Journal des idées des opinions et des lectures d’un jeune jacobite de 1819/Histoire

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Œuvres complètes de Victor Hugo.
Littérature et philosophie mêlées
, Texte établi par Cécile Daubray, Imprimerie Nationale, Ollendorff, Albin Michel[Hors séries] Philosophie I (p. 21-31).
JOURNAL DES IDÉES


DES OPINIONS ET DES LECTURES


D’UN JEUNE JACOBITE DE 1819.



HISTOIRE.


Chez les anciens, l’occupation d’écrire l’histoire était le délassement des grands hommes historiques ; c’était Xénophon, chef des Dix Mille ; c’était Tacite, prince du Sénat. Chez les modernes, comme les grands hommes historiques ne savaient pas lire, il fallut que l’histoire se laissât écrire par des lettrés et des savants, gens qui n’étaient savants et lettrés que parce qu’ils étaient restés toute leur vie étrangers aux intérêts de ce bas monde, c’est-à-dire, à l’histoire.

De là, dans l’histoire, telle que les modernes l’ont écrite, quelque chose de petit et de peu intelligent.

Il est à remarquer que les premiers historiens anciens écrivirent d’après des traditions, et les premiers historiens modernes d’après des chroniques.

Les anciens, écrivant d’après des traditions, suivirent cette grande idée morale qu’il ne suffisait pas qu’un homme eût vécu ou même qu’un siècle eût existé pour qu’il fût de l’histoire, mais qu’il fallait encore qu’il eût légué de grands exemples à la mémoire des hommes. Voilà pourquoi l’histoire ancienne ne languit jamais. Elle est ce qu’elle doit être, le tableau raisonné des grands hommes et des grandes choses, et non pas, comme on l’a voulu faire de notre temps, le registre de vie de quelques hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles.

Les historiens modernes, écrivant d’après des chroniques, ne virent dans les livres que ce qui y était : des faits contradictoires à rétablir et des dates à concilier. Ils écrivirent en savants, s’occupant beaucoup des faits et rarement des conséquences, ne s’étendant pas sur les événements d’après l’intérêt moral qu’ils étaient susceptibles de présenter, mais d’après l’intérêt de curiosité qui leur restait encore, eu égard aux événements de leur siècle. Voilà pourquoi la plupart de nos histoires commencent par des abrégés chronologiques et se terminent par des gazettes.

On a calculé qu’il faudrait huit cents ans à un homme qui lirait quatorze heures par jour pour lire seulement les ouvrages écrits sur l’histoire qui se trouvent à la Bibliothèque royale ; et parmi ces ouvrages il faut en compter plus de vingt mille, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France, depuis MM. Royou, Fantin-Désodoards et Anquetil, qui ont donné des histoires complètes, jusqu’à ces braves chroniqueurs, Froissart, Comines et Jean de Troyes, par lesquels nous savons que ung tel jour le roi estoit malade, et que ung tel autre jour ung homme se noya dans la Seine.

Parmi ces ouvrages, il en est quatre généralement connus sous le nom des quatre grandes histoires de France ; celle de Dupleix, qu’on ne lit plus ; celle de Mézeray, qu’on lira toujours, non parce qu’il est aussi exact et aussi vrai que Boileau l’a dit pour la rime, mais parce qu’il est original et satirique, ce qui vaut encore mieux pour des lecteurs français ; celle du P. Daniel, jésuite, fameux par ses descriptions de batailles, qui a fait en vingt ans une histoire où il n’y a d’autre mérite que l’érudition, et dans laquelle le comte de Boulainvilliers ne trouvait guère que dix mille erreurs ; et enfin, celle de Vély, continuée par Villaret et par Garnier.

« Il y a des morceaux bien faits dans Vély, dit Voltaire dont les jugements sont précieux ; on lui doit des éloges et de la reconnaissance ; mais il faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire une bonne histoire de France il ne suffit pas d’avoir du discernement et du goût. »

Villaret, qui avait été comédien, écrit d’un style prétentieux et ampoulé ; il fatigue par une affectation continuelle de sensibilité et d’énergie ; il est souvent inexact et rarement impartial. Garnier, plus raisonnable, plus instruit, n’est guère meilleur écrivain ; sa manière est terne, son style est lâche et prolixe. Il n’y a entre Garnier et Villaret que la différence du médiocre au pire, et si la première condition de vie pour un ouvrage doit être de se faire lire, le travail de ces deux auteurs peut être à juste titre regardé comme non avenu.

