Kenilworth/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Tome 15
Ménard.
KENILWORTH,


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.


Pas de médisance contre la reine Élisabeth, je vous prie.
Sheridan. Le Critique.



PARIS


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.

INTRODUCTION


MISE EN SCÈNE DE LA NOUVELLE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


L’espèce de succès plus ou moins mérité que l’auteur avait obtenu dans l’esquisse du portrait de la reine Marie Stuart[1], a tout naturellement déterminé l’essai d’une peinture analogue de sa royale sœur et ennemie, la célèbre Élisabeth. Je ne prétendrai point cependant avoir aussi bien réussi à exprimer les mêmes sentiments, car le candide historien Robertson reconnaît avoir éprouvé les préjugés sous l’empire desquels un Écossais tout d’abord est tenté de considérer le sujet ; et ce qu’un écrivain si libéral avoue, un pauvre romancier ne peut le dénier. Mais j’espère que l’influence d’un préjugé national, influence aussi naturelle à un indigène que l’air de son pays, ne sera point regardée comme ayant affecté grandement l’image que j’ai voulu tracer de l’Élisabeth d’Angleterre. J’ai tâché de la peindre à la fois comme une souveraine altière et à grandes pensées, et comme une femme à sentiments ardents, balançant quelquefois entre la conscience de son rang et de son devoir envers ses sujets, et l’attachement qu’elle portait à un homme de haut lignage, qui du moins par ses qualités extérieures méritait amplement la faveur d’une reine. L’intérêt de l’histoire se répand sur cette période au moment où la mort soudaine de la première comtesse de Leicester parut offrir à l’ambition de son époux l’occasion de partager la couronne avec sa souveraine.

Il est possible que la médisance, qui bien rarement épargne la mémoire des personnes d’un rang élevé, ait noirci le caractère de Leicester, et l’ait chargé de couleurs plus sombres que réellement il ne lui en appartenait. Mais la voix publique à cette époque attacha les plus graves soupçons à la mort de l’infortunée comtesse, d’autant plus que cette mort était arrivée fort à propos pour laisser le champ libre à Leicester, et lui permettre de satisfaire son ambition. Si nous ajoutons foi à l’ouvrage d’Ashmole sur les antiquités du Berkshire, il n’y eut que trop de motifs de croire aux traditions qui accusent Leicester du meurtre de sa femme. Le passage suivant montrera au lecteur le fondement sur lequel j’ai appuyé l’histoire de mon roman :

« À la partie occidentale de l’église sont les ruines d’un manoir, appartenant jadis comme lieu de retraite ou monastère, suivant quelques historiens, aux moines d’Abingdon. Après la dissolution de la compagnie, ledit manoir ou ladite seigneurie, passa aux mains d’un nommé Owen, je crois, alors possesseur du domaine de Godstow.

« Dans la salle et sur la cheminée se trouvent les armoiries d’Abingdon, taillées sur la pierre, savoir : une patonie ou croix dont les extrémités s’élargissent entre quatre martelets ; et de plus, un autre écusson représentant un lion rampant, et plusieurs mitres également taillées dans la pierre incrustée en divers endroits des murs de la maison. Il y a aussi dans ladite maison une chambre appelée la chambre de Dudley, où la femme du comte de Leicester fut assassinée. On rapporte à ce sujet les détails suivants :

« Robert Dudley, comte de Leicester, très bel homme, et d’une figure très distinguée, était un grand favori de la reine Élisabeth. On crut, et le bruit circula que s’il avait été célibataire ou veuf, la reine l’eût fait son époux. Dans cette vue, et pour s’affranchir de tous obstacles, il ordonna, ou peut-être à la suite de supplications flatteuses pour sa femme, il demanda qu’elle se retirât dans la maison d’Antony Forster, qui vivait alors audit manoir. Il prescrivit également à sir Richard Varney, qui lui avait suggéré cette idée, de tâcher, dès l’arrivée de ce dernier en ce lieu, d’empoisonner la comtesse, ajoutant que si le poison ne réussissait pas, il faudrait recourir à tout autre moyen de se débarrasser de cette femme. Ce fait, à ce qu’il paraît, fut prouvé par le rapport du docteur Walter Bayly, quelque temps membre du nouveau collège, demeurant alors à Oxford, et professeur de médecine à cette université, lequel, pour n’avoir pas voulu consentir à empoisonner la comtesse, fut l’objet des persécutions du comte de Leicester, qui à la cour s’efforça de le desservir. Ce même docteur rapporta comme certain que, d’après la version qui à Cumnor avait circulé parmi les conspirateurs, l’infortunée comtesse fut empoisonnée un peu avant qu’on l’assassinât ; machination qui eut lieu comme il suit :

« Les conspirateurs voyant la pauvre lady malade et languissante (car l’un d’eux savait bien que, d’après ce qui s’était passé, la mort de cette femme n’était plus éloignée), commencèrent à lui persuader que sa maladie présente était le résultat d’un excès de mélancolie et d’une surabondance d’humeurs, etc. ; que dès lors elle ferait bien de prendre une potion. Elle s’y refusa obstinément, vu que déjà elle soupçonnait des intentions sinistres. En conséquence, ils envoyèrent un messager à l’insu de cette dame pour prier le docteur Bayly d’engager la comtesse à prendre une petite potion d’après son ordonnance, et qu’eux-mêmes ils l’enverraient chercher à Oxford. Le docteur, soupçonnant avec raison leur mauvais dessein, celui d’ajouter quelque chose à la potion, car leur importunité paraissait extraordinaire, et jugeant combien peu la comtesse avait besoin de médicaments, refusa formellement de se rendre à leur demande. Il craignit, comme plus tard il le répéta, qu’après avoir empoisonné l’infortunée avec la potion qu’il aurait prescrite, ils ne le fissent pendre ensuite pour cacher leur crime ; il demeura encore plus convaincu que, si ce moyen n’avait aucun effet, la malheureuse n’échapperait pas long-temps à leurs violences, ce qui arriva en effet.

