Journal intime (Sand)/Sketches and hints

La bibliothèque libre.
Texte établi par Aurore SandCalmann-Lévy, éditeurs (p. 113-232).


INTRODUCTION


Ce grand album qui porte son titre en anglais Sketches and Hints est recouvert de cuir de couleur naturelle.

George Sand ne voulait lui confier que des souvenirs ou des pensées choisies.

On y trouvera, avec ses impressions personnelles, des lettres, des échos de conversations et ce qui ajoute le plus haut intérêt à ce recueil intime, c’est qu’après les notations au cours de sa vie, George Sand se relit et se juge du sommet de son existence tourmentée qui s’éclaircit, s’élargit et s’apaise.

A. S.



SKETCHES AND HINTS


(Notes et croquis).


VERS FAITS AU COUVENT

Les ombres de la nuit s’abaissent sur la Terre
Et recouvrent de deuil es murs du monastère.
Prête-moi la lueur de ton pâle flambeau.
Lune, mélancolique amante du tombeau.

Que je t’aime le soir, eu ta clarté douteuse.
Favorable au penchant de mon âme rêveuse.
Sur ces marbres glacés, j’erre tranquillement,
Là j’attends sans frayeur et sans empressement
Le jour qui doit finir mon court pèlerinage.

Dans cet asile saint, à l’abri de l’orage.
Déjà comme les morts je n’a» plus de désirs.
Mon cœur ne connaît plus ni peine, ni plaisirs.
Comme le ciel est pur, ma paix est sans nuage.
Comme l’air est serein, mon âme est sans orage.
Je dormirai bientôt dans la paix du cercueil
Et de moi, nul ami ne portera le deuil[1].

L’amour que j’ai pour toi, Kreyssler \ est comme un rêve

Qu’une nuit accomplit et qu’un matin achève,

Mais qui se cache au fond du cœur Et le fait battre encor lorsque la nuit ramène Le désir impuissant et l’espérance vaine De goûter un jour le bonheur.

Ainsi, quand, savourant l’illusion rapide.

Sur sa couche brûlante et de larmes humide,

Lu souffrance un instant s’endort ;

Le destin la réveille et dit : L’heure est prochaine Uü pour toi du repos Dieu rivera la chaîne.

Mais ce repos-là, c’est la mort.

Mêlas ! mon beau Kreyssler, dans mon âme flétrie. Tâche de ramener la chaleur et la vie.

Mais pourras-tu la ranimer ?

H est déjà bien lard, déjà le vent efface Les doux sons que ta voix a laissés dans l’espace… Heureux ceux qui peuvent aimerI

Nltii automne 1S32.


L Krryiokr c»t un foéro* d’Holïnumn.


27 MARS 1833

Sainte-Beuve me disait l’autre jour qu’il était beau d’avoir uu grand secret dans la vie, un secret de cœur révélnble cl non révélé, c’est-à-diro qui | n’eùt rien de honteux en soi, et qui restât renfermé dans l’ânic. comme un parfum précieux que l’on dérobe au contact de l’air. Un grand sentiment de foi religieuse porté en silence é travers le monde, j un amour extraordinaire caché comme une ambi¬ tion imprudente, une forte résolution ou une puis¬ sante espérance, c’était là, pensait-il, des mystères poétiques et sacrés qui devaient faire un homme vraiment grund par lui-même au sein d’une vie obscure, ou parmi les soufTrances d’une supériorité méconnue.

Après avoir signalé la rareté de ces existences d’élite, de ces grandeurs ignorées et personnelle¬ ment senties, surtout aux temps où nous vivons, Sainte-Beuve est redescendu à admirer des mys¬ tères moins sublimes et plus sociaux. 11 a trouvé encore de la poésie et de l’élévation dans la situa¬ tion précaire de certains hommes qu’un crime ignoré, ou qu’un malheur nié, forcent 6 se replier sur eux-mêmes, ft sc priver de consolations, en l’isolant de toute amitié intime et pourtant dan¬ gereuse ; & cacher enfin une plaie venimeuse du fond do leur Ame et a lutter courageusement contre une conséquence funeste toujours menaçante à leur chevet.

