Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-15

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Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 293-306).

XV.

ESPOIR.

Quelques semaines après, un avocat fut introduit près de Justine.

— Mademoiselle, lui dit-il, je me rends à vos désirs.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Ne m’avez-vous pas fait appeler pour me charger de votre défense ?

— Je n’ai parlé à personne depuis que j’ai le malheur d’être enfermée ici.

— Cependant un homme, se traînant sur des béquilles, est venu hier chez moi ; il m’a supplié de me charger de votre affaire ; il était porteur d’une lettre dont je n’ai pu lire la signature, à la vérité, mais qui contenait deux billets de mille francs que l’on me priait d’accepter à titre d’à-compte sur mes honoraires.

Justine devina que c’était là un nouveau trait de Guibard.

— Je rends grâce, dit-elle, à l’être généreux qui s’est occupé de moi ; mais je ne veux point me défendre : la mort me paraîtra douce, et c’est le seul bien que j’envie à présent.

— Oh ! il ne faut pas désespérer ainsi. D’ailleurs, si vous ne choisissez pas de défenseur, qu’en résultera-t-il ? qu’on vous en nommera un d’office, qui plaidera la cause sans en avoir pris connaissance.

— Mais si je ne veux pas être défendue ?

— Vous le serez malgré vous.

— Mais c’est une injustice.

— C’est la loi. Vous sentez qu’un avocat qui ne serait pas préparé pourrait dire des choses qui vous seraient désavantageuses, alors même que vous voudriez être condamnée. C’est un inconvénient que vous n’aurez pas à redouter avec moi, si vous voulez bien me donner quelques détails.

Justine était trop douce pour pouvoir résister long-temps : elle raconta donc à l’avocat toutes les circonstances de l’assassinat de madame de Boistange ; car il ne s’agissait que de cela pour elle, l’instruction ayant démontré tout d’abord qu’elle était étrangère à l’affaire des faux billets. Le défenseur, qui tenait beaucoup à gagner ses deux mille francs, l’écouta très-attentivement ; puis il fit de tout cela un très-long mémoire, qu’il distribua à tout le monde, et que personne ne lut, comme cela arrive toujours. Mais il ne s’en tint pas là ; il vit madame de Boistange, lui parla avec entraînement, cita cent exemples de choses bien plus incompréhensibles que celles qui semblaient accuser l’orpheline et qui avaient été reconnues vraies. La conviction de la bonne baronne fut ébranlée ; il ne lui resta bientôt plus que des soupçons ; elle se rappela qu’en effet elle n’avait point vu le visage de l’assassin, mais seulement son habillement, et, dans le doute, elle résolut de faire une déposition favorable à la malheureuse Justine.

La même chose arrivait en même temps pour Georges ; c’est-à-dire que le père Guibard lui avait aussi dépêché un avocat fort habile.

— Que m’importe l’issue de ce jugement ? disait l’infortuné Valmer : condamné, l’échafaud m’attend ; absous, c’est le bagne.

— Je ne puis, répondit l’avocat, que vous répéter, sans me permettre de les commenter, les paroles de la personne qui s’intéresse à vous : « Sauvez la tête, m’a-t-elle dit, et je me charge du reste. »

Georges aussi reconnut Guibard à ce trait ; comme Justine, il consentit à se laisser défendre, et la tâche fut pénible ; mais cette défense eut tout le succès qu’on en pouvait attendre ; c’est-à-dire que Georges fut acquitté ; pourtant, comme son identité fut constatée, on l’envoya à Bicêtre pour y attendre le départ de la chaîne.

Quinze jours après, ce fut le tour de Justine. Madame de Boistange tint parole : elle déclara que la version de l’orpheline lui semblait être l’expression de la vérité ; elle ajouta qu’elle n’avait pas vu la figure de l’assassin, et que, le temps lui ayant permis de rassembler ses souvenirs, il lui paraissait constant que le coup qui l’avait frappée était parti de la main d’un homme. Avec un aussi puissant auxiliaire, la défense ne pouvait manquer d’être victorieuse : le juré rendit donc un verdict d’acquittement, et Justine fut mise immédiatement en liberté.

