Kenilworth/22

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 269-285).


CHAPITRE XXII.

LADY LEICESTER.


Ici ma beauté est fort peu de chose, et les dames de la cour n’ont que du mépris pour elle ; pourquoi donc, indigne comte, m’avoir arrachée à ce séjour où elle était estimée si haut ?

Tu ne viens plus avec ton empressement accoutumé voir celle qui fut jadis ton amante adorée ; qu’elle soit vivante ou morte, je crains bien, cruel, que ce ne soit pour toi la même chose.

Le Château de Cumnor, par Williams Julius Mickle.


Les dames à la mode de nos jours, ou de toute autre époque, eussent été obligées de convenir que la jeune et aimable comtesse de Leicester avait, indépendamment de la jeunesse et de la beauté, deux qualités qui lui méritaient une place parmi les femmes de distinction. Elle montrait, comme on a pu s’en apercevoir dans son entrevue avec le colporteur, le plus vif empressement à faire des achats inutiles, uniquement pour le plaisir de se procurer ces vains et brillants colifichets qui cessaient de lui plaire aussitôt qu’ils étaient en sa possession ; elle savait aussi passer chaque jour un temps considérable à orner sa personne, quoique l’éclat varié de sa toilette n’eût d’autre effet que de lui attirer les éloges satiriques de la précisienne Jeannette, ou un regard d’approbation des beaux yeux qui voyaient leur expression de triomphe réfléchie dans le miroir.

La comtesse Amy pouvait, il est vrai, alléguer pour excuse à ses goûts frivoles que l’éducation de cette époque n’avait eu que peu d’influence sur un esprit naturellement superficiel et ennemi de l’étude. Si elle n’eût point autant aimé la parure, elle eût pu s’occuper de tapisserie ou de broderie, jusqu’à ce que tous les murs et tous les sièges de Lidcote-Hall eussent été couverts de ses ouvrages répandus partout avec profusion ; ou bien se distraire des travaux de Minerve en préparant un beau pudding pour le moment où sir Hugh Robsart revenait de courir les bois. Mais Amy n’avait naturellement de goût ni pour le métier ni pour l’aiguille, ni pour les livres de compte. Elle avait perdu sa mère dès son enfance. Son père ne l’avait jamais contredite en rien ; et Tressilian, le seul de ceux qui l’approchaient qui fût capable ou eût le désir de cultiver son esprit, s’était fait beaucoup de tort auprès d’elle en montrant un peu trop d’empressement à jouer le rôle de précepteur : aussi inspirait-il à cette jeune personne, vive, frivole, et habituée à être gâtée, quelque crainte et beaucoup de respect, mais peu ou point de ce sentiment plus doux qu’il avait eu l’espoir et l’ambition de faire naître en elle. Le cœur d’Amy était ouvert au premier qui saurait s’en emparer, et son imagination fut aisément captivée par le noble extérieur, les manières gracieuses et les séduisantes flatteries de Leicester, bien qu’elle le connût pour le favori de la richesse et du pouvoir.

Les fréquentes visites de Leicester à Cumnor, dans les premiers temps de leur union, avaient réconcilié la comtesse avec la solitude et la privation auxquelles elle était condamnée ; mais quand ces visites devinrent de plus en plus rares, et que ce vide fut rempli par des lettres d’excuses, dont les termes n’étaient pas toujours fort passionnés, et qui généralement étaient fort courtes, le mécontentement et le soupçon commencèrent à habiter ce splendide appartement que l’amour avait préparé pour la beauté. Les réponses d’Amy à Leicester dévoilaient trop ouvertement ces sentiments, et elle insistait avec plus de franchise que de prudence pour sortir de sa demeure obscure et isolée par l’aveu public de son mariage avec le comte ; en développant ses arguments avec tout l’art dont elle était capable, elle comptait principalement sur la chaleur des prières dont elle les appuyait. Quelquefois elle s’aventurait à y mêler des reproches dont Leicester croyait avoir de justes motifs de se plaindre.

« Je l’ai faite comtesse, » disait-il à Varney ; « certainement elle pourrait attendre que ce fût mon plaisir de lui en faire prendre la couronne. »

La comtesse Amy voyait les choses sous un tout autre aspect.

« Que signifie, disait-elle, d’avoir en réalité ce rang et ces honneurs, si je dois vivre dans l’obscurité d’une prison, sans société ni considération, exposée chaque jour à être outragée comme une personne d’une réputation équivoque ? Je ne fais aucun cas, Jeannette, de ces cordons de perles que tu places dans mes tresses au détriment de ma pauvre tête. Je te dis qu’à Lidcote-Hall, il suffisait que je misse dans mes cheveux une rose fraîchement cueillie, pour que mon bon père m’appelât à lui pour voir ma coiffure de plus près ; et le bon vieux ministre souriait, et M. Mumblazen disait quelques mots sur les roses de gueule. Maintenant je suis ici couverte d’or et de pierreries comme une madone, et il n’y a personne pour voir ma parure que toi, ma Jeannette. Il y avait aussi le pauvre Tressilian… Mais à quoi bon parler de lui ?

