Kama Soutra (trad. Liseux)/I

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Traduction par Isidore Liseux.
France Loisirs (p. 31-69).

PREMIÈRE PARTIE

I

SALUTATION A DHARMA, ARTHA ET KAMA

Au commencement, le Seigneur des Êtres créa les hommes et les femmes, et, sous forme de commandements en cent mille chapitres, traça les règles de leur existence par rapport à Dharma qui est l’acquisition du mérite religieux, Artha qui est l’acquisition de la richesse, de la propriété, etc. et Kama qui est l’amour, la jouissance, le plaisir sensuel. On a conservé partout ces trois mots. On peut aussi les définir par venue, richesse et plaisir, trois choses dont il est continuellement question dans les Lois de Manou.

Quelques-uns de ces commandements, ceux, par exemple, qui traitent de Dharma, furent écrits séparément par Swayambhou Manou; ceux qui regardent Artha furent compilés par Brihaspati; et ceux qui ont trait à Kama furent exposés par Nandi, disciple de Mahadeva, en mille chapitres.

Plus tard, ces Kama Sutra (aphorismes sur l’amour), écrits par Nandi en mille chapitres, furent reproduits par Shvetaketou, fils d’Uddvalaka, sous une forme abrégée, en cinq cents chapitres; le même ouvrage fut également reproduit sous une forme abrégée, en cent cinquante chapitres, par Babhravya, héritier de la région de Punchala (au sud de Delhi). Ces cent cinquante chapitres étaient réunis sous les sept titres ou divisions que voici :

1. Sadharana (questions générales).

2. Samprayogika (embrassements, etc.).

3. Kanya Samprayuktaka (union du mâle et de la femelle).

4. Bharyadhikarika (sur sa propre épouse).

5. Paradarika (sur les épouses d’autrui).

6. Vaisika (sur les courtisanes).

7. Aupamishadika (sur les arts de la séduction, les médecines toniques, etc.).

La sixième partie de ce dernier ouvrage fut séparément exposée par Dattaka à la requête des femmes publiques de Pataliputra (Patna); de même la première partie, par Charayana. Les autres parties, savoir la deuxième, la troisième, la quatrième, la cinquième et la septième furent chacune séparément exposées par :

  • Suvamanabha (deuxième partie) ;
  • Ghotakamukha (troisième partie) ;
  • Gonardiya (quatrième partie) ;
  • Gonikaputra (cinquième partie) ;
  • Kuchumara (septième partie).

Ainsi rédigé en parties séparées par différents auteurs, l’ouvrage était presque impossible à trouver complet ; et comme les parties exposées par Dattaka et les autres ne traitaient que des matières spéciales dont chacune d’elles était le sujet ; comme, d’ailleurs, l’œuvre originale de Babhravya n’était pas d’une étude facile, à cause de son étendue, Vatsyayana, par ces diverses raisons, a composé le présent ouvrage, d’un volume restreint, en guise de résumé de tous les travaux des susdits auteurs.

II

DE L’ACQUISITION DE DHARMA, ARTHA ET KAMA


L’homme, dont la période de vie est de cent années, doit pratiquer Dharma, Artha et Kama à différentes époques, et de telle manière qu’ils puissent s’harmoniser entre eux sans le moindre désaccord. Il doit acquérir de l’instruction dans son enfance ; dans la jeunesse et l’âge mûr, il s’occupera d’Artha et de Kama, et dans la vieillesse il poursuivra Dharma, s’efforçant ainsi de gagner Moksha, c’est-à-dire la dispense de transmigration ultérieure. Ou, étant donné l’incertitude de la vie, il peut pratiquer ces trois choses aux époques qui lui seront spécifiées. Mais une chose à noter, c’est qu’il doit mener la vie d’un étudiant religieux jusqu’à ce qu’il ait fini son éducation. Dharma est l’obéissance au commandement des Shastra ou Écriture Sainte des Hindous, de faire certaines choses, telles que des sacrifices, lesquelles ne sont pas généralement faites, parce qu’elles n’appartiennent pas à ce monde et ne produisent pas d’effet visible ; et de ne pas faire d’autres choses, comme de manger de la viande, ce qui se fait souvent parce que cela est de ce monde et a des effets visibles.

Dharma est enseigné par le Shruti (Écriture Sainte) et par ceux qui l’expliquent.

Artha est l’acquisition des arts, terres, or, bétail, richesses, équipages et amis. C’est, en outre, la protection de ce qui est acquis, et l’accroissement de ce qui est protégé. Artha est enseigné par les officiers du Roi, et par les négociants versés dans le commerce. Kama est la jouissance d’objets appropriés, par les cinq sens de l’ouïe, du toucher, de la vue, du goût et de l’odorat, assistés de l’esprit uni à l’âme. Le point essentiel en ceci est un contact spécial entre l’organe du sens et son objet, et la conscience du plaisir qui en résulte s’appelle Kama.

