Kenilworth/40

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 453-463).


CHAPITRE XL.

L’EXPLOSION.


Le soleil élève ses rayons au-dessus des montagnes de l’est, et les ténèbres s’enfuient avec leurs ombres trompeuses ; de même la vérité triomphe du mensonge.
Vieille Comédie.


En traversant le pont qui venait d’être le théâtre de jeux bruyants, Tressilian ne put s’empêcher de remarquer qu’il s’était opéré un bien grand changement sur toutes les physionomies pendant un si court intervalle. Le combat fictif était terminé, mais les hommes, toujours dans leurs habits de travestissement, se tenaient assemblés en groupes, comme les habitants d’une ville parmi lesquels quelque nouvelle étrange et inquiétante vient de répandre l’alarme.

En arrivant dans la cour il vit que tout offrait le même aspect domestiques, dépendants, officiers subalternes étaient assemblés, et se parlaient tout bas en dirigeant leurs yeux vers les croisées de la grande salle avec un air à la fois mystérieux et effrayé.

Sir Nicolas Blount fut la première personne de sa connaissance que rencontra Tressilian ; et ne lui laissant pas le temps de lui adresser de questions, il le salua de ces paroles : « Dieu te bénisse, Tressilian ! tu es plus fait pour le rôle de campagnard que pour celui de courtisan ; tu ne sais pas faire ta cour comme il convient à un homme qui est à la suite de Sa Majesté. Pendant qu’on te demande, qu’on te désire, qu’on t’attend, qu’on ne peut se passer de toi, ne voilà-t-il pas que tu nous arrives avec un vilain marmot sur le cou de ton cheval, comme si on t’avait constitué nourricier de quelque diablotin en sevrage que tu viens de promener.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? » dit Tressilian en laissant aller l’enfant, qui sauta à terre avec la légèreté d’une plume, et en mettant lui-même pied à terre.

« Ma foi, personne ne sait ce qu’il y a, répondit Blount ; je ne puis pas le découvrir moi-même, quoique j’aie le nez aussi fin qu’aucun de nos courtisans : seulement milord Leicester vient de traverser le pont au galop, d’un train à tout renverser sur son passage ; il a demandé une audience à la reine, et est maintenant enfermé avec elle, Burleigh et Walsingham ; et l’on vous demande : mais est-ce une affaire de trahison, ou quelque chose de pis ? c’est ce que personne ne sait. »

« Il dit vrai, de par le ciel, » ajouta Raleigh qui survint dans ce moment ; « il faut que vous paraissiez sur-le-champ devant la reine.

— Ne soyez pas si pressé, Raleigh, dit Blount ; souvenez-vous de ses bottes, pour l’amour du ciel. Mon cher Tressilian, va dans ma chambre, et endosse mes nouvelles chausses de soie couleur de chair… je ne les ai portées que deux fois.

— Bah ! répondit Tressilian ; écoute, Blount, prends soin de cet enfant, traite-le avec bonté, et veille à ce qu’il ne s’échappe pas ; il est de la plus grande importance de pouvoir le faire paraître. »

En parlant ainsi il se hâta de suivre Raleigh, laissant l’honnête Blount tenant la bride de son cheval d’une main, et l’enfant de l’autre. Blount regarda long-temps du côté où il était allé.

« Personne, dit-il, ne m’appelle pour m’initier à ces mystères, et le voilà qui me laisse ici pour servir à la fois de gardien à son cheval et à cet enfant. Je pourrais l’excuser sur le premier point, car j’aime naturellement un bon cheval ; mais me laisser le soin de ce petit drôle ! D’où viens-tu, mon beau petit compère ?

— Des marécages, répondit l’enfant.

— Et qu’as-tu appris là, impudent petit diable ?

— À attraper des mouettes[1] avec leurs pattes d’oie et leurs becs jaunes.

— Peste ! » dit Blount en baissant les yeux sur les immenses rosettes de ses souliers, « je me garderai bien de te faire encore des questions. »

Cependant Tressilian traversa dans toute sa longueur la grande salle, où les courtisans étonnés formaient différents groupes et s’entretenaient mystérieusement, tandis qu’ils avaient tous les yeux fixés sur la porte qui donnait de l’extrémité supérieure de la salle dans l’appartement particulier de la reine. Raleigh lui désigna cette porte : Tressilian y frappa, et fut immédiatement admis. Plus d’un courtisan allongea le cou pour chercher à jeter un coup d’œil dans l’intérieur de l’appartement, mais la tapisserie qui couvrait la porte retomba trop vite pour accorder la plus légère satisfaction à la curiosité.

