Julie philosophe ou le Bon patriote/II/10

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Poulet-Malassis, Gay (p. 481-503).
Tome II, chapitre X


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE X.

Julie s’enrichit au jeu. Elle retourne en France avec son amant. Accident fâcheux qui leur arrive en route. Mort du Chevalier. Julie devient amoureuse d’un paysan. Elle l’épouse. Conclusion de cette véritable histoire.


Outre la foule de passions dont le germe est dans le cœur de l’homme, et qui se développent avec plus ou moins de force, suivant les circonstances et la collision des rapports moraux, il est des passions factices enfantées par la dépravation progressive de l’homme en société ; celle du jeu est de ce nombre, et ce n’est pas une des moins funestes à l’espèce humaine.

C’est surtout dans ces endroits où l’appât du gain attire tous ceux qui sont dominés par cette passion, qu’on peut se convaincre jusqu’à quel point l’homme peut en être maîtrisé, ainsi que des tristes effets qui en résultent : souvent je prenais plaisir à considérer cette foule de joueurs rassemblés amour d’une table de pharaon ou de trente et quarante. et dont les différentes attitudes formaient un tableau intéressant pour le philosophe observateur. Je considérais attentivement toutes ces figures sur lesquelles se peignaient alternativement la joie, l’espérance, la tristesse, le désespoir, suivant la variété des chances qui les favorisaient ou qui leur nuisaient, et c’était une carte qui causait des révolutions aussi extraordinaires dans le cœur de différentes sortes d’individus dont la plupart eussent sans doute affronté de sang-froid les plus grands dangers.

C’était plutôt par désœuvrement que par goût que nous fréquentions quelquefois ces assemblées : le Chevalier n’était point joueur ; de mon côté, le jeu n’avait jamais eu d’attrait pour moi, peut-être était-ce parce que les occasions m’avaient manqué, car ce sont les circonstances qui nous font ce que nous sommes. Telle femme s’enorgueillit de sa vertu, qui eût fait peut-être pis que telle autre qu’elle méprise, si elle se fût trouvée exposée aux mêmes dangers. Tel homme passe pour un modèle de probité et l’est réellement, qui dans la même position que Cartouche, fût devenu un scélérat, un assassin comme lui. Nous ne devons donc pas nous pavaner de nos vertus, et exiger qu’on nous tienne compte des vices que nous n’avons pas ; nous devons nous contenter de remercier le ciel de ne nous avoir pas mis à des épreuves auxquelles nous aurions infailliblement succombé.

La fortune favorise ordinairement ceux qui ne la cherchent pas ; c’est une capricieuse qui rebute ceux qui lui font la cour, et qui court au devant de ceux qui paraissent la dédaigner ; j’en fis l’agréable épreuve. Un jour l’envie me prit de hasarder deux louis à la banque de trente et quarante ; le côté sur lequel je les avais mis gagna ; j’y laissai mon gain et ma mise, il gagna encore ; curieuse de voir jusqu’à quel point je réussirais dans ce coup d’essai, je continuai à jouer le tout sur la même couleur ; elle passa six fois de suite, de sorte que mes deux louis m’en rapportèrent cent vingt-huit. Ce succès me donna l’idée de profiter de cette heureuse chance, et de risquer la somme que j’avais déjà pour en gagner une beaucoup plus considérable. Je changeai de couleur et mis sur le noir ; il gagna trois fois, après quoi, passant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, je jouai avec un bonheur si constant, qu’en moins d’un quart d’heure je fis sauter la banque et me vis en possession de plus de 1500 louis tant en or qu’en argent et en bons billets. Satisfaite de me voir tout d’un coup riche par un hasard aussi inattendu, je me retirai avec le Chevalier, bien résolue de m’en tenir là et de ne plus jouer de ma vie à la banque d’Aix. Arrivée chez moi, j’étalai mon or, et dans un transport de joie : Trop précieux métal, m’écriai-je, c’est donc toi qui fais le bonheur de l’homme ; c’est toi qui supplée à tout, et qui procure toutes les jouissances désirables. Eh bien, puisque je te possède, je saurai faire de toi un bon emploi. Le Chevalier me félicita de mon bonheur. — Voyez lui dis-je en riant, si le ciel n’est pas pour la cause patriotique, puisqu’il favorise ainsi ses partisans. — Oh ! j’en suis bien convaincu, répondit-il ; au reste, quand même le Ciel se déclarerait contre cette cause, qu’elle serait abandonnée par la plus grande partie de ses défenseurs, qu’enfin elle succomberait sous les efforts de ses adversaires, je lui resterais toujours dévoué puisqu’elle est la vôtre : mes sentiments ne varieront jamais, et je dirais avec un auteur ancien : Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni ; c’est-à-dire, ma chère :


Le sort fit triompher l’affreuse tyrannie,
Mais la cause opprimée eut pour soutien Julie.


