vient une dureté pour le malheur des autres, que je n’ai jamais eue. J’ai maintenant pour le mendiant, un : « Je n’ai rien ! » dont l’impitoyabilité m’étonne.

8 mai. — Aujourd’hui dimanche, pour le distraire, l’arracher à lui-même, je l’ai mené dîner à Saint-Cloud. Nous avons dîné à une table sur la place, et nous avions devant nous le soleil couchant, la Seine, les grands arbres du parc, le coteau de Bellevue où Charles Edmond est heureux dans sa maison, et où je n’ose plus le conduire.

Des orgues sont venues jouer, et je me suis senti des larmes me venir dans les yeux, comme à une femme… Il m’a fallu l’entraîner contre la berge, et là, débonder tout mon chagrin, tandis qu’il me regardait, sans trop comprendre.

9 mai. — Ce lundi, il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe, quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup. Je m’approche de lui, j’ai devant moi un être de pierre qui ne me répond pas, et reste muet sur la page ouverte. Je l’engage à continuer. Il demeure silencieux. Je le regarde, je lui vois un air étrange, avec des larmes et de l’effroi dans les yeux. Je le prends dans mes bras, je le soulève, je l’embrasse.

Alors ses lèvres jettent, avec effort, des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des bruissements douloureux qui ne disent rien. Il y a chez lui une horrible angoisse muette, qui ne peut sortir de ses blondes moustaches, toutes frissonnantes… Serait-ce, mon Dieu ! une paralysie de la parole… Cela se calme un peu, au bout d’une heure, sans qu’il puisse dire d’autres paroles que des oui et des non, avec des yeux troubles, qui n’ont plus l’air de me comprendre.

Tout à coup le voici qui reprend le volume, le met devant lui, et veut lire, veut absolument lire. Il lit le cardinal Pa (cca), puis plus rien, impossible de finir le mot. Il s’agite sur son fauteuil, il ôte son chapeau de paille, il promène et repromène ses doigts égratigneurs sur son front, comme s’il voulait fouiller son cerveau, il froisse la page, il l’approche de ses yeux.

Le désespoir de ce vouloir, la colère de cet effort ne peut s’écrire. Non, jamais je n’ai été témoin d’un spectacle aussi douloureux, aussi cruel. C’était l’enragement d’un homme de lettres, d’un fabricateur de livres, qui s’aperçoit qu’il ne peut plus même lire.

Ah ! si l’on pouvait lire ce qui se passe dans une cervelle, en ces moments-là ! J’ai toujours dans les yeux la déchirante imploration de son regard, pendant la terrible crise.

Vers le 26 mai. — Dans le passage galopant de tous ces landaus, de toutes ces calèches, de toutes ces victorias, dans tout ce luxe roulant, et jetant avec fracas, parmi la verdure, les couleurs voyantes de la mode de cette année, je suis frappé par la vue, au fond d’une de ces voitures, du rigide et noir costume d’une Sœur, c’est un rappel de la mort dans cette joie et cet éblouissement.

Vers le 30 mai. — Comme un petit enfant, il s’occupe seulement de ce qu’il mange, de ce qu’il met. Il est sensible à un entremets, il est heureux d’un vêtement neuf.

31 mai. — Je suis malade, et j’ai une affreuse peur de mourir… mon pauvre frère serait mis dans une maison de santé avec un curateur, qui pourrait bien être son envieux intime.

5 juin. — Quelque chose de destructif dans les mains ; il est toujours à froisser, à tracasser les objets à sa portée, à les mettre en tapon.

À toute demande, sa réponse de premier mouvement est un « non », ainsi qu’un pauvre enfant, qui vit dans une perpétuelle crainte d’être grondé.

De longs moments où, assis près de moi dans la chambre, il n’est pas avec moi :

— Où es-tu, mon ami ? lui disais-je hier.

Dans les espaces… vides ! me répondit-il, après quelques instants de silence.

