Kenilworth/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 26-33).


CHAPITRE II.

L’ORGIE.


Parlez-vous du jeune Lancelot ?
Shakspeare.. Le Marchand de Venise.


Après une courte pause, maître Goldthred, cédant aux instances de l’hôte, appuyées de celles de ses joyeux convives, régala la compagnie de la chanson suivante :

De tous les oiseaux du bocage
Ou bien des épineux buissons,
Le hibou seul a mon hommage ;
C’est un modèle sans partage
Pour tous les buveurs francs lurons.
Sitôt que le soleil s’efface
Et va s’unir à l’Océan,
Le hibou prenant son élan,
Sur le haut d’un arbre se place
Afin de huer sa chanson,
Dont il se moque sans façon.
Ainsi, malgré l’heure avancée,
Et l’orage utile au filou,
Et l’ombre encor plus amassée,
Buvons à la santé versée
Du joli, du joli hibou.

L’alouette vive et légère,
À nos yeux oiseau trop vulgaire,
Dort en son nid jusqu’au matin.
Vive le hibou solitaire,
Qui toute la nuit sans se taire
Souffle en sa corne un gai refrain.
Levons donc, mes chers camarades,
Le coude jusqu’à divaguer ;
Humectons-nous de cent rasades,
Chantons jusqu’à nous fatiguer :
Enfin, malgré l’heure avancée,
Et l’orage utile au filou,

Et l’ombre encor plus amassée,
Buvons à la santé versée
Du joli, du joli hibou.

« Voilà qui n’est pas mal, mes cœurs, » dit Michel quand le mercier eut fini sa chanson ; « et je vois qu’il y a encore du bon parmi vous. Mais quel chapelet vous m’avez défilé des noms de mes anciens camarades, en ajoutant à chacun quelque parole de malheur ! Ainsi donc, Swashing Will de Vallingford nous a souhaité le bonsoir ?

— Oui, il est mort comme un daim, dit un membre de la compagnie ; il a été tué d’un coup d’arbalète par le vieux Thatcham, garde-chasse du duc à Womnington-Castle.

— Il avait toujours aimé la venaison, et un verre de claret par-dessus ; celui-ci sera donc bu à sa mémoire. Allons, faites-moi raison, mes maîtres. »

Après ce toast en l’honneur du défunt, Lambourne continua ses questions en s’informant de Prance de Padworts.

« Parti, immortalisé depuis dix ans, dit le mercier ; comment ? le château d’Oxford, Goodmann Thong, et un bout de corde de dix sous, vous l’apprendront.

— Quoi ! le pauvre Prance a été pendu ? Voilà ce que c’est que d’aimer à se promener au clair de la lune. Allons, une rasade à sa mémoire, mes amis. Tous les bons vivants aiment le clair de lune. Et qu’est devenu Isal, l’homme aux plumes, celui qui demeurait près de Yattenden, et portait un si long plumet ?… j’oublie son nom.

— Qui ? Isal Hempseed ? répliqua le mercier ; vous devez vous rappeler qu’il tranchait du gentleman, et qu’il voulait se mêler des affaires de l’État ; en bien ! il s’est fourré dans le bourbier avec le duc de Norfolk[1], il y a deux ou trois ans, s’est enfui du pays avec un mandat d’arrêt à ses trousses, et oncques depuis on n’en a entendu parler.

— Après tous ces malheurs, dit Lambourne, je n’ai guère besoin de m’informer de Tony Poster ; car au milieu de ce déluge de cordes, de coups d’arbalète, de mandats d’arrêt, il est douteux que Tony s’en soit tiré.

— De quel Tony Poster voulez-vous parler ? demanda l’aubergiste.

— Bon ! de celui qu’on appelait Tony Allume-Fagots, parce qu’il avait apporté une lumière pour mettre le feu au bûcher de Latimer et de Ridley[2], lorsque le vent éteignit la torche de notre ami Jock Thong, et que personne ne voulait le rallumer ni par zèle ni pour argent.

— Tony Foster vit et prospère, dit l’hôte. Mais, mon neveu, ne vous avisez plus de l’appeler Tony Allume-Fagots, si vous ne voulez pas attraper un coup de poignard.

— Bah ! il a honte de ce surnom, dit Lambourne, lui qui avait coutume de s’en glorifier, et de dire qu’il aimait autant voir rôtir un hérétique qu’un bœuf !

— Fort bien, mon neveu ; mais c’était du temps de Marie, reprit l’hôte, quand le père de Tony était bailli de l’abbé d’Abingdon ; mais depuis cette époque Tony a épousé une précisienne[3], et il est aussi bon protestant que qui que ce soit.

— Il a un air important, marche la tête haute, et méprise ses anciens compagnons, dit le mercier.