— En effet, dit Jeannette, cela ne sert de rien, et franchement vous me faites quelquefois désirer que vous ne parliez pas de lui si souvent et si imprudemment.

— Tes avis sont complètement inutiles, Jeannette. Je suis née libre, quoique je sois renfermée comme une belle esclave d’Orient plutôt que comme la femme d’un seigneur anglais. J’ai tout supporté avec plaisir, tant que j’ai été sûre qu’il m’aimait ; mais à présent, qu’ils enchaînent mes membres comme ils voudront, mon cœur et ma langue seront libres. Je te le dis, j’aime mon époux ; je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir. Je ne pourrais cesser de l’aimer quand même je le voudrais, quand même, ce qui, Dieu le sait, peut fort bien arriver, il cesserait de m’aimer. Mais je le dirai, et le dirai hautement, j’eusse été plus heureuse que je ne suis si j’étais restée à Lidcote-Hall, eussé-je dû même épouser ce pauvre Tressilian avec son air mélancolique et sa tête pleine de science, dont je ne me souciais nullement. Il me disait que si je voulais lire ses livres favoris, il viendrait un temps où je me réjouirais de l’avoir fait… Je crois que ce temps est venu.

— Je vous ai acheté quelques livres, madame, dit Jeannette, d’un boiteux qui me les a vendus sur la place du marché… et qui, je vous l’assure, m’a regardée d’une façon passablement hardie.

— Montre-les-moi, Jeannette, dit la comtesse ; mais que ce ne soient point des livres de ta secte précisienne… Qu’est-ce que tout cela, très vertueuse demoiselle ? Une paire de mouchettes pour le chandelier d’or. — Une poignée de myrrhe et d’hysope pour donner un purgatif à une âme malade. — Un verre d’eau de la vallée de Baca.— Les Renards et les Tisons. Comment appelles-tu toutes ces niaiseries, ma fille ?

— Madame, il m’a semblé convenable de placer la grâce devant vous ; mais puisque vous la refusez, voici des livres de comédie et des poésies, je crois. »

La comtesse continua nonchalamment son examen, rejetant maints volumes rares qui feraient aujourd’hui la fortune de vingt bouquinistes. C’était le Livre de cuisine, imprimé par Richard Lant. — Les Œuvres de Skelton. — Le Passe-temps du peuple. — Le château de la Science. Mais la comtesse ne se sentit pas plus de goût pour ces savants ouvrages, et ce fut avec joie qu’elle abandonna la tâche fastidieuse de feuilleter des bouquins, et qu’elle les fit voler sur le plancher, quand, à un bruit de pas de chevaux qui se fit entendre dans la cour, elle courut à la fenêtre en s’écriant : « C’est Leicester ! c’est mon noble comte !… chaque pas de son cheval a pour mon oreille le son d’une musique divine. »

Il y eut un court moment de tumulte dans la maison, et bientôt après, Foster, les yeux baissés, l’air sombre comme de coutume, entra dans l’appartement pour dire que M. Richard Varney venait d’arriver de la part de milord, qu’il avait couru toute la nuit, et qu’il demandait à parler sur-le-champ à milady.

« Varney ?… Et pour me parler… Grand Dieu !… Mais il vient de la part de milord… Faites-le donc entrer sur-le-champ… »

Varney entra dans le cabinet de toilette de la comtesse, où elle était assise, dans tout l’éclat de ses grâces naturelles, embellies encore par le goût de Jeannette, et par tout ce que pouvait y ajouter un négligé riche et élégant. Mais sa plus belle parure était sa belle chevelure châtain, dont les boucles nombreuses flottaient autour de son cou blanc comme celui d’un cygne et sur son sein agité par l’inquiétude de l’attente qui avait répandu une vive rougeur sur toute sa figure.

Varney parut dans le même costume avec lequel il avait accompagné le matin son maître à la cour, et dont l’éclat contrastait singulièrement avec le désordre produit par un voyage rapide au milieu d’une nuit obscure, et par de mauvais chemins. Son front avait une expression inquiète et embarrassée, comme celui d’un homme chargé d’annoncer des nouvelles qu’il doute de voir bien accueillies, et qui, cependant, est accouru en toute hâte, pressé par la nécessité de les communiquer. La comtesse, dans son anxiété, prit aussitôt l’alarme, et elle s’écria : « Vous m’apportez des nouvelles de milord, monsieur Varney ?… Ciel ! serait-il malade ?

— Non, madame, grâce au ciel ! répondit Varney ; calmez-vous, et permettez-moi de reprendre haleine avant de vous communiquer les nouvelles que j’apporte.

— Non, monsieur, » répliqua la comtesse avec impatience ; « je connais vos artifices de théâtre. Puisque votre haleine a suffi pour vous conduire jusqu’ici, elle vous suffira bien encore pour me dire, au moins sommairement, ce qui vous amène.

— Madame, répondit Varney, nous ne sommes pas seuls, et le message de milord ne doit être entendu que de vous seule.