Dans nos promenades, nous rencontrons, tous les jours, un père et un fils se promenant ensemble[2]. Le fils, mince et joli comme une fille, marche le coude appuyé sur l’épaule du vieillard, la main passée derrière la tête, et jouant avec les cheveux blancs du collet. Un groupe charmant dans les allées.

11 juin. — Ce matin, il lui a été impossible de se rappeler un titre, un seul titre de ses romans, et cependant il possède encore deux facultés remarquables : la qualification pittoresque avec laquelle il caractérise un passant, l’épithète rare avec laquelle il peint un ciel.

Ce soir j’ai été douloureusement ému. Nous finissions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. Sa maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait, et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part. » Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblotante et contractée cherchait ma main sur la nappe. « Ce n’est pas de ma faute ! reprend-il, je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas (textuel). » Et sa main serrait la mienne, avec un « pardonne-moi » lamentable.

Alors tous deux, nous nous sommes mis à pleurer dans nos serviettes, devant les dîneurs étonnés.

Oui, je le répète, Dieu l’aurait fait mourir, comme il fait mourir tout le monde, j’aurais peut-être eu le courage de le supporter ; mais le faire mourir, en le dépouillant, petit à petit, de tout ce qui faisait en lui mon orgueil, la souffrance est au-dessus de mes forces.

Je n’en revenais pas, je n’en croyais pas mes yeux, mes oreilles… Aujourd’hui tombant d’Italie, inopinément, Édouard Lefebvre de Béhaine est venu nous demander à déjeuner. À la vue de ce compagnon de son enfance, comme si la vie se réveillait subitement en lui, Jules s’est tout à fait transformé. Il s’est mis à causer, sa mémoire a retrouvé des noms et du passé que je croyais sombrés. Il a parlé de ses livres. Il était, avec de l’attention et du plaisir, à ce qu’on disait, et comme à tout jamais échappé à son noir lui-même… Nous l’écoutions, nous le regardions, tous les deux stupéfaits… J’ai reconduit Édouard à la voiture. En chemin, il ne put me cacher la surprise qu’il éprouvait de le trouver si bien, d’après tout ce que lui faisaient craindre les lettres de sa mère, et confiants dans cette heure de résurrection, nous avons eu dans la bouche les mots de convalescence, de guérison.

Ce n’a été qu’un bien court moment. Je l’avais laissé dans le jardin, quand je suis rentré, tout heureux, tout animé des espérances remuées entre Édouard et moi ; je l’ai trouvé, son chapeau de paille sur les yeux, assis dans une immobilité effrayante, le regard fixé à terre… Je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu… Oh ! quelle tristesse ! ce n’était plus la tristesse de ces jours derniers avec cette teinte d’implacabilité qui glaçait un peu ma tendresse, c’était l’immense tristesse abattue, navrée, infinie, d’une âme qui a sa passion, la tristesse de la défaillance d’un jardin des Oliviers.

Je suis resté près de lui jusqu’à la nuit, sans avoir le courage de lui parler, sans avoir le courage de le forcer à parler.

Dimanche 12 juin. — Ayant besoin de dévorer à l’aise mon désespoir, je l’ai abandonné, un instant, dans le jardin, et me suis promené dans les allées de la villa ; mais bientôt le bruit joyeux des assiettes, le rire des enfants, la gaîté perçante des femmes, le bonheur de ces dîneurs en plein air, m’ont chassé chez moi. En rentrant, mon œil a rencontré dans le lierre, au-dessus de ma porte de jardin, le no 13.