— Alors il a prospéré, je vous le garantis, dit Lambourne ; car aussitôt qu’un homme gagne de l’argent, il s’éloigne de ceux dont la fortune dépend des autres,

— Diable ! s’il a prospéré ! dit le mercier : vous vous rappelez Cumnor-Place, ce vieil hôtel près du cimetière ?…

— À telles enseignes que j’en pillai trois fois le verger. Mais que voulez-vous dire ? C’était la résidence de l’abbé, quand la peste ou quelque maladie régnait à Abingdon.

— Oui, dit l’hôte, mais il y a long-temps de cela. Aujourd’hui Antony Foster est maître dans cette maison, et y vit par suite des bonnes grâces d’un homme puissant à la cour, qui tient de l’Église les terres de la Couronne. Il y demeure, et fait aussi peu de cas des habitants de Cumnor que s’il avait été fait chevalier.

— Pourtant, dit le mercier, ce n’est pas tout-à-fait par orgueil. Il y a une belle dame dans cette affaire, et Tony permet à peine à la lumière du jour de la visiter.

— Comment ! dit Tressilian, » qui pour la première fois prenait part à la conversation, « n’avez-vous pas dit que Foster était marié, et à une piécisienne ?

— Il était marié, et à une précisienne aussi rigide qu’on en vit jamais, et Tony et elle vivaient comme chien et chat, à ce qu’on dit. Mais elle est morte, que Dieu lui fasse paix ! et comme Tony n’a qu’une petite fille, on croit qu’il a le projet d’épouser cette inconnue de laquelle on fait tant de bruit.

— Et pourquoi ? Je veux dire, pourquoi tant de bruit sur son compte ? dit Tressilian.

— Tout ce que je sais, répondit l’hôte, c’est qu’on dit qu’elle est belle comme un ange, et que personne ne sait d’où elle vient, et que chacun voudrait savoir pourquoi elle est si étroitement renfermée. Pour ma part, je ne l’ai jamais vue ; vous l’avez vue, je crois, monsieur Goldthred ?

— C’est vrai, mon vieux camarade, dit le mercier. Figurez-vous que je revenais à cheval d’Abingdon ; je passais sous cette fenêtre de l’hôtel où l’on a peint tant de vieux saints et leurs histoires avec mille autres choses semblables ; je n’avais pas pris la route ordinaire, mais un chemin qui traversait le parc ; car, ayant trouvé la porte de derrière fermée au loquet, j’avais cru pouvoir, en qualité d’ancien camarade, passer sous les arbres, tant pour avoir de l’ombre que parce que j’avais un habit couleur de pêche, brodé en or.

— Lequel habit, dit Lambourne, tu n’étais pas fâché de faire briller aux yeux d’une jolie dame. Ah, coquin ! ne renonceras-tu donc jamais à tes vieilles malices ?

— Non, non, ce n’est pas cela, » dit le mercier en prenant un air riant ; « ce n’était pas du tout cela, c’était curiosité, une espèce de compassion intérieure ; car la pauvre jeune dame, du matin au soir, ne voit rien que Tony Foster avec ses gros sourcils noirs, sa tête de taureau et ses jambes tortues…

— Et tu n’étais pas fâché de lui faire voir un homme mieux arrangé dans un justaucorps de soie, une jambe tournée comme celle d’un coq dans une botte de Cordouan, une figure ronde souriant d’un air suffisant, parée d’un bonnet de velours, d’une plume de dindon et une ganse dorée. Ah, petit fripon de mercier ! ceux qui ont de belles choses aiment à les montrer. Allons ! messieurs, ne laissez pas vos verres en place : buvons aux longs éperons, aux bottes courtes, aux bonnets fourrés et aux têtes vides.

— Ah Michel ! c’est être jaloux de moi, dit Goldthred ; et cependant cette bonne fortune pourrait l’arriver à toi ou à tout autre.

— Le diable confonde ton impudence ! riposta Lambourne ; ne voudrais-tu pas avec ta face de pouding et tes manières de marchand, te comparer à un militaire, à un gentleman ?

— Mon bon monsieur, dit Tressilian, souffrez que je vous prie de ne pas interrompre cet honnête citoyen. Il conte à mon gré de si jolies histoires, que je l’écouterais volontiers jusqu’à minuit.

— C’est plus de faveur que je n’en mérite, répondit Goldthred ; mais puisque je vous fais plaisir, mon digne monsieur Tressilian, je continuerai, malgré les railleries et les lardons de ce vaillant soldat, qui a peut-être attrapé plus de coups que de couronnes dans les Pays-Bas. Or, monsieur, comme je passais sous la grande fenêtre aux peintures, la bride sur le cou de mon palefroi qui allait l’amble, partie pour ma commodité, partie afin d’avoir davantage le loisir de regarder autour de moi, j’entendis ouvrir une jalousie, et ne me croyez jamais, monsieur, si je ne vis pas paraître la plus jolie femme qui se soit trouvée jamais devant mes yeux, et je pense que j’ai vu autant de jolies filles et avec autant de discernement que qui que ce soit.