— Laissez-nous, Jeannette et Foster, dit la comtesse ; mais restez dans la pièce voisine et à portée de ma voix. »

Foster et sa fille se retirèrent, en conséquence de l’ordre de lady Leicester, dans la pièce voisine, qui était le salon. La porte qui communiquait à la chambre à coucher fut soigneusement fermée au verrou, et le père ainsi que sa fille demeurèrent tous deux dans l’attitude d’une inquiète attention ; le premier avec un air sombre et soupçonneux, et Jeannette, les mains jointes, partagée entre le désir de connaître le sort de sa maîtresse, et les prières qu’elle adressait au ciel pour qu’il la protégeât. Foster paraissait lui-même avoir quelque idée de ce qui se passait dans l’esprit de sa fille, car il traversa l’appartement et lui prit la main avec sollicitude en lui disant : « C’est bien ! prie, Jeannette, prie… nous avons besoin de prières, et quelques-uns de nous plus que d’autres. Prie, Jeannette : je prierais moi-même ; mais je dois écouter ce qui se passe là-dedans. Quelque événement nous menace, ma fille ; il se prépare quelque chose de fâcheux. Dieu nous pardonne nos péchés ! mais l’arrivée soudaine de Varney ne nous présage rien de bon. »

Jeannette n’avait, jusqu’alors, jamais entendu son père l’exciter, ou même l’autoriser à faire attention à ce qui pouvait se passer dans leur mystérieux séjour, et maintenant elle ne savait pourquoi sa voix retentissait à son oreille comme celle du hibou qui présage quelque action terrible ou quelque malheur. Elle tourna ses yeux avec crainte vers la porte, comme si elle se fût attendue à quelque bruit horrible, ou à quelque affreux spectacle.

Tout néanmoins était silencieux comme la mort, et la voix de ceux qui parlaient dans la chambre fermée, si toutefois ils parlaient, était si basse de ton, qu’on ne pouvait l’entendre dans la pièce voisine. Tout-à-coup, cependant, on entendit parler haut et précipitamment, et un instant après, la comtesse s’écrier avec l’accent de l’indignation la plus vive : « Ouvrez la porte, monsieur, je vous l’ordonne !… ouvrez la porte !… point de réplique… ; » et couvrant des éclats de sa voix les sons bas et étouffés de celle de Varney, qui de temps en temps se faisait entendre : « Hors d’ici ! sortez !… » continuait-elle en accompagnant ses paroles des cris perçants : « Jeannette, appelle toute la maison !… Foster, brisez la porte… un traître me retient ici… employez la hache et le levier, monsieur Foster, j’en répondrai pour vous !…

— Il n’en est pas besoin, « dit à la fin Varney, de manière à être entendu distinctement ; « si vous voulez faire connaître à tout le monde les importantes affaires de milord et les vôtres, je ne vous en empêcherai point. «

Les verroux furent tirés, et la porte ouverte toute grande ; Jeannette et son père se précipitèrent dans la chambre, inquiets de connaître la cause de ces exclamations.

Quand ils entrèrent dans l’appartement, Varney était près de la porte, grinçant des dents d’un air qui exprimait la rage, la honte et la crainte. La comtesse était debout au milieu de l’appartement, comme une jeune pythonisse sous l’influence de la fureur prophétique. Les veines de son beau front s’étaient gonflées en lignes bleues au milieu de ses violents efforts pour grossir sa voix, ses joues et son cou étaient rouges comme de l’écarlate, ses yeux étincelaient comme ceux de l’aigle emprisonné, qui lance des éclairs sur l’ennemi qu’il ne peut atteindre de ses serres. S’il eût été possible qu’une des Grâces fût animée par une Furie, sa figure n’aurait pas uni tant de beauté à tant de haine, de mépris, d’assurance et de colère. Les gestes et l’attitude répondaient à la voix et aux regards, et dans son ensemble, elle présentait un spectacle à la fois magnifique et terrible : tant il y avait de sublime dans cette combinaison de la passion avec les grâces naturelles de la comtesse Amy ! Jeannette, aussitôt que la porte fut ouverte, courut vers sa maîtresse, et Foster, plus lentement que sa fille, quoique avec plus de vivacité que de circonspection, s’approcha de Richard Varney. « Au nom du ciel, qu’arrive-t-il à Votre Seigneurie ? dit la première.

— Au nom de Satan, que lui avez-vous fait ? dit Foster à son ami.

— Qui ? moi ! Rien, » répondit Varney, mais d’une voix sombre et abattue ; « rien, que de lui communiquer les ordres de son maître ; mais s’il ne plaît pas à milady d’y obéir, elle sait mieux que moi ce qu’elle pourra lui répondre.

— Le ciel m’en est témoin, Jeannette ! dit la comtesse ; le perfide, le traître a menti par la gorge ! il doit mentir, car il outrage par ses paroles l’honneur de mon époux ; il doit mentir doublement, car il parle pour arriver à un but également exécrable et impossible à atteindre.

