Jours d’Exil, tome III/Turin

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Jours d’Exil, tome III
Le Prolétariat à Turin. — L’Enfer sur Terre


LE PROLÉTARIAT À TURIN.


L’ENFER SUR TERRE.




Annecy. Juin 1855.


« Per me si va relia città dolente,
Per me si va nell’eterno dolore,
Per me si va tra la perduta gente.
… Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. »
Dante.

« Du travail et du plomb ! ! »
Cri des révoltes.


I


451 Je veux chanter aux hommes un cantique nouveau, le cantique de leurs humiliations et de leurs souffrances aussi vieilles que le monde !

À mesure que j’élèverai ma voix sur la foule pressée, les hommes seront surpris que, depuis six mille ans, on s’obstine à chercher l’Enfer ailleurs que dans ce monde. Les petits ne seront plus paralysés dans leur révolte par la crainte des peines éternelles ; la certitude de l’impunité n’encouragera plus les grands dans leurs quotidiennes rapines. Les bons prendront confiance, 452 les méchants trembleront. Nous ne lâcherons plus la proie pour l’ombre ; nous ne remettrons plus le règlement de nos comptes courants à la vallée de Josaphat, au contrôle de Dieu. — Et tout n’en ira que mieux dans cette vallée d’angoisses !

La Vérité, la Justice, la Vengeance auront enfin leur jour ! — Jour de deuil pour quelques-uns et d’allégresse pour la plupart, jour de colère et de réconciliation, de confusion et de triomphe, de terreur et d’espoir, de meurtre et de résurrection ! Jour que les étoiles, le soleil et les eaux salueront trois fois heureux ! Jour qui ne caressera que le dernier né de cette génération des rayons roses de son aurore ! —

Gémissantes victimes d’un milieu plus fort qu’eux, les hommes connaîtront enfin le véritable péché d’origine, la pomme de cendres et de discordes dont parle le sublime poète des enfers. Ils se regarderont et verront qu’ils vivent entre eux comme le gui rampant avec le chêne fort. Alors ils maudiront le parasitisme de quelques-uns, les labeurs du grand nombre, la division d’intérêts inséparables, la tutelle qu’ils se sont imposée du plus petit au plus grand, du plus pauvre au plus riche. Ils maudiront la résignation au Mal, l’oubli du Droit, l’abandon de plus en plus complet de toutes les ressources nécessaires à la vie. Ils s’apercevront qu’ils ont débattu, consenti, légalisé, signé, contresigné, soussigné, paraphé cet abandon qui décrétait leur mort, et que minuta plus tard Malthus, l’inexorable chiffreur. Ils ne verront plus dans leurs malheurs ni le doigt de Dieu, ni la griffe du Diable, ni la ruse de la femme, ni le dard du serpent. Mais ils élèveront jusqu’à leur cœur la femme déshéritée, la véritable gardienne de leur repos ; ils fouleront sous leurs pieds et l’ange, et l’archange, et l’aspic, et le dragon. Car l’homme n’a rien à craindre des puissances supérieures et occultes. Jamais il n’a reculé devant les obstacles qui traversaient sa voie, jamais il n’a cédé que devant les hommes. Son plus grand ennemi, c’est la société qu’il a faite sans consulter sa propre image. — La guerre est entre nous, et c’est la paix qu’il faut.


Pour ramener cette paix si désirable, pour découvrir nos enfers, pour vaincre l’ennemi, je ne descendrai pas sous terre, je ne monterai pas aux cieux. Car je ne suis ni Dante, ni Christ, mais celui qui vient après eux et voit l’avenir de moins loin. Car je ne veux pas intéresser les hommes à des douleurs imaginaires, et combattre à grand’peine des adversaires supposés. Dieu merci, 453 les maux et les ennemis ne manquent pas sur terre. — Et c’est sur terre qu’il faut les vaincre.

J’ai donc résolu d’alarmer mes semblables par l’exact récit de leurs souffrances réelles, de les absorber dans cette contemplation torturante : afin de les faire rougir d’eux-mêmes et de les soulever de la poussière où ils sont prosternés. J’ai juré de toucher de ma plume les plaies qu’ils abandonnent, d’y verser l’encre corrosive et la salive amère, et de faire saigner, sous ma rage, les cicatrices de l’honneur devenues insensibles.

Je ne serai pas complice, volontairement du moins, des gens de conciliation, des savants et des endormeurs ; je parlerai net et ferme ; je ne recommanderai pas à mes semblables de souffrir encore, de souffrir toujours. Mais je prendrai dans mes mains un rasoir tranchant et une botte de joncs serrés. Et quand les joncs se plaindront le plus fort, quand ils se reprocheront réciproquement leur gêne, je trancherai le nœud qui les presse de ma lame de fer. Et je dirai :

« C’est ainsi, mes contemporains, que vous pouvez vous délivrer de toute souffrance, dès à présent et à jamais. Ne vous poursuivez plus, ne vous accusez plus, ne vous combattez plus dans vos personnes. Mais faites du contrat social qui vous blesse ce que je viens de faire de ce lien d’osier : des morceaux ! Délivrez-vous par la force de vos bras, par l’énergie de votre vouloir. Ou bien attendez que la Mort qui détruit tout vous enterre avec vos conventions injustes. — Quia apud Dominum copiosa redemptio, comme il est dit au psaume.


Je dirai seul le cantique de tristesse et de vengeance. Je ne demanderai pas au peuple le bruyant refrain de ses chœurs ; je ne supplierai pas les partis de propager mes strophes ; je n’irai pas dans les églises décrocher les harpes des prophètes suspendues aux clous d’or ; je ne ferai ni vers ni complaintes !

Je chanterai seul. Car les peuples sont insensibles aux misères des individus, et les partis en sont avides ; car les prêtres du passé se donnent pour prophètes et bercent les hommes aux psalmodies honteuses de leur mendicité ; car la Mesure harmonieuse fait oublier les paroles qu’elle secoue dans les plis brillants de sa robe.

Je chanterai seul. L’oubli général de la justice, l’humiliation du pauvre, l’outrecuidance du riche, la torpeur du peuple, la marche 454 indécise des événements, rien ne me fera changer les termes de ma juste et éternelle protestation.

Je chanterai seul. Quand le cerf pleure, quand les chiens fouillent à plein museau ses entrailles fumantes, quand les hommes s’enivrent de ce carnage, l’inflexible son du cor domine tout cela ! Donc je sonnerai le Hallali du Prolétariat égorgé par le Monopole. Ma voix claire et vibrante constatera la vérité dans toute son amertume, elle dénoncera l’assassinat qui se commet sur terre. Vienne ensuite la Vengeance à l’heure qu’il lui conviendra de choisir, je me serai mis en paix avec ma conscience d’artiste, de révolutionnaire et d’honnête homme !


Je suis au milieu de la vie. L’Illusion a traversé ma tête sans blaser mon cœur, le Désespoir a mordu mon sein sans altérer ma foi dans la Révolution. Je n’ai pas assez fréquenté les hommes pour tremper dans leurs tristes calculs ; je n’ai pas vécu dans une solitude assez close pour méconnaître les tendances des sociétés. Je me trouve précisément dans les conditions favorables pour dire les misères et les espérances de mes pareils, pour pénétrer dans tous les cercles de notre Enfer, pour recueillir les plaintes des ouvriers à perpétuité, pauvres forçats de naissance qui supportent le poids du jour et de la chaleur ; qui roulent, sous leurs pieds meurtris, le rocher de Sisyphe : je veux dire le boulet du travail forcé !


Muse des cieux obscurcis, toi dont le regard sombre attend toute la nuit l’étoile du matin, l’étoile d’espérance, Douleur ! prête-moi tes soupirs ! Et toi, mâle Courage qui permets à l’ouvrier de subir ses rudes peines, inspire-moi : pour que je lui donne conscience de tout ce qui détruit son corps, de tout ce qui dégrade son âme, de tout ce que son bras peut abattre dans sa bonne cause ! Réveillez-vous, mes sens ; toi mon estomac, crie ta douleur ordinaire ; regardez, vous les yeux de mon intelligence :

Voici. Le voile qui couvre la Passion du pauvre se déchire en long et en travers ; le vent qui gémit en écarte les lambeaux. Et ma vue plonge derrière, sur un spectacle affreux :

Les affamés se disputent dans les ruisseaux les miettes que les repus y laissent tomber avec dédain. Ce qui coule, ce sont des flots de larmes, des sueurs profuses, des rivières de sang. Ce qui sent mauvais, ce qui attire les mouches ce sont des chairs baveuses, des plaies grises, malignes et gangrenées. Ce qui blanchit, 455 vieillit, fend le cœur et épuise, ce sont les tremblements causés par les métaux ; ce sont les fièvres, les fléaux, les disettes, les grèves, les misères, les asphyxies, les homicides, infanticides et suicides dont le nombre va chaque jour croissant, ainsi que les flammes dans un incendie qu’on ne veut pas éteindre !

L’Enfer est sur la Terre !


II


Pleurez, femmes de Piémont ! L’exploiteur vous dérobe les hommes pleins de force ; il en fait des cadavres qu’il vous rend juste à temps pour les porter en terre !

La vraie guerre de Russie, l’éternel assaut de Sébastopol, le combat meurtrier de chaque jour, c’est celui que le bras nu livre au capital bardé de fer. Dans les ateliers, la gloire ne chante pas de fanfare éclatante, le canon ne crie point de sa voix homicide, le sang ne coule pas. Mais la Mort frappe sûrement, et les blessures qu’on y reçoit ne pardonnent jamais. Mais personne encore n’est revenu de cette maladie lente qui s’appelle le travail à la tâche, à la force, à la journée ; le travail du prolétaire, du serf, de l’esclave, de l’homme qui ne s’appartient plus !

Femmes de Piémont, que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Vos mortelles souffrances, vos regards suppliants, votre maigreur, la pâleur de vos traits rendront peut-être à vos amants, à vos fils, à vos pères la force de s’affranchir, de vivre enfin comme il convient à des hommes !

Pleurez, femmes de Piémont, comme pleuraient les braves, les Italiennes d’autrefois. Pleurez pour rendre furieux ceux qui vous aiment, non pour les attendrir. Pleurez, criez vengeance, et déposez à leurs pieds et du fer et des torches. Qu’ils ne vous caressent plus de leurs mains durcies par l’avilissant labeur ! Qu’ils soient rendus par vous aux joies de l’amour, du bonheur ! Que la femme sauve l’homme, l’homme qui n’a plus ni force, ni vouloir, ni conscience de ce qu’il vaut !

Pleurez, femmes de Piémont ! Que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Pleurez de désespoir, de rage et d’orgueil 456 offensé. Relevez-vous les premières : en Occident les hommes sont morts !


Ô Nature ! pourquoi sourire si joyeusement à la pauvre Italie ? Pourquoi lui prodiguer le beau soleil, les ruisseaux, la verdure, les brises embaumées, l’atmosphère diaphane, les fruits d’or et de pourpre et les cieux d’azur ? Pourquoi tant de splendeur sur ses misères si noires ? Pourquoi des décors de paradis sur ses drames d’enfer ?

Hélas ! partout où l’homme passe, il traîne après lui la disette et la mort ; on peut suivre sa trace aux cadavres des pauvres étendus sur sa voie. Il ruine les contrées fertiles il convertit en déserts les villes peuplées ; il assombrit le pavillon si pur qui brille sur sa tête. Le travail forcé, le paupérisme, la maladie, la servitude le suivent partout comme une meute vorace !

Hélas ! la Misère étend sur le monde râlant ses deux bras qui grandissent. Où qu’il fuie, le prolétaire foule un sol occupé déjà ; c’est pour d’autres qu’il sème, pour d’autres qui se croient dans leur droit en l’épuisant. Où qu’il naisse, le prolétaire vit pour travailler et ne travaille pas pour vivre, mais pour suer, souffrir, maigrir, dépérir et mourir avant l’âge !

Hélas ! dans aucune ville d’Europe la détresse de l’ouvrier n’est plus grande que dans la belle cité de Turin. Nulle part elle n’est plus dépourvue de ressources, plus privée de remèdes, plus menaçante de s’éterniser. Nulle part le travailleur n’est aussi maltraité par le patron, aussi délaissé du pouvoir et des partis, aussi réduit à l’isolement, à la résignation. Nulle part il n’est plus morne, plus souffrant, plus chétif, plus désolant à voir. C’est ici que l’homme endure réellement l’exil, le martyre, le crucifiement de l’âme et du corps. C’est ici qu’il voit passer la vie des autres du fond de son tombeau !

Pleurez, femmes du Piémont ! Que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Pleurez de désespoir, de rage et d’orgueil offensé ! Relevez-vous les premières : en Occident les hommes sont morts !


J’ai suivi le prolétaire piémontais pendant sa vie. Sur l’honneur, je ne croyais pas que le soleil pût éclairer des maux semblables. Et j’ai trouvé mon sort bienheureux en le comparant à son sort. Et j’ai béni l’exil qui m’amenait en face de cette misère navrante et centuplait la sensibilité de mon cœur. Et j’ai fait taire 457 ma propre douleur pour décrire sa douleur. Et j’ai déposé sur la table où j’écris un rameau de cyprès. Et je me suis renfermé dans les ténèbres. Et je n’ai parlé de rien, avec personne, pendant toute une semaine, pour n’être pas distrait de la tâche sacrée que j’avais juré d’accomplir. Et tout ce que j’ai vu, je le rapporte ici.

À Turin, l’ouvrier travaille de six heures du matin à dix heures du soir pour vingt-cinq sous en moyenne. Il est logé dans quelque trou de mur ; pour être plus exact, je devrais dire qu’il perche dans des mansardes délabrées où se réjouissent les vents, la pluie, les grandes chaleurs et les oiseaux de nuit. On lui fait sécher les maisons neuves et achever les vieilles. Il couche sur la paille humide, marche sous le haillon, ne connaît d’autre feu que celui de la forge. Il ne boit que de l’eau. Sa nourriture habituelle se compose de pain noir et de polenta, de fruits malsains ; jamais de viande n’a craqué sous sa dent. Une heure lui est accordée pour manger dans le jour, une heure exactement ! Car telle est l’avarice, l’inhumanité, la brutale, cynique et ignoble convoitise des patrons qu’ils poursuivent leurs malheureux esclaves comme des têtes de bétail, de peur qu’ils ne leur volent une seconde de temps, une goutte de sang ou un effort de muscles.

Oh damnation, désespoir et rage ! Oui, pour vingt-cinq sous l’homme le plus grossier peut acquérir aujourd’hui la propriété d’un autre homme ! Pour vingt-cinq sous il a le droit de faire tout ce qu’il veut de cet autre homme, de le courber sous les fardeaux, de le forcer à la tâche, de le rôtir au feu, de le faire mourir de faim. Car cet autre homme est à lui depuis la pointe des cheveux jusqu’à la plante des pieds, d’une aurore à l’autre, et de nuit et de jour.

Oui, de nuit et de jour ! Hélas ! quand l’astre tout puissant est rendu de fatigue ; quand sur les arbres, parmi les herbes hautes, dans les maisons heureuses, tous les êtres vivants s’abandonnent au repos ; quand la nature est calme et murmurante ; quand la voluptueuse lassitude détend les membres ; quand le sommeil promène par les artères ses douces caresses ; quand le souffle égal d’une paisible respiration s’échappe de toutes les poitrines : quand tout se renouvelle…

C’est alors que l’ouvrier piémontais doit vieillir, se détruire, s’épuiser, s’user, sécher à la corvée ! Trois nuits sur six, il lui faut reprendre la tâche au moment où il espérait la quitter ; il lui faut s’affaisser sur elle avec l’estomac vide jusqu’à ce que son cœur se soulève de dégoût, jusqu’à ce qu’il en soit exténué, jusqu’à ce 458 qu’il en rêve, jusqu’à ce qu’il en devienne fou, jusqu’à ce que la tristesse s’empare de son âme au point de ne plus lui permettre de ressentir la virginité d’une impression quelconque. Et s’il ne le fait pas, c’est le renvoi de l’atelier, la suppression du salaire et du pain, la mort…… Le Droit du patron va jusque-là !

Pourquoi le jour et la nuit se succèdent-ils dans les cieux, quand, sur la terre, les hommes n’en tiennent pas compte ? Pourquoi les pauvres ne jouissent-ils ni de l’ombre ni de la chaleur ? Pourquoi le soleil se lève-t-il, se couche-t-il sur leur triste travail ? Pourquoi la lune favorise-t-elle tant d’assassinats de sa douce lumière ?

Pourquoi, pourquoi se prolonge la vie de l’homme qui ne sert qu’à détruire les autres ? Pourquoi sa santé, l’éclat de ses yeux, la finesse de son oreille, la lucidité de son intelligence ? Pourquoi ses héritiers enfin, puisque tout cela commet le mal de propos délibéré, sans remords ?

Pourquoi les pauvres sont-ils pris dans un cercle de maux si serré, si fatal qu’il leur faille encore faire bonne mine à leurs bourreaux, quand ils devraient en tirer justice avec les ongles et les dents ?

Pourquoi l’intérêt privilégié du capital, la dépréciation, la non-valeur du travail ? Pourquoi la nécessité de l’existence dans des temps comme les nôtres ? Pourquoi l’exploitation, le salariat, le paupérisme ? Pourquoi la Civilisation de la propriété ?

Et comment la détruire ? Que faire contre elle ?… Des grèves ? On les dissipe avec le fer et le plomb. — Des révolutions ? On les achète avec l’or. — Des livres, des doctrines ? On les étouffe. — Des journaux, des constitutions ? La censure les interdit, l’ambition les dénature, l’hypocrisie les efface, le bon sens public les déchire : on ne lit plus, d’ailleurs.

Le fer seul est plus fort que l’argent. — Ce qu’il faut pour nous délivrer, c’est le bouleversement du monde, le sac de l’Occident, l’invasion du Nord. Je le dirai, je le crierai tant que je n’entendrai pas les coursiers de l’Ukraine hennir à la porte des bourgeois moitié morts. Pas un ouvrier ne sera délivré sans cela, pas un abus ne sera détruit. Et toutes les révolutions qui éclateront jusque-là dans l’Occident ne serviront qu’à rendre les rapports du maître et du salarié plus iniques encore.

Pleurez, femmes de Piémont ! Que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Pleurez de désespoir, de rage et d’orgueil 459 offensé ! Relevez-vous les premières : en Occident les hommes sont morts !


Mais vous ignorez donc, exploiteurs misérables, qu’il faut du fer au sang et de la fibre aux muscles pour que l’homme s’entretienne ? Vous ne savez donc pas que ses forces ne se réparent point d’elles-mêmes, qu’elles ne se refont qu’avec le vin, la viande, l’air, le mouvement, le repos et le sommeil. Je vous le dis : Un ressort ne saurait être toujours tendu. L’homme ne prête pas comme une substance élastique. On perd quand on veut économiser sur lui ; ce n’est jamais impunément qu’on le tente !

Le repos a des droits qui ne périment pas ; le travailleur qu’on prive de tout ce qui est nécessaire à la vie ne trouve plus en lui-même ni l’énergie, ni l’intelligence désirables pour soigner son travail. L’émulation lui manque ; son bras devient inerte, sa tête sans vouloir. On le voit s’endormir de jour quand il n’a pu se coucher la nuit ; il met quatre heures à faire ce qui n’en voudrait qu’une. Il est tellement déprimé, flétri par l’esclavage, tellement fait à la chaîne que, dans les heures de repos même, il se promène tristement autour de l’atelier de son maître. Il est là, bras croisés, dans l’attitude d’un être las de la vie, ne sachant diriger ses pas ailleurs, ne le pouvant point, ne le voulant point, entrant, sortant, mangeant, buvant au son d’une cloche, comme font les troupeaux.

Ah ! qu’elle est profonde, indélébile l’empreinte que laisse la servitude sur une face humaine : rien ne saurait l’effacer. Il n’est pas besoin de marquer d’un signe infamant les forçats du travail ; chacun de leurs traits et de leurs mouvements trahit le sceau fatal ! Ils ont le dos voûté, la démarche pesante, la face terreuse, verte comme celle d’un cadavre qu’on aurait exhumé. Quand un homme a subi dix ans de cette condamnation à perpétuité, rien ne le relève plus ; le mal est dans son sang, l’incurable mal de la misère !