— Oserais-je vous demander son portrait ?

— Oh, monsieur, répliqua Goldthred, je vous assure qu’elle avait le costume d’une grande dame, des habits magnifiques qui auraient pu aller à la reine elle-même ; car elle avait un corps de jupe de satin couleur de gingembre, et qui, à mon jugement, doit avoir coûté au moins trente schellings l’aune, doublée de taffetas moiré et garnie de deux larges galons d’or et d’argent. Quant à son chapeau, monsieur, c’est véritablement ce que j’ai vu de plus élégant dans ces parages ; il était de taffetas brun, brodé avec des scorpions d’or de Venise, et bordé d’une frange d’or. Je vous assure, monsieur, que c’était un ouvrage parfait, surpassant tout ce qu’on peut faire en ce genre. Pour le bas de sa robe, il était selon l’ancienne mode de pas-devant.

— Je ne vous demande pas quel était son costume, » dit Tressilian, qui avait témoigné quelque impatience pendant cette minutieuse description ; « mais quels étaient son teint, la couleur de ses cheveux, et ses traits ?

— Quant à son teint, répondit le mercier, je ne puis en parler avec certitude ; mais j’ai remarqué que son éventail avait un manche d’ivoire orné de fine marqueterie ; et pour ses cheveux, je ne puis vous garantir leur couleur ; elle portait seulement par-dessus un réseau de soie verte, d’un tissu entremêlé d’or.

— L’excellente mémoire de mercier ! dit Lambourne ; monsieur l’interroge sur la beauté de la dame, et il lui parle de la richesse de ses vêtements !

— Je te dis, » répliqua le mercier un peu déconcerté, « que j’ai eu à peine le temps de la voir ; car j’allais lui donner le bonjour, et pour cela j’avais apprêté un sourire…

— Comme celui d’un singe qui lorgne une châtaigne, dit Lambourne.

— Quand tout-à-coup, » continua Goldthred sans avoir égard à cette interruption, « Tony parut en personne, un bâton à la main.

— Et il te roua de coups, j’imagine, pour ton impertinence ? dit son interlocuteur.

— C’était plus aisé à dire qu’à faire, » répondit Goldthred avec colère ; « non, non, il ne m’a pas rossé : il est vrai qu’il leva son bâton, et parla de m’en frapper, en me demandant pourquoi je ne suivais pas la grande route, et d’autres choses comme cela ; mais je lui eusse fendu le crâne pour sa peine, sans la présence de la dame, qui eût pu s’évanouir.

— Foin du lâche au cœur d’esclave ! dit Lambourne ; quel chevalier errant pensa jamais à la frayeur d’une dame en se préparant à combattre en sa présence géant, dragon, ou magicien, pour la délivrer ? Mais à quoi bon parler de dragons à un homme qui fuirait devant un dragon-mouche[4]. Tu as manqué là une bien belle occasion…

— Saisis-la donc, toi, terrible Michel, répondit Goldthred ; le palais enchanté, le dragon et la dame, tout cela t’attend, si tu oses t’y aventurer.

— Moi ? soit, dit le militaire, je le ferai pour une pinte de vin. Mais un instant… je suis assez pauvre en linge ; hé bien ! veux-tu parier une pièce de toile de Hollande contre ces cinq anges, que je vais demain au château et que je force Tony Foster à m’introduire auprès de sa belle recluse ?

— J’accepte la gageure ; quoique tu aies l’impudence du diable, je suis convaincu que je gagnerai. Notre hôte tiendra les enjeux, et je vais déposer de l’or en attendant que je t’envoie la toile.

— Je ne veux pas me charger de tenir les enjeux pour une semblable gageure, dit Gosling. Allons, mon neveu, buvez tranquillement votre vin, et laissez là de pareilles aventures. Je vous assure que M. Foster a assez de crédit pour vous faire coffrer dans le château d’Oxford ou pour forcer vos jambes à faire connaissance avec les ceps de la ville.

— Ce serait renouveler une ancienne liaison ; car les jambes de Michel et les ceps de la ville se sont connus autrefois, dit le mercier ; mais je ne le tiendrai pas quitte de sa gageure, à moins qu’il ne paie un dédit.

— Un dédit ! s’écria Lambourne ; je m’en moque. Je fais aussi peu de cas de la colère de Foster que d’une cosse de pois ; et je ferai visite à sa belle, qu’il le veuille ou non.

