Kaatje/02
DEUXIÈME ACTE
Deux ans et demi après le départ de Jean, son père et sa mère s’entretiennent, dans cette même chambre, à la fin d’un après-midi d’octobre. La mère file, assise devant l’âtre où flambent les bûches ; le père se promène de long en large et s’approche par instants de la fenêtre. La porte du fond est fermée, mais au linteau se trouve suspendue une épaisse guirlande de feuillage et de fleurs.
Écoute !…
C’est Jacob qui ferme l’écurie.
Pourvu qu’il n’ait pas pris à travers les prairies !
Kaatje a dit que la route était comme un marais.
S’il a quitté Dordrecht ce matin, il devrait
Être ici !…
Hier au soir, il était bien fatigué sans doute ;
Et s’il s’est levé tard, il ne sera parti
Qu’après son déjeuner…
Tu crois ?
Pauvre petit !
Tout de même il devrait être ici ! C’est étrange !
Reste donc ! On dirait que les pieds te démangent.
Il n’indiquait pas l’heure dans sa lettre ?
Il aura retrouvé peut-être un compagnon.
Que de choses à dire après deux ans passés !
Il me semble pourtant que je serais pressé !…
As-tu la lettre ?
Tiens.
C’est peu précis. L’as-tu bien lue ?
Assurément !
Et ne trouves-tu pas qu’elle est — comment dirais-je ? —
Un peu bizarre ?
En quoi ?
Toute explication… Il dit : « N’annoncez point
Mon retour ; je ne veux ni fête, ni témoins
De ma joie ! » — On dirait qu’il se cache…
Cette lettre est pareille à tant d’autres !
Plus brève !
Justement parce qu’il revient ! Il se rend compte
Que nous avons besoin que sa voix nous raconte
Ce que jusqu’à présent ses doigts nous ont écrit.
Et, quant au reste, souviens-toi de son mépris
Pour les réceptions comme des carnavals,
Et combien l’amusa le retour triomphal
Du cousin de Gouda qui revenait chez lui
D’un séjour à Florence — et n’a rien fait depuis !
Tout cela me paraît bien naturel !
Peut-être…
Ah ! serons-nous contents de le voir apparaître !…
Écoute !… Non…
Pour Dieu, demeure donc en place !
Eh ! je n’ai pas ton calme devant ta filasse !
Libre à toi de rester à l’attendre en rêvant !
Moi, je m’agite ! Moi, j’aime bien mon enfant !
Et j’ai l’impression, lorsque je te regarde,
Que c’est ce calme indifférent qui le retarde !
C’est entendu. Mais tous ces gestes et ces mots
Ne le ramèneront pas une heure plus tôt ;
Et pour penser à lui comme mon cœur y pense
J’ai besoin de mon calme, et j’aime mon silence.
Je suis brusque… Cela m’énerve !…
Depuis deux ans qu’il est parti, nous l’attendons !
Il n’avait pas franchi le portail de la cour
Que j’avais l’anxieux désir de son retour !
C’est vrai, j’ai dédaigné les plaintes inutiles,
Mais depuis son départ ma vie est immobile.
On dirait que le ciel, durant des jours sans nombre,
A mis sur la maison la tristesse d’une ombre
Où mes mains remplissaient leur tâche coutumière,
Tandis que ma pensée, au loin, dans la lumière,
À tout instant du jour essayait de le suivre !
Oui, près de vous, mon corps continuait à vivre,
Mais je vous imposais le cruel sacrifice
D’admettre que mon cœur allât tout à mon fils,
Je vous le reprenais pour qu’il fût mieux à lui…
Femme !
Lorsqu’enfin nous allons sourire à son visage,
Que moi aussi je vous reviens d’un long voyage !
Ah ! je m’en suis souvent, bien souvent, repentie !
Pauvre Kaatje ! Si tendrement bonne et gentille !
Et toi ! Je voyais bien que tu souffrais aussi !