Kama est enseigné par les Kama Sutra (aphorismes sur l’amour) et par la pratique des citoyens.

Quand tous les trois, Dharma, Artha et Kama, sont réunis, le Précédent est meilleur que le suivant ; c’est-à-dire, Dharma est meilleur qu’Artha, et Artha meilleur que Kama. Mais Artha doit toujours être pratiqué d’abord par le Roi, car c’est d’Artha seul que dépend la subsistance du peuple. De même, Kama étant l’occupation des femmes publiques, elles doivent le préférer aux deux autres. Ce sont là les exceptions à la règle générale.

Première objection

Plusieurs savants hommes disent que Dharma se rapportant à des choses qui ne sont pas de ce monde, il peut convenablement en être traité dans un livre ; comme aussi d’Artha, parce que la pratique en est possible seulement par l’application de certains moyens, dont la connaissance ne s’acquiert que par l’étude et les livres. Mais Kama, étant une chose pratiquée même par la création brute et qui se voit partout, n’a aucunement besoin d’un livre pour l’enseigner.

Réponse

Cela n’est pas exact. Le commerce sexuel étant une chose dépendante de l’homme et de la femme, il requiert l’application de certains moyens enseignés par les Kama Shastra. La non-application de moyens spéciaux, que nous remarquons dans la création brute, est due à ce que les animaux n’ont pas d’entraves ; à ce que leurs femelles ne sont propres au commerce sexuel qu’à certaines saisons, sans plus ; enfin, à ce que leur rapprochement n’est précédé d’aucune sorte de pensée.

Deuxième objection

Les Lokayatikas disent : « Les commandements religieux ne doivent pas être observés, car ils portent un fruit à venir, si même, ce qui est douteux, ils portent un fruit quelconque. Qui serait assez fou pour laisser aller dans les mains d’un autre ce qu’il a dans ses propres mains ? D’ailleurs, il est préférable d’avoir un pigeon aujourd’hui qu’un paon demain ; et une pièce de cuivre que nous avons la certitude d’obtenir est meilleure qu’une pièce d’or dont la possession est douteuse. »

Réponse

Cela n’est pas exact.

1° L’Écriture Sainte, qui ordonne la pratique de Dharma, ne permet aucun doute.

2° Les sacrifices, qu’on fait pour la destruction des ennemis, ou pour avoir de la pluie, ont un fruit visible.

3° Le soleil, la lune, les étoiles, les planètes et autres corps célestes, paraissent opérer intentionnellement pour le bien du monde.

1. c’étaient certainement des matérialistes qui semblaient croire qu’un oiseau dans la main en vaut deux dans le buisson.

4° L’existence du monde est assurée par l’observation des règles concernant les quatre classes d’hommes et leurs quatre stages de vie.

5° Nous voyons qu’on sème de la graine dans la terre avec l’espoir d’une moisson future.

Vatsyayana, en conséquence, est d’avis qu’il faut obéir aux commandements de la religion.

Troisième objection

Ceux qui croient que le Destin est le premier moteur de toutes choses disent : « Nous ne devons pas nous efforcer d’acquérir la richesse, car souvent on ne l’acquiert pas en dépit de tous les efforts, tandis que d’autres fois elle nous vient sans aucun effort de notre part.

Conséquemment, toute chose est au pouvoir du Destin, qui est le maître du gain et de la perte, du succès et du désastre, du plaisir et de la peine. Ainsi avons-nous vu Bali élevé au trône d’Indra par le Destin, puis renversé par le même pouvoir, et c’est le Destin seul qui peut le réinstaller. »

Réponse

Ce raisonnement n’est pas juste. Comme l’acquisition d’un objet quelconque Présuppose dans tous les cas un certain effort de la part de l’homme, application de moyens convenables peut être considérée comme la cause de toutes nos acquisitions, et cette application de moyens convenables étant dès lors nécessaire (même quand une chose doit fatalement arriver), il s’ensuit qu’une personne qui ne fait rien ne goûtera aucun bonheur.

Quatrième objection

Ceux qui inclinent à penser qu’Attira est le principal objet à se procurer raisonnent ainsi : « Il ne faut pas rechercher les plaisirs, parce qu’ils font obstacle à la pratique de Dharma et d’Attira, qui tous les deux leur sont supérieurs, et qu’ils sont méprisés par les Personnes de mérite. Les plaisirs conduisent l’homme à a détresse, et ce mettent en contact avec des gens de peu ; ils lui font commettre des actes irréguliers et le rendent impur, lui inspirent l’insouciance de l’avenir, et encouragent la dissipation et la légèreté. Il est notoire, d’ailleurs, qu’une foule d’hommes exclusivement adonnés au plaisir se sont pas dus, eux, leurs familles et leurs amis.