En entrant, Tressilian, violemment agité, se trouva en présence d’Élisabeth, qui se promenait en long et en large, en proie à une vive émotion qu’elle semblait dédaigner de cacher, tandis que deux ou trois de ses conseillers, les plus sages et les plus intimes, échangeaient des regards inquiets, mais semblaient attendre pour parler que sa colère fût calmée. Devant le siège royal où elle s’était assise, et qui restait vide et dérangé de sa place par la violence avec laquelle elle s’en était élancée, se tenait Leicester à genoux, les bras croisés, les regards fixés sur la terre, aussi immobile que les effigies qu’on voit sur les tombeaux. À côté de lui était lord Shrewsbury, alors grand-maréchal d’Angleterre, tenant son bâton de commandement. L’épée du comte était détachée et sur le plancher, à côté de lui.

« Hé bien ! monsieur, » dit Élisabeth en s’approchant de Tressilian, et frappant du pied avec le geste et l’emportement de Henri lui-même, « vous connaissiez tout ! vous êtes complice de la tromperie qui nous a été faite ! vous êtes la principale cause de l’injustice que nous avons commise ! » Tressilian, persuadé du danger qu’il y aurait à se défendre dans un moment de semblable irritation, fléchit un genou devant la reine : « Es-tu muet, traître ? continua-t-elle ; tu connaissais cette affaire, tu la savais, n’est-il pas vrai ?

— J’ignorais, gracieuse souveraine, que cette pauvre dame fût comtesse de Leicester.

— Et personne ne la reconnaîtra jamais pour telle, dit la reine. Mort de ma vie ! comtesse de Leicester ! nommez-la dame Amy Dudley, et elle pourra s’estimer heureuse si elle n’a pas lieu de signer veuve du traître Dudley. »

« Madame, dit Leicester, faites de moi selon votre bon plaisir, mais n’outragez pas ce gentilhomme, il ne l’a aucunement mérité.

— Et crois-tu qu’il puisse devoir quelque chose à ton intercession ? » dit la reine en quittant Tressilian, qui se releva peu à peu, et s’élançant vers Leicester qui continua à rester à genoux. « À quoi peut lui servir ton intercession, double traître, double parjure ? ton intercession, quand ta scélératesse m’a rendue ridicule aux yeux de mes sujets et odieuse à moi-même ! Je serais capable de m’arracher les yeux pour les punir de leur aveuglement. »

Ici Burleigh se hasarda à intervenir.

« Madame, dit-il, rappelez-vous que vous êtes reine, reine d’Angleterre, et la mère de votre peuple. Ne vous abandonnez pas ainsi à la fougue impétueuse de votre ressentiment. »

Élisabeth se tourna vers lui, et tandis qu’une larme brillait encore dans ses yeux pleins d’orgueil et de colère : « Burleigh, dit-elle, tu es un homme d’état, tu ne saurais comprendre la somme de mépris, de douleur, que cet homme a versée sur moi. »

Avec les ménagements les plus délicats, le respect le plus profond, Burleigh la prit par la main au moment où il vit que son cœur gonflé de chagrin et d’indignation ne pouvait plus se contenir, et, la conduisant dans l’embrasure d’une croisée :

« Madame, lui dit-il, je suis un homme d’état, il est vrai, mais je suis homme aussi, et un homme vieilli dans vos conseils, qui ne désire et ne peut désirer sur la terre que votre gloire et votre bonheur. Je vous en conjure, calmez-vous.

Ah ! Burleigh ! dit Élisabeth, tu ne sais guère…

— Pardonnez moi, je sais tout, ma très honorée souveraine ; mais, prenez-y garde, prenez garde de faire deviner aux autres ce qu’ils ne soupçonnent pas.

