Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-13

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 255-273).

XIII.

REVERS. SUCCÈS.

Cette fois-ci, mes enfans, dit Guibard en entrant, nous débiterons le reste du chapelet d’autant mieux que Georges est maintenant hors d’affaire, et j’ai dans l’idée qu’il ne serait pas mal de quitter Paris, afin de donner aux limiers de la justice le temps de se casser le nez. Quant à moi, je resterai ici pour veiller au grain. D’ailleurs, je ne prétends pas me lier avec vous ; je comprends vos répugnances, et, quand un homme comme moi a eu la faiblesse de croire au bien pendant quelque temps, il peut pardonner aux autres d’y croire toujours… Ça nous ramène justement au point où nous en étions hier.

Vous sentez que j’avais fait de terribles brèches à mes cent mille francs depuis ma séparation d’avec Risbac ; il ne me restait guère que le quart de cette somme, et, comme je vous l’ai dit, j’étais plus que jamais décidé à ne combler ce déficit que par des moyens honnêtes. À la vérité, je n’entendais rien au commerce ; mais j’imaginais qu’il ne fallait pas un grand talent pour acheter certaines marchandises dans un moment favorable, et les revendre lorsque le cours en devenait plus élevé. J’allai à la Bourse, et j’eus bientôt lié connaissance avec un certain nombre de courtiers, personnages très-officieux, qui se disputèrent mes bonnes grâces dès qu’ils surent que j’avais des capitaux à faire manœuvrer. C’est à cette époque que je retranchai le superflu de mon nom, et que de monsieur de la Guibardière, je fis le citoyen Guibard tout court, nom tout plébéien, et qui me sembla convenir parfaitement à un honnête commerçant.

Il me pleuvait des offres de service ; j’eus bientôt acheté des quantités considérables d’huiles, de coton, de bois de teinture, de toiles de Hollande, etc., etc. Mais ce fut surtout pour me faire débiter que les courtiers déployèrent toute leur habileté ; ils me trouvèrent des acheteurs tant que j’en voulus, qui offraient vingt-cinq et trente pour cent de bénéfice net ; il est vrai que j’avais acheté comptant, et que je fournissais à terme ; mais le papier de ces messieurs était de l’or en barre ; les courtiers juraient qu’on pouvait le prendre les yeux fermés, et je l’acceptais, et, les vingt-cinq mille francs étant épuisés, j’usai du crédit que mes premières opérations m’avaient acquis : j’achetai et je vendis, toujours avec un bénéfice considérable ; mais il arriva qu’à l’échéance des lettres de change que j’avais reçues, elles ne se trouvèrent porter que des noms imaginaires ou de gens absolument insolvables, qui avaient disparu ; les courtiers se plaignirent d’être les premières dupes, attendu qu’ils avaient reçu le prix de leurs commissions en même monnaie que moi celui de ma marchandise ; et ce qui résulta de clair dans cela, fut que j’étais ruiné. Mais ce n’était pas tout ; j’avais acheté et vendu pour plus de dix fois le numéraire employé à mes premières opérations : ne recevant rien, il me fut impossible de payer. Je fus déclaré en faillite. Mes livres n’étaient pas réguliers ; on m’accusa de connivence avec les fripons qui m’avaient dépouillé ; une plainte en banqueroute frauduleuse fut portée, et bientôt on y donna suite. Un jugement en bonne forme m’envoya aux galères pour cinq ans, attendu la première fois… Le bagne, voilà où me conduisit ma probité ; il y avait de quoi en dégoûter de plus robustes.