Au reste, écrire l’histoire d’une seule nation, c’est œuvre incomplète, sans tenants et sans aboutissants, et par conséquent manquée et difforme. Il ne peut y avoir de bonnes histoires locales que dans les compartiments bien proportionnés d’une histoire générale. Il n’y a que deux tâches dignes d’un historien dans ce monde, la chronique, le journal, ou l’histoire universelle. Tacite ou Bossu et.

Sous un point de vue restreint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France en six lignes : « Dieu n’a créé aucune chose en ce monde, ny hommes, ny bestes, à qui il n’ait fait quelque chose son contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C’est pourquoi il a fait France et Angleterre voisines. »




La France, l’Angleterre et la Russie sont de nos jours les trois géants de l’Europe. Depuis nos récentes commotions politiques, ces colosses ont chacun une attitude particulière ; l’Angleterre se soutient, la France se relève, la Russie se lève. Ce dernier empire, jeune encore au milieu du vieux continent, grandit depuis un siècle avec une rapidité singulière. Son avenir est d’un poids immense dans nos destinées. Il n’est pas impossible que sa barbarie vienne un jour retremper notre civilisation, et le sol russe semble tenir en réserve des populations sauvages pour nos régions policées.

Cet avenir de la Russie, si important aujourd’hui pour l’Europe, donne une haute importance à son passé. Pour bien deviner ce que sera ce peuple, on doit étudier soigneusement ce qu’il a été. Mais rien de plus difficile qu’une pareille étude. Il faut marcher comme perdu au milieu d’un chaos de traditions confuses, de récits incomplets, de contes, de contradictions, de chroniques tronquées. Le passé de cette nation est aussi ténébreux que son ciel, et il y a des déserts dans ses annales comme dans son territoire.

Ce n’est donc pas une chose aisée à faire qu’une bonne histoire de Russie. Ce n’est pas une médiocre entreprise que de traverser cette nuit des temps, pour aller, parmi tant de faits et de récits qui se croisent et se heurtent, à la découverte de la vérité. Il faut que l’écrivain saisisse hardiment le fil de ce dédale ; qu’il en débrouille les ténèbres ; que son érudition laborieuse jette de vives lumières sur toutes les sommités de cette histoire. Sa critique consciencieuse et savante aura soin de rétablir les causes en combinant les résultats. Son style fixera les physionomies, encore indécises, des personnages et des époques. Certes, ce n’est point une tâche facile de remettre à flot et de faire repasser sous nos yeux tous ces événements depuis si longtemps disparus du cours des siècles.

L’historien devra, ce nous semble, pour être complet, donner un peu plus d’attention qu’on ne l’a fait jusqu’ici à l’époque qui précède l’invasion des tartares, et consacrer tout un volume peut-être à l’histoire de ces tribus vagabondes qui reconnaissent la souveraineté de la Russie. Ce travail jetterait sans doute un grand jour sur l’ancienne civilisation qui a probablement existé dans le nord, et l’historien pourrait s’y aider des savantes recherches de M. Klaproth.

Lévesque a déjà raconté, il est vrai, en deux volumes ajoutés à son long ouvrage, l’histoire de ces peuplades tributaires ; mais cette matière attend encore un véritable historien. Il faudrait aussi traiter avec plus de développement que Lévesque, et surtout avec plus de sincérité, certaines époques d’un grand intérêt, comme le règne fameux de Catherine. L’historien digne de ce nom flétrirait avec le fer chaud de Tacite et la verge de Juvénal cette courtisane couronnée, à laquelle les altiers sophistes du dernier siècle avaient voué un culte qu’ils refusaient à leur Dieu et à leur roi ; cette reine régicide, qui avait choisi pour ses tableaux de boudoir un massacre[1] et un incendie[2].

Sans nul doute, une bonne Histoire de Russie éveillerait vivement l’attention. Les destins futurs de la Russie sont aujourd’hui le champ ouvert à toutes les méditations. Ces terres du septentrion ont déjà plusieurs fois jeté le torrent de leurs peuples à travers l’Europe. Les Français de ce temps ont vu, entre autres merveilles, paître dans les gazons des Tuileries des chevaux qui avaient coutume de brouter l’herbe au pied de la Grande Muraille de la Chine ; y et des vicissitudes inouïes dans le cours des choses ont réduit de nos jours les nations méridionales à adresser à un autre Alexandre le vœu de Diogène : Retire-toi de notre soleil.