L’orpheline trouva à la porte de la prison une voiture qui l’attendait : dès qu’elle parut, une vieille femme mit la tête à la portière, et dit d’une voix chevrotante :

— Je vous attendais avec bien de l’impatience, ma chère fille ; allons, montez…

Justine hésitait ; elle craignait de tomber dans un nouveau piége.

— Montez donc, mon enfant, reprit la vieille d’un air impatienté… Prenez garde de vous heurter contre mes béquilles…

L’inflexion de la voix avait changé ; Justine reconnut le vieux Guibard ; alors elle n’hésita plus. La voiture partit rapidement.

— Et Georges ? dit la jeune fille.

— Parti avec la chaîne, il y a six jours, mon enfant. Cet enragé de capitaine n’a rien voulu entendre ; mais je le rattraperai. Je ne veux pas vous laisser à la merci du premier venu ; car j’étais cause de tout le mal, et je voulais le réparer autant que possible. Maintenant que me voilà tranquille sur votre compte, je vais filer sur la route de Brest, car cette fois ils l’ont logé au nord… Je la connais, Dieu merci ; j’en ai étudié toutes les haltes et les étapes, et, quand ce vieux dur à cuire de capitaine et tous ses gueux d’argousins auraient l’enfer dans le ventre, je les étriperais plutôt tous l’un après l’autre que de leur laisser Georges entre les griffes.

Ces paroles consolèrent un peu Justine, et, bien que le contact de ce vieux bandit lui causât une répugnance invincible, elle le remercia affectueusement. La voiture s’arrêta ; Guibard conduisit sa protégée dans un petit logement qu’il avait fait arranger avec goût, et il lui en remit les clefs.

— Vous êtes chez vous, lui dit-il. Ah ça ! n’allez pas faire la petite bouche ; car je vous préviens que je n’ai pas le temps de vous prouver que vous auriez tort. Qu’il vous suffise de savoir qu’il y a dans votre secrétaire plus d’argent qu’il ne vous en faudrait pour attendre mon retour, quand même je ne reviendrais pas avant un an, et que cette somme appartient à Georges… C’est avec l’or de Georges que votre défenseur a été payé ; c’est avec ce même or que je vis depuis six mois, et c’est toujours avec l’or de ce brave Georges que je vais aller disputer le terrain aux mauvais gueux qui n’ont pas voulu ou plutôt qui n’ont pas osé recevoir la rançon que je leur offrais… Et cette somme-là, le pauvre garçon l’a bien gagnée ; il l’a acquise au péril de sa tête, en gravant une planche superbe. Je savais où était le magot, et je l’ai été prendre quand le mien a manqué de parole. Il est fort heureux que je l’aie retrouvé intact, car je n’avais pas le temps de m’amuser à filer une affaire (trouver le moyen sûr de voler)… Adieu, mon enfant ; prenez patience.

Il dit tout cela si rapidement, que Justine n’eut ni le temps ni la pensée de l’interrompre ; et, quand elle voulut lui répondre, il était parti.

— Cet homme est vraiment extraordinaire, se dit-elle ; mais que penser de cette société où l’innocence est obligée de se mettre sous la protection d’un forçat ?

Cette idée lui suggéra une foule de réflexions peu consolantes ; elle comprit que la justice qu’on lui avait rendue en l’acquittant n’était qu’un accident, et qu’elle eût été infailliblement condamnée si le crime qui avait mis de l’or à la disposition de Guibard n’eût pas été commis. Ainsi donc, pour vivre en paix avec sa conscience, il fallait se condamner à toutes les tortures du corps et de l’esprit ; et après ces souffrances la mort, et après la mort le néant peut-être.

