Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/50

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 482-495).

CINQUANTIÈME RUNO

sommaire.
Marjatta, la chaste vierge, est chargée de garder les troupeaux. — Une petite baie l’invite à la cueillir. — Elle descend dans son sein et la rend féconde. — Marjatta cherche une chambre de bain où elle puisse accoucher. — Tout le monde la repousse comme une prostituée. — Elle se réfugie dans une écurie, et y met au monde un enfant qu’elle dépose dans une crèche. — Nom donné à l’enfant. — Wirokannas est appelé pour le baptiser, Wäinämöinen pour l’examiner et le juger. — Sentence prononcée par le runoia. — L’enfant prend la parole et le confond. — Il est nommé roi de la Karélie. — Désespoir et honte de Wäinämöinen. — Il se construit un bateau, s’élance sur la mer et disparaît à jamais dans les horizons lointains. — Il laisse son kantele à la Finlande pour la réjouir éternellement. — Épilogue.


Marjatta, la belle enfant, vivait depuis longtemps dans la maison illustre de son père, dans la maison célèbre de sa mère. Elle avait brisé cinq chaînes, usé six anneaux, avec les clefs de son père suspendues à son côté[1].

Elle avait usé la moitié du seuil, avec les plis de ses vêtements, la moitié de la poutre qui le couronne, avec ses fins voiles de soie, la moitié des poteaux de la porte, avec l’envergure de ses manches, elle avait usé les solives du plancher, avec les talons de ses chaussures[2].

Marjatta, la belle enfant, la gracieuse jeune fille, vivait depuis longtemps dans l’innocence, gardant fidèlement sa chasteté. Elle se nourrissait de frais poisson, de tendre pain d’écorce ; mais elle ne voulait point manger les œufs de la poule qui avait fréquenté le coq, ni la chair de la brebis qui avait visité le bélier[3].

Sa mère lui ordonna d’aller traire ; elle refusa, et elle dit : « Une fille qui me ressemble ne touche point les mamelles de la vache qui a subi l’étreinte du taureau ; elle ne les toucherait que si elle était encore génisse, et que, comme telle, elle donnât du lait. »

Son père l’invita à monter dans un traîneau attelé d’un étalon ; elle refusa, et elle dit : « Je ne m’assoirai point à la suite d’un étalon qui a hanté les cavales ; je ne veux à mon traîneau qu’un jeune poulain, qu’un poulain âgé de six ans[4]. »

Marjatta, la belle enfant, la timide et chaste vierge, fut chargée de garder les brebis. Elle les conduisit sur le penchant et au sommet des collines, elle longea les bois, elle s’enfonça dans un massif d’aulnes, tandis que le coucou d’or chantait, que la voix d’argent modulait ses accords. Alors, elle jeta les regards autour d’elle, elle prêta une oreille attentive, et s’asseyant, près d’une montagne, sur une touffe de verdure chargée de baies, elle prit la parole et elle dit : « Chante, beau coucou d’or, chante, voix d’argent, poitrine d’étain, fraise étrangère[5], dis-moi si je garderai les brebis longtemps encore, la tête couverte d’un voile de laine, dans ces vastes champs défrichés, dans ces bois sans limites ; si je les garderai pendant un ou deux étés, pendant cinq, six ou dix étés, ou bien si je les garderai à peine jusqu’à la fin de l’été présent. »

Marjatta, la belle enfant, garda encore longtemps les brebis. C’est là une tâche difficile, surtout pour une jeune fille, car le serpent rampe sous l’herbe, les reptiles venimeux se glissent sous le gazon.

Cependant, aucun serpent ne rampa sous l’herbe, aucun reptile venimeux ne se glissa sous le gazon.

Une baie de la colline, une rouge baie de la plaine éleva la voix et dit : « Viens, ô jeune fille, me cueillir, viens, ô vierge à la fibule d’étain, à la ceinture de cuivre, aux joues roses, viens me détacher de ma tige, avant que le ver ne m’ait rongée, que le noir serpent ne m’ait dévorée. Déjà cent jeunes filles, mille jeunes femmes et une foule innombrable d’enfants m’ont visitée ; mais aucune main ne s’est approchée pour me cueillir. »

Marjatta, la belle enfant, s’avança un peu pour voir la baie, pour la cueillir avec la pointe de ses jolis doigts.

Mais la petite baie de la colline, la rouge myrtille de la plaine était trop haute pour qu’on pût l’atteindre avec la main, elle était aussi trop basse pour qu’il fût nécessaire de monter dans l’arbre où elle était suspendue.