Il y aurait un livre curieux à faire sur la condition des juifs au moyen âge. Ils étaient bien haïs, mais ils étaient bien odieux ; ils étaient bien méprisés, mais ils étaient bien vils. Le peuple déicide était aussi un peuple voleur. Malgré les avis du rabbin Beccaï[3], ils ne se faisaient aucun scrupule de piller les nazaréens, ainsi qu’ils nommaient les chrétiens ; aussi étaient-ils souvent les victimes de leur propre cupidité. Dans la première expédition de Pierre l’Hermite, des croisés, emportés par le zèle, firent le vœu d’égorger tous les juifs qui se trouveraient sur leur route, et ils le remplirent. Cette exécution était une représaille sanglante des bibliques massacres commis par les juifs. Suarez observe seulement que les hébreux avaient souvent égorgé leurs voisins par une piété bien entendue, et que les croisés massacraient les hébreux par une piété mal entendue.

Voilà un échantillon de haine ; voici un échantillon de mépris.

En 1262, une mémorable conférence eut lieu devant le roi et la reine d’Aragon, entre le savant rabbin Zéchiel et le frère Paul Ciriaque, dominicain très érudit. Quand le docteur juif eut cité le Toldos Jeschut, le Targum, les archives du Sanhédrin, le Nissachon Vetus, le Talmud, etc., la reine finit la dispute en lui demandant pourquoi les juifs puaient. Il est vrai que cette haine et ce mépris s’affaiblirent avec le temps. En 1687, on imprima les controverses de l’israélite Orobio et de l’arménien Philippe Limborch, dans lesquelles le rabbin présente des objections au très illustre et très savant chrétien, et où le chrétien réfute les assertions du très savant et très illustre juif. On vit dans le même dix-septième siècle le professeur Rittangel, de Kœnigsberg, et Antoine, ministre chrétien à Genève, embrasser la loi mosaïque ; ce qui prouve que la prévention contre les juifs n’était plus aussi forte à cette époque.




Aujourd’hui, il y a fort peu de juifs qui soient juifs, fort peu de chrétiens qui soient chrétiens. On ne méprise plus, on ne hait plus, parce qu’on ne croit plus. Immense malheur ! Jérusalem et Salomon, choses mortes, Rome et Grégoire VII, choses mortes. Il y a Paris et Voltaire. L’homme masqué, qui se fit si longtemps passer pour dieu dans la province de Khorassan, avait d’abord été greffier de la chancellerie d’Abou Moslem, gouverneur de Khorassan, sous le khalife Almanzor. D’après l’auteur du Lobbtarikh, il se nommait Hakem Ben Haschem. Sous le règne du khalife Mahadi, troisième abasside, vers l’an 160 de l’hégire, il se fit soldat, puis devint capitaine et chef de secte. La cicatrice d’un fer de flèche ayant rendu son visage hideux, il prit un voile et fut surnomme Burcâi, — voilé —. Ses adorateurs étaient que ce voile ne servait qu’à leur cacher la splendeur foudroyante de son visage. Khondemir, qui s’accorde avec Ben Schahnah pour le nommer Hakem Ben Atha, lui donne le titre de Mokannâ, masqué en arabe, et prétend qu’il portait un masque d’or. Observons, en passant, qu’un poëte irlandais contemporain a changé le masque d’or en un voile d’argent. Abou Giafar al Thabari donne un exposé de sa doctrine. Cependant, la rébellion de cet imposteur devenant de plus en plus inquiétante, Mahadi envoya à sa rencontre l’émir Abusâid qui défit le Prophète-Voilé, le chassa de Mérou et le força à se renfermer dans Nekhscheb, où il était né et où il devait mourir. L’imposteur, assiégé, ranima le courage de son armée fanatique par des miracles qui semblent encore incroyables. Il faisait sortir, toutes les nuits, du fond d’un puits, un globe lumineux qui, suivant Khondemir, jetait sa clarté à plusieurs milles à la ronde ; ce qui le fit surnommer Sazendèh Mah, le faiseur de lunes. Enfin, réduit au désespoir, il empoisonna le reste de ses séides dans un banquet, et, afin qu’on le crût remonté au ciel, il s’engloutit lui-même dans une cuve remplie de matières corrosives. Ben Schahnah assure que ses cheveux surnagèrent et ne furent pas consumés. Il ajoute qu’une de ses concubines, qui s’était cachée pour se dérober au poison, survécut à cette destruction générale, et ouvrit les portes de Nekhscheb à Abusâid. Le Prophète-Masqué, que d’ignorants chroniqueurs ont confondu avec le Vieux de la Montagne, avait choisi pour ses drapeaux la couleur blanche, en haine des abassides dont l’étendard était noir. Sa secte subsista longtemps après lui, et, par un capricieux hasard, il y eut parmi les turcomans une distinction de Blancs et de Noirs à la même époque où les Bianchi et les Neri divisaient l’Italie en deux grandes factions.