Ô moderne Ixion, que ta roue tourne vite ! Comme elle te broie, te déchire ; comme elle verse ton sang vermeil ! Jour par jour, goutte à goutte, ta vie non réparée s’écoule ainsi qu’un fleuve dont la source est tarie ! Un muscle après un autre, puis, les poumons, le cœur et le cerveau si fin : tout y passe à son tour ! Notre sol est jonché des débris d’hommes que l’industrie disperse ; la terre est transformée en un champ de détresse qui ne produit plus que des ronces ! Et sur sa face souillée le monde 460 se promène, danse, communie, présente des offrandes aux Dieux et des impôts aux rois, mène équipages et noces et pompes triomphales !

Voilà pourtant ce que vous faites, ô riches, de l’homme votre semblable ! Vous ne lui laissez que la douleur pour aiguillon et conscience de sa misérable vie ! La terre, dites-vous, n’est peuplée que pour vos ravages ! Et vous moissonnez parmi les foules humaines avec une faucille d’or, les deux pieds dans le sang ! Et vous semez la mort avec les os des cadavres immolés à vos convoitises ! Et vous allez ainsi jusqu’au bout du sillon, ne trouvant jamais la graine trop abondante, ne vous fatiguant jamais de la recueillir et de la jeter au sol.

Ne vous êtes-vous jamais demandé, par hasard, ce que deviennent le sang, la chair et l’âme qui disparaissent ? Ignorez-vous que l’être est immortel dans son essence, que le déshérité renaît sans cesse avec son oppresseur, qu’ils sont liés l’un à l’autre par les étroites chaînes d’une justice terrible ?

Ah ! quand vous buvez joyeusement le jus vermeil de la vigne, quand vous mangez avec appétit la viande succulente des animaux, ne craignez-vous pas que ce vin ne vous empoisonne, que ces aliments ne vous nourrissent point ? Ne sont-ils pas malades, appauvris, comme le sang et la chair du travailleur que vous avez viciés par vos exactions ? Et quand il vous naît des enfants, quand ils se révoltent contre la tyrannie paternelle, quand ils embrassent la cause du peuple contre celle de ses exploiteurs, ne reconnaissez-vous point en eux les âmes vengeresses de ceux que vous avez mis à mort ?

Commettre l’iniquité, sachez-le, c’est éterniser la peine. Le mal fait à l’homme par l’homme revient sur l’homme par l’homme : Tout s’acquitte, tout se rend sur la terre : tortures et récompenses. Une stricte rémunération de tous nos actes, telle est la Providence ; elle règne ici-bas : c’est nous qui la faisons à notre image. Il n’est pas d’autre enfer, pas d’autre purgatoire que ceux du Paupérisme et de la Médiocrité ; chaque fraction sociale y passe à son tour, de siècle en siècle. Le pauvre d’aujourd’hui sera le riche de demain, tant qu’il y aura parmi les hommes opulence et misère.

Pleurez, femmes de Piémont ! Que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Pleurez de désespoir, de rage et d’orgueil offensé ! Relevez-vous les premières : en Occident les hommes sont morts !


461 J’ai vu le cadavre de l’ouvrier piémontais. Et la Mort, qui ne ment pas, m’a montré ce que faisait du corps de l’homme une existence de privations et de misères. En voici la description :

Estomac réduit aux proportions de celui d’un oiseau, couvert de cicatrices, d’indurations, de mille plaies chroniques. — Chacune de ces plaies provient d’un jeûne, et chaque jeûne reproduit une plaie. On peut suivre ainsi les dates de toutes les épreuves que ces malheureux corps ont traversées dans cette vie. — Muscles amincis, amaigris, infiltrés, réduits à une substance d’un blanc-jaunâtre qui se déchire sous la pression du doigt. — Lèvres pâles, plombées ; l’angoisse leur a fait prendre l’habitude de la contraction. — Artères et veines rétrécies, flasques. — Cœur élargi, relâché, altéré dans sa structure intime, d’une fibre sans consistance. — Cerveau ramolli, gonflé d’un sang verdâtre, parsemé de dépôts calcaires : ce sont autant de traces des appréhensions désespérantes qui tourmentaient l’ouvrier dans son travail de chaque jour. — Sang raréfié dans ses éléments plastiques, substantiels, essentiels à la reproduction des forces agissantes. — Système nerveux dominant tous les autres, comme sur les cadavres des gens de lettres…

Et voilà donc où tant de travail aboutit ! À la langueur dans la vie, à la rapide venue de la mort, à la table de dissection ! La tombe ne s’ouvre-t-elle pas assez vite sous l’homme fragile qu’il prenne à tâche de la creuser ainsi ? Ah maudit soit l’instinct qui nous rattache à l’existence ! Que de douleurs s’épargnerait l’ouvrier en se laissant aller au long sommeil ! Que de coupes amères écartées de ses lèvres !

Moi, voyant cette carrière d’angoisses, je leur ai souvent demandé comment ils pouvaient la subir. Oui, j’ai eu ce courage.

Eux m’ont fait la plus éloquente des réponses ; ils ont pris leurs enfants dans leurs bras et les ont embrassés. Et ces pauvres petits souriaient si doucement, leurs pères les aimaient tant, ils se consolaient si souvent près d’eux et de leurs mères, que j’ai gardé pour mon âme les tristes réflexions qui m’obsédaient.

Je pensais : Pourquoi le pauvre aime-t-il quand le riche ne lui en laisse pas la faculté ? Pourquoi le travailleur anime-t-il la poussière du souffle de la vie ? Pourquoi reproduit-il son image désolée ? Ne l’a-t-il pas vue bien triste, bien plaintive dans les ruisseaux grondeurs ? N’a-t-il pas trop souvent médité d’en finir au fond des verts abîmes ? Pourquoi donc se créer à lui-même de 462 nouvelles tortures ? Pourquoi donner, avec la lumière, le funeste don de souffrir à des êtres qui le lui reprocheront un jour ?…

Damnation ! À notre époque maudite, la vie naît abondamment de la misère ; elle la recrée, l’entretient, la développe, la fouette, la provoque. Et telle est la fatalité de la situation, qui ni l’une ni l’autre ne peuvent céder, qu’elles ne cesseront pas de s’embrasser, de s’engendrer. Telle est la malédiction, que du travail forcé renaîtra sans cesse l’attrait à l’accouplement, le besoin de consolation qui attire les sexes l’un vers l’autre.

Cercle infernal ! Hélas pourquoi la fécondité, le travail, l’existence, tout ce qui devrait nous rendre heureux est-il frappé de stérilité, de tristesse, de réprobation ? Pourquoi l’Amour si fort pour produire le bien, pourquoi la Mort si forte pour détruire le mal ajoutent-ils encore aux infortunes du pauvre ? Pourquoi la femme, les enfants et les baisers de son cœur sont-ils maudits, sont-ils perdus ?

Société, société, c’est toi l’honnête, la considérée, la puissante Babel, l’infâme, la receleuse, l’empoisonneuse, la concubine des voleurs qui repasses en silence le couteau des homicides. Tu forces l’homme robuste à maudire la virilité de ses reins, et la mère de famille à déplorer la fécondité de ses entrailles ! Tu rends la volupté détestable au pauvre, tu sèmes sa couche d’épouvantements ! Tu lui fais désirer d’être pris d’une invincible répulsion d’amour ! Et quand ses pauvres enfants lui tendent leurs petits bras roses, c’est encore toi, mégère, qui couvres la franchise de ses traits d’un masque de férocité terrible, et fais germer dans son cœur, vingt fois l’an, l’abominable, l’irrésistible, pensée de broyer la tête de ses enfants entre les mors de son étau !

Pleurez, femmes de Piémont ! Que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Pleurez de désespoir, de rage et d’orgueil offensé ! Relevez-vous les premières : en Occident les hommes sont morts !


Le patron pénètre dans le cœur de l’ouvrier ; il en extrait tous les sucs de la vie, puis, impuni, s’en retire avec la même facilité que la guêpe, du casque d’une fleur. Il laisse derrière lui bien des cadavres, et pas un remords, pas un regret, pas même une réputation douteuse. Son œil est dur comme du verre, son cœur ne bat plus que sous l’impulsion de la peur.

— Le patron, nom trompeur, amère ironie dans la langue de ces temps détestables ! Le patron d’autrefois, c’était le patricien 463 aux manières bienveillantes, le guerrier fort, le bon riche, le bon larron qui prenait soin de ne pas laisser mourir le faible et l’indigent. Le patron d’aujourd’hui, c’est une sorte de chiffonnier décrassé, liardeur, qui dévore la substance du pauvre et ramasse sur ses établis le restant du pain de sa détresse ! —


Il y a tant de misère dans ce pays ; le travail y est si pénible, si perpétuellement ingrat, le sommeil si rare, la nourriture tellement insuffisante que la race des travailleurs s’y est appauvrie. Vous la voyez malingre, rachitique, contrefaite, hébétée, presque sans vie, se traîner le dimanche sous les brillants portiques. — Comme si la croix du travail forcé n’était pas assez lourde pour faire fléchir les plus forts, et qu’il fallut y ajouter celle de la déformation !

Il y a tant de cupidité dans ce pays, la soif du gain y est si grande, la rapacité, la barbarie, l’exploitation y marchent avec tant d’impudeur à visage découvert, que l’entrepreneur, après avoir ruiné la constitution des malheureux ouvriers, prélève sur eux l’escompte de leurs infirmités. De sorte qu’il peut faire le calcul des bénéfices que lui rapporte la dénaturation de ses semblables ; de sorte qu’il la produit, l’entretient à dessein et ne s’en cache pas ! — Nous trouvons barbares les Chinois qui brisent le pied de leurs femmes pour les rendre plus jolies et plus fidèles, tandis qu’il nous semble très simple que les Européens mutilent les travailleurs pour leur ôter toute force et tout courage. En vérité, nous sommes des cannibales très comme il faut !


Il y a tant de cupidité dans ce pays que le patron renvoie sans pitié le plus habile, le plus assidu, le plus ancien de ses ouvriers, dès qu’il en trouve un autre qui puisse faire à peu près aussi bien pour un prix inférieur. — L’homme ne s’attache plus à l’homme que comme le tigre à la gazelle, pour le dévorer !

Il y a tant de misère, dans ce pays que le travailleur est obligé de subir toutes les conditions de son maître, de lui faire crédit plusieurs semaines, de passer les fêtes et les nuits au même prix que les jours, de gagner des médailles d’or pour un morceau de pain ! — Le capital achète tout, revend tout, corrompt tout. Le civilisé, c’est l’homme au masque d’argent !


Il y a tant de misère dans ce pays que le maigre salaire de l’ouvrier doit encore suffire pour sa famille, et qu’il lui faut entretenir 464 souvent six ou sept personnes avec sa paie du jour. Car les femmes et les enfants ne reçoivent pas cinquante centimes en moyenne quand ils travaillent, et c’est rarement qu’ils trouvent à gagner leur vie. — Travailler, jeûner, veiller, mourir : c’est le refrain de l’indigence !

Il y a tant de cupidité dans ce pays qu’on a calculé jusqu’au dernier morceau de pain indispensable à la réparation de la machine ouvrière, et que jamais il ne lui est donné plus. — Ô désolation, profanation de la nature humaine ! On graisse l’instrument, on maigrit l’ouvrier. Et bien souvent l’un est réduit à lécher le fer crasseux de l’autre !


Il y a tant de cupidité dans ce pays que l’homme cultive, récolte et vend les fruits de la terre sans plus y goûter que le panier qui les contient. Le vigneron ne connaît pas la saveur du raisin, le fermier porte le beau froment au marché et se gonfle de mauvaise farine d’orge et de maïs. Les travaux des champs sont plus dépréciés encore que ceux de la ville. Dans les villages, bien des enfants, bien des vieillards meurent de faim : on dit que c’est du choléra ! Pourvu que l’ouvrier semble vivre, pourvu qu’il rapporte tant par jour à celui qui l’exploite, qu’importe s’il existe réellement, s’il se meut et s’il pense ? — Plus l’homme se rapproche de la brute pour la patience et la sobriété, mieux il convient à son maître.

Il y a tant de misère dans ce pays ; le travailleur y est tellement abandonné, méconnu, méprisé par les intrigants politiques, les partis les plus avancés s’inquiètent si peu des droits organiques de l’homme, que dans leurs plus affreux désespoirs, dans leurs plus grandes famines, les ouvriers manquent de toute direction, de tout conseil. — Il n’est pas d’association ouvrière à Turin, pas une grève n’y est possible faute de ressources et d’énergie !


Il y a tant de misère dans ce pays que, pour fuir l’angoisse de son âme, le pauvre doit souvent se réfugier dans les bras de l’ivresse. — L’Ivresse ! la fausse bonne fille aux joues roses de feux et non de fraîcheur, la consolation dernière, plus assassine encore que la Prostitution ! Autant d’hommes la fréquentent, autant meurent promptement dans des douleurs atroces ! Elle les endort sur son sein râlant, verse à leur estomac des liqueurs corrosives, ce que l’on nomme l’eau-de-vie, les boissons cordiales, 465 ce que j’appelle l’eau-de-mort, les poisons desséchants, qui dissolvent les tissus, les brûlent, les carbonisent et ne trompent la faim que pour l’exaspérer !

Il y a tant de misère dans ce pays que souvent le travailleur envie le sort du prisonnier et du mendiant. Il tend la main à ceux qui passent, il se fait enfermer pour être sûr d’un gîte, pour conjurer la faim ! Souvent aussi, dans cette extrémité, il conduit ses enfants et sa femme sur la place, les fait chanter, danser, égayer le public, quand ils ont la mort dans l’âme, quand lui, l’infortuné, souffre encore bien plus qu’eux !


Il y a tant de misère dans ce pays que les plus chers instincts de la nature finissent par céder à la nécessité. L’inexorable paupérisme engendre la prostitution occulte et précoce. L’ouvrier, manquant de tout, ne doit pas voir le déshonneur de sa femme, la vente de son enfant et les messieurs bien mis qui frappent à sa porte pour introduire l’opprobre en son pauvre foyer. Il doit ne pas ressentir les plus mortels outrages ; il lui faut rester sourd aux réclamations de sa dignité, poser une main de glace sur les battements de son cœur et mille fois mourir de rage et de dégoût.

Il y a tant de misère dans ce pays que le travailleur est dépossédé de tout ce qui rendrait sa vie plus douce : des jouissances de l’esprit, des épanchements du cœur, des purs baisers des siens, de la paix de son âme. On lui a tout pris ; on a déformé son corps, souillé sa conscience, laissé son intelligence en friche comme un triste marais !


Ah ! si l’on pouvait réunir toutes les lamentations, tous les blasphèmes échappés à la patience du pauvre, toutes les larmes qu’il répand, tous les sanglots qu’il dévore, la voix des échos en serait obscurcie, les abîmes des océans et des enfers ne sauraient contenir tant de tortures. Et pourtant combien il faut qu’il en soit encore versé, de pleurs amers, avant que le dernier fasse déborder la coupe de bronze que l’impitoyable Monopole toujours présente aux hommes de sa main décharnée !

Ainsi le veut ce siècle ! Tout ce qui est éternel, immatériel en nous, il faut le sacrifier à tout ce qui est temporel, fait d’argile et de fange, rebutant, fatigant de quotidiennes nécessités. L’âme est esclave du corps, la pensée du besoin ; l’enveloppe étouffe l’essence ; l’inspiration, l’honneur, l’amour, la liberté, la dignité d’un homme dépendent de l’état de son estomac.

466 Étrange dégradation de la nature vivante ! Suicide éternel ! En quoi la mort diffère-t-elle donc tant d’une pareille existence ? Je le répète, je la trouve plus rapide, plus franche, escortée de moins d’angoisses et de terreurs : ce n’est qu’un mauvais quart d’heure à passer !

Pleurez, femmes de Piémont ! Que vos beaux yeux fondent en larmes sanglantes ! Pleurez de désespoir, de rage et d’orgueil offensé ! Relevez-vous les premières : en Occident les hommes sont morts !




Ah comment l’homme ne maudirait-il pas la puissance de l’homme, les merveilleuses découvertes de l’industrie, le génie, la richesse, la gloire qui tournent contre lui ? Quand ses mouvements sont paralysés par ceux des machines, quand il se sent emprisonné, gémissante victime d’une transformation gigantesque, dans une écorce de fer, comment ne chercherait-il pas à la briser ? Certes il reconnaît que la machine est belle, qu’elle fait plus de travail que l’homme et pourrait lui épargner beaucoup de peine ; mais il voit aussi qu’elle fonctionne à son détriment, qu’elle lui ravit son pain.

Et pourquoi cela ? Parce que nous traversons une phase de transition, de décadence et de préparation, phase ambiguë, critique, marquée par la souffrance des personnes, la tension des choses, le déchaînement des désirs et l’insuffisance des ressources. Nous ne pouvons encore détacher nos corps du passé, et déjà nos aspirations entraînent nos esprits vers l’avenir : de là dilacération plus écartelante chaque jour. Les machines actuellement inventées s’appliquent sur la société d’aujourd’hui comme des membres de géant s’adapteraient sur un tronc de nain. Elles ne fonctionneront avantageusement pour tous que dans l’avenir, quand les richesses sociales plus équitablement, plus généralement réparties permettront une consommation immense qui s’accompagnera d’une production proportionnelle.

De l’absence de toute justice distributive il résulte que les machines destinées à faire le bonheur de l’humanité dans l’avenir, contribuent, quant au présent, à assurer son malheur ; — qu’elles sont nuisibles à tous, bien qu’elles paraissent favorables à quelques-uns ; — qu’elles sont dirigées par le monopole, 467 qu’elles travaillent pour lui, c’est-à-dire avarement, mesquinement, épargnant, s’arrêtant, calculant sur des intérêts exceptionnels. — Toutes conditions déplorables qui éternisent le Privilège, c’est-à-dire l’expropriation de tous au profit de quelques-uns, la misère pour les premiers, la malédiction, les soucis, les remords pour les seconds. — Privilège étrange en effet, celui que tous veulent conserver et qui ne profite en définitive à personne, la roue rapide de la fortune précipitant les hommes en un instant du faîte des grandeurs au gouffre d’infortune ! — Mirage d’un faux bonheur, nous détournant de la poursuite du bonheur véritable qui, pareil au soleil de justice, nous réchauffera tous sans brûler personne.

Révolution, grande déesse à la marche inflexible, faut-il te bénir, faut-il te maudire, loi qui n’avances qu’en brisant, en déchirant ? Faut-il seulement relever nos morts, et pleurer, et leur donner sépulture paisible, et te regarder courir, locomotive ardente, sur tes rails enflammés ? Faut-il que l’ouvrier détruise les machines ? Faut-il qu’il les adore ?

Ni l’un ni l’autre. La question n’est pas là. Les machines sont des instruments, elles reçoivent l’impulsion d’une volonté : voilà tout. Quant à l’intelligence qui les dirige, elle est mue par la justice ou par l’iniquité. Le principe d’aubaine est-il juste ? Est-ce légitimement que l’État et les compagnies capitalistes exploitent avec privilège exclusif les découvertes de l’industrie moderne ? C’est aux intéressés à résoudre cette question dans la droiture de leurs cœurs. Moi, j’ai prononcé, dans ma conscience impartiale et tranquille, l’arrêt de destruction de la propriété. Dans une révolution nouvelle, ce n’est pas la machine que je briserais, c’est le code civil que je livrerais aux flammes ; c’est le retour de l’abus et de l’héritage dans la jouissance que je voudrais prévenir à tout prix ; ce sont les droits du travail que je consacrerais définitivement ainsi dans l’organisme des sociétés.

