Jules Laforgue (Mauclair)/Essai sur Jules Laforgue

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Texte établi par avec une introduction par Maurice MaeterlinckÉdition du Mercure de France (p. xviii-98).

ESSAI SUR JULES LAFORGUE

J’entreprends de prononcer ici des paroles sur un homme que je n’ai point connu. Il en est dont la conscience et l’esprit agissent isolément et ne se ressemblent pas, en sorte qu’on ne peut préjuger de leur personne sur leurs écrits, et qu’une rencontre fait préférer, alternativement, l’œuvre à l’auteur ou l’auteur à son œuvre. Il en est dont la connaissance donne une impression toute dissemblable de leurs livres. Il en est enfin dont le caractère et les manifestations intellectuelles s’unissent harmonieusement, et qui reçurent de la fortune une unité mentale et morale merveilleuse et inusitée, ce que je nommerai la permanence dans le caractère. Leurs livres disent ce qu’ils furent, mais eux-mêmes eussent donné de leurs livres une idée exacte avant qu’on les ouvrît, et s’ils sont morts on ne saura jamais tout l’amour qu’ils méritèrent. Ils ne s’étaient pas occupés uniquement de créer des œuvres complètes et d’y mettre le plus passionnant d’eux-mêmes, et cette exigence de la littérature et du chef-d’œuvre leur paraissait tyrannique : ils ne s’étaient pas renonces au profit d’un dédoublement extériorisé, mais ils avaient songé d’abord à présenter par leur individu même l’exemplaire accompli d’humanité qu’ils rêvaient, et la confrontation de leur âme à l’univers voulait être seule.

Ils surent que les livres ne s’adressent qu’à la terre, que la conscience et la sensibilité vont bien plus loin, que le moyen de l’art est restreint, et ils honorèrent plus fidèlement et plus spacieusement l’invisible. Leur gloire est moins temporelle et moins impérieuse que celle des autres artistes : mais on sait que leur came fut emplie d’une pudeur essentielle, et on les aime mieux. Ils laissèrent parfois des fragments pour attester, par une sorte de coquetterie spirituelle, qu’ils eussent soulevé l’admiration des foules à leur gré, eux aussi. Là brillent des perfections et les présages d’une maîtrise qui s’est tue parce que, derrière l’esprit, l’âme compréhensive aperçut tout à coup qu’en somme ce n’était pas la peine… C’étaient des âmes passantes qui ne jugèrent pas utile de s’installer sur la terre et d’en conquérir les prérogatives. Certains n’ont rien laissé : on trouve dans les récits de leurs frères leur simple nom. avec l’attestation de leur génie demeuré en puissance. Et il en est dont même cela ne demeure pas, et que le silence défend pour l’éternité. Il est ainsi, sous le grand flot parleur de l’humanité méditante et lyrique, des Atlantides invisibles et ensevelies sauf pour Dieu : et quand l’écrivain s’arrête et refoule en lui-même les mots pour mieux réfléchir, c’est Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/30 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/31 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/32 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/33 et il a été le souriant et le douloureux, et le touchant et l’inquiet, et le mort prématuré lui aussi. Et il s’élève de ses fragmentaires méditations quelque chose de très passionné et de très pur, une ingénuité lyrique qui veut tout dire, et un génie familier aussi « avec les forces et les apparences »… Une des propriétés vives de ces âmes, la diversité dans l’unité. Tout y concourt à un accroissement seul, compréhension par la passion, mais tout s’occupe de tout, et il n’y a pas en elles de paresse. Aux multitudes de portes de la sensibilité par où l’on apercevra un aspect nouveau de la cité spirituelle, elles frappent : et sur tous les chemins qui y mènent, simultanément on les rencontre. L’artiste pur et simple en choisit une et la suit soigneusement : ce qu’il appelle la composition et la méthode. Mais les âmes où je ramène Jules Laforgue courent fiévreusement sur toutes les routes. Ce sont des Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/36 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/37 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/38 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/39 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/40 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/41 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/42 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/43 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/44 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/45 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/46 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/47 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/48 ajoute une nuance autre, et l’oppose. Il n’est ni panthéiste, ni élégant, ni sensualiste et exclusivement impressionniste, il est métaphysicien, et la théorie de Hartmann l’a touché : c’est le moderniste de l’Inconscient. Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/50 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/51 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/52 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/53 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/54 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/55 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/56 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/57 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/58 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/59 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/60 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/61 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/62 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/63 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/64 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/65 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/66 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/67 De son organisation totale sa fin s’est décrétée tranquille : il est mort d’être supérieur, et la phtisie n’est venue qu’après, pour dissoudre de lui ce qui concernait le monde visible. Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/69 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/70 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/71 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/72 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/73 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/74 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/75 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/76 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/77 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/78 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/79 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/80 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/81 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/82 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/83 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/84 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/85 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/86 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/87 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/88 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/89 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/90 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/91 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/92 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/93 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/94 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/95 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/96 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/97 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/98 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/99 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/100 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/101 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/102 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/103 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/104 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/105 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/106 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/107 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/108 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/109 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/110 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/111 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/112 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/113 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/114 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/115 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/116 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/117 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/118 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/119 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/120 Page:Mauclair - Jules Laforgue, 1896.djvu/121 tu l’as fait déjà : nous ne savons pas, à chaque heure qui sonne, si dans une chambre au fond d’une ville provinciale un adolescent n’est pas saisi de le deviner soudain dans une phrase de toi, et c’est l’œuvre durable que demande, dans la perpétuité des consciences, l’ambition de toute pensée mortelle !

Et maintenant, toi qui, né grand écrivain, ne daignas pas sacrifier une parcelle de ta conscience douloureuse au souci tout ensemble ennoblissant et parasitaire de ce qu’on nomme « la littérature » pour elle-même, pardonne-moi de n’avoir pas eu la discrétion de t’honorer uniquement par la lecture et le silence, mais d’avoir tout de même effeuillé sur ta tombe les fleurs factices que figureraient ces feuillets déchirés, de t’avoir, dans un inutile discours, honoré encore avec ces mots qui n’étaient rien pour toi, avec des mots, des mots encore.

Hélas ! avec des mots, ô toi, Hamlet sans épée.

 Décembre 1895 — Janvier 1896.