La fortune que je venais d’acquérir ne fit qu’augmenter encore le désir que j’avais de retourner dans ma patrie, et comme c’était aussi le vœu du Chevalier, qui brûlait de se réintégrer avec les généreux défenseurs de la liberté, deux jours après nous quittâmes Aix-la-Chapelle pour gagner la France ; les troubles de Liège et la guerre entre les Brabançons et les Autrichiens rendant le passage fort désagréable par les Pays-Bas, nous résolûmes de prendre une autre route, et de remonter le Rhin ; nous gagnâmes Cologne ; cette ville ne m’offrit rien de remarquable que sa grandeur et le nombre de ses églises. De Cologne nous nous rendîmes à Bonn, et après avoir traversé une partie de l’Électorat de Trèves, nous arrivâmes sur les terres de France.

Après nous être reposés quelques jours à Metz, nous prîmes la route de Paris : nous étions déjà parvenus heureusement jusqu’à Meaux en Brie, et nous faisions diligence pour arriver dans la Capitale avant la nuit, lorsqu’à un endroit où le chemin formait un angle, le postillon qui était pris de vin, ayant tourné trop court, la voiture perdit l’équilibre et fut renversée dans un fossé assez profond qui bordait la route ; on peut juger de l’effroi que me causa cette chute ; cependant par le plus grand bonheur, j’en fus quitte pour une légère contusion ; mais il n’en fut pas de même du Chevalier, un violent contre-coup qu’il reçut à la tête y fit une profonde ouverture, et il resta sans sentiment. Nos domestiques coururent aussitôt chercher du secours ; on nous transporta dans une ferme voisine, et on nous mit chacun dans un lit jusqu’à l’arrivée de deux Chirurgiens qu’on fit appeler. Je fus bientôt assez remise de mon effroi pour ne plus m’intéresser qu’à l’état du Chevalier. On eut beaucoup de peine à le faire revenir de son évanouissement, et lorsqu’il reprit ses sens, il était si faible que je vis bien qu’il était dangereusement blessé. Enfin les Chirurgiens arrivèrent ; ils visitèrent la plaie, et après l’avoir sondée, ils me déclarèrent qu’il n’y avait d’autres moyens à employer que l’opération du trépan. Mes craintes augmentèrent encore ; je dépêchai aussitôt un domestique du Chevalier à Paris pour avertir quelques-uns de ses parents qui s’y trouvaient, et en même temps pour faire venir le plus habile Chirurgien de la capitale ; celui-ci fut du même avis que ses confrères : l’opération se fit avec assez de succès, mais elle affaiblit tellement le malade, et il lui prit une fièvre si violente, que bientôt on désespéra de sa vie. Cet état dura pendant quinze jours ; quoique j’en fusse affectée de la manière la plus douloureuse, il ne m’empêcha pas de donner tous mes soins à mon amant ; je ne le quittai pas d’un instant ; il ne prenait rien que de ma main, et je m’efforçais par les plus tendres consolations d’adoucir ses maux ; cependant tous les secours de l’art furent inutiles, le mal empira, et après les plus grandes souffrances supportées avec une fermeté héroïque, le Chevalier expira dans mes bras. Ses dernières paroles furent qu’il ne regrettait que moi au monde, et que son seul désir eût été de pouvoir, avant de mourir, expier ses erreurs, et me prouver qu’il était devenu aussi bon patriote qu’il avait été aristocrate outré.

Les fatigues que j’avais essuyées pendant le cours de la maladie du Chevalier avaient tellement altéré ma santé, le coup que me porta sa mort me causa une telle révolution, qu’une heure après qu’il eût rendu le dernier soupir, je me sentis très mal ; on fut obligé de me mettre au lit ; bientôt la fièvre me prit et une maladie caractérisée se déclara ; comme c’était la première que j’avais eue de ma vie, elle ne pouvait manquer d’être grave. Au bout de huit jours j’étais à l’extrémité ; mais l’habileté des médecins et la force de mon tempérament triomphèrent de la force du mal ; la nature reprit peu à peu le dessus, et après un mois de souffrance, je fus entièrement hors de danger. Pendant tout ce temps le fermier ainsi que sa femme avaient pris le plus grand soin de moi ; lorsque je fus convalescente je leur en témoignai ma reconnaissance ; comme la situation de la ferme était des plus agréables, que d’ailleurs l’air de la campagne ne pouvait m’être que fort salutaire, je résolus d’y rester jusqu’à ce que ma santé fût entièrement rétablie.