Nuit de samedi (18 juin) à dimanche. — Il est deux heures du matin. Me voici relevé et remplaçant Pélagie près du lit de mon pauvre et cher frère, qui n’a pas repris la parole, qui n’a pas repris connaissance, depuis jeudi à deux heures de l’après-midi. J’écoute l’anhélance de sa respiration. Dans l’ombre des rideaux, j’ai devant moi la fixité de son regard. Je suis effleuré, à tout instant, du frôlement de son bras sortant de son lit, pendant que dans sa bouche avortent et se brisent des paroles qu’on ne comprend pas… Par la fenêtre ouverte, par-dessus le noir des grands arbres, entre et s’allonge, sur le parquet, la blanche clarté électrique d’une lune de ballade… Il y a de sinistres silences, où s’entend seul le bruit de la montre à répétition de notre père, avec laquelle, de temps en temps, je tâte le pouls de son dernier-né… Malgré trois prises de bromure de potassium, avalées dans le quart d’un verre d’eau, il ne peut dormir une minute, et sa tête s’agite sur son oreiller dans un mouvement incessant de droite à gauche, bruissante de toute la sonorité inintelligente d’un cerveau paralysé, et jetant par les deux coins de la bouche, des ébauches de phrases, des tronçons de mots, des syllabes informulées, prononcées d’abord avec violence, et qui finissent par mourir comme des soupirs… Dans le lointain j’entends distinctement un chien qui hurle à la mort… Ah ! voici l’heure des merles et de leur sifflement dans le ciel devenu rose, et toujours dans les rideaux, le blanc éclair de ses yeux demi-fermés, qui ne dorment pas dans leur calme apparence de sommeil.

Avant-hier jeudi, il me lisait encore les Mémoires d’outre-tombe, car c’était le seul intérêt et la seule distraction du pauvre enfant. Je remarquais qu’il était fatigué, qu’il lisait mal. Je le priai d’interrompre sa lecture, l’engageant à venir faire un tour de promenade au bois de Boulogne. Il résista un peu, puis céda, et se levant pour sortir de la chambre avec moi, je le vis trébucher et aller tomber sur un fauteuil. Je le relevai, le portai sur son lit, l’interrogeant, lui demandant ce qu’il éprouvait, voulant le forcer à me répondre, anxieux de l’entendre parler. Hélas ! comme dans sa première crise, il ne put que proférer des sons qui n’étaient plus des paroles. Fou d’inquiétude, je lui demandai s’il ne me reconnaissait pas. À cela, il me répondit par un gros rire railleur, qui semblait me dire : « Est-ce assez bête à toi, de croire ça possible !… » Suivit bientôt un instant de calme, de tranquillité, ses regards doux, sourieurs fixés sur moi… Je crus à une crise semblable au mois de mai… Mais tout à coup, il se renversa la tête en arrière, et poussa un cri rauque, guttural, effrayant, qui me fit fermer la fenêtre.

Aussitôt sur son joli visage, des convulsions qui le bouleversèrent, déformant toutes les formes, changeant toutes les places, pendant que des contractions terribles tiraillaient ses bras, comme si elles voulaient les retourner, et que sa bouche tordue crachotait une écume sanguinolente. Assis sur son traversin, derrière lui, mes mains tenant ses mains, je pressai, contre mon cœur et le creux de mon estomac, je pressai sa tête, dont je sentais la sueur de mort, peu à peu, mouiller ma chemise, et à la fin, couler le long de mes cuisses.

À cette crise, succédèrent des crises moins violentes, pendant lesquelles son visage redevint celui que je connaissais. Ces crises furent bientôt suivies d’un calme délirant. C’étaient des élévations de bras au-dessus de sa tête, avec des appels à une vision qu’il appelait à lui avec des baisers. C’étaient des élancements qui ressemblaient à des envolées d’oiseau blessé, en même temps que sur sa figure apaisée, aux yeux congestionnés de sang, au front tout blanc, à la bouche entr’ouverte et pâlement violette, était venue une expression qui n’était plus humaine, l’expression voilée et mystérieuse d’un Vinci. Plus souvent encore, c’étaient des terreurs, des fuites de corps, des blottissements sous les draps, où il se cachait comme d’une apparition obstinément installée dans le fond de ses rideaux, et contre laquelle s’animait l’incohérence de sa parole : apparition qu’il désignait d’un doigt effrayé, et à laquelle il cria une fois très distinctement : « Va-t’en !… » C’étaient des flux de phrases tronquées, dites avec l’air de tête, le ton ironique, le mépris d’intelligence hautaine, l’espèce d’indignation qui lui était particulière, quand il entendait une bêtise, ou l’éloge de quelque chose d’inférieur… Parfois, dans l’incessante agitation de la fièvre et du délire, il répétait toutes les actions de sa vie, indiquant le geste de mettre son lorgnon, soulevant ces haltères dont je le fatiguais pendant les derniers mois, faisant enfin son métier, faisant le simulacre d’écrire.