— Ah ! » dit Élisabeth, réfléchissant comme si un nouvel enchaînement de pensées s’était tout-à-coup présenté à son esprit, « Burleigh, tu as raison : tout, excepté la honte ; tout, excepté l’aveu d’une faiblesse ; tout, plutôt que de me montrer dupée, méprisée… De par la mort ! y penser seulement suffit pour égarer ma raison.

— Soyez seulement vous-même, ô ma souveraine, et élevez-vous au dessus d’une faiblesse dont aucun Anglais ne croira jamais son Élisabeth capable, à moins que la violence de sa douleur ne lui en apporte la triste conviction.

— De quelle faiblesse parlez-vous, milord ? » reprit Élisabeth avec hauteur ; « voudriez-vous faire entendre aussi que la faveur dont jouissait auprès de moi cet orgueilleux traître eut sa source dans aucun… ? » Mais ici elle s’interrompit, ne pouvant soutenir plus long-temps le ton de fierté qu’elle avait pris ; et s’attendrissant de nouveau, elle dit : « Mais pourquoi chercherais-je à te tromper aussi, mon brave et fidèle serviteur ? »

Burleigh se baissa pour baiser, avec une respectueuse affection, la main qu’elle lui tendait ; et, ce qui est rare dans les annales des cours, une larme de véritable compassion tomba des yeux du ministre sur la main de sa souveraine.

Il est probable que la conviction de l’intérêt qu’elle inspirait aida Élisabeth à supporter cette mortification et à étouffer la violence de son ressentiment ; mais elle y fut encore plus portée par la crainte que sa colère ne vînt révéler au public l’affront et le douloureux mécompte qu’en qualité de femme et de reine elle était si intéressée à cacher. Quittant Burleigh, elle se mit à parcourir la salle d’un air sombre, jusqu’à ce que ses traits, son maintien et ses gestes eussent repris leur dignité, leur calme et leur majesté habituels.

« Notre noble souveraine est encore une fois revenue à elle-même, » dit tout bas Burleigh à Walsingham. « Remarquez bien ce qu’elle va faire, et prenez garde de ne pas la contrarier. »

Élisabeth s’approcha alors de Leicester, et dit avec calme : « Milord Shrewsbury, nous vous déchargeons de la garde de votre prisonnier… Milord Leicester, levez-vous, et reprenez votre épée…. Un quart d’heure de contrainte sous la garde de notre grand-maréchal n’est pas, je pense, milord, un châtiment trop sévère pour des mois entiers passés à nous tromper. Nous voulons apprendre les détails de cette affaire. » Elle reprit alors son siège et dit : « Vous Tressilian, approchez, et dites ce que vous savez. »

Tressilian fit son récit, supprimant généreusement autant qu’il lui fut possible ce qui touchait Leicester, et ne disant rien du combat qui avait eu lieu entre eux à deux reprises différentes. Il est très probable qu’en agissant ainsi il rendit un très grand service au comte ; car si la reine avait trouvé dans ce moment quelque circonstance qui pût la justifier de se livrer à sa colère sans faire paraître des sentiments dont elle avait honte, la chose aurait pu tourner mal pour lui. Elle réfléchit un moment, après que Tressilian eut achevé sa narration.

« Nous prendrons ce Wayland à notre service, dit-elle, et nous placerons cet enfant dans les bureaux de la secrétairerie, afin qu’il reçoive de l’instruction et sache à l’avenir en agir avec discrétion en fait de lettres. Quant à vous, Tressilian, vous avez eu tort de ne pas nous communiquer toute la vérité, et la promesse que vous aviez faite de vous taire était aussi contraire à la prudence qu’à votre devoir. Cependant, ayant donné votre parole à cette malheureuse dame, il était d’un gentilhomme et d’un homme d’honneur de la tenir. Du reste, nous estimons le caractère que vous avez montré dans cette circonstance… Milord Leicester, c’est maintenant à votre tour de nous dire la vérité, qui nous paraît vous être depuis long-temps étrangère. »

En conséquence, elle obtint de lui par des questions successives toute son histoire avec Amy Robsart depuis leur première entrevue : leur mariage, sa jalousie, les motifs qui l’avaient fait naître, et beaucoup d’autres détails. La confession de Leicester, car on peut bien lui donner ce nom, lui fut arrachée mot à mot ; cependant elle fut fidèle, excepté qu’il omit entièrement de dire qu’il eût consenti par surprise ou de toute autre manière aux desseins formés par Varney contre la vie de la comtesse. Cependant la conscience de cet assentiment était alors ce qui pesait le plus douloureusement sur son cœur, et quoiqu’il se fiât en grande partie au contre-ordre très positif qu’il avait expédié par Lambourne, cependant son projet était de partir pour Cumnor en personne, aussitôt qu’il aurait pris congé de la reine, qui, à ce qu’il supposait, quitterait immédiatement Kenilworth.