Voltaire, comme historien, est souvent admirable ; il laisse crier les faits. L’histoire n’est pour lui qu’une longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque toujours à cette phrase de son Essai sur les mœurs : « Il y eut des choses horribles, il y en eut de ridicules. » En effet, toute l’histoire des hommes tient là. Puis il ajoute : « L’échanson Montecuculli fut écartelé ; voilà l’horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le parlement de Paris ; voilà le ridicule. » Cependant, s’il eût écrit soixante ans plus tard, ces deux expressions ne lui auraient plus suffi. Lorsqu’il aurait eu dit : « Le roi de France et trois cent mille citoyens furent égorgés, fusillés, noyés... La Convention nationale décréta Pitt et Cobourg ennemis du genre humain. » Quels mots aurait-il mis au-dessous de pareilles choses ?

Un spectacle curieux, ce serait celui-ci : Voltaire jugeant Marat, la cause jugeant l’effet.

Il y aurait pourtant quelque injustice à ne trouver dans les annales du monde qu’horreur et rire. Démocrite et Héraclite étaient deux fous, et leurs deux folies réunies dans le même homme n’en feraient point un sage. Voltaire mérite donc un reproche grave ; ce beau génie écrivit l’histoire des hommes pour lancer un long sarcasme contre l’humanité. Peut-être n’eût-il point eu ce tort s’il se fût borné à la France. Le sentiment national eût émoussé la pointe amère de son esprit. Pourquoi ne pas se faire cette illusion ? Il est à remarquer que Hume, Tite-Live, et en général les narrateurs nationaux, sont les plus bénins des historiens. Cette bienveillance, quoique parfois mal fondée, attache à la lecture de leurs ouvrages. Pour moi, bien que l’historien cosmopolite soit plus grand et plus à mon gré, je ne hais pas l’historien patriote. Le premier est plus selon l’humanité, le second est plus selon la cité. Le conteur domestique d’une nation me charme souvent, même dans sa partialité étroite, et je trouve quelque chose de fier qui me plaît dans ce mot d’un arabe à Hagyage : Je ne sais que des histoires de mon pays.

Voltaire a toujours l’ironie à sa gauche et sous sa main, comme les marquis de son temps ont toujours l’épée au côté. C’est fin, brillant, luisant, poli, joli, c’est monté en or, c’est garni de diamants, mais cela tue.




Il est des convenances de langage qui ne sont révélées à l’écrivain que par l’esprit de nation. Le mot barbares, qui sied à un romain parlant des gaulois, sonnerait mal dans la bouche d’un français. Un historien étranger ne trouverait jamais certaines expressions qui sentent l’homme du pays. Nous disons que Henri IV gouverna son peuple avec une bonté paternelle ; une inscription chinoise, traduite par les jésuites, parle d’un empereur qui régna avec une bonté maternelle. Nuance toute chinoise et toute charmante.




À UN HISTORIEN.


Vos descriptions de batailles sont bien supérieures aux tableaux poudreux et confus, sans perspective, sans dessin et sans couleur, que nous a laissés Mézeray, et aux interminables bulletins du P. Daniel ; toutefois, vous nous permettrez une observation dont nous croyons que vous pourrez profiter dans la suite de votre ouvrage.