Ainsi le roi Dandakya, de la dynastie Bhoja, fi avait enlevé une fille de Brahmane dans une mauvaise intention, et bientôt ruiné et perdit son royaume. Indra, qui avait violé la chasteté d’Ahalya, en fut sévèrement puni. De même le puissant Kichaka, qui avait essayé de séduire Draujadi, et Ravana, qui avait voulu abuser de Sita, furent châtiés pour leurs crimes. Ces personnages et beaucoup d’autres furent les victimes de leurs plaisirs. »

Réponse

Cette objection ne tient pas, car les plaisirs, étant aussi nécessaires que la nourriture à l’existence et au bien-être du corps, sont par suite également légitimes. Ils sont, de plus, les résultats de Dharma et d’Artha. D’ailleurs, il convient d’apporter dans les plaisirs de la modération et de la prudence. Personne ne s’abstient de cuire des aliments parce qu’il y a des mendiants pour les demander, ou de semer des grains parce qu’il y a des bêtes pour détruire le blé quand il est mûr. Donc un homme qui pratique Dharma, Artha et Kama goûte le bonheur à la fois dans ce monde et dans le monde à venir. Les gens de bien pratiquent les actes dont le résultat ne leur instruit aucune crainte pour le monde à venir et qui n’offrent aucun danger pour leur bien-être. Tout acte qui conduit à la pratique de Dharma, Artha et Kama réunis, ou de deux, ou même d’un seul, doit être exécuté ; mais il faut s’abstenir d’un acte qui conduirait à la pratique d’un seul aux dépens des deux autres.

III

Des arts et des sciences à étudier

L’homme doit étudier les Kama Sutra et les arts et sciences qui s’y rattachent, concurremment avec les arts et sciences relatifs à Dharma et Artha. Les jeunes filles doivent aussi étudier les Kama Sutra, ainsi que les arts et sciences accessoires, avant leur mariage, puis continuer cette étude avec le consentement de leurs maris. Ici des savants interviennent, disant que les femmes, auxquelles il est interdit d’étudier aucune science, ne doivent pas étudier les Kama Sutra.

Mais Vatsyayana est d’avis que cette objection ne tient pas : car les femmes connaissent déjà la pratique des Kalqa Sutra, pratique qui dérive des Kama Shastra, ou de la science de Kama lui-même. En outre, ce n’est pas seulement dans ce cas particulier, mais dans beaucoup d’autres, que, la pratique de la science étant connue de tous, que quelques uns seulement connaissent les règles et les lois sur lesquelles la science est basée. Ainsi les Yadnikas ou sacrificateurs, quoique ignorants de la grammaire, emploient des mots appropriés en s’adressant aux différentes Divinités, et ne savent pas comment ces mots s’écrivent. Ainsi encore telles et telles personnes remplissent leurs devoirs à tels ou tels jours propices fixés par l’astrologie, sans être initiées à la science astrologique. De même les conducteurs de chevaux et d’éléphants entraînent ces animaux sans connaître la science de l’entraînement, mais uniquement par la pratique. Pareillement encore le peuple des provinces les plus éloignées obéit aux lois du royaume par pratique, et parce qu’il y a un roi au-dessus de lui, sans autre raison. Et nous savons par expérience que certaines femmes, telles que les filles des princes et de leurs ministres, et les femmes publiques, sont réellement versées dans les Kama Shastra.

Une femme, conséquemment, doit apprendre les Kama Shastra, ou tout au moins une partie, en étudiant leur pratique sous la direction de quelque amie intime. Elle doit étudier seule, en son particulier, les soixante-quatre pratiques qui appartiennent aux Kama Shastra. Son institutrice sera l’une des personnes suivantes, savoir : la fille de sa nourrice qui aura été élevée avec elle et sera déjà mariée, ou une amie digne de toute confiance, ou la sœur de sa mère (c’est-à-dire sa tante maternelle), ou une vieille servante, ou une mendiante qui aura Précédemment vécu dans la famille, ou sa propre sœur, à qui elle peut toujours se confier.

Elle devra étudier les arts suivants, de concert avec les Kama sutra :

1. Le chant.

2. La musique instrumentale.

3. La danse.

4. L’association de la danse, du chant et de la musique instrumentale.

5. L’écriture et le dessin.

6. Le tatouage.

7. L’habillement et la parure d’une idole avec du riz et des fleurs.

8. La disposition et l’arrangement de lits ou couches de fleurs, ou de fleurs sur le sol.

9. La coloration des dents, des vêtements, des cheveux, des ongles et des corps ; c’est-à-dire leur teinture, leur coloris et leur peinture.