Par un hasard singulier, Risbac arriva à Toulon presque en même temps que moi, et tout aussi bien escorté. Il avait aussi fait du commerce lui ; mais au moins ce n’était pas pour avoir été trop honnête homme qu’on l’envoyait dans ce lieu de plaisance. Après notre séparation, il s’était fait fournisseur des armées de la république ; et le Dieu ou le diable sait ce qu’il avait fourni ! Du pain de son, dix onces pour une livre, du cheval pour du bœuf, et des bottes de basane pour la cavalerie. En récompense de ses grands et loyaux services, il avait d’abord été question de le fusiller, de le mettre à la lanterne, puis de l’envoyer à la guillotine, et, en définitive, attendu qu’on ne tue pas aussi aisément un homme qui a un demi-million qu’un pauvre diable qui n’a pas le sou, il en avait été quitte pour dix ans de galères.

— Oh ! oh ! monsieur l’honnête homme, dit-il en m’apercevant, il paraît que l’accès n’a pas duré long-temps ?

— Assez pour me ruiner et me conduire ici, ce qui est beaucoup trop.

— J’aurais parié que cette idée-là vous porterait malheur, d’autant plus qu’ayant cette petite fille sur les bras, vous ne pouviez faire que des sottises.

— N’en parlons pas, mon ami ; la parjure a payé cher les courts instans de plaisir que je lui ai procurés.

Je racontai alors à Risbac ce qui m’était arrivé depuis notre séparation.

— Mon ami, me dit-il lorsque j’eus terminé, vous avez fait de grandes fautes ; mais je veux être indulgent en faveur du caractère que vous avez montré avec votre rival, comme avec cette petite perfide, qui ne valaient pas à eux deux un seul coup de stylet. Pourtant il y a des choses inutiles par elles-mêmes qui promettent pour une meilleure occasion : pour cela je vous approuve d’autant plus que vous me paraissez disposé à n’y pas retomber. Rappelez-vous qu’on a toujours tort de vouloir forcer sa vocation : vous étiez né pour vous moquer du monde, et l’on vous avait fait prêtre, c’était bien ; nous l’avouerons ensemble, lever un tribut sur des imbéciles, c’était juste ; car les imbéciles ont été créés et mis au monde pour servir de pâture aux gens d’esprit. Mais voilà que, lorsque tout est en bon chemin, vous donnez dans le travers comme un niais ; vous parlez de conscience comme des gens qui n’ont que cette bagatelle à vous offrir… Quand j’ai vu cela, j’ai éprouvé beaucoup de peine… parce que, au fond, je vous avais reconnu des moyens. Mais c’est assez parler du passé ; quant au présent, nous n’avons rien à en dire ; c’est donc de l’avenir qu’il faut nous occuper. Vous pensez bien que je n’ai pas envie de pourrir ici ; car, indépendamment de ce que me doit la république, j’ai, en lieu sûr, de quoi vivre fort honnêtement, c’est-à-dire sans m’occuper du lendemain. Je ne vous abandonnerai pas ; nous partirons ensemble, et, avec un peu de bonne volonté, vous aurez bientôt recouvré ce que vous avez perdu… Mais, je vous en prie, plus de folies de jeunesse, plus de coups de tête ; une seconde faute est bien plus difficile à réparer qu’une première. Je serais désespéré d’être obligé de vous abandonner dans la mauvaise fortune ; mais je n’hésiterais pas, car le salut d’un homme est la première loi. Soyez donc ferme, inébranlable dans vos principes ; restez toujours dans le vrai, et vous n’aurez jamais rien à redouter des hommes et des événemens…

Malgré la triste position dans laquelle je me trouvais, je ris de bon cœur en écoutant ce sermon. Risbac cependant parlait très-sérieusement ; c’était de la meilleure foi du monde qu’il me faisait cette morale.

— Mon cher ami, reprit-il, il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là ; il n’y a rien à attendre de bon d’un homme sans principes. Moi, par exemple, où en serais-je si j’en avais été dépourvu ?

— À vous parler franchement, mon ami, je n’en sais rien ; mais il serait difficile que vous fussiez en plus mauvais lieu.