Il y avait de rapides instants, où ses yeux errants, courants, s’arrêtaient sur mes yeux, sur ceux de Pélagie, et semblaient nous reconnaître par un regard, une seconde, obstinément fixé sur nous, avec un sourire effacé de la physionomie… mais bien vite ils étaient emportés vers les visions terribles ou riantes.

Hier soir, Beni-Barde m’a dit que c’était fini, qu’une désagrégation du cerveau avait eu lieu à la base du crâne, derrière la tête, qu’il n’y avait plus à conserver aucun espoir… Après cela, mais je n’écoutais plus, je crois qu’il m’a parlé de nerfs lésés dans la poitrine par cette désagrégation, et d’une phtisie foudroyante qui devait suivre… Mon orgueil, l’orgueil que j’avais pour nous deux, me disait le jour où je l’ai senti frappé à tout jamais : « Il vaut mieux qu’il meure !… » Aujourd’hui, je demande de le conserver, de le garder, aussi inintelligent, aussi impotent qu’il peut sortir de cette crise, je le demande à genoux.

Dire que cette liaison intime et inséparable de vingt-deux ans ; dire que ces jours, ces nuits passés toujours ensemble, depuis la mort de notre mère en 1849, dire que ce long temps, pendant lequel il n’y a eu que deux séparations de vingt-quatre heures ; oui, dire que c’est fini, fini à tout jamais. Je ne l’aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai. Je ne l’aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté. Je n’aurai plus avec mes yeux, ses yeux, pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je n’aurai plus son intelligence jumelle, pour dire avant moi ce que j’allais dire ou pour répéter ce que j’étais en train de dire. Dans quelques jours, dans quelques heures va entrer dans ma vie si remplie de cette affection, et qui, je puis le dire, était mon seul et unique bonheur, va entrer l’épouvantable solitude du vieil homme sur la terre.

De quelle expiation sommes-nous donc victimes ? Je le demande, quand je remonte cette existence qui n’a plus que quelques heures, qui n’a eu de la littérature et de la recherche laborieuse de la gloire, que des mépris, des insultes, des sifflets, qui depuis cinq ans se débat dans de la souffrance quotidienne, qui se termine par cette agonie morale et physique, où partout et tout le temps, je trouve comme la poursuite d’une Fatalité assassine.

Ah ! la bonté divine, la bonté divine ! nous avions bien raison de la mettre en doute.

Continuation de la nuit de samedi à dimanche, 4 heures du matin. — La mort s’approche, je la sens à sa respiration précipitée, à l’agitation qui succède au calme relatif de la journée d’hier, je la sens à ce qu’elle met sur sa figure. Sur le blanc de l’oreiller, sa pauvre tête est renversée, avec l’ombre portée de son profil amaigri et de sa longue moustache projetée par les lueurs d’une bougie mourante, luttant avec le jour.

Ce jour levant, ce vert de l’arbre jaillissant de l’ombre, cet éveil du ciel et des oiseaux avec leurs notes bienheureuses, tombant dans une agonie, dans une fin de jeune existence, c’est bien horrible !

Le jour arrive à cette heure sur sa figure, dessine les creux et les ombres des yeux et de la bouche, le décharnement presque instantané, me montrant, dans sa chair aimée, la sculpture rigide de la mort.

10 heures du matin. — Toutes les secondes, je les compte par ces douloureuses aspirations d’une respiration brève, haletante.