10. La fixation de verres de couleur sur un plancher.

11. L’art de faire les lits et d’étendre les tapis et coussins pour reposer.

12. Le jeu de verres musicaux remplis d’eau.

13. L’emmagasinage et l’accumulation de l’eau dans les aqueducs, citernes et réservoirs.

14. La peinture, l’arrangement et la décoration.

15. La confection de rosaires, colliers, guirlandes et couronnes.

16. Le façonnage de turbans et de chapelets, d’aigrettes et nœuds de fleurs.

17. Les représentations scéniques. Les exercices de théâtre.

18. La confection d’ornements d’oreilles.

19. La préparation de parfums et d’odeurs.

20. L’habit et arrangement des bijoux et décorations, et la parure dans l’habillement.

21. La magie ou sorcellerie.

22. L’agilité ou adresse de la main.

23. L’art culinaire.

24. La préparation de limonades, sorbets, boissons acidulées et extraits spiritueux avec parfums et coloris convenables.

25. L’art du tailleur et la couture.

26. La confection de perroquets, fleurs, aigrettes, glands, bouquets, balles, nœuds, etc., en laine ou en fil.

27. La solution d’énigmes, logogriphes, mots couverts, jeux de mots et questions énigmatiques.

28. Un jeu, qui consiste à répéter des vers : lorsqu’une personne a fini, une autre personne doit commencer aussitôt, en répétant un autre vers dont la première lettre doit être la même que la dernière du vers par où a fini le précédent récitateur ; quiconque manque de répéter est considéré comme perdant et obligé de payer un forfait ou de laisser son enjeu.

29. L’art de la mimique ou imitation.

30. La lecture, y compris le chant et l’intonation.

31. L’étude des phrases difficiles à prononcer. C’est un exercice qui sert d’amusement surtout aux femmes et aux enfants : étant donné une phrase difficile, qu’il faut répéter rapidement, les mots sont souvent transposés ou mal prononcés.

32. L’exercice de l’épée, du bâton simple, du bâton de défense, de l’arc et des flèches.

33. L’art de tirer des inférences, de raisonner ou inférer.

34. La menuiserie, ou l’art du menuisier.

35. L’architecture, ou l’art de bâtir.

36. La connaissance des monnaies d’or et d’argent, des bijoux et pierres précieuses.

37. La chimie et la minéralogie.

38. Le coloriage des bijoux, pierres précieuses et perles.

39. La connaissance des mines et carrières.

40. Le jardinage ; l’art de traiter les maladies des arbres et des plantes, de les entretenir et de déterminer leur âge.

41. La conduite des combats de coqs, de cailles, de béliers.

42. L’art d’instruire à farter les perroquets et les sansonnets.

43. L’art d’appliquer des onguents parfumés sur le corps, d’imprégner les cheveux de pommades et de parfums et de les tresser.

44. L’intelligence des écritures chiffrées et l’écriture des mots sous différentes formes.

45. L’art de parler en changeant la forme des mots. Cela se fait de diverses manières. Les uns changent le commencement et la fin des mots ; les autres intercalent des lettres parasites entre chaque syllabe d’un mot, etc.

46. La connaissance des langues et des dialectes provinciaux.

47. L’art de dresser des chariots de fleurs.

48. L’art de tracer des diagrammes mystiques, ou de préparer des charmes et enchantements, et de nouer des bracelets.

49. Les exercices d’esprit, tels que de compléter des stances ou des versets dont vous n’avez qu’une partie ; ou de suppléer une, deux ou trois lignes lorsque les autres lignes ont été prises au hasard dans différents versets, de manière à faire du tout un verset complet pour le sens ; ou d’arranger les mots d’un verset qu’on aurait irrégulièrement écrit en séparant les voyelles des consonnes ou en les omettant tout à fait ; ou de mettre en vers ou en Prose des phrases représentées par des signes ou des symboles. Il y a une foule d’exercices de ce genre.

50. La composition des poèmes.

51. La connaissance des dictionnaires et vocabulaires.

52. L’art de changer et de déguiser l’apparence des personnes.

53. L’art de changer l’apparence des choses, comme de faire prendre du coton pour de la soie, des objets grossiers et communs pour des objets fins et rares.