Mes hôtes avaient toutes les vertus des habitants de la campagne, sans en avoir les défauts ; c’était ce qu’on appelle des gens de la vieille roche, marchant d’un pas ferme et égal dans le sentier de l’honneur et de la probité, et faisant le bien plus par goût et par habitude que par devoir ; l’accomplissement de toutes leurs obligations ne leur coûtait rien, parce qu’ils trouvaient dans cet accomplissement même la plus douce de leurs jouissances : ils avaient une nombreuse famille, mais l’économie et le produit de leur ferme leur fournissaient au-delà de leurs besoins. Je me plaisais souvent à converser avec eux ; quoique je me misse constamment à leur niveau, ils avaient pour moi cette sorte de respect et de déférence qu’inspire toujours l’opulence et le faste à l’humble médiocrité. De trois garçons qu’ils avaient, le cadet fixait surtout mon attention ; à une taille des mieux prises, il joignait la figure la plus intéressante ; la candeur, la douceur, la sensibilité étaient peintes sur sa physionomie. Quoiqu’il fût fort timide, je remarquai aisément qu’il avait les dispositions naturelles les plus heureuses, et qu’il ne lui manquait que de la culture pour devenir un être important, et figurer dans la société d’une manière avantageuse, tant par le physique que par le moral.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que Jérôme (c’était le nom du jeune fermier) m’avait prise en affection ; dès qu’il me voyait paraître, la joie brillait dans ses yeux ; j’y lisais que son âme eût voulu, pour ainsi dire, s’élancer vers moi ; lorsque je parlais, il m’écoutait avec une attention qui indiquait plus encore que le désir de s’instruire ; enfin tout annonçait qu’il éprouvait l’ascendant d’un sentiment secret qui l’entraînait vers moi avec une force qu’il aurait tâché en vain de réprimer. J’étais trop expérimentée pour ne pas deviner la nature de ce sentiment, et pour ne pas voir que le germe de la sensibilité de ce jeune homme, en se développant à l’époque ordinaire, sa première explosion s’était dirigée vers moi comme sur le premier objet qui l’avait frappé. J’étais singulièrement flattée d’avoir fait jaillir dans cette âme neuve la première étincelle du sentiment ; je cherchai à entretenir, à augmenter ce feu par mille petites prévenances, et surtout en paraissant faire une distinction entre lui et les autres fils du fermier. Je n’avais d’abord aucun but ; la satisfaction que j’éprouvais d’avoir les prémices du cœur de ce jeune homme, voilà à quoi se bornaient mes idées et mes désirs ; mais insensiblement le mien se mit de la partie, et je ne tardai pas à ressentir pour ce jeune homme tout ce qu’il semblait éprouver pour moi. Si Jérôme cherchait toutes les occasions de me voir, de me parler, de mon côté sa présence me causait un contentement, une joie qui augmentaient de jour en jour ; lorsqu’il était éloigné j’éprouvais une espèce de malaise ; lorsque les travaux de la campagne l’appelaient au dehors, j’étais inquiète, ennuyée, chagrine. Je tentais en vain de me distraire par la lecture, l’image de Jérôme se présentait sans cesse à mon esprit ; elle se gravait sur chaque page de mon livre ; enfin ma sensibilité, que je croyais épuisée, s’était ranimée avec une nouvelle force ; et un paysan, le fils d’un fermier, avait opéré ce prodige.