— Vous m’avez mal compris, madame, » dit Varney avec un air de soumission et de repentir forcé ; « laissons là cette affaire jusqu’à ce que votre emportement soit calmé, alors j’expliquerai tout.

— Tu n’auras jamais plus l’occasion de le faire, dit la comtesse. Regarde-le, Jeannette, il est richement vêtu, il a les dehors d’un gentilhomme, et il est venu ici pour me persuader que c’est le bon plaisir de milord, que dis-je ? l’ordre de mon époux que je parte avec lui pour Kenilworth, et que là, devant la reine et sa cour, en présence de mon propre époux, je le reconnaisse, lui, lui Varney, ce brosseur d’habits, ce décrotteur de souliers ; lui Varney, ce laquais de milord, pour mon maître et pour mon époux : je devrais, grand Dieu ! fournir contre moi-même, si j’avais à réclamer mes titres et mon rang, des armes assez puissantes pour ruiner dans leurs fondements mes justes prétentions, pour détruire mes droits à être regardée comme une des dames les plus honorables de la noblesse anglaise !

— Vous l’entendez, Foster, et vous, jeune fille ; vous entendez cette dame, » reprit Varney profitant de la pause que la comtesse avait faite, moins pour chercher une suite à sa philippique que pour reprendre haleine ; « vous entendez que sa colère est uniquement dirigée contre le plan de conduite que notre bon seigneur, dans le but de tenir secrètes certaines affaires, lui propose dans la lettre qu’elle tient maintenant entre ses mains. »

Foster essaya alors d’intervenir avec un air d’autorité qui convenait à la charge qui lui était confiée. « Vraiment, madame, je dois le dire, vous avez été trop prompte à vous emporter. Une telle fraude n’est pas absolument condamnable, quand elle est employée dans un but honnête ; c’est ainsi que le patriarche Abraham feignit que Sara était sa sœur quand ils partirent pour l’Égypte.

— Oui, monsieur, répondit la comtesse ; mais Dieu blâma cette fraude, même dans le père de son peuple, par la bouche du païen Pharaon. Loin de moi ceux qui lisent l’Écriture, seulement pour lui emprunter de semblables faits, qui nous sont présentés plutôt comme des avertissements que comme des exemples !

— Mais Sara ne contraria pas la volonté de son mari, ne vous en déplaise, dit Foster ; elle fit ce qu’ordonnait Abraham, et prit le nom de sa sœur, afin de seconder les bonnes intentions de son époux, et afin que son âme ne fût pas compromise par sa beauté.

— Que le ciel me pardonne mon inutile colère ! dit la comtesse ; mais tu es un aussi audacieux hypocrite que ce drôle-là est un impudent menteur. Jamais je ne croirai que le noble Dudley ait donné son assentiment à un projet aussi lâche, aussi déshonorant. Ainsi, je mets sous mes pieds son infamie, si réellement elle est la sienne ; ainsi j’en détruis à jamais le souvenir. »

En disant ces derniers mots, elle mit en pièces la lettre de Leicester, la foula aux pieds dans l’excès de son emportement, comme si elle eût voulu anéantir les morceaux qu’elle en avait faits.

« Soyez témoins, » dit Varney en prenant son air d’assurance, « qu’elle a déchiré la lettre de milord, afin de mettre sur mon compte le plan qu’il a imaginé, et, quoiqu’il n’en doive résulter pour moi ni danger, ni inquiétude, elle voudrait me l’imputer, comme si j’avais en vue quelque dessein personnel.

— Tu mens, perfide esclave ! dit la comtesse Amy, en dépit des efforts que faisait, pour l’engager à garder le silence, Jeannette, qui craignait que sa violence ne fournît des armes contre elle. « Tu mens ! .. Laisse-moi parler, Jeannette ; quand ce devraient être mes dernières paroles, je le répète, il ment. Il a voulu accomplir ses infâmes desseins, et il les eût exposés plus clairement, si mon indignation m’avait permis de garder le silence, qui, d’abord, l’avait encouragé à dévoiler ses vils projets.

— Madame, » dit Varney confondu en dépit de son effronterie, « je vous prie de croire que vous vous trompez.

— Je croirai plutôt que le jour est la nuit… Ai-je bu la coupe de l’oubli ?… Mon souvenir ne me rappelle-t-il pas des événements antérieurs qui, connus de Leicester, t’auraient valu la potence au lieu de l’honneur de son intimité ?… Si je pouvais être homme pendant cinq minutes seulement ! ce temps suivrait pour faire confesser à un lâche comme toi sa scélératesse. Mais, va-t’en… va dire à ton maître, que, lorsque je suivrai la voie honteuse dans laquelle doivent nécessairement me conduire d’aussi indignes manèges que ceux que tu m’a conseillés en son nom, je lui donnerai un rival un peu plus digne de ce titre. Il ne sera pas supplanté par un vil laquais, dont le plus grand bonheur est de se parer du vêtement de son maître avant qu’il soit complètement usé, et qui ne peut tout au plus séduire qu’une fille de faubourg par l’élégance des rosettes neuves qu’il a fait mettre aux vieilles pantoufles de son maître. Sortez d’ici, monsieur ; sortez !… Je te méprise tant, que je suis honteuse de m’être mise en colère contre toi. »