Si vous vous êtes rapproché de la manière des anciens, vous ne vous êtes pas encore assez dégagé de la routine des historiens modernes ; vous vous arrêtez trop aux détails, et vous ne vous attachez pas assez à peindre les masses. Que nous importe, en effet, que Brissac ait exécuté une charge contre d’Andelot, que Lanoue ait été renversé de cheval, et que Montpensier ait passé le ruisseau ? La plupart de ces noms, qui apparaissent là pour la première fois dans le cours de l’ouvrage, jettent de la confusion dans un endroit où l’auteur ne saurait être trop clair, et lorsqu’il devrait entraîner l’esprit par une succession rapide de tableaux. Le lecteur s’arrête à chercher à quel parti tels ou tels noms appartiennent, pour pouvoir suivre le fil de l’action. Ce n’est point ainsi qu’en usait Polybe, et après lui Tacite, les deux premiers peintres de batailles de l’antiquité. Ces grands historiens commencent par nous donner une idée exacte de la position des deux armées par quelque image sensible tirée de l’ordre physique ; l’armée était rangée en demi-cercle, elle avait la forme d’un aigle aux ailes étendues ; ensuite viennent les détails. Les espagnols formaient la première ligne, les africains la seconde, les numides étaient jetés aux deux ailes, les éléphants marchaient en tête, etc. Mais, nous vous le demandons à vous-même, si nous lisions dans Tacite : « Vibulenus exécute une charge contre Rusticus, Lentulus est renversé de cheval, Civilis passe le ruisseau », il serait très possible que ce petit bulletin eût paru très clair et très intéressant aux contemporains ; mais nous doutons fort qu’il eût trouvé le même degré de faveur auprès de la postérité. Et c’est une erreur dans laquelle sont tombés la plupart des historiens modernes ; l’habitude de lire des chroniques leur rend familiers les personnages inférieurs de l’histoire, qui ne doivent point y paraître ; le désir de tout dire, lorsqu’ils ne devraient dire que ce qui est intéressant, les leur fait employer comme acteurs dans les occasions les plus importantes. De là vient qu’ils nous donnent des descriptions qu’ils comprennent fort bien, eux et les érudits, parce qu’ils connaissent les masques, mais dans lesquelles la plupart des lecteurs, qui ne sont pas obligés d’avoir lu les chroniques pour pouvoir lire l’histoire, ne voient guère autre chose que des noms et de l’ennui. En général, il ne faut dire à la postérité que ce qui peut l’intéresser. Et pour intéresser la postérité, il ne suffit pas d’avoir bien exécuté une charge ou d’avoir été renversé de cheval, il faut avoir combattu de la main et des dents comme Cynégire, être mort comme d’Assas, ou avoir embrassé les piques comme Vinkelried.




EXTRAIT DU COURRIER FRANÇAIS
du jeudi 14 septembre 1792 (iv de la liberté).
n° 257.


« La municipalité d’Herespian, département de l’Hérault, a signifié à M. François, son pasteur, qu’elle entendait à l’avenir avoir un curé qui ne fût pas célibataire. Le curé François a répondu d’une manière qui a surpassé les espérances de ses paroissiens. Il entend, lui, avoir cinq enfants ; le premier s’appellera J.-J. Rousseau ; le second, Mirabeau ; le troisième, Pétion ; le quatrième, Brissot ; le cinquième, Club-des-Jacohins. Le bon curé léguera son patriotisme à ses enfants, et il les remettra aux soins de la patrie qui veille sur tous les citoyens vertueux. »




APRÈS UNE LECTURE DU MONITEUR.


Proëthès et Cyestris, vieux philosophes dont on ne parle plus, que je sache, soutinrent jadis contradictoirement une thèse à peu près oubliée de nos jours. Il s’agissait de savoir s’il était possible à l’homme de rire à gorge déployée et de pleurer à chaudes larmes tout à la fois. Cette querelle resta sans décision, et ne fit que rendre un peu plus irréconciliables les disciples d’Héraclite et les sectateurs de Démocrite. Depuis 1789, la question est résolue affirmativement ; je connais un in-folio qui opère ce phénomène, et il est convenable que la solution d’une dispute philosophique se trouve dans un in-folio. Cet in-folio est le Moniteur. Vous qui voulez rire, ouvrez le Moniteur ; vous qui voulez pleurer, ouvrez le Moniteur ; vous qui voulez rire et pleurer tout ensemble, ouvrez encore le Moniteur.

Quelque bonne volonté que l’on apporte à juger l’époque de notre régénération, on ne peut s’empêcher de trouver singulière la façon dont cet âge de raison préparait notre âge de lumières. Les académies, collèges des lettres, étaient détruites ; les universités, séminaires des sciences, étaient dissoutes ; les inégalités de génie et de talent étaient punies de mort, comme les inégalités de rang et de fortune. Cependant il se trouvait encore, pour célébrer la ruine des arts, des orateurs éclos dans les tavernes, des poëtes vomis des échoppes. Sur nos théâtres, d’où étaient bannis les chefs-d’œuvre, on hurlait d’atroces rapsodies de circonstance, ou de dégoûtants éloges des vertus dites civiques. Je viens de tomber, en ouvrant le Moniteur au hasard, sur les spectacles du 4 octobre 1793 ; cette affiche justifie du reste les réflexions qu’elle m’a suggérées :

Théâtre de l’opéra-comique national. La première représentation de la Fête civique, comédie en cinq actes.