Sans doute ; mais…
Lorsque tu revenais de ta visite aux digues
Sans retrouver sa belle jeunesse, prodigue
De gaîté, n’as-tu pas senti peser le deuil
De son absence ? Et quand, assis dans ton fauteuil,
Tu rêvais tout un soir, sans que Kaatje parvînt
À te distraire un peu de l’espérer en vain,
Crois-tu que j’ignorais quels chemins avait pris
Ce rêve incessamment refait par ton esprit ?
C’est vrai, femme ! C’est effrayant comme on les aime,
N’est-ce pas ? Moi non plus, je ne suis plus moi-même
Depuis deux ans ! L’absence a ceci de cruel
Que le doute est son compagnon continuel.
Les sentiments n’ont plus de nuances légères ;
On ignore, et la moindre crainte s’exagère ;
Tout se grossit, ou se déforme, ou se transpose ;
Et dans l’indifférence impassible des choses,
Revoyant les enfants partis, mais sachant bien
Qu’ils ne sont pas restés tels que l’on s’en souvient,
Et qu’on ne connaît plus que l’image glacée
De leurs traits d’autrefois dans leur vie effacée,
La séparation fait qu’on les aime alors
Comme on les aimerait, hélas, s’ils étaient morts !
Ah ! tais-toi ! Tu sais bien que Jean n’a pas changé !
Et puisque nous touchons à la fin des dangers,
Et qu’il va revenir, notre enfant, notre artiste,
Comment peux-tu penser encor des choses tristes !…
Parce que ce retard m’inquiète ! Le soir
Est proche ; dans une heure on n’y pourra plus voir.
Et Kaatje ? Est-elle ici ?
Mais je me le demande.
On l’entendrait !
Et pour qu’il soit touché d’un plus aimable accueil,
Elle a fait des dessins de sable sur le seuil !
Mêlant à ses chansons des rires impromptus,
Elle est comme un pinson depuis hier !
Qu’elle l’attende avec une autre impatience
Qu’une sœur attendant son frère ?
Car elle n’aime pas qu’on l’appelle sa sœur.
Et tu souris ?
Pourquoi pas ?
Rien dit ?
D’en parler ; qu’un seul nom ne quittait pas sa bouche ;
Qu’elle s’intéressait à tout ce qui le touche ;
Que les jours où ses lettres devaient arriver
Elle était la plus matinale à se lever ;
Et qu’à l’insu des vœux de son cœur innocent,
Sa vie était mêlée à celle de l’absent.
Mais lui ?
Tout à son art, l’esprit et les yeux aveuglés
Par de graves projets ou de belles folies !
Mais quand il la verra, si fraîche, si jolie,
Et qu’agiront sur lui, peu à peu, la puissance
Et le charme continuels de sa présence,
Pourquoi s’en irait-il chercher l’amour au loin ?
Et l’imagines-tu restant aveugle au point
De ne pas découvrir l’amour qu’il sollicite
Fleuri comme un lilas au cœur de la petite ?
Ah ! de tous les bonheurs, je n’en connais aucun
Femme, qui nous serait…
Écoute !… On vient… quelqu’un…
C’est Kaatje !
D’où viens-tu ?
De la route.
Encore !
Qu’avez-vous ?
Et la mère s’agite !
Et tu la tranquillises !
Il fait froid ! J’ai marché jusqu’où l’on voit l’église
De Gorcum !
Tu es rose.
Le vent !
Où allais-tu, petite ?
Mais la nuit est tombée et je suis revenue.
Oh ! vous auriez dû voir, au bout de l’avenue
De peupliers, le merveilleux soleil couchant !
Un brouillard délicat baignait déjà les champs ;
Les ailes des moulins reposaient leur fatigue ;
Un oiseau, caché dans un arbre de la digue,
S’est fièrement mis à chanter vers le soleil
Qui touchait le gazon de son disque vermeil.
Alors, comme s’il n’attendait que ce signal,
Un grand rayon de flamme empourpra le canal,
Et tout eut l’écarlate et l’or de son éclat ;
Et je pensais : Oui, oui, c’est bien comme cela,
Par un soir de bonheur, de gloire et de chanson,
Que notre Jean doit revenir dans sa maison !