Varney quitta la chambre avec une expression de rage concentrée ; il fut suivi de Foster, dont l’esprit naturellement lent à émouvoir fut bouleversé par cette violente explosion d’indignation, qui, pour la première fois, avait saisi une personne qui lui avait paru jusqu’alors trop indolente et trop douce pour nourrir aucune pensée de colère, ou proférer aucune parole emportée. Foster suivit donc Varney pas à pas, le persécutant de questions auxquelles celui-ci ne répondit rien, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans l’aile opposée du bâtiment, et dans la vieille bibliothèque avec laquelle le lecteur a déjà pu faire connaissance. Là, Varney se tourna vers l’inexorable Foster, et lui adressa la parole d’un ton assez calme ; car ce court instant avait suffi pour rendre la présence d’esprit à un homme aussi habitué à commander à ses passions.

« Tony, » dit-il avec le rire moqueur qui lui était familier, « il ne sert de rien de le nier : la femme et le diable qui, comme ton oracle, M. Holdforth, pourra te le confirmer, trompèrent l’homme au commencement du monde, se sont trouvés aujourd’hui plus forts que ma sagesse. Cette petite sorcière avait quelque chose de si séduisant ; elle a si bien gardé son sang-froid pendant que je lui communiquais ce message de milord, que, sur ma foi, j’ai cru que je pouvais parler un peu pour mon compte. Elle croit maintenant me tenir la tête sous sa ceinture, mais elle se trompe grossièrement… Où est le docteur Alasco ?

— Dans son laboratoire, répondit Foster ; c’est l’heure où on ne peut lui parler. Nous devons attendre que midi soit passé, ou bien nous troublerions ses importantes… que dis-je, importantes !… ses divines études.

— Oui, il étudie la divinité du diable, dit Varney ; mais j’ai besoin de lui, une heure en vaut une autre. Conduis-moi à son Pandœmonium. »

Ainsi parla Varney, et d’un pas précipité et mal assuré il suivit Foster qui le conduisit à travers des corridors secrets, dont plusieurs tombaient presque en ruine, dans un appartement souterrain, à l’autre extrémité du bâtiment. Cet appartement, maintenant occupé par Alasco, était celui où un des abbés d’Abingdon, adonné aux sciences occultes, avait, au grand scandale de son couvent, établi un laboratoire dans lequel, comme tant d’autres fous de cette époque, il perdit un temps précieux et beaucoup d’argent à la recherche du grand secret.

Foster s’arrêta devant la porte, qui était soigneusement fermée en dedans, et montra de nouveau de la répugnance à troubler le sage dans ses occupations. Mais Varney, moins scrupuleux, l’appela du marteau et de la voix, jusqu’à ce qu’enfin, après beaucoup de lenteur et d’hésitations, celui-ci vînt ouvrir la porte de sa chambre. L’alchimiste parut, les yeux obscurcis par la chaleur et les vapeurs du fourneau ou de l’alambic sur lequel il travaillait. L’intérieur de sa cellule présentait un assemblage confus de substances hétérogènes et d’ustensiles extraordinaires relatifs à sa profession. Ce vieillard murmurait avec impatience : « Me rappellera-t-on toujours aux affairés de la terre, quand je suis tout entier à celles du ciel ?

— À celles de l’enfer ! dit Varney, car c’est là ton véritable élément… Foster, nous avons besoin de toi à cette conférence. «

Foster entra lentement dans la chambre ; Varney, qui le suivit, ferma la porte, et ils se formèrent en conseil secret.

Cependant la comtesse se promenait dans sa chambre, les joues encore rouges de honte et de colère.

« Quel scélérat ! disait-elle, quel sang-froid à calculer le crime !… Mais je l’ai démasqué, Jeannette ; j’ai laissé le serpent dérouler ses replis devant moi, et se produire en rampant dans sa hideuse nudité. J’ai suspendu ma colère, au risque d’en étouffer, jusqu’à ce qu’il m’eût fait voir le fond d’un cœur plus noir que le gouffre le plus ténébreux de l’enfer… Et toi, Leicester, se peut-il que tu me demandes de renier pour un moment le titre de ton épouse, ou que tu songes à le céder à un autre ? Mais c’est impossible… le scélérat à menti de tous points… Jeannette, je ne veux pas rester ici plus long-temps, je crains ce misérable, je crains ton père ; je le dis avec douleur. Jeannette, mais je crains ton père, et par-dessus tout cet odieux Varney. Je m’échapperai de Cumnor.

— Hélas ! madame, où voudriez-vous fuir, et par quels moyens pourriez-vous vous échapper de cette enceinte ?

— Je ne saurais le dire, Jeannette, » dit l’infortunée comtesse en levant les yeux au ciel et joignant les mains ; « je ne sais où je fuirai ; mais je suis certaine que le Dieu que j’ai servi ne m’abandonnera pas dans cette terrible crise, car je suis entre les mains des méchants.