Justine fut effrayée d’en être venue là ; elle tomba à genoux, retrempa son courage par la prière, et se sentit plus forte au bout de quelques momens ; elle se disait qu’à défaut de la justice des hommes, elle pourrait toujours compter sur la justice divine, qui ne l’avait jamais abandonnée, et l’avait, au contraire, sauvée des plus grands périls ; et, parvenue à arracher le doute, ce mal funeste qui s’était glissé dans son âme, l’espérance y revint en même temps que la foi.

Cependant Guibard galopait vers Brest, ayant en portefeuille une demi-douzaine de passe-ports bien conditionnés, et sur les reins une ceinture pleine d’or. Il était, en outre, porteur de certains papiers qui sortaient de la même fabrique que ses passe-ports, et dont il se proposait de faire usage en dernier ressort ; ensuite il était toujours muni de ses meilleurs amis, c’est-à-dire deux paires de pistolets qui ne le quittaient pas, et un poignard qui ne l’abandonnait jamais. Aussi se croyait-il certain du succès de son entreprise.

— Ah ! vieux roué ! disait-il en pensant au capitaine qui avait refusé ses propositions, je vais te donner une leçon à laquelle tu ne t’attends pas. Puisque tu refuses la paix, mon drôle, alors qu’on t’en offre un si bon prix, tu auras la guerre, et nous verrons comment tu t’en tireras. Marche, marche ; mais tu n’iras pas loin, ou le diable m’emportera.

Il ne lui fallut que neuf jours pour rejoindre le cordon, qui en avait sur lui six d’avance. Quand il n’en fut plus qu’à quelques heures de marche, il dressa ses batteries, et, en brave adversaire, il dépêcha un parlementaire à ce diable de capitaine que, contre son attente, il avait trouvé si solide à son poste. Ce parlementaire était tout simplement un bon paysan porteur de la lettre suivante : » Vous savez ce que je vous ai offert : s’il ne faut que doubler la dose, je suis prêt : mais c’est là mon dernier mot. Songez que ce que j’offre de vous payer si cher aujourd’hui, je l’aurai demain pour rien si vous rejetez cette dernière proposition. La question peut se réduire à ces mots : vingt mille francs dans votre poche vous semblent-ils préférables à trois balles au travers du corps ? Je dis trois, et, quand je dirais dix, je serais homme à vous tenir parole.

« Vous devez savoir, mon vieux camarade, qu’il faut vivre avec les vivans, et ne pas tuer tout ce qui est gras : il vaut mieux laisser pondre la poule aux œufs d’or que de l’éventrer.

« Quant à moi, qui ai eu cent fois affaire à de plus rudes jouteurs que vous, ma résolution est invariable, et, soit que vous choisissiez l’or ou le plomb que je vous offre, vous serez bien vite satisfait… »

De peur de surprise, Guibard se posta sur le grand chemin en attendant le retour de son messager. Il n’attendit pas long-temps : pour toute réponse, le capitaine avait administré une douzaine de coups de canne au parlementaire, qui revint un peu plus vite qu’il n’était allé, jurant comme un possédé, et fort disposé à rendre à Guibard la réponse dans les mêmes termes qu’il l’avait reçue ; mais, outre que le vieux renard était de taille à faire à cette réponse une vigoureuse réplique, il avait un baume merveilleux pour contenter les plus difficiles, et, à peine eut-il fait briller des écus, que le paysan ne songea plus aux coups de bâton que pour se les faire payer le plus cher possible.

— Ah ! il le prend sur ce ton ! se dit Guibard après avoir satisfait et renvoyé son homme ; eh bien ! puisqu’il veut absolument voir de quel bois je me chauffe, on va le lui montrer.

À ces mots, il se jeta à travers champs, galopa pendant tout le reste du jour, et s’arrêta sur le soir dans un gros village, chez le maire duquel il se fit conduire.


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