Julian Klaczko, historien, critique et patriote

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Julian Klaczko, historien, critique et patriote
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 589-621).
JULIAN KLACZKO

Le noble écrivain, l’historien savant et perspicace dont je désire ici retracer la vie et rappeler les écrits, Julian Klaczko, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, était né à Vilna, l’ancienne capitale de la Lithuanie, le 6 novembre 1828. Il fit de fortes études à Kœnigsberg, puis à Heidelberg et à Iéna, d’où il sortit en 1848, avec le grade de docteur en philosophie. De son passage dans les Universités allemandes il avait gardé tout particulièrement le goût d’Homère dont il savait et récitait à l’occasion les plus beaux vers. Il possédait merveilleusement, outre le polonais, sa langue natale, le français, l’allemand et l’italien. Cette dernière langue lui fit aimer particulièrement Dante, qu’il confondait dans le même culte qu’Homère. C’était plaisir de l’entendre commenter les plus beaux passages de la Divine Comédie. Il était lié avec le célèbre historien Gervinus dont il avait été le disciple, mais il garda vis-à-vis de lui, comme de tous les autres, sa pleine indépendance d’esprit et de jugement. Après avoir collaboré quelque temps à la Deutsche Zeitung, il se mêla, en avril 1848, aux agitations politiques qui tendaient à rendre aux Polonais de Galicie une sorte d’autonomie et à leur accorder diverses réformes, et après l’échec de ces tentatives, il fut compris dans la répression organisée par le gouverneur comte Stadion, arrêté, emprisonné, puis exilé. Il vint à Paris en 1849 et là, tout en donnant pour vivre des leçons de littérature et de droit politique à de jeunes nobles polonais exilés comme lui, il entreprit des travaux littéraires et historiques qui devaient faire sa réputation. Il espérait en même temps, dans une capitale ouverte à toutes les idées généreuses, soutenir mieux encore qu’à Cracovie la cause de la Pologne à laquelle il avait voué toute son intelligence et tous ses efforts. En 1861, il édita la très attachante correspondance du grand poète Adam Mickiewicz. Sa connaissance profonde des littératures polonaise et italienne, son goût pour les études diplomatiques lui facilitèrent l’accès de la Revue des Deux Mondes. Il dirigeait alors les Nouvelles polonaises, revue hebdomadaire qu’il abandonna plus tard pour les Annales polonaises.

Je l’ai connu en 1867, au début de ma carrière aux Archives du Palais-Bourbon. Il était devenu, grâce au président Schneider, depuis le mois de juillet 1866, sous-bibliothécaire au Corps législatif sous la direction de M. Miller, membre de l’Institut. Il aurait dû avoir une situation plus en rapport avec ses facultés spéciales aux Affaires étrangères, où un ministre intelligent aurait pu utiliser son savoir et sa perspicacité, mais il n’aimait pas solliciter et il se contentait de peu[1]. D’ailleurs, au milieu des livres, ses amis, il pouvait travailler à son aise. Klaczko avait alors trente-neuf ans. C’était un homme de petite taille, ayant l’air modeste d’un chercheur et d’un savant. La tête était expressive et forte. La bouche puissante se voilait sous une épaisse moustache. La chevelure, un peu broussailleuse, était blonde. Les yeux, d’un gris bleu sous un front large et bombé, dardaient sur vous un regard pénétrant. Sa conversation était originale et mordante. Sa parole coulait rapide, abondante, spirituelle, émouvante parfois. Je me rappelle qu’un jour, parlant de sa chère Pologne, de ses épreuves cruelles et de ses espérances encouragées, mais presque aussitôt déçues, il nous disait : « Mon pays ressemble à ce pauvre oiseau, dont parle un de nos poètes. Tour à tour relâché, puis ressaisi et cruellement torturé, il jette aux enfans qui s’amusent de ses souffrances ce cri plaintif : Enfans, vous jouez, et moi il s’agit de ma vie ! » Ardemment Polonais et sincère ami de la France, il avait des vues neuves et profondes et les développait, avec un accent saisissant, en considérations élevées et quasi prophétiques. Le professeur comte Stanislas Tarnowski lui a consacré, dans l’Œsterreichische Rundchau, une étude remarquable à laquelle je me permettrai d’emprunter quelques passages importans. Le comte Tarnowski, relevant les connaissances spéciales de Klaczko en art et en littérature, dit que sa vocation initiale était pour les études littéraires et qu’elle lui aurait assuré une place d’honneur parmi les grands critiques et les meilleurs esthéticiens de ce temps, s’il n’eût été avant tout Polonais. « Il était jeune, dit-il, dans les années où tous les cœurs bien nés, battant en Europe de foi et d’espérance, croyaient que le progrès et la liberté allaient résoudre tous les problèmes ; où tous ceux qui pensaient noblement en Pologne, voyaient éclore l’ère tant attendue de la renaissance polonaise. En communauté d’idées avec sa génération, Klaczko vivait dans l’attente de ce qui allait arriver. Il ressentait douloureusement chaque réalité, de même qu’il prenait part à toute ambition et à toute aspiration généreuse. Il était sensible à l’excès, et chaque douleur, chaque désir patriotique prirent dans son âme, plus que dans toutes celles de ses compatriotes, un caractère ardent et passionné. La cause de la Pologne était pour lui non seulement celle d’une nation, mais la lutte du bien contre le mal, du droit contre la force, du juste contre l’injuste. Voilà pourquoi il ne resta pas seulement l’adorateur enthousiaste de la beauté dans les olympiques régions de la poésie et de l’art, mais il descendit dans les champs poussiéreux et épineux de la politique ; et lui, qui semblait prédestiné à être surtout un grand connaisseur, admirateur et propagateur de la beauté artistique, devint aussi l’un des plus grands écrivains politiques du XIXe siècle, non seulement en Pologne, mais encore en Europe. »

J’ai relu attentivement ses nombreux écrits et je puis attester que le jugement du comte Tarnowski n’a rien d’exagéré. C’est naturellement la Pologne et ses infortunes qui tout d’abord firent connaître le talent de Klaczko dans la Revue. Il y était entré en novembre 1861, sous le pseudonyme de Constantin Gaszinski, et il y avait publié deux élégies polonaises : le Dernier et Sur la Glose de Sainte Thérèse du poète anonyme de la Pologne. Deux mois après, il signait de son nom véritable « Julian Klaczko » l’étude émouvante sur la Poésie polonaise au XIXe siècle et son influence sur le mouvement des esprits en 1861. Il avait préludé en 1842 à ces travaux poétiques par une édition de vers hébreux, sous ce titre : Sylloge hebraïcorum carminum.

Dans l’étude sur la Poésie polonaise il apprenait aux lecteurs, avec le nom du poète jusqu’alors resté inconnu, une dramatique et bien touchante histoire. Les événemens qui, depuis 1861, se déroulaient en Pologne, avaient attiré l’attention sur un écrivain mort en 1859 à l’âge de quarante-sept ans et dont la réputation n’était guère sortie de son pays. Et cependant, l’action de ce poète qui se cachait à tous, avait fini par être immense sur le mouvement des esprits en Pologne. « Spectacle étonnant que cette ratification d’une pensée idéale et mystique par la réalité vivante et palpable ; que le pouvoir moral et posthume exercé sur un peuple par un génie méditatif et solitaire ! » Le poète qui, jusqu’en 1861, était demeuré anonyme, était un homme de grande fortune et de famille ancienne. Son père, le comte Krasinski, qui s’était illustré sur les champs de bataille du premier Empire, avait eu dans la vie civile une triste défaillance qui l’entraîna jusqu’au parjure. Le fils, un chrétien résolu, ne voulut ni juger ni renier son père. Poète d’instinct et grand poète, il chercha à expier la faute paternelle en immolant chez lui toute ambition. Exilé volontaire, il consacra ses vers à son pays, mais « il passa toute sa vie à élever un temple et à faire oublier son nom. » Comme le dit Klaczko, il est peu de sacrifices plus grands que cette grande souffrance si dignement supportée. Le poète anonyme était fidèle au sentiment national, mais dans ses œuvres qui irritaient plus qu’elles ne passionnaient alors la Pologne, il jetait un défi aux rêveries humanitaires et socialistes du jour : il combattait une propagande démocratique qu’il croyait funeste à sa patrie. Dans ses œuvres admirables, la Comédie Infernale, l’Iridion, le Rêve de Césara, la Tentation, l’Aurore, les Psaumes, Resurrecturis, parues de 1835 à 1845, il prêchait l’impuissance de la haine et glorifiait l’idée du martyre. Il voulait bien la résistance, mais seulement la résistance morale. Pour lui, la plus haute sagesse, c’était la vertu. De toutes parts on raillait la couardise du poète anonyme ; on l’accusait de folie. Il laissait dire et continuait à prêcher sa doctrine en vers superbes qui étaient lus partout et partout discutés. Il mourut le 24 février 1859, « et le silence seul vint s’asseoir sur sa tombe… Mais un jour, le peuple de Varsovie, dit Klaczko, se leva sans armes, ne portant dans ses mains que son drapeau et sa croix. Il ne donna pas la mort, mais il la reçut, et quand le dominateur, épouvanté d’une attitude si émouvante, lui demanda ce qu’il voulait… il répondit : La Patrie ! Lame du chantre de Resurrecturis dut tressaillir. L’idéal qu’il avait rêvé devenait une réalité, et sa poésie, restée si longtemps anonyme, tout un peuple la signait de son nom. »

En donnant à la Revue, en 1862, la traduction fidèle des Souvenirs de Pietrowski, ce Polonais qui, par une sorte de miracle, avait pu s’évader de la Sibérie où ses opinions politiques l’avaient fait déporter en 1844, Klaczko rappelait les souffrances de ses compatriotes sous la domination russe. « S’il y a en Pologne, disait-il, un mot qui dépasse ; peut-être tout ce que l’éloquence humaine a su trouver pour donner un accent au désespoir, c’est le mot : « A ne plus jamais vous revoir ! » qu’adresse à sa famille et à ses amis tout condamné politique au moment de s’acheminer vers la Sibérie, tant la conviction est grande que la Sibérie ne lâche jamais sa proie ! Depuis bientôt un siècle, elle enlève à la Pologne ses enfans les plus généreux, ses femmes les plus dévouées. Et cependant, on en revient parfois ! » Comment ? Par une amnistie qu’accorde exceptionnellement le tsar, ou par un prodige pareil à celui qui fit évader Beniowski, Mme Felinska ou Piotrowski. Le livre intitulé : Les Souvenirs d’un Sibérien, publié à Posen en 1861, fut donc traduit par Klaczko et émut profondément les lecteurs par le récit des souffrances des déportés et par les aventures extraordinaires qui signalèrent l’évasion de Piotrowski. Peu d’ouvrages sont aussi touchans, plus dramatiques que celui-là ! Je ne lui connais d’égal que les Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïewski.