Tant que les choses iront autrement, on peut bien dire qu’elles iront mal. Tant que les individus ne pourront pas tous employer leurs facultés et satisfaire leurs besoins, on peut bien voir qu’ils souffriront. Tant que des mécanismes tout-puissants de production seront mis en balance avec des ressources de consommation parcimonieuses, misérables, avec une répartition capricieuse, agioteuse, injuste, on peut bien compter qu’il y aura disharmonie dans la constitution sociale, hausse et baisse désastreuses, flux et reflux meurtriers, coups de bourse, coups de banque, 468 bank-notes, banquiers, banquistes, banqueroutiers et banqueroutes. Tout d’abord la concurrence fera des offres supérieures aux demandes, mais elle ne pourra pas les renouveler longtemps faute de consommateurs. Et alors les plus riches entrepreneurs resteront maîtres absolus d’un marché limité qu’ils exploiteront avec des capitaux et des ateliers considérables, — leur propriété. D’où résultera que les tarifs de vente et d’achat, le prix de revient, le taux des bénéfices, le nombre et le salaire des ouvriers, les conditions et heures de travail seront à leur merci et miséricorde. Or nous savons, à n’en pas douter, que la justice est partiale quand elle repose dans les mains de quelques-uns. Nous savons encore, grâce à une expérience de six mille ans, positivement supérieure à toutes les doctrines du vertueux maître d’école Auguste Comte, nous savons, dis-je, par nous-mêmes et par tous que l’altruisme n’est pas précisément le mobile de l’homme quand les moyens lui sont laissés de conspirer avec son égoïsme la ruine de son semblable.

Au contraire, dès que tous les biens de la terre seront convertis en instruments de travail et de reproduction générale, dès que l’activité de l’homme pourra se déverser, s’épancher sur toutes choses, la production et la consommation n’auront plus de bornes ; une distribution haletante, équitable, les équilibrera, les excitera, les provoquera sans cesse. Alors tous les hommes concourront, suivant leurs aptitudes, à un marché sans limites qu’ils exploiteront au moyen de signes d’échange et d’ateliers innombrables, — instruments de fabrication appartenant à l’humanité. Alors tous les hommes seront des ouvriers qui exécuteront pour la masse sociale des travaux attrayants et spéciaux, tout en conservant leur liberté d’action. Alors les lois de la production et de la consommation, ainsi que les taux des valeurs, seront établis par le fait même d’une circulation incessante de tous les biens de la terre entre tous les membres de la société. Or nous savons, à n’en pas douter, que la justice est impartiale quand elle repose dans les mains de tous, quand chacun est gardien de son bon droit. Nous savons, grâce à l’observation de la nature humaine, positivement supérieure à toutes les doctrines de l’illustre demi-Dieu Comte, que l’égoïsme est le mobile de toutes les actions de l’homme libre, et que l’intérêt de chacun ne peut nuire à personne dans une société, juste, dépossédée de moyens d’accaparement et de violence.

Maudit soit le Présent, cet enfant moqueur sans espérances, 469 ce vieillard maussade sans souvenirs ! Maudit soit notre siècle qui se défie de l’Avenir et méprise le Passé ! Malheur au Monopole qui, de sa main de fer, a lancé les machines qui portent dans leurs flancs la Révolution ! Mais aussi, malheur aux travailleurs, aux pauvres, à tous ceux qui s’approchent le plus des funestes engrenages ! Rien ne peut les sauver ! Le ressort est tendu comme la corde d’un arc ; il faut qu’il épuise sa rage titanique ; il faut qu’il affame, qu’il broie, qu’il écartèle, qu’il décrive en hurlant sa courbe ensanglantée ! Cette abominable Civilisation creusera jusqu’au bout le sillon de sa fosse. Encore se divisera la propriété, encore se multipliera la concurrence, encore baisseront les prix et les salaires, encore le maître fera des économies sur l’ouvrier ! Jusqu’à l’épuisement, l’inanition, la mort du prolétaire durera sa torture ! Il faut que l’infortuné perde tout espoir de délivrance, tout esprit de révolte, toute dignité ; il faut qu’il se laisse conduire au travail comme la bête de somme ; il faut qu’il n’ait plus ni sensibilité, ni désir, ni force, ni courage ! Il faut que son intelligence soit réduite aux proportions absolument indispensables pour confectionner une tête d’épingle ! Il faut qu’il en arrive à maudire le Travail, la Découverte et l’Industrie dont il est la victime, l’Humanité qui le laisse mourir de faim, le Dieu qu’ont créé les générations craintives, le père et la mère qui l’ont mis au jour, les enfants auxquels il a repassé le funeste présent de la vie ! Il faut qu’il se laisse mourir de lassitude et de faim au foyer de famille ! Il faut que le petit nombre seulement en finisse par le suicide avec cette vie mourante ! Il faut que la sombre folie, la maladie languide déciment le reste ! Il faut que, trois fois par semaine, le pain manque à l’homme pour qu’il ait enfin recours à la raison suprême, foudroyante, qui du bras de l’opprimé s’abat sur la poitrine de l’oppresseur !


III


Dans les grands centres manufacturiers la transformation et la circulation des valeurs ne s’arrêtent jamais. On risque, on subventionne, on agiote, on remue tant ; il se fait tant d’affaires, il y 470 a tant de capitaux engagés, tant d’industries en haleine, tant de révolutions, de découvertes, d’expériences, d’entreprises de toute espèce, tant de casuel, de hasards, de chances, de revirements, de constructions, démolitions et décombres que le chiffonnier peut y vivre, que le travailleur y rencontre souvent un haillon de manteau royal, un débris égaré de festin somptueux. Quand le soleil est chaud, ses rayons bienfaisants arrivent aux plus pauvres ; quand la moisson est abondante, les derniers trouvent à glaner à côté des premiers. Tel était le sort des serfs du moyen-âge, et peut-être étaient-ils moins à plaindre que les libres prolétaires de mon temps.

Mais, dans les capitales de second ordre où l’industrie vient de naître, dans des pays comme le Piémont où la récolte du champ commercial suffit à peine au riche, que reste-t-il au travailleur ? Que peut être la misère issue de la médiocrité, quand celles de Londres et de Paris, filles de l’opulence, sont déjà si déguenillées, si grelottantes et affamées ?

Ce qu’est la misère à Turin, je voudrais le faire comprendre ; mais ni moi ni d’autres n’y parviendront. Il faudrait pour cela pouvoir décrire la marche défaillante de la mort, sa maigreur osseuse, ses longs jeûnes, son insatiable appétit, sa désolation muette, son rare sommeil, ses dents longues, ses creuses orbites, sa nudité ! L’ouvrier piémontais ne vit pas, ne végète pas même ; c’est un spectre, un revenant ; il s’entretient des larmes que lui font verser les hommes qui l’approchent et des terreurs qu’il cause aux femmes, aux enfants qui ne le connaissent point !

Amère douleur, honte ineffaçable, forcée, fatale aujourd’hui que ce barbare sacrifice de victimes humaines ! Lèpre hideuse que cette misère, surtout quand elle sévit sur des sociétés jeunes et qu’elle y rampe tout à son aise, comme les dartres gourmandes sur le corps d’un enfant !


Le principe de solidarité domine tyranniquement tout organisme humain. Aucun membre des individus ou des sociétés ne saurait s’y soustraire. Autant les facultés intellectuelles et affectives sont libres dans leurs manifestations, autant les fonctions matérielles sont enchaînées, comprimées, dans un cercle étroit dont elles ne peuvent sortir sous peine de mort.

Dans l’économie d’un homme adulte se trouve un cœur dont la force et la capacité suffisent largement aux besoins de la circulation. Supposez qu’un second, un troisième cœur parviennent à 471 se former plus tard dans le corps de cet homme et persistent à entretenir autour d’eux une circulation différente de celle du cœur principal : qu’arrivera-t-il ?

Que ces organes tard-venus seront trop faibles pour soutenir la concurrence du centre primitif ; — qu’ils ne pourront lutter contre lui qu’à force de souffrances et de sacrifices ; — que dans ce travail désastreux, ils appauvriront les autres organes en s’épuisant eux-mêmes ; — qu’ils finiront par succomber sans jamais avoir pleinement vécu, sans jamais avoir pleinement laissé vivre.

Ce désordre que je suis obligé de supposer dans l’homme pour me créer un argument par l’absurde, je le retrouve partout dans les sociétés où il a pris force de loi, domine despotiquement et produit tous les funestes résultats que je signale.

Turin est sans contredit le plus pauvre de ces cœurs industriels secondaires ; comme tel il est condamné sans retour ; tant que l’Europe civilisée gravitera sur le principe d’une absorbante centralisation politique et sociale, nulle alliance ne saurait le sauver. Il ne peut en effet ni fabriquer suffisamment, ni suffisamment écouler pour tenir contre l’immense circulation qu’entretiennent autour de lui des pays plus importants ; il est de trop dans l’Occident commercial. Il est pris entre les zones de trafic de l’Angleterre et de la France dont l’une l’assiège par mer, obligée qu’elle est de chercher sans cesse des débouchés nouveaux à sa dévorante production, dont l’autre le cerne par terre pour agrandir sur le continent son influence mercantile. Ainsi bloqué, le Piémont végète tristement sur une industrie sans avenir ; ni sa fabrication, ni ses placements ne doivent s’accroître.

Si Turin ne peut prétendre à une action circulatoire européenne, encore moins peut-il être considéré comme un organe continental de production et de consommation. Pour le prouver, je rappelle tout d’abord l’axiome d’économie politique par lequel il est établi que la production et la consommation sont proportionnelles, ce qui entraîne, comme conséquence, que si l’une est pauvre ou nulle, l’autre le sera de même. D’où résulte qu’il me suffit de démontrer que la production n’existe pas, ne peut pas exister à Turin.

Qu’elle n’existe pas, les faits et les chiffres le témoignent ainsi que l’aspect de la ville qui n’est rien moins que manufacturier. Je ne suis ni statisticien, ni descriptif : c’est là mon moindre défaut. Qu’on vérifie donc mon assertion dans les traités économiques spéciaux et dans les guides du voyageur. Comme philosophe, 472 artiste et travailleur selon mon attrait, il me suffit de l’avoir présentée, certain que je suis de son exactitude.

Je veux établir davantage : à savoir qu’une industrie quelconque ne peut devenir florissante à Turin dans la situation présente de l’Europe centrale. En effet, comment cette ville rivaliserait-elle avec Gênes, la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Angleterre dont les produits spéciaux suffisent amplement aux besoins de l’Occident ? Comment, pourquoi le ferait-elle sans être encouragée dans ses efforts par l’assurance de débouchés constants ?

L’industrie de Turin est donc forcément limitée à la satisfaction des besoins quotidiens et pressants de la population centrale des États-Sardes. Elle n’entreprend un peu grandement, elle ne peut vivre que grâce à la clientèle privilégiée du gouvernement ; elle est plutôt une fonctionnaire, une parasite qu’une travailleuse. Et malgré douanes et tarifs, la concurrence du dehors la ruine en approvisionnant le Piémont de tous les produits trop rares, trop coûteux pour être fabriqués avec peu d’argent et de matériel.

La consommation est par conséquent restreinte aux besoins habituels de la vie ; tout ce qui dépasse ces dépenses ordinaires est tiré du dehors. Ce qui soustrait du pays une somme considérable de capitaux qui n’y reviennent guère.

Au milieu de l’Europe industrielle, Turin est donc comme une île — une isolée, disent les Italiens — bornée, sans plus d’espoir, à ses pauvres ressources, à ses pauvres besoins, ne jouissant pas, comme Madrid, de débris de richesses antérieurement acquises, n’ayant pas, ainsi que Rome, privilège de mendicité, ne pratiquant pas la ruse commerciale comme les petites républiques suisses. C’est un pauvre centre, un pauvre astre sans rayons. C’est une pauvre succursale, vivant pauvrement de la pauvre subvention que lui fait un gouvernement pauvre. C’est une contrefaçon maladroite, forcée de lutter contre des fabriques admirablement organisées. C’est un trop-plein, une superfétation, un gui, une verrue, une sorte de monstruosité non viable, se débattant vainement contre l’atonie, l’apathie, la torpeur, la médiocrité, l’incapacité du milieu qui l’entoure. C’est une culture déposée dans un mauvais sol et qui jamais n’y grandira. C’est comme un sacrifice d’Isaac qu’il faut renouveler sans cesse, comme un perpétuel tribut au glouton Monopole, comme une saignée qu’on 473 laisserait couler, comme un cautère, c’est le mot, sur la vigueur du Piémont !

Et plus Turin s’obstinera, s’activera, se forcera dans sa tâche, plus rapidement il précipitera sa chute. Et cependant, cette industrie mort-née ne peut reculer, ne peut avancer, elle est acculée dans une impasse où il lui faut mourir ! Elle ne saurait reculer parce qu’elle représente le Piémont du dix-neuvième siècle, parce que l’appât toujours trompeur d’une riche clientèle tente les mille cupidités rivales de ses avides fabricants ; elle ne saurait avancer parce qu’elle manque de sève et de terrain.

La cause de ce désordre et de tant d’autres ?… Jetez les yeux sur une carte d’Europe ! Voyez comme l’aveugle hasard des batailles, la dent cruelle de l’ambition et le sot amour-propre national ont morcelé, mutilé le continent, faisant des parts sanglantes avec des lambeaux de peuples, comme avec des pièces de venaison ! Demandez-vous à quelles indications naturelles, à quels besoins légitimes répondent les frontières actuelles ! Dites en quoi l’existence du Piémont industriel et constitutionnel est indispensable à l’Europe ! Cherchez à prouver qu’elle ne lui serait pas nuisible dans une ethnographie normale !

Et vous comprendrez que le mal existe, et les États-Sardes aussi, et l’industrie turinaise et ses détestables produits. Tout cela se maintient parce qu’il importe bien certainement au bonheur des hommes qu’il y ait un royaume de Sardaigne, une armée, des fonctionnaires, des douanes et des impôts sardes, des fabriques sardes, une exploitation, un prolétariat, une famine sardes, une mendicité, des scrofules, des prisons, des bagnes, des bourreaux et des potences sardes ! N’êtes-vous pas de cet avis, de l’avis que professent les gens de sens commun et de pur sang, les rois, les sénateurs, les nobles et les riches, n’en êtes-vous pas, dites, classes contribuables et souffrantes ? Ne trouvez-vous pas que ces créations et ces gloires sont très essentielles à votre bien-être ? Quant à moi qui n’aime pas me ranger à l’opinion de tous, je ne vois en ceci qu’un amer résultat : c’est que sarde, anglais, français, russe ou turc, protestant ou catholique, serf ou constitutionnel, le troupeau du peuple est toujours tondu, d’autant plus ras tondu qu’il est divisé par fractions plus petites !…




474 Et sur qui retombe définitivement tout le poids de ces lourdes intrigues, toute la peine des fautes commises ? Hélas ! sur celui qui n’y est pour rien, sur qui n’a pas eu voix au conseil, sur le plus accablé déjà, sur le prolétaire ! Hélas ! Malheur à lui dans les villes où les patrons peuvent faire les pauvres !

Écoutez bien ce qui se passe à Turin :

La production est une ruine pour les trois quarts des entrepreneurs, pour l’autre quart une végétation misérable, pour trois ou quatre seulement le point de départ de fortunes rapides et colossales ; pour les ouvriers elle est un véritable massacre des innocents !

Le patron fabriquant fort peu, lentement et mal trouve son avantage à tirer de l’étranger des produits tout faits. De là deux conséquences : la première, qu’il fait peu travailler ; la seconde, que ne pouvant réaliser de grands bénéfices sur les objets importés, il lui faut gagner beaucoup sur ceux qu’il fabrique.

Ce gain, sur quoi peut-il le prélever ? — Ce n’est pas sur l’achat des matières premières, sur le chauffage, le loyer et les instruments de travail, les prix de toutes ces choses étant établis d’une manière fixe. Ce n’est pas non plus sur la vente, le consommateur apprenant toujours, grâce à la concurrence, les tarifs les plus modérés. Mais c’est sur la main-d’œuvre. Et qui fournit la main-d’œuvre, la marchandise humaine, l’article du bras, du muscle, de la force, toujours déprécié, toujours rabaissé ? Qui le fournit ? C’est le pauvre ouvrier !…

La plupart des prolétaires ne peuvent s’expatrier faute de ressources. Faute de protections, ils ne trouvent pas de travail dans les chemins de fer de l’état et des compagnies. En temps ordinaire, l’offre du travail dans les États-Sardes est donc de beaucoup supérieure à la demande.

D’où résulte : que les conditions faites par tous les patrons sont également et inflexiblement cruelles ; — que c’est presque une faveur pour l’ouvrier de travailler à vil prix, de donner sa vie, contre un salaire dérisoire, à l’homme qu’il abhorre ; — que le meilleur ouvrier se voit toujours évincé par le pire, lequel se contente d’une moindre paie et suffit parfaitement aux travaux de la localité ; — que l’ouvrier est absolument à la discrétion de l’entrepreneur ; — que celui-ci, dans sa fabrique, et plus maître qu’un tzar sur son trône, qu’un pacha dans le sérail, qu’un négrier sur son navire maudit ; car il commande de par la brutalité, la nécessité, la pauvreté, la misère ! Et ne l’oublions pas, de 475 par la très-haute protection du gouvernement qui, faisant abus de la force, sanctionne nécessairement tous les excès de l’injustice : la propriété de l’homme comme celle de la chose, l’exploitation du pauvre comme celle du champ, l’indigence comme l’esclavage !

Qu’on s’étonne après cela que les prisons et les hôpitaux regorgent ; que le vol, l’assassinat, l’épidémie sévissent cruellement sur l’humanité ! Qu’on soit surpris des résistances qu’a rencontrées l’exécution de la loi sur les couvents dans presque toute l’étendue des États ! Pour ma part, je n’y vois que des conséquences inévitables du paupérisme extrême et je suis émerveillé que ces faits ne se produisent pas en plus grand nombre.

Hélas ! quand la misère et la faim s’étendent sur un pays, quand l’homme en est réduit à cette épouvantable alternative de jeûner ou de dérober, de tuer ou de mourir, est-ce donc sa faute s’il vole, s’il assassine ? Qui de vous, ô riches, habitués à bien vivre, n’agirait de même s’il se sentait expirer ? Mais que dis-je ? Vous faites tous ainsi, chaque jour, légalement — c’est-à-dire lâchement, hypocritement, sans y être contraints par un besoin dernier ? — De votre race maudite il n’en est pas un qui puisse se vanter de vivre sans dépouiller le pauvre, sans le déshériter, le saigner, le détruire. Et c’est vous, misérables, qui traduisez devant vos cours criminelles l’homme qui, provoqué, sous mis, affamé depuis des siècles, renaît pour un instant à la conscience de sa valeur et couche à ses pieds un de ses assassins ! Pourquoi la société met-elle un de ses membres dans cette nécessité suprême ? Lui, répond à l’attaque ; il ne fait que se défendre, que conserver sa vie, revendiquer, se réhabiliter, se justifier à ses propres yeux, aux yeux de tous les hommes, pour avoir subi si longtemps un esclavage infâme. Il lui faut vivre enfin, à quel prix que ce soit ! Et malheur aux hommes qui prospèrent dans des sociétés en souffrance d’inanition ! !

Hélas ! quand l’industrie, quand le gouvernement d’un peuple sont trop pauvres pour occuper, pour secourir les indigents, quand la propriété scindée, grevée d’impôts, agonisante dans un souffreteux égoïsme ne peut même faire l’aumône du pain, il arrive de toute force que les congrégations religieuses prennent de l’influence. Car elles recherchent l’autorité plus que le gain, car elles savent et peuvent faire encore les sacrifices nécessaires pour atteindre leur but.

Combien des plus pauvres de Turin seraient morts dans le rude 476 hiver de 1855 sans les distributions de soupes que faisaient chaque jour les moines à la porte de leurs couvents ! Que de crimes a prévenus l’assistance de ces religieux ! Hélas ! que deviendront tous ces malheureux pendant l’hiver dont les tristes rigueurs s’annoncent déjà ? Mordront-ils dans les murs des propriétés, dans le fer des coffres-forts, ou dans le plomb que leur enverra le gouvernement sarde en manière de secours ?