Marjatta arracha un pieu dans le champ où elle se trouvait ; et elle en abattit la petite baie, qui roula par terre ; puis, de la terre elle monta sur les belles chaussures de la jeune vierge ; de ses belles chaussures, sur ses blancs genoux ; de ses blancs genoux, sur les gracieux plis de sa robe ; des gracieux plis de sa robe, sur sa ceinture ; de sa ceinture, sur sa poitrine ; de sa poitrine, sur son menton ; de son menton, sur ses lèvres ; de ses lèvres, elle se précipita dans sa bouche, elle glissa sur sa langue ; de sa langue, elle passa dans sa gorge, et de sa gorge elle descendit dans son sein[6].

Marjatta, la belle enfant, fut fécondée par la petite baie, et son sein commença à gonfler.

Elle se mit à marcher, la robe lâche et sans ceinture ; elle visitait secrètement la chambre de bain, elle s’y glissait au milieu des ténèbres de la nuit.

Sa mère était inquiète ; elle se demandait sans cesse : « Que manque-t-il donc à notre Marjatta ; qu’est-il arrivé à notre colombe pour qu’elle marche ainsi, la robe lâche et sans ceinture, pour qu’elle visite secrètement la chambre de bain, qu’elle s’y glisse au milieu des ténèbres de la nuit ? »

Un enfant prit la parole, un petit enfant s’exprima ainsi : « Voici ce qui manque à notre Marjatta, voici ce qui est arrivé à notre pauvre fille : Elle a gardé longtemps les brebis, elle a longtemps mené paître le troupeau.

« Et, maintenant, elle porte un enfant dans son sein, elle le porte avec angoisses et douleur, depuis sept mois, depuis huit mois, depuis presque dix mois. »

Quand le dixième mois fut arrivé, la jeune vierge se sentit en proie à d’horribles souffrances.

Elle pria sa mère de lui préparer un bain[7]. « Ô ma chère mère, prépare un endroit retiré, une chambre bien chauffée pour servir de refuge à la jeune fille, d’asile de douleur à la femme ! »

La mère lui dit : « Malheur à toi, ô prostituée de Hiisi ! À qui donc t’es-tu abandonnée ? Est-ce à un homme marié ou à un héros non marié[8] ? »

Marjatta, la belle enfant, répondit : « Je ne me suis abandonnée ni à un homme marié, ni à un héros non marié. Je suis allée sur la colline pour y cueillir des baies, pour y chercher les rouges myrtilles ; et j’en ai pris une avec ma langue, et elle s’est glissée dans ma gorge, elle est descendue dans mon sein ; c’est la baie qui m’a rendue féconde. »

Marjatta pria son père de lui préparer un bain. « Ô mon cher père, prépare-moi un endroit retiré, une chambre bien chauffée, pour que la faible fille puisse y trouver un soulagement à ses douleurs. »

Le père lui dit : « Fuis loin de moi, ô prostituée, fuis, ô femme perdue[9], dans la sombre caverne de l’ours ; là, tu mettras bas tes petits ! »

Marjatta, la belle enfant, répondit avec sagesse : « Je ne suis point une prostituée, je ne suis point une femme perdue ; je mettrai au monde un grand homme, je donnerai le jour à un héros insigne qui brisera la force de la puissance, qui vaincra Wäinämöinen lui-même[10]. »

La jeune vierge était en proie à des angoisses poignantes ; elle ne savait où aller, où porter ses pas, à qui demander le bain qui fui était nécessaire. Elle prit la parole, et elle dit : « Ô Pillti, la plus humble de mes filles, la meilleure de mes servantes, va demander un bain dans le village, dans les demeures de Sariola, afin que la faible puisse y trouver un soulagement à ses douleurs, une fin à ses tourments ; va, hâte-toi, le besoin devient de plus en plus pressant ! »

Pillti, la petite servante, dit : « À qui demanderai-je un bain ; de qui implorerai-je le secours ? »

Marjatta répondit : « Demande le bain à Ruotus[11], à Ruotus de Sariola. »

Pillti, la petite servante, l’humble fille, toujours agile, même sans y être excitée, toujours pleine de zèle, même sans y être exhortée, Pillti s’élança, telle qu’un nuage de vapeur, telle qu’un flocon de fumée ; elle rassembla avec ses mains les plis de ses vêtements, et se dirigea vers la maison de Ruotus. Les collines s’inclinaient sous ses pas, les montagnes oscillaient, les pommes de pin dansaient au milieu des bois, le sable s’éboulait dans les marais ; elle arriva au terme de son voyage.