Enfin, parmi les travaux que Klaczko a publiés en France sur son pays, je dois signaler encore la belle étude parue en 1869 sur le Royaume de Jajello et son dernier historien, Karol Szajnocha, érudit de premier ordre qui a su retracer les siècles de splendeur de la Pologne, avec une sorte de génie et rendre à l’histoire nationale une couleur, une vie, une lumière sans pareilles. Klaczko terminait son étude en ces termes : « Aujourd’hui encore, comme pendant les siècles passés, la Pologne lutte par ses convulsions et par son agonie, et ne fût-ce que par l’exemple effrayant de ses tortures. » La persécution que subit actuellement la Posnanie n’est pas de nature à faire trouver ces expressions excessives. « Les conseils, ajoutait Klaczko, ne manquent pas à ce Job des nations de maudire ses dieux et de vivre ! Il ne prononce pas de blasphème. Il reste sur le grabat, fidèle à la religion du devoir. Le triomphe croissant de l’iniquité n’ébranle pas son culte pour le droit, et, en présence des annexions qui se font de nos jours, il rappelle avec une fierté légitime le baptême de Cracovie. Il pense aussi, avec le naïf parlement de Horodlo, que l’amour seul fait des unions durables. » Klaczko faisait allusion à l’union historique que la noblesse polonaise, sous son roi Ladislas, contracta avec la noblesse lithuanienne commandée par le prince Witold. C’est ainsi que, fidèle à ses convictions, à ses espérances, Klaczko parlait de sa patrie et appelait de tous ses vœux, malgré toutes les difficultés et toutes les oppositions, l’ère de la renaissance polonaise. Attentif à tout ce qui pouvait se rapporter à son pays, il disait avec tristesse : « La désolante théorie de Darwin sur la disparition forcée des espèces faibles s’étend jusque dans le domaine moral de l’humanité chrétienne. Il n’y a plus de place dans ce domaine pour les petits États, pour les petits peuples dont chacun cependant a une histoire, une littérature et une individualité distinctes, un génie et une âme ! » Toutefois, il ne désespérait pas, et il voulait croire quand même, lui catholique, lui patriote, à une réaction possible. Toutes ces questions qui passionnaient alors l’opinion et qui maintenant semblent inconnues aux uns, ou indifférentes aux autres, allumaient dans l’âme de Klaczko un feu, une ardeur indicibles.

En politique, Klaczko avait une vue perçante qui ressemblait presque à de la divination. Dès 1862, il prévoit l’unité allemande et désigne celui qui la fera. « On se tromperait, dit-il, si on ne voulait voir dans la lutte que vient d’engager M. de Bismarck avec la représentation nationale qu’un désaccord ordinaire sur les attributions des divers pouvoirs… Au fond du débat gît un problème bien autrement grave, celui même de la constitution future de l’Allemagne… M. de Bismarck ne s’est pas fait faute d’insinuer qu’il ne sortait de la légalité prussienne que pour rentrer dans le droit allemand et qu’il ne prenait en main la dictature que pour une grande initiative. C’est donc le mouvement général de l’Allemagne qu’il ne faut pas perdre de vue en étudiant le mouvement prussien. » Klaczko rappelle alors la chanson célèbre d’Arndt : « Quelle est la patrie de l’Allemand ? — Toute l’Allemagne doit être cette patrie. — Et quelle est encore cette patrie ? — Tout pays où résonne la langue allemande. » Bis an die Weichsel wird germanisirt !… Klaczko s’est attaché particulièrement à cet homme extraordinaire, à ce grand politique, à ce diplomate terrible, issu de la Marche de Brandebourg, qui, sortant du sol où la monarchie prussienne avait été bâtie et cimentée par le sang de ses pères, avait rêvé pour elle la domination de l’Allemagne tout entière et peut-être du monde. Klaczko en fait l’objet incessant de ses observations ; il sait qu’il a devant lui l’ennemi acharné des faibles, de la Pologne et du Danemark, l’adversaire audacieux des forts comme la Russie, l’Autriche, l’Angleterre et la France. Il devine, il annonce ses ambitions. Il prédit que l’Europe les laissera se réaliser au détriment même de son équilibre et de ses intérêts vitaux. Les études de Klaczko sur la diplomatie contemporaine avaient été remarquées par les hommes compétens, mais plus particulièrement par M. de Bismarck. « Il était un homme, dit Tarnowski, qui l’avait compris mieux que personne et pour lequel ce fut comme un fer rouge appliqué sur la chair ; cet homme était M. de Bismarck. Pour la première fois, peut-être la seule de sa vie, il se vit dévoilé jusqu’au fond de l’être et dénoncé au monde entier. Dans ses lettres et dans ses Souvenirs, le nom de Klaczko revient plusieurs fois avec une haine passionnée et un ardent désir de vengeance. Cette haine était d’autant plus grande qu’il était sans moyen pour se venger et que cela l’humiliait profondément. Tout-puissant en Europe, il ne pouvait rien contre les accusations de Klaczko. Bismarck n’était pas en état de se démentir lui-même, de se donner pour tout autre qu’il n’était en réalité ; de là sa rage contre Klaczko… Au plus fort de ses succès dans la guerre franco-allemande, à Versailles, il ne pouvait oublier Klaczko. Il le poursuivait encore de sa haine. Eprouvait-il quelque ennui, lui arrivait-il quelque chose contre sa volonté, c’était la faute de Klaczko ; c’étaient les critiques de Klaczko. Il le détestait, il l’exécrait, car c’était encore une fois le seul qui, parmi ses contemporains, l’eût percé à jour. »

S’attachant de plus en plus aux études diplomatiques par lesquelles il voulait faire justement apprécier les vicissitudes de la politique contemporaine et les mécomptes du passé, Klaczko disait, au lendemain des graves complications qui signalèrent les années 1863 et 1864 : « Nous sommes loin à cette heure des perspectives que semblait ouvrir à la justice et au droit la guerre de Crimée. » Klaczko avait cru que la croisade de 1855 contre Nicolas, en mettant fin à la dictature morale que le tsar exerçait au détriment de toutes les causes libérales, soustrairait non seulement la Turquie au joug de la Russie, mais arracherait aussi la Pologne à ce joug. Il reconnaissait que le gouvernement français y avait pensé un instant, mais que le gouvernement anglais avait trouvé la chose impolitique et impraticable. On se contenta d’une promesse plus ou moins nette du tsar, mais lorsqu’on la lui rappela en 1857, Alexandre s’écria avec colère : « On a osé me parler de la Pologne !… » La France se rapprocha peu à peu de la Russie, mais l’insurrection polonaise de 1862, amenée par la fatale mesure du recrutement, ébranla des rapports devenus amicaux. M. de Bismarck, arrivé au pouvoir, s’opposait déjà à l’autonomie de la Pologne et, le 8 février 1863, signait avec la Russie une convention en vue d’étouffer l’insurrection polonaise. Une de ses plus terribles paroles allait se réaliser aussi bien pour les Marches de l’Occident que pour le Danemark, l’Autriche et la France : « C’est par le feu et par le fer, igni et ferro, que se résoudront les grandes questions de notre temps. »

Hautain, persifleur, ironiste sans pareil, inventeur de desseins qui déconcertent l’imagination la plus audacieuse, ne proposait-il pas, en 1863, à Behrend d’étouffer l’insurrection polonaise de concert avec la Russie ; ou bien, laissant aller l’insurrection jusqu’à ce que les Russes fussent chassés de Pologne, d’occuper ce royaume pour le compte de la Prusse avec l’espoir qu’il serait germanisé au bout de trois ans ?… Ce que M. de Bismarck voulait, c’était rétablir l’alliance des trois cours du Nord en se servant à cet effet de la Pologne, « dont le sang a de tout temps servi de ciment entre les trois puissances co-partageantes ; » quoique Marie-Thérèse ait dit, en signant l’acte du premier démembrement : « Placet, puisque tant et de si sérieux personnages le veulent ainsi ! Mais longtemps après leur mort, on verra ce qui résultera d’avoir ainsi foulé aux pieds ce que jusqu’à présent on a tenu pour juste et pour sacré ! » L’empereur d’Autriche s’est-il rappelé cette prophétie, après la triste campagne du Sleswig et au lendemain de Sadowa ?

M. de Bismarck avait tout préparé pour réduire la Pologne, mais il trouva, en 1863, une résistance assez inattendue à Pétersbourg et à Vienne. On lui fit comprendre alors que la question polonaise était une question européenne. L’Angleterre encouragea les insurgés, et lord Russell déclara au Parlement que « cet esprit de nationalité polonaise ne devait jamais mourir et que ce serait d’ailleurs une honte pour l’Europe qu’il mourût ! » Mais cet encouragement ne fut pas de longue durée. Lord Palmerston remit les choses au point, en disant, le 17 février : « Nous avons le droit d’intervenir en Pologne, mais nous n’en avons pas l’obligation. » L’attitude indécise de la France, l’attitude problématique de l’Autriche causèrent une déception cruelle aux Polonais qui se virent les victimes « de ce misérable calcul d’infiniment petits qu’on nomme parfois si pompeusement la raison d’Etat. » Sauf Pie IX qui intervint auprès de l’Autriche et de la France et témoigna une sympathie sincère aux Polonais, la sollicitude européenne ne fut pour eux que partielle et précaire. Elle se tourna bientôt à leur détriment et « jamais pitié ne se montra à ce point meurtrière dans ses effets. » Quant à M. de Bismarck, il faisait entendre que si le tsar pouvait être déclaré déchu de ses droits sur la Pologne pour avoir violé le traité de Vienne, les puissances allemandes pourraient déclarer le roi de Danemark déchu de ses droits sur le pays de l’Eider pour n’avoir pas rempli ses engagemens du traité de Londres. L’Angleterre plia devant la menace ironique venue de Berlin, et se contenta de belles paroles sympathiques à l’égard des Polonais. L’Autriche fit de même et M. de Bismarck triompha.