— Je fais observer qu’en ce moment je ne discute pas religion ou philosophie : je constate des faits. Est-ce ma faute s’ils ne sont pas à l’avantage de la très bourgeoise Civilisation du Capital ? —

Quant à la question de droit, si l’on me pressait tant soit peu de donner mon opinion, je la dirais. Je demanderais au gouvernement du comte Cavour qui l’autorise, lui défenseur de la propriété sacro-sainte, à dépouiller qui que ce soit d’une possession privilégiée légalement acquise ? Je lui demanderais si cet acte ne constitue pas un délit passible du code pénal ? Je sommerais les tribunaux vendus de requérir contre tous les fonctionnaires voleurs qui ont pris part à la spoliation des couvents. En dévalisant les congrégations, le ministère du roi garde n’a point détruit l’injustice ; il l’a fait tourner à son avantage et à celui de la bourgeoisie qu’il représente si dignement. Qu’importe, si fidèle à l’hypocrisie d’état, il a revêtu des beaux prétextes de droit populaire et de salut public une mesure de lâche brigandage, un vol qualifié, dicté par l’intérêt de parti ? La belle affaire, la grosse affaire en vérité, l’impérissable titre de gloire que cette risible expropriation de quelques pauvres diables de mendiants tonsurés ! Le problème plein de terreurs, l’unique et grand problème de nos temps, il est autrement haut ! Ni le pouvoir trembleur, ni l’opposition bavarde ne l’ignorent plus que moi ; les hommes justes de tous pays instruisent le procès de la propriété ! — De la propriété : avete capito ?

En attendant, ce qui reviendra certainement au pauvre piémontais de la loi Ratazzi, ce sera l’aggravation de sa misère et de son dénuement à la saison prochaine. Qu’il aille demander des soupes au gouvernement, pour voir ? Il lui sera répondu que le pouvoir est institué pour faire mourir des hommes en Crimée, non pas pour les faire vivre en Piémont !

L’Enfer, l’Enfer est sur la terre ! !


IV


« Vexilla regis prodeunt, regis Inferni ! »
Dante.


477 Voyez cette innombrable armée qui passe par les rues des villes et les sillons des champs ! — C’est la masse compacte des damnés de ce monde, la triste, la maudite, qui n’a pas d’uniformes, pas de drapeaux brillants : l’armée des travailleurs ! Elle s’avance au résonnement de milliers de marteaux, au grincement des limes sur le métal, au sifflement strident des locomotives, au lugubre appel des cloches des fabriques, sous des nuages de fumée de houille, à travers une grêle de sable, par une pluie de feu ! Elle déploie dans les airs une blouse en lambeaux sur un étendard noir !

Les drapeaux du roi s’avancent, du roi des Enfers !


La Blouse ! — L’habit des jours et des dimanches, sali par le frottement de mains calleuses, déteint contre les établis et les enclumes, usé, froissé par les veilles et l’incessant travail, rongé par les acides, brûlé par les étincelles, troué par les échardes de bois et les débris de métaux, taché par les corps gras, noirci par le charbon, trempé de sueur, et trop souvent, hélas ! de sang ! !

L’Étendard noir ! — Emblème lamentable d’une longue existence de douleurs ! Il est rougi par les larmes cuisantes des femmes et des enfants, victimes de la tâche et du paupérisme ! C’est l’impérial manteau de la mort, porté par des créatures qui végètent à peine, qui perdent beaucoup chaque jour et réparent peu chaque nuit, qui mangent du pain noir et produisent l’or !

Hélas ! on répare moins les ouvriers, ces machines vivantes, que les machines inanimées, ces cadavres travailleurs, qu’ils galvanisent ! On leur prend de salaire, de nourriture, de sommeil, de repos, de graisse, de sang, de force, de santé, de vie plus qu’ils ne peuvent donner ; on les foule, on les pressure comme raisins en vendange ; on les oblige à marcher, à courir, à se surmener 478 eux-mêmes, à traîner des chariots, à fouiller la terre, à battre les eaux et les montagnes, à marteler, à porter d’énormes fardeaux, à risquer leur vie sans cesse, jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue et de vieillesse anticipée !

La Blouse et l’Étendard noir : toute une devise qui serre le cœur, toute une légende de souffrances indescriptibles, de drames lugubres et ignorés !

Les drapeaux du roi s’avancent, du roi des Enfers !


Au milieu de leurs phalanges serrées, dans un large espace, sont étalés les instruments de leur supplice ordinaire : machines et roues, haches et faulx, monceaux de charbon, monceaux de plomb, monceaux de fer ! Tout autour sont rangés les invalides du travail, pauvres porteurs de haillons, exténués, chauves, boiteux, manchots, paralytiques, sourds, aveugles ou borgnes que le monde repousse ! Cyclopes déchus, ils sont armés de barres de fer pesantes qui remplacent, entre leurs mains débiles, la lance meurtrière des insolents prétoriens ! — La lance à la rouge oriflamme tachée du sang des braves qu’on mitraille dans les guerres civiles !

Les drapeaux du roi s’avancent, du roi des Enfers !


Au centre de l’enceinte trônent les tristes divinités du Prolétariat : la Peine, la Faim, la Fécondité maudite, l’Épargne ! Elles sont blêmes, hâves, amaigries, leurs dents sont longues, leurs mamelles flétries, leurs paupières cernées. Elles sont quatre, sur quatre chars.

Le char de la Peine est de fonte brute, celui de la Faim de sapin desséché, celui de la Fécondité maudite de peuplier tout vert, celui de l’Épargne de cuivre massif, usé par le frottement.

Ces chars sont traînés par huit chevaux maigres, au poil roux et long, aux jointures incendiées cent fois. Leurs gencives sont verdâtres, le fouet a laissé sur leurs robes mille stries pelées. Ils toussent, écument et fléchissent à chaque pas ; les chars sans ressorts grincent comme des scies qu’on n’a jamais graissées.

Chacune des Déesses fatidiques porte ses attributs dessinés sur sa robe : la Peine, des fagots d’épines et des poignées d’orties ; la Faim, des déserts de sable et des mers sans rivages ; la Fécondité maudite, des troches de chiendent ; l’Épargne, des ongles crochus et des becs de vautour !

Les drapeaux du roi s’avancent, du roi des Enfers !


479 J’ai vu les armées des rois en marche pour la guerre ; elles étincelaient d’acier et d’or ; elles partaient, joyeuses, aux fanfares des clairons ! — C’était aussi pour l’abattoir !…

Mais du moins, brillantes victimes, elles étaient parées comme pour des fêtes ; dans les champs du Carnage qu’elles allaient ensanglanter poussaient quelques tiges de laurier vert ; sur l’autel du Nationalisme où elles tendaient la gorge, s’élevait le hideux squelette de la Mort, mais caché sous des rubans, des croix et des hochets d’enfant.

Du moins, dans la bataille, les officiers tombent à côté des soldats et la Guerre n’est pas pour eux une fortune sans dangers. Du moins le soldat meurt dans l’ivresse d’une affaire chaude, par la balle ou l’épée.

Tandis que le prolétaire se consume dans le désespoir d’un travail éternellement monotone qui rompt ses membres et aigrit son cœur. Son premier champ de bataille, c’est l’hospice, et son dernier l’hôpital, où il se tord dans une lutte suprême contre le Mal et l’Agonie. Dans ces sombres asiles, il n’entend guère que les voix larmoyantes du prêtre et de la religieuse, que des cris et des sanglots qui décourageraient les plus forts ; sur leurs tristes frontons, il voit déployés des drapeaux noirs. C’est la funèbre enseigne de la seule hôtellerie qui s’ouvre pour le pauvre !

Les drapeaux du roi s’avancent, du roi des Enfers !


V


« Nous arrachons la houille à la terre fangeuse ;
La nuit couvre nos reins de sa mante brumeuse,
Et la mort, vieux hibou, vole autour de nos fronts. »
A. Barbier.


Je monterai sur le clocher de l’église prochaine. Et je verrai défiler, au petit jour, le sombre peuple des travailleurs qui se traîne, plus las que la veille, à son travail accoutumé.

Quatre heures sonnent. Voici leur avant-garde : charpentiers, 480 zingueurs, couvreurs, aéronautes, matelots, sapeurs-pompiers, chauffeurs de machines, mineurs ; tous ceux qui risquent leurs jours au milieu d’éléments plus trompeurs que la terre, et ne tiennent plus sous leurs pieds que quelques lignes du sol que nous aimons.

Les voyez-vous voguant par les airs, dans une enveloppe fragile ? Les apercevez-vous sur les croix des clochers, au haut des toitures, à cheval sur des poutres ardentes ? Les voyez-vous emportés par de rapides machines qui vomissent la flamme ? Les suivez-vous suspendus aux vergues des navires, ou pénétrant, à travers le feu, dans les maisons qui brûlent ? Les découvrez-vous travaillant sous terre, à d’immenses profondeurs, nus, frissonnants ou ruisselants de sueurs, dans des souterrains où ils manquent d’air et de lumière, collés contre le roc ainsi que des cariatides vivantes, frappant, à tour de bras et de leviers, les assises des monts dont ils écorchent à peine le visage de pierre et qui leur renvoient coups pour coups ? Les voyez-vous exposés tout le jour aux éboulements de la terre qu’ils ébranlent ?

Ce sont ceux qui portent la hache au flanc et l’échelle de corde autour de la poitrine, ceux qui fraient la route de l’humanité vers les découvertes lointaines. Et que leur revient-il en échange de si périlleux labeurs ? À peine le pain de chaque jour, une tombe ignorée sous la vague errante, aux entrailles de la terre, dans un bûcher fumeux, sur un lit de pavés ou sous les roues des chars que la vapeur entraîne !

L’Enfer est sur la Terre ! — C’est pour lui que l’Ange de la Mort traque, moissonne et tue ceux qui travaillent d’un crépuscule à l’autre. L’oisif s’engraisse de la substance de l’ouvrier, il dort tout le sommeil de sa veille. Ah rougissons, rougissons de toutes nos veines, nous qui pouvons supporter la vie dans une société semblable et ne savons espérer vengeance, bonheur et justice que dans le Ciel !


Le jour mal venu pour la plupart des hommes répand sur les objets ses vagues de lumière. J’entends l’orchestre des déshérités préluder lentement à son ouverture morne.

Je distingue le gémissement des basses qui s’élève de l’atelier des forgerons, le soprano perçant des ferblantiers et des orfèvres, le tonnerre des marteaux sur les enclumes retentissantes, l’harmonie qu’ils forment tous : serruriers, maçons, paveurs, tisserands, menuisiers, cordonniers, chapeliers, tisseurs et tailleurs. 481 L’innombrable population des ateliers, des usines et des forges frémit et bourdonne comme un essaim d’abeilles.

Ceux-là passeront tout le jour courbés sur la table de travail, aux prises avec le métal, la pierre et les matières premières. Heureux s’ils ont assez d’air pour la soif de leurs poumons !

— Oui, l’air qui court partout, l’air dont le brin d’herbe est rassasié, saturé, l’air manque cependant à beaucoup d’hommes, et aux plus forts ! On les entasse, comme des poissons salés, dans des espaces étroits où les machines préparent je ne sais quel mélange de soufre, de charbon, de poussière, de salpêtre, de coton, de soie, de gaz méphitiques, de parcelles irritantes, qui leur sert d’atmosphère. Et cela s’appelle vivre en termes civilisés ! Quels mystères redoutables peut donc, après cela, nous révéler la Mort ? ! —

L’Enfer est sur la terre !

Ce sont pourtant ces hommes-là qui conservent l’existence des autres, les couvrent de la tête aux pieds, les abritent, posent la première pierre et la dernière planche de leurs maisons ! Vraiment, c’est en raison de leur inutilité, de leur nocuité, que les hommes sont récompensés par les hommes !

L’air est rare dans les villes  ; les eaux y sont empoisonnées ; on s’y dispute le pain et le sel. De vin et de repos, il n’en est plus pour l’ouvrier ! Le feu des hauts-fourneaux tombe sur les forgerons comme une averse de sable rouge. Et ce feu leur brûle la peau, leur dessèche le sang, leur crispe les entrailles et communique à la moelle de leurs os un affreux tremblement. — L’Enfer est sur la Terre !


Le soleil court sur les blés, les bois et les vendanges. Je vois le fermier penché sur les épis, et le vigneron agenouillé près de sa plante, sa chère fille toujours plus malade, qui lui demande tant de soins et de sacrifices. — Le berger se réchauffe aux premiers rayons de chaleur qui descendent dans les vallées ou sur le flanc des monts. — Tout le long du chemin poudreux s’en va, pieds nuds, trottant, la jeune fille qui porte sur sa tête le maigre déjeuner des moissonneurs. — Le robuste compagnon se lève au crépuscule pour continuer son tour de France. — Au bord des eaux, appuyé contre un saule, un pauvre vieillard jette en vain son amorce aux poissons défiants. — Là bas, là bas, le braconnier poursuit un lièvre blessé et se heurte au garde du seigneur. — Le bûcheron monte à la cime des futaies, sur les acacias aux 482 épines meurtrières. Ses mains saignent ; il tombe, s’enfonce deux côtes dans la poitrine et le crâne dans le cerveau !

L’Enfer est sur la terre !

Ce n’est rien le matin. Quand vient l’heure de midi, pas un nerf de l’homme n’échappe aux torrides ardeurs qu’exhale le soleil. La sueur du travail fertilise les sillons ; elle y répand le sel et l’eau. Les fruits savoureux se balancent aux rameaux trop chargés, les ruisseaux coulent sur les pentes, la fraîcheur étend son écharpe diaphane sur la lisière des bois.

Mais l’ouvrier est fils de Tantale et de Niobé, l’infortunée thébaine ! Ce n’est pas pour lui qu’il sème et récolte ; ce n’est ni pour lui, ni pour ses enfants que la Fortune épanche sous les cieux son urne d’abondance,… l’injuste Fortune qu’il n’y voit goutte ! — L’Enfer est sur la Terre !


VI


« La misère au cœur dur, notre nourrice immonde,
Nous marqua pour la peine et pour l’obscurité. »
A. Barbier.


Le soleil se refuse à éclairer de plus grandes infortunes ; les ténèbres sans pudeur recueillent les très atroces sous leur froid manteau.

Dans les villes opulentes, sous les demeures des hommes, au sein de la terre éventrée passent des tuyaux sans nom, aqueducs pour les résidus, les nécessités les plus rebutantes de la vie matérielle. Là stagnent des eaux épaisses, saumâtres, noirâtres, verdâtres, jaunâtres, fétides, empoisonnées. Le rat au poil sordide, la souris aux dents creuses, l’araignée repoussante, les mouches aux ailes muettes qui voltigent sur les ordures, le crapaud gluant, le ver cadavéreux et les milliers de créatures monstrueuses qu’enfante la Corruption y pullulent à l’aise, grouillant, faisant ripaille, s’adorant dans les fanges ! À la surface, au fond de ces ruisseaux infects se rejoignent enfin les débris de l’Opulence 483 et la Misère, les restes de couronnes et le crochet du chiffonnier, les haillons de bure et les lambeaux de pourpre, le vieux cuivre et l’or de la Monnaie, le diamant et le pavé. L’égalité n’est pas sur terre, elle n’est pas dans la tombe ; des vidangeurs m’ont affirmé qu’elle se traînait, mourante, dans les égoûts ! !

Attardez-vous la nuit par les rues des capitales, et vous verrez disparaître dans ces fosses béantes des hommes qui ont une âme, des yeux et des narines comme les nôtres, ceux qu’on appelle l’écume et la lie des sociétés, la part de la Mort !

Oui, la part de la Mort ! les inculpés de pauvreté, les retranchés de par l’économie politique, les parias, les giaours, les blancs-noirs ! Ceux qu’on dérobe à la vue des riches dont ils irriteraient les nerfs et fatigueraient la pitié ! Les spectres qui rôdent à la lueur des torches, tant que dure la nuit, dans les catacombes de Paris souterrain ! Ceux qui achètent le triste pain du jour par la lassitude et l’insomnie des nuits !

Et dire que l’offre de travaux si répugnants, si fatalement, si rapidement mortels est encore supérieure à la demande ! Dire qu’il y a presse et foule dans les latrines ! Dire que la misère est si criante, si folle de besoin qu’il est des milliers d’hommes jeunes contraints d’acheter la vie de chaque jour en cédant à la faim des années d’existence ! Et penser qu’il existe, par capitale, trois ou quatre bourreaux immondes qui spéculent sur les déjections humaines, y ramassent de colossales fortunes, y plantent la souche de leurs races fameuses, et disent tous les matins en se frottant les doigts :

« L’or sent toujours bon. Les ouvriers qui meurent en travaillant pour nous s’en vont au paradis. Nous faisons de bonnes recettes chaque nuit, et nous marierons nos filles aux prétendants ruinés. Et sur une couche d’or, sous des rideaux de pourpre, la Vermine et la Scrophule comme il faut se gratteront leur lard ! »

En vérité je vous le dis, l’infernale imagination des anciens est dépassée par les réalités de la vie présente. Les pâles divinités de l’Achéron, du Styx et de toutes les ondes mortes qui baignent l’Érèbe ont tari, de dépit, les sources de leurs urnes, depuis qu’elles voient s’étaler et grandir sous nos pieds les lacs de soufre et de poix, les étangs de pestilence et de mal !

Oui, depuis que les Fléaux, les Miasmes délétères, la Contagion, la Gangrène et la Mort quittent si souvent leur antique séjour pour s’esbaudir dans le monde des vivants…

L’Enfer est sur la Terre !


484 Quand la triple Hécate, noir-voilée, protège le repos et les amours de tous, alors se lève la triste cohorte des travailleurs de nuit. Ce sont les compagnons des souris chauves ; ceux dont nous venons de parler et bien d’autres encore : les allumeurs et surveillants des becs de gaz qui perdent la vue pour donner le lumière aux autres ; les boulangers qui fredonnent tristement la complainte de leur mort hâtive, qui la sueur au front, la fatigue aux poignets, moitié nus, soulèvent d’énormes poids de pâte et râlent dans des fournaises ardentes ! — Leurs nuits sont faites pour souffrir !

Les voyez-vous tous, pâles, maigres, se traîner à regret au travail de minuit ? Ils regardent les couples qui se pressent pour regagner leur couche moëlleuse ; leurs yeux sont gonflés et rouges, leurs poumons pleins de sang ; leurs corps tremblent de ce froid que laisse après lui le défaut de sommeil ; leurs membres fléchissent, leurs flancs plient comme s’ils étaient frappés de mille coups de bâton. — Pourquoi les yeux sont-ils donnés à l’homme qui travaille, entouré de ténèbres ?

S’il n’y avait que ceux-là, les exploiteurs pourraient encore alléguer la nécessité du travail nocturne. Mais la concurrence exigeante, impérieuse, s’étend sur le troupeau des salariés, comme sur des moutons une louve en fringale. Loin de diminuer le nombre et la longueur des veilles, l’exploitation les exige plus fréquentes et plus complètes. — L’Enfer est sur la terre !

Adieu le sommeil et les joies de la nuit, travailleurs ! Adieu les heures d’épanchement après le frugal souper ! Adieu le bonheur, la santé, la force ! Tout cela vous est confisqué par la loi du plus riche et du plus fort. À la tâche, à la tâche donc ! — On ne se repose que sous terre !

Aujourd’hui les patrons sont tellement âpres au gain et les ouvriers si talonnés par la misère, qu’il n’est peut-être plus une fabrique où ne résonne toute la nuit le bruit assourdissant des instruments du travail. « Il le faut, disent les industriels ; les ateliers se multiplient comme l’herbe ; le marché vient à rien ; nous ne faisons plus d’affaires avec la bourse du consommateur qui s’ouvre seulement jusqu’où le veut son maître. Il faut donc que nous nous retrouvions sur le sommeil et la vie de l’ouvrier, car lui ne peut ni cesser de travailler, ni débattre les conditions de son labeur. Il faut que nous gagnions l’aisance de notre oisiveté sur l’excès de son travail — Richesse oblige ! »

Voilà pourtant, prolétaire, jusqu’où tes exploiteurs en sont 485 arrivés de cynisme et de barbarie froide ! Il se poussent les uns les autres sur cette pente glissante, le moins mauvais est entraîné par tous. En civilisation le cœur ne compte plus, la concurrence est inexorable. La bête de somme est moins à plaindre que toi, prolétaire. Vois plutôt :

Le sommeil est d’absolue nécessité pour la conservation de ton être ; mais si tu dormais, leurs fortunes ne s’accroîtraient pas au gré de leurs cupidités monstrueuses. Donc tu ne dormiras pas, donc leur capital s’accroîtra toujours, donc la durée de ta vie diminuera sans cesse, donc le plat écu vivra de la mort du bras musclé. Où s’arrêteront tes bourreaux ? Ou plutôt, quand les arrêteras-tu ? Quand enrayera ce mécanisme meurtrier ?…

Le jour où ils viendront te demander sur l’heure la vie qu’ils te prennent en détail, la leur donneras-tu, prolétaire, ô mon frère ? Verra-t-on sur nos places, marchander la chair de l’homme comme celle du pourceau ?…

Je n’oserais répondre du contraire. J’affirmerais bien plutôt qu’ils te proposeront l’infâme trafic. Et que tu te vendras !… Et que le gouvernement impérial ou républicain d’alors fera maintenir avec les baïonnettes ce bel ordre public ! Ne vends-tu pas déjà, prolétaire, ta femme et tes enfants au hideux monstre de la production privilégiée ? Ne les abandonnes-tu pas, éperdus, sous les roues des engrenages qui les triturent comme des fétus ? N’est-ce pas ta voix qui criait dans nos émeutes dernières : mort à ceux qui ne respectent pas la propriété sainte ! ?