Le prétendu crime de Byron, te grand poète, a souvent occupé tes imaginations. Ce crime entouré nJ’nnc auréole magique a frappé d’une naïve superstition les poètes croyant*, prosternés devant la presque divinité de Childc Harold,

Je disais n propos de cela qu’aucun de nous, qui vivons bourgeoisement sans persécution et sans éclat, n’était exempt d’une tache ou d’une entrave, d’une faute ou d’une infortune cachée. Je disais que l’homme assez pur ou assez heureux pour raconter sincèrement toute sa vie sans rougir de honte ou sans tressaillir de peur, celui-là, disais-je, était bien rare parmi nous. Oh, nousl nous ne sommes pas de grands hommes et duus mitic vie sombra et triste, rien de glorieux, rien dVoivrnnl ne vient contrc-balnricer ce poids iusur- moutablc qui charge un cdté de mitre destinée. Il faut lu porter en silence et sans fausse gloire, car ta Société réserve des châtiments vulgaires et d’insultantes proscriptions it celui de nous qui oserait ta braver au point d’en appeler à son juge¬ ment, La franchise, bien loin de nous laver aux yeux des hommes, serait une souillure de plus qu’ils se croiraient en droit de nous infliger.

I-a confession catholique est un sublime recours de rhomme à Dieu, une sainte et profonde oonsola ! ion accordée t\ celui que le remords ou la terreur dévore.

C’est une auguste et solennelle cérémonie que cette secrète réconciliation du coupable avec le Trés-Snint. Heureux ceux qui croient au pouvoir du prêtre et qui apres avoir pu mettre sur leurs lèvres ramert urne gisante au fond de leurs cœurs» se retirent bénis et consolés* emportant désormais leur blessure cicatrisée par la main du Seigneur !

Mois nous, hommes sans enthousiasme et sans poésie, nous qui pâlissons lentement à l’ombre de nos douleurs intimes et de nos tardifs repentirs, que ferons-nous île ce charbon ardent qui dévore nos consciences ? Où appuierons-nous nos fronts brûlants que le pavé des églises et l’eau lustrale du sanctuaire ne peuvent plus rafraîchir ? Où porterons-nous l’ennui profond que le décourage¬ ment et le mépris de toutes choses nous imposent ? Quelle pénitence nous absoudra ? Quelles larmes pieuses laveront nos plaies ?

Ne dites pas que vous déposerez votre fardeau, d’un air dégagé, devant le danger. Ne vous vantez pas de traverser le monde avec un front serein et un esprit déaoccupé de votre mal. Ne croyez pas qu’aux dévots seuls appartiennent la contri¬ tion cuisante et les superstitieuses terreurs.

Malheureux que nous sommes ! n’espérons pas nous soustraire aux tortures que la crainte de Dieu, ou la peur des hommes nous imposeront toujours en expiation de nos malheurs. Nous aurons beau nous déguiser et nous aduler nous-mêmes ; nous aurons beau laver et parfumer nos télés, nous avons loua, vous le savez bien, une lâche de boue au front, une grande appréhension de l’avenir, une grande humiliation dans le passé.


2 heures du matin.

Erreur de jugement ! L’humiliation des erreurs passées, c’était le fait de l’orgueil. L’appréhension de l’avenir, c’était encore le fait de l’orgueil. Arrière, orgueil funeste, maladie des jeunes années ! On est tout étonné de se trouver la conscience pure, quand on ne fait plus son Dieu de la force, mais de la bonté.

10 juin 1846[2].


5 avril 1833

Il est un âge de la vie intellectuelle où l’on sait enfin discerner le vrai du faux, le possible de l’impossible, l’illusion de la réalité. Mais entre cet âge de la lumière et de jugement, et l’âge de raison et de force où l’on retranche sans pitié de sa vie toutes les choses séduisantes et nuisibles, il y n un intervalle de lutte entre le savoir et le pouvoir qui est le temps le plus pénible et le plus dangereux de l’existence humaine. L’expérience amène In connaissance. La volonté amène le détachement.

Quand on sait et qu’on est encore jeune d’esprit, quand on a le cœur refroidi et l’imagination encore active, ardente, quand on se sent encore tressaillir et brûler à l’aspect des anciennes joies, sans pouvoir s’y attacher et s’y prendre, on est vraiment à plaindre. C’est un état maladif plein d’agitation, de délire et d’injustice. Le sang bouillonne encore, l’âme encore riche demande à se répandre. Elle cherche avec anxiété un aliment à sa puissance. Mais au-devant de toutes ses aspirations veillent les pâles fantômes de ses illusions perdues. La mémoire du passé, rigide censeur du présent, lui désenchante l’avenir et le souille glacé de l’expérience flétrit les pâles fleurs que lui jette un espoir tremblant.