Je n’ai pas à refaire, on le pense bien, après Klaczko, l’histoire des Duchés de l’Elbe[2] et du démembrement du Danemark. Qu’il me suffise de dire que cette histoire a été écrite de main de maître, et que ceux qui voudraient en parler encore, doivent relire les trois beaux chapitres des Etudes de Diplomatie contemporaine où Klaczko, utilisant les volumineux State Papers anglais et les papiers d’Etat communiqués au Rigsraad, ainsi que des renseignemens précieux et des documens inédits, a jeté la plus vive lumière sur ces graves événemens. Il a étudié et montré le plan de Bismarck, plan simple et hardi, qui tendait à reconstituer l’alliance du Nord, à amener l’Autriche à proclamer l’état de siège en Galicie, province où les Polonais avaient pu jusque-là trouver des volontaires et des armes, et procéder résolument à la spoliation du Danemark, en profitant du désaccord survenu entre la France et l’Angleterre, et de l’inertie des autres puissances. Il complète le portrait de ce ministre hardi qui poussa la résolution jusqu’aux dernières limites, associant à sa campagne cynique l’Autriche elle-même, quitte à la briser après l’avoir déshonorée. Il nous montre les Allemands présomptueux et jaloux, expansifs et tenaces, pratiquant avec persistance leur ancien proverbe : Ubi bene, ibi patria ; et gardant néanmoins toujours un âpre attachement à la mère patrie ; s’infiltrant en tout pays, ne dédaignant aucun coin de la terre habitable, ayant leurs familiers et consanguins sur tous les trônes et dans tous les comptoirs du monde, peuplant les centres industriels de l’Europe et les nouveaux territoires des Etats-Unis, expropriant la Pologne et la Hongrie, administrant la Grèce, fournissant le plus fort contingent de l’administration de l’Empire des tsars, propageant partout leur influence et cherchant à prédominer partout.

On sait par quels moyens M. de Bismarck dépouilla le Danemark de ses duchés, ce qui fit dire à Klaczko : « Etant donné les prétentions allemandes, nous ne voyons pas, en conscience, les raisons que pourraient faire valoir les Néerlandais pour ne pas subir le sort des Frisons du Slesvig, pour échapper un jour à l’honneur de former, eux aussi, un Etat-amiral de la grande Confédération. » Ces prétentions de la Prusse auxquelles Mgr de Ketteler attribuait en 1866 le nom de « borussianisme ; » en ont pris depuis un plus significatif encore : « le pangermanisme. » Klaczko en indiquait déjà les tendances par ces lignes humoristiques : « Il a été donné au ministre de la philosophique et transcendante Prusse de trouver de la sorte un pendant au célèbre axiome de Descartes par ces mots : Je dépouille, donc je suis. » Et il se demandait avec une amertume bien justifiée : « Que devient alors la belle devise de Frédéric le Grand : Suum cuique ? »

Le portrait que trace Klaczko de l’Europe, en février 1861, est aussi douloureux que vrai : la Prusse et l’Autriche attaquant ensemble une petite et glorieuse monarchie sous le plus futile prétexte, lui arrachant d’abord une province fédérale « pour faire mieux reconnaître la souveraineté de son roi ; » saisissant ensuite une autre province comme gage, puis allant en envahir une troisième « pour avoir le gage de leur gage, » tandis que la France gardait une expectative mystérieuse, que la Suède se taisait et que la Russie, maintenue par la solidarité que l’insurrection polonaise avait établie entre elle et la Prusse, laissait faire.

Klaczko avait rêvé une alliance austro-française en conformité des déclarations faites en 1815 par Metternich au Congrès de Vienne, une alliance qui aurait brisé la ligue absolutiste du Nord, relevé les intérêts catholiques, « qui, quoi qu’on en ait dit, seront toujours des intérêts français, » préservé les peuples déshérités du Danube et des Balkans de la propagande délétère du panslavisme moscovite, préparé la solution de la redoutable question d’Orient au profit de la véritable civilisation, abaissé enfin la monarchie rapace du grand Frédéric, éloigné de la France les très réels périls d’une future unité allemande, racheté pour l’Italie « la perle de l’Adriatique » au moyen de compensations faciles alors à trouver, et assuré la régénération de la race latine. « L’esprit demeure confondu, dit Klaczko, devant les perspectives radieuses qu’une pareille alliance ouvrait à l’humanité. Les dieux jaloux, et les Anglais plus jaloux encore que les dieux de l’Olympe, ont empêché une telle combinaison d’aboutir. »

Mais, pour cela, il eût fallu une entente de l’Europe, et l’Europe était alors en proie à une véritable anarchie. « Ni ligue libérale, ni ligue absolutiste. Rien que des monades emportées par le premier vent qui soufflait. Les destinées du monde, c’était la Prusse qui semblait les tenir dans sa main. » On laisse alors mettre en question le droit lui-même. On va jusqu’à se demander si le Danemark n’aurait pas quelques torts réels. Et, comme toujours, le faible est sacrifié devant une Europe unanime à blâmer et à tolérer en même temps la primauté de la force sur le droit. Quant à la Pologne qui, un moment, avait espéré quelque appui, elle retomba sous le joug de ses oppresseurs. Pour elle aussi, on avait laissé faire, et, comme M. de Bismarck l’avait fait pressentir, c’était son exemple qui avait amené la campagne du Sleswig. « Les événemens qui se passent en Pologne, mandait sir Andrew Buchanan au comte Russell, le 28 novembre 1863, ont amené les Allemands à croire que personne ne s’opposerait par les armes à l’œuvre de spoliation contre le Danemark. » Telle est la moralité que Klaczko place à la fin de ses Études de Diplomatie contemporaine et qui forme en effet la conclusion logique de cette douloureuse histoire.

L’écrivain polonais ne lâchait pas M. de Bismarck devenu l’objet même de ses observations. Il s’était voué à la tâche absorbante et difficile de méditer chacune de ses paroles, chacun de ses écrits et de ses actes, de prévoir enfin chacun de ses desseins. Examinant en 1865 les débuts de « la nouvelle ère à Berlin, » il constatera qu’au fond de l’effervescence qui travaille la Prusse et l’Allemagne, gît toujours la question de l’unité allemande. « Depuis 1850 jusqu’à la guerre d’Italie, dit-il, tout l’intérêt de la vie nationale s’est concentré dans la Prusse. Tandis que l’Autriche n’a été occupée pendant toute cette période que d’un triste et assez terne travail de nivellement bureaucratique, et que les autres États secondaires de l’Allemagne n’ont fait que copier, plus ou moins heureusement, le modèle d’un despotisme éclairé que leur donnait l’étranger, seule la Prusse présentait le tableau d’une lutte animée et parfois dramatique contre les principes anciens et modernes. » Klaczko étudiait avec soin les tendances et les efforts des Mommsen, des Freytag, des Rosenkranz, des Strauss, des Sybel, des Forster, des Dahlmann, des Gneist, des Gervinus vers limité allemande, et leur prodigieuse activité qui faisait un si grand contraste avec l’inertie et la frivolité des écrivains étrangers. Il citait entre autres les déclarations de Gervinus, son ancien professeur qui, dans son Introduction à l’Histoire du XIXe siècle, affirmait que l’œuvre du monde appartenait à la race germanique et que les nations latines étaient vouées à la dégradation et au dépérissement. Mommsen, comme on le sait, en dira davantage, et cela dans les termes les plus amers… Klaczko déplorait non seulement la légèreté des écrivains, mais l’imprévoyance des hommes d’Etat autrichiens qui persistaient à faire de leur pays au sein de l’Europe une sorte d’Empire du Milieu ; il regrettait aussi l’impossibilité pour l’Autriche d’unir ses destinées à celles d’une Allemagne régénérée, tandis que la Prusse, sa rivale, grandissait menaçante.

Le 1er mai 1866, il montrait l’Autriche expiant déjà ses déplorables faiblesses des années 1862 et 1864. Quant aux États secondaires de la Germanie qui avaient tant poussé à ce qu’ils appelaient la délivrance des duchés, ils voyaient maintenant tourner contre eux ces fameux canonniers de Missunde qu’on avait désignés à l’admiration des siècles futurs. « Toutefois, à la satisfaction qu’un tel retour de la justice historique, dit-il, fait éprouver à toute âme bien née, viennent malheureusement s’ajouter, en l’effaçant presque, des considérations bien moins idéales et de véritables angoisses. Il s’agite, à l’heure qu’il est, de l’autre côté du Rhin des questions dans lesquelles l’Europe, la France surtout, ne pourront guère longtemps garder une neutralité tantôt affligée, tantôt réjouie, mais toujours énigmatique. Les intérêts les plus directs commencent à être engagés dans le conflit austro-prussien. A vrai dire, c’est cette neutralité de la France qui fait tout le nœud de la complication et tient en suspens jusqu’au jugement qu’on pourrait se former sur les hommes et les choses. » Et alors il se demande si M. de Bismarck n’est qu’un aventurier audacieux qui place follement son pays devant un nouvel Iéna ou un nouvel Olmütz. Mais non. Il découvre en lui un Cavour poméranien qui pourra faire figure dans le monde des grands esprits politiques et peut-être arriver à ses fins, s’il possède réellement le talisman que le ministre de Victor-Emmanuel avait su remporter d’une certaine entrevue, et si Biarritz est, en effet, le pendant de Plombières. Klaczko devinait que Napoléon III avait laissé au comte de Bismarck ses coudées franches pour assaillir l’Autriche et en venir à bout, espérant que dans cette lutte les deux puissances s’affaibliraient mutuellement et lui permettraient de rester à la fin le seul maître de la situation.

On sait de quelle façon cruelle les prévisions de Napoléon III furent déçues et comment, en quelques semaines, l’Autriche perdit la Vénétie et sa prépondérance en Allemagne.