L’expression de son visage, sous sa couleur dorée et enfumée, prend avec les minutes, de plus en plus l’expression d’une tête du Vinci ; et dans les traits de sa figure, je retrouve le mystère des yeux et l’énigme de la bouche de ce jeune homme, qui se trouve, dans je ne sais quel vieux et quel noir tableau d’un musée d’Italie.

À cette heure je maudis la littérature. Peut-être, sans moi, se serait-il fait peintre, et doué comme il l’était, il aurait fait son nom, sans s’arracher la cervelle… et il vivrait.

Entre deux êtres qui se sont aimés comme nous, la séparation éternelle, sans la reconnaissance d’une seconde, sans un serrement de main, sans un adieu du mourant au vivant.

Je n’ai voulu ni garde, ni sœur. Les yeux du mourant, s’il lui était accordé un instant de reconnaissance des siens, ne doivent pas rencontrer une figure étrangère.

Ma mère, sur votre lit de mort, vous m’avez mis la main de votre enfant chéri et préféré dans la mienne, en me recommandant cet enfant avec un regard qu’on n’oublie pas, êtes-vous contente de moi ?

4 heures de l’après-midi. — Tant de souffrances pour mourir ! De si déchirants efforts pour avaler de petits morceaux de glace, pas plus gros que des têtes d’épingles. Une respiration ronflante comme une basse, coupée d’une plainte, continue et râlante qui vous déchire… Du milieu de cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu’on ne peut saisir, et parmi lesquels il me semble entendre : « Maman, maman, à moi, maman ! » Deux fois il a dit distinctement un nom de femme aimée : « Maï-a, Maï-a. »

Quand je vois, en face de moi, de l’autre côté de la table à manger, ce fauteuil, qui restera éternellement vide, mes larmes tombent dans mon assiette, et je ne puis manger.

N’avoir pas la foi, voilà le malheur ! Comme on userait la fin de son existence dans la mécanique consolante de la vie religieuse.

8 heures. — Un cœur tumultueux soulevant comme les os et la peau de sa poitrine, et une respiration stridente qu’il semble tirer du creux de son estomac.

Nuit de dimanche (19 juin) à lundi. — Le profil de Pélagie penché sur un petit livre de prières, dont l’ombre noire se reflète sur le blanc entassement des oreillers, au milieu desquels sa tête a disparu, et dont sort le râle.

Toute la nuit, ce bruit déchirant d’une respiration qui ressemble au bruit d’une scie dans du bois mouillé, et que scandent à tout moment des plaintes douloureuses et des han plaintifs. Toute la nuit cette poitrine qui bat et soulève le drap… Dieu ne me ménage pas l’agonie de ce que j’aime, m’épargnera-t-il les convulsions de la fin ?

Lundi 20 juin, 5 heures du matin. — Le petit jour glisse sur sa figure qui a pris le jaune briqué et terreux de la mort. Des yeux larmoyants, profonds, ténébreux.

Dans ses yeux une expression de souffrance et de misère indicible.

Créer un être comme celui-ci, si intelligent, si personnel, si original, et le briser à trente-neuf ans ! Pourquoi ?

9 heures. — Dans ses yeux troubles, tout à coup, une éclaircie souriante, avec le long appuiement sur moi d’un regard diffus, et comme s’enfonçant lentement dans le lointain… Je touche ses mains : c’est du marbre mouillé.

9 heures 40 minutes. — Il meurt, il vient de mourir. Dieu soit loué ! il est mort, après les deux ou trois doux soupirs de la respiration d’un petit enfant qui s’endort.

L’épouvantable immobilité sous les draps, que celle de ce corps, qui n’a plus le soulèvement léger de la respiration, qui n’a plus, dans le lit, la vie du sommeil.

Ses yeux se sont rouverts avec le regard de souffrance des derniers jours de sa vie. Sa tête est un peu soulevée sur l’oreiller, et a l’air d’écouter avec le joli ton de hautain mépris qu’il avait, quand M. Prud’homme parlait ! De toute sa physionomie semble s’élever une tristesse un peu sarcastique. Son regard paraît vous suivre, après que vous l’avez embrassé, et on aurait, par moment, l’illusion de la vie, si l’on ne rencontrait le violet de ses ongles au bout de ses mains pâles.