Et bien ! puisque le sanglant malentendu s’éternise, — puisque la mort du pauvre ne peut être conjurée, — puisqu’il faut, Révolution impitoyable, que tu te vautres dans le sang des hécatombes humaines ; — puisqu’il le faut… Passe donc ton chemin, Révolution, en brûlant tout, comme la foudre ! Et que nous cessions de voir les fils des hommes plus malheureux que les oiseaux de nuit, perdant sur le travail des veilles la lumière de leurs yeux !

Écoutez dans la nuit noire ! Le marteau sonne le glas de mort du pauvre. Les étincelles charbonnent ses sourcils ; le feu grille sa peau ; les faix pesants courbent sa taille et détendent les muscles de son bras. Tout repos, tout sommeil sont ravis à la postérité de Caïn le rebelle. Elle passe sur terre, morne et déprimée dès son enfance ; on dirait une condamnée à mort, ou bien encore une détenue à vie qui n’a d’autre espoir que la tombe !

L’Enfer est sur la Terre !


VII


« Pauvreté ! Pauvreté ! c’est toi la courtisane ;
C’est toi qui dans ce lit as poussé cet enfant
Que la Grèce eût jeté sur l’autel de Diane !
Regarde… »
Alfred de Musset.


486 Que peuvent-ils encore prendre à l’homme, ceux qui l’exploitent, après lui avoir dérobé son sommeil ? Ils lui voleront ce qu’il défend jusqu’à la fin, ce qui est plus précieux que le sommeil, ce qui est plus pur que le sang, ce qui est plus cher que tout : son très cher honneur !

Promenez-vous le soir par les rues où l’on flâne, dans les quartiers des lumières, des cafés somptueux, des magasins splendides. Vous y verrez les plus belles des femmes battre les murs de leurs bras avinés et colporter leurs corps à vendre dans des robes de soie, des robes magnifiques !

Ce sont les enfants de la Luxure, les naïades des égoûts, les prêtresses de la Vénus carthaginoise, les impudiques, les tristes, les marchandeuses, les revendeuses d’amour : les prostituées !

Ce sont les courtisanes des ombres, les belles de nuit, les folles, les vierges de cœur, les publiques de corps : les malheureuses contre lesquelles a tourné leur beauté !

Leurs mamelles sont comme un lit d’auberge sur lequel vient s’étendre chaque passant pressé du besoin d’aimer ! On leur fait étaler leurs grâces, leurs longs cheveux, la blancheur de leur teint sous les yeux du public, et provoquer la foule du feu de leurs regards !

Elles ne restent jamais habillées et jamais nues ; elles ne se lacent jamais pour être toujours prêtes à l’acte du plaisir, elles ne se délacent jamais pour être toujours disposées à la promenade agaçante !

Elles n’ont ni l’entrain de la bacchante, ni la sèche raideur de la bourgeoise, ni la tendresse de la femme, ni la fougue de 487 l’homme, ni la jouissance des sensations, ni les illusions de l’amour, ni la consolation de pleurer, ni le temps de rire, ni âge, ni sexe, ni veille, ni lendemain, ni parents, ni amis, rarement un amant !


Les sacrifiées ! — Elles vivent de l’amour, et pour elles l’amour est un affreux supplice ! Elles se couchent, la mort dans l’âme, sur le lit banal, le lit infâme où elles meurent de dégoût, vingt fois le jour, les unes après les autres. Elles maudissent les brutales passions qu’elles sont forcées d’allumer et d’éteindre. Elles donnent mille baisers pour un morceau de pain !

Elles sont réduites à habiter au fond des bouges noirs, derrière des fenêtres grillées. Elles dorment au choc des verres, sous des tables fumantes, au milieu des querelles d’ivresse et des rixes ensanglantées, sur les genoux, entre les bras de buveurs inconnus.

Elles ne sont jamais tout à fait reposées, jamais tout à fait lasses ; on ne les éveille pas le matin ; mais on ne les laisse pas dormir le soir. Leurs jours et leurs nuits se succèdent avec une ironique lenteur sans jamais leur apporter le moindre soulagement. Elles mangent et boivent par habitude, sans appétit ; elles subissent l’existence à force d’apathie, de dédain ; elles ne peuvent fuir les ardentes rigueurs de la vie que dans l’étreinte glacée de la mort !


Un soir que je rêvais malheur et que la nuit était sans lune, je vis le royaume de la Prostitution dans les carrefours sans nom. La reine trônait sur des fonds de bouteilles illuminés, serrés les uns contre les autres avec de longs cheveux de jeunes filles. Une de ses mamelles était vierge encore, l’autre flétrie déjà. Elle avait des yeux de verre, une main de plâtre ; ses dents seules étaient restées naturelles et blanches comme le marbre. Elle portait au front une couronne d’épine-vinette et de houx ; jamais cette couronne n’avait fleuri, jamais elle ne s’était fanée !

Autour d’elle, aux accents d’une mandore brisée comme leur cœur, des jeunes filles dansaient ; leurs pauvres jambes, leurs beaux bras étaient agités d’un mouvement mécanique. Elles servaient à leur reine de la viande froide, de blanches salades de laitue, des bains de lait fabriqué, des parfums grossiers et des liqueurs fortes. Et Mylitta dégoûtée crachait sur chaque chose après l’avoir à peine effleurée du bout des ongles. Et les damnées, 488 rendues de fatigue, moitié pleurant, moitié dansant, rentraient dans les modernes malebolges !


Les infortunées ! — Les filles dites de joie, qui ne sont que tristesse ! Les filles dites d’amour, qui ne sont que rancune ! Les éternellement stériles, sans cesse conviées à la fécondité ! Les fiancées de la Mort, toujours et toujours rappelées à la vie par des transports qui leur sont insupportables. Les hommes les poursuivent de leurs brutales caresses, de leurs obscènes insultes ; les enfants les sifflent, les couvrent de poussière. La police qui protège toutes les lâchetés les laisse lapider en souriant. Elles font le bien, on leur rend le mal. À leur métier honni, elles deviennent acariâtres, haineuses, plus grossières que ceux qui les fréquentent. Attaquées par tous, il faut qu’elles se vengent de tous ; maltraitées, il faut qu’elles maltraitent. — Oh cela serre le cœur, de voir la femme ainsi traînée dans la boue des ruisseaux !

Leur corps est comme un tronc d’arbre fulguré ; leurs charmes se flétrissent comme des rameaux privés de sève. Car la santé s’est retirée d’elles avec la joie. Elles ont quinze ans, seize ans, l’âge où les femmes heureuses s’épanouissent à la vie. Déjà cependant les plus affreuses maladies se réjouissent dans la moëlle de leurs os ; déjà la Mort réclame leurs cadavres couverts encore de parures empruntées !


Les désolées ! — Leurs joies éphémères leur causent des tristesses mortelles. Elles peuvent s’oublier, s’étourdir un instant dans les vapeurs du vin ou la folle joie des sens. Mais bientôt elles s’éveillent, entendent d’étranges rumeurs dans leurs cerveaux qui tremblent, se coupent les pieds et les mains à des débris de verres. Et alors elles pensent à la mère, à la sœur qu’elles ne reverront plus, au père qui les a maudites, à l’épouvantable réalisme de leur sort ! Alors elles sont prises de convulsions et de vertiges à tout briser, elles pleurent amèrement, blasphèment, grincent des dents, arrachent leurs cheveux par poignées, et se débattent en vain contre la société de l’injustice, contre le Dieu du mal qui leur ont fait cette destinée lamentable !


Les inconsolables ! — La lassitude et la surexcitation des sens leur interdisent les joies de la maternité. Ou quand elles deviennent mères, elles rougissent de l’avouer devant le monde, et surtout, oh douleur ! devant l’enfant auquel elles ne peuvent donner 489 le nom d’un père, et qu’elles aiment cependant du plus ardent amour, de l’amour réprouvé !


Les pauvres, les plus pauvres de toutes ! — Elles sont retranchées de la société. Et cependant elles en sentent le contact à chaque heure, quand les hommes affamés, ivres de vin et de concupiscence, viennent leur demander le soulagement des plus intraitables appétits ! Et qu’elles ne peuvent se refuser à les satisfaire, qu’ils soient vieux, repoussants, infirmes ou contrefaits, dès qu’ils ont de l’argent ! Elles sont plus malheureuses qu’on ne saurait le dire ; on ne tient pas compte de leur âme, leur corps est taxé comme une marchandise de boucherie. L’amour ne leur apparaît que de loin en loin, leur apportant, sur ses ailes coupées, le plus amer des calices, l’écume des passions. Le reste du temps, elles sentent s’agiter sur leurs seins le spectre maigre de la Luxure qui les dégoûte à jamais du bonheur !


Voilà cependant ce que les hommes ont fait de la femme, leur mère et leur nourrice, leur amante et leur sœur ! Ils en ont fait un chiffon qu’ils se renvoient de l’un à l’autre, une éponge qui boit la fange des rues, quelque chose qui n’a plus de nom, plus de forme, plus d’existence, une créature qui marche, dort, veille, sourit et se tord de volupté sans jamais vivre ! Et plus elles sont jeunes, plus elles sont belles, plus elles ressemblent à Cléopâtre ou à Madeleine, plus elles sont séduisantes, plus elles ont à souffrir des caprices d’êtres vulgaires, plus vite on les descend dans la tombe, la prison ou le lit d’hôpital.

Et si par hasard un homme sensible vient à s’éprendre de l’une d’elles en raison même de son malheur ; s’il l’arrache, encore vivante, au gouffre sans étoile, cet homme-là ne trouvera pas un juif, pas un valet qui consente à le présenter dans les maisons honnêtes !


Par les soirées d’hiver, quand les heures sont des siècles, quand le vent balance la mansarde dans ses hurlements sinistres, quand le travail est rare, que le feu manque au foyer et le pain sur la planche, quand le père de famille compte avec désespoir ses enfants qui n’ont pas mangé…

Alors la pauvre mère maudit la fécondité de son ventre et regarde sa fille en pleurant : « tu es jeune, tu es vierge, lui dit-elle, et tout cela se vend ! Les riches, qui nous font tant de mal, 490 te donneraient, si tu les voulais, des baisers et de l’or !… Tout plutôt que mourir ! »

Et l’enfant est sortie, la pauvre enfant ! Longtemps elle court par les rues blanches de neige, sans chaussure à son pied ! longtemps elle tourne, retourne près des repaires écartés où le vice tient sa cour. Elle ressemble au beau papillon du soir qui voltige, tremblant, autour des lumières sombres, avant que de mourir. Plusieurs fois elle recule, glacée d’épouvante, quand elle entend les chants lubriques, les trépignements de colère, les jurements, les sanglots qui éclatent dans ces lieux maudits. Enfin, pâle d’horreur, mourante, elle franchit le seuil qui la sépare de la vie. La porte des enfers se referme sur sa proie ; le monde ne la reverra plus !

L’Enfer est sur la terre !


Victimes de la misère, sacrifiées sans bonheur et sans gloire, c’est ainsi que les enfants des plus pauvres donnent toute leur vie pour sauver le plus menacé de leurs jours. Et les mêmes hommes qui élèvent des statues à Éponine en font ensuite des morceaux pour jeter à la face des prostituées ! Oh malédiction !

Et c’est une société, ce ramassis de prêtres, de soldats et de célibataires par calcul qui versent le sang et l’honneur des filles déshéritées ! C’est une société, ce tripot de commerce, ce jeu de roulette et de bourse où tout homme qui gagne a le droit de mépriser sa sœur et de la souiller pour deux francs ! !

Pères, frères, fils et amants de femmes aimantes… si celles qui vous sont chères étaient contraintes une seule fois de gagner leur pain et le vôtre à la rougeur du front, dites, la défendriez-vous, cette civilisation qui ne vous laisserait que vos poing pour maudire ? Non certes ! Et parce que vous n’en êtes pas victimes, parce que vous ne portez pas un de ces deuils irréparables, vous vous estimez heureux, fiers de l’ordre des choses, disposés à étendre la plaie de la prostitution, à la faire saigner cruellement, après joyeux repas ! Mais qui donc vous répond que le flot de fange ne montera pas jusqu’à vous, qu’il n’arrachera pas de leurs gonds les portes de vos demeures ? Ah quand elles sont venues au monde, celles que vous achetez aujourd’hui, leurs pères ne pensaient guère qu’elles seraient contraintes de se vendre à vous !

L’Enfer est sur la Terre !


VIII


« Le travail fiévreux, les joies amères, les
inspirations du prophète, je les connais. De
toutes les gloires humaines, celle-là seule me
tenterait qu’ils ont eue en partage. — À cha-
cun son sort dans cette vie. »
Ernest Cœurderoy.Hurrah !


491 Pourquoi tremblent mes doigts ? Pourquoi s’échauffe ma tête ? Pourquoi vois-je les lignes que je trace danser sur le papier ? Pourquoi le sol se dérobe-t-il sous moi comme si j’étais ivre ? Pourquoi me secouer ainsi, torrents d’électricité qui passez dans l’air ? Pourquoi m’agiter encore, démon des prédictions qui m’as tant fait souffrir ? Pourquoi me charger de nouveaux messages de malheur ? Quand cessera-t-elle, cette mission d’épouvante qui m’est échue ?…

Je parlerai cependant, car je ne puis me taire ; je décrirai ce que je vois :

Nous roulons, nous glissons, nous volons sur la pente d’abîmes inconnus. La Révolution court à son but à travers des cataclysmes ignorés jusqu’alors ; rien ne saurait enrayer sa marche triomphale. L’horizon est sanglant comme un voile de pourpre. Partout tremble la terre. Les glaciers des Alpes vont se convertir en autant de volcans. Au sommet du Mont-Blanc, sur sa couche éternelle, le Génie des solitudes s’est relevé pour un travail immense.

Bientôt des villes et des villages disparaîtront dans des lacs de soufre et de lave vomis par le globe en transformation. D’énormes blocs de rochers s’écrouleront sur les récoltes et les demeures des hommes. Les cloches de bien des églises sonneront le dernier tocsin. Et la lueur sinistre des incendies, s’allumant de toutes parts, éclairera ces scènes de mort.

Aux rivages des mers, au pied des monts, sur les eaux des grands fleuves, au milieu des prairies, les hommes se rencontreront, 492 fuyant du nord au midi leurs maisons flamboyantes. Matin et soir ils dresseront leurs tentes sous de nouveaux cieux. Les plus étrangers se connaîtront, se fréquenteront. Les races, les mœurs, les langues, les hommes et les femmes se mêleront dans des croisements sans fin. Bourgeois et barbares dont le plus noble instinct consiste à faire l’amour en tous temps, bourgeois et sauvages ne seront plus occupés que du soin minutieux de se reproduire. On en trouvera partout, dans les fentes des rochers, à l’ombre des haies, au bord des frais ruisseaux. Et la génération tôt venue qui sortira de ces inclinations ne saura guère si elle est fille de curés ou de Cosaques.

Car il faut bien enfin que la terre secoue l’homme, puisque l’homme veut rester immobile, puisque rien ne peut le détacher de la propriété. Et moi, prophète, je dois annoncer aux hommes ce qu’ils ne voudront pas croire, ce qui les fera sourire ! — Qu’ils sourient donc !

Je le répète : les montagnes vont bondir comme des faons de biche et les vallées trembler comme des cavales vierges. Une révolution terrestre est imminente, en Europe tout d’abord.

Car nous sommes tourmentés dans le présent par une soif inextinguible de bonheur et poussés vers l’avenir par des aspirations incompressibles. Les ressources que nous finissons d’épuiser ne sont plus en rapport avec nos besoins qui croissent chaque jour.


Dans l’ordre matériel, la vitesse des chemins de fer, la lumière du gaz hydrogène carboné, les combustibles terreux et ligneux ne nous suffisent plus. Les récoltes manquent, les végétaux les plus utiles sont frappés de stérilité. Les animaux et les hommes succombent à des fléaux inconnus dans leur essence ; des perturbations extraordinaires s’observent pour les climats, les saisons, l’atmosphère. Il n’est pas un coin de terre qui ne soit cultivé, pas un filon de métal que n’ait exploré le marteau ; il ne reste plus une usine à bâtir.

Il faut que les monts s’abaissent, que les vallées s’élèvent, que le vieux Tellus incline davantage son échine pour que les rails de fer la parcourent librement d’un diamètre à l’autre. Il faut que les eaux thermales pleuvent en abondance à la surface du sol et se renouvellent sans cesse. Il faut que nous trouvions au sein de la terre mis à nu des produits alimentaires dont nous ne soupçonnons pas l’existence.

Il faut que l’avare Cybèle nous découvre ses richesses et nous 493 livre des secrets qu’elle ne peut plus cacher. Il faut que les océans de flamme et de lumière qu’elle recèle en ses entrailles se fraient une issue jusqu’à nous. Il faut que l’eau des mers et des rivières s’étende sur ce lit de feu, bouillonne, se volatilise en mille manières et nous révèle le mode de formation de mille gaz nouveaux[1]. Parmi ces produits de création récente, il nous faut recueillir la vapeur que nous renfermerons dans nos ballons et les étincelantes clartés qui remplaceront les pâles éclairages employés jusqu’ici. Il nous faut ravir aux éléments le feu, le feu qui ne s’éteindra plus !

Les diamants, les pierres précieuses, les perles, les coraux, l’or et l’argent vont devenir aussi communs que le caillou. Afin que le luxe qui causait nos plus grands maux fasse désormais notre bonheur et notre joie. Afin que les bijoux les plus éclatants ne soient plus portés par les plus riches et les plus laides, mais par les plus jeunes et les plus jolies, par celles qui vont ramasser des pavots dans les champs.


Dans l’ordre moral, de formidables problèmes ont été soulevés qui maintenant nous torturent et surexcitent notre imagination. Que d’esprits tendus sur la matière ! Que de cerveaux brùlants ! Que de physionomies contemplatives, rêveuses, inspirées ! Que de révélations téméraires ! Que d’âmes acharnées à la recherche de l’absolu ! Que de pupilles éblouies, ternies par les veilles ! Que d’ambitions, d’émulations généreuses allumées par l’ardente foi qui dévorait Archimède ! Combien aussi voudraient s’écrier : eurêka — j’ai trouvé !

J’ai trouvé ! mot flamboyant d’espoir, riche de récompenses, aiguillon du génie, gage de bonheur, assurance de repos ! J’ai trouvé ! promesse qui fait tant chercher ! !

Donc il faut que les viscères du globe, étalés devant les hommes, deviennent pour leurs esprits un livre ouvert. C’est là qu’ils apprendront les lois des transformations éternelles, de la vie future, de l’incessante résurrection de toutes les choses, de l’infinie liberté de tous les êtres ; le mode de formation de l’impondérable fluide qui produit les opérations de la pensée, les mystères de la création !

Éternité toujours jeune ! sous le voile qui les dérobe encore 494 j’entrevois tes divins charmes… Et ce voile déjà se déchire de toutes parts ! Esprit impatient qui remue, tous mes nerfs, ne m’agite plus ainsi, ne me montre pas trop de splendeurs à la fois ! De peur que fasciné, hors de moi, je ne me précipite vivant, dans tes flammes ! — Oh que l’homme est petit quand il se mesure à l’immensité !

Revenons à la terre.