Théâtre national, La Journée de Marathon, ou le Triomphe de la Liberté, pièce héroïque en quatre actes.

Théâtre du vaudeville. La Matinée et la Vallée villageoises ; le Divorce ; l’Union villageoise.

Théâtre du lycée des arts. Le Retour de la flotte nationale.

Théâtre de la république. Le Divorce tartare, comédie en cinq actes.

Théâtre français comique et lyrique. Buzot, roi du Calvaods.

En ces dix lignes littéraires, la révolution est caractérisée. Des lois immorales dignement vantées dans d’immorales parades ; des opéras-comiques sur les morts. Cependant je n’aurais point dû prostituer le noble nom de poëtes aux auteurs de ces farces lugubres ; la guillotine, et non le théâtre, était alors pour les poëtes.

Après l’odieux vient le risible. Tournez la page. Vous êtes à une séance des jacobins. En voici le début : « La section de la Croix-Rouge, craignant que cette dénomination ne perpétue le poison du fanatisme, déclare au conseil qu’elle y substituera celle de la section du Bonnet-Rouge... » Je proteste que la citation est exacte.

Veut-on à la fois de l’atroce et du ridicule ? Qu’on lise une lettre du représentant Dumont à la Convention, en date du 1er octobre 1793 : « Citoyens collègues, je vous marquais, il y a deux jours, la cruelle situation dans laquelle se trouvaient les sans-culottes de Boulogne, et la criminelle gestion des administrateurs et officiers municipaux. Je vous en dis autant de Montreuil, et j’ai usé en cette dernière ville de mon excellent remède — la guillotine. — Après avoir ainsi agi au gré de tous les patriotes, j’ai eu le doux avantage d’entendre, comme à Montreuil, les cris répétés de vive la Montagne ! Quarante-quatre charrettes ont emmené devant moi les personnes… »

Le Moniteur, livre si fécond en méditations, est à peu près le seul avantage que nous avons retiré de trente ans de malheurs. Notre révolution de boue et de sang a laissé un monument unique et indélébile, un monument d’encre et de papier.




L’hermine de premier président du parlement de Paris fut plus d’une fois ensanglantée par des meurtres populaires ou juridiques ; et l’histoire recueillera ce fait singulier, que le premier titulaire de cette charge, Simon de Bucy, pour qui elle fut instituée en 1440, et le dernier qui en fut revêtu, Bochard de Saron, furent tous deux victimes des troubles révolutionnaires. Fatalité digne de méditation !




Tout historien qui se laisse faire par l’histoire, et qui n’en domine pas l’ensemble, est infailliblement submergé sous les détails.

Sindbad le marin, ou je ne sais quel autre personnage des Mille et une Nuits, trouva un jour, au bord d’un torrent, un vieillard exténué qui ne pouvait passer. Sindbad lui prêta le secours de ses épaules, et le bonhomme, s’y cramponnant alors avec une vigueur diabolique, devint tout à coup le plus impérieux des maîtres et le plus opiniâtre des écuyers. Voilà, à mon sens, le cas de tout homme aventureux qui s’avise de prendre le temps passé sur son dos pour lui faire traverser le Léthé, c’est-à-dire d’écrire l’histoire. Le quinteux vieillard lui trace, avec une capricieuse minutie, une route tortueuse et difficile ; si l’esclave obéit à tous ses écarts, et n’a pas la force de se faire un chemin plus droit et plus court, il le noie malicieusement dans le fleuve.

  1. Le massacre des Polonais dans le faubourg de Praga.
  2. L’incendie de la flotte ottomane dans la baie de Tchesmé.
    Ces deux peintures étaient les seules qui décorassent le boudoir de Catherine.
  3. Ce sage docteur voulait empêcher les juifs d’être subjugués par les chrétiens. Voici ses paroles, qu’on ne sera peut-être pas fâché de retrouver : « Les sages défendent de prêter de l’argent à un chrétien, de peur que le créancier ne soit corrompu par le débiteur ; mais un juif peut emprunter d’un chrétien sans crainte d’être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créancier. » Juif complet, qui met l’expérience de l’usurier au service de la doctrine du rabbin. (Notes de l’édition originale.)