54. Les différentes sortes de jeu.

55. L’art d’acquérir la propriété d’autrui par voie de muntras ou enchantements.

56. L’adresse aux exercices juvéniles.

57. La connaissance des usages sociaux, et l’art de présenter aux autres ses respects et compliments.

58. La science de la guerre, des armes, des armées, etc.

59. L’art de la gymnastique.

60. L’art de deviner le caractère d’un homme par les traits de son Visage.

61. L’art de scander ou de construire des vers.

62. Les récréations arithmétiques.

63. La confection des fleurs artificielles.

64. La confection de figures et images en argile.

Une femme publique, douée de bonnes dispositions, ayant de la beauté jointe à d’autres attraits, et, aussi, versée dans les arts ci dessus, reçoit le nom de Ganika, ou femme publique de haute qualité ; elle a droit, dans une société d’hommes, à un siège d’honneur. Toujours respectée par le Roi et louangée par les lettrés, ayant ses faveurs recherchées de tous, elle devient l’objet de la considération universelle. Pareillement, la fille d’un roi, comme celle d’un ministre, si elle possède les arts ci-dessus, peut s’assurer la préférence de son époux, alors même que celui-ci aurait des milliers d’autres femmes. Ajoutez à cela que si une femme vient à être séparée de son mari et tombe en détresse, elle peut gagner aisément sa vie, même à l’étranger, grâce à la connaissance de ces arts. Leur connaissance seule est un attrait pour une femme, bien que leur pratique soit seulement possible dans telles ou telles circonstances. Un homme versé dans ces arts, parlant agréablement et au fait des procédés de la galanterie, conquiert vite le cœur des femmes, même après un temps très court de relations.

IV

La vie d’un citoyen.

Un homme instruit de la sorte, et possesseur d’une fortune qu’il peut avoir acquise par don, conquête, opérations de commerce, dépôt ou héritage de ses ancêtres, doit devenir chef de maison, et mener la vie de citoyen. Il prendra une maison dans une ville ou un grand village, ou dans le voisinage d’honnêtes gens, ou dans un lieu fréquenté par un grand nombre de personnes. Cette résidence sera située près d’un cours d’eau, et divisée en différents compartiments pour divers objets. Elle sera entourée d’un jardin, et contiendra deux appartements, l’un extérieur, l’autre intérieur. L’appartement intérieur sera occupé par les femmes ; l’autre, embaumé de riches parfums, renfermera un lit, moelleux, agréable à l’œil, couvert d’un drap de parfaite blancheur, jeu élevé vers le milieu, surmonté de guirlandes et de faisceaux de fleurs, avec un baldaquin au-dessus, et deux oreillers, l’un à la tête, l’autre au pied. Il y aura aussi une sorte de sofa ou lit de repos, et à la tête une crédence où seront placés les onguents parfumés pour la nuit, des fleurs, des pots de collyre et autres substances odoriférantes, les essences servant à parfumer la bouche et des écorces de citron commun. Près de ce sofa, sur le plancher, un crachoir, une boîte à parures, et aussi un lit pendu à une défense d’éléphant, une table à dessiner, un pot de parfums, quelques livres et des guirlandes d’amarantes jaunes. Un peu plus loin, et sur le plancher, il doit y avoir un siège rond, une boîte à jeux et une table à jouer aux dés ; en dehors de l’appartement extérieur seront des volières , et une salle séparée pour filer, sculpter le bois et autres semblables divertissements. Dans le jardin, il y aura une balançoire tournante et une ordinaire ; puis un berceau de plantes grimpantes couvert de fleurs, avec un banc de gazon pour s’asseoir.

Levé dès le matin, le chef de maison, après s’être occupé des devoirs indispensables, se lavera les dents, s’appliquera sur le corps, en quantité modérée, des onguents et des parfums, mettra du collyre sur ses paupières et sous ses yeux, colorera ses lèvres avec de l’alacktaka, et se regardera dans le miroir. Puis, ayant mangé des feuilles de bétel et d’autres choses qui parfument la bouche, il vaquera à ses affaires habituelles. Chaque jour, il prendra un bain, de deux jours l’un s’oindra le corps avec de l’huile, tous les trois jours s’appliquera sur le corps une substance mousseuse, se fera raser la tête (visage compris) tous les quatre jours, et les autres parties du corps tous les cinq ou dix jours . Tout cela doit être ponctuellement exécuté ; il aura soin, également, de faire disparaître la sueur des aisselles. Il prendra ses repas dans la matinée, dans l’après-midi, et encore le soir, comme le prescrit Charayana. Après déjeuner, il s’occupera d’apprendre à parler à des perroquets et autres oiseaux ; puis viendront les combats de coqs, de cailles et de béliers. Un temps limité sera consacré à des divertissements avec des Pithamardas, des Vitas et des Vidushakas ; ensuite il fera la sieste de midi. Puis, le chef de maison, s’étant revêtu de ses habits et ornements, passera l’après-midi à converser avec ses amis. Le soir, on chantera. Enfin, le chef de maison, en compagnie d’un ami, attendra dans sa chambre, Préalablement décorée et Parfumée, la venue de la femme qui peut lui être attachée, ou bien lui enverra une messagère, ou ira lui-même la trouver. Lorsqu’elle sera arrivée, lui et son ami lui souhaiteront la bienvenue et la récréeront par des propos aimables et plaisants. Telle sera la dernière occupation du jour.