Cette lutte est si terrible pour les âmes vigoureuses qu’elles s’y brisent ou s’y flétrissent. Désirer sans pouvoir espérer, c’est une torture dont rien dans les désastres de In vie sociale ne peut égaler l’amertume. Il arrive souvent que l’esprit le plus droit, que l’âme la plus équitable ne se peuvent préserver d’y contracter des qualités contraires à leur nature, la dureté, l’ironie, le dédain, l’injustice sous toutes ses formes.

Comment les facultés d’un être mortel et souffrant pourraient-elles résister à l’effet désespérant de si fréquentes déceptions ? Quand la vie s’est flétrie et perdue k saisir l’ombre de tous les biens et k sentir la blessure de toutes les jouissances, quand on s’est usé k courir après un espoir qui cent fois VOUS a trompé impitoyablement et grossièrement, comment pourrait-on discerner au milieu de celle mer d’ingratitudes et de mensonges, un cœur ami, un appui fidèle ? Tous ceux qui passent vous semblent des traîtres et sa vertu n’a point une étoile au front qui la rende lumineuse au soin des ténèbres.

Quand on s’est fait à ce nouvel état de l’âme si orageux et si sombre, on devient peu à peu capable de discernement. On ne se laisse plus séduire parce qu’on ne craint plus de l’être, on arrive à un grand résultat de la sagesse, on s’abstient, on ne tente plus, on ne désire plus.

Ou du moins peut-être les désirs mieux réglés ou plus triés deviennent-ils plus réels et plus persévérants. Peut-être dans le seul fait d être %ans désirs y a-t-il plus de véritable joie que dans la réalisation de tous les désirs.

Pour vous qui luttez contre les orages toujours renaissants des passions mal éteintes ; vous qui, loin d’étouffer prudemment les dernières étincelles de vos désirs, les attisez avec une sollicitude puérile,