« Sir Richard Varney, chef des conspirateurs, était, d’après l’ordre du comte, le jour de la mort de la comtesse, resté seul avec elle, n’ayant pour le seconder qu’un seul homme aidé de Forster, lequel avait ce jour-là, de vive force, éloigné de la comtesse tous les domestiques de celle-ci pour les envoyer au marché d’Abingdon, à environ trois milles de distance de Cumnor. Après avoir étouffé ou étranglé la comtesse, les monstres la précipitèrent du haut en bas d’un escalier et lui rompirent le cou, en exerçant en outre sur elle beaucoup d’autres mauvais traitements. Toutefois bien qu’on eût rapporté qu’elle était par accident tombée de cette hauteur sans heurter son capuchon qu’elle avait encore sur la tête, les habitants de la contrée vous diront qu’elle fut entraînée de la chambre où elle avait coutume de se tenir, dans une autre où la tête du lit de cette chambre donnait sur une petite porte dérobée par laquelle les meurtriers arrivèrent pendant la nuit, et qu’alors ils étouffèrent la comtesse dans son lit, lui meurtrirent la tête lui brisèrent le cou, et puis la jetèrent du haut en bas de l’escalier pour faire croire au peuple qu’elle était tombée par accident, ce qui cacherait leur scélératesse. »

Mais admirez la justice de Dieu qui ne permit point qu’un si grand crime fut enseveli dans les ténèbres de l’oubli : un des individus qui y avaient participé fut arrêté plus tard pour crime capital, commis sur la frontière du pays de Galles ; et comme il offrit de révéler la manière dont le meurtre de la comtesse avait été consommé, il fut secrètement mis à mort dans sa prison par ordre du comte de Leicester. De son côté sir Richard Varney, qui mourut vers le même temps à Londres, expira misérablement au milieu des blasphèmes qu’il lançait contre Dieu, après avoir déclaré à une personne marquante et digne de foi, qui l’a ensuite raconté à d’autres, que tous les démons de l’enfer, déjà de son vivant, le déchiraient en mille pièces. Forster, à son tour, homme auparavant porté à la sociabilité, au commerce du monde, à la joie et aux chants, y renonça tout-à-coup après cet événement tragique, devint triste et rêveur, quelques-uns disent fou, et s’éteignit dans les tourments. La femme de Bald Butler, parente du comte, révéla de même le forfait un peu avant qu’elle rendît le dernier soupir.

Il ne faut pas non plus oublier, 1° que dès que la comtesse fut privée de vie, ses meurtriers se hâtèrent de l’enterrer avant que le magistrat, appelé le coroner, eût dressé son procès-verbal d’enquête, ce que le comte lui-même blâma comme trop précipité ; 2° que le père de la victime, sir John Robertsett, je suppose, ayant appris la mort de sa fille, accourut aussitôt sur le lieu du décès, fit exhumer le corps, appela le coroner ou officier public, et se livra aux recherches les plus approfondies sur cette horrible affaire. Mais on pensa généralement que le comte avait fermé la bouche à son beau-père, et que tout s’était arrangé entre eux à l’amiable. D’un autre côté, le comte, pour manifester publiquement le vif amour que soi-disant il portait à son épouse, et tout le chagrin qu’il ressentait de la perte d’une femme aussi vertueuse, ordonna que son corps fût réinhumé avec la plus grande pompe dans l’église Sainte-Marie à Oxford, et de cette manière il força les principaux membres de l’université de cette ville à modifier leur opinion sur le genre de mort de la comtesse. On ajoute que le docteur Babington, chapelain du comte, lorsqu’il prononça l’oraison funèbre de la défunte, se méprit une ou deux fois dans son discours, en recommandant à la mémoire des fidèles cette vertueuse lady, assassinée, déclarait-il, au lieu de dire tuée, d’une manière si déplorable. Le comte de Leicesler, après tous ses meurtres et empoisonnements, fut lui-même empoisonné en 1588, avec une dose préparée pour d’autres ; quelques-uns prétendent que ce fut par sa femme (sans doute la seconde) à Cornbury Lodge, quoique Baker, dans sa chronique, cite Killingworth. Le comte avait, dit-on, remis une bouteille de liqueur à son épouse en l’invitant à en boire chaque fois qu’elle éprouverait quelque défaillance ; mais elle, dit-on encore, ne sachant pas que ce fût du poison, en donna au comte un jour qu’il revenait de la cour, et il en mourut, suivant le rapport de Ben Johnson, à Drummond de Hawthornden.

La même accusation a été adoptée et mise en circulation par l’auteur d’une satire intitulée : Leicester’s common wealth, ou la Fortune publique de Leicester ; satire dirigée ouvertement contre le comte de Leicester, qui s’y trouve accusé des crimes les plus horribles, entre autres du meurtre de sa première femme. Il y était aussi fait allusion dans l’Yorkshire, tragédie attribuée à tort à Shakspeare, et dans laquelle un boulanger, résolu de détruire toute sa famille, jette sa femme du haut en bas d’un escalier, en disant :

Quel moyen d’enchaîner la langue d’une femme ?
La tuer, comme fit un politique infâme.

Le lecteur trouvera que j’ai emprunté plusieurs incidents aussi bien que plusieurs noms à Ashmole et autres vieilles autorités ; mais la première connaissance que j’aie acquise de l’histoire en question, l’a été par le moyen plus amusant de la poésie. Il est dans la jeunesse une période où la seule puissance des vers est plus grande sur l’oreille et sur l’imagination que dans un âge plus avancé. À cette saison où le goût n’est point encore mûri, je ressentis un plaisir indicible à la lecture des poèmes de Mickle et de Langhorne, écrivains qui, bien que moins remarquables dans les sommités de leur art, étaient supérieurs à tous ceux qui avaient jusque-là cultivé le même genre de poésie. Un des poèmes de Mickle, qui me charma le plus, est une ballade ou plutôt une espèce d’élégie ayant pour titre Cumnor Hall, laquelle pièce, ainsi que d’autres du même auteur, se trouve parmi les anciennes ballades d’Evan (t. IV, p. 130), où Mickle a fait de nombreux emprunts. La première stance m’avait surtout causé un enchantement qui ne s’est point évanoui ; plusieurs autres stances n’ont pas moins d’attraits. Voici, au surplus, cette ballade tout entière :


le château de cumnor.