Voici les divertissements et amusements auxquels on se livrera de temps à autre :

1. Festivals en l’honneur de différentes Divinités.

2. Réunions de société des deux sexes.

3. Parties à boire.

4. Pique-niques.

5. Autres divertissements de société.

Festivals

À certain jour particulièrement propice, une assemblée de citoyens devra se tenir dans le temple de Saraswati. Ce sera alors l’occasion d’éprouver le talent des chanteurs ou autres artistes qui auront pu venir dans la ville, et le lendemain il y aura toujours une distribution de récompenses. On pourra ensuite les retenir ou les renvoyer, selon que l’assemblée aura ou non goûté leurs exercices. Les membres de l’assemblée devront agir de concert en temps de détresse comme en temps de prospérité ; et c’est aussi le devoir de ces citoyens de donner l’hospitalité aux étrangers qui auront pu venir dans l’assemblée. Ceci s’applique, bien entendu, à tous les autres festivals qui peuvent être célébrés en l’honneur des différentes Divinités, conformément aux présentes règles.

Réunions de société

Lorsque des hommes de même âge, dispositions et talents, ayant le goût des mêmes plaisirs, avec le même degré d’éducation, se réunissent en compagnie de femmes publiques, ou dans une assemblée de citoyens, ou au domicile d’un des deux, pour y tenir ensemble d’agréables conversations, cela s’appelle une réunion de société. On s’y amuse notamment à compléter des vers à moitié composés par d’autres, et à éprouver l’instruction de chacun dans les différents arts.

Les femmes d’une grande beauté, ayant des goûts analogues à ceux des hommes et des attraits propres à captiver les cœurs, ne manquent pas d’être honorées dans ces réunions.

Parties à boire

Hommes et femmes doivent boire dans les maisons les uns des autres. Et alors les hommes feront boire aux femmes publiques, et boiront eux-mêmes des liqueurs telles que le Madhou, l’Aireya, le Sara et l’Asawa, qui sont de goût amer et sur ; et aussi d’autres boissons faites avec les écorces de différents arbres, des fruits et des feuilles sauvages.

Promenades aux jardins, ou pique-niques

Dans la matinée, les hommes, après s’être habillés, se rendront à cheval aux jardins, accompagnés de femmes publiques et suivis de domestiques. Ils vaqueront à aux exercices convenables, Passeront le temps en agréables distractions, telles que combats de cailles, de coqs et de béliers, et autres spectacles ; puis ils s’en retourneront chez eux dans l’après-midi, en rapportant des bouquets de fleurs, etc. De la même façon, en été, ils iront se baigner dans une eau dont préalablement on aura retiré les animaux méchants ou dangereux, et qui aura été empierrée de tous côtés.

Autres divertissements de société

Passer les nuits à jouer aux dés. Se promener au clair de lune. Célébrer une fête en honneur du printemps. Cueillir les bourgeons et les fruits du manguier. Manger les fibres du lotus. Manger les épis le blé tendres. Faire des piqueniques dans les forêts quand les arbres revêtent leur nouveau feuillage. L’Udakakshvedika, ou exercice dans l’eau. Se décorer mutuellement avec les fleurs de certains arbres. Se battre avec les fleurs de l’arbre Kadamba ; et une foule d’autres exercices connus dans tout le pays, ou particuliers à certaines provinces. Ces amusements et d’autres semblables seront toujours en usage parmi les citoyens. Ils seront, notamment, goûtés par un homme qui se divertit seul avec une courtisane, ou bien par une courtisane qui se récrée de même en compagnie de servantes ou de citoyens.

Un Pithamarda est un homme sans fortune, seul dans le monde, font l’unique propriété consiste dans son Mallika, quelque substance mousseuse, et un habit rouge ; qui vient d’une bonne contrée, et qui est habile dans tous les arts : en enseignant ces arts, il est repu dans la compagnie des citoyens et dans les demeures des femmes publiques.

Un Vita est un homme qui jouit des avantages de la fortune :

Compatriote des citoyens avec lesquels il se lie, possédant les qualités d’un chef de maison, ayant sa femme avec lui, il est honoré dans l’assemblée des citoyens et dans les demeures des femmes publiques, dont l’assistance le fait vivre.

Le rire est un personnage versé seulement dans quelques arts, un amuseur bien vu de tout le monde.