Le dîner Magny a été fondé par Gavarni, Sainte-Beuve et nous deux. Gavarni est mort, Sainte-Beuve est mort, mon frère est mort. La mort se contentera-t-elle d’une moitié de nous deux, ou m’emportera-t-elle bientôt ! Je suis prêt.

Plus je le regarde, plus j’étudie ses traits, plus je trouve sur cette figure un air de souffrance morale, que je n’ai vu persister sur aucune physionomie dans la mort, plus je suis frappé de sa navrante tristesse. Et il me semble y lire, au delà de la vie, le regret de l’Œuvre interrompue, le regret de l’existence, le regret du grand frère.

Mardi, une heure du matin. — Dans l’ombre tombante des rideaux enveloppant sa tête, les lueurs de la bougie allumée sur la table de nuit, et vacillant sous la brise de la nuit, promènent encore, çà et là, et par place, comme de la vie sur son visage… C’est bizarre, cette nuit, la première nuit qui suit sa mort, je ne me sens pas le désespoir de ces derniers jours, je ne me sens pas le déchirement auquel je m’attendais. Il monte en moi un apaisement doux et triste, produit par la pensée de le voir délivré de la vie. Mais attendons à demain.

En me relevant ce matin de mon lit, où j’ai dormi quelques heures, je le trouve gardant son expression d’hier, mais sous la coloration jaune d’une cire exposée à la chaleur. Je me dépêche, je me hâte de mettre en moi ce visage adoré… Je n’ai plus bien longtemps à le voir… J’entends, cognant contre l’escalier, des ferrements… le bruit métallique des poignées de la bière, qu’on s’est pressé d’apporter, à cause des grandes chaleurs.

Ce nom, ce nom de Jules de Goncourt, lu si souvent, accolé au mien, sur le papier du livre et du journal, je le lis aujourd’hui sur la plaque de cuivre incrustée dans le chêne des cimetières.

En chemin de fer, — c’était la première fois que nous allions à Vichy, — il souffrait, ce jour-là, du foie, et dormait en face de moi, la tête renversée. Une seconde, sur son visage de vivant, j’entrevis son visage de mort. Depuis ce jour, toutes les fois qu’il était plus malade, que l’inquiétude me prenait, cette vision, je la retrouvais, les yeux fermés.

Allons, c’est Pélagie qui le dit : « Il faut manger pour avoir des forces demain, pour la rude journée de demain. »

Devant le cadavre de celui qui m’aima tant, de celui pour lequel il n’y avait de bien et de bon, que ce qui avait été fait ou dit par Edmond, je me sens travaillé de remords pour mes gronderies, mes duretés, pour tout ce cruel et intelligent système, à l’aide duquel je croyais le relever de son atonie, et lui redonner de la volonté… Ah ! si j’avais su ! comme je lui aurais tout caché, tout voilé, tout adouci, et comme je me serais appliqué à faire de la fin de sa vie, ce qu’aurait su en faire l’imagination d’une affection de mère — toute bête.

Il me revient ces tristes paroles qui étaient souvent toute notre conversation :

— Qu’as-tu ?

— Je suis découragé !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas !

Que si, il le savait et le savait bien… L’avant-veille de sa dernière crise, il avait dit à sa maîtresse qui était venue le voir, pendant que j’étais descendu en bas lui chercher de l’eau de mélisse ; il lui avait dit, en lui recommandant de ne pas me répéter ses paroles : « Ma chère Maria, je suis bien malade, d’une maladie dont on ne guérit pas… et le tombeau est tout proche ! »