L’horrible Ruotus mangeait et buvait, à la façon des grands, assis à l’extrémité de la table, et vêtu d’une chemise aux vastes plis, seulement d’une chemise.

Sans interrompre son repas, et s’appuyant sur la table, il demanda de sa voix rauque : « Que viens-tu dire, pourquoi accours-tu ici, misérable ? »

Pillti, la petite servante, répondit : « Je suis venue ici pour demander un bain, afin que la faible puisse y trouver un soulagement à ses douleurs, l’infortunée aide et secours. »

La femme de l’horrible Ruotus s’avança brusquement au milieu de la chambre, et elle dit : « Pour qui demandes-tu ce bain, pour qui cherches-tu aide et secours ? »

Pillu, la petite servante, répondit : « C’est pour notre Marjatta. »

Alors, la femme de l’horrible Ruotus s’exprima ainsi : « Il n’est aucune maison de bain dans le village, aucune chambre de bain dans Sariola qui soit disponible ; mais au sommet de la montagne de Kytö, dans un bois de sapin, se trouve une écurie dans laquelle la prostituée peut accoucher, la femme perdue mettre bas ses petits ; le souffle humide du cheval lui tiendra lieu de bain ! »

Pillti, la petite servante, se hâta de revenir auprès de Marjatta, et elle lui dit : « Il n’est point de bain dans le village, pas une seule chambre de bain dans Sariola. La hideuse femme de Ruotus s’est exprimée ainsi : Il n’est aucune maison de bain dans le village, aucune chambre de bain dans Sariola qui soit disponible ; mais au sommet de la montagne de Kytö, dans un bois de sapin, se trouve une écurie dans laquelle la prostituée peut accoucher, la femme perdue mettre bas ses petits ; le souffle humide du cheval lui tiendra lieu de bain ! » Telle est la réponse de la méchante femme. »

Marjatta, la pauvre fille, fondit en larmes ; puis elle prit la parole et elle dit : « Il me faut donc aller, comme une mercenaire, comme une esclave gagée, sur la montagne de Kytö, au milieu du bois de sapin ! »

Et elle releva les plis de ses vêtements, elle prit un bouquet de verges de bouleau, un bouquet d’amour[12] sous son bras, et elle se rendit en toute hâte, les entrailles déchirées par d’effroyables douleurs, dans la chambre en bois de sapin, dans l’écurie située sur la colline de Tapio[13].

Là, elle éleva la voix, et elle dit : « Viens me protéger, ô créateur, viens à mon secours, ô Dieu riche de grâces, au milieu de cette œuvre de douleur, de ces temps pleins d’angoisses ! Délivre la fille de ses souffrances, délivre la femme des tortures de ses entrailles et fais qu’elle ne succombe point sous leurs cruelles atteintes ! »

Et quand elle eut pénétré au fond de l’écurie, elle dit encore : « Ô bon cheval, ô vigoureux poulain, souffle, maintenant, envoie-moi une douce vapeur, un bain suavement tiède, afin que la faible en soit soulagée, que l’infortunée en reçoive aide et secours ! »

Le bon cheval, le vigoureux poulain souffla puissamment sur le sein douloureux, et son souffle fut pour lui comme un bain chaud, comme une onde sainte.

Alors, Marjatta, la pauvre fille, la douce et chaste vierge, se baigna tant qu’elle en eut besoin dans l’abondante vapeur ; et elle mit au monde un petit garçon, elle donna le jour à un tendre enfant, sur la paille étendue près du cheval, dans la crèche de la belle crinière[14].

Et elle lava son petit enfant, elle l’enveloppa de langes, elle le coucha sur ses genoux, elle le pressa contre son sein. Elle soigna son beau trésor, sa pomme d’or, son bâton d’argent[15], elle l’allaita, elle lui peigna les cheveux, elle lui brossa la tête, elle le berça entre ses bras.

Mais, tout à coup, le petit garçon s’élança du haut des genoux, du sein de sa mère, et il disparut.

Marjatta, la pauvre vierge, en conçut une douleur immense, elle courut après lui, elle chercha son petit garçon, sa pomme d’or, son bâton d’argent ; elle le chercha sous la pierre du moulin, sous le pied du traîneau, sous le tamis à farine, sous le seau ; elle le chercha d’arbre en arbre, à travers le gazon et l’herbe fine ; elle le chercha dans les bois de sapin, au sommet des collines, parmi les fleurs des bruyères et les buissons, explorant les branches, creusant au pied des racines.