Il faut aussi que les sociétés s’élancent à toutes jambes dans l’orbe des révolutions qui retournent les mondes ; il faut qu’elles règlent leurs mouvements inaperçus sur ces cataclysmes gigantesques. Il faut que les empires et les royaumes disparaissent dans les fumées de la guerre, sous les chauds baisers du canon. — Je l’ai dit assez, et les faits le crient encore plus fort !

Il faut que les femmes se vendent à tout le monde et ne se donnent plus à personne ; il faut que toute inspection de police et de santé devienne impraticable sur les filles publiques. Il faut que l’argent perde sa valeur par sa banalité, et la femme son charme en se faisant vénale. Il faut que la prodigalité des courtisanes disperse les trésors entassés par l’Usure ! Il faut que la Prostitution étale ses appas à bon marché sur les places, au coin des rues, le long des bornes, dans les ornières des chemins, dans les clairières des bois, dans les vignes malades, sur les divans des palais et le foin des chaumières ! Il faut que nous revenions aux temps d’égalité fatale où elle sacrait François Ier et Lazare de sa rouge couronne ! !

Afin que toutes les créatures humaines rentrent dans leur droit d’aimer. Afin que des chansonniers réputés populaires n’aient plus l’impudeur de nous chanter sur un air sautillant les amours de Lisette. — Ses tristes amours, à la pauvre fille de l’ouvrier que le jeune bourgeois séduit, enlève, nourrit pendant cinq ans avec les maigres restes de ses épargnes, accable jour et nuit de sa mauvaise humeur, du poids de son orgueil ; et puis laisse tomber où tombent tôt ou tard tous les trésors perdus ! — Afin que l’excès de la Débauche nous ramène à la réserve séduisante de la Pudeur. Afin que la Corruption nous fasse désirer l’Amour. Afin que l’Ange de tendresse s’élève, en déployant ses ailes, du chaos infâme de la Prostitution ! !

Oui je le prédis, de l’abîme de misère et de gangrène où l’Humanité s’est laissé choir, elle ne remontera jusqu’à l’amour qu’en se prostituant. Et cela moins noblement cent fois que la 495 hideuse Messaline, l’abominable femme qui caressait des régiments entiers !

L’Enfer est sur la Terre !


IX


« Il y a tel homme qui a travaillé avec sa-
gesse, science et adresse, lequel cependant
laisse tout à celui qui n’a point travaillé. —
Cela aussi est vanité et un grand mal. »
Ecclésiaste.


Dans la famille du pauvre la souffrance est inépuisable comme la fécondité. Quand l’ouvrier se sent l’estomac vide d’aliments et plein d’angoisses, quand il s’est consumé tout le jour sur un travail ingrat, il cherche des compensations dans les seules joies qui lui soient laissées ; il finit de s’épuiser la nuit. Dans ces embrassements maudits du Travail et de la Pauvreté sont conçus des enfants malingres, rachitiques, proie certaine des lentes maladies et de la misère triste. — « Celui qui n’a pas été n’est-il pas plus heureux que les vivants et les morts ? Du moins il n’a pas vu les méchantes actions qui se font sous le soleil. »


Dans des âges moins cruels, la multiplication de la famille travailleuse assurait sa richesse. L’homme robuste, la femme féconde, le couple prolétaire, méritaient bien de la patrie romaine qui récompensait leurs services et recueillait leurs enfants dans ses légions conquérantes, riches de butin. S’il ne donnait pas à ses serfs la liberté d’aller et de venir, le seigneur du moyen-âge ne leur laissait pas du moins celle de mourir de faim. Ses intérêts exigeaient qu’il en prît soin pendant toute leur vie, car ils étaient sa famille ou tout au moins sa chose. Aussi leur mesurait-il son attachement en raison de leur fécondité.

Aujourd’hui la population prolétaire pullule plus vite que le chardon des champs. Elle jette sa graine aux chaudes heures de 496 la nuit comme la plante fourragère aux brises du soir ; et tout est bon à sa bonne semence. Sur la planche et la pierre, sur la paille, sur les haillons, dans les mansardes calcinées, dans les soupentes humides, l’enfant du pauvre pousse comme champignon, moitié vêtu, moitié nourri, sans précautions, sans soins. — « Herbe sauvage est tôt venue. »


Les Malthusiens disent aux pauvres : amusez-vous, croissez, faites des garçons et des filles : il nous en faut. Ils ne nous coûtent pas plus à nourrir qu’à mettre en terre ; aux petits des oiseaux Dieu donne pâture et sépulture, pourquoi ne les donnerait-il pas aux petits des pauvres ? Quant à nous, plus il passe d’hommes sur la terre, et plus il en entre dans nos fabriques, et plus l’offre du travail est grande, et moins nous le payons. Nous sommes les exploiteurs, les économes qui glanons dans le champ vital tout ce qu’épargne la Mort ! — « Le meurtrier se lève au point du jour et tue le pauvre et l’indigent ; de nuit il dérobe comme un larron. »


Depuis que la force de la machine remplace l’intelligence de l’homme, l’activité, la vigueur, la santé, les facultés de celui-ci tournent contre lui-même. Le travailleur est réduit au rôle d’un instrument qui en surveille d’autres et semble encore moins animé qu’eux. Pour faire cet ouvrage d’automate, la femme, l’enfant suffisent et coûtent moins cher que l’homme. Le calcul des intérêts n’a point de limites. Plus l’être est faible et chétif, moins il exige de salaire. D’où résulte qu’on spécule sur la maladie, le défaut de forces ; — que les hommes sont chassés de l’atelier par les femmes et les enfants ; — et que, dans les grandes villes manufacturières, les tout-petits garçons trouvent plus facilement du travail que leurs pères. — « Cependant ils s’en iront comme ils sont venus, sans rien emporter du travail de leurs mains. »


Et puis la femme et l’enfant n’ont ni la volonté, ni le pouvoir de se révolter contre leurs maîtres ; ils ne rassembleront jamais ces formidables grèves qui mettent les entrepreneurs à deux doigts de leur perte. Mais ils se laisseront traire, tondre, égorger sans plus de résistance que les brebis et les agneaux. Quand la fatigue et le sommeil gagneront les petits enfants, quand ils ne pourront plus ouvrir leurs pauvres yeux injectés par les veilles, les contre-maîtres ranimeront à coups de fouet leurs forces défaillantes. La machine peut travailler nuit et jour ; la 497 créature humaine y restera donc attachée nuit et jour. Et quand elle mourra par la peine, elle sera remplacée sur l’heure, car le paupérisme rassemble à la porte des fabriques toute une population d’affamés. La fécondité du prolétaire peut faire face à l’insatiable cupidité des capitalistes ! — « L’homme né de femme est d’une vie courte et pleine d’ennuis ; il sort comme une fleur, puis il est coupé, et s’enfuit comme une ombre et ne s’arrête point. »


Non certes, les petits des animaux ne souffrent pas sur terre comme les petits des hommes. On laisse les poulains bondir dans les plaines jusqu’à ce qu’ils aient la force de porter le cavalier ; les veaux et les agneaux jouissent en liberté de leur courte existence. Mais l’homme réservé pour d’incessants travaux, l’homme que menacent tant de dangers de mort, l’homme qui peut pénétrer plus avant que tout autre animal dans les secrets de sa destinée, l’homme avare et rapace se condamne, dès le sein de sa mère, au plus lent des suicides, celui par la faim et le salariat. Qu’on ne vienne pas me dire qu’il est doué d’une intelligence supérieure aux autres êtres, et qu’il marche en levant les yeux aux ciel. Hélas ! le pauvre enfant des fabriques est bien morne, bien souffreteux, bien plus courbé, bien moins agile que l’animal ! Il marche le front penché vers la terre ; ceux qui l’exploitent craignent qu’on l’instruise, ils ne lui laissent pas même une heure sur vingt quatre pour aller à l’école. L’enfant doit respirer, se mouvoir et sentir comme la machine qu’il suit. Celle-ci devient sa marâtre, son unique société, son modèle ! Qu’on s’étonne encore de l’abrutissement de l’ouvrier au dix-neuvième siècle ! — « N’y a-t-il pas comme une guerre sur terre ? Les jours des mortels ne sont-ils pas comme ceux des mercenaires ? »


Dans le pays d’une obscurité semblable à l’ombre des sépulcres, deux ans j’ai séjourné. J’ai vu Londres et Birmingham, Manchester et Sheffield. J’ai vu la multitude des prolétaires anglais défiler à minuit sous les torches des tavernes grises où l’on boit l’eau ardente. Ils n’avaient pas de chemise et portaient un habit !

— L’habit de dixième main qui, du lord de Hanover square passe à son valet de chambre, du valet de chambre au député chartiste, du député à l’éditeur de journal, du journaliste au bourgeois de la Cité, du bourgeois au maquignon de Smithfield, et du maquignon à la longue série de commissionnaires qui aboutit aux honnêtes hébreux d’Old Jewry, de Whitechapel et de Saint-Giles. 498 — L’habit qui ne tient plus à celui qui le porte, l’habit-guenille dont les lambeaux se détachent à chaque pas ! — L’habit pétrifié de houille, reluisant de crassitude, imperméable à l’eau ! — L’habit qui ne va bien que sous le chapeau tuyau-de-poële rougi, cassé par trop d’usage. — L’habit de veille et de sommeil qu’on ne quitte jamais et qui se dissout sur le dos qui le porte. — L’épouvantable livrée de la plus épouvantable misère ! —

Ces hommes ressemblent à des ombres, et leurs villes à des nécropoles. Ils sont devenus insensibles aux pluies, aux fins brouillards qui pénètrent les os, aux étouffantes chaleurs de juillet ; ils se sont cautérisé l’estomac avec le gin et ne ressentent plus les tortures de la faim. En tous temps, en tous lieux on les voit résignés, impassibles, muets, promenant leurs longues faces blêmes, tirées, plombées, incrustées de charbon. Ils passent la plupart de leurs nuits sur les trottoirs boueux, sous les arches des ponts, dans l’herbe des grands parcs qui ruisselle de neige, de givre ou de rosée. Ils dorment leur meilleur sommeil dans les réduits infects de Saint-Giles et de Whitechapel où on les entasse sur une paille humide, dans des soupentes sans air : hommes, femmes, enfants, pêle-mêle, dans l’ordre où les présente le hasard.

J’ai pénétré dans ces repoussantes géhennes de la misère libre. Et j’ai senti se soulever mon cœur et manquer mon haleine. Je me suis demandé comment des êtres semblables à moi pouvaient vivre dans une atmosphère pareille ; comment ils ne volaient pas, ne tuaient pas pour être admis plus vite à la retraite de la prison, au sommeil de la potence ; comment ils supporteraient cette existence un seul jour sans l’hébétude qui les protège de sa cape de fonte ; comment cette existence de végétal pouvait être un bien pour eux ?

Redoutable question : faut-il préférer la vie à la mort ? Alternative affreuse qui souvent se présente à leur âme ! Misère qui défie tout crayon, toute plume, tout orchestre infernal ! Torture et damnation comme il n’en fut jamais sous le soleil qui brille ! Oh ! quand l’homme en arrive à désirer la mort, peut-on bien dire qu’il vive ? Et sa misérable existence n’est-elle pas le plus grand de tous les supplices ?

L’Enfer est sur la Terre !


X


« Hélas ! la Mort est bien à l’ouvrage,
Et pour répondre à la clameur sauvage,
Son maigre bras frappe comme un taureau. »
A. Barbier.


499 Je veux descendre avec les plus pauvres l’échelle des plus grandes souffrances ; je veux m’enfoncer plus avant encore dans le labyrinthe aux mille méandres où se traîne leur existence persécutée.

Ô divin travailleur qui sus te diriger dans l’antre de Minos, et toi, le plus éloquent des apôtres, ô Paul, qui revins des enfers à la clarté des cieux, je vous invoque ! Soutenez-moi tous deux dans ma longue entreprise.

Après la perte du sommeil et celle de l’honneur, le prolétaire endurera plus encore ; sa vie sera souillée, tarie, empoisonnée dans ses sources vives. Et cela sans bruit, sans le moindre scandale, sans qu’un gens de justice ait rien à y voir, sans qu’une plainte transpire au dehors, sans qu’on puisse accuser nul autre que le Destin, le grand criminel sur lequel passent leur colère les rimailleurs de mon temps.

Quand on traverse les faubourgs des grandes villes, le regard s’arrête sur des bâtiments d’aspect sombre occupés par les industries insalubres. Ces usines funestes ne portent pour enseigne qu’une teinte de deuil, une teinte grise ; on pressent, à les voir, qu’il s’y commet de lents assassinats. La police pudibonde les relègue dans les quartiers les plus misérables, près des prisons, des hôpitaux et des fosses communes auxquels elles fournissent incessamment leur contingent de malheureux.

Exploiteurs et parasites, puisqu’il vous faut vivre de la mort de l’homme, faites promptement du moins ! Fondez le plomb en balles, injectez du mercure dans ses veines, forcez-le de boire des vins chargés de litharge et de lécher le vert-de-gris de vos 500 vieux sous. Il n’aura pas à souffrir ainsi des lentes et atroces maladies que les ouvriers contractent dans les fabriques meurtrières ; il connaîtra son affaire, il sera tué sur l’heure ; les douleurs de l’agonie lui seront épargnées !

Dans leurs conversations avec les peintres qui viennent argenter leurs châteaux, les gens du monde ont entendu nommer la colique métallique, mais ils ne savent pas quelles souffrances elle déchaîne dans l’organisation, et de quel prix est payé leur luxe par certaines classes de travailleurs. Je vais le leur dire afin qu’ils n’en ignorent :


La plupart des ouvriers qui préparent le blanc de plomb sont détruits en quelques années ; ceux qui travaillent l’étamage des glaces succombent plus vite encore ; quant à ceux des usines de cuivre, ils souffrent plus cruellement que tous les autres.

Dans les hôpitaux de la Charité, de Saint-Antoine, de Beaujon, de Necker et de Saint-Louis sont traités tous les ans, par centaines, les malades atteints de la colique de plomb. Les médecins les blanchissent à peu près ; puis les renvoient à la fabrique qui les dirige de nouveau sur l’hôpital. Au bout de quelques voyages semblables, ces infortunés, épuisés par les ravages alternatifs du poison et du contre-poison, trouvent enfin dans la mort le repos qui leur a été refusé pendant la vie. Mais avant de les endormir du doux et long sommeil, combien d’étapes a semées la maladie sur le chemin de leur Calvaire !

À l’hôpital Necker j’ai suivi de mes yeux des tortures que mon imagination n’aurait pas soupçonnées dans ses plus grands écarts. Je vois encore se traîner à la consultation des ouvriers amaigris, terreux, livides, chancelant sur leurs jambes, ne pouvant plus rien tenir dans leurs mains. Il faut que le mal en soit arrivé là pour que leurs patrons se décident à les envoyer aux médecins ! La charité n’a plus d’autres mobiles sur terre que la mauvaise honte et la pudeur in extremis ! S’ils ne redoutaient pas les clameurs de l’opinion, les maîtres feraient mourir les ouvriers à la tâche, à la peine, sur place. L’hôpital leur sauve ce dernier remords et les débarrasse des cadavres.

Quand les malheureux entrent dans les salles encombrées, on les étend sur des lits où ils se raniment assez pour devenir plus sensibles aux atteintes de leur mal. Je me les représente encore tordus par des coliques tellement dilacérantes que nulle parole ne saurait les décrire. Alors ils prennent les attitudes les plus contractées 501 les plus torturantes, afin d’échapper à l’excès des douleurs. La respiration manque, les battements du cœur sont suspendus ; il semble que l’angoisse diminue le volume du corps ; la peau de leur ventre se rapproche des os de leur dos ! Ils se roulent dans des convulsions effrayantes, pareilles à celles des épileptiques ; mordus par la souffrance, ils poussent des hurlements lamentables, comme ces damnés que Dante nous montre plongés par la tête dans la poix fondue. Tout sommeil leur est refusé ; pendant la nuit, la douleur traverse la moëlle de leurs os comme une lame de rasoir chauffée à blanc. Ils sont pris par ce délire sombre, infernal, muet, sans extases et sans haleine que la Mort laisse tomber, de ses ailes funèbres, sur la couche des moribonds. Eux-mêmes ne peuvent comprendre comment la vie s’acharne sur leurs membres destinés à une paralysie prochaine ; vingt fois, dans leurs accès, ils invoquent la mort, suprême remède des maux incurables. Et la Mort ne vient pas, l’entêtée qui fuit ceux qui l’appellent, et court, tête basse, sur ceux qui la fuient.

L’Enfer est sur la Terre !


J’appelle ces fabriques de poisons les antichambres du cimetière. Je compare les ouvriers qui travaillent la céruse à des cadavres vêtus de deuil, animés d’un mouvement mécanique et destinés à rendre plus redoutables encore les abords de ces lieux. J’appelle ces fabriques des tours où les sociétés marâtres jettent leurs enfants derniers-nés. Je les appelle des guillotines sèches, des machines pneumatiques dans lesquelles on déverse le trop plein des prisons et des bagnes, pour en finir. Je les appelle des pontons à noyades qu’on fait sombrer dans l’Éternité tout chargés d’hommes.

L’Enfer est sur la Terre !


À ces travaux maudits les cheveux tombent, les dents se déchaussent et deviennent branlantes, l’haleine exhale une odeur infecte ; la peau, les poumons, les intestins se doublent d’une enveloppe de métal tellement épaisse que rien ne peut la dissoudre ; tous les organes sont littéralement assiégés, envahis, pénétrés, étouffés, indurés par le plomb ou le cuivre. Chaque pore devient comme une tranchée toujours ouverte à l’ennemi, comme une porte que la Douleur referme avidement sur la matière qui l’affolle.

Oh c’est bien là la blouse de plomb, l’infernale tunique plus corrosive que celle de Nessus, la cape dévorante qu’imagina le 502 poète au front plissé, la montagne d’Atlas plus pesante chaque jour sur le dos qui la porte !

Ah douleur et torture ! L’homme né de femme blanche, pure, aimante et sensible, devient noir, sombre, inerte, dur comme le métal qu’il travaille ; il ne bondit plus que sous les coups de marteau frappés par la Souffrance. Oh qui ne pleurerait à songer que tant d’ouvriers affrontent une mort certaine en préparant les vernis, les glaces, les meubles brillants, les cuirasses étincelantes qui font l’orgueil et la joie des riches de ce monde ! Et cependant les sociétés à l’œil éteint ne donnent pas une larme au gaspillage criminel de toutes ces existences !

L’Enfer est sur la Terre !


XI


Selon que nous avons eu plus ou moins de chance dans cette vie, suivant que nous prenons, pour en sortir, le chemin de la ruse ou celui de la force, deux hommes nous reçoivent à la porte : le fossoyeur ou le bourreau. Ces deux damnés occupent le dernier cercle des enfers terrestres.

L’Enfer est sur la Terre !

Ils sont renfermés dans une étroite fosse dont les parois sont de squelettes pressés, dont le fond et le couvercle sont de couperets affilés à neuf. Devant eux le Diable dépose leur nourriture et leur breuvage ordinaire : des chairs vertes, sanieuses, et du sang dans un crâne fraîchement détronqué.

Le fossoyeur est las de viande, et le bourreau de sang. — Laisse-moi boire, dit le premier, je suis repu, j’étouffe. — Laisse-moi manger, dit le second, je suis ivre, je suis à jeun. — Et l’un et l’autre se préparent à apaiser les plus vives tortures que l’homme puisse ressentir.

L’Enfer est sur la Terre !

Mais le fossoyeur est souillé de terre, et le bourreau teint de rouge, de la tête aux pieds. Et dès que le premier approche ses 503 lèvres du crâne, le sang s’élance et rejaillit sur la face du second. Et dès que le second approche ses dents de la chair, celle-ci fuit, par une attraction mystérieuse, sous les pieds du premier. En sorte qu’avec le temps le visage du bourreau devient écarlate comme la gueule d’un volcan, et les jambes du fossoyeur bouffies comme celles d’un hydropique. — Malédiction ! s’écrient-ils tous deux, nous sommes condamnés à être tout ensemble affamés et repus pendant l’Éternité !

Et dans leur rage aveugle, ils se précipitent l’un sur l’autre ; celui-ci pour boire, celui-là pour manger de l’homme vivant. Effroyable baiser ! sauvage délire qui demeure inutile ! De ses voraces dents le bourreau ne saisit qu’une chair insapide, et le fossoyeur sent ses lèvres brûlées par le sang qui coule des veines enflammées du bourreau !