De l’été sur les champs descendait la rosée ;
La lune, doux flambeau des cieux,
Argentait de Cumnor la tourelle brisée
Et le chêne silencieux.

De la vie occupée à cette heure tardive
Il ne s’élevait aucun son,
Excepté les soupirs qu’une femme craintive
Poussait alors dans sa prison.

« Leicester, disait-elle, est-ce donc la tendresse
Que tu me juras tant de fois ?

Ici je reste seule en proie à la détresse,
Quand tu devrais suivre mes lois.

« Ici tu ne viens plus à la fidèle épouse
Prodiguer un amour vainqueur ;
De me voir vivre ou non ta flamme est peu jalouse ;
Ainsi du moins le croit mon cœur.

« Ce n’était point l’ardeur qu’au palais de mon père
De toi reçurent mes aveux ;
Tu m’annonçais alors un avenir prospère,
Tout semblait sourire à mes vœux.

« L’aube éveillait mon cœur plus gai que l’alouette,
Et plus pur que la fleur des champs ;
Comme l’oiseau, ma joie, au matin non muette,
Jusqu’au soir fredonnait des chants.

« Si parmi les beautés que la cour idolâtre
Mes attraits ont eu moins de prix,
Pourquoi m’enlevas-tu d’un asile où, folâtre,
Je m’assurais les cœurs épris ?

« Quand au lit nuptial je me vis amenée,
— Combien tu me plais ! disais-tu ;
Triomphant, tu cueillis la rose d’hyménée,
Et l’exil paya ma vertu.

« La rose dépérit, l’oubli la décolore ;
Négligé, le lis est mourant :
Celui qui loua tant leurs charmes près d’éclore,
Semble à leur perte indifférent.

« Quand la voix du chagrin élève sa prière,
Quand l’amour n’a plus d’aiguillon,
La beauté la plus pure abrège sa carrière :
Quel myrte affronte l’aquilon ?

« De la beauté, dit-on, la cour devient le trône,
Ou le tombeau de sa candeur ;
Les lis majestueux que l’Orient nous prône
Ont moins de grâce et de splendeur.

« Pourquoi laisser alors ces superbes conquêtes,
Ces fleurs si brillantes d’attraits,
Pour une primevère à l’abri des tempêtes,
Qui du soleil fuyait les traits ?

« Moi je brillais parmi les nymphes de campagne ;
De simples fleurs ornent les champs :
Là de quelque berger j’eusse été la compagne,
Mon cœur eût comblé ses penchants.

« Mais je m’abuse, ou bien, Leicester, sur ton âme
La beauté n’eut pas de pouvoir ;
L’ambition plutôt que le cœur d’une femme
D’hymen fit rompre le devoir.

« Alors (car l’offensée a son droit à la plainte),
Volage Leicesler, pourquoi
Rechercher au village une vierge sans feinte,
Lorsqu’une reine était à toi ?

« Pourquoi ta bouche a-t-elle exalté d’humbles charmes,
Pour m’exiler en ce séjour ?
Pourquoi m’avoir conquise et me laisser aux larmes
Qu’ici je répands nuit et jour ?

« Des filles du hameau l’innocence, à ma vue,
De respect cadence un refrain,
Et ne se doute guère, alors qu’elles m’ont vue,
Combien m’oppresse le chagrin.

« Elles ne savent point dans leur simple demeure
Combien préférable est leur sort :
Le plaisir leur sourit, tandis que moi je pleure,
Et que mon âme est sans ressort.

« Crédules qu’elles sont ! leur foi me porte envie,
Lorsque la peine me flétrit,
Comme la jeune plante, à sa tige ravie,
Sans aliment tombe et périt.

« Leicester, cette paix qu’offre la solitude,
Cruel, je ne puis en jouir ;
Car de tes surveillants l’âpre sollicitude
M’empêche de m’épanouir.

« Dans la vallée ombreuse où parfois je m’engage,
Hier la cloche a résonné ;
De l’œil chacun semblait me tenir ce langage :
— Comtesse, ton heure a sonné !

« Et tandis qu’au village à présent tout sommeille,
Des guérets j’ai foulé le sol ;
Rien ne vient soulager ma tristesse qui veille,
Rien que la voix du rossignol.

« Mon pas est incertain, mon cœur gros de souffrance ;
J’attends le signal de la mort ;
Car tout semble me dire : — Il n’est plus d’espérance ;
Comtesse, il faut quitter ce bord. »

Ainsi captive et seule, une aimable comtesse
À Cumnor disait ses malheurs ;

<poem>De son âme en soupirs s’exhalait la tristesse,
Ses yeux étaient noyés de pleurs.

Sitôt que le retour de la brillante aurore

De CUmnor dora le beffroi,

Les cris de sa douleur retentissaient encore ;

Les cœurs étaient glacés d’effroi.

Du beffroi tout-à-coup tintent les glas funèbres,

L’écho trois fois a répondu ;

Et le cri du hibou trois fois dans les ténèbres

Sur le château s’est répandu.

Les hurlements du dogue ont troublé le village,

L’orme est couché sur le gazon.

Comtesse infortunée, à la fleur du bel âge,

La mort seule ouvrit ta prison.

Tu n’es plus ! et la joie et la pompe des fêtes

Ont pour jamais fui ce manoir ;

Pour unique habitant ces profondes retraites

N’offrent plus qu’un fantôme noir.