— Ne croyez pas cela, ma chère dame, dit Jeannette ; mon père est d’un caractère sévère et rigide, et il exécute ponctuellement les ordres qu’on lui donne ; mais cependant… »

En ce moment Foster entra dans l’appartement, portant dans sa main une coupe de verre et une petite fiole. Ses manières étaient étranges ; car bien qu’il n’approchât jamais la comtesse qu’avec le respect dû à son rang, il avait pourtant toujours laissé éclater, ou plutôt il n’avait pu réussir à dissimuler la brusquerie ordinaire de son caractère ; et, comme ceux qui ont ce malheureux défaut, il le faisait surtout sentir à ceux sur lesquels les circonstances lui donnaient quelque autorité. Mais cette fois, il ne montra rien du ton désagréablement impérieux qu’il avait coutume de cacher sous une affectation maladroite de civilité et de déférence, comme un brigand cache ses pistolets et son poignard sous son mauvais manteau. Cependant son sourire semblait être l’expression de la crainte plutôt que de la politesse, et en pressant la comtesse de goûter d’un excellent cordial propre à calmer ses sens, après la secousse qu’elle venait d’éprouver, il avait l’air d’être le complice de quelque nouvel attentat contre elle. Sa main aussi tremblait, sa parole était entrecoupée, et il y avait dans sa manière d’être quelque chose de si suspect, que sa fille Jeannette, après être demeurée quelques secondes à le regarder avec étonnement, sembla tout-à-coup se recueillir pour exécuter quelque dessein hardi. Elle leva la tête, prit un air et une attitude de résolution et d’autorité ; et se plaçant doucement entre son père et sa maîtresse, elle prit la coupe de la main de celui-ci, et dit d’un ton bas, mais ferme et décidé : « Mon père, je remplirai la coupe pour ma noble maîtresse, quand ce sera son bon plaisir.

— Toi, ma fille ? » dit Foster vivement et avec effroi… « Non, mon enfant… ce ne sera pas toi qui rendras ce service à milady.

— Et pourquoi ? je vous prie, dit Jeannette, s’il est absolument nécessaire qu’elle boive de ce cordial ?

— Pourquoi ? pourquoi ? » dit le sénéchal en hésitant ; puis se mettant en colère à défaut de bonne raison, « pourquoi ? parce que c’est mon bon plaisir, mignonne, que cela ne soit pas. Allez entendre l’office du soir.

— Aussi vrai que j’espère l’entendre encore, répliqua Jeannette, je ne m’y rendrai pas ce soir que je ne sois rassurée sur le compte de ma maîtresse. Donnez-moi ce flacon, mon père, » et elle l’arracha malgré lui de sa main, qui s’ouvrit comme par une impulsion irrésistible de sa conscience. « Maintenant, mon père, ce qui doit faire du bien à ma maîtresse ne peut me faire du mal… Je bois à votre santé. »

Foster, sans dire un mot, se précipita sur sa fille et lui ôta le flacon des mains ; puis, comme embarrassé de ce qu’il avait fait, et tout-à-fait hors d’état de décider ce qu’il ferait ensuite, il resta immobile le flacon à la main, une jambe en avant, l’autre en arrière, et regardant sa fille d’un air où la fureur, la crainte et le sentiment de sa scélératesse se combinaient d’une manière hideuse.

« Voilà qui est étrange, mon père, » dit Jeannette en l’observant de ce regard auquel les gardiens de fous ont recours, dit-on, pour effrayer ces malheureux ; « ne voulez-vous me permettre ni de servir milady ni de boire moi-même ? »

Le courage de la comtesse la soutint pendant cette terrible scène, d’autant plus significative que pas un mot n’avait été dit pour l’expliquer. Elle conserva même cette insouciance irréfléchie qui faisait le fond de son caractère, et quoique ses joues eussent pâli à la première alarme, son œil était calme et presque dédaigneux. « Voulez-vous goûter de ce merveilleux cordial, monsieur Foster ? dit-elle ; peut-être ne refuserez-vous pas de me faire raison, quoique vous ne le permettiez pas à Jeannette. Buvez donc, monsieur, je vous prie.

— Je ne le veux pas, répliqua Foster.

— Et pour qui donc est réservé ce précieux cordial, monsieur ? ajouta la comtesse.

— Pour le diable qui l’a brassé, » répondit Foster en tournant sur ses talons ; et il quitta la chambre.

Jeannette regarda sa maîtresse avec une expression de figure où se peignaient au plus haut degré la honte, l’effroi et la douleur.

« Ne pleure pas pour moi, Jeannette, » dit la comtesse avec bonté.

« Non, madame, » répondit la jeune suivante d’une voix entrecoupée par les sanglots, « ce n’est pas pour vous que je pleure ; c’est pour moi-même, c’est pour ce malheureux. Ceux qui sont déshonorés devant les hommes, ceux qui sont condamnés par Dieu, ceux-là ont sujet de s’affliger ; non pas ceux qui sont innocents ! Adieu, madame, » dit-elle en prenant à la hâte le manteau avec lequel elle avait coutume de sortir.