Et tandis qu’elle courait ainsi, l’esprit bercé dans ses pensées, une étoile vint à sa rencontre. Marjatta s’inclina devant elle et lui dit : « Ô étoile, créée par Jumala, sais-tu ce qu’est devenu mon petit garçon, mon petit enfant, ma pomme d’or ? »

L’étoile répondit avec intelligence : « Je le saurais que je ne le dirais pas ; aussi bien j’ai été créée pour de mauvais jours, pour briller au milieu des froids hivers, au milieu des ténèbres. »

Marjatta reprit sa course ; et, tandis qu’elle marchait, l’esprit bercé dans ses pensées, la lune vint à sa rencontre. Elle s’inclina devant elle et lui dit : « Ô lune, créée par Jumala, sais-tu ce qu’est devenu mon petit garçon, mon petit enfant, ma pomme d’or ? »

La lune répondit avec intelligence : « Je le saurais que je ne le dirais pas ; aussi bien j’ai été créée pour de mauvais jours, pour veiller seule pendant les nuits, pour rester couchée pendant les jours. »

Marjatta reprit sa course ; et, tandis qu’elle marchait, l’esprit bercé dans ses pensées, le soleil vint à sa rencontre. Elle s’inclina devant lui et lui dit : « Ô soleil, créé par Dieu, sais-tu ce qu’est devenu mon fils, mon petit garçon, ma pomme d’or ? »

Le soleil répondit avec intelligence : « Oui, je sais ce qu’est devenu ton fils ; aussi bien j’ai été créé pour des jours heureux, pour marcher vêtu d’un manteau d’or, pour briller sous une parure d’argent.

« Oui, pauvre femme, je sais ce qu’est devenu ton fils ; ton petit garçon, ta pomme d’or se trouve enfoncé dans le marais jusqu’au milieu du corps, dans la lande jusqu’aux bras. »

Marjatta, la pauvre vierge, se précipita vers le marais ; elle en retira le petit garçon et le rapporta à la maison.

Et, auprès de notre bonne Marjatta, le joli petit garçon grandit, mais il n’avait point encore de nom ; sa mère l’appela bouton de fleur, l’étranger l’appela maudit désœuvré[16].

On chercha ensuite quelqu’un pour le baptiser. Le vieux Wirokannas [17] se présenta ; et il prit la parole et dit : « Je ne baptiserai point un être plongé dans l’erreur, je ne ferai point un chrétien d’un pauvre misérable, si, auparavant, il n’est examiné et jugé. »

Qui donc examinera, qui jugera l’enfant ? Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, fut chargé de cette mission.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen prononça sa sentence : « Si le garçon a été apporté du marais, s’il a été engendré par la baie de la colline, il faut qu’il soit enseveli dans la terre, près d’un arbrisseau chargé de baies, ou bien qu’il soit ramené dans le marais, et là, qu’on lui brise la tête contre un arbre ! »

Le petit garçon, l’enfant âgé de deux semaines, dit : « Malheur à toi, vieillard stupide, malheur à toi, vieillard aveugle, car tu as prononcé une sentence injuste, un arrêt insensé ! On ne t’a point emporté dans le marais, on ne t’a point brisé la tête contre un arbre lorsque tu commis des crimes beaucoup plus graves, des actes beaucoup plus pervers, lorsque, dans ta jeunesse, tu livras l’enfant de ta propre mère pour te racheter, pour sauver ta vie ; on ne t’a même point emporté dans le marais, lorsque, dans ta jeunesse, tu précipitas les jeunes filles dans les flots profonds, au milieu de la vase noire. »

Et le vieillard baptisa l’enfant, et il le nomma roi, le nomma souverain absolu de la Karélie.

Alors, le vieux Wäinämöinen fut saisi de colère et de honte ; il alla errer le long des rivages de la mer, et là il chanta, il chanta pour la dernière fois, et, par la force de son chant, il se créa une barque, une jolie barque de cuivre.

Puis, il s’assit au gouvernail ; il se dirigea vers la pleine mer, et tandis qu’il fendait les vagues, il éleva la voix et il dit : « D’autres temps passeront, d’autres jours se lèveront et disparaîtront : alors on aura de nouveau besoin de moi ; on m’attendra, on me désirera pour apporter encore un Sampo, pour fabriquer un nouveau kantele, pour retrouver la lune et le soleil disparus, pour ramener avec eux la joie exilée de la terre. »

Et le vieux Wäinämöinen s’élança sur son navire de cuivre, à travers les flots orageux, et il gagna les horizons lointains, les espaces inférieurs du ciel.