Les filles du vallon, désormais plus craintives,

Désertent l’ombre du verger ;

Aux bosquets de Cumnor les danses fugitives

Ne guident plus leur chœur léger.

Souvent le voyageur a plaint l’infortunée,

Dont le trépas l’occupe encor

Quand de loin se présente à sa vue étonnée

La tour ancienne de Cumnor.<poem>

KENILWORTH.


CHAPITRE PREMIER.

MISE EN SCÈNE D’INTERLOCUTEURS.


Je suis aubergiste, et je connais mon terrain ; je l’étudie, oui, je l’étudie. Il me faut de joyeux hôtes, et, pour conduire mes charrues, de joyeux garçons qui en chantant recueillent mes moissons, sinon je n’entendrais pas le bruit des fléaux.
Ben Johnson. La nouvelle Auberge.


C’est un privilége des romanciers de faire commencer leur histoire dans une auberge, libre rendez-vous de tous les voyageurs, où l’humeur de chacun se déploie sans cérémonie et sans contrainte. Ce début est surtout de mise quand l’action se passe aux vieux jours de la joyeuse Angleterre, époque où les voyageurs étaient, en quelque sorte, non seulement les locataires, mais encore les commensaux et les compagnons temporaires de mon hôte[2], personnage d’ordinaire d’une franchise peu commune, d’un accueil aimable, et d’une humeur joviale. Sous ses auspices, les caractères des membres de la compagnie étaient promptement mis en contraste, et rarement il manquait d’arriver qu’après avoir vidé un pot à six cercles ils missent la réserve de côté, et se montrassent les uns aux autres, ainsi qu’au maître de la maison, avec l’abandon d’anciennes connaissances.

Dans la dix-huitième année du règne d’Élisabeth, le village de Cumnor, à trois ou quatre milles d’Oxford, se glorifiait de posséder une excellente auberge dans le vieux style, tenue, ou plutôt gouvernée par Giles Gosling, homme de bonne mine, au ventre légèrement arrondi, âgé de cinquante et quelques années, modéré dans ses écots, exact dans ses paiements, et en outre, possesseur d’une cave bien approvisionnée, d’un esprit vif et d’une jolie fille. Depuis le temps du vieux Henri Baillie, propriétaire de la Cotte-d’Armes, dans Southwarck[3], personne n’avait surpassé Giles Gosling dans l’art de plaire à ses hôtes, quels qu’ils fussent ; et si grande était sa renommée, qu’avoir été à Cumnor sans boire un coup à l’enseigne du Bel-Ours-Noir, c’eût été se déclarer complètement indifférent à la réputation de voyageur. Autant aurait valu qu’un provincial revînt de Londres sans avoir vu le roi. Les habitants de Cumnor étaient fiers de leur aubergiste, et leur aubergiste était fier de sa maison, de sa cave, de sa fille et de lui-même.

Ce fut dans la cour de l’auberge tenue par ce modèle des hôtes, qu’un voyageur descendit un soir à nuit close, remit au valet d’écurie son cheval qui paraissait avoir fait une longue traite, et par ses questions amena le dialogue suivant entre les mirmidons du Bel-Ours-Noir :

« Holà, John Tapster[4] !

— Me voilà, Will Hostler[5], » répondit l’homme du robinet, se montrant en jaquette large, en culottes de toile, en tablier vert, sur le pas d’une porte qui paraissait conduire à une cave extérieure.

« Voici un gentleman qui demande si vous tenez de bonne ale[6], continua le valet d’écurie.

— Malheur à moi, s’il en était autrement, répliqua le sommelier, car il n’y a que quatre milles d’ici à Oxford, et si mon ale ne portait pas à la tête de nos étudiants des arguments irrésistibles, ils attaqueraient bientôt la mienne avec le pot d’étain.

— Est-ce là la logique d’Oxford ! » dit l’étranger qui venait de quitter la bride de son cheval, et s’avançait vers la porte de l’auberge, où il se rencontra avec la brillante personne de Giles Gosling.

« Vous parlez de logique, monsieur ? dit l’hôte ; en bien ! voilà une conséquence rigoureuse :

Le cheval à son ratelier,
« Et du vin pour le cavalier. »

Amen ! de tout mon cœur, mon bon hôte, dit l’étranger ; donnez-moi un quart de votre meilleur canarie, et prêtez-moi votre bonne assistance pour le vider.

— Bon ! vous n’en êtes encore qu’au rudiment, monsieur le voyageur, s’il vous faut appeler pour vous aider à boire une bagatelle comme un quart de vin ; s’il s’agissait d’un gallon[7], vous pourriez avoir besoin de l’assistance d’un voisin tel que moi, et vous dire encore un buveur.

— N’ayez pas peur, reprit l’étranger, je ferai mon devoir en homme qui se trouve à cinq milles d’Oxford ; car je ne suis pas venu des champs de Mars pour me perdre de réputation parmi les disciples de Minerve. »

Comme il parlait ainsi, l’aubergiste, avec un air de parfaite cordialité, le fit entrer dans une salle basse où plusieurs personnes étaient réunies en diverses sociétés. Les uns buvaient, les autres jouaient aux cartes, quelques-uns causaient ; d’autres enfin, dont les affaires exigeaient un réveil matinal pour le lendemain, achevaient leur souper et conféraient avec le garçon relativement à leur logement de nuit.