Dans une étude saisissante sur les Préliminaires de Sadowa[3] Klaczko montra que la conquête des duchés, faite en commun par l’Autriche et la Prusse, allait amener dans un prochain avenir la discorde entre les deux ravisseurs. La Prusse sentait qu’elle avait le besoin de se reconstituer solidement. Elle manquait de ventre du côté de Cassel et elle avait l’épaule démise du côté du Hanovre. Mieux configurée, elle aurait la liberté de ses mouvemens et de ses alliances. C’est ce que disait avec esprit M. de Bismarck, toujours en verve, se moquant des respectables perruques de la Chambre des Seigneurs et ne cessant de répéter : « Je sais bien ce que je ferais… malheureusement mon roi est trop honnête ! » Le chancelier avait fait de la dissimulation ou de la sincérité un art prodigieux. « Cet homme de génie, écrivait Klaczko, sut donner à la franchise même toutes les vertus politiques de la fourberie. Et cependant, cette franchise l’a toujours mieux servi que le plus artificieux des stratagèmes. » On le raillait à Berlin. On le raillait à Biarritz. Napoléon disait : « Il n’est pas sérieux ! » Bismarck se rappela ce mot, lors de l’entrevue de Donchery avec l’Empereur après la défaite de Sedan… On le prenait pour un fou : Der tolle Bismarck ! Et cependant « il prouva que la folie est parfois la sagesse d’un seul et que la sagesse n’est souvent que la folie du plus grand nombre. » Quant à la vérité vraie, il en faisait fi hautement. C’est ainsi que le 5 avril 1866, il avait promis de ne jamais avoir d’attitude offensive contre l’Autriche et que, le 8, il signait contre elle avec l’Italie une alliance offensive et défensive.

Klaczko jette un coup d’œil pénétrant sur la campagne qui va s’engager en Autriche et en Bohême. Il sait qu’à Paris on attend le moment opportun pour paraître en juge du camp et en restaurateur du droit. L’affaire de Custozza a déçu les Italiens et, si Benedek a le même succès, la face du monde sera changée. La France interviendra et imposera la paix sans tirer un coup de canon. Venise sera affranchie et l’Autriche dédommagée par la Silésie ; les États secondaires allemands recevront une organisation plus puissante ; les Polonais allemands de l’Ouest seront neutralisés par la constitution d’un nouvel État formé par les anciennes provinces rhénanes, et l’Empire français recevra ainsi la récompense de son adresse et de son désintéressement… Mais au lieu d’un Custozza, les défilés de la Bohême voient les Prussiens victorieux à Nahod, à Skalitz, à Gitchin, à Kœniggraëtz ou Sadowa. L’empire des Habsbourg semble frappé au cœur et les combinaisons de l’Empire français tombent en lambeaux.

Et deux ans après, que dit Klaczko, au mois de septembre 1868 ? « C’est la France malheureusement qui alors paya et n’a pas encore fini de payer le prix de ce que Boulier appelait les imprudences prussiennes ! »

A la fin de 1869, Klaczko porta de nouveau ses regards sur l’Autriche en proie à l’état « de douce anarchie. » Les ministres n’approuvaient pas le récent discours du trône au Reichsrath. Le ministre de l’Intérieur n’acceptait pas le programme du président du Conseil. Trois ministres démissionnaient. De nombreux travailleurs, mêlés de Suisses et de Prussiens, venaient manifester aux abords du Reichsrath. La crise provenait de la manière dont avait été établi le régime parlementaire en 1867. Klaczko remontait au désastre de Sadowa qui avait donné naissance à un nouvel empire austro-hongrois. Il rappelait les efforts de M. de Beust convié par François-Joseph à entreprendre la tâche si difficile de réorganiser l’Empire après une catastrophe qui avait ruiné les finances et bouleversé le pays. M. de Beust avait reconnu la nécessité d’un complet accord entre l’Autriche et la Hongrie et s’était efforcé de réintégrer le royaume de Saint-Etienne dans son droit historique.

Grâce à lui, le parlement de Pesth avait pu se déclarer la fidèle représentation de tous les peuples soumis au sceptre de François-Joseph, mais on ne pouvait en dire de même du Reichsrath où le génie dominateur des Allemands et l’esprit peu politique des Slaves avaient amené l’anarchie. Ceux-ci, en effet, au lieu de s’unir aux Polonais et aux députés autrichiens du Tyrol pour former une majorité, avaient laissé aux Polonais seuls l’ingrate et rude mission de défendre les idées d’équité et d’autonomie. Les difficultés et les périls s’accentuaient. En Bohême, le gouvernement était dans l’impossibilité de faire passer un seul candidat ministériel. La Dalmatie s’insurgeait. Que fallait-il faire pour arriver à un accord ? Maintenir la constitution du 21 décembre 1867 avec quelques modifications qui permissent aux Slaves de jouir des bienfaits d’une liberté commune ; faire à la Galicie et à la Bohême la même situation que le Parlement de Pesth avait su faire à la Croatie ; proclamer là aussi une loi des nationalités et prendre en considération les vœux légitimes des royaumes et des divers pays de la monarchie qui aspiraient à une certaine autonomie. Klaczko trouvait que le cabinet cisleithan avait tort de s’opposer à toute concession faite au sentiment polonais ; mais il reconnaissait que M. de Beust avait montré plus de souci et de dignité de son souverain en déclinant tout débat au sujet de la Galicie. Il regrettait qu’on voulût empêcher l’ingérence du ministre des Affaires étrangères de l’Empire dans les affaires cisleithanes, comme s’il était possible à cet homme d’État, qui répondait de la sécurité et du prestige de la monarchie devant l’étranger, de ne pas s’inquiéter de la situation intérieure de la monarchie. Klaczko louait donc M. de Beust d’être intervenu dans la lutte de races qui désolait l’Autriche-Hongrie ; il le félicitait d’avoir combattu les folles mesures de centralisation excessive et facilité un accord avec les populations non germaniques. M. de Beust ne pouvait être suspect aux Allemands de Vienne. Ni clérical, ni féodal, ni fédéral, il n’avait pas en lui une goutte de sang slave. C’était un Saxon ; mais c’était aussi un politique éminent, étranger aux haines de clocher, et ayant la noble ambition de reconstituer l’Autriche. Fidèle à la parole donnée, il tenait à honneur d’être Autrichien. Il l’était plus que tel ou tel docteur cisleithan, car il voulait réunir les forces vives de l’Empire et donner satisfaction aux divers peuples des Habsbourg.

Ces éloges, très justes d’ailleurs, avaient touché M. de Beust qui cherchait, en effet, à écarter les prétentions excessives du parti germanique, lequel voulait prédominer dans l’Empire, eu détruisant le sentiment national de la Bohême, de la Galicie et du Tyrol. M. de Beust oublia le portrait, un peu moins louangeur que Klaczko avait tracé de lui en 1865 dans ses Études de Diplomatie contemporaine, et il appela, dans les premiers jours de l’année 1870, le savant écrivain au ministère des Affaires étrangères, en lui offrant le poste de conseiller aulique. Julian Klaczko partit pour Vienne le 10 février, en ayant l’intention de travailler de toutes ses forces à la réconciliation des Polonais avec l’Empire austro-hongrois et de rendre à la France, dont il avait apprécié la généreuse hospitalité, tous les services que sa nouvelle situation lui permettait de rendre.

Lord Clarendon, ou Napoléon III (on ne sait pas exactement lequel des deux) aurait dit de M. de Beust : « C’est un aigle en cage ! » Il est évident que le poste de ministre d’Etat, à Dresde, n’était qu’un poste inférieur pour un homme aussi instruit et aussi avisé que l’était le diplomate saxon. On savait qu’il avait eu l’audace de s’opposer aux vues ambitieuses de M. de Bismarck sur le Danemark et qu’il n’avait pas craint un instant d’envoyer le général Hake à Kiel pour se mesurer au besoin avec les généraux prussiens. On savait aussi que le vieux Nesselrode avait jadis conseillé à la Cour de Vienne d’utiliser ses services, et ce conseil n’avait pas été oublié, puisque le 10 juillet 1866, M. de Beust avait été envoyé à Paris pour solliciter l’intervention de l’Empereur en faveur de l’Autriche. Il n’avait obtenu que deux choses, ayant cependant chacune leur importance : l’obligation morale pour la France d’intervenir lors des négociations de paix avec la Prusse, et le maintien de l’intégrité de la Saxe. On n’ignore pas que cette mission déplut fort à Berlin et que M. de Beust fut officieusement, mais sérieusement, avisé que sa présence était pour la Saxe le seul obstacle à l’entente avec la Prusse, sous prétexte qu’il avait poussé à la guerre. Il se vit donc forcé de donner sa démission de ministre du roi Jean le 15 août 1866 ; mais quatre semaines après les préliminaires de Nikolsbourg, il apprit que François-Joseph lui confiait le ministère des Affaires étrangères. Il accepta, avec le consentement de son ancien maître, tout en stipulant que son consentement demeurerait secret jusqu’à la conclusion de la paix, afin de ne pas nuire à la Saxe, sa patrie. Les compromis avec la Hongrie, les pourparlers de Salzbourg avec Napoléon III, le couronnement de l’empereur d’Autriche roi de Hongrie, les traités de commerce, les affaires de Galicie, l’insurrection crétoise, le voyage de François-Joseph en Orient et les affaires ecclésiastiques furent, de 1866 à 1869, les principales questions qui occupèrent M. de Beust. Vinrent ensuite la crise ministérielle cisleithane, les projets d’alliance avec la France et l’Italie, leurs vicissitudes et leur avortement, puis les jours difficiles. On accusa bientôt à Berlin M. de Beust de préparer une guerre nouvelle et la Norddeutsche Zeitung s’acharna contre lui, avec cette obstination et cette subtilité dont elle a donné tant d’exemples, ajoutant à ses accusations le prétendu désaccord de l’Autriche avec les puissances occidentales dans la question d’Orient. M. de Bismarck attisait le feu. « Je n’ai jamais fait de mal personnellement au comte de Bismarck, écrivait M. de Beust au roi Jean. Lui, il m’en a fait en plusieurs occasions et sans grande noblesse. Je n’en apporterai jamais le souvenir dans la politique. » Si la Prusse en voulait tant à M. de Beust, c’est que l’Autriche commençait à se montrer plus forte qu’on ne le supposait ; c’est qu’elle avait enfin l’œil ouvert sur tout ce qui l’entourait ; c’est qu’elle était parvenue à rallier la Hongrie à l’Empire et à rendre quelque peu impraticables les routes de Berlin à Paris. Le ministre autrichien ne désirait pas la guerre. Il voulait même l’empêcher, mais veiller aussi à ce que la paix ne se fit jamais par-dessus la tête de l’Autriche-Hongrie et contre elle.