que deviendrez-vous quand viendront les glaces Page:Sand - Journal intime.pdf/137 Page:Sand - Journal intime.pdf/138 Page:Sand - Journal intime.pdf/139 Page:Sand - Journal intime.pdf/140 Page:Sand - Journal intime.pdf/141 Page:Sand - Journal intime.pdf/142 Page:Sand - Journal intime.pdf/143 Page:Sand - Journal intime.pdf/144 Page:Sand - Journal intime.pdf/145 Page:Sand - Journal intime.pdf/146 Page:Sand - Journal intime.pdf/147 Page:Sand - Journal intime.pdf/148 Page:Sand - Journal intime.pdf/149 Page:Sand - Journal intime.pdf/150 Page:Sand - Journal intime.pdf/151 Page:Sand - Journal intime.pdf/152 Page:Sand - Journal intime.pdf/153 Page:Sand - Journal intime.pdf/154 Page:Sand - Journal intime.pdf/155 Page:Sand - Journal intime.pdf/156 Page:Sand - Journal intime.pdf/157 Page:Sand - Journal intime.pdf/158 Page:Sand - Journal intime.pdf/159 Page:Sand - Journal intime.pdf/160 Page:Sand - Journal intime.pdf/161 Page:Sand - Journal intime.pdf/162 Page:Sand - Journal intime.pdf/163 Page:Sand - Journal intime.pdf/164 Page:Sand - Journal intime.pdf/165 Page:Sand - Journal intime.pdf/166 Page:Sand - Journal intime.pdf/167 Page:Sand - Journal intime.pdf/168 Page:Sand - Journal intime.pdf/169 Page:Sand - Journal intime.pdf/170 Page:Sand - Journal intime.pdf/171 Page:Sand - Journal intime.pdf/172 Page:Sand - Journal intime.pdf/173 Page:Sand - Journal intime.pdf/174 Page:Sand - Journal intime.pdf/175 Page:Sand - Journal intime.pdf/176 Page:Sand - Journal intime.pdf/177 Page:Sand - Journal intime.pdf/178 Page:Sand - Journal intime.pdf/179 Page:Sand - Journal intime.pdf/180 Page:Sand - Journal intime.pdf/181 Page:Sand - Journal intime.pdf/182 Page:Sand - Journal intime.pdf/183 Page:Sand - Journal intime.pdf/184 Page:Sand - Journal intime.pdf/185 Page:Sand - Journal intime.pdf/186 Page:Sand - Journal intime.pdf/187 Page:Sand - Journal intime.pdf/188 Page:Sand - Journal intime.pdf/189 Page:Sand - Journal intime.pdf/190 Page:Sand - Journal intime.pdf/191 Page:Sand - Journal intime.pdf/192 Page:Sand - Journal intime.pdf/193 Page:Sand - Journal intime.pdf/194 Page:Sand - Journal intime.pdf/195 Page:Sand - Journal intime.pdf/196 Page:Sand - Journal intime.pdf/197 Page:Sand - Journal intime.pdf/198 Page:Sand - Journal intime.pdf/199 Page:Sand - Journal intime.pdf/200 Page:Sand - Journal intime.pdf/201 Page:Sand - Journal intime.pdf/202 Page:Sand - Journal intime.pdf/203 Page:Sand - Journal intime.pdf/204 Page:Sand - Journal intime.pdf/205 Page:Sand - Journal intime.pdf/206 Page:Sand - Journal intime.pdf/207 Page:Sand - Journal intime.pdf/208 Page:Sand - Journal intime.pdf/209 Page:Sand - Journal intime.pdf/210 Page:Sand - Journal intime.pdf/211 Page:Sand - Journal intime.pdf/212 Page:Sand - Journal intime.pdf/213 Page:Sand - Journal intime.pdf/214 Page:Sand - Journal intime.pdf/215 Page:Sand - Journal intime.pdf/216 Page:Sand - Journal intime.pdf/217 Page:Sand - Journal intime.pdf/218 Page:Sand - Journal intime.pdf/219 Page:Sand - Journal intime.pdf/220 Page:Sand - Journal intime.pdf/221 Page:Sand - Journal intime.pdf/222 Page:Sand - Journal intime.pdf/223 Page:Sand - Journal intime.pdf/224 Page:Sand - Journal intime.pdf/225 Page:Sand - Journal intime.pdf/226 Page:Sand - Journal intime.pdf/227 Page:Sand - Journal intime.pdf/228 Page:Sand - Journal intime.pdf/229 Page:Sand - Journal intime.pdf/230 Page:Sand - Journal intime.pdf/231 Page:Sand - Journal intime.pdf/232 Page:Sand - Journal intime.pdf/233 Page:Sand - Journal intime.pdf/234 Page:Sand - Journal intime.pdf/235 Page:Sand - Journal intime.pdf/236 Page:Sand - Journal intime.pdf/237 Page:Sand - Journal intime.pdf/238 Page:Sand - Journal intime.pdf/239

Là, pourtant, j’ai souffert aux jours qui ne sont plus.
Mes pauvres jours navrés de vouloirs superflus.
Des jours longs comme un an, des ans courts comme une heure.
Selon que la folie était pire ou meilleure.


Quel était donc mon mal ? La jeunesse, à mon sens,
La jeunesse inquiète, avide, téméraire,
La jeunesse qui rêve un éden sur la terre,
Et s’épuise à chercher les soucis renaissants.
C’est son droit, son destin, son besoin, sa chimère !
Dieu qui compte nos jours veut que nous nous hâtions ;
Dans nos seins altérés, pour un bien éphémère,
Il met, de l’infini, les aspirations.


Quand, au déclin de l’âge, on recherche les causes
Des troubles effacés dans la nuit du présent.
On ne voit que lueurs, mortes sitôt écloses,
Que nuages rompus, balayés par le vent.

C’est qu’on n’attend plus rien. Ou vit, on se sent vivre ;
On fait grand cas d’un jour, d’une heure, d’un moment.
On a rempli sa tâche, on a fermé le livre
Dont on était l’auteur ; on sait que l’auteur ment !

Deux souvenirs distincts parlent pourtant encore.
À mes pensers rassis, quand je rêve en ces lieux.
L’un est frais et furtif comme une courte aurore.
L’autre sombre et pesant comme un jour orageux.