L’arrivée de l’étranger attira sur lui cette espèce d’attention machinale qu’excite toujours un nouveau venu, et dont le résultat fut celui-ci : c’était un de ces hommes qui, tout en ayant un extérieur avantageux et des traits qui en eux-mêmes n’offrent rien de désagréable, sont cependant si loin d’être beaux, que soit par l’expression de leur physionomie, soit par le son de leur voix, ou bien par leur démarche et leurs manières, ils inspirent de la répugnance pour leur société. L’abord de l’étranger était hardi sans être franc, et il semblait commander d’avance les attentions et la déférence, comme s’il eût craint qu’on ne les lui refusât s’il ne les réclamait sur-le-champ comme un droit. Il était vêtu d’un manteau de voyage qui, en s’ouvrant, laissait voir un beau justaucorps galonné qu’entourait un ceinturon de buffle supportant un sabre et une paire de pistolets.

« Vous voyagez bien escorté, monsieur, » dit l’hôte en regardant ses armes tandis qu’il plaçait sur la table le vin que le voyageur avait demandé.

« Oui, mon hôte ; j’ai éprouvé l’utilité d’une pareille compagnie dans des momens périlleux, et je ne sais pas, comme vos grands du jour, congédier mes serviteurs quand je n’ai plus besoin d’eux.

— Oui-dà, monsieur, dit Giles Gosling ; vous venez donc des Pays-Bas, la terre de la pique, du mousquet ?

— J’ai été haut et bas, mon ami, un peu partout, loin et près ; mais je vide à ta santé un verre de ton vin. Remplissez-en un autre pour me faire raison, et si ce n’est pas du superlatif, bois-le encore tel que tu l’as fait.

— Si ce n’est pas du superlatif, » s’écria Giles Gosling en vidant son verre, et en léchant ses lèvres avec un air de plaisir ineffable, « je ne sais pas ce que c’est que le superlatif[8]. Il n’y en a pas de pareil, que je sache, aux Trois-Grues dans le Vintry[9] ; et si vous en trouvez de meilleur à Xérès ou aux Canaries, je ne veux toucher de ma vie ni or ni argent. Tenez, placez-le entre la lumière et vous, vous verrez les atomes danser dans cette liqueur dorée comme la poussière dans un rayon de soleil. Mais j’aimerais mieux verser du vin à dix paysans qu’à un voyageur. Je pense que Votre Honneur trouve ce vin bon ?

— Il est gentil et confortable, mon hôte ; mais pour connaître le bon vin, il faut le boire où pousse la vigne. Croyez-moi, vos amis les Espagnols sont trop avisés pour vous envoyer la quintessence de la grappe. Par exemple, celui-ci, qui vous paraît si extraordinaire, passerait tout au plus pour un vin bâtard à la Groyne et au port Sainte-Marie. Il faut voyager, mon hôte, pour être initié aux mystères de l’outre et de la pinte,

— Par ma foi, monsieur l’étranger, dit Giles Gosling, si je ne voyageais que pour trouver ensuite mauvais tout ce que je puis avoir dans mon pays, il me semble que je ferais le rôle d’un fou. D’ailleurs, je vous assure qu’il y a plus d’un fou capable de flairer le bon vin, sans jamais s’être éloigné de la fumée de la vieille Angleterre. Ainsi donc, grand merci, je reste au coin de mon feu.

— C’est une faiblesse d’esprit, mon hôte, dit l’étranger ; je vous assure que tous vos concitoyens ne pensent pas aussi vulgairement. Vous avez des braves parmi vous, je le parie, qui ont fait le voyage de la Virginie, ou tout au moins sont allés faire un tour dans les Pays-Bas. Allons, interrogez votre mémoire. N’avez-vous pas en pays étranger des amis dont vous seriez bien aise d’avoir des nouvelles ?

— Non, que je sache, monsieur, répondit l’hôte, depuis que cet étourdi de Robin de Drysandford s’est fait tuer au siège de la Brille. Le diable emporte le mousquet qui lança cette balle ! car jamais plus joyeux garçon ne remplit son verre à minuit. Mais il est mort et enterré, et je ne connais pas de soldat ou de voyageur, car soldat ou voyageur font la paire, dont je donnasse la pelure d’une pomme cuite.

— Par la messe, ceci est étrange ! Quoi ! tant de braves Anglais sont en pays étranger, et vous qui semblez être un homme de marque, vous n’avez ni amis ni parents parmi eux ?

— Si vous parlez de parents, c’est une autre affaire, reprit Gosling : j’ai un mauvais drôle de parent qui nous quitta dans la dernière année du règne de Marie ; mais je l’aime mieux perdu que retrouvé.

— Ne dites pas cela, l’ami, à moins que vous n’ayez entendu dire du mal de lui depuis peu ; plus d’un méchant poulain est devenu un noble coursier. Son nom, je vous prie ?

— Michel Lambourne, répondit l’hôte de l’Ours-Noir, un fils de ma sœur ; mais j’ai peu de plaisir à me rappeler son nom et sa parenté.

— Michel Lambourne ! dit l’étranger, comme s’il eût cherché dans sa mémoire. Quoi ? serait-ce ce brave cavalier qui se comporta si vaillamment au siège de Venloo, et que le comte Maurice remercia à la tête de son armée ? On le disait Anglais et d’assez basse extraction.

— J’ai peine à croire que ce soit mon neveu, dit Giles Gosling, car il avait à peine autant de courage qu’une poule, excepté pour faire le mal.

— Oh ! bien des gens acquièrent du courage à la guerre, dit l’étranger.

— Cela peut être, reprit l’aubergiste ; mais j’aurais plutôt cru que notre Mike[10] y perdrait le peu qu’il en avait.

— Le Michel Lambourne que j’ai connu, continua le voyageur, était un garçon de bonne mine ; il était toujours élégant et bien mis, et avait l’œil d’un faucon pour découvrir une jolie fille.

— Notre Michel, répliqua l’hôte, avait la tournure d’un chien qui traîne une bouteille à sa queue, et il portait un habit dont chaque lambeau semblait dire adieu aux autres.

— Oh ! l’on attrape de beaux habits à la guerre.