À midi, j’ai vu à travers la porte de la salle à manger, les chapeaux de quatre hommes noirs… Nous sommes montés dans la petite chambre… Ils ont relevé la couverture, ont glissé sur lui un drap, et en une seconde, ont fait de son maigre cadavre, à peine entrevu, un long paquet au linge rabattu sur la figure : « Doucement, ai-je dit, je sais bien qu’il est mort, mais cela ne fait rien… doucement ! »

Alors on l’a étendu au fond de la bière, sur un lit de poussière odoriférante, pendant qu’un de ces hommes disait : « Si ça fait mal à ce monsieur, il faut qu’il s’en aille ! » Je suis resté !… Un autre a repris : « C’est le moment, si Monsieur a quelque souvenir à mettre dans la bière ? » J’ai dit au jardinier : « Allez couper toutes les roses du jardin, qu’il emporte là-bas au moins cela de cette maison, qu’il a un moment tant aimée ! » On a jeté les roses dans le creux autour de son corps, on en a mis une blanche sur le drap, un peu soulevé par sa bouche. Alors la forme de son corps a disparu sous un amoncellement de poussière brune… Puis on a vissé le couvercle. C’était fini. Je suis descendu.

J’ai comme une perte absolue de la mémoire… Je reçois avec l’amical et tendre article de Banville, une lettre d’Angleterre, datée du jour de sa mort, et dans laquelle un éditeur de là-bas nous demande à faire une traduction de l’Histoire de Marie-Antoinette. Il aurait eu un petit bonheur de cela.

Mercredi 22 juin. — Il fait un temps magnifique. Le soleil entre, à pleins rayons, par la fenêtre ouverte et joue sur sa bière, et dans les fleurs du gros bouquet placé à sa tête. Au milieu de ces fleurs est une fleur de magnolia, dont il regardait grossir le bouton avec un certain plaisir curieux, et qui lui faisait rappeler le magnolia aimé de Chateaubriand, à la Vallée-aux-Loups.

Il y a dans la chambre le désordre d’un départ… La seconde, le quart de seconde, l’éclair de temps, pendant lequel la réflexion est en retard, j’ai eu l’idée — son cercueil étant là — que Jules était allé chercher la voiture qui nous emmène, tous les ans, à Bar-sur-Seine.

Mes yeux vont, dans la petite chambre, à toutes les choses familières et d’habitude, auxquelles son sommeil disait bonsoir, auxquelles son réveil disait bonjour. Je regarde les rideaux de son lit, les anciennes portières du salon de la rue Saint-Georges, dans le rose desquelles j’ai fait, il y a bien des années, un portrait-aquarelle du cher enfant. Je regarde le grand dessin de femme de Vanloo, provenant de la vente Boilly, qu’il vint acheter avec moi, la dernière fois que nous mîmes les pieds aux Commissaires-Priseurs. Je regarde la grande table à modèle, sur laquelle nous avons si longtemps travaillé ensemble, et qui est encore tachée de l’encre du livre sur Gavarni.

M’interrogeant longuement, j’ai la conviction qu’il est mort du travail de la forme, à la peine du style. Je me rappelle maintenant, après les heures sans repos passées au remaniement, à la correction d’un morceau, après ces efforts et ces dépenses de cervelle, vers une perfection, cherchant à faire rendre à la langue française tout ce qu’elle pouvait rendre, et au delà… après ces luttes obstinées, entêtées, où parfois entrait le dépit, la colère de l’impuissance ; je me rappelle aujourd’hui l’étrange et infinie prostration, avec laquelle il se laissait tomber sur un divan, et la fumerie à la fois silencieuse et accablée, qui suivait.

9 heures. — Voici le bruit des cloches de l’église.

Il faut songer à des choses de la vie courante, à des envois de lettres.

10 heures. — Au jardin je me cogne contre deux croque-morts, assis sur des morceaux de bois noir, au milieu de grands chandeliers d’église, incendiés de soleil.

La bière descend les marches de l’escalier, où, sans le lui laisser voir, j’ai si souvent rattrapé, par derrière, l’équilibre de ses pas trébuchants.