Là, il s’arrêta avec sa barque, il se fixa avec son navire ; mais il laissa son kantele, son instrument mélodieux à la Finlande, il laissa la joie éternelle à son peuple, les runot sublimes aux fils de sa race.

.................................. ..................................

Maintenant, je dois clore ma bouche, je dois nouer les liens de ma langue, abandonner de nouveau l’œuvre du chant, laisser la voix des runot. Le rapide coursier repose volontiers ses poumons, après une longue carrière, la faucille s’émousse, après la moisson de l’été, le ruisseau sommeille dans les bras du fleuve, après ses bonds et ses méandres, le feu lui-même s’éteint de fatigue, après avoir flamboyé toute la nuit. Pourquoi donc le chant ne s’amortirait-il pas, pourquoi ne ferait-il pas silence, après les joies prolongées, les derniers accents du soir ?

J’ai entendu que l’on disait jadis que d’autres s’exprimaient ainsi : « La cataracte bondissante ne dépense point toute son eau ; le bon chanteur n’épuise point tous ses chants ; le chant qui paraît trop court réjouit davantage que celui dont la longueur fatigue déjà avant qu’il soit fini. »

Ainsi donc, je dois m’arrêter et terminer ici ; je dois tenir secret ce qui me resterait encore à dire ; dévider mes chants comme un peloton de fil, en faire un écheveau[18] et le suspendre à la solive du toit, derrière la forte serrure d’ivoire. Et de là, ils ne pourront s’échapper, ils ne pourront de nouveau éclater au grand jour, avant que la barrière d’os ne soit brisée, que la mâchoire close ne soit violemment ouverte, que les dents ne soient séparées, que la langue ne soit rendue libre et flexible.

Car, enfin, pourquoi chanterais-je ? Si je remplis les bois, si je fais retentir les vallées de mes runot harmonieuses, aucune mère ne vient les écouter, aucune amante ne vient les admirer ; seuls, le pin les écoute, les branches du sapin les admirent, le bouleau s’émeut de leur beauté, le sorbier se laisse charmer par leurs accents.

Prématurément délaissé par ma mère, abandonné, encore enfant, par celle qui m’a donné le jour, j’ai été déposé comme l’alouette sur une motte de gazon, comme la grive sur une pierre, pour y mêler mon chant à leur chant. Et j’ai été livré à des mains étrangères, j’ai été le jouet d’une belle-mère ; elle m’a repoussé loin d’elle, pauvre orphelin, elle m’a chassé hors des murs de la maison, là où le vent du nord secoue ses ailes glacées, où la tempête déchaîne sa fureur sauvage.

Ainsi, j’ai dû fuir, triste alouette, j’ai dû errer, faible oiseau, autour de toutes les habitations du pays, à travers les longues routes ; j’ai éprouvé chaque coup de vent, chaque souffle d’orage, j’ai étudié à fond les hurlements de la tempête, j’ai tremblé sous l’étreinte du froid, j’ai pleuré sous la main de l’hiver.

Maintenant, je rencontre beaucoup d’hommes, beaucoup d’hommes vivant dans un agréable loisir ; et ils me repoussent avec colère, ils m’accablent d’injures ; ils s’indignent contre ce qu’ils appellent les caquets de ma langue, ils critiquent les tremblements timides de ma voix, ils la trouvent rude et grossière ; ils m’accusent d’user ma vie à chanter et de chanter mal, et de ne pas savoir fondre les paroles dans une mélodieuse harmonie.

Ah ! je vous en prie, ô hommes bons, ne me regardez point d’un œil de haine, ne vous irritez point contre moi lors même que mon chant serait languissant et discord ! Nul ne m’a appris à chanter ; je n’ai point fréquenté les demeures des grands, je n’ai point été chercher l’instruction au loin, je n’ai point rapporté ce que je sais des régions étrangères.

D’autres possèdent toutes les sciences ; mais je n’ai point quitté la maison de ma mère, je n’ai point déserté le foyer de mon enfance ; j’ai pris mes leçons, tout petit garçon, dans notre chambre étroite, auprès de ma douce mère, assis avec mon frère sur un tas de copeaux, et vêtu d’une chemise déchirée et noire de suie.