— Notre Michel était plus fait pour les attraper dans une boutique de friperie, lorsque le marchand avait le dos tourné ; et quant à son œil de faucon, il était toujours fixé sur mes cuillers d’argent que j’ai perdues. Il fut aide-sommelier dans cette bienheureuse maison pendant trois mois ; et avec ses mécomptes, ses erreurs, ses méprises, ses friponneries, s’il fût resté trois mois de plus chez moi, j’aurais été obligé de mettre à bas mon enseigne, de fermer ma maison et de donner la clef à garder au diable.

— Vous seriez fâché, malgré tout, si je vous disais que le pauvre Michel Lambourne a été tué à la tête de son régiment, à l’attaque d’un fort, près Maëstricht.

— Fâché ! ce serait la plus heureuse nouvelle que j’eusse apprise sur son compte ; car alors je serais sûr qu’il n’a pas été pendu. Mais n’en parlons plus ; je crains bien que sa fin ne fasse jamais autant d’honneur à ses amis. Si cependant il en était ainsi, parlez, » ajouta-t-il en lui versant un autre verre de vin ; « je dirais de tout mon cœur : Que Dieu lui fasse paix !

— Bon ! ne craignez rien, votre neveu vous fera encore honneur, surtout si c’est le Michel Lambourne que j’ai connu et que j’aimais presque autant que moi-même. Ne sauriez-vous m’indiquer quelque marque à laquelle je pourrais reconnaître si c’est celui-là ?

— Ma foi, aucune que je sache, excepté que notre Michel avait la potence marquée sur son épaule gauche, pour avoir volé un gobelet d’argent à dame Snort de Hogsditch[11].

— Vous mentez comme un coquin, mon oncle, dit l’étranger en rabattant sa fraise et découvrant son cou et son épaule ; et, par ce beau jour ! mon épaule est aussi nette que la vôtre.

— Quoi ! Michel, mon garçon, s’écria l’hôte, c’est tout de bon ? Vraiment ! je m’en doutais depuis une demi-heure ; car je ne connais personne qui eût pris moitié tant d’intérêt à toi. Mais, Mike, si ton épaule est aussi nette, conviens que Goodman Thong[12], le bourreau, a été bien débonnaire et t’a marqué avec un fer froid.

— Fi ! mon oncle, trêve à vos plaisanteries ; gardez-les pour assaisonner votre ale sure, et voyons quel accueil cordial vous allez faire à un parent qui a roulé le monde pendant dix-huit ans, qui a vu le soleil se lever où il se couche, et qui a voyagé jusqu’à ce que l’occident fût devenu pour lui l’orient.

— Tu as rapporté, Michel, à ce que je vois, un des talents des voyageurs ; mais tu n’avais pas besoin de voyager pour l’acquérir. Je me ressouviens parfaitement qu’entre autres qualités tu avais celle de ne jamais dire un mot de viui.

— Voyez donc, messieurs, cet incrédule de païen, » dit Michel Lambourne en se tournant du côté des témoins de cette singulière entrevue de l’oncle et du neveu ; car parmi eux il s’en trouvait qui, nés dans le même village, n’ignoraient pas ses espiègleries de jeunesse. « Voilà ce qu’on appelle à Cumnor tuer le veau gras ! Mais, mon cher oncle, je ne sors pas d’une étable à cochons, et je me soucie fort peu de votre bon ou mauvais accueil. Je porte avec moi de quoi me faire bien accueillir partout où je voudrai. »

En disant cela, il tira une bourse d’or assez bien remplie, dont la vue produisit un effet remarquable sur la compagnie. Plusieurs secouèrent la tête et chuchotèrent entre eux, tandis que d’autres, moins scrupuleux, se dépêchèrent de reconnaître en lui un camarade d’école, un compatriote, etc. ; d’un autre côté, deux ou trois personnages graves quittèrent l’auberge en branlant la tête et se disant tout bas que si Giles Gosling voulait continuer à prospérer, il devait chasser de nouveau son mauvais sujet de neveu aussitôt qu’il le pourrait. Gosling se conduisit lui-même comme s’il eût été de la même opinion ; car la vue de l’or fit sur cet honnête parent moins d’impression qu’elle n’en produit d’ordinaire sur un homme de sa profession.

« Neveu Michel, dit-il, serre ta bourse. Il ne sera pas dit que le fils de ma sœur paie dans ma maison pour y souper et y coucher ; mais je suppose que tu ne voudras pas rester plus long-temps dans un endroit où tu n’es que trop bien connu.

— À cet égard, mon oncle, répliqua le voyageur, je consulterai mes besoins et mes convenances. En attendant, je désire donner à souper à ces braves concitoyens qui ne sont pas trop fiers pour se souvenir de Michel Lambourne, le garçon sommelier ; si vous voulez me traiter pour mon argent, c’est une affaire arrangée ; sinon, il n’y a que deux minutes de chemin d’ici au Lièvre qui bat le tambour, et je pense que nos voisins ne refuseront pas de m’accompagner jusque-là.

— Non, Michel, reprit l’oncle ; comme dix-huit ans ont passé sur ta tête, et que tu t’es, je pense, un peu amendé, tu ne quitteras pas ma maison à une pareille heure, et tu auras même tout ce que tu pourras raisonnablement me demander. Mais je voudrais savoir si cette bourse, dont tu es si fier, a été aussi bien gagnée qu’elle est bien remplie.

— Voyez ce mécréant, mes bons voisins ! » dit Lambourne en faisant un nouvel appel à l’auditoire ; « voilà un misérable qui, après vingt ans, s’obstine à exhumer les folies de son neveu. Quant à cet or, messieurs, j’ai été là où il pousse et où l’on n’a que la peine de le ramasser. J’ai été dans le Nouveau-Monde, camarades, dans cet Eldorado où les gamins jouent à la fossette avec des diamants, et où les paysannes enfilent des rubis pour se faire des colliers ; où les tuiles sont d’or pur, et les pavés d’argent massif.