Ces différentes personnes servent d’intermédiaires dans les querelles et réconciliations entre citoyens et femmes publiques.

Cette remarque s’applique aussi aux mendiantes, aux femmes à tête rasée, aux femmes adultères, et aux vieilles femmes publiques habiles dans tous les arts. Ainsi un citoyen qui réside dans sa ville ou dans son village, respecté de tous, entretiendra des relations avec les personnes de sa caste qui méritent d’être fréquentées. Il conversera dans leur compagnie et sera jouir ses amis de sa société ; en leur rendant des services, il les induira, par son exemple, à s’obliger de même les uns les autres.

Il y a, sur ce sujet, quelques versets dont voici le texte :

« Un citoyen qui converse dans une société sur certains topiques, sans employer exclusivement la langue sanskrite, ni les dialectes du pays, s’attire un grand respect. Le sage ne doit pas s’affilier à une société que le public méprise, qui n’est gouvernée par aucune règle, et qui tend à la destruction des autres. Mais un homme savant, allié à une société dont les actes sont au gré du peuple et qui a pour unique objet le plaisir, est hautement respecté dans ce monde. »

Moins d’entrain et d’ingénuité ; parfois, il y souffre de son intervention. D’après la définition technique de ses attributs, il doit, par sa contenance, son âge, son habillement, être ridicule de façon à provoquer la gaieté.

V

Des sortes de femmes fréquentées par les citoyens, des amis et messagers

Lorsque Kama est pratiqué par des hommes des quatre castes, conformément aux règles de la Sainte Écriture (c’est-à-dire par mariage légal), avec des vierges de leur propre caste, c’est un moyen d’acquérir une postérité légale et une bonne réputation, et ce n’est pas non plus opposé aux usages du monde. Au contraire, la pratique de Kama avec les femmes de castes plus élevées, et avec celles dont d’autres ont déjà joui, quoiqu’elles soient de la même caste, est prohibée. Mais la pratique de Kama avec des femmes des castes inférieures, avec des femmes excommuniées de leur Propre caste, avec des femmes publiques, et avec des femmes deux fois mariées, n’est ni ordonnée ni prohibée. La pratique de Kama avec de telles femmes n’a pour objet que le plaisir.

Les Nayikas, donc, sont de trois sortes : filles, femmes deux fois mariées, et femmes publiques. Gonikaputra a émis l’opinion qu’il existe une quatrième sorte de Nayika, savoir : une femme à qui l’on s’adresse par une occasion spéciale, même si elle est déjà mariée à un autre. Ces occasions spéciales naissent, pour un homme, de l’un ou de l’autre des raisonnements ci-après :

Soit cette femme est volontaire, et beaucoup d’autres en ont joui avant moi. Je puis, en conséquence, m’adresser à elle comme à une femme publique quoiqu’elle appartienne à une caste plus élevée que la mienne, et, ce faisant, je ne violerai pas les commandements de Dharma.

Ou bien :

[b] Cette femme est deux fois mariée, et d’autres en ont joui avant moi ; rien ne m’empêche, en conséquence, de m’adresser à elle.

Ou bien :

[c] Cette femme a gagné le cœur de son grand et puissant époux, et elle exerce de l’empire sur lui, qui est l’ami de mon ennemi ; si donc elle se lie avec moi, elle obtiendra de son mari qu’il abandonne mon ennemi.

Ou bien :

[d] Cette femme fera tourner en sa faveur l’esprit de son mari, qui est très puissant, et lui, étant mal disposé pour moi en ce moment-ci, projette de me faire quelque mal.

Ou bien :

[e] En me liant avec cette femme, je tuerai son mari, et je mettrai ainsi la main sur ses immenses richesses que je convoite.

Ou bien :

[f] L’union de cette femme avec moi ne présente aucun danger, et elle m’apportera une fortune dont j’ai très grand besoin, vu ma pauvreté et mon impuissance à me soutenir. Ce sera donc un moyen de m’approprier ses grandes richesses sans aucune difficulté.

Ou bien :

[g] Cette femme m’aime ardemment, et elle connaît mes côtés faibles. Si, en conséquence, je refuse de m’unir à elle, elle publiera mes défauts, de façon à ternir mon caractère et ma réputation. Ou encore elle portera contre moi quelque grosse accusation, dont il me sera difficile de me débrouiller, et je serai ruiné. Ou peut-être elle détachera de moi son mari, qui est puissant et sur qui elle a de l’empire, et elle lui fera prendre le parti de mon ennemi, ou elle même s’alliera avec ce dernier.

Ou bien :

[h] Le mari de cette femme a violé la chasteté de mes femmes : je lui rendrai donc cette injure en séduisant les siennes.