Lors de la présentation du Livre rouge aux Délégations en juillet 1869, il s’était ainsi exprimé au sujet de la France : « Nous sommes en relations très bonnes, très amicales avec le gouvernement français, et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Dans le cours de ces dernières années, la France nous a donné des preuves répétées de sa sincère sympathie. Elle nous a secondés en divers lieux et dans plusieurs questions. Elle nous a consacré ses bons offices… Nous ne connaissons pas d’autre politique que de donner une chaude poignée de main à ceux qui accompagnent de leurs sympathies la transformation de l’Autriche-Hongrie. » Cette politique, applaudie par les Délégations, était fort approuvée par Julian Klaczko qui suivait tous ces événemens avec la plus vive attention. Aussi ne se fit-il pas prier pour accepter le poste de conseiller aux Affaires étrangères de Vienne où M. de Beust avait fait appel à son savoir et à son talent.

Klaczko ne se borna pas à défendre sa patrie, la Pologne, mais encore la France, dès qu’il la vit aux prises avec la Prusse. Elu en 1870 au Reichsrath, dans le Landtag galicien, et persuadé que la guerre nouvelle, si elle tournait à l’avantage de la Prusse, sérail aussi néfaste à l’Autriche qu’à la France, il se laissa aller à prononcer un grand discours en faveur de notre pays. Mais la situation, faite au gouvernement autrichien par ces paroles enflammées qui dénonçaient les desseins sinistres de la Prusse, eût été singulièrement délicate ; et l’on devine quel parti en eût tiré M. de Bismarck, toujours à l’affût de quelque incident, si Klaczko ne l’eût compris lui-même et n’eût aussitôt offert sa démission. Il importe de donner le texte de ce document si honorable pour la mémoire de son auteur.


« Vienne, le 5 septembre 1870. — Obligé envers la France par vingt années d’une hospitalité libéralement accordée, profondément pénétré en outre de l’immense péril que le triomphe définitif de la Prusse créerait à l’équilibre européen et à l’existence même de l’Autriche, j’ai saisi la première occasion qui s’est présentée pour exprimer hautement cette conviction personnelle. Devant une assemblée polonaise, j’ai fait appel à nos anciennes sympathies qui, à l’heure qu’il est, me semblaient s’accorder entièrement avec notre dévouement pour les intérêts de l’Empire autrichien. En agissant ainsi, j’accomplissais un devoir que ma conscience m’imposait, mais je ne me faisais pas illusion sur la responsabilité personnelle que j’assumais comme fonctionnaire public, attaché au ministère de Votre Excellence. J’ai donc l’honneur de remettre ma démission aux mains de Votre Excellence en la priant de vouloir bien être indulgente envers une conduite assurément irrégulière, mais inspirée par des sentimens sincères, et de ne point douter de la parfaite gratitude et de l’affectueux respect que je porterai toujours à l’homme d’État éminent dont il m’a été donné d’apprécier le cœur grand, bon et généreux. »


C’est ainsi que ce loyaliste, cet homme à l’âme franche et noble, s’honorait par des déclarations dont chacun devait respecter la sincérité profonde. En réalité, Klaczko aurait souhaité, je le crois, que l’Autriche fît un pas de plus et ne se contentât point d’une sympathie verbale envers la France. Les intérêts de l’Autriche, plus encore que ceux de notre pays, lui commandaient, à son avis, de sortir courageusement d’une neutralité qui, tôt ou tard, devait lui être funeste. Il ne croyait pas que la Russie fût en état de mettre ses menaces à exécution, c’est-à-dire de se jeter sur l’Autriche au cas où celle-ci, intervenant en faveur de la France, déciderait, comme Thiers l’avait un moment espéré, l’Italie à s’associer à elle. Klaczko désapprouvait donc la politique de neutralité craintive ou d’atermoiement prolongé, et il l’avait bien fait voir.

Il ne se contenta point de cette manifestation qui lui avait coûté sa place de conseiller et peut-être un très bel avenir au ministère des Affaires étrangères. Le 30 janvier 1871, au sein des Délégations d’Autriche-Hongrie réunies à Pesth pour statuer sur un projet de crédits relatifs à l’augmentation de l’armée, le député Julian Klaczko prononça un superbe discours dont le thème principal était une critique de la politique abstentionniste pratiquée par l’Autriche. Dans une première partie, il dirigeait de véhémentes attaques contre la Prusse et blâmait l’Autriche d’avoir oublié si vite les attentats dont elle avait souffert ; dans une seconde partie, il s’efforçait de consoler la France en adoucissant la douleur de ses revers et en montrant à quel triste sort se vouait une Europe indifférente ou lâche ; enfin, dans la troisième, comme un prophète, il prédisait l’explosion de la Commune de Paris, puis le relèvement de la France et la nécessité de l’alliance franco-russe qu’il eut le plaisir de voir se former avant de mourir.

Tout ce discours serait à citer. Je me bornerai à en donner les plus importans passages, car ils méritent d’être rappelés. Deux hommes, dans toute l’Europe, l’ancien sous-secrétaire d’Etat anglais, Otway, et le Polonais Klaczko, élevèrent seuls la voix, en 1871, en notre faveur.

Ce qui donnait une saveur particulière aux paroles de Klaczko c’est que, comme Albert Sorel l’a bien fait remarquer, ce n’était pas au nom de la France qu’il adjurait ses collègues d’ouvrir les yeux, c’était au nom de l’Autriche et au nom de l’Europe. « Il y a cinq ans, disait-il, cinq ans seulement, la Prusse était en armes aux portes de Vienne… Elle ne poursuivait rien moins que l’anéantissement de la monarchie des Habsbourg. Peu s’en fallut que l’Autriche ne présentât cet aspect de désolation que présente actuellement la malheureuse France. Il ne tint pas au comte de Bismarck que, selon l’expression d’une dépêche célèbre, l’Autriche ne fût « frappée au cœur. » Il ne tint pas à lui que l’aimable Vienne n’éprouvât la destinée que subit maintenant l’héroïque Paris. C’est à eux-mêmes, à leur modération et à leur bonne humeur que les Viennois durent d’échapper au bombardement. Ce fut le veto de la France qui empêcha l’Autriche d’être frappée au cœur. Et cinq ans après, lorsque la guerre éclata entre la France et la Prusse, on n’aperçut en Autriche aucun mouvement de vengeance : l’opinion publique se rangea sous les drapeaux de la Prusse ! Les dépouilles de ces milliers d’enfans de l’Autriche qui gisent enfouies aux champs de Kœniggraetz n’étaient pas encore consumées que des milliers de voix s’élevaient pour crier : « Dieu protège le roi Guillaume ! » Et lorsque cette couronne impériale qui était un des joyaux de la maison des Habsbourg passa sur la tête des Hohenzollern, il n’y eut pas un mot de désapprobation, il n’y eut que de l’in différence, tout au plus une sorte de raillerie démocratique pour une fable démodée ! »

Klaczko pensait que l’Autriche avait autre chose à faire que de s’incliner devant ces faits historiques, car il n’y avait pas d’illusions à avoir sur leurs conséquences. Elles se résumaient en cinq mots dits autrefois par le chancelier de l’Empire austro-hongrois : « Je ne vois plus d’Europe ! » Et l’orateur, emporté par un grand souffle, s’écriait : « Oui, il n’y a plus d’Europe ; il n’y a plus d’équilibre, il n’y a plus de protection pour les petits et pour les faibles ! De la Pentarchie qui, depuis le Congrès de Vienne, gouvernait l’Europe et maintenait l’équilibre, un facteur disparaît après l’autre… Il ne restera que deux grandes puissances avec lesquelles l’Autriche pourra compter : la Prusse et la Russie. Je veux bien croire aux bonnes intentions de la Prusse à notre égard. Elle peut avoir oublié le mal qu’elle nous a fait. Quand l’offensé a perdu le souvenir de l’offense, l’offenseur peut le perdre « gaiement. » Ces paroles ironiques soulevèrent de vives protestations, mais l’orateur n’y prit garde et continua. Il fit voir l’influence néfaste que les bureaux de Poméranie avaient d’abord sur les affaires intérieures de l’Autriche, sur le Parlement et l’administration, puis sur la situation extérieure. En cas de conflit, la Prusse serait-elle pour l’Autriche une protection ? Il y aurait toujours à craindre que la Prusse ne s’entendît avec la Russie et ne lui offrît de s’indemniser aux dépens de l’Autriche. Et lorsqu’on s’adresserait à la France dans un cas aussi extrême, on s’exposerait à l’entendre dire à son tour : « Il n’y a plus d’Europe ! » Ici l’orateur, se rappelant les plus cruels épisodes de 1870, montra l’indifférence coupable de l’Europe, bien que son intérêt lut en jeu. « Elle a assisté impassible aux horreurs de Bazeilles et d’Ablis, ainsi qu’au bombardement de Paris. Elle a laissé la Prusse pousser sa pointe à sa guise. La France se demandera un jour ce qui serait arrivé si la fortune des armes avait autrement décidé les choses, si par exemple Napoléon III s’était avancé jusqu’au Rhin. Ah ! comme on aurait vu alors la diplomatie s’agiter d’une capitale à l’autre pour l’arrêter ! Comme l’Angleterre se serait hâtée ! Comme notre Autriche elle-même aurait écrit quelques notes énergiques ! Mais c’est la Prusse qui triomphe et l’Europe s’agenouille devant elle. On n’a rien fait pour elle, rien fait pour l’humanité ! »

Voilà comment parlait un Polonais, reconnaissant de la modeste hospitalité que lui avait accordée la France, alors que nombre d’étrangers, comblés de nos bienfaits, comblés de notre or et de nos présens, ayant eu l’accès le plus facile et le plus empressé dans nos archives, dans nos musées, dans nos bibliothèques, dans nos salons, et même jusque dans nos sociétés savantes, oubliaient la France ou se réjouissaient de ses infortunes !