L’Enfer est sur la Terre !

Autant de minutes il y a d’un soleil à l’autre, autant de fois ils renouvellent la lutte épouvantable ! Autant il s’échappe de gouttes de sang du crâne où ils boivent, autant en versent leurs veines pour le remplacer ! Autant il manque de morceaux de chair sous leurs pieds, autant de lambeaux ils détachent de leurs corps pantelants ! Et cependant une vengeance toujours nouvelle crispe leur foie ; toujours leurs yeux pleurent une nouvelle pluie sanglante, toujours repoussent sur leurs os de nouveaux muscles, une peau nouvelle.

— Si nous nous arrêtions, dit le fossoyeur, je suis las de fouiller ma vie dans tes entrailles. — Je le veux, répond le bourreau, je suis fatigué de trancher tes os avec mes dents.

L’Enfer est sur la Terre !

Mais à peine l’armistice est-il conclu que la fosse s’ébranle au roulement de mille tambours voilés. En même temps elle se remplit de clartés sépulcrales, du sifflement des fouets cruels et des tristes refrains du cantique pour les morts. Et voici qu’une voix nasillarde, voix de juge et de prêtre, s’écrie : « Travaillez, travaillez plus fort, maudits ! Versez le sang, tourmentez la fibre pour notre compte ; nous vous donnons votre part de curée, nous vous défendons de vous arrêter dans les siècles des siècles ! »

Et l’implacable combat recommence, et de nouveau jaillit le sang, et de nouveau crient les chairs sous les crocs anguleux !

L’Enfer est sur la Terre !

504 Si le fossoyeur et le bourreau ne craignaient pas de raconter leurs rêves, les hommes verraient que je n’exagère pas les peines qui les obsèdent ; ils se convaincraient que l’Opprobre et la Malédiction pèsent d’un poids énorme sur l’âme à quelque degré qu’elle soit descendue d’impudeur et de cruauté. Qu’on regarde bien les lèvres du bourreau tout injectées de sang, le visage blême du fossoyeur, et ses yeux éteints, entourés d’un cercle livide ; qu’on observe la contenance embarrassée de ces deux hommes et la sombre expression de leurs physionomies quand ils se trouvent en présence des autres ; qu’on ose chercher leurs âmes dans leurs prunelles de faucon et de chat-huant…

Et qu’on me dise si ces gens-là ne sont point bourrelés de remords, poursuivis par d’atroces terreurs, réveillés chaque nuit par des apparitions dégoûtantes, dégouttantes de sang !

L’Enfer est sur la Terre !

Et cependant ils ne sont pas plus coupables que ces animaux soigneux qui recouvrent de terre les dépouilles putréfiées des leurs. Il ne faut pas confondre plus longtemps ceux qui enterrent avec ceux qui tuent. Le fossoyeur et le bourreau sont les plus à plaindre de tous les êtres qui portent un cœur sous la mamelle. D’autres perçoivent le prix du sang, d’autres s’engraissent du suc des chairs ; il ne leur reste à eux que l’écume de la liqueur qu’ils versent, que la fange des fossés qu’ils creusent. Ils sont damnés dans leurs personnes, et condamnés dans leurs races à l’éternité de la peine et de l’infamie.

Ceux qui tuent, ceux qui vivent de la mort des autres, le sachant, le voulant, ceux qu’il faut traîner devant le tribunal de l’opinion par le pan de leurs robes, ce sont les privilégiés — juges, propriétaires, prêtres, médecins et autres — qui ne permettent point aux hommes de vivre en travaillant, de mourir tranquilles, d’être enterrés en paix. Hélas ! les meurtriers légaux vivent comblés d’honneurs et de richesses.

L’Enfer est sur la Terre !

Épouvantable le sacrilège que l’homme commet sur les restes de l’homme ! Infâmes les violateurs qui ne s’arrêtent pas même devant les charmes froids de la Mort et ses yeux sans regards ! Carons pannés, ces fonctionnaires sacrés et diplômés qui fouillent dans les cercueils l’obole crasseuse de leurs salaires ! Hideux ces chacals en gants blancs qui se couchent en travers des fosses ouvertes et disent aux parents des morts :

« 505 Nous avons imprimé sur le sein de la terre le timbre de notre puissance ; personne ne peut y déposer ceux qu’il aime sans notre permission. Aux riches nous laissons acheter des tombeaux somptueux, devant les pauvres bée la fosse commune ; aucun ne reste découvert après la mort. On peut se promener dans les cimetières fleuris. La démence et les mœurs sont sauvegardés ; que vous faut-il de plus ? — Le prêtre doit vivre des autels, le médecin des malades, et les gouvernants des cadavres ! »

L’enfer est sur la terre !

La mort est inéluctable pour l’homme ; c’est avec effroi qu’il voit sa grande ombre se pencher sur lui ; il laisse des parents et des amis en pleurs ! N’est-ce point assez d’épreuves ? Faut-il encore que le pouvoir reste maître de tourmenter nos derniers moments ? Lui permettrons-nous longtemps de violer ce qui est plus précieux qu’un testament, ce qui devrait être le plus sacré des cultes, je veux dire la suprême aspiration de nos âmes quand elles s’envolent aux régions infinies ? Notre corps sera-t-il privé toujours d’une sépulture paisible au sein des éléments ? Ne pouvons-nous donc comprendre qu’un Gérard de Nerval, par exemple, soit libre de laisser pourrir dans un égoût ses dépouilles mortelles, s’il attache à cette sorte d’inhumation quelque idée philosophique ? Souffrirons-nous encore, et puis encore que la gent officielle vienne mêler ses réclamations cupides, son formalisme et ses patenôtres à l’explosion première de la douleur des survivants ? !

Si du moins l’Autorité faisait valoir elle-même les terrains de sépulture qu’elle concède ; si travailleuse, soigneuse, elle les fouillait de ses ongles crochus ; si seulement elle rendait une rose, une marguerite à ceux qui sont sous terre pour tout l’argent que payent ceux qui demeurent dessus ! Si le gouvernement honorait ou laissait honorer les morts que nous aimons ! S’il nous était permis de leur rendre un autre culte que celui des cantiques latins marmottés par les prêtres !

Si l’ignoble sergent de ville ne souillait point de sa présence infecte le saint asile des tombeaux ! Si du moins nous étions à nous après le dernier soupir ! !

Mais non. L’Autorité veut que nos os soient numérotés, alignés les uns à côté des autres. Et ce sont les plus malheureux, les plus pauvres qu’elle charge de cette odieuse mission. Aux gueux la besace, dit le proverbe. Après avoir dépouillé le prolétaire de tout bien, de tout droit au travail, de tout honneur, la Civilisation 506 lâche et peureuse le contraint aussi d’enfouir les morts ; elle rassemble sur sa tête les vengeances et les mépris de tous !

L’enfer est sur la terre !

Homme ! sois glorieux. Tu as droit à six pieds environ de la terre du gouvernement et aux attentions particulières de ses croque-morts. Mais tu es sujet jusque dans la tombe. Les nécropoles sont administrées, les morts ont leurs registres, l’ordre règne aussi là ! La Bureaucratie s’est glissée dans la couche des cadavres, elle a violé leur pudeur comme ne l’eût jamais fait la hyène gloutonne ! Tout va bien, tout est en règle !

L’enfer est sous la terre ! Ce sont les vivants qui le préparent aux morts !


XII


La Nature est recueillie dans un profond silence ; la Rosée traîne sa robe blanche sur les prairies ; la douce clarté de la lune envahit les cieux, le jour commence pour le monde des morts.

Je suis enfoncé dans le gazon des printemps jeune et tendre encore. Ma tête s’appuie sur mes bras croisés, et mes yeux regardent les brillantes sentinelles de la terre, les étoiles tremblantes, qui se rendent, les unes après les autres, à leur poste accoutumé.

Je me prends à rêver. Il me semble que je suis dans la fosse commune, parmi tous ces cadavres ! J’ai froid, je nage dans un océan de vermine : c’est un songe affreux !

Toutes ces boîtes de sapin serrées, tassées les unes contre les autres, s’agitent, tremblent, éclatent sur place. Ceux qu’elles renferment ne peuvent se dégager de la pression qui les torture. Horreur ! les os sont aplatis, déformés, pénétrés par les os !

Les malheureux cadavres tentent des efforts inouïs pour se relever. Ils insultent, blasphèment ; la souffrance leur arrache des exclamations que jamais on n’entendit nulle part. Le bruit qui sort de cette fosse maudite est tellement prolongé, lugubre, épouvantable, 507 qu’à la ronde les chiens errants, les oiseaux de nuit et les voleurs n’osent point approcher.

Et moi j’entends, hélas ! distinctement ces plaintes déchirantes et confuses :

« Pourquoi serres-tu si fort ? — Retire les ongles de tes pieds des prunelles de mes yeux ! — Je manque d’air ; la terre et les cercueils pèsent sur mon corps d’un poids épouvantable ! — Je suis pris entre les planches de ma bière ; j’allais m’échapper, elles se sont refermées sur moi ! — Où suis-je, grand Dieu ? Je ne vois plus ni le ciel bleu, ni l’air transparent ; je ne puis remuer le petit doigt de ma main ! — Quel réveil ! — J’étouffe ! — J’avale du sable et de la chair meurtrie ! — Sainte Vierge, délivrez-moi ! — Taisez-vous, malheureux ! On dirait que nous sommes déjà dans l’Enfer ; je veux dormir. — J’ai trahi mes amis, j’ai tué mon père ; les supplices de l’Éternité commencent pour moi ! — Je suis le damné dont les peuples ne prononcent le nom qu’avec effroi ! Je suis celui qui devint empereur en égorgeant, celui qu’ensevelirent ici les barbares vengeurs. Je suis le plus gangrené, le plus pestiféré de tous ces cadavres : les chiens ont renoncé sur moi ! Je suis Napoléon le maudit ! ! »

Horrible assemblée ! Dans cette fosse viennent se confondre toutes les hallucinations ambitieuses, toutes les folies, toutes les furies d’orgueil, toutes les trahisons, ignorances, superstitions, cupidités, rapines, violences, concupiscences, barbaries criminelles, peines, douleurs, misères et maladies enfantées par la Civilisation !

Là sont rapprochées la tête qui médita le meurtre et la poitrine qu’il perça, les jambes qui marchaient pour les rois et les dents qui déchiraient la cartouche des émeutes, les épaules qui portaient des fardeaux et la main qui leur traçait la tâche. — Là, contre le noir charbonnier, gît la blanche fille au sein virginal ! Le vieillard est couché par dessus tous ceux qui vinrent au monde après lui ! — Sur les frêles membres de son enfant on a jeté la mère ; elle entend ses cris aigus et ne peut se soulever ! — Les ennemis ne sauraient détacher l’une de l’autre leurs bouches qui s’embrassent, les amis se mordent avec avidité ! — Les plus étouffés veulent monter sur les autres et les meurtrissent pour se frayer passage ! — Les uns sont renversés la tête en bas, d’autres foulés aux pieds, d’autres écartelés, étranglés, râlants ; tous sont couverts d’un sang glacé qui leur donne un frisson mortel ! 508 — Il y en a beaucoup qui râclent avec leurs doigts la vermine qui pullule dans leurs entrailles vertes ! —

Le vieillard redevient nouveau-né ; l’enfant passe en quelques heures par tous les degrés de l’existence ; sa tête se couvre de cheveux blancs. Les femmes sont filles et mères à la fois ; la mort enfante des fœtus qui ne respirent pas. Tous ces débris du monde terrestre ne savent s’ils doivent désirer la mort ou la vie, ni ce qu’est la vie, ni ce qu’est la mort ! Ils grincent les dents et rient comme des fous ; ils sentent qu’on les dévore et qu’ils renaissent à l’instant même. Le globe leur semble un désert dont les grains de sable s’assemblent et se transforment pour constituer des êtres nouveaux. Ils voient l’air, l’eau, le feu passer sur un chaos de débris qui s’animent et renaissent. Ils ont perdu toute notion de l’espace et du temps. Ils s’écrient d’une voix lamentable :

« L’enfer est sur la terre ! »

Quand tout à coup, sur la cime des montagnes voisines m’apparaît un croissant de feu semblable au disque de la lune en son premier quartier. Peu à peu ce croissant s’allonge, se rétrécit et s’étire en une faulx tranchante. Puis se dégagent successivement, de derrière la montagne, de longs cheveux gris, un front chauve, des traits si vieux qu’ils semblent se dissoudre, un vieillard démesurément grand qui porte écrit en lettres de lumière son nom sur sa poitrine. Je frotte mes yeux pour mieux y voir et je lis : le Temps, fidèle serviteur de la Révolution.

En ce moment l’aspect de la fosse commune change. L’Esprit des transformations passe dessus, et du bout de son aile y sème des étoiles. À l’instant même, les boîtes de sapin s’allument et se tordent dans les flammes sans plus de résistance que des feuilles sèches. Pendant qu’elles pétillent, le Temps s’écrie de sa voix enrouée :

« Mon bras maigrit à la tâche, mais il ne se fatigue jamais. Il n’y a plus une goutte de sueur sous la peau de mon front, mais je n’en suis que plus dispos à mon éternel travail. J’ai desséché plus de mers, submergé plus de continents qu’il ne reste de cheveux à ma tête ; je croque les empires comme des feuilles d’artichaut ; et quant aux hommes, je disperse leurs cités aussi facilement que des fourmilières. Cependant plus j’avance dans ma carrière sans fin, plus mes labeurs sont pénibles, plus rares sont mes heures de repos. La Révolution, toujours jeune, éventre ses vieux serviteurs sans plus de pitié qu’un piqueur son cheval. Le monde a beau changer, ma tâche reste la même et le zèle de ma maîtresse redouble 509 avec les siècles. Je donne sans cesse la mort sans pouvoir jamais l’espérer. »

L’éternel Melchisédech se tut. La fumée produite par l’incendie des cercueils se dissipa. Tous les êtres que j’avais vus auparavant désespérés, furieux ou mornes m’apparurent rayonnants de cette beauté surhumaine que donne l’allégresse. Leurs voix étaient fraîches et suaves comme celles que prêtent les poètes aux célestes esprits. Elles chantaient :

« L’air se parfume et s’épure, il est moins lourd à nos poumons. Un frisson de bonheur court par nos veines ; nous sentons des ailes grandir sur nos épaules ; nous sommes prêts à nous élancer dans des mondes meilleurs. Nous attendons que le joyeux soleil se montre à l’horizon, plus étincecelant, plus large. Alors nous essaierons notre vol en traversant les airs et les océans comme de jeunes hirondelles, qui fredonnent jusqu’au but de leurs lointains voyages !

» L’Enfer est sur la Terre que nous quittons. Dans celles où nous allons nous trouverons le Ciel. — Sois bénie, Révolution ! »


XIII


« Car voici le moment de la débâcle humaine ;
La Morgue va pêcher les corps que l’eau promène ;
L’égoïsme, en sultan, jouit et règne ; il a
Des crimes à cacher, et son Bosphore est là. »
Hégésippe Moreau.


Quel bénéfice retire l’artisan du travail qu’il fait sous le soleil ? À quelles mers sans fond coulent ses sueurs et ses larmes ? Qui lui connaît une consolation, un délassement, un heureux asile pour ses vieux jours ? Qui lui sait un espoir, un soutien ?

Quand il est seul, le pauvre, personne ne lui vient en aide dans la maladie. Pour arriver à sa mansarde, les femmes craindraient 510 de fatiguer leurs petits pieds, les rêves heureux saliraient le bout de leurs ailes ?

Et quand il est père, sa souffrance est centuple. Car l’enfant est trop faible, la femme trop sensible pour ne pas désespérer. Car la Faim crie toujours, et l’Opulence n’entend jamais. Car le Monde est trop vieux pour ne pas se faire ermite, sourd, avare et sans entrailles. Car les hommes en sont venus aux dernières pratiques de l’hypocrisie. Ils ne se plaignent pas quand ils souffrent pour faire croire à leur courage ; ils se plaignent quand ils voient souffrir pour faire croire à leur pitié. Ils n’éprouvent rien de ce qu’ils feignent ; ils ne sont ni compatissants ni braves ; la misère réelle pèse sur leur conscience comme un double remords ; ils la laissent seule et sans appui.

Porte ta croix, ô prolétaire ; travaille, travaille ! Donne la riche écume de ton sang pour la mousse amère des boissons frelatées ; donne la fine fleur de ta vie contre la mouture de farine, contre du pain noir ! — L’Enfer est sur la Terre !


Femmes jeunes et jeunes hommes, quand vous êtes amoureux, heureux comme des oiseaux ; quand vous vous pressez poitrine contre poitrine, songez à ces souffrances sans nombre qui suent ou grelottent dans l’isolement : n’en détournez pas vos regards !

Pensez-y souvent au contraire : non pour leur faire l’insulte d’une aumône, mais pour contribuer selon vos forces à la venue du Droit. Pensez-y, apportez votre éloquence, votre style ou votre pierre à la révolution qui les délivrera, qui vous délivrera !

Pensez-y ! Que le bonheur vous fasse chérir la justice ; que votre main bienfaisante et vengeresse se pose dans la leur. Il est si facile d’aimer un peu tout le monde quand on est bien aimé par quelqu’un ici-bas. Personne n’est assuré de fuir le malheur sur terre ; et relever ceux qui souffrent, c’est travailler pour soi.

Jeunes femmes et jeunes hommes, quand vous êtes heureux comme les oiseaux du printemps, songez aux malheureux. L’amour, le jeune amour, celui qui vous enchaîne, c’est la sublime égalité, la suprême justice, celle qu’on apprend, qu’on enseigne dans un baiser, celle qui rend belle et bonne toute créature vivante !


Vous aurez visité les derniers asiles du pauvre ? Vous vous 511 serez arrêtés à l’Hôtel-Dieu, à l’Hospice de la vieillesse, à la Morgue, devant l’Amphithéâtre ? Alors, dites-le, n’avez-vous pas souffert, n’avez-vous pas pris peur ? Êtes-vous restés sans émotions, vous sang et nerfs, alors que la corde des guitares peut frémir sous la pression d’un doigt ?

Ah malheur à vous si jamais vous n’avez pleuré sur les infortunes des autres ! Malheur à vous si vous avez ri de bon cœur quand sanglottaient les pauvres ! Car la charité, la vengeance, la haine du mal, l’amour du bien, c’est la même passion. On ne la calcule pas, on l’éprouve. Aujourd’hui c’est tout le contraire ; on ne sent rien, on spécule sur tout ; les philanthropes sont les plus durs des hommes, ils ne secourent que les hypocrites et les esclaves qui leur ressemblent. Le fier artisan ne peut rien attendre de personne !

Travaille, travaille, porte ta croix, ô prolétaire ! — L’Enfer est sur la Terre !


Encore quatre stations à fournir et nous arrivons au sommet du Golgotha moderne ! Il en est temps ; la fatigue me gagne, et moi qui ne soutiens cette lourde croix que du bout de ma plume, je me sens épuisé.

Reprends donc courage, mon âme, franchissons résolument ces dernières étapes de douleur. Me verrait-on céder devant la tâche monotone que j’ai choisie, quand l’ouvrier ne s’arrête pas, lui, devant le travail accablant qu’on lui impose ? Me verrait-on céder ?

Non certes. Je veux me raidir contre les séductions du repos, je veux écrire encore ces lignes difficiles. Tant mieux si elles me coûtent quelque peine et des larmes ! Car je les verserai sur ce papier, comme le pauvre verse sa vie sur la matière qu’il façonne.

Et peut-être réussirai-je à séduire, à émouvoir ceux qui n’ont pas formé dans leur cœur la coupable résolution de protéger le mal. Ce sera difficile :

L’Enfer est sur la Terre !


Station de l’Hôtel-Dieu ! — Le travailleur y est porté dans un brancard, sur un matelas puant, sous des couvertures sales et lourdes qui empêchent à l’air d’arriver jusqu’à lui. Il y est porté par deux hommes qui ne lui sont rien, qui s’arrêtent à chaque 512 bouchon pour rire et boire, tandis que les curieux examinent tout à leur aise l’aspect du patient.