Mais tu ne l’as point vu !
Personne sur la route, et j’ai voulu rentrer
Avant qu’il ne fit noir. Que dis-tu des feuillages ?
C’est charmant.
Ce retard, à la fin, me fait craindre un malheur !
Il n’est pas en retard, puisqu’il n’a pas dit l’heure
De son retour !
Ou bien il aurait pu nous prévenir aussi !
C’est un enfant !
À ce point ? Ce n’est pas le jour qui le ramène
Que j’imaginerai quelque malheur à craindre !
Et vraiment, avons-nous le droit de nous en plaindre,
Alors qu’il nous donna sans fin mille détails
Sur sa vie, et sur son voyage, et son travail ?
Nous l’avons, souviens-toi, par ses pages écrites,
Suivi dans son effort et dans sa réussite,
Et des gros incidents aux faits sans importance,
Il nous a tout appris de sa claire existence !
C’est vrai !
De ses récits joyeux et remplis d’aventures ?
C’est vrai !
Et le bon tour qu’il fit à ce peintre insolent !
Et son arrivée à Ferrare où son hôtesse,
Le prenant pour un duc, l’appelait « Votre Altesse »
Quand, la veille, on avait voulu lui faire aumône
Sur la grand’route ! Et puis, l’histoire de Crémone,
Où, pour payer sa chambre, il fit, en bon artiste,
Le portrait du petit garçon de l’aubergiste !
Et Rome ! Et sa stupeur, un jour, dans une église,
Devant une statue énorme de Moïse !
Et puis Saint-Pierre ! Et puis la bénédiction
Du pape ! Et puis ce coup et cette émotion,
Lorsqu’une même lettre, un matin, nous apprit
Qu’il était si malade et qu’il était guéri !
Puis sa rencontre avec Jean Breughel, le Flamand !…
Tu te souviens de tout !
Et de bien d’autres choses encor ! Par exemple
De nos rires, quand nous regardâmes ensemble
Le cahier de croquis qu’il envoya de Rome
En même temps qu’un chapelet pour mère ; et comme
J’eus le cœur inondé d’un plaisir sans pareil
Par mon beau collier rouge et mes boucles d’oreilles !
Ah ! oui, je me souviens ! J’ai compté chaque soir
Les jours qui précédaient l’instant de le revoir,
Et quelque chose en moi s’allégeait à mesure
Que l’heure en devenait plus prochaine et plus sûre !
Tu pensais donc à lui ?
Ainsi l’été dernier, quand ce fut la kermesse,
Le cortège, le bal m’étaient indifférents.
Je n’avais pas le cœur à danser, tu comprends !
Et quand je regardais la taille et le visage
De tous les jeunes gens venus du voisinage,
Sérieux ou rieurs, graves ou belliqueux,
« Notre Jean », me disais-je, « est cent fois plus beau qu’eux ! »
Alors le soir, lorsque la danse commença,
J’ai voulu…
C’était tout naturel !
Tout naturel ! Et tu disais vrai ; le fait est
Qu’il a si largement donné de ses nouvelles,
Qu’il aura beau, demain, se creuser la cervelle
Pour conter une seule chose qu’il a faite,
Sans que nous lui disions : Tais-toi ! Tu te répètes !
N’est-ce pas ?
Que tu es méchant !
Mais non, il rit !
Je ris ! Je reconnais qu’il a beaucoup écrit,
Et que nul n’eût été meilleur ! Ce qui n’empêche
Que je serais heureux pourtant qu’il se dépêche !
La nuit est tout à fait tombée !
Au point de se casser la tête contre un mur !
Il aurait dû nous prévenir ! Vraiment, c’est mal !
Il a pu s’égarer… ou tomber de cheval !
Il va venir !
Mais quand ? Ce retard me consterne !
Si Jacob s’en allait avec une lanterne
À sa rencontre ? Il est encor là ?