Qu’on ne s’en étonne pas ; l’homme primitif, l’homme orné de ses seules vertus naturelles, plaît plus à la femme qui connaît le monde, que ces poupées masculines qui n’ont d’autre éclat qu’un lustre emprunté, d’autre mérite que leurs titres et leurs richesses. Jérôme était l’enfant de la nature ; elle s’était plu à l’embellir de tous ses dons ; il est vrai qu’il était sans culture, qu’à peine il savait lire, mais un diamant brut n’en a pas moins un prix réel ; il peut devenir une pièce unique dans les mains d’un ouvrier habile, tandis que le stras fragile a beau être bien taillé, il n’a toujours qu’un prix factice ; c’est ce que je me disais en cédant à la force du charme qui m’entraînait vers Jérôme ; mais mes vues ne se bornaient point cette fois à former une liaison purement galante, je conçus un projet dont l’exécution devait assurer mon bonheur et ma tranquillité pour la vie. Les goûts changent avec l’âge ; depuis longtemps j’étais lasse de mener une vie errante, de passer sans cesse d’une main dans une autre, tantôt par inclination, tantôt par nécessité. Je résolus donc de faire une fin, et je crus que le meilleur moyen d’atteindre mon but, était d’épouser le jeune fermier : avec les richesses que je venais d’acquérir, je ne doutais pas qu’il ne me fût aisé d’obtenir le consentement de ses parents : outre l’argent que j’avais gagné à Spa et celui qui me restait lorsque j’y arrivai, le Chevalier m’avait encore laissé en mourant une somme à peu près aussi forte ; ainsi je me voyais maîtresse de près de 80,000 livres, ce qui était bien plus que suffisant pour couler le reste de mes jours dans le sein d’une douce aisance.

Je n’eus pas plutôt formé le projet dont je viens de parler, que j’en commençai l’exécution. Un jour que je me trouvais seule avec le jeune fermier : Vous m’aimez, Jérôme, lui dis-je ; je m’en suis aperçue ; vous devez avoir remarqué de votre côté que vous ne m’étiez nullement indifférent. Jérôme rougit : Madame, me répondit-il en baissant les yeux, je ne sais si ce que je ressens pour vous est de l’amour, mais je puis vous assurer qu’après mes parents, vous êtes ce que j’ai de plus cher ; le sentiment que vous me faites éprouver est même plus vif, il ne me laisse aucun repos. — Cette aimable ingénuité me charma ; je dis à Jérôme que s’il m’était réellement aussi attaché qu’il le paraissait, j’étais résolue de m’unir à lui par les liens du mariage. Le jeune homme parut vivement surpris ; il s’imagina que c’était une plaisanterie que je faisais, et j’eus mille peines à lui persuader que je parlais sérieusement. Mon cher Jérôme, lui dis-je, que cet éclat qui m’environne cesse de vous en imposer ; ma naissance n’est pas plus distinguée que la vôtre, elle l’est même moins, s’il est vrai que l’agriculture soit le plus noble comme le plus utile des états. J’ai à la vérité plus d’argent que vous, mais l’argent met-il une véritable distinction entre les hommes ? Non, sans doute, c’est la probité, ce sont les qualités du cœur qui peuvent seules établir cette différence, et de ce côté vous pouvez prétendre à tout.

Jérôme était transporté de joie ; je l’embrassai en lui jurant que je n’aurais jamais d’autre époux que lui ; il m’assura de son côté que du premier moment qu’il m’avait vue, il s’était senti entraîné vers moi par une force invincible, que le respect l’avait toujours empêché de me témoigner de bouche la tendresse qu’il avait conçue pour moi, mais que ses yeux l’avaient sans doute trahi, puisque j’avais su y démêler la nature du sentiment que j’avais fait naître dans son cœur. — Le même jour je m’ouvris à ses parents ; on peut juger si ma proposition les surprit agréablement, ils me prenaient pour quelque personne d’importance : Je ne crus pas devoir les laisser dans cette erreur ; tout détour avec ces bonnes gens répugnait à ma sincérité ; je leur dis donc qui j’étais, et leur fis un récit succinct de ma vie, en glissant toutefois rapidement sur mes aventures galantes, et adoucissant tout ce qui eût pu effaroucher l’austère vertu de ces honnêtes agriculteurs. Enfin, je me peignis comme une personne sensible qui avait été la victime de la séduction et des circonstances, et qui, malgré ses erreurs, avait conservé un bon cœur et des sentiments honnêtes. Le fermier et la fermière m’écoutèrent avec la plus grande attention, et il ne parut pas que mon récit eût fait sur eux une impression défavorable pour moi ; sans doute la manière dont je le terminai en ouvrant ma cassette et étalant à leurs yeux mon or et mes bijoux, ne contribua pas peu à empêcher un pareil effet : l’homme riche en impose toujours plus ou moins à ses semblables. Bref, mes hôtes donnèrent leur consentement à tout, et Jérôme et moi nous fûmes au comble de la joie ; je n’avais aussi rien caché au jeune fermier de mes aventures, mais il m’aimait trop pour que cet exposé de mes faiblesses passées pût altérer sa tendresse et son estime pour moi. Ma sincérité fit au contraire qu’il m’en estima davantage.