Mais Leicester avait compté sans son hôte. Sa présence et ses révélations étaient, il est vrai, une source de fiel et d’absinthe pour cette maîtresse jadis si indulgente ; mais privée de tout autre moyen de vengeance plus direct, la reine s’apercevant que ses questions mettaient son perfide favori à la torture, se plaisait à les multiplier encore, aussi insensible à la peine qu’elle en éprouvait elle-même, que le sauvage dont les mains sont brûlées par les pinces ardentes qui lui servent à déchirer la chair de son ennemi captif.

À la fin cependant l’orgueilleux lord, comme un cerf aux abois, commença à témoigner que la patience lui échappait.

« Madame, dit-il, j’ai été fort à blâmer, bien plus peut-être même que votre juste ressentiment ne l’a exprimé ; cependant, madame, permettez-moi de dire que mon crime, s’il est impardonnable, ne fut pas sans provocation, et que si la beauté et la majesté peuvent égarer le faible cœur d’un mortel, elles doivent aussi me fournir une excuse pour avoir caché ce secret à Votre Majesté. »

La reine fut si frappée de cette réplique, que Leicester prononça de manière à n’être entendu que d’elle, qu’elle en resta muette un moment, et le comte eut la témérité de profiter de son avantage. « Votre Grâce, qui a tant pardonné, m’excusera de me livrer à la merci de sa clémence royale pour des expressions qui, hier matin, n’étaient regardées que comme une légère offense. »

La reine le regarda fixement en lui répondant : « De par le ciel, milord, tant d’effronterie passe les bornes de toute croyance comme de toute patience, mais cela ne te servira à rien. Venez, milords ! venez apprendre de belles nouvelles : le mariage clandestin de milord m’a coûté un mari, et à l’Angleterre un roi. Sa Seigneurie a quelque chose de patriarcal dans ses goûts ; une femme à la fois ne lui suffit pas, elle nous destinait l’honneur de sa main gauche… De par Dieu ! voilà qui est trop insolent ! N’ai-je pu l’honorer de quelque faveur de cour, sans qu’il ait osé penser que ma main et ma couronne étaient à sa disposition ! Vous autres, cependant, vous savez mieux me juger ; et je puis plaindre cet ambitieux, comme je plaindrais un enfant qui vient de voir s’évanouir entre ses mains sa bulle de savon. Nous passons dans la salle du trône, milord Leicester, et nous vous enjoignons de nous y suivre. »

Tout était attente et curiosité dans la salle. Mais quel fut l’étonnement universel, lorsque la reine dit aux personnes qui étaient près d’elle : « Les fêtes de Kenilworth ne sont pas encore terminées, milords et mesdames ; nous aurons à célébrer le mariage du noble propriétaire. »

Il y eut une expression générale de surprise.

« Le fait est vrai, sur notre parole royale, dit la reine ; il en avait gardé le secret même avec nous, afin de nous en faire la surprise dans ce lieu et en ce moment… Je lis dans vos regards votre désir de savoir quelle est l’heureuse épouse… C’est Amy Robsart, la même qui, pour compléter la fête, hier soir, a joué dans la mascarade le rôle de la femme de son serviteur Varney.

— Pour l’amour du ciel, madame, » dit le comte en s’approchant de la reine avec un mélange d’humilité, de mortification et de honte empreint sur tous ses traits, et parlant trop bas pour être entendu d’aucun autre, « prenez ma tête comme vous m’en avez menacé dans votre colère, mais épargnez-moi ces sarcasmes ; n’accablez pas un homme abattu ; ne foulez pas aux pieds un ver déjà écrasé.