— Je me mettrai volontiers de moitié dans votre pari, dit Tressilian, si vous voulez me permettre de m’associer dans cette aventure.

— Quel avantage y trouveriez-vous, monsieur ? dit Lambourne.

— Aucun, monsieur, répondit Tressilian, si ce n’est celui de voir l’adresse et le courage avec lesquels vous vous conduirez. Je suis un voyageur qui cherche les rencontres singulières et les événements extraordinaires, comme les chevaliers d’autrefois cherchaient les aventures et les combats.

— Hé bien ! s’il vous fait plaisir de voir une vanité chatouillée, je ne demande pas mieux que d’avoir un témoin de mon adresse. Buvons donc au succès de mon entreprise ; et celui qui ne voudra pas me faire raison à genoux est un coquin à qui je couperai les jambes près des jarretières. «

La rasade que Michel but à cette occasion avait été précédée de tant d’autres, que sa raison chancela sur son trône. Il adressa deux ou trois jurons au mercier, lequel raisonnablement refusa de répondre à une proposition qui impliquait la perte de sa gageure.

« Viens-tu faire de la logique, s’écria Michel, toi misérable, qui n’as pas plus de cervelle qu’un écheveau de soie embrouillé. Par le ciel ! je veux faire de ta peau cinquante aunes de galon. »

Mais au moment où il allait tirer son sabre pour exécuter ce beau projet, Michel Lambourne fut saisi par le sommelier et le garçon d’appartements, et transporté dans sa chambre pour qu’il y cuvât son vin à son aise.

La compagnie alors se leva et les convives se retirèrent à la grande satisfaction de mon hôte, mais non pas à celle de quelques-uns qui ne se souciaient pas de se séparer sitôt du bon vin qui devait ne leur coûter rien, tant qu’ils pourraient lui tenir tête. Ils furent pourtant obligés de déguerpir et s’en allèrent enfin, laissant le champ libre à Gosling et à Tressilian.

« Sur ma foi, dit le premier, je ne sais quel plaisir trouvent nos grands seigneurs à dépenser leur argent pour donner des repas et à jouer le rôle de mon hôte sans faire payer la carte. C’est ce que je pratique fort rarement, et quand cela m’arrive, il n’y a pas de fois, par saint Julien ! que je ne m’en repente vivement. Chacun de ces brocs vides que mon neveu a bus et que ses camarades ont avalés eût été une source de profit pour quelqu’un de mon état, et moi je dois le compter en pure perte. Je ne puis, sur mon âme, concevoir le plaisir qu’on peut trouver au bruit, aux extravagances, aux folies et aux querelles, fruits de l’ivrognerie, aux obscénités, aux blasphèmes, surtout quand on perd son argent au lieu d’en gagner. Et cependant plus d’une belle fortune a été dissipée pour favoriser de semblables extravagances, au grand détriment des cabaretiers ; car qui diable voudra venir dépenser son argent à boire à l’Ours-Noir, lorsqu’il peut se régaler pour rien chez milord ou chez le squire ? »

Tressilian s’aperçut que le vin avait fait quelque impression sur le cerveau éprouvé de mon hôte ; sa sortie contre l’ivrognerie en était à ses yeux la meilleure preuve. Comme il avait soigneusement évité de trop boire, il voulut profiter de la franchise qu’inspire ordinairement le vin, pour tirer de Gosling quelques nouveaux renseignements sur Antony Foster et la dame que le mercier avait vue dans sa maison ; mais ses questions ne firent que fournir à mon hôte un nouveau texte de déclamation contre la perfidie du beau sexe, sortie où il emprunta toute la sagesse de Salomon à l’appui de la sienne. Finalement il tourna ses sages avis, assaisonnés d’une bonne dose de reproches, sur ses garçons qui étaient en train d’enlever les restes du souper et de rétablir l’ordre dans la salle ; puis voulant, pour son malheur, joindre l’exemple au précepte, il cassa un plateau et une demi-douzaine de verres, en cherchant à leur montrer comment se faisait le service aux Trois-Grues, dans le Vintry, la taverne de Londres alors la plus renommée. Ce dernier accident le rappela si bien à lui-même, qu’il fut se mettre au lit, dormit profondément, et se réveilla le lendemain un tout autre homme.


  1. Qui fut décapité pour avoir trahi Élisabeth, et servi Marie Stuart, dont il voulait devenir l’époux. a. m.
  2. Réformateurs brûlés sous la reine Marie. a. m.
  3. Les précisiens étaient une espèce de puritains. a. m.
  4. Dragon-fly, demoiselle aquatique. Pour conserver le jeu de mots qui existe dans l’original, nous avons hasardé le mot dragon-mouche. a. m.