— Sur mon crédit, ami Michel, » dit Lawrence Goldthred[13], le premier mercier d’Abingdon, ce serait une bonne côte pour commercer. Que ne ferait-on pas avec des linons, des éventails et des rubans dans un pays où l’or est si abondant ?

— Des bénéfices incalculables, reprit Lambourne, surtout si un jeune et beau marchand y portait lui-même sa pacotille ; car les dames de ce pays sont d’une bonne pâte, et étant d’ailleurs un peu brûlées du soleil, elles prennent feu comme l’amadou à la vue d’un teint frais comme le tien et d’une chevelure tirant sur le roux.

— Je voudrais bien aller faire mon commerce dans ce pays, » dit le mercier en ricanant.

« La chose est facile, reprit Michel, c’est-à-dire si tu es encore ce même espiègle qui m’aida dans le temps à piller le verger de l’abbé. Il ne faudrait qu’une petite opération d’alchimie pour transmuer ta maison et tes terres en argent comptant, et cet argent comptant en un bon vaisseau avec ses voiles, ses ancres, ses cordages et tout ce qui s’ensuit ; puis arrimer ton magasin dans la cale, mettre sur le pont cinquante bons lurons que je commanderais, hisser les huniers, et voguer pour le Nouveau-Monde.

— Tu lui as enseigné un secret, mon neveu, dit Giles Gosling, pour transmuer, c’est là ton expression, ses livres en sous et ses toiles en fil. Écoute l’avis d’un fou, voisin Goldthred : ne te fie pas à la mer, car c’est un gouffre dévorant. Mets les choses au pis, les ballots de ton père pourraient t’empêcher, pendant un an ou deux, d’aller à l’hôpital : mais la mer a un appétit insatiable ; en un déjeuner, elle avalerait toutes les richesses de Lombard-Street[14] aussi aisément que moi j’avalerais un œuf poché et un verre de bordeaux. Quant à l’Eldorado de mon neveu, ne te fie jamais à moi si je ne crois qu’il l’a trouvé dans les poches de quelque dupe de ton espèce. Mais ne le fâche pas pour cela ; viens, et sois le bienvenu, car voici le souper ; et je l’offre de bon cœur à tous ceux qui voudront y prendre part pour célébrer le retour de mon neveu qui promet de si bien faire, en supposant toujours qu’il soit revenu tout autre qu’il n’est parti. En vérité, mon cher neveu, tu ressembles à ma pauvre sœur, autant qu’enfant ressembla jamais à sa mère.

— Il ne ressemble pas autant au vieux Benoît Lambourne son mari, » dit le mercier en faisant signe de la tête et des yeux. « Te souviens-tu, Michel, de ce que tu dis un jour au maître d’école qui levait sa férule sur toi parce que tu avais fait tomber les béquilles de ton père ? C’est un enfant bien avisé, dis-tu, que celui qui connaît son père. Le docteur Bricham rit tant qu’il en pleura, et ses larmes t’en épargnèrent de plus amères.

— Oui, mais il me le fit bien payer quelques jours après, dit Lambourne. Comment se porte ce digne pédagogue ?

— Il est mort, dit Giles Gosling, et il y a déjà long-temps.

— Hélas ! oui, dit le clerc de la paroisse ; j’étais près de son lit quand il expira. Il est mort comme un bienheureux. Morior, mortuus sum, vel fui, mori[15] dit-il ; après quoi il ajouta : Mon dernier verbe est conjugué. Ce furent là ses dernières paroles.

— Fort bien, que la paix soit avec lui ! dit Michel, il ne me doit rien.

— Non vraiment, reprit Goldthred ; et chaque fois qu’il te corrigeait, il ne manquait pas de dire qu’il épargnait de la besogne au bourreau.

— On aurait cru d’après cela qu’il ne lui laissait rien à faire, ajouta le clerc ; et cependant il n’est que trop vrai que Goodman Thong n’a pas eu une sinécure avec notre ami.

Voto à Dios[16]  ! » s’écria Lambourne, qui paraissait perdre patience, en prenant son chapeau sur la table et l’enfonçant sur sa tête, de manière à donner l’expression sinistre d’un bravo espagnol à ses yeux et à ses traits qui naturellement n’avaient rien de plaisant. « Écoutez, mes maîtres, tout est bon entre amis et en petit comité, et je vous ai déjà laissés, mon oncle et vous tous, vous égayer à votre aise sur les fredaines de ma jeunesse ; mais je porte un sabre et une épée, mes bons amis, et je suis prompt à m’en servir dans l’occasion. J’ai appris à être chatouilleux sur le point d’honneur, depuis que j’ai servi chez les Espagnols, et je voudrais que vous me provoquassiez au point de me pousser à bout.

— Bon ! que feriez-vous ? dit le clerc.

— Oui, monsieur, que feriez-vous ? » dit le mercier en faisant le brave de l’autre côté de la table.

« Je vous couperais la gorge de telle sorte que vous ne chanteriez plus le dimanche, monsieur le clerc, » dit Lambourne d’un air menaçant ; « et vous, monsieur le marchand de taffetas manqué, je vous assommerais sur vos ballots.

— Allons, allons, » dit l’hôte en s’interposant entre les parties, « je ne veux pas de rodomontades ici. Mon neveu, il ne faut pas être si prompt à prendre la mouche ; et vous aussi, messieurs, vous devriez vous souvenir que si vous êtes dans une auberge, vous êtes aussi les hôtes de l’aubergiste, et qu’il est de votre devoir d’épargner l’honneur de sa famille. En vérité, vos sottes disputes me rendent aussi oublieux que vous ; car voilà là-bas mon hôte silencieux, comme je l’appelle, qui, depuis deux jours qu’il est chez moi, n’a pas encore ouvert la bouche, sauf pour me demander ses repas et son compte ; qui ne me donne pas plus d’embarras qu’un paysan, et paie son écot comme un prince royal ; regarde à peine le total de son compte et ne sait pas quel jour il s’en ira. C’est là un bijou d’hôte ! et cependant, sot animal que je suis, je le laisse là-bas dans un coin obscur comme un réprouvé, sans l’inviter seulement à manger un morceau, à boire un coup avec nous. Je mériterais bien, pour prix de mon incivilité, qu’il s’en allât s’établir au Lièvre qui bat le tambour, avant que la nuit fût plus avancée. »

Avec une serviette blanche pliée artistement sur son bras gauche, son bonnet de velours ôté pour le moment, et son plus beau flacon d’argent dans la main droite, mon hôte s’avança vers le personnage solitaire dont il venait de parler, et sur lequel il avait attiré les regards de la compagnie.