Je l’espère !
Comment donc restes-tu si calme, toi ?
Parce que tout me dit cette angoisse sans cause !
Que cette seule foi la réaliserait ?
Je sens qu’il nous revient, qu’il est ici, tout près,
Et qu’il galope sur la route ! C’est certain !
Voici trois ans, lorsqu’il apprenait le latin
Chez le curé, le soir, quand il rentrait souper,
Je le suivais ainsi sans jamais me tromper !
Mère était là, filant ; je travaillais près d’elle ;
Attentive à mon rêve autant qu’à ma dentelle,
Je mêlais ses fils blancs au réseau de mes songes ;
Je me disais : Il sort du presbytère ; il longe
Le grand mur de l’église ; il traverse la place ;
Le voici dans la rue ; et maintenant il passe
La porte de la cour ; il monte vivement
Les marches ; il est là ! Et, comme en ce moment,
C’était dans tout mon cœur ce plaisir, cet émoi…
Écoutez !…
Jean !
C’est lui !
Jean !
C’est toi Jean ?
C’est moi.
Mon enfant !
Mon petit enfant !
Depuis l’aube !
Mon petit Jean !
Qu’as-tu ?
de la main, et très ému)
Que je vous parle…
Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ?
Pardon, d’abord, de m’être tu jusque ce soir !…
Je ne sais pas si vous voudrez me recevoir
Tel que je vous reviens… tremblant de votre blâme…
Car je ne suis plus seul… ma femme est là…
Ta femme ?
Ma femme est là…
Que veux-tu dire ?
Pitié d’elle, mon père, à l’heure où vous saurez
Ce qui fut… Je ne cherche aucune échappatoire…
Parle donc !
Maintenant… mais voici ce qu’il faut en connaître :
Nous sommes mariés depuis trois mois ; un prêtre,
Devant le saint autel d’une église romaine,
Nous a bénis… ma femme est là… je la ramène…
Oui ! Je sais tous mes torts ! Mais je vous certifie
Que cette femme est digne d’être votre file,
Et de prendre avec moi place à votre foyer…
Mais si tel n’est pas votre avis… si vous croyez
Ne pas pouvoir, hélas ! lui faire bon accueil,
C’est bien !… C’est pour cela que je m’arrête au seuil !…
Jean !
Si tu dis vrai, pourquoi tes craintes, ton silence ?
Père…
Ici, pourquoi cacher cela comme une faute ?…
Père, soyez sévère et dur, c’est votre droit,
Mais répondez, je vous en supplie… elle a froid…
Qu’elle entre !
Pomona ?… Viens ; tu as froid ?
Un peu.
Vous voulez bien qu’elle se mette près du feu ?…
Veux-tu t’asseoir ?
Non, non ; c’est bien ainsi ; debout…
Je vous ai dit, mon père, que vous sauriez tout
Et vous décider est de notre sort après…
Oh ! restez !… Elle et moi n’avons plus de secrets !
À Rome, j’habitais dans la même maison
Que ses parents… Ainsi nous fîmes liaison
Eux et moi… L’on finit, lorsque l’on est voisins
Par se parler… Je traversais leur magasin
Chaque jour… On se rend aussi quelques services…
Puis, j’étais seul !… Souvent, sans que je l’écrivisse,
Ma solitude me fut lourde ! Ah ! l’Italie
Unit à ses beautés bien des mélancolies,
Et déchire parfois d’un accent trop sonore
La sensibilité de nos âmes du Nord !
Mes lettres ne disaient que mes jours de gaîté !
Que de fois cependant n’ai-je pas regretté
Sous le ciel qu’un azur éternel égalise,
Le charme nuancé des saisons indécises
Et, las de ces cités superbes et fameuses,
Un moulin de Hollande à côté de la Meuse !…
Alors, pour écarter ces regrets affligeants,
Il m’était bon d’aller m’asseoir, parmi ces gens
Qui mettaient dans mon cœur la caresse amicale
De leur parole affectueuse et musicale…
C’est là que je l’ai vue… Elle est l’ainée… Elle est
Aussi la plus jolie !… Elle me consolait
Quand j’étais malheureux, rien qu’en me regardant !