Le premier… qui pourrait en retrouver la source ?
Ce n’est toujours pas moi ! L’effet qui (ut produit
N’a pas de cause empreinte en mon passé qui fuie
Le coursier mort, on voit la trace de sa course,

Mais les échos muets n’en gardent pas le bruit.
C’était un jour d’hiver, sans parfums, sans verdure,
Dans le bosquet sans ombre, au détour d’un sentier,
Je vis sur le linceul qui couvrait la nature,
En dépit des frimas, une rose briller.
Était-ce un adieu triste ou bien une espérance ?
Un signe de bonheur, un signe de souffrance ?
Ce n’était qu’un bouton épargné par le froid,
Qui, s’ouvrant, regardait le Ciel avec effroi.
Mon caprice voulut en tirer un augure :
Si cette rose garde un instant sa parure.
Me disais-je, je dois du destin triompher :
Si son calice froid se laisse dépouiller
Avant qu’elle ait fleuri, malheur j’en dois conclure :
La rose, tout un jour vécut joyeuse et pure.

Dix ans plus tard, j’étais près du même rosier,
Tout fier, tout triomphant, fleuri dans son entier :
Le printemps s’en donnait ! Tout était fête et flamme !
Je revenais de loin : j’avais la mort dans l’âme.

C’est alors que songeant à la rose d’hiver.
Souriant du présage et le cœur bien amer[3]


1852


NOTE

Se sentir animal, végétal et minéral et se plonger dans cette sensation n’est pas une chose dégradante, dire pourquoi il est bon de sentir toute la vie à nous comme se manifester en soi, en même temps que la vie supérieure que nous ne faisons que rêver ou pressentir.

Ne pas laisser nommer fantômes les deux pôles de l’homme, la vérité et le bonheur ; rêver le bonheur, c’est l’avoir.

La satisfaction d’une passion absolument personnelle peut s’appeler ivresse ou plaisir : ce n’est pas le bonheur.

Le bonheur est une chose durable et indestructible, sinon ce n’est pas le bonheur ; ceux qui voudraient fixer l’ivresse et qui y mettraient le bonheur seraient dans l’impossible. Le transport est un état exceptionnel qui nous tuerait et la nature entière livrée à cet état de délire éclaterait.

Printemps : fièvre. Automne : repos. Soirée d’automne : brouillard, sommeil. Silence, âge mûr. Expression de bonheur. La jeunesse ne l’a pas. Elle n’en a que faire. Elle a les joies, les ivresses, les forces.

Le printemps : sentir la vie. Conditions toujours possibles pour cela. Y croire, en savoir le prix. Consentir à en subir le poids.

Être en état de grâce, c’est-à-dire avoir la conscience du bien derrière soi, devant soi, en soi.

Je nie qu’il y ait du bonheur dans la richesse.

L’état de grâce est l’état d’inoffensivité volontaire et recèle l’absence de mauvais vouloirs, et il n’est pas besoin d’être un saint, un grand homme, ni de se draper dans la vertu pour être ainsi. C’est à la portée de tout le monde.

J’ai décrit là le bonheur individuel, mais je nie que ce soit là le bonheur complet. Il le f«ml double, individuel et général. Autrement, il n’est pas ou il est si fragile, si personnel, qu’on ne pourrait le définir.

Le bonheur des autres nous est absolument nécessaire et il faut hardiment combattre l’opinion contraire. Il huit nier la conséquence qu’en tire M. Montigut qui voit le Club Blanqui au bout de cette aspiration au bonheur social.

L’erreur du socialisme entendu ainsi, c’est de ne voir qu’un côté de la question et d’oublier qu’il y a un bonheur individuel à respecter dans chacun de nous aussi bien qu’en nous-même. Ainsi, par la violence, on blesse le bonheur. On veut imposer celui de tous à chacun tandis qu’avec le temps et la persuasion on fait de la place à tous les bonheurs individuels par la justice et la liberté.


Septembre 1868.