C’était un homme de vingt-cinq à trente ans, d’une taille au dessus de la moyenne, mis avec simplicité et décence, ayant cependant un air d’aisance qui approchait de la dignité et qui semblait annoncer que son costume était au dessous de son rang. Il avait l’air pensif et réservé ; sa chevelure était noire, et ses yeux, de même couleur, qui, dans certains moments d’excitation, brillaient d’un éclat peu ordinaire, avaient en toute autre occasion le même aspect de méditation et de tranquillité que ses traits. La curiosité du village s’était employée à découvrir son nom et sa qualité, aussi bien que l’affaire qui l’avait amené à Cumnor ; mais rien n’avait transpiré à ce sujet qui pût la satisfaire. Giles Gosling, la forte tête de l’endroit, ce zélé partisan de la reine Élisabeth et de la religion protestante, avait été un instant disposé à soupçonner son hôte d’être un jésuite, ou un de ces prêtres que Rome et l’Espagne envoyèrent alors en si grand nombre pour orner les potences de l’Angleterre : mais il ne lui était guère possible de conserver une telle prévention contre un hôte qui donnait si peu d’embarras, qui payait son écot si régulièrement, et qui se proposait, à ce qu’il semblait, de faire un long séjour à l’Ours-Noir.

Les papistes, se disait Giles Gosling, sont des gens chiches et serrés, et cet homme aurait trouvé à se loger chez le riche squire de Bassellsley, ou chez le vieux chevalier à Wooton, ou bien dans quelque autre repaire de Romains, au lieu de venir dans une maison publique, ainsi que le fait tout honnête homme et tout bon chrétien. D’ailleurs, vendredi il a mangé du bœuf aux carottes, quoiqu’il y eût sur la table des anguilles grillées aussi bonnes qu’on en pêcha jamais dans l’Isis[17].

En conséquence, l’honnête Giles, convaincu que son hôte n’était pas de l’église de Rome, s’approcha de lui avec toute la politesse possible pour l’inviter à venir se rafraîchir et à honorer de sa présence une petite collation qu’il donnait à son neveu, en réjouissance de son retour, et, comme il s’en flattait, de son changement de conduite. L’étranger d’abord fit un mouvement de tête comme pour décliner cette invitation ; mais mon hôte continua à le presser avec des arguments fondés sur l’honneur de sa maison et sur les commentaires que ne manqueraient pas de faire les habitants de Cumnor sur une humeur aussi peu sociable.

« Par ma foi, dit-il, ma réputation est intéressée à ce que l’on soit gai dans ma maison ; et d’ailleurs il y a de mauvaises langues à Cumnor (où n’y en a-t-il pas ?) qui traitent fort mal les gens qui enfoncent leur chapeau sur leurs sourcils, comme s’ils regrettaient le temps passé, au lieu de jouir des jours de gloire et de bonheur que Dieu nous a accordés en nous donnant pour souveraine la reine Élisabeth, que le ciel bénisse et conserve long-temps.

— Assurément, mon hôte, répondit l’étranger, ce n’est pas un acte de trahison que de s’abandonner à ses pensées, à l’ombre de son bonnet. Vous avez vécu en ce monde deux fois autant que moi, et vous devez savoir qu’il y a des pensées qui nous captivent en dépit de nous-mêmes, et auxquelles on dirait vainement : Allez-vous-en, laissez-moi m’égayer.

— Eh bien ! si d’aussi tristes pensées assiègent votre esprit, et qu’elles ne veuillent pas s’en aller quand vous leur parlez en bon anglais, nous ferons venir d’Oxford un des élèves du père Bacon, pour les exorciser à force de logique et d’hébreu ; ou bien ne serait-il pas mieux encore, mon digne hôte, de les noyer dans une mer de claret[18] ? Excusez ma liberté, monsieur ; je suis un vieil hôte et je dois avoir mon franc-parler. Cette diablesse d’humeur mélancolique vous sied mal : elle ne va pas avec des bottes luisantes, un beau chapeau, un habit neuf et une bourse pleine. Chassez-moi cette Importune ! envoyez-la à ceux qui ont les jambes enveloppées de foin, la tête couverte d’un bonnet de feutre, la jaquette aussi mince qu’une toile d’araignée, et la poche sans croix ni pile pour empêcher le démon de la tristesse d’y danser. Égayez-vous, monsieur, ou, de par cette bonne liqueur, nous vous bannirons de cette joyeuse compagnie pour vous envoyer dans les brouillards de la mélancolie et dans le pays du malaise. Voici une troupe de bons vivants qui ne demandent qu’à se divertir ; ne leur faites pas la mine rechignée du diable qui regarde au dessus de Lincoln.

— Vous parlez d’or, mon brave hôte, » dit l’étranger avec un sourire mélancolique qui néanmoins donnait une expression agréable à sa physionomie. « Vous avez raison, mon jovial ami ; ceux qui sont maussades comme moi ne doivent pas troubler la joie de ceux qui sont heureux. Je boirai de tout mon cœur un coup avec vos hôtes, plutôt que de passer pour un trouble-fête. »

En disant cela, il se leva et se réunit à la compagnie, qui, encouragée par les préceptes et l’exemple