— Raison de plus : le sage supporte avec calme les épreuves de la vie, parce qu’il sait que, mal aujourd’hui, il sera bien demain. Voilà de ces vérités éternelles. C’est pourquoi, arrivé ce matin, il ne serait pas impossible que je partisse ce soir ; mais que ce soit aujourd’hui ou un autre jour, j’espère que vous ne refuserez pas de m’accompagner.

J’acceptai avec reconnaissance, et je sentis l’espoir renaître dans mon cœur ; car Risbac était vraiment un homme supérieur, et je savais ce que l’on pouvait attendre de lui. Cependant il s’écoula plusieurs jours sans qu’il me parlât de son projet et des moyens d’exécution qu’il pouvait avoir.

Enfin un soir il me dit en me glissant un étui :

— Demain on nous conduira sur le port avec les autres ; nous ne rentrerons pas ici : faites vos préparatifs.

L’étui contenait des limes ; je passai la nuit à couper mes fers, et n’en laissai que ce qu’il fallait pour qu’ils ne tombassent point avant l’instant convenu. Avec quelle impatience j’attendis le jour ! jamais je n’avais éprouvé une anxiété pareille. Il vint enfin, et nous sortîmes. Arrivés sur le port, on nous chargea, en notre qualité de commençans, du travail le moins pénible. Saisissant le moment favorable, Risbac m’entraîne derrière un monceau de cordages, du milieu duquel il tire deux uniformes complets de gardes-chiourmes ; nos fers tombent ; en une minute la métamorphose fut accomplie, et nous sortons hardiment sans éprouver le moindre obstacle. Une chaise de poste nous attendait à un quart de lieue de la ville, près d’une maison isolée, où nous troquâmes nos uniformes contre des habits bourgeois. Risbac donna de l’or au postillon, et nous nous éloignâmes avec la rapidité de l’éclair ? En ce moment le canon du bagne annonçait l’évasion de deux galériens. Ses coups retentissaient dans mon cœur, je ne pus m’empêcher d’en être ému. Ce fut la dernière fois, je crois… Je me remis promptement.

— Il ne nous manque qu’une chose, dis-je à mon ami ; mais elle est importante.

— Laquelle ?

— Des passe-ports.

— En voici un bon, dit-il en me montrant une énorme bourse, et en voici de meilleurs.

Il fouilla dans les poches de la voiture, en tira deux paires de pistolets, et m’en donna une. Cela ne me rassura que médiocrement, et je ne tardai pas à voir que mes pressentimens ne m’avaient pas trompé. Le postillon stimulait vigoureusement l’ardeur de ses chevaux, qui allaient ventre à terre, lorsque des gendarmes, qui venaient à notre rencontre, lui crièrent d’arrêter. Il fallut obéir.

— Çà, mon cher ami, me dit Risbac, j’espère que nous ne ferons pas d’enfantillage ; je compte sur vous.

La recommandation était inutile ; j’étais trop bien décidé à défendre ma liberté. À la demande de passe-port, Risbac répondit :

— Nous les avons oubliés à Toulon, à l’hôtel des ambassadeurs, et, si l’un de vous voulait nous faire le plaisir de les aller chercher, il nous rendrait grand service. Nous vous attendrons à la prochaine poste, et voici pour la commission.

Il jeta une poignée d’écus ; mais les gendarmes ne les ramassèrent point, et nous déclarèrent qu’ils allaient nous reconduire à Toulon.

— C’est ce que nous allons voir, dit Risbac.

Et à ces mots il fit feu des deux mains, avec un tel bonheur que les gendarmes furent démontés. Ils ripostèrent cependant de deux coups de carabine ; mais notre voiture brûlait la route, ils ne pouvaient songer à nous poursuivre. Malheureusement l’une de leurs balles, après m’avoir effleuré le bras, atteignit mon compagnon au côté gauche. Je le vis pâlir.

— Mon pauvre ami, me dit-il, j’ai là un passe-port pour l’étranger, qui ne tardera pas à être visé par les autorités de l’autre monde ou de là-bas. Ces brigands-là m’ont mis en règle… Songez à vous.