Ou bien :

[il Avec l’assistance de cette femme, je tuerai un ennemi du Roi qui a cherché asile près d’elle et que le Roi m’a ordonné de détruire.

Ou bien :

[j] La femme que j’aime est sous la domination de cette autre femme. Je pourrai, au moyen de celle-ci, me faire accueillir de la première.

Ou bien :

[k] Cette femme me procurera une fille, riche et belle, mais qu’il est difficile d’aborder parce qu’elle est sous la domination d’un autre.

Ou, enfin :

[f] Mon ennemi est l’ami du mari de cette femme. Je pourrai la faire mettre en relations avec lui et causer ainsi de l’inimitié entre son mari et lui.

Pour ces raisons et autres semblables, on peut s’adresser aux femmes d’autrui, mais il doit être bien entendu que cela est seulement permis pour des raisons spéciales, et non pour la pure satisfaction d’un désir charnel.

Charayana pense que, ceci étant donné, il y a encore une cinquième sorte de Nayika, savoir : une femme entretenue par un ministre, ou qui le visite de temps à autre ; ou une veuve qui favorise le dessein d’un homme auprès de celui qu’elle fréquente. Suvamanabha ajoute qu’une femme qui vit en ascète et dans l’état de veuvage peut être considérée comme une sixième sorte de Nayika.

Ghota amukha dit que la fille d’une femme publique, et une servante, qui sont encore vierges, forment une septième sorte de Nayikas.

Gonardiya prétend que toute femme issue d’une bonne famille, lorsqu’elle est en âge, est une huitième sorte de Nayika.

Mais ces quatre dernières sortes de Nayikas ne diffèrent pas beaucoup des quatre premières, car il n’existe pas de raisons spéciales pour s’adresser à elles. En conséquence, Vatsyayana ne reconnaît que quatre sortes de Nayikas, savoir : la fille, la femme deux fois mariée, la femme publique, et la femme à qui l’on s’adresse pour un objet spécial.

On ne doit pas jouir des femmes suivantes :

Une lépreuse ; Une lunatique ; Une femme chassée de sa caste ; Une femme qui révèle des secrets ; Une femme qui exprime publiquement son désir du commerce sexuel ; Une femme extrêmement blanche ; Une femme extrêmement noire ; Une femme qui sent mauvais ; Une femme qui est votre proche parente ; Une femme qui vous est liée d’amitié ; Une femme qui vit en ascète ; Et, enfin, la femme d’un parent, d’un ami, d’un Brahmane lettré, ou du Roi.

Les disciples de Babhravya disent qu’il est permis de jouir d’une femme dont cinq hommes ont déjà joui. Mais Gonikaputra est d’avis que, même dans ce cas, il faut excepter les femmes d’un parent, d’un Brahmane lettré ou d’un roi.

Voici maintenant les différentes sortes d’amis :

Celui qui a joué avec vous dans la poussière, c’est-à-dire dans l’enfance ; Celui qui vous est lié par une obligation ; Celui qui a les mêmes dispositions et les mêmes goûts ; Celui qui est un de vos camarades d’études ; Celui qui est au fait de vos secrets et de vos défauts, et dont les défauts et les secrets vous sont aussi connus ; Celui qui est l’enfant de votre nourrice ; Celui qui a été élevé avec vous ; Celui qui est un ami héréditaire.

Ces amis doivent posséder les qualités suivantes :

Ils doivent dire la vérité ; Ils ne doivent pas changer avec le temps ; Ils doivent favoriser vos desseins ; Ils doivent être fermes ; Ils doivent être exempts de convoitise ; Ils doivent être incapables de se laisser gagner par d’autres ; Ils ne doivent pas révéler vos secrets.

Charayana dit que les citoyens entretiennent des relations d’amitié avec des blanchisseurs, des arbiers, des vachers, des fleuristes, des droguistes, des marchands de feuilles de bétel, des cabaretiers, des mendiants, des Pithamardas, Vitas et Vidushakas, aussi bien qu’avec les femmes de tous ceux-ci.

Un messager doit posséder les qualités suivantes :

Adresse ; Audace ; Connaissance de l’intention des hommes par leurs signes extérieurs ; Absence de confusion, c’est-à-dire pas de timidité ; Connaissance de ce que signifient exactement les actes et les paroles des autres ; Bonnes manières ; Connaissance des temps et lieux convenables pour faire différentes choses ; Loyauté en affaires ; Intelligence vive ; Prompte application des remèdes, c’est-à-dire abondance et promptitude de ressources.

Et cette partie finit par un verset :

« L’homme ingénieux et sage, qui est assisté par un ami, et qui connaît les intentions des autres, comme aussi le temps et le lieu convenables Pour faire chaque chose, peut triompher, très aisément, même d’une femme très difficile à obtenir. »