Lorsque je travaillais dans ma chambre, pendant
Que mon rêve essayait de conduire mes doigts,
Elle chantait dehors et j’écoutais sa voix.
Le soir, devant la porte ouverte à l’air plus doux,
Je lui disais la vie et les gens de chez nous ;
Elle ne parlait pas, mais j’écoutais son âme…
Et c’est ainsi que peu à peu nous nous aimâmes…
Parmi ces étrangers, dans ce monde inconnu,
Comme cette amitié, dès lors, m’a soutenu !
Car, s’il fait traverser bien des heures amères,
Le combat journalier des dompteurs de chimères,
Elle exaltait du moins ma force et mon courage,
Et m’aidait dans mon œuvre en aimant mon ouvrage !
Nous ne songions à rien de précis ; nul espoir
Ne faisait naître en nous aucun projet… Un soir,
Revenant d’une longue et chaude promenade
Hors les murs, vous savez que je devins malade.
Mes lettres vous l’ont dit quand je pus vous écrire ;
Mais ce qu’il ne me fut pas possible de dire
C’est la douceur, le dévoûment et la bonté
Des soins que son amour me donna sans compter !
Méprisant le danger du mal qu’elle bravait,
Elle ne quitta pas une heure mon chevet,
Trouvant pour me guérir ce qu’il fallait trouver,
Mère, et si j’ai vécu, c’est qu’elle m’a sauvé !
Mon Jean !
Plus encor ! Chaque attention, dirait-on, sème
Dans chaque cœur un peu d’amour, et cet amour
Prend racine, grandit et réunit un jour
Ces cœurs, quelque lointaines que soient les racines,
Comme les feuilles et les fleurs de deux glycines…
Mais pourquoi ton silence ?
Mon père ; mais voici : Quand vint ma guérison,
Ce fut en même temps le moment du départ.
Je devais quitter Rome en septembre, au plus tard,
Et revenir sans elle eût été impossible !
Du reste notre amour, par sa force invincible,
Nous avait fait alors si tendrement amis
Que, sans nous dire un mot, nous nous étions promis !…
Et c’est ici, qu’hélàs ! mon erreur commença !
Vous écrire ! Comment vous expliquer tout ça ?…
Votre réponse eût mis un mois à m’apporter
Peut-être le refus que j’aurais redouté,
Puisque je sentais bien, ma vie étant là-bas,
Que si vous disiez « non », je ne reviendrais pas !…
Jean !
Tu as sacrifié tout respect, tout devoir !
C’est charmant ! Les enfants, morbleu, sont en progrès !
Marions-nous d’abord ! Et nous saurons après
Si le père, ce vieux bonhomme, est satisfait !
Nous pourrons voir du moins la figure qu’il fait
Quand nous l’aurons placé devant l’irrémédiable ;
Et s’il n’est pas content, nous l’enverrons au diable !
Ah ! dans le temps, le père avait son mot à dire,
Et, quand il l’avait dit, on eût tremblé d’en rire
Et nul n’aurait osé broncher dans la maison !
Mais, aujourd’hui le père est un petit garçon ;
C’est à lui d’obéir et de mettre les pouces !
On fait ce que l’on veut ; on s’engage, on s’épouse,
On se fait marier par le premier venu !
Demander son avis ? C’est par trop ingénu !
Écrire ? C’est si loin ; les courriers sont si lents !
Marions-nous d’abord ! — Le tour est excellent !
Mon père…
Nous l’attendions tous trois en chantant ses louanges !
Sûrs d’une affection tendrement filiale,
Nous le remerciions de ses lettres loyales
Qui confiaient sa vie à nos cœurs inquiets…
Et pendant ce temps-là monsieur se mariait !
Avec qui ? — Car enfin ma bêtise a des bornes !