« Vous me laissez, Jeannette ? dit sa maîtresse ; vous m’abandonnez au milieu de cette pénible situation !

— Moi vous abandonner, madame ! » s’écria Jeannette en revenant de toute sa vitesse auprès de sa maîtresse, et couvrant sa main de baisers, « vous abandonner ! Puisse l’espoir de ma foi m’abandonner quand je vous quitterai. Non, madame ; vous avez dit avec raison que le Dieu que vous servez vous ouvrira un chemin à la délivrance : il y a un moyen de salut ; j’avais invoqué nuit et jour la lumière du ciel afin d’apprendre comment accorder ce que je dois à ce malheureux homme, et ce que je vous dois. Cette lumière a brûlé à mes yeux d’une manière tout effrayante, et je ne dois pas fermer la porte du salut que Dieu m’a ouverte. Ne m’en demandez pas davantage ; je reviendrai dans un instant. »

En disant ces mots elle s’enveloppa dans son manteau, et, après avoir dit à la vieille qu’elle rencontra dans l’antichambre qu’elle allait à la prière du soir, elle sortit de la maison.

Cependant son père avait regagné le laboratoire, où il trouva les complices du crime qu’il avait essayé de commettre.

« L’aimable oiseau a-t-il bu ? » dit Varney avec un demi-sourire, tandis que l’astrologue faisait la même question des yeux, mais sans proférer une parole.

« Non, et ce n’est pas moi qui me chargerai de la faire boire ; voudriez-vous que je commisse un meurtre en présence de ma fille ?

— Ne t’a-t-on pas dit, lâche coquin, « répondit Varney avec amertume, « que ce n’est point d’un meurtre, comme tu le dis avec ce regard effaré et cette voix tremblotante, qu’il s’agit en cette affaire ? Ne t’a-t-on pas dit qu’une courte indisposition, comme les femmes savent en feindre au besoin, afin de pouvoir garder leur habillement de nuit pendant le jour, et rester sur le lit de repos au lieu de s’occuper des affaires du ménage, était tout ce dont il s’agissait ? Voici un savant qui te le jurera par la clef du château de la sagesse.

— Je jure, dit Alasco, que l’élixir contenu dans ce flacon ne peut d’aucune manière porter préjudice à la vie. Je le jure par cette immortelle et indestructible quintessence de l’or, qui entre dans toutes les substances de la nature, quoique sa secrète existence ne puisse être découverte que par celui à qui Trismégiste remit la clef de la cabale.

— Voilà un serment conditionné, dit Varney ; Foster, tu serais pire qu’un païen si tu n’y croyais pas. D’ailleurs tu peux m’en croire, moi qui ne jure que par ma simple parole ; si tu ne te montres pas accommodant, il n’y a pas d’espoir, pas la moindre lueur d’espoir que ton bail soit changé en un titre de propriété. Ainsi, Alasco n’opérera pas la transmutation de ton étain en bel or, et moi, honnête Antony, je te laisserai confiné dans tes fonctions de fermier.

— Je ne sais, messieurs, où tendent vos desseins, mais il est une chose à laquelle je suis résolu… Quoi qu’il arrive, je veux avoir ici quelqu’un qui puisse prier pour moi, et ce sera ma fille… J’ai mal vécu, j’ai trop aimé le monde, mais ma fille est aussi innocente aujourd’hui que lorsqu’elle était sur les genoux de sa mère ; elle, du moins, aura une place dans cette cité bienheureuse dont les murailles sont d’or pur et les fondements enrichis de toutes espèces de pierres précieuses.

— Oui, Tony, ce serait un paradis selon les désirs de ton cœur… Débattez la question avec lui, docteur Alasco ; je viendrai vous retrouver tout à l’heure. »

En disant ces mots Varney se leva, prit le flacon qui était sur la table, et quitta la chambre.

« Je te proteste, » dit Alasco à Foster aussitôt que Varney les eut laissés seuls, « que, malgré ce que peut dire cet audacieux et éhonté railleur de la grande science, dans laquelle, grâce au ciel, je suis avancé au point que, parmi les plus savants artistes de l’époque il n’en est aucun que je voulusse reconnaître pour mon maître et pour mon égal ; que, malgré les railleries de ce réprouvé contre des choses trop saintes pour être comprises par des hommes occupés uniquement de pensées charnelles et coupables, il est de toute certitude que la cité aperçue par saint Jean dans sa brillante vision de l’Apocalypse, que cette nouvelle Jérusalem, dans laquelle tout chrétien peut espérer d’entrer, nous promet d’une manière typique la découverte du grand secret par lequel les œuvres les plus précieuses et les plus parfaites de la nature peuvent être extraites des matières les plus viles et les plus grossières ; absolument de même que le léger et brillant papillon sort de l’enveloppe d’une immonde chrysalide.