Il eut encore la force de me donner sa bourse, et, tandis que j’ouvrais son habit pour examiner la blessure, il me tendit la main, voulut parler, mais il expira. Les circonstances étaient graves, je pris promptement mon parti. J’ordonnai au postillon d’arrêter ; je mis pied à terre, je quittai le grand chemin, et me jetai dans le premier bois que je rencontrai.

Après avoir erré pendant trois jours, je parvins à me procurer un costume de roulier, et, le fouet à la main, je me remis en route. Trois semaines après j’étais à Paris. Je vécus long-temps dans l’inaction ; la bourse ou plutôt le sac que m’avait donné Risbac ne contenait pas moins de quinze mille francs : il y avait là de quoi prendre patience, et attendre quelque circonstance favorable pour brusquer la fortune. En attendant, je profitais de l’expérience que j’avais acquise dans le commerce : j’agiotais sur les fonds publics, qui étaient en assez piteux état ; je passais mes soirées dans quelques maisons où l’on donnait à jouer, et, comme j’avais acquis une certaine dextérité à l’école de l’expérience, les cartes me traitaient en enfant gâté.

Cependant une réaction s’était opérée dans les esprits, de grands changemens s’étaient faits dans les affaires de la France. Le premier consul se frayait un chemin vers le trône ; il avait rouvert les églises ; les petits collets ne tardèrent pas à se remontrer ; je repris mon nom de la Guibardière, en attendant que je reprisse la soutane. Car, mes enfans, il est bien vrai qu’on en revient toujours avec plaisir à ses premières amours, et, maintenant encore, si je pouvais vivre dans quelque bon presbytère… Bah ! il ne faut pas penser à cela.

Je vous disais donc que le luxe commençait à reparaître à Paris ; on parlait beaucoup de la cour brillante d’un homme qui fit trembler l’Europe ; les anciens nobles y étaient bien reçus : je résolus de m’y montrer. Cela me fut très-facile. Je retrouvai aux Tuileries d’anciennes connaissances que j’avais perdues de vue depuis long-temps, et entre autres la belle marquise de Ravelli, ma première passion. C’était maintenant une riche veuve, encore fort jolie, et qui était sur un très-bon pied à la nouvelle cour.

— Eh bien ! mon cher abbé, me dit-elle, vous êtes donc des nôtres ? je vous croyais mort ; car, vivant, je vous attendais ici l’un des premiers. N’avez-vous pas une fortune à réparer ?

— Dites à refaire, belle dame ; je ne possède plus rien.

— Pauvre garçon !… Mais c’est affreux cela… Il vous faut un emploi ; vous l’aurez ; je le veux… Voyons, où vous mettrons-nous ?… Eh ! mais, j’y pense, savez-vous que vous feriez un fort joli évêque ?

— Vous voulez rire…

— Pas du tout : vous êtes abbé, ainsi les trois quarts du chemin sont faits… Il y a disette d’évêques ; vous vous mettrez sur les rangs… Votre nom, vos titres… On ne porte pas ces derniers, mais il n’est pas mal d’en parler… Je verrai demain le ministre. Le premier consul est au mieux avec le pape ; sa sainteté signe les yeux fermés toutes les bulles qu’il lui demande… Et, quand le bonhomme y verrait, pourrait-il mieux choisir ?… C’est un véritable présent que je vais faire à notre mère la sainte église. Venez dîner avec moi demain ; les choses seront déjà fort avancées, je l’espère.

J’étais étourdi ; je ne pouvais croire que la marquise parlât sérieusement ; mais, comme, ainsi que je vous l’ai dit, elle était alors riche, encore jolie, et que j’avais besoin de distraction, j’acceptai l’invitation…

Un peu de patience, mes enfans ; nous arrivons à la fin ; je ne vous demande que dix minutes et deux verres de vin.

On s’empressa de le satisfaire ; au lieu de deux verres, il en but quatre, puis il termina ainsi :


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