Parmi les gens qui attendent dans le jardin, il y a un vieillard que je ne connais pas. Je lui fais demander son nom. Il me fait répondre qu’il est Ravaut. Ravaut c’est tout un monde de souvenirs. Ravaut est l’antique cocher de mes vieilles cousines de Villedeuil : brave homme, qui, il y a près de trente ans, — et je ne l’avais pas revu depuis ce temps, — faisait le bonheur de mon Jules, en le prenant à côté de lui sur son siège, et lui mettant les rênes de ses chevaux, entre ses petites mains.

En dépit de tout ce que mes yeux voient, de tout ce que mes sens touchent de l’affreuse réalité, l’idée de la séparation éternelle ne peut s’asseoir dans ma cervelle. L’impitoyable « Jamais » ne peut faire partie permanente de ma pensée.

Je ne sais, tout ce qui se passe autour de moi, ça a le vague des choses qu’on perçoit dans un commencement d’évanouissement, et il me semble, par moments, avoir dans les oreilles le bruissement de grandes eaux qui s’écouleraient au loin… Je vois cependant Théophile Gautier et Saint-Victor pleurer… Oh ! ces chants d’église m’assassinent avec leur éternel et implacable Requiescat in pace. Eh ! oui, c’est convenu, après cette vie de travail et de lutte, la paix du repos, c’est bien le moins qui lui soit dû !

Pour aller au cimetière, nous prenons le chemin qui nous a conduits si souvent chez la princesse, puis nous passons par des parties de boulevards extérieurs, où nous avons tant de fois vagué pour Germinie Lacerteux et Manette Salomon… Des arbres étêtés à la porte d’un cabaret, me rappellent une comparaison qui est dans un de nos livres… Puis je tombe dans une espèce de somnolence, dont je suis tiré par la secousse d’un tournant raide, le tournant du cimetière.

Je l’ai vu disparaître dans le caveau, où sont mon père, ma mère, et où il y a encore une place pour moi…

En rentrant, je me suis couché et, couvrant mes draps de ses portraits, je suis resté avec son image jusqu’à la nuit.

Jeudi 23 juin. — Ce matin, monté dans sa chambre, je m’assois en face du lit vide, dont je le forçais à sortir, tous les jours, par les grands froids de cet hiver, pour le mener à la douche qui devait le guérir. C’est sur ce lit, pendant ses derniers mois de souffrance, de faiblesse, de maladresse, que je l’ai souvent aidé à s’habiller et à se déshabiller… Sur la table de nuit a été laissé le volume de Bescherelle, mis sous son oreiller, pour exhausser sa triste tête de mort ; les fleurs dont j’ai entouré son agonie sont séchées dans la cheminée, mêlées aux enveloppes bleues des bougies allumées sur sa bière ; et sur la table de travail, au milieu de lettres et de cartes de visite de la première heure, sont jetés pêle-mêle les livres de prières de Pélagie.


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.
  1. Oh ! il y aura des gens qui diront que je n’ai pas aimé mon frère, que les vraies affections ne sont pas descriptives. Cette affirmation ne me touche guère, parce que j’ai la conscience de l’avoir plus aimé, qu’aucun de ceux qui diront cela, n’ont jamais aimé une créature humaine. Ils ne manqueront pas d’ajouter qu’aux êtres qu’on aime, on doit garder, dans la maladie, le secret de certains abaissements, de certaines défaillances morales… Oui, un moment, je ne voulais pas donner tout ce morceau, il y avait des mots, des phrases qui me déchiraient le cœur, en les récrivant pour le public… mais renfonçant toute sensibilité, j’ai pensé qu’il était utile pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature et de l’injustice de la critique… Maintenant, suis-je un personnage particulier, et mon chagrin et ma désespérance ont-ils besoin de se répandre dans de la littérature ?… On trouvera — quand mon journal complet paraîtra — on trouvera à la date de décembre 1874, des notes prises par moi, dans les moments délirants d’une fluxion de poitrine, où je me croyais perdu.
  2. Il a été déjà question de ce père et de ce fils.