Je relis tout cela par hasard. J’étais amoureuse de ce livre, je voulais y écrire de belles choses. Je n’y ai écrit que des bêtises. Tout cela me semble emphatique aujourd’hui. Je croyais pourtant bien être de bonne foi. Je m’imaginais me résumer. Est-cc qu’on peut se résumer ? Est-ce qu’on peut se connaître ? Est-ce qu’on est jamais quelqu’un ? Je n’en sais plus rien. Il me semble qu’on change de jour en jour cl qu’au bout de quelques années on est un être nouveau. J’ai beau chercher en moi, je n’y retrouve plus rien de cette personne anxieuse, agitée, mécontente d’elle-même, irritée contre les autres. J’avais sans doute la chimère de la grandeur. C’était la mode du temps, tout le monde voulait être grand et comme on ne l’était pas, ou tombait dans le désespoir. J’ai eu bien assez à faire de rester bonne et sincère. Me voilà très vieille, je parcours gentiment ma soixante-cinquième année. Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse ; je marche plus longtemps, je veille mieux ; je m’éveille sans effort après un sommeil excellent. Je suis restée souple comme un gant. Ma vue est brouillée. Il me faut des lunettes et je trouve celles qui me font bien voir dans l’herbe et dans le sable les petits objets d’histoire naturelle qui m’amusent. Je me baigne dans l’eau glacée et courante avec un plaisir extrême, je ne m’enrhume plus. Je ne sais plus ce que c’est que les rhumatismes. Je suis calme absolument, une vieillesse aussi chaste d’esprit que de fait, aucun regret de la jeunesse, aucune ambition de gloire, aucun désir d’argent si ce n’est pour en laisser un peu à mes enfants et petits-enfants. Aucun mécontentement de mes amis. Un seul chagrin, le genre humain qui va mal, les sociétés qui semblent tourner le dos au progrès, mais qui sait ce que cache cette atonie ? Quel réveil couve sous cette torpeur ?

Je ne vis plus en moi. Tout mon cœur a passé dans mes enfants et dans mes amis. Je ne souffre que de ce qui les fait souffrir. J’en souffre beaucoup, quelquefois trop, parce que j’ai besoin d’un grand effort pour les soutenir. Je manque de courage intérieur pour le mal des autres. Si les autres n’existaient pas, je serais parfaitement heureuse — heureuse comme une pierre qui aurait des yeux — mais ils existent et me font exister. Je me réjouis et m’afflige en eux et pour eux.

Moi je n’ai plus besoin de rien pour moi. Dois-je vivre longtemps ? Cette étonnante vieillesse qui s’est faite pour moi sans infirmité et sans lassitude est-elle le signe d’une longue vie ? Tomberai-je tout d’un coup ? Qu’importerait de savoir cela, puisqu’on peut à toute heure être emporté par un accident ? Serai-je encore utile ? Voilà ce qu’on peut se demander. Il me semble que oui. Je sens que Je peux l’être plus personnellement, plus directement que jamais. J’ai acquis sans savoir comment, beaucoup de sagesse. Je pourrais élever des enfants bien mieux qu’autrefois.

Je suis toujours croyante, tout â fait croyante en Dieu. I ai vie éternelle. — Le mal un jour vaincu par la science. La science éclairée par l’amour. Mais les symboles, les figures, les cultes, les Dieux humains ? Bonjour ! J’ai dépassé tout cela.

Je suis entrée dans l’Univers, et voilà. Je ne suis pas intéressante du tout, puisque je peux supporter le mal de ma vie et en savourer le bien Que ceux que j’aime durent plus que moi ! Je ne suis pas de force à me figurer ce que je deviendrais sans nui famille de Nohant ! Je ne désire pas vivre beaucoup. Ce serait une mort douce que de laisser debout ceux pour qui on a travaillé. Je ne crains de la mort que le chagrin qu’elle causerait aux miens.

Leur ai-je été utile depuis vingt ans ? Oui, il me semble. J’ai beaucoup voulu l’être. J’avais donc tort de m’imaginer qu’il y a des moments dans la vie, où on peut donner sa démission sans dommage pour personne, puisque me voilà utile encore dans un âge avancé. Mon cerveau n’a pas baissé. Je sens qu’il a beaucoup acquis et qu’il est mieux nourri qu’il ne l’a jamais été.

On a tort de croire que la vieillesse est une pente de décroissement : c’est le contraire. On monte et avec des enjambées surprenantes. Le travail intellectuel se fait aussi rapide que le travail physique chez l’enfant. On ne s’en rapproche pas moins du terme de la vie, mais comme d’un but et non comme d’un écueil.

GEORGE SAND.


FIN

  1. Ces vers reflètent l’état de rêveuse mélancolie qui caractérisait
    déjà George Sand, avant la phase qui lui valut la
    dénomination de « Diable » parmi ses compagnes.
  2. Les notes datées de 1848 sont de la main de George Sand, lorsqu’elle relut son album.

  3. Resté Inachevé.