Kenilworth/16

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 190-208).


CHAPITRE XVI.

LES DEUX RIVAUX.


Faites-les venir en notre présence ; face contre face, front courroucé contre front courroucé ; nous entendrons parler librement l’accusateur et l’accusé. Tous deux sont obstinés et pleins de colère, et leur rage est aussi sourde que la mer, aussi ardente que le feu.
Shakspeare. Richard II.


« J’ai l’ordre de me rendre demain à la cour, dit Leicester en s’adressant à Varney, pour m’y rencontrer, à ce qu’on suppose, avec milord Sussex. La reine a le dessein de faire cesser nos différends. Tel est le résultat de la visite à Say’s-Court, dont vous ne devriez pas parler si légèrement.

— Je soutiens qu’il n’en est rien, dit Varney ; je sais même d’une personne digne de foi, qui était à portée d’entendre une bonne partie de ce qui s’est dit, que Sussex a plutôt perdu que gagné à cette visite. La reine a dit, en remontant dans son canot, que Say’s-Court ressemblait à un corps-de-garde et avait une odeur d’hôpital. — Ou plutôt celle d’une cuisine de Ram’s-Alley[1], a repris la comtesse de Rutland, qui est toujours une des meilleures amies de Votre Seigneurie. Alors milord Lincoln, se croyant obligé de faire entendre sa charitable parole, a ajouté qu’il fallait pardonner à milord Sussex la manière bizarre et surannée dont était tenue sa maison, vu qu’il n’avait pas encore de femme.

— Et qu’a dit la reine ? » reprit Leicester avec vivacité.

« Elle l’en reprit sévèrement, et demanda quel besoin avait milord Sussex d’une femme, ou un évêque de parler d’un tel sujet. Si le mariage est permis, ajouta-t-elle, je n’ai lu nulle part qu’il fût enjoint.

— Elle n’aime pas les mariages ou les conversations relatives au mariage, de la part des ecclésiastiques, dit Leicester.

— Pas plus de la part des courtisans, » dit Varney ; mais observant que Leicester changeait de visage, il se hâta d’ajouter que toutes les dames qui étaient présentes s’étaient réunies pour tourner en ridicule la tenue de maison de lord Sussex, et pour lui opposer l’accueil bien différent que Sa Majesté aurait certainement trouvé chez le comte de Leicester.

« Vous avez recueilli bien des nouvelles, dit Leicester, mais vous avez oublié ou omis la plus importante de toutes : elle a ajouté un nouveau satellite à tous ceux qu’elle aime à voir se mouvoir autour d’elle.

— Votre Seigneurie veut parler de Raleigh, ce jeune homme du Devonshire, ce chevalier du manteau, comme on l’appelle à la cour.

— Il pourra bien être un jour chevalier de la Jarretière, si je ne me trompe, car il avance rapidement. Elle a récité des vers avec lui et fait d’autres folies semblables. J’abandonnerais de bon cœur, sans le moindre regret, la part que j’ai dans son inconstante faveur, mais je ne veux pas être supplanté par ce paysan de Sussex, ou par ce nouveau venu. J’ai ouï dire que Tressilian est aussi avec Sussex, et fort avant dans ses bonnes grâces. Je voudrais le ménager pour certaine cause, mais il court lui-même au devant de sa destinée. Et Sussex ! il paraît qu’il est mieux portant que jamais.

— Milord, répliqua Varney, la route la plus douce offre des difficultés, surtout quand elle va en montant. La maladie de Sussex était une faveur du ciel, dont j’espérais beaucoup. À la vérité, il s’est rétabli, mais il n’est pas plus redoutable qu’avant sa maladie ; et déjà il avait éprouvé plus d’une défaite en luttant avec Votre Seigneurie. Que le cœur ne vous manque pas, milord, et tout ira bien.

— Le cœur ne m’a jamais manqué, répondit Leicester.

— Non, milord, mais il vous a souvent trahi. Celui qui veut monter à un arbre doit saisir les branches et non les fleurs.

— Bien ! bien ! bien ! » dit Leicester avec impatience, « je comprends ce que tu veux dire. Mon cœur ne me manquera ni ne m’abusera jamais. Aie soin que ma suite soit en ordre, veille à ce que sa tenue soit assez brillante pour effacer non seulement les grossiers compagnons de Ratcliffe, mais encore le cortège de tous les autres seigneurs de la cour. Que, de plus, chacun soit bien armé, mais sans faire parade de ses armes, et en ayant l’air de les porter plutôt pour se conformer à la mode que pour s’en servir. Quant à toi, tu te tiendras toujours près de moi, je puis avoir besoin de tes services. »

Les préparatifs de Sussex et de ses partisans n’étaient pas l’objet d’une moindre sollicitude que ceux de Leicester.

« Le mémoire par lequel vous accusez Varney de séduction, dit le comte à Tressilian, est dans ce moment entre les mains de la reine ; je l’ai fait parvenir par une voie sûre. Il me semble que votre demande doit avoir du succès, étant, comme elle l’est, fondée sur la justice et l’honneur, dont Élisabeth se montre si jalouse. Mais je ne puis vous le dissimuler, l’Égyptien (c’est ainsi que Sussex avait coutume d’appeler son rival, à cause de son teint brun) a beau jeu à se faire écouter dans ce bienheureux temps de paix. Si la guerre était à nos portes, je serais un de ses enfants chéris ; mais les soldats, comme leurs boucliers et leurs lances de Bilbao, ne sont plus de mode en temps de paix, et les manches de satin et les épées de parade ont alors le dessus. Eh bien ! faisons-nous élégants, puisque c’est la mode. Blount, as-tu veillé à ce que notre maison fût équipée dans le goût du jour ? mais tu te connais aussi peu que moi à toutes ces fadaises ; tu t’y entendrais bien mieux s’il s’agissait de disposer un poste de piquiers.

— Milord, répondit Blount, Raleigh est venu et s’est chargé de cette affaire. Votre suite sera aussi brillante qu’une matinée de mai ; quant à la dépense, c’est une autre question. On entretiendrait un hôpital de vieux soldats avec ce que coûtent dix laquais d’aujourd’hui.