— Un ver, » dit la reine du même ton : « un serpent, voulez-vous dire… c’est un reptile plus noble, et la comparaison serait plus exacte… Le serpent glacé dont vous parlez fut réchauffé dans le sein d’une certaine personne.

— Dans votre propre intérêt et dans le mien, madame, et tandis qu’il me reste encore une étincelle de raison…

— Parlez plus haut, milord, dit Élisabeth, et de plus loin, s’il vous plaît ; votre souffle amollit notre fraise… Qu’avez-vous à nous demander ?

— La permission de partir pour Cumnor-Place, » dit humblement le malheureux comte.

« Chercher votre nouvelle épouse, sans doute… C’est très juste, car, d’après ce que nous avons entendu, elle est en d’assez mauvaises mains là-bas… Mais, milord, vous n’irez pas en personne… Nous avons compté passer quelques jours dans ce château de Kenilworth, et notre hôte manquerait à la politesse s’il nous quittait pendant la résidence que nous voulons y faire. Tressilian ira à Cumnor à votre place avec quelqu’un des gentilshommes de notre chambre, de peur que milord Leicester ne redevienne jaloux de son ancien rival. Qui voudrais-tu pour compagnon, Tressilian ? »

Tressilian, se conformant à la volonté de la reine, désigna humblement Raleigh.

« Comment donc, dit la reine, sur ma parole, tu as fait un bon choix ! d’ailleurs c’est un jeune chevalier, et la délivrance d’une dame captive est précisément ce qui lui convient pour une première aventure ; car vous saurez, milords et mesdames, que Cumnor-Place ne vaut guère mieux qu’une prison. Il y a en outre certains traîtres que nous désirons faire mettre sous bonne garde. Nous vous remettrons, monsieur le secrétaire, le mandat nécessaire pour appréhender au corps Richard Varney et l’étranger Alasco, morts ou vifs. Prenez avec vous une force suffisante, messieurs ; amenez ici la dame en tout honneur, et que Dieu soit avec vous. »

Ils s’inclinèrent et sortirent.

Qui décrira comment se passa le reste de cette journée à Kenilworth ? La reine, qui ne semblait y rester que dans le seul dessein d’accabler de mortifications et de sarcasmes le comte de Leicester, se montra aussi habile dans l’art de la vengeance féminine que dans celui de gouverner sagement ses peuples. Toute sa suite ne tarda pas à l’imiter ; et au milieu de ces brillants préparatifs de fêtes, lord Leicester, dans son château, éprouva déjà le sort réservé aux courtisans disgraciés par l’abandon de ses amis, dans les regards desquels il ne trouvait plus que froideur et mépris, et par un triomphe mal déguisé par ceux de ses ennemis avoués. Sussex, en raison de la généreuse franchise de son caractère ; Burleigh et Walsingham, à cause de leur sagacité pénétrante qui les faisait lire dans l’avenir, et quelques dames, par la compassion naturelle à leur sexe, furent les seules personnes dont le visage continua d’être pour lui ce qu’il avait été le matin.

Leicester était habitué à regarder la faveur de la cour comme le but principal de sa vie, et toutes les autres sensations s’effacèrent dans ce moment devant la torture que firent éprouver à son âme orgueilleuse les basses intrigues et les mépris étudiés dont il se voyait l’objet ; mais quand le soir il se fut retiré dans son appartement, cette longue et belle tresse de cheveux qui entourait la lettre d’Amy vint frapper ses yeux : telle qu’un talisman dont l’effet est de conjurer les noirs fantômes, elle bannit toutes ces sombres pensées de son cœur pour y réveiller des sentiments plus nobles et plus purs. Il la baisa mille fois ; et se rappelant qu’il était toujours le maître de se dérober à des mortifications telles que celles qu’il venait d’éprouver, en passant sa vie dans une noble et royale retraite avec la compagne aimable et chérie de son avenir, il sentit qu’il pouvait s’élever au-dessus de la vengeance qu’Élisabeth s’était abaissée à tirer de lui.