Klaczko terminait son discours par une citation très dure, il faut l’avouer, pour des Autrichiens, et dont d’autres peuples peuvent aussi tirer leur profit. Il constatait que c’était une illusion de croire que l’Europe pût rentrer subitement dans le repos et que la paix fût durable. « Sans doute la paix est le désir le plus ardent des peuples, mais il faut avant tout que la paix assure l’honneur des États et garantisse leurs frontières… Je finirai, ajoutait-il, par un mot un peu rude que j’emprunte à un homme d’Etat de l’Autriche d’autrefois. C’était du temps de la paix de Campo-Formio par laquelle l’Autriche perdait moins, à proportion, que la France ne perd aujourd’hui par la paix qu’elle va faire. À ce sujet, le chancelier Thugut écrivait à Colloredo : « Ce qui accroît mon désespoir, c’est la bassesse extrême de nos Viennois qui, au seul nom de paix, nagent dans la joie, sans qu’aucun ne s’inquiète si les conditions imposées sont bonnes ou mauvaises. L’honneur de la monarchie n’importe à personne. Personne ne se demande ce que deviendra la monarchie d’ici à quatre-vingts ans, pourvu qu’il puisse courir à la Redoute et y manger de petits poulets frits ! »

M. de Beust, qui avait entendu ce discours, répondait : « Se souvenir toujours n’a jamais porté de bons fruits et, précisément dans le pays dont parlait l’orateur, on a nourri pendant un demi-siècle des projets de revanche pour Waterloo ; vous voyez aujourd’hui à quoi ils ont abouti ! » A cela Klaczko pouvait répliquer : « Il ne suffit pas de penser à la revanche ; il faut savoir la préparer… Il ne faut ni désarmer, ni désorganiser. » Quant à la citation de Thugut, M. de Beust la trouvait très pénible, mais parfaitement juste ; et plus tard, étant ambassadeur à Paris, il put dire à ses amis français : « Je ne saurais oublier que, peu de semaines après Sadowa, la municipalité de Vienne est venue supplier l’Empereur de faire la paix. Vous pouvez donc mettre le siège de Paris à votre actif. » L’Europe et même la Prusse ont rendu justice à la résistance et au courage des Français qui, malgré des revers inouïs, des moyens insuffisans et un délaissement affreux, ont voulu et ont su prouver dans un patriotisme indéfectible qu’ils avaient gardé le culte du devoir et de l’honneur. Mais un autre orateur, Kuranda, répondant à Klaczko, exprima une vérité incontestable. Il fit observer que c’était le gouvernement de l’Empire qui avait créé le système de la localisation de la guerre, que la France expiait en cet instant. On aurait pu ajouter à ces observations, que Klaczko avait faites bien avant Kuranda, une autre non moins juste. L’intérêt de l’Europe devait passer par-dessus ses rancunes. Dans la Conférence de Londres, il eût suffi d’une motion pour amener une discussion profitable aussi bien au présent et à l’avenir de la France qu’à l’équilibre général ; mais, comme on l’a excellemment dit : « Nul alors ne se montra bon Européen. » L’Europe avait beaucoup appris des diverses révolutions opérées par la France ; mais l’infortune où ce pays venait de tomber semblait ne lui être d’aucune utilité. L’Europe n’avait des yeux que pour le vainqueur. La Russie était la première à le féliciter. Elle ne prévoyait pas le Congrès de Berlin. L’Autriche s’inclinait pour recevoir une chaîne déguisée sous le nom d’alliance. L’Angleterre aurait bien voulu faire quelque chose en notre faveur, mais, devant le silence des autres, elle se taisait. La renaissance étonnante de notre pays, grâce au dévouement d’une Assemblée vraiment nationale et aux vaillans efforts d’un sage et énergique chef d’Etat qui mérita le titre glorieux de « Libérateur du territoire, » réveilla en moins de deux ans toutes les sympathies. A la stupéfaction de ses ennemis, la France, « ce noble blessé, » ce condamné à mort, ressuscitait.

Klaczko s’en réjouit plus que personne. Mais les revers de notre pays l’avaient profondément accablé. Sa santé, d’ailleurs assez faible, s’en était ressentie. Il avait été forcé, en 1871, d’aller en Italie passer quelques années. Au cours des loisirs que lui laissait sa convalescence, il écrivit le très beau livre qui parut d’abord en fragmens dans la Revue, et s’appela les Deux Chanceliers. Ce livre acheva sa réputation. Pour attirer à lui tous les suffrages, l’ancien député du Parlement de Vienne n’imitait pas certains diplomates ou hommes d’Etat qui avaient cru pouvoir divulguer les secrets les plus intimes de la politique. Ne croyant pas devoir s’affranchir des obligations imposées par le secret professionnel, il se contentait des documens ou des dépêches appartenant au domaine public, et tel était l’intérêt de son travail que tous ceux qu’il cita, parurent inédits.

Il avait pris pour héros de sa nouvelle œuvre les deux personnages alors les plus saillans de la politique contemporaine, les chanceliers de l’Empire russe et de l’Empire allemand. Je ne veux point analyser on détail cet ouvrage qui doit être présent encore à toutes les mémoires. Nul en effet ne peut avoir oublié le récit des missions du prince Gortchakof, les débuts et l’ambassade de M. de Bismarck à Saint-Pétersbourg, la relation saisissante des campagnes de la Vistule, de l’Elbe et de Bohême, l’éclipsé de l’Europe après Sadowa, le résumé si clair de la guerre de France et le triste bilan de l’association prusso-russe devenue si fatale à l’Occident. Qui ne se rappelle les croquis si fins tracés par une plume alerte et où revivaient Nesselrode, Napoléon III, le futur Guillaume Ier, Alexandre II, Thiers, Drouyn de Lhuys, John Russell, Govone, Benedetti, Manteuffel, de Moustier, Rouher, Nigra, de Rechberg, Fuad-Pacha et d’autres acteurs, plus ou moins importans, d’un drame en plusieurs actes qui, n’étant plus joué, semble cependant être encore sur l’affiche. Nul historien n’a mieux pénétré les secrets de la politique allemande, française ou russe. Nul, mieux que Klaczko, n’a dépeint les actes du Parlement de Francfort et du Congrès de Paris, le rôle de la Confédération germanique, l’humiliation d’Olmütz et la haine croissante de la Prusse contre l’Autriche, la rupture de l’entente franco-anglaise après l’annexion de la Savoie et les profits que la Russie en tira, l’habileté supérieure de Bismarck à Pétersbourg, à Paris et à Biarritz, ses succès prodigieux dans les terribles événemens qui suivirent, l’effondrement de l’Autriche, l’effarement de la France et ses douloureux revers retracés avec tant d’art et tant de vérité !… Que de considérations justes et éloquentes ! Que d’observations poignantes et originales ! Que de leçons, dont, maintenant encore, on pourrait tirer profit !

Klaczko a regretté que Gortchakof n’eût pas, comme il le pouvait, au mois d’octobre 1870, provoqué un concert européen pour amener la paix entre la France et l’Allemagne et régler les affaires si troublées du continent. La grande situation extérieure de la Russie à cette époque, sa sécurité intérieure, ses bonnes relations avec la Prusse semblaient lui assigner cette initiative. La volonté fermement exprimée des puissances eût alors suffi pour limiter les pertes de la France et pourvoir à ce que l’Allemagne reçût une organisation moins redoutable pour la paix de l’Europe. Et qui eût douté qu’après un tel service la Russie n’eût obtenu de l’Europe reconnaissante l’abrogation de tel ou tel article onéreux du traité de 1856 ? « Combien un pareil bienfait procuré à l’humanité par un gouvernement monarchique, voire absolu, eût donné de force à la cause de l’ordre et de la conservation, de rajeunissement au principe monarchique ! De quel prestige il eût entouré le peuple russe ! Quelle splendeur impérissable il eût attachée au nom d’Alexandre II ! L’appel du destin était bien manifeste, le rôle aussi indiqué que facile ; le successeur de Nesselrode s’y est dérobé. »

Gortchakof n’avait pas encore aperçu ce que lui avaient coûté ces dix années d’association avec son redoutable collègue. « N’est-ce donc rien que ce port de Kiel, la clef de la Baltique, livré aux mains des Allemands ? N’est-ce donc rien que le démembrement de la monarchie danoise, la patrie de la tsarewna ? N’est-ce donc rien que le vasselage de la reine Olga, le renversement et la spoliation de tant de familles régnantes, alliées par le sang à la maison de Romanov ? N’est-ce rien que la perte de l’indépendance de ces États secondaires, de tout temps si dévoués et si fidèles à la Russie ? N’est-ce rien enfin que tout ce profond bouleversement de l’ancien équilibre européen, et l’agrandissement démesuré, gigantesque, d’une puissance limitrophe ?… Quant aux espérances en Orient, elles sont bien aléatoires, comme toute spéculation d’héritage. Le malade a tant de fois déjà trompé l’attente de ses médecins… Ce qui n’est pas douteux par contre, c’est qu’à l’heure du destin, la Prusse posera ses conditions et stipulera ses compensations. Ce n’est pas une dette de reconnaissance dont elle songera à s’acquitter, c’est un nouveau marché qu’elle entendra établir… »

Et alors Klaczko écrit une nouvelle et superbe page sur cette race redoutable des vainqueurs de Sadowa et de Sedan, dont l’esprit envahisseur et conquérant survit à toutes les transformations et s’accommode de tous les déguisemens, s’enivre des grands coups de fortune de 1866 et de 1870 et s’imagine qu’on doit lui attribuer ce vers fameux, légèrement modifié :


Tu regere imperio populos, Germane, memento !