Et cependant, lancé sur mes suksi, j’ai frayé la route à la foule des runoiat, j’ai brisé la pointe des branches, j’ai enlevé l’écorce des arbres ; et, dès maintenant, le chemin est signalé, la carrière est ouverte ; d’autres runoiat meilleurs que moi, des runoiat plus riches de chants y entreront ; et ils chanteront pour une race plus jeune, pour les jeunes fils de notre peuple.

FIN DU TOME PREMIER
  1. Voir Quatorzième Runo, note 5.
  2. La runo veut faire ressortir ainsi la vie à la fois active et retirée que Marjatta menait dans la maison paternelle.
  3. « Marjatta korea kuopus,
    Tuo on piika pikkarainen
    Piti viikoista pyhyyttä,
    Ajan kaiken kainoutta ;
    Syöpi kaunista kaloa,
    Petäjäta pehmeatä,
    Ei syönyt kanan munia,
    Kukerikun riehkatuita,
    Eikä lampaham lihoa,
    Ku oli ollut oinahilla. »

  4. Ces passages sont fort difficiles à traduire, car notre langue ne supporterait pas l’excessive crudité de l’original. Il y a là du reste un trait de mœurs des plus caractéristiques : Marjaita n’est point un type isolé, elle représente la jeune fille finnoise, en général, cette jeune fille profondément vertueuse, mais dont la vertu n’est nullement un effet de l’ignorance.
  5. Le texte dit : Saksan mansikka, fraise de Saxe. Les Finnois comprenaient primitivement sous ce nom la Germanie en générai ; plus tard ils l’ont appliqué à tout ce qui était étranger et dans un sens laudatif, par exemple : soksan verkkaa, drap étranger ; saksan viina, vin étranger, etc. Dans les parties orientales de la Finlande, saksan signifie aussi marchand : Wiipuren sakset, les marchands de Wiborg. C’est là une importation relativement moderne et due au contact des nations voisines.
  6. Tout ce passage est certainement plein de grâce. Je lui préfère toutefois la variante qui figure dans la première édition du Kalevala. Il y a là entre la jeune vierge et la petite baie une scène d’une délicatesse exquise.

    Après avoir abattu la baie, Mariatta lui dit :

    « Monte, petite baie, monte jusque sur les plis de ma robe ! »
    La petite baie monta jusque sur les plis de sa robe.
    « Monte, petite baie, jusqu’à ma ceinture ! »
    La petite baie monta jusqu’à sa ceinture.
    « Monte, petite baie, jusqu’a ma poitrine ! »
    La petite baie monta jusqu’à sa poitrine.
    « Monte, petite baie, jusque sur mes lèvres ! »
    La petite baie monta jusque sur ses lèvres, etc.

  7. Voir Vingt-troisième Runo, note 25.
  8. « Voi sinua Hiien huora !
    Kenen oet makaelema,
    Ootko miehen naimattoman,
    Eli nainehen urohon ? »

  9. Le texte dit : Tuulen lautta, radeau du vent, même signification que huora, prostituée. Cette expression vient sans doute de ce que la femme dont il s’agit est essentiellement volage et tourne à tous les vents.
  10. « En ma porrtto ollekana,
    Tuulen lautta lienekana,
    Olen miehen suuren saava,
    Jalon Synnyn synnyttava,
    Joll’on valta vallallenki,
    Vaki Wainamôisellenki. »

  11. Ruotus signifie homme qui travaille lentement et péniblement. Ici, toutefois, Ruotus doit être un souvenir de l’Hérode de l’Évangile. Tout le récit de la runo, et par conséquent la date à laquelle on est conduit à la rapporter, autorise cette conjecture.
  12. Voir Quatrième Runo, note 1.
  13. Voir Quatorzième Runo, note 2.
  14. « Marjatta matala neiti,
    Pyha piika pikkarainen.
    Kylpi kylyn kyllaltansä,
    Vatsan löylyn vallaltansa ;
    Teki tuonne pienen poian,
    Latoi lapsensa vakaisen
    Heinille hevoisen luoksi,
    Sorajouhen suimen päähän.
     »

    >
  15. Expressions caressantes en usage chez les Finnois.
  16. « Emo kutsui kukkaseksi
    Vieras vennon joutioksi.
     »

  17. Voir Vingtième Runo, note 8. Ce mélange de christianisme et de paganisme, qui exprime si bien une époque de transition, est on ne peut plus curieux.
  18. Voir Première Runo, à cet endroit.