Lorsque rien ne s’opposa plus à mon mariage avec Jérôme, j’en fis tous les préparatifs. Je me rendis à Paris pour y acheter tout ce qui m’était nécessaire ; je rapportai quantité de présents que je distribuai aux frères et sœurs de mon futur époux, afin de me les attacher encore davantage. Bien loin de me trouver humiliée d’épouser un paysan, j’en étais toute fière. Après la suppression de la noblesse et des titres, qui venait d’être prononcée par l’assemblée nationale, et l’égalité se trouvant rétablie parmi les Français, je devais être sans doute plus honorée d’épouser un agriculteur actif qu’un ex-noble fainéant ; l’agriculture devenait à mes yeux le premier des états, puisque c’était le plus utile.

Enfin je devins l’épouse de Jérôme et en même temps la plus heureuse des femmes ; notre mariage fut célébré sans beaucoup de pompe, mais la joie la plus pure y présida. Depuis deux mois que nous sommes unis, tous mes instants se sont écoulés dans une douce ivresse : mon époux est tendre et empressé ; de mon côté, je ne néglige rien pour mériter sa tendresse ; si j’ai donné dans des écarts, si j’ai eu des faiblesses, je suis assurée de n’en plus avoir ; l’expérience a eu cela d’utile pour moi, qu’elle m’a suffisamment éclairée sur les hommes et sur les choses, et qu’elle m’a mis en garde contre le danger. Je puis répondre de moi-même, parce que j’adore mon mari, et que je sais apprécier à sa juste valeur tout ce qui tend à faire tomber une femme dans le piège. Aussi ne craindrai-je pas d’avancer que la plus fidèle des femmes est assez ordinairement celle qui a eu le plus de reproches à se faire.

Jérôme est bon fils, bon époux, bon citoyen, il sera bon père ; son cœur est pur, son âme franche et généreuse ; il a le jugement sain et beaucoup d’intelligence ; c’est un fond fertile que je vais m’occuper à cultiver. Polir son esprit, lui donner des connaissances et lui plaire en tout, voilà quelle sera désormais ma principale, ma plus agréable occupation.

Je me procurerai aussi une autre espèce de jouissance en comblant de bienfaits toute sa famille. Je viens d’acheter une jolie maison dans les environs de la ferme où je me suis établie avec mon mari et la plus jeune de ses sœurs ; nous allons faire valoir les terres qui en dépendent et qui étaient très mal cultivées ; il n’y a rien d’étonnant, elles appartenaient à un noble.

Voilà, mon cher lecteur, le récit de mes aventures, de mes erreurs, de mes jouissances et de mon bonheur : je l’ai fait sans prétention, je désire qu’il t’ait amusé ; sans doute de toutes les surprises qu’il a pu te causer, la dernière n’est pas la moins grande. Les romans finissent ordinairement par un mariage ; c’est à ce grand terme qu’aboutissent tous ces assauts de vertu, de grandeur d’âme, de générosité, tout cet étalage de beaux sentiments qui se trouvent dans ces livres où l’on peint les hommes tels qu’ils devraient être et non tels qu’ils sont ; mais tu ne te serais sûrement pas attendu que l’histoire d’une femme galante comme moi, se fût terminée par un hyménée : ainsi ce qui n’est qu’une uniformité insipide dans les autres livres, est ici une nouveauté, un dénouement original. Il ne te paraîtrait pas moins singulier que Julie ait épousé un paysan par orgueil, si, grâce à la révolution et aux sages décrets de l’Assemblée nationale, le bandeau du préjugé n’était entièrement déchiré, et l’égalité rétablie. Je vais maintenant m’occuper à donner de petits citoyens à l’État, et je jure que je les élèverai dans l’amour de la patrie et de la liberté.

Adieu, mon cher lecteur ; il m’en coûte de ne plus pouvoir bavarder avec toi, mais je te quitte pour aller trouver mon cher Jérôme qui laboure une pièce de terre derrière notre maison, car quoique nous soyons riches, nous n’en travaillons pas moins ; nous n’avons heureusement jamais eu de titre à la fainéantise ; et je finirai en disant comme Candide : Tout cela est bien, mais il faut labourer notre jardin.


Fin du tome second et dernier.