— M. Holdforth n’a jamais rien dit de tout cela, » répondit Foster d’un air de doute ; « et de plus, docteur Alasco, la sainte Écriture dit que l’or et les pierres précieuses de la Cité sainte ne sont nullement pour ceux qui commettent l’abomination et qui forgent les mensonges.

— Fort bien, mon fils ; mais qu’en concluez-vous ?

— Que ceux qui distillent les poisons et les administrent en secret ne peuvent avoir part à ces ineffables richesses.

— Il faut savoir établir une distinction, mon fils, entre ce qui est nécessairement mal dans ses moyens et dans sa fin, et ce qui, tout en étant mal en soi, peut néanmoins produire le bien. Si, par la mort d’une personne, nous pouvons avancer l’heureuse période où il suffira pour atteindre le bien de désirer sa présence, pour échapper au mal de désirer son éloignement ; où la maladie, la souffrance, le chagrin, seront les obéissants serviteurs de la sagesse humaine, et seront mis en fuite au moindre signal du sage ; où tout ce qu’il y a maintenant de plus riche et de plus rare sera à la portée de quiconque obéira à la voix de la sagesse ; où l’art de guérir se perdra et se confondra dans le remède universel ; où les sages deviendront les monarques de la terre, et où la mort elle-même se retirera devant leur puissance : si, dis-je, cette bienheureuse consommation de toutes choses peut être accélérée par une circonstance aussi légère que de faire descendre au tombeau, quelques instants avant l’arrêt de la nature, un corps fragile et terrestre qui tôt ou tard doit participer à la commune corruption, qu’est-ce qu’un pareil sacrifice quand il s’agit d’avancer l’époque du saint Millenium.

— Le Millenium[1] est donc le règne des saints ? » dit Foster du même air de doute.

« Dis que c’est le règne des sages, mon fils, répondit Alasco.

— J’ai touché cette dernière question avec M. Holdforth lors de notre dernière conférence du soir, dit Foster ; mais il prétend que votre doctrine est hétérodoxe, et que c’est une explication fausse et damnable.

— Il est dans les liens de l’ignorance, mon fils, répondit Alasco, et brûle encore des briques en Égypte, ou tout au plus erre-t-il dans les déserts arides de Sinaï. Tu as mal fait de parler de ces sortes de choses à un pareil homme. Quoi qu’il en soit, je te donnerai, et cela dans peu, une preuve que je défie ce théologien de malheur de réfuter, quand il disputerait avec moi comme les magiciens disputèrent avec Moïse devant le roi Pharaon. J’opérerai la projection devant toi… devant toi, mon fils, et tes yeux seront témoins de la vérité.

— N’en démors pas, le plus sage des sages, » dit Varney qui dans ce moment entra dans la chambre ; « s’il refuse le témoignage de ta bouche, comment pourrait-il récuser celui de ses yeux ?

— Varney, dit l’adepte ; quoi ! Varney déjà de retour ! Avez-vous… ? Il s’arrêta court.

— Si j’ai rempli ma mission, veux-tu dire ? répondit Varney. Oui, je l’ai remplie. Et toi, » ajouta-t-il en montrant un plus vif intérêt qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, « es-tu bien sûr de n’avoir versé que la dose juste, ni plus ni moins ?

— Oui, répondit l’alchimiste, aussi sûr qu’un homme peut l’être lorsqu’il s’agit de proportions si délicates ; car il y a une grande diversité de constitutions.

— Eh bien donc ! dit Varney, je ne crains rien. Je sais que tu ne feras pas vers le diable un pas de plus que tu n’es payé pour le faire. Tu as reçu un salaire pour faire naître une maladie, et tu regarderais comme un acte de prodigalité de commettre un meurtre au même prix. Allons, retournons chacun dans notre chambre… Nous verrons demain le résultat.

— Comment avez-vous fait pour le lui faire avaler ? » dit Foster en frissonnant.

« Rien, répliqua Yarney, que de la regarder de cet air qui fait obéir les fous, les femmes et les enfants. On m’a dit à l’hôpital de Saint-Luc[2] que j’avais le regard qu’il faut pour venir à bout d’un malade rebelle. Les gardiens m’en ont fait leur compliment ; de sorte que je sais comment gagner mon pain si la faveur de la cour vient à me manquer.

— Et ne craignez-vous pas, dit Foster, que la dose ne soit trop forte ?

— Si cela est, dit Varney, elle n’en dormira que plus profondément ; et cette crainte, du reste, ne troublera pas mon repos. Bonsoir, messieurs. »

Antony Foster poussa un profond soupir, et leva les yeux au ciel. L’alchimiste déclara qu’il se proposait d’employer une grande partie de la nuit à continuer une expérience de haute importance, et ses compagnons se retirèrent chacun dans leur chambre à coucher.


  1. Millenium. Cette opinion appartient à une secte religieuse qui soutenait que mille ans après le jugement dernier la terre serait un paradis pour les élus de Jésus-Christ. a. m.
  2. Hôpital des fous à Londres. a. m.