A l’époque où Klaczko terminait son livre, Alexandre III, dans un toast au banquet de Saint-Georges, le 12 décembre 1875, s’écriait : « Je suis heureux de pouvoir constater que l’alliance intime, entre nos trois Empires et nos trois armées, existe intacte à l’heure qu’il est. » Et l’auteur des Deux Chanceliers répondait, avec son ironie pénétrante : « L’avenir seul pourra dévoiler la portée et la vertu de cette alliance des trois Empires tant prônée et aussi mal connue que mal conçue peut-être ; mais on ne se trompera guère en supposant que dans ce ménage, double et trouble, c’est M. de Bismarck qui peut s’estimer le plus heureux des trois ! » Bismarck, ce génie si original, il est permis de dire que, le premier de tous, Klaczko en a gravé une puissante eau-forte. Certes, celui du chancelier russe est d’une fidélité scrupuleuse. Sa physionomie grave et correcte, son urbanité exquise, son allure noble et digne, sa tenue foncièrement aristocratique, ses prétentions à l’esprit, à la grâce et à la finesse, sa vanité majestueuse, — « Il se mire dans son encrier ! » disait de lui son perfide collègue, — son moi hypertrophique, tout cela est la réalité même. Mais la figure de Bismarck, comme elle est vivante, comme elle est criante de ressemblance !… Ironie froide et narquoise, habileté sans pareille à manier la vérité et à la faire, à l’occasion, passer pour un mensonge, politesse lourde et cruelle, imagination aiguë et pénétrante, style heurté, bourru et imagé, absence volontaire de tous scrupules, mépris de toute délicatesse et de toute générosité, bonhomie caustique et sournoise, dédain immense des naïfs et des parleurs, art prestigieux de faire des dupes et de prendre pour complices les victimes de demain, talent inouï pour discréditer ses propres desseins afin de les mieux appliquer, toutes ces ruses et ces perfidies, toutes ces dissimulations et ces stratagèmes, toutes ces roueries et ces artifices, Klaczko les a découverts, dénoncés, expliqués avec une perspicacité et une science vraiment admirables.

Ce fut son grand et dernier ouvrage politique. Comme le dit Tarnowski, « la vieille Europe s’en était allée en lambeaux. La nouvelle Europe était régie par deux puissances formidables, la Prusse et la Russie. Ce qui, depuis un siècle, avait été la base et l’espérance de la politique polonaise était brisé. Tout ce qui avait été aussi l’espoir d’un ordre de choses meilleur, plus noble et plus chrétien, en Europe, disparaissait dans la tempête. A quoi eût servi, dans un tel chaos et un tel conflit d’idées, un nouveau livre sur les questions politiques ? Avec la meilleure volonté du monde, nul ne pouvait changer la face des choses. Faire des reproches, montrer à l’Autriche et à la France leurs fautes ?… C’eût été une cruauté surtout envers la malheureuse France. On aurait dit que ses amis eux-mêmes lui jetaient la pierre ! Et vis-à-vis de l’Autriche, c’eût été un manque de tact de la part de l’ancien conseiller de la Couronne, et cela sans la moindre utilité… »

Klaczko avait d’ailleurs dit tout ce qu’il fallait « lire. Il avait prévu que l’abandon de la Pologne amènerait un jour celui du Danemark ; et l’abandon de l’Autriche, celui de la France. Il avait prophétisé la faiblesse et le désarroi de l’Europe, la répétition des actes de spoliation et des attentats qui l’avaient frappé sans l’émouvoir, la venue de nouvelles agitations et de nouvelles difficultés, et jusqu’aux tristesses et aux périls de l’heure présente.

Cependant, un moment encore, — c’était en 1878, après le traité de San Stefano, — il consacra trois articles aux évolutions du problème oriental. Il étudia en érudit, en savant, en philosophe l’éternelle question d’Orient. Il la saisit au moment solennel de la prise de Constantinople en 1453, la suivit dans ses rapports avec les puissances catholiques, la Papauté, la France et l’Espagne, puis avec la Russie et l’Allemagne, puis avec la France du premier Empire et avec l’Angleterre. L’entrée des Russes dans un des faubourgs de Constantinople et la paix de San Stefano qu’il qualifiait de « monstrueuse, » lui semblaient avoir réveillé la vieille Angleterre et ce qui restait encore de l’Europe profondément bouleversée et dévastée. Mais il comprenait bientôt que ses dernières espérances n’étaient que de vaines illusions, et profondément las et attristé, il se répandait en plaintes et en regrets amers. « Combien, depuis 1855, disait-il, les traditions d’équilibre européen, de solidarité entre les Etats, de respect dû aux traités sont allées en s’affaiblissant ! A la place de ces maximes surannées et taxées de préjugés sont venues s’établir les belles doctrines de guerres localisées, de sphères d’intérêts particuliers, de neutralité attentive, d’inaction magistrale et de la force primant le droit… On a vu l’action dissolvante de ces principes en Orient aussi bien qu’en Occident.., Non, non, il n’y a plus d’Europe ! »


Après cette étude sur le problème oriental, Klaczko se détourna tout à fait de la politique. Il revint aux travaux qui avaient enthousiasmé, illuminé sa jeunesse, aux grands poètes, aux grands artistes, aux grands Papes, aux chefs-d’œuvre des temps passés… Je viens de lire les dernières pages sorties de sa plume, les Causeries Florentines, la Renaissance et la Papauté, et je puis attester que j’ai été frappé de leur justesse et de leur élévation.

Les Quatre soirées Florentines sont composées dans le genre un peu vieilli des célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire en forme de dialogues. L’auteur suppose que, pour occuper les loisirs de ses invités à Florence, la comtesse Albina avait imaginé de faire avec eux des excursions journalières aux musées et aux églises de cette ville délicieuse. Les impressions recueillies pendant ces visites devenaient chaque soir le thème d’une conversation animée, souvent éloquente. Après un peu de musique, la comtesse mettait adroitement sur le tapis une question d’art ou de littérature suggérée par l’excursion du matin, et la discussion s’ouvrait et se prolongeait souvent fort tard dans la nuit. À cette joute de paroles prenaient part le prince Silvio Canterani, le vicomte Gérard, un commandeur, l’abbé dom Felipe, un jeune académicien, habitué de Compiègne et surnommé le Philosophe des Dames, et un Polonais que la comtesse appelait Bolski tout court, afin de n’avoir pas à prononcer un autre nom assez difficile. Dans le Polonais, qui apportait à ce concert d’esprits, tous latins, un accent particulier de mysticisme slave, on reconnaît Klaczko. Il parle de Dante et de Michel-Ange en connaisseur, en admirateur convaincu. Les Soirées Florentines sont pour lui le prétexte d’une étude approfondie sur le caractère et le génie de Dante. Il fait par ses interlocuteurs mettre Dante et Michel-Ange en parallèle et chercher à fixer les points qui leur sont communs. Quant à lui, il se sert de Michel-Ange pour expliquer Dante, pour le rendre plus clair, plus visible, plus tangible en quelque sorte. La première soirée est consacrée à Dante et à Michel-Ange ; la seconde, à Béatrix et à la poésie amoureuse ; la troisième, à Dante et au catholicisme, et la dernière à la tragédie de Dante et à sa destinée imprimée du sceau de la fatalité. Les pages sur Michel-Ange et son œuvre sont, on peut le dire, à la hauteur de ce colossal sujet. Celles qui redisent la passion de Dante pour Béatrix sont tout à fait charmantes. Klaczko nous démontre que les Italiens seuls comprennent bien l’amour, et Gérard, le jeune vicomte français, ne proteste pas. Il y consent même et rappelle à ce propos qu’une noble dame autrichienne, qui détestait pourtant les menées piémontaises, lui a fait cet audacieux aveu : « Et dire que tout cela ne parviendra pourtant jamais à me faire détester le pays de M. de Cavour et de Garibaldi ! C’est que, voyez-vous, ils sont adorables, ces Italiens ! Ils trouvent cela si naturel d’avoir peur et de faire l’amour ! »

On retrouvera l’écrivain politique dans les observations de Klaczko sur Dante croyant et penseur. « Ne faut-il pas chercher, dit-il, le secret de sa tragédie dans son idéal religieux et politique, dans sa manière de concevoir la cité de Dieu ou la cité humaine, et dans le démenti cruel que les générations contemporaines ont pu donner à cet idéal, à cette conception. » Et, se rappelant les politiciens cyniques, dont il avait si souvent dévoilé les ruses et les iniquités, il fait dire au prince Silvio à propos des damnés : « Ces âmes consumées par la flamme qui devait les éclairer, ce ne sont pas de grands philosophes qui auraient audacieusement mis en doute les vérités de la religion ou de la morale, ce ne sont pas des maîtres de la pensée qui auraient bravé Dieu dans ses profondeurs, ce sont des hommes qui, doués par Dieu d’une raison supérieure, en ont abusé pour donner de mauvais conseils politiques… » Et dans le châtiment d’Ulysse, de Bertran de Born, de Montefeltre, Klaczko ne semblait-il pas chercher celui des hommes d’Etat perfides et cruels dont sa plume avait si souvent percé les trames et dévoilé les stratagèmes ? L’auteur des Soirées Florentines concluait ainsi sa longue et substantielle étude sur Dante : « Il ouvre le cortège de ces poètes et de ces écrivains qui croiraient avoir le droit et le devoir de porter un jugement sur toutes les questions du jour, d’être les conducteurs des peuples et les conseillers des princes… Mais Dante n’a fait qu’évoquer les esprits qu’il pensait conjurer et hâter l’avènement d’un ordre de choses qu’il repoussait de tous ses instincts… Il fut le plus noble et le plus tragique de tous les utopistes du passé. Il a travaillé de ses propres mains à la ruine du système qu’il proclamait le seul vrai, le seul éternel, et il n’est pas maintenant jusqu’à l’immortalité de son chef-d’œuvre qui ne témoigne de la vanité de son idéal. »

C’est sur ces lignes douloureuses que se termine l’étude d’un poème empreint d’ailleurs de la plus navrante douleur qui fut jamais. Posséder en soi l’idéal, reconnaître les élémens de cet idéal dans le passé, chercher à le faire revivre et à le faire triompher, vouloir avec lui soulever le monde, telle était la pensée de Dante que Klaczko appelait avec tristesse une utopie sublime. Mais cela ne l’empochait pas de réciter en toute confiance la belle paraphrase du symbole des Apôtres que Dante prononce au Paradis devant saint Pierre :


… Credo in uno Dio
Solo ed eterno, die tutto il ciel move


Avec les Soirées Florentines, Klaczko obtint sa première et sa seule couronne académique. Jamais prix littéraire ne fut mieux décerné par l’Académie française.