En conséquence, le comte déploya tant de dignité et d’égalité d’âme, il se montra si attentif aux besoins et aux plaisirs de sa société, et si indifférent en même temps à la conduite qu’on tenait à son égard, si respectueux et si réservé envers la reine, si patient à supporter les attaques dont son ressentiment ne cessait de l’accabler, qu’Élisabeth, quoique toujours froide et hautaine, cessa enfin de l’outrager directement. Elle fit entendre aussi, avec assez d’aigreur, à ceux qui croyaient se conformer à ses intentions par le peu d’égards qu’ils témoignaient au comte, que, tant qu’ils seraient à Kenilworth, ils lui devaient la politesse que le seigneur du château avait droit d’attendre de ses hôtes. Enfin les choses changèrent tellement de face en vingt-quatre heures, que quelques courtisans les plus expérimentés et des plus judicieux prévirent qu’il était très probable que Leicester recouvrerait son ancienne faveur, et réglèrent leur conduite envers lui de manière à pouvoir un jour se faire un mérite de ne l’avoir pas abandonné dans l’adversité. Il est temps cependant de laisser de côté toutes ces intrigues pour suivre Tressillan et Raleigh dans leur voyage.

La troupe était composée de six personnes ; car, indépendamment de Wayland, il y avait avec elles un sergent royal et deux vigoureux domestiques. Tous étaient bien armés, et allaient aussi vite qu’ils le pouvaient, sans épuiser leurs chevaux, qui avaient à faire une longue route. Ils cherchèrent à se procurer quelques nouvelles en parcourant le chemin qu’avaient suivi Varney et sa bande, mais ne purent rien apprendre, parce que ces derniers avaient voyagé de nuit. Dans un petit village à douze milles environ de Kenilworth, où ils s’arrêtèrent pour faire rafraîchir leurs chevaux, un pauvre ecclésiastique, curé de l’endroit, sortit d’une petite chaumière, et supplia celui de la compagnie qui connaîtrait la chirurgie d’entrer un moment pour visiter un homme mourant.

L’empirique Wayland offrit de faire de son mieux ; et, pendant que le curé le conduisait, il apprit que le malade avait été trouvé la veille au matin sur la grande route, à un mille environ du village, par des laboureurs qui allaient travailler, et que le curé lui avait donné asile dans sa maison. Il avait reçu un coup de feu dont la blessure paraissait évidemment mortelle ; mais était-ce dans une querelle ou par des brigands, c’est ce qu’on n’avait pu apprendre, la fièvre s’étant emparée de lui, et ses paroles n’ayant aucune suite. Wayland entra dans une chambre basse et sombre, et n’eut pas plutôt tiré de côté le rideau du lit, qu’il reconnut dans les traits défigurés du blessé ceux de Michel Lambourne. Sous prétexte d’aller chercher quelque chose dont il avait besoin, Wayland se hâta d’apprendre à ses compagnons de voyage cette circonstance extraordinaire ; et Tressilian, ainsi que Raleigh, remplis de craintes sinistres, s’empressèrent d’entrer dans la maison du curé pour voir le mourant.

Le misérable était alors livré aux angoisses de la mort, dont un plus habile chirurgien que Wayland n’aurait pu le sauver, car une balle lui avait traversé le corps. Il avait cependant en partie sa tête ; car il reconnut Tressilian, et lui fit signe de se baisser sur son lit. Tressilian le fit ; et, après quelques murmures inarticulés, dans lesquels il ne put distinguer que les noms de Varney et de lady Leicester, Lambourne lui recommanda de se hâter, sans quoi il arriverait trop tard. En vain Tressilian le supplia de lui donner d’autres renseignements ; il parut tomber dans une espèce de délire, et lorsqu’il fit un nouveau signe pour attirer l’attention de Tressilian, ce fut seulement pour le prier d’apprendre à son oncle Giles Gosling, de l’Ours-Noir, qu’après tout il mourait dans son lit. Une convulsion justifia ces paroles quelques minutes après, et les voyageurs ne retirèrent d’autre résultat de cette rencontre que les craintes sur le sort de la comtesse, que ces dernières paroles étaient faites pour exciter, et qui les portèrent à poursuivre leur voyage avec la plus grande diligence, demandant des chevaux au nom de la reine, lorsque les leurs n’étaient plus capables de leur servir.


  1. To catch gulls with their webbed feet. Il y a ici un jeu de mots intraduisible, gulls voulant dire à la fois une mouette, espèce d’oiseau aquatique, et une dupe. a. m.