Il y entre par une porte encombrée de malheureux comme lui. Ceux-ci le surveillent avec envie, car il leur dispute le dernier lit vacant.

Il y reçoit tous les matins la visite d’un médecin à l’œil indifférent, qui l’examine pour l’amour de la science, l’interroge brusquement, lui répond à peine et parle politique en lui tâtant le pouls. Tout le long du jour, les étudiants, l’aumônier et les sœurs lui tourmentent le corps et l’âme de mille manières. — Son pauvre corps si brisé, sa pauvre âme si triste !

L’ouvrier est couché dans une salle immense, dans des lits que la Mort dépeuple continuellement, que la Maladie repeuple sans cesse. À ses côtés les uns râlent, d’autres jouent aux cartes, d’autres l’espionnent, qui le croirait ? pour la gloire du bon Dieu !

Il sort de ce lit, à peine convalescent, pour retourner à son travail meurtrier, à sa douleur profonde, à sa faim, à sa soif de bonheur ; — ou bien pour être étalé sur la table fatale, la table froide où des hommes froids dissèquent, avec des instruments d’acier, son cœur, son large cœur qui fournissait tant de battements, de travail et d’amour !

Porte ta croix, ô prolétaire ; travaille, travaille ! Donne la riche écume de ton sang pour la mousse amère des boissons frelatées ; donne la fine fleur de ta vie contre la mouture de farine, contre du pain noir ! — L’Enfer est sur la Terre !


Station de l’Hospice ! — Les invalides du travail y sont entassés comme des prisonniers dans les casemates. Il y sont nourris, vêtus, soignés comme des galériens, aérés comme des soldats en caserne, chauffés comme des Cosaques. Les maladies épidémiques les moissonnent ainsi que les vents de novembre balaient la race des insectes ailés !

Ah pauvres les vieillards ! Quand ils sont riches, leurs héritiers les obsèdent à l’envi de soins intéressés. Quand ils sont indigents, c’est à qui s’en débarrassera le plus vite. Leurs familles les livrent à l’assistance publique, celle-ci les renvoie dans les hospices, et l’hospice ne garde pas longtemps le dépôt qu’attend la Mort !

— Que je plains le vieillard en Civilisation ! Lui que nous devrions entourer de nos soins, lui dont la place est si clairement 513 marquée dans l’harmonie des groupes humanitaires, lui dont les conseils aideraient puissamment les hommes, dont les récits instruiraient sans peine les enfants, lui qui dirigerait si patiemment tant d’utiles recherches, qui conserverait tant de choses précieuses en les collectionnant, nous le sacrifions ! Oui, le faible et débile vieillard est devenu la victime de l’intérêt sordide, de la méprisable ruse, des plus lâches trahisons. On en a fait un être maussade, irrité, capricieux, à charge à lui-même et aux autres, haineux, odieux presque, inutile toujours, parce qu’on n’a pas trouvé l’emploi de ses aptitudes. De tous les patriarches d’une génération, l’on vénère ceux-là seulement qui se sont montrés méprisants pour les hommes, et les ont détruits par grandes masses dans les batailles. Les rois, leurs tout-puissants complices, leur font construire de somptueux hôtels, et les peuples les adorent. Quant à ceux qui n’ont fait que du bien, on les recouvre de terre lourde afin de n’entendre jamais plus la prière de leurs voix ! —

L’Enfer est sur la Terre !


Station de la Morgue ! — Au centre de Paris, sur la rive droite de la Seine, fangeuse comme il convient à une alliée de la Tamise, sur un quai désolé, s’élève la Morgue !

Vilaine petite maison, carrée, basse, humide, moitié chaumière, moitié monument, verte à la base, grise sur la façade, couverte en noir !

Tirez le cordon ! À la porte vous trouverez un vivant, et dedans cinq ou six morts étendus sur la pierre afin que les passants puissent les réclamer. — Quand ils l’osent !

Si l’homme vivant ne marchait pas, on le prendrait facilement pour un des cadavres qu’il garde. — Cadavres infiltrés, verdis, promenés par le fleuve ou l’égoût pendant des semaines entières, tellement macérés, défigurés, hideux, épouvantables, que leurs parents eux-mêmes n’y voient plus que du bleu. — Le bleu de la Mort !

C’est la froide et redoutable Morgue ! Elle recueille les plongeurs que le Désespoir attire au fond des eaux, au cœur des flammes ! — Les tristes plongeurs qui jamais ne reparaissent !

Passe le seuil, jeune philosophe, si tu veux connaître les hommes de ton temps. Commande à ton dégoût, approche de ces 514 morts, demande la cause de leur fin si dramatique, si solitaire. Et tu reconnaîtras que cette même société, qui les expose maintenant au public, leur a porté le coup et veut cacher son crime en lavant ces victimes !

Ce vieillard s’est noyé parce qu’il n’avait plus de pain ! — Cet artiste s’est pendu parce que la majorité de ses confrères a diffamé son cœur et nié son talent ! — Cette jeune fille a vu l’amant que préférait son âme devenir le mari d’une autre femme, et ne pouvant veiller dans les transports d’amour, elle a voulu s’endormir dans la tranquillité de la tombe !

Et pourquoi le pain manque-t-il aux vieillards ? — Pourquoi les encouragements sont-ils refusés à l’artiste ? — Pourquoi la beauté, la santé, les qualités du cœur ne comptent-elles plus dans les balances qui pèsent la fortune ?

Et pourquoi tous n’ont-ils pas droit au travail, droit à l’instruction, droit à l’amour ? Pourquoi la propriété, les autorités académique et familliale ? Pourquoi la souffrance de l’estomac, l’humiliation de l’intelligence et du cœur ? Pourquoi le long supplice de Caïn, la mort sanglante d’Abel ? Pourquoi le mal, le meurtre, la guerre ? Pourquoi l’outrecuidance du riche, la dépression du pauvre ! Pourquoi l’indigestion et la fringale ? Pourquoi la mort de l’homme par l’homme ?!…

L’Enfer est sur la Terre ! Porte ta croix, ô prolétaire ; travaille, travaille ! Donne la riche écume de ton sang pour la mousse amère des boissons frelatées ; donne la fine fleur de ta vie contre la mouture de la farine, contre du pain noir !


Station de l’Amphithéâtre ! — Dans le monde très comme il faut, parmi les femmes nerveuses et blondes, il est de fort bon ton de rechercher des impressions rudes. Ces dames témoignent souvent aux étudiants le désir de visiter les salles de dissection. Elles disent, les misérables, que cela leur procurerait des émotions délicieuses. L’administration, généralement bête et faisant ordinairement tout mal, a du moins eu le bon sens d’interdire aux femmes l’entrée des préparations anatomiques. Cependant puisque vous y tenez, Mesdames, moi qui n’ai rien à vous refuser, je vais vous ouvrir à deux battants les portes de l’amphithéâtre !

— Mais avant, promettez-moi de me lire et de ne rougir point. Personne ne saura jamais que vous avez ouvert ces pages. Et si quelque maladroit parle de moi devant vous, virginalement vous 515 baisserez les paupières, tousserez en mi bémol et direz sèchement qu’une femme respectable ne saurait entendre mon nom. Ce petit mensonge vous fournira l’occasion d’une visite à votre confesseur. Et quant à moi, je ne me plaindrai pas d’être renié par vous en public, si, dans le particulier, vous faites bon accueil à ces très moraux et très seigneuriaux Jours d’Exil. Je serai très fier si vous vous entretenez avec moi seul quand il fait nuit bien noire, quand l’orage se réjouit au dehors, quand la douce veilleuse se consume en pleurant dans son vase d’albâtre, quand les rideaux de soie bien tirés encadrent vos divins charmes dans leurs reflets bleus ou roses. De vous je ne demande que cela. Donnez ensuite ce que vous voudrez à votre curé d’abord, puis à votre époux. Et que le public se contente du reste ! —

Donc, entrez sur mes pas. Voyez apporter entiers et reconnaissables tous ces corps qui ne sortiront d’ici que par morceaux. Entendez résonner toutes ces têtes sur le dernier oreiller qu’elles auront en ce monde, le billot de bois dur où d’autres, par centaines, ont laissé leurs cheveux. Il en arrive ainsi vingt environ par salle ; à Paris, c’est au moins cent qu’il en faut par jour !

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Les étudiants courent à ces dépouilles comme les ânes à l’avoine ; ils leur font fête dans la langue des professeurs : un patois renouvelé du grec, très distingué sans doute, mais dont ils ne comprennent pas le premier mot, car ils sont bacheliers. Il fixent leurs cadavres, dans toutes les positions, à la table d’étain où l’on torture la mort ! Ils étendent les uns sur le dos, comme des crucifiés ; ils allongent les autres sur le ventre ; ils mettent ceux-ci par côté, ceux-là de travers, plusieurs la tête pendante, ou bien encore les pieds en l’air, souvent les bras repliés derrière les épaules, croisés, attachés là pour empêcher au corps de glisser !

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Ils essaient ensuite leurs instruments sur les doigts, les lèvres et les gencives ; ils rasent les cheveux et la peau du crâne pour en finir plus vite. Le scalpel s’ébrèche, crie, grince sur les os de la tête. Eux y vont des deux mains.

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Quand toutes ces préparations sont terminées, ils se divisent les sujets, leur coupent les membres, les éventrent, leur ouvrent la poitrine, frappent à coups de marteau redoublés sur les crânes 516 sonores, détachent la calotte osseuse avec des crochets de fer, passent leurs doigts sur le siège suprême de l’intelligence humaine, sur ce cerveau si fin dans sa structure merveilleuse. Ils le font macérer dans l’eau, durcir dans les acides ; ils le coupent par tranches, le détaillent, le morcellent l’émincent, le pressent entre deux verres pour le regarder au microscope, le réduisent en une pâte sanglante, horrible à voir, qu’ils emportent sous leurs ongles, et qu’ils vous présentent, au bal, en vous tendant la main !

En avant deux ! Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Ils enlèvent le nez et les oreilles, déchirent les muscles, tordent les entrailles, pincent les nerfs, brisent, torturent, hachent, dilacèrent, écartèlent, tenaillent chaque fibre du corps, mettent tout à nu : le sang, la chair, l’os qu’ils grattent, et la moëlle de l’os ; arrachent les dents, sortent la langue de la bouche et raclent les yeux ! — Les yeux si beaux ! !

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Puis ils bourrent le grand poêle ronfleur de graisses, d’estomacs, d’intestins, de poumons et de cœurs qui crient, se tordent, pleurent, gémissent, sanglottent en brûlant et portent jusqu’aux nuages leur noire fumée, leur repoussante odeur, afin de témoigner en haut des sacrilèges de l’homme !

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Ils soufflent sur cet holocauste offert par eux aux Dieux des universités ; ils le font joyeusement flamber, y allument leurs pipes, se chauffent les mains, se frottent les jambes pour exprimer leur bien-être, et se lancent facétieusement à la tête des organes qui vivaient encore la veille ; ils s’en cachent dans les poches en manière de plaisanterie, posent leur pain sur leurs préparations, le portent à leur bouche avec leurs mains sanglantes. Et le reste des singeries… Rien n’est aimable comme les petits des bourgeois, les gracieux étudiants en médecine !

Si le cœur vous en dit, régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Lorsqu’ils ont fini leur travail du jour, leur travail de fourmis, ils le cachent avec soin dans une poitrine ouverte et vide afin de le retrouver intact le lendemain, puis ficellent le tout, le couvrent d’un morceau de peau blanche, et s’en vont en chantant. De sorte qu’on peut voir, spectacle épouvantable ! des morts préposés par leurs bourreaux à la garde de leur propres débris ; des 517 morts qui font peur par l’expression de torture et de rage empreinte sur leurs traits ; des morts qui semblent se déchirer, se violer eux-mêmes, et souffrir de leur nudité bien plus que les vivants !

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Et quand ces pauvres morts ont subi les profanations de la curiosité vaine, il leur faut encore être souillés par la cupidité grossière. Après la grimace du singe, le coup de pied de la bête de somme ; après l’étudiant, le garçon d’amphithéâtre. Celui-ci malpropre, malôtru, malhonnête, malsain, hideux salarié de la mort, passe tous les soirs la revue des tables de travail. Restes d’hommes et d’enfants, tronçons de femmes et de vieillards, côtes, cristallins, ongles et poils, quarts de génitoires et moitiés de mamelles, ils rassemblent tout ce qui a servi dans une serpillière étroite, tellement ordurée que le diable ne la toucherait pas du fin bout de sa queue longue. C’est une confusion, une abomination, une répugnance, une pestilence dont rien ne peut donner une idée ; c’est à faire vomir un croque-mort !

Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir !

Combien de fils de famille se forment l’esprit et le cœur à cette grande école ! Ils en sortent ignorants, pédants, outrecuidants, docteurs enfin. Ils croient posséder le secret de l’existence parce qu’ils savent le siège précis du cœur et de la glande pinéale ! Ils se figurent connaître les causes de la maladie parce qu’ils constatent les désordres qu’elle produit ! Ils traitent les vivants comme ils écorcheraient les morts ! Il ne se rendent pas compte des ressources vitales ; ils affichent un souverain mépris pour la science humanitaire et voudraient substituer leurs petites formules aux grandes lois de l’être ! Ils sont importants, dominateurs, beaux-diseurs, esprits-forts. La démangeaison les prend de faire parler d’eux en leur province, et alors ils deviennent agitateurs dans le vide, philanthropes par maintien, démocrates par ambition. Fiers de faire peur, convaincus de leur supériorité sur le peuple, prêtres de la matière, ils prétendent, comme les prêtres de l’esprit, à une dictature sacerdotale. Ils nient l’existence de l’âme, son immortalité, l’harmonie de la nature, les aspirations de l’humanité, la vie future, tous ces grands mobiles de la vraie morale. Ils se rient de la délicatesse, de la générosité, de la souffrance, de l’affection ; ils ont fait de l’amour la plus fatigante, la plus hébétante, la plus rebutante nécessité matérielle ; ils n’en parlent jamais qu’en se frottant.

518 Régalez-vous, Mesdames, voilà le plaisir[2] !

— J’ai découvert l’horrible réalité de vos souffrances, ô travailleurs ! 519 Je les ai dites comme elles sont afin d’allumer la rage en votre cœur, afin qu’elles soient imprimées une fois et ne puissent plus être démenties par personne.

J’ai marché jusqu’au bout le chemin de votre

croix ; j’ai fait, je vous le jure, tout ce que pouvait ma force.

Si mes efforts ont été trahis par le dégoût, la fatigue et la longueur de la route, pardonnez, pardonnez-moi, mes frères, ne me retirez pas votre estime, ne me blâmez point !

Ah rude était la tâche ! déserte, inconnue la

descente aux Enfers ! Sous mes pieds roulaient les cailloux, sous mes mains criaient les ronces ; j’étais plongé dans les ténèbres ; les vapeurs du soufre, la poussière me suffoquaient.

J’ai tenu bon cependant. Et j’ai fourni ma course. Et je suis de retour à la douce lumière !


On m’avait élevé pour faire un bourgeois, non pas un homme. Tenez-moi compte, prolétaires, d’une bonne volonté qu’on trouve si rarement dans la classe moyenne. Ne me rejetez point si je suis plus faible que vous.

Car la franchise est une force. Car la plume détruit bien des résistances contre lesquelles se briserait le marteau dur. Et souvent le plus fort a besoin, sur la terre, d’un plus petit que lui.

520 S’il arrivait toutefois qu’on vous excitât contre moi ; si les gens de parti vous enseignaient à me maudire, comme ils l’ont déjà fait…

Et bien ! je supporterais cette malédiction même avec le courage passif de l’homme souvent méconnu. Je me dirais :

Travaille, travaille, marche en avant, poète, porte ta croix aussi jusqu’au seuil de l’Humanité future.

L’ENFER EST SUR LA TERRE ! ! !


  1. Avant peu, les ingénieurs trouveront le moyen d’utiliser les matières ignées que crache le Vésuve.
  2. Observation. — Les médecins me demanderont si je crois les dissections inutiles aux étudiants, et par quoi donc je les remplacerais ?

    Distinguons, chers confrères. Les dissections sont utiles, mais non les forfanteries d’apprentis bouchers, mais non les gaspillages de chair humaine, mais non la malpropreté, le matérialisme, la vanité, l’insensibilité, le jargon d’érudit qu’on en retire.

    On a fait, dans ces derniers temps, un déplorable abus de la théorie, dans les études médicales comme dans toutes les autres. On a rendu la science anatomique fatiguante, impossible à force de minuties. En voulant tout savoir on a fini par tout désapprendre.

    Je demande à mon tour si les détails fastidieux des traités descriptifs ne sont pas inutiles pour les trois quarts au moins des étudiants en médecine, s’ils ne leur deviennent pas nuisibles même en les détournant de la grande observation des lois de la vie ; je demande s’ils ne sont pas oubliés aussitôt que retenus par cœur, et s’ils trouvent jamais leur application dans la pratique ordinaire ?

    Quand renoncera-t-on donc une bonne fois à la stupide prétention de faire des encyclopédistes avec tous les petits paysans qui pleuvent à Paris chaque année des parties les plus éloignées de l’empire pour se faire raboter un peu. Je veux bien que la nation frrrançaise soit délicate, sensible, intelligente et maligne entre toutes ; mais enfin chacun de ses membres ne peut espérer devenir un monstre de savoir un immortel, un académicien !

    Pour ma part, je suis persuadé que les dissections nombreuses et assidues ne sont nécessaires qu’aux chirurgiens, physiologistes, micrographes, oculistes, et autres espèces particulières. À ceux-là suffiront amplement les corps qui leur sont légués par des dons spéciaux. Au surplus, qu’ils s’en contentent ou pas, qu’ils s’arrangent comme ils voudront, ils n’ont pas le droit de toucher aux autres et de faire payer l’impôt de la mort, le tribut des corbeaux, aux malheureux si crucifiés déjà tout le temps de leur existence !

    Je viens de dire que les anatomistes hériteraient des cadavres pour exercer le talent de leurs doigts. Je ne crois pas être utopiste, en effet, lorsque j’avance que dans un quart de siècle, les hommes rassurés sur la future destinée de leurs âmes n’attacheront plus une aussi grande importance à la conservation de leur argile dans un lieu consacré.

    Moi-même, bien qu’il me fût plus agréable de reposer après ma mort dans le lit bleu des eaux, je n’hésiterais pas cependant à léguer mon corps, s’il devait leur faire grand plaisir, soit à mon bon cousin et ami le docteur Charles Viard, soit à mon ancien camarade d’internat, l’habile professeur Broca, soit au savant et célèbre ophthalmologiste M. Desmarres. Je serais sûr du moins d’être utilement employé pour le progrès véritable de la science, et traité par eux avec tous les égards dus à mon bon vouloir.

    Combien d’amis de la bonne médecine et des bons médecins, combien de malades reconnaissants agiraient comme moi. N’avons-nous pas vu M. Orfila faire promener dans l’école sa popularité défunte et livrer son grand cadavre à ses chers étudiants ? Que d’hypochondriaques, d’esprits originaux, excentriques, observateurs et curieux voudront qu’on sache à quelles affections ils ont succombé, surtout quand les connaissances médicales, plus généralement répandues, permettront à chacun de risquer sur son mal une opinion personnelle. — J’affirme que ces donations satisferont, et au-delà, le zèle des plus zélés.

    En effet, si j’ajoute à cela la vulgarisation des découvertes du docteur Auzoux, la certitude que bien d’autres inventions de ce genre seront faites dans l’avenir et mises à la portée de toutes les intelligences, je forcerai les plus savants à convenir que les dissections peuvent être singulièrement restreintes. Elles deviendront pour l’étudiant un travail exceptionnel, destiné seulement à vérifier les données acquises dans les livres et près des cadavres artificiels. — Je fais toujours mes réserves pour les hommes spéciaux, habiles à découper ; il n’est pas prudent de chercher noise à ces gens-là.

    Ainsi seront épargnées aux jeunes gens ces études répugnantes et pénibles qui blasent leur cœur, matérialisent leur intelligence et trop souvent détruisent leur santé. Certainement il faut des anatomistes, des chirurgiens, des menuisiers et des micrographes. Mais pas trop n’en faut, comme dit la ritournelle de mon pays.