Où commence le vrai dans cette histoire, qu’ornent
Probablement quelques mensonges bien tournés ?…
Père !…
Est-ce que je connais, moi, tes amis de Rome ?
Non ; c’est bien simple ; tu t’es dit : Mon honnête homme
De père ne sait rien ; tant mieux ! Rentrons là-bas !
D’où nous venons ? Cela ne le regarde pas !
Quelle est la bru que je lui ramène ? Qu’importe !
Mais c’est nous ! Nous voici ! Qu’on ouvre la grand’porte !
Et qui n’est pas content n’a qu’un esprit tortu !
Mais vraiment mon gaillard à quoi donc pensais-tu ?…
Je pensais qu’en montrant sincèrement mon cœur
L’accueil que je mérite aurait moins de rigueur,
Et que notre aventure était si naturelle,
Qu’on nous pardonnerait… Puis, je comptais sur elle !
Je me disais : « C’est vrai, j’ai mal agi peut-être ;
Mais sitôt qu’ils auront appris à la connaître,
Que ses beaux yeux profonds se lèveront sur eux,
Qu’ils sauront qu’elle est bonne et que je suis heureux,
Et qu’elle m’a rendu les jours qu’ils m’ont donnés,
Comment donc pourraient-ils ne pas nous pardonner ! »
Mon Jean, mon petit Jean ne pleure pas ainsi !
Père…
Il pleure ! Savons-nous ce que ses pleurs déguisent ?
Et de quoi se plaint-il ? Qu’il agisse à sa guise !
Ces gueux d’italiens, pardieu, l’ont dégourdi !
Qu’a-t-il besoin de nous encore ? Il nous l’a dit !
— Monsieur ne rentrera qu’à la condition
Qu’on reçoive sa femme ! — Et si nous hésitions,
Il s’en irait, laissant là son père et sa mère,
Oublieux, pour Dieu sait quel amour éphémère,
De notre amour qui l’a choyé pendant vingt ans,
Et sans comprendre encor qu’on lui dise « va-t’en ! »
Au lieu de lui sourire et de le cajoler !…
Où vas-tu ?… Je ne t’ai pas dit de t’en aller !…
Père…
Qu’on ne t’aime peut-être pas jusqu’au pardon !…
Ah ! père !… Vous verrez… Que vous dire ?…
Il montre Pomona au Père. Elle est bonne ;
Elle est si bonne !
À Pomona. As-tu compris qu’il nous pardonne ?
Car vous nous pardonnez !… Ou bien non, laissez-nous
Gagner votre pardon, qui nous sera plus doux
Le jour où, tous les deux, nous l’aurons mérité
Moins de votre pitié que de votre équité !
Mère !… maman !… Elle est digne de votre cœur.
Je vous assure !
À Pomona. Et maintenant tu n’as plus peur ?…
Tu vois bien, n’est-ce pas, comme ils m’aiment aussi ?…
Si…
Tu les aimeras, puisque tu m’aimes ?…
Si…
Ah ! mes parents ! Si vous saviez quelles alarmes,
Mais quel bonheur !…
Calme-toi !
Par l’angoisse de vous rapporter du chagrin,
Qui fit des derniers jours du voyage un supplice !
Elle aussi — mon excuse et pourtant ma complice —
Portait autant d’effroi dans son cœur éprouvé !
Plus je me rapprochais du pays retrouvé,
Plus ma tristesse était aiguë et consciente
En devinant, ici, la joie impatiente
Que ce retour coupable allait mettre en déroute.
Nous nous sommes cent fois arrêtés sur la route ;
Nous n’osions nous parler ; nos cœurs ne battaient plus ;
Et tantôt, dans la nuit tombante, elle a voulu
Descendre de cheval et dire une prière,
Quand je lui ai montré de loin cette lumière !
Quelle journée !… Il faudrait qu’elle se repose…
Mais toi ! Tu as la fièvre !…
À vous dire !…
Avez-vous mangé ?
De pain…
Venez là-bas ; il fait plus chaud ; vous serez mieux…
Viens-tu, Kaatje ?…
Je viens…