Le dernier ouvrage de Klaczko fut la Papauté et la Renaissance où le savant écrivain étudia particulièrement deux colosses, Jules II et Michel-Ange, qui se ressemblaient d’une manière surprenante par la force et l’énergie du caractère. Il mit près d’eux, et connue par une sorte d’opposition, le peintre qui personnifie la grâce, la douceur, l’eurythmie, le divin Raphaël. Connaissant tous les trésors du Vatican qu’il avait scrutés à fond dans ses longs séjours à Rome ; s’étant voué, dès sa jeunesse, au culte de l’art dans ce qu’il a de plus élevé et de plus parfait, il avait pour ces deux génies, Michel-Ange et Raphaël, une sorte d’adoration. L’œuvre cyclopéenne du premier, l’œuvre angélique du second le jetaient, le plongeaient dans l’extase. Aussi a-t-il décrit leurs chefs-d’œuvre avec une passion d’artiste et un goût de poète. La Camera della Segnatura, la Chapelle Sixtine n’ont pas eu de juge plus compétent et plus raffiné. Devant les Prophètes et les Sibylles, c’est à peine s’il ose élever une critique : « Qui sommes-nous, dit-il, pour reprendre Michel-Ange et vouloir lui demander compte de son œuvre ? Comme Jéhovah, il est ce qu’il est : Ego sum qui sum ; et il a créé son monde dans l’omnipotence de sa volonté inscrit table. C’est à nous de courber la tête et de mettre la main devant la bouche, ainsi que l’a fait Job. » L’étude de la Messe de Bolsène et du Châtiment d’Héliodore, les Chambres de Raphaël, le ravissent aussi par leur harmonie. Il loue le grand pape qui a compris ces génies et leur a commandé, inspiré des œuvres qui soulèveront l’admiration et l’enthousiasme autant que durera le monde. Ce Jules II nous apparaît avec sa grandeur surhumaine, sa fierté, son orgueil, sa volonté et son énergie souveraines, sa puissance conquérante. Tel est cet ouvrage dont Tarnowski a dit avec l’assentiment de ses compatriotes : « Le sentiment national peut être fier à juste titre que ce soit un Polonais qui ait ajouté ces pages remarquables à l’histoire de l’art. »


Lorsque parut la Papauté et la Renaissance, lorsque les premiers exemplaires du livre arrivèrent en 1899 à Cracovie, Julian Klaczko avait été frappé d’un mal qui ne pardonne guère, d’une hémiplégie. Il sévit presque réduit à l’immobilité, et sa mémoire parut s’oblitérer. Un commencement d’aphasie lui rendait la conversation très difficile et très pénible. Mais la pensée, inaccessible aux injures du corps, demeurait aussi claire et aussi ferme qu’autrefois. Dans cet édifice ruiné, dans ces débris lamentables, l’âme entière survivait. Klaczko n’avait point tiré grand profit de ses beaux ouvrages, malgré leur réputation européenne. Il est pénible de constater que le meilleur livre d’histoire ou le plus-parfait livre d’art rapporte à son auteur moins que ne lui aurait donné un roman banal. Ses ressources eussent donc été précaires, si l’un de ses anciens élèves, devenu son ami dévoué, le comte Louis Wodzicki, ancien ministre et gouverneur de la Länder Bank, ne l’avait fait nommer membre du Conseil d’administration, ce qui mit son existence simple à l’abri du besoin.

Désintéressé pour lui-même au-delà de toute expression, et ne demandant à ses rudes labeurs qu’une rétribution modeste, il lit toujours preuve d’une honnêteté de vie, d’une délicatesse et d’une conscience parfaites. Entouré de quelques amis fidèles, Klaczko supporta courageusement les huit dernières années de sa vie, huit longues années de véritable martyre. Celui qui pensait encore si vivement, dont le regard suppléait à la parole vacillante, et qui aurait voulu donner une suite à son Jules II, ne pouvait se faire comprendre assez pour être aidé et suppléé dans le travail rêvé ! L’écriture, la dictée même pour lui étaient devenues choses impossibles. Une suprême attaque d’apoplexie le foudroya le 27 novembre 1906. Elevé, dès l’enfance, dans la religion catholique, il était devenu, comme la plupart de ses coreligionnaires de Pologne, un chrétien ardent et convaincu.

Après la guerre de 1870, il était entré à Rome en relations intimes avec le cardinal Rampolla et plusieurs membres du Sacré-Collège. Il témoigna au grand pape Léon XIII, dont il louait les majestueuses et sages encycliques, une vénération et une affection profondes. « Lorsque la maladie, — m’écrit Mme de Basily-Callimaki, une de ses amies les plus dévouées, qui a bien voulu me donner sur Klaczko les détails les plus sûrs et les plus intéressans, — l’immobilisa durant huit longues années dans son petit appartement à Cracovie, dans la Smolenska, il obtint la permission de faire dire, le vendredi et le dimanche de chaque semaine, la messe dans son salon. Un autel, paré de tapis d’Orient et de quelques ornemens pieux, sévères et sans faste, était élevé à l’extrémité. Klaczko avait pour directeur et ami le P. Pawlick, un pieux et très savant ecclésiastique polonais, qui lui prodiguait ses conseils et ses consolations. Il est mort dans des sentimens très religieux. »

Cette mort, survenue après des souffrances qui semblaient interminables, fut en effet des plus chrétiennes. Klaczko, qui, par la pratique sincère de sa religion, avait appris à mépriser la vie, prononçait sans effroi le nom austère et redoutable de la mort. De longues et cruelles épreuves l’avaient habitué à cette pensée, et il la voyait lentement s’approcher de lui, non comme une ennemie implacable, mais plutôt comme une amie. Derrière les ténèbres qui s’élèvent au moment où nos faibles jours déclinent, il entrevoyait une lumière plus pure, une vie nouvelle, une vie heureuse et sans fin. Et cet homme, que la maladie avait pour ainsi dire broyé, croyait que de la mort il sortirait plus robuste et plus vivant qu’il ne l’avait jamais été. De son poète favori, Adam Miçkiewicz, il répétait souvent les vers consolans du chœur des Anges : « Il dort… Dégageons son âme de son corps comme on enlève de ses langes dorés un enfant endormi. Dépouillons-la doucement de l’enveloppe des sens pour la revêtir de lumière blanche comme l’aube du jour !… Nous le conduirons par la main dans les régions de l’éternelle splendeur et nous lui chanterons une chanson telle que les enfans de la terre en entendent rarement dans leurs songes… Nous lui dirons son bonheur à venir et nous le porterons dans nos bras jusque dans les Cieux[4] ! » Ce n’était pas là un doux rêve, c’était une croyance inébranlable ; car Julian Klaczko était de ceux dont le même Miçkiewicz a dit : « Ceux qui ont élevé leur esprit au-dessus du temps et de l’espace, peuvent, à chaque instant, avoir le sentiment de l’éternité. »

Quoique meurtri par la souffrance, il ne sortait pas dégradé des mains de la Mort, et son visage pâle portait l’empreinte d’une sérénité auguste. C’est ainsi qu’après une tempête la nature, un moment bouleversée par des souffles impétueux, retrouve un calme et une paix que l’on croyait à jamais disparus. De même, après les grands frissons de l’agonie, le corps reprend souvent, avant la dissolution fatale, une majesté et une harmonie qui surprennent et imposent un religieux respect. Il est vrai que, pour résister aux injures de la mort, rien ne vaut la noblesse d’une vie tout entière consacrée au droit et au bien. Que de fois, pensant à sa fin, Klaczko avait répété en s’y préparant, comme Montaigne : « C’est le maître jour, c’est le jour juge de tous les autres, c’est le Jour ! »

Pour cette terre d’ailleurs il ne mourait pas tout entier. Il laissait en effet à ceux qui l’ont connu et aimé un souvenir impérissable de droiture, de courage et de bonté ; à ceux qui l’ont lu et médité, un souvenir de talent, de vaillance, de perspicacité, de clarté et d’honneur. A la jeunesse cultivée de son pays et de son temps, aux Tarnowski, aux Wodzicki, aux Lubomirski et à combien d’autres, — sur lesquels il a eu la plus grande et la plus précieuse influence pendant les années d’exil, — il a donné des leçons et des conseils empreints au plus haut degré de libéralisme, de loyalisme et de sagesse pratique.

Klaczko a écrit en allemand, en polonais, en français. C’est dans ces deux dernières langues surtout qu’il s’est révélé un maître. « La langue polonaise de Klaczko, a dit Tarnowski, est telle que fort peu d’écrivains peuvent lui être comparés… Aussi, est-il devenu en Pologne un écrivain classique. » Quant à ses livres français, j’en ai assez dit, et ses lecteurs en savent assez pour attester que « t’était un remarquable écrivain et un véritable penseur. A l’étendue et à la diversité étonnantes de ses facultés, à sa fine et pénétrante intuition, au talent si rare de pouvoir juger aussi bien un Dante qu’un Bismarck, un Michel-Ange qu’un Jules II, un Miçkiewicz qu’un Gortchakof, sans être jamais inférieur à sa tâche, passant avec une égale facilité et un savoir aussi parfait de la poésie à la politique, et de l’art à la diplomatie, Klaczko joignait à tous ces avantages un esprit délicat et vif, se dissimulant par instans sous une sorte de bonhomie, ou tout à fait caustique, et alors terrible et sans pitié. Tous ces dons procédaient en grande partie d’une culture aussi vaste que profonde, d’un jugement original, d’un caractère ferme et indépendant.

Si la Pologne, sa patrie, le considère à juste titre comme un de ceux qui l’ont passionnément aimée, soutenue et honorée, la France, sa seconde patrie, n’oubliera jamais que, dans ses jours d’infortune, elle a trouvé en Julian Klaczko le plus éloquent, le plus généreux et le plus déterminé de ses défenseurs.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Un peu avant que Klaczko ne fût sollicité par M. de Beust, ministre des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie, de venir le seconder à Vienne dans sa lourde tâche, M. Léon Lefébure et plusieurs de ses collègues du Corps législatif avaient spontanément prié le comte Daru, notre ministre des Affaires étrangères, d’appeler auprès de lui le sagace auteur des Études diplomatiques ; mais le comte Daru donna pour motif de son refus la qualité d’étranger de Klaczko, comme s’il eût été difficile de lui accorder des lettres de grande naturalisation.
  2. Voyez la Revue du 1err avril 1865.
  3. Voyez la Revue des 15 septembre et 1er octobre 1868.
  4. Les Aïeux, — IIe partie, Les Martyrs.