— Aujourd’hui, Nicolas, nous ne devons pas regarder à la dépense ; je suis obligé à Raleigh pour ses soins. J’espère cependant qu’il se sera souvenu que je suis un vieux soldat, et que je ne voudrais avoir de toutes ces niaiseries que ce qui est rigoureusement nécessaire.

— Je n’y entends rien, vous le savez ; mais voici que les braves parents et les amis de Votre Seigneurie arrivent par vingtaines pour l’accompagner à la cour, et il me semble que nous y ferons aussi belle figure que Leicester, quelques frais qu’il compte faire.

— Donnez-leur les ordres les plus formels pour qu’ils évitent toute querelle, sauf le cas de violence ouverte ; ils ont la tête chaude, et je ne voudrais pas qu’une imprudence de leur part donnât à Leicester l’avantage sur moi. »

Le comte de Sussex était si occupé de distribuer ses instructions, que Tressilian eut quelque peine à trouver un moment pour lui exprimer sa surprise de ce qu’il s’était avancé dans l’affaire de Hugh Robsart, au point de mettre si promptement la pétition sous les yeux de la reine. « L’opinion des amis de la jeune dame était, dit-il, d’en appeler d’abord à la justice de Leicester, vu que l’offense avait été commise par son écuyer, et j’avais pris soin de vous le dire.

— C’est ce qu’on aurait pu faire sans s’adresser à moi, » dit Sussex avec un peu de hauteur. « Du moins ce n’était pas moi qu’il fallait consulter dans une circonstance où il s’agissait de faire une démarche humiliante auprès de Leicester. Je suis surpris que vous, Tressilian, vous homme d’honneur et mon ami, vous ayez pu vous arrêter à un parti aussi peu honorable. Si vous me l’avez dit, assurément je ne vous ai pas compris, tant une semblable résolution est indigne de vous.

— Milord, dit Tressilian, la marche que j’aurais préférée est celle que vous avez adoptée ; mais les amis de cette malheureuse dame…

— Oh ! les amis ! les amis ! » dit Sussex en l’interrompant ; « il faut qu’ils nous laissent conduire cette affaire de la manière qui nous semble la meilleure. Voici le moment, l’heure d’accumuler les accusations contre Leicester et sa maison, et la reine regardera la vôtre comme fort grave. Mais, à tout événement, la plainte est à présent sous ses yeux. »

Tressilian ne put s’empêcher de soupçonner que, dans son empressement à se fortifier contre son rival, Sussex n’eût adopté à dessein le moyen le plus propre à jeter de l’odieux sur Leicester, sans considérer attentivement si cette manière de procéder était celle qui offrait le plus de chances de succès. Mais le mal était sans remède, et Sussex échappa à une plus longue discussion en congédiant ses amis avec cet ordre : « Que tout soit prêt pour onze heures ; je dois être à la cour et dans la chambre d’audience à midi précis. »

Tandis que les deux hommes d’état rivaux, pleins d’anxiété, se préparaient ainsi à leur prochaine rencontre sous les yeux de la reine Élisabeth, elle-même n’était pas sans appréhension de ce qui pouvait arriver du choc de deux esprits si hautains, soutenus l’un et l’autre par un corps nombreux de partisans, et qui partageaient entre eux, soit ouvertement, soit en secret, les espérances et les vœux de la cour. La troupe des gentilshommes pensionnaires était sous les armes, et un renfort de yeomen de la garde était venu de Londres par la Tamise ; en outre, une proclamation avait été publiée par la reine, qui défendait strictement aux nobles de tout rang d’approcher du palais avec des gardes ou une suite portant des armes à feu ou de longues armes ; on disait même tout bas que le haut shérif de Kent avait reçu de secrètes instructions pour tenir une partie de la milice du comté prête à marcher au premier signal.

L’heure de cette intéressante audience, à laquelle on s’était préparé de part et d’autre avec tant de sollicitude, arriva enfin, et chacun des deux comtes rivaux, accompagné de sa longue suite d’amis et de partisans, entra dans la cour du palais de Greenwich à midi précis.

Comme si c’eût été un arrangement pris à l’avance, ou peut-être parce qu’on leur avait intimé que tel était le bon plaisir de la reine, Sussex avec sa suite se rendit de Deptford au palais par eau, tandis que Leicester arriva par terre ; de sorte qu’ils entrèrent dans la cour par deux portes opposées. Cette circonstance frivole donna à Leicester un certain avantage dans l’opinion du vulgaire. Le cortège de ses partisans, tous à cheval, paraissait bien plus nombreux et bien plus imposant que la suite de Sussex, qui était nécessairement à pied. Les deux rivaux ne se firent pas le moindre salut, quoique chacun regardât l’autre en face, attendant peut-être une marque de politesse qu’il ne voulait pas donner le premier. Presque au moment même de leur arrivée, la cloche du château sonna, les portes du palais s’ouvrirent, et les deux comtes entrèrent accompagnés de toutes les personnes de leur suite à qui leur rang donnait ce privilège ; celles d’un rang inférieur restèrent avec les gardes dans la cour, où les partis opposés se lançaient des regards de haine et de mépris, comme s’ils eussent attendu avec impatience une occasion de tumulte ou quelque prétexte pour s’attaquer mutuellement. Mais ils furent retenus par les ordres formels de leurs chefs, et peut-être davantage par la présence d’une force armée plus nombreuse que de coutume.

Cependant les personnes les plus distinguées de chaque parti suivaient leur patron dans les magnifiques salles et antichambres du palais, semblables dans leur marche uniforme à deux fleuves qui coulent dans le même lit, mais qui évitent de mêler leurs eaux. Les deux troupes se rangèrent ensuite, comme par instinct, des deux côtés de l’appartement, et elles semblaient empressées de rompre l’union passagère à laquelle l’étroitesse de l’entrée les avait momentanément forcées de se soumettre. La porte à deux battants, située au bout de la longue galerie servant d’antichambre, s’ouvrit bientôt après, et un chuchotement universel annonça que la reine était dans sa chambre d’audience. Les deux comtes s’avancèrent à pas lents et d’un air majestueux vers la porte ; Sussex suivi de Tressilian, de Blount et de Raleigh ; et Leicester, de Varney seul. L’orgueil de Leicester fut obligé de céder à l’étiquette de la cour, et, en s’inclinant d’un air grave et cérémonieux devant son rival, il s’arrêta pour le laisser passer devant lui, en raison de sa qualité de pair de plus ancienne création. Sussex lui rendit son salut avec la même civilité cérémonieuse, et entra dans la chambre d’audience. Tressilian et Blount se présentèrent pour le suivre ; mais l’huissier à verge noire s’y opposa, en alléguant pour excuse qu’il avait l’ordre formel de n’admettre que les personnes qui lui avaient été désignées. Comme Raleigh se retirait sur le refus qu’avaient essuyé ses compagnons : « Vous, monsieur, lui dit l’huissier, vous pouvez entrer ; » en conséquence Raleigh entra.

« Suis-moi de près, Varney, » dit le comte de Leicester, qui s’était tenu un moment à l’écart pour observer la réception de Sussex ; et s’avançant vers la porte, il allait passer outre, quand Varney, qui le serrait d’aussi près que possible, et qui était vêtu avec la dernière élégance, fut arrêté par l’huissier, comme l’avaient été avant lui Tressilian et Blount. « Que veut dire ceci, maître Bower ? dit le comte de Leicester ; ne savez-vous pas qui je suis, et que ce gentilhomme est mon ami et attaché à ma suite ?

— Votre Seigneurie me pardonnera, répondit Bower ; mes ordres sont précis, et je me borne à la stricte exécution de mon devoir.

— Tu es un coquin, » dit Leicester à qui le sang montait au visage ; « c’est montrer à mon égard une partialité outrageante ; tout à l’heure tu as laissé entrer une personne de la maison de milord Sussex.

— Milord, répondit Bower, M. Raleigh est depuis quelque temps au service de Sa Majesté, et mes ordres ne le concernent pas.

— Tu es un coquin, un ingrat coquin, reprit Leicester ; mais celui qui a fait peut défaire ; tu ne feras pas long-temps parade de ton autorité. »

Il prononça cette menace d’un ton élevé, oubliant en cette circonstance sa discrétion et sa politique ordinaire, puis il entra dans la salle d’audience, et s’inclina devant la reine, qui, parée avec plus de magnificence encore que de coutume, et entourée de ces nobles guerriers et de ces hommes d’état qui ont immortalisé son règne, était prête à recevoir les hommages de ses sujets. Elle rendit gracieusement à son favori son salut ; et, regardant alternativement Leicester et Sussex, elle semblait s’apprêter à parler, lorsque Bower, ne pouvant supporter l’insulte qu’il avait reçue si publiquement dans l’exercice de sa charge, s’avança, sa verge noire à la main, et s’agenouilla devant elle.

« Eh bien ! qu’est-ce, Bower ? dit Élisabeth ; cette marque de respect me semble singulière en ce moment.

— Ma noble souveraine, » dit-il, tandis que tous les courtisans tremblaient de son audace, « je viens vous demander si, dans l’exercice de mes fonctions, je dois obéir aux ordres de Votre Altesse ou à ceux du comte de Leicester, qui m’a menacé publiquement de son déplaisir, et m’a traité d’une manière insultante, parce que j’ai refusé l’entrée à une personne de sa suite pour obéir aux ordres formels de Votre Majesté. »

L’esprit de Henri VIII se souleva sur-le-champ dans le sein de sa fille, et elle se tourna vers Leicester avec un air de sévérité qui le fit pâlir, lui et tous ses partisans.

« Par la mort de Dieu ! milord (telle était son exclamation ordinaire), que veut dire ceci ? Nous avons conçu une bonne opinion de vous, et nous vous avons appelé près de notre personne ; mais ce n’est pas pour que vous cachiez le soleil à nos autres sujets. Qui vous a donné le droit de contredire nos ordres et d’exercer votre contrôle sur nos officiers ? Je ne veux dans cette cour, dans ce royaume, qu’une maîtresse et point de maître. Voyez à ce qu’il n’arrive rien à Bower pour avoir rempli fidèlement son devoir envers moi ; car, aussi vrai que je suis chrétienne et reine, je vous le ferai payer cher… Allez, Bower, vous vous êtes conduit en honnête homme et en fidèle sujet. Nous ne souffrirons pas ici de maire du palais. »

Bower baisa la main de la reine, que celle-ci lui avait tendue, et retourna à son poste, étonné du succès de sa hardiesse. Un sourire de triomphe brilla sur le visage de tous les partisans de Sussex ; ceux de Leicester parurent effrayés à proportion, et le favori lui-même, prenant un air de profonde humilité, n’essaya pas même de dire un seul mot pour sa justification.

Il fit sagement ; car la politique d’Élisabeth était de l’humilier, non de le disgracier, et il était prudent de la laisser goûter à son aise et sans la moindre opposition le plaisir d’exercer son autorité. La dignité de la reine en fut satisfaite, et le cœur de la femme commença bientôt à sentir la mortification qu’elle avait fait éprouver à son favori. Son œil perçant remarqua aussi les regards de félicitation que se lançaient à la dérobée les partisans de Sussex, et il n’entrait pas dans sa politique de procurer à aucun des deux partis un triomphe décisif.

« Ce que je dis à milord Leicester, » ajouta-t-elle après un moment de silence, « je vous le dis aussi, milord Sussex ; vous aussi, vous vous montrez à la cour d’Angleterre à la tête d’une faction.

— Mes amis, il est vrai, gracieuse princesse, ont combattu pour votre cause en Irlande, en Écosse, et contre les révoltés du Nord ; mais j’ignore…

— Voulez-vous lutter de regards et de paroles avec moi, milord ? » dit la reine en l’interrompant ; « il me semble que vous pourriez, du moins, apprendre de milord Leicester à garder un modeste silence, lorsque nous vous adressons un reproche. Je vous dis, milord, que la sagesse de mon aïeul et de mon père a défendu aux nobles de ce pays civilisé de marcher accompagnés de cortèges aussi scandaleux ; et croyez-vous que parce que je porte une coiffe, le sceptre héréditaire se soit, entre mes mains, changé en quenouille ? Je vous le déclare, nul monarque de la chrétienté ne souffrira moins que celle qui vous parle, que sa cour soit un théâtre de désordres, que ses peuples soient opprimés, et que son royaume soit troublé par l’arrogance d’aucune puissance autre que la mienne… Milord Leicester, et vous, milord Sussex, je vous ordonne à tous deux d’être amis, ou, par la couronne que je porte, vous trouverez en moi un ennemi qui sera plus fort que vous.

— Madame, dit le comte Leicester, vous êtes la source de tout honneur, et vous savez mieux que personne ce qui convient au mien. Je le remets à votre disposition, et je dis seulement que la situation où je me trouve à l’égard de milord Sussex n’est pas de mon choix, et qu’il n’avait pas de motif de se croire mon ennemi avant de m’avoir outragé.

— Pour moi, madame, dit le comte Sussex Je ne puis que me conformer à votre souveraine volonté, mais je serais charmé que milord Leicester fît connaître en quoi je l’ai, comme il dit, outragé, car ma bouche n’a jamais prononcé un mot que je ne sois prêt à soutenir à pied et à cheval.

— Et quant à moi, madame, dit Leicester, sous le bon plaisir de ma gracieuse souveraine, mon bras sera toujours aussi prêt à soutenir mes paroles que celui de quiconque a jamais signé du nom de Ratcliffe.

— Milords, dit la reine, ce ne sont pas des discours qui doivent se tenir en notre présence, et si vous ne pouvez conserver votre sang-froid, nous trouverons des moyens de vous contenir tous deux. Donnez-vous la main, milords, et oubliez vos vaines animosités. »

Les deux rivaux se regardèrent l’un l’autre avec un air de dépit, qui annonçait combien il répugnait à chacun d’eux de faire les premières avances pour obéir à l’ordre de la reine.

« Sussex, dit Élisabeth, je vous en prie ; Leicester, je vous l’ordonne. »

Toutefois ces mots furent prononcés de telle manière, que la prière avait le ton du commandement, et le commandement celui de la prière… Ils demeurèrent pourtant encore immobiles jusqu’au moment où la reine éleva la voix assez haut pour montrer son impatience et sa volonté d’être obéie sur-le-champ.

« Sir Henri Lee, » dit-elle à un officier de service, « veillez à ce qu’une garde se tienne prête, et faites sur-le-champ avancer un bateau… Milord Sussex, milord Leicester, je vous commande encore une fois de vous donner la main ; et, par la mort de Dieu ! celui qui s’y refusera tâtera de notre tour[2] et ne verra pas de long-temps notre visage. J’abaisserai vos cœurs orgueilleux avant que nous nous séparions, je vous le promets sur ma parole de reine.

— La prison, dit Leicester, on pourrait la supporter ; mais perdre la présence de Votre Majesté, ce serait perdre à la fois la lumière et la vie. Sussex, voici ma main.

— Et voici la mienne, dit Sussex, en toute conscience et en tout honneur ; mais…

— Ne dites pas un mot de plus, sous peine de perdre notre faveur, dit la reine. Bien, je suis satisfaite, » ajouta-t-elle en les regardant d’un œil plus favorable ; « et quand vous, qui êtes les pasteurs du peuple, vous vous unirez pour le protéger, tout ira bien pour le troupeau que nous sommes chargée de conduire. Car, milords, je vous le dis franchement, vos extravagances et vos querelles ont causé d’étranges désordres parmi nos serviteurs. Milord Leicester, vous avez dans votre maison un gentilhomme appelé Varney ?

— Oui, madame, répondit Leicester ; je le présentai dernièrement à Votre Majesté quand elle fut à Nonsuch, et il eut l’honneur de baiser votre royale main.

— Il n’est pas mal de sa personne, dit la reine, mais cependant pas assez beau pour que je le crusse capable de faire tourner la tête à une jeune personne de bonne naissance, au point de l’amener à lui sacrifier sa réputation et à devenir sa maîtresse. C’est pourtant ce qui est arrivé. Il a séduit la fille d’un bon vieux chevalier du Devonshire, sir Hugh Robsart de Lidcote-Hall, et elle a fui avec lui de la maison paternelle, comme si elle en eût été bannie. Milord Leicester, vous trouvez-vous mal ?… vous êtes d’une pâleur mortelle !

— Non, madame, » dit Leicester ; et il eut besoin de toute sa force pour prononcer ce peu de mots.

« Certainement, vous vous trouvez mal, milord ! « dit Élisabeth en s’approchant de lui avec un empressement qui annonçait la plus vive sollicitude. « Appelez Masters… appelez notre chirurgien… Où sont-ils donc ? Nous allons perdre par leur négligence l’ornement de notre cour ! Est-il donc possible, Leicester, » continua-t-elle en le regardant de l’air le plus affectueux, « que la crainte de notre déplaisir ait produit sur toi une impression si profonde ? Ne crois pas, noble Dudley, que nous puissions te blâmer pour les folies de ton serviteur… toi dont les pensées, nous en sommes convaincue, ont une tout autre direction ! Celui qui veut atteindre le nid de l’aigle, milord, ne s’inquiète pas de ceux qui guettent les linottes au pied du rocher. »

« Entendez-vous cela ? dit Sussex à Raleigh : sûrement le diable l’aide ; car ce qui enfoncerait un autre à dix brasses sous l’eau ne sert qu’à le remettre à flot. Si quelqu’un des miens eût fait pareille chose…

— Silence, milord ! dit Raleigh ; pour Dieu, silence ! Attendez que la marée change, cela ne tardera pas à arriver. »

La pénétration de Raleigh ne le trompait guère ; car la confusion de Leicester était si grande en ce moment, et tellement irrésistible, qu’Élisabeth, après l’avoir regardé d’un œil étonné, et voyant, de plus, qu’elle ne recevait pas de réponse intelligible aux expressions peu ordinaires de faveur et d’affection qui lui étaient échappées, jeta un coup d’œil rapide sur le cercle des courtisans, et lisant peut-être sur leurs visages quelque chose qui s’accordait avec les soupçons qui s’éveillaient en elle, elle ajouta tout-à-coup : « Ou bien y aurait-il dans cette affaire plus que nous n’y voyons… ou que vous ne voudriez nous en laisser voir ?… Où est ce Varney ?… Qui de vous l’a vu ?

— Plaise à Votre Majesté, dit Bower ; c’est ce même gentilhomme à qui j’ai refusé tout à l’heure l’entrée de la salle d’audience.

— Qu’il me plaise ! » répéta avec aigreur Élisabeth, qui dans ce moment n’était pas d’humeur à ce que rien lui plût ; « il ne me plaît pas qu’il se présente d’autorité devant moi, ni que vous empêchiez d’y parvenir un homme qui vient se justifier d’une accusation.

— Plaise à Votre Majesté, » répondit l’huissier interdit ; « si je savais en pareil cas comment me conduire, je prendrais garde…

— Vous auriez dû nous instruire du désir de ce gentilhomme, maître huissier, et prendre mes ordres. Vous vous croyez un grand personnage, parce que nous venons de réprimander un lord à cause de vous ; mais, après tout, vous n’êtes que le poids qui fait fermer la porte. Appelez sur-le-champ ce Varney… Il est aussi question d’un certain Tressilian dans cette pétition… Faites-les venir tous deux… »

On obéit, et Tressilian ainsi que Varney parurent. Le premier regard de Varney fut pour Leicester, le second pour la reine. Il vit dans les yeux de celle-ci un orage près d’éclater, et dans l’air abattu de son patron il ne put lire aucun indice sur la manière dont il devait disposer son navire pour soutenir la bourrasque : il aperçut alors Tressilian, et reconnut en même temps le danger de sa position. Mais Varney était aussi effronté qu’il était adroit, et avait autant de présence d’esprit qu’il était peu scrupuleux. Pilote habile dans les circonstances critiques, il comprit aussitôt les avantages qu’il obtiendrait s’il pouvait tirer d’embarras Leicester, et vit également que sa ruine était certaine s’il échouait dans sa tentative.

« Est-il vrai, drôle ! » dit la reine avec un de ces regards scrutateurs auxquels peu de personnes avaient l’audace de résister ; « est-il vrai que tu aies séduit une jeune fille de bonne maison, la fille de sir Hugh Robsart de Lidcote-Hall ? »

Varney fléchit le genou, et répondit avec l’air de la plus profonde contrition, qu’il y avait eu des liaisons d’amour entre lui et mistress Amy Robsart.

Leicester frissonna d’indignation en entendant son serviteur faire un tel aveu, et un moment il se sentit le courage de s’avancer pour dire adieu à la cour et à la faveur royale en avouant tout le mystère de sa secrète union ; mais il regarda Sussex, et l’idée du sourire de satisfaction qui brillerait sur le visage de son rival en entendant cet aveu, lui ferma tout-à-coup la bouche. « Pas maintenant du moins, pensa-t-il ; pas en sa présence : je ne lui procurerai pas un si beau triomphe. » Et serrant fortement les lèvres, il demeura ferme et calme, attentif à chaque mot que prononçait Varney, et déterminé à cacher jusqu’à la fin le secret dont sa faveur semblait dépendre. Cependant la reine continuait à interroger Varney.

« Des liaisons d’amour ! » dit-elle en répétant ses dernières paroles ; « et quelle sorte de liaisons, misérable ? Et pourquoi ne pas demander la main de cette fille à son père, si ton amour était honnête ?

— N’en déplaise à Votre Majesté, » dit Varney toujours à genoux, » je n’osais le faire, parce que son père l’avait promise à un gentilhomme plein d’honneur (je dois lui rendre justice, quoique je sache qu’il me veut du mal), à M. Edmond Tressilian, que je vois en votre présence.

— Vraiment ! répondit la reine ; et quel droit aviez-vous de faire rompre à cette jeune écervelée l’alliance arrêtée par son digne père, en contractant avec elle des liaisons amoureuses, comme vous avez l’audace d’appeler vos coupables intrigues ?

— Madame, répondit Varney, il serait inutile de plaider la cause de la fragilité humaine devant un juge auquel elle est inconnue, ou celle de l’amour devant une personne qui jamais n’a cédé à cette passion… » Il s’arrêta un instant, puis il ajouta d’une voix basse et timide : « qu’elle inspire à tous les autres. »

Élisabeth essaya de froncer le sourcil, cependant elle sourit en répondant : « Tu es un coquin merveilleusement effronté !… Et as-tu épousé cette jeune fille ? »

À ces mots, les sentiments pénibles qui se combattaient dans l’âme de Leicester acquirent un tel degré d’intensité, qu’il lui sembla que sa vie allait dépendre de la réponse de Varney, qui, après un moment d’hésitation répondit : « Oui.

— Impudent menteur !… » s’écria Leicester bouillant de rage, et sans pouvoir finir la phrase qu’il avait commencée d’une manière si menaçante.

« Avec votre permission, milord, dit la reine, nous nous interposons entre ce drôle et votre colère. Nous n’avons pas encore fini avec lui… Ton maître, milord Leicester, savait-il quelque chose de cette belle équipée ? Dis la vérité, je te le commande, et je te garantirai de tout danger, de quelque part qu’il puisse venir.

— Gracieuse souveraine, dit Varney, la pure vérité est que milord a été cause de tout cela.

— Misérable ! tu me trahirais ? dit Leicester.

— Continue, » dit vivement la reine, les joues enflammées et les yeux étincelants, « continue ; ici on n’obéit qu’à moi seule.

— Votre ordre est tout-puissant, gracieuse reine, répondit Varney, et pour vous il ne peut y avoir de secret… Cependant je ne voudrais pas, ajouta-t-il, parler des affaires de mon maître à d’autres oreilles que les vôtres.

— Éloignez-vous, milords, » dit la reine à ceux qui l’entouraient, « et toi, continue Qu’est-ce que le comte a à faire avec cette criminelle intrigue ? Prends garde, drôle, de le calomnier.

— Loin de moi la pensée de diffamer mon noble patron, répondit Varney ; cependant je suis forcé d’avouer qu’un sentiment profond, insurmontable, secret, s’est emparé dernièrement de l’esprit de milord, et l’a détourné des soins de sa maison qu’il avait coutume de gouverner avec une attention si scrupuleuse, ce qui nous a fourni l’occasion de faire des folies dont la honte, en ce cas, retombe en partie sur lui. Sans cela je n’aurais eu ni les moyens ni le loisir de commettre la faute qui a attiré sur moi son déplaisir, le châtiment le plus pénible que je puisse encourir… excepté le courroux encore plus redoutable de Votre Majesté.

— Est-ce de cette manière et non autrement qu’il a été complice de ta faute ? dit Élisabeth.

— Oui, madame, et non autrement, répondit Varney ; mais depuis que certain événement lui est arrivé, on le prendrait à peine pour le même homme. Regardez-le, madame ; comme il est pâle et tremblant ! quelle différence de son air abattu avec son ancienne dignité de manières ! Cependant qu’a-t-il à craindre de ce que je puis dire à Votre Majesté ? Ah ! madame ! depuis qu’il a reçu ce fatal paquet…

— Quel paquet ? et d’où venait-il ? » demanda la reine avec vivacité.

« D’où il venait, madame ? je ne saurais vous le dire ; mais je suis trop près de sa personne pour ne pas savoir que depuis ce moment il a toujours porté à son cou, et près de son cœur, une tresse de cheveux à laquelle est suspendu un petit bijou d’or en forme de cœur. Il lui parle quand il est seul ; il ne le quitte pas pendant son sommeil. Jamais païen n’a adoré une idole avec autant de ferveur.

— Tu es un coquin bien curieux d’épier ton maître de si près, » dit Élisabeth en rougissant, mais non de colère, « et un bavard bien indiscret de redire ainsi ses folies… Et de quelle personne peut être cette tresse de cheveux dont tu parles ? »

Varney répondit : « Un poète, madame, les appellerait des fils du tissu d’or travaillé par Minerve ; mais, selon moi, ils sont plus clairs que l’or même le plus pur, ou plutôt ils ressemblent aux derniers rayons du soleil d’un beau jour de printemps.

— Quoi ! vous êtes poète vous-même, maître Varney, » dit la reine en souriant ; « mais je n’ai pas l’esprit assez subtil pour suivre vos belles métaphores… Regardez autour de vous, voyez ces dames… Y en a-t-il une… (elle hésita et s’efforça de prendre un air de parfaite indifférence) y en a-t-il ici une dont les cheveux vous rappellent la couleur de cette tresse ? Il me semble que, sans pénétrer dans les secrets amoureux de milord Leicester, je serais bien aise de savoir quels sont les cheveux qui ressemblent aux fils du tissu de Minerve… ou, comment disais-tu ? aux derniers rayons du soleil d’un jour de mai. »

Varney promena ses regards autour de la salle d’audience, fixant successivement ses yeux sur toutes les dames, jusqu’à ce qu’enfin il les arrêta sur la reine elle-même, mais avec l’air de la plus profonde vénération : « Je ne vois pas ici, dit-il, de tresses dignes de la comparaison, si ce n’est où je n’ose porter mes regards.

— Comment, monsieur le drôle, dit la reine, osez-vous donner à entendre… ?

— Pardon, madame ; ce sont les rayons du soleil de mai qui ont ébloui mes faibles yeux.

— Retire-toi, dit la reine, retire-toi, tu es un fou consommé ; » et lui tournant le dos elle s’avança vers Leicester.

Une vive curiosité, mêlée d’espérance, de crainte et de toutes les passions diverses qui agissent sur les factions des cours, avait régné dans la salle d’audience pendant la conférence de la reine avec Varney, comme si chacun eût été sous le charme d’un talisman. On était partout immobile comme le marbre, et on eût même cessé de respirer, si la nature eût permis une telle interruption des fonctions de la vie. Cette atmosphère était contagieuse, et Leicester, voyant autour de lui chacun souhaiter son élévation ou sa chute, oublia tout ce que l’amour lui avait d’abord suggéré, et ne vit plus en cet instant que sa faveur ou la disgrâce, qui dépendait d’un signe d’Élisabeth et de la fidélité de Varney. Il se remit promptement et se préparait à jouer son rôle dans la scène qui allait suivre, lorsqu’il jugea, à la manière dont la reine le regardait, que les aveux de Varney, quels qu’ils eussent été, avaient opéré en sa faveur. Élisabeth ne le laissa pas long-temps dans le doute, car la manière plus que favorable dont elle l’aborda fit éclater son triomphe aux yeux de son rival et de toute la cour d’Angleterre assemblée. « Vous avez, dit-elle, dans ce Varney un serviteur bien indiscret ; il est heureux que vous ne lui ayez rien confié qui pût vous nuire dans mon opinion, car, soyez en sûr, il ne vous eût pas gardé le secret.

— Le garder vis-à-vis de Votre Majesté, » dit Leicester en fléchissant le genou avec grâce, « serait une trahison. Je voudrais que mon cœur fût devant vos yeux plus net que la langue d’aucun de mes serviteurs ne peut vous le montrer.

— Quoi ! milord, » dit Élisabeth en le regardant avec tendresse, « n’y a-t-il pas quelque petit coin sur lequel vous voudriez jeter un voile ? Ah ! je vois que vous demeurez confus à cette demande ; mais votre reine sait qu’elle ne doit pas trop approfondir les motifs de la fidélité de son serviteur, de peur d’y voir ce qui pourrait, ou du moins ce qui devrait lui déplaire. »

Rassuré par ces dernières paroles, Leicester prodigua, dans les termes les plus passionnés, les assurances de son attachement, protestations qui peut-être, en ce moment, n’avaient rien que de sincère. Les diverses émotions qui l’avaient d’abord agité faisaient place maintenant à l’énergie avec laquelle il s’était déterminé à soutenir son rang dans les faveurs de la reine ; et jamais il ne parut à Élisabeth plus éloquent, plus beau, plus intéressant qu’au moment où, prosterné à ses pieds, il la conjura de le dépouiller de tout son pouvoir, mais de lui laisser le titre de son serviteur. « Retirez au pauvre Dudley, s’écria-t-il, tout ce que votre bonté lui a donné, et permettez qu’il redevienne un pauvre gentilhomme comme au temps où votre faveur s’est abaissée pour la première fois sur lui ; ne lui laissez que son manteau et son épée ; mais laissez-le se flatter qu’il possède encore ce qu’il n’a mérité de perdre ni par ses paroles, ni par ses actions, l’estime de son adorée reine et maîtresse.

— Non, Dudley, » dit Élisabeth en le relevant d’une main, tandis qu’elle lui donnait l’autre à baiser, « Élisabeth n’a pas oublié qu’au temps où vous n’étiez qu’un pauvre gentilhomme, dépouillé de votre rang héréditaire, elle était une pauvre princesse, et que pour sa cause vous avez aventuré tout ce que l’oppression vous avait laissé, votre vie et votre honneur. Levez-vous, milord, et laissez aller ma main. Levez-vous, et soyez ce que vous avez toujours été, l’ornement de notre cour et le soutien de notre trône ; votre maîtresse peut être forcée de vous réprimander de vos fautes, mais jamais elle ne méconnaîtra vos mérites. Et ainsi, que Dieu me soit en aide, » ajouta-t-elle en se tournant vers l’assemblée qui, avec des sentiments divers, assistait à cette scène intéressante, « Dieu me soit en aide que je crois que jamais souverain n’eut un serviteur plus fidèle que celui que j’ai dans ce noble comte. »

En ce moment il s’éleva des rangs de la faction de Leicester un murmure d’assentiment, auquel les amis de Sussex n’osèrent s’opposer. Ils restèrent les yeux fixés en terre, effrayés autant que mortifiés du triomphe public et absolu de leurs adversaires. Le premier usage que fit Leicester de la faveur que la reine lui avait si publiquement rendue, fut de lui demander ses ordres relativement à Varney. « Quoique, dit-il, ce drôle ne mérite que ma colère, cependant pourrais-je intercéder… ?

— En vérité, nous avions oublié cette affaire, dit la reine, et c’était fort mal à nous qui devons justice aux derniers de nos sujets comme aux premiers. Nous sommes charmée, milord, que vous l’ayez rappelée à notre souvenir. Où est Tressilian, l’accusateur ? Qu’il paraisse devant nous. »

Tressilian s’avança, et fit à la reine un profond salut. Sa personne, ainsi que nous l’avons fait observer ailleurs, avait un air de grâce et même de noblesse qui n’échappa pas à l’examen d’Élisabeth. Elle le regarda avec attention, tandis qu’il se tenait devant elle d’un air calme, mais profondément affligé.

« Je ne puis que plaindre ce gentilhomme, dit-elle à Leicester. J’ai pris des renseignements sur son compte, et son aspect confirme ce que j’ai entendu dire : on assure que littérateur et soldat, il est également familiarisé avec les arts et avec les armes. Nous autres femmes, milord, nous sommes capricieuses dans nos choix. J’eusse dit tout à l’heure, au premier coup d’œil, qu’il ne pouvait y avoir de comparaison entre votre écuyer et ce gentilhomme. Mais Varney est un effronté à la langue dorée ; et, à dire vrai, cela mène loin avec les personnes de notre sexe faible… Écoutez, monsieur Tressilian, pour une flèche perdue un arc n’est pas rompu. Votre affection sincère, comme je le crois, a été, ce me semble, mal récompensée ; mais vous êtes un homme instruit, et vous savez qu’il y a eu plus d’une Cresside infidèle depuis la guerre de Troie. Oubliez, mon bon monsieur Tressilian, cette inconstante, apprenez à être plus clairvoyant dans vos affections. Nos conseils sont plutôt puisés dans les écrits des savants que dans notre connaissance personnelle, notre rang et notre volonté nous ayant constamment interdit toute expérience de cette frivole passion. Pour le père de cette dame, nous pouvons adoucir sa peine en élevant son gendre à un poste qui lui permettra de maintenir son épouse sur un pied honorable. Toi-même, Tressilian, tu ne seras pas oublié… Suis notre cour, et tu verras qu’un Troïlus a quelques droits à notre faveur. Pense à ce que dit le bizarre Shakspeare[3]. Peste soit de lui ! ses fadaises me viennent à l’esprit quand je devrais penser à autre chose. Voyons… comment dit-il ?

Par de célestes nœuds Cresside était à vous ;
Mais ces liens du ciel sont rompus et dissous ;
Elle a donné sa main à quelque autre volage,
Sa flamme à Diomède est échue en partage.

Vous souriez, milord Southampton, peut-être ma mauvaise mémoire estropie-t-elle les vers de votre auteur favori… Mais c’en est assez, qu’il ne soit plus question de cette affaire. »

Puis, comme Tressilian restait dans l’attitude d’un homme qui aurait désiré d’être entendu, attitude pourtant pleine de respect, la reine ajouta avec quelque impatience : « Que veut-il encore ? Cette jeune fille ne peut pas vous épouser tous deux. Elle a fait son choix… Peut-être n’a-t-il pas été très sage, mais enfin elle est la femme de Varney.

— Si cela était, gracieuse souveraine, mes réclamations s’arrêteraient là, et avec mes réclamations expirerait ma vengeance. Mais je ne regarde pas la parole de ce Varney comme un gage de vérité.

— Si ce doute avait été exprimé partout ailleurs, répondit Varney, mon épée…

— Ton épée, » répéta Tressilian d’un ton de mépris ; « avec la permission de Sa Majesté, la mienne te fera voir…

— Silence, insolents ! dit la reine ; savez-vous bien où vous êtes ? Voilà le fruit de vos dissentions, milords, » ajouta-t-elle en regardant Leicester et Sussex ; « vos partisans prennent vos manières, et viennent se quereller et se défier jusqu’en ma présence comme de vrais matamores… Écoutez bien, messieurs, celui qui parlera de tirer l’épée pour une autre cause que la mienne ou celle de l’Angleterre, sur mon honneur, je lui ferai mettre des bracelets de fer aux poignets et aux jambes. » Alors elle s’arrêta un instant, et reprit d’un ton plus doux : « Cependant je dois interposer ma justice entre ces deux audacieux mutins… Milord Leicester, garantissez-vous sur votre honneur, c’est-à-dire sur votre conviction, que votre serviteur dit la vérité en avançant qu’il a épousé cette Amy Robsart ? »

L’attaque était directe, et Leicester en fut presque ébranlé. Mais il était allé trop loin pour pouvoir reculer, et il répondit après un moment d’hésitation : « D’après ma conviction… et ce que je sais de science certaine… elle est mariée.

— Madame, dit Tressilian, puis-je demander quand et dans quelles circonstances ce prétendu mariage ?…

— Comment, drôle ! répondit la reine, ce prétendu mariage ! N’avez-vous pas la parole de cet illustre comte qui garantit la vérité de ce qu’avance son serviteur ?… Mais tu es le perdant, du moins tu te regardes comme tel, et comme tel tu mérites de l’indulgence. Nous examinerons cette affaire plus à loisir… Milord Leicester, je pense que vous vous rappelez que je compte aller la semaine prochaine essayer de l’hospitalité de votre château de Kenilworth ? Nous vous prions d’inviter notre bon et estimable ami le comte de Sussex à venir nous y tenir compagnie.

— Si le noble comte de Sussex, » dit Leicester en saluant son rival avec une grâce et une politesse exquises, « veut honorer à ce point ma modeste habitation, j’y verrai une nouvelle preuve de l’amitié que Votre Majesté désire entre nous. »

Sussex fut plus embarrassé. « Je serais déplacé, madame, dit-il, au milieu de tant de réjouissances, après la cruelle maladie que je viens de faire.

— Avez-vous donc été si malade ? » dit Élisabeth en le regardant avec plus d’attention qu’elle ne l’avait encore fait. « Effectivement vous êtes bien changé, et j’en suis profondément affligée. Mais soyez tranquille, nous veillerons nous-même à la santé d’un serviteur aussi précieux et à qui nous devons tant. Masters ordonnera votre régime, et afin que nous puissions voir par nous-même s’il est obéi, il faut que vous nous suiviez dans notre voyage à Kenilworth. »

Ces mots furent prononcés d’un ton si absolu, en même temps si aimable, que Sussex, quelque répugnance qu’il éprouvât à devenir l’hôte de son rival, n’eut d’autre ressource que de s’incliner profondément devant la reine, en signe d’obéissance, et d’exprimer à Leicester, avec une politesse brusque et mêlée d’un peu d’embarras, qu’il acceptait son invitation. Tandis que les deux comtes échangeaient leurs compliments à ce sujet, la reine dit à son grand trésorier : « Il me semble que les physionomies de ces deux nobles pairs ressemblent à ces deux fameuses rivières classiques, dont l’une était si triste et si noire, l’autre si noble et si limpide. Mon vieux maître Ascham me grondera pour avoir oublié l’auteur qui en parle ; c’est César, il me semble. Voyez quel calme majestueux sur le front de Leicester, tandis que Sussex semble le complimenter comme s’il ne faisait notre volonté qu’à regret.

— Le doute de la faveur de Votre Majesté, répondit le lord trésorier, est peut-être cause de cette différence qui, comme toute autre chose, n’échappe pas à l’œil de Votre Majesté.

— Un pareil doute serait injurieux, milord, répondit la reine. Tous deux nous sont également chers, et nous les emploierons tous deux à d’honorables services pour le bien de notre royaume. Mais il est temps de mettre fin à leur entrevue… Milords Sussex et Leicester, nous avons encore un mot à vous dire : Tressilian et Varney sont attachés à vos personnes… vous aurez soin qu’ils nous suivent à Kenilworth ; et comme nous aurons alors près de nous Pâris et Ménélas, nous voulons aussi y voir la belle Hélène dont l’inconstance a causé cette querelle. Varney, ta femme viendra à Kenilworth, et se tiendra prête à paraître devant nous… Milord Leicester, vous veillerez à l’exécution de cet ordre. »

Le comte et son écuyer s’inclinèrent et se relevèrent sans oser regarder la reine, ni même se regarder l’un l’autre ; car tous deux en ce moment se sentaient sur le point d’être enveloppés dans leurs propres filets. La reine cependant ne remarqua pas leur confusion. « Milords Sussex et Leicester, ajouta-t-elle, nous avons besoin de votre présence au conseil privé que nous allons tenir et où doivent être discutées d’importantes affaires. Ensuite nous irons faire une promenade sur l’eau pour nous distraire, et vous nous y accompagnerez. Ceci nous rappelle une circonstance relative à cet écuyer au manteau sale, » dit-elle à Raleigh en souriant ; « ne manquez pas de vous souvenir que vous devez nous suivre dans notre voyage. On vous fournira les moyens de remonter convenablement votre garde-robe. »

Ainsi se termina cette mémorable audience, dans laquelle Élisabeth, comme dans tout le cours de sa vie, unit les caprices, apanage de son sexe, à ce bon sens et à cette politique profonde que ni homme ni femme n’ont possédés à un plus haut degré.


  1. Le passage du Bélier, petite rue de Londres. a. m.
  2. La tour de Londres, prison d’état. a. m.
  3. Dans le drame de Troïlus et Cressida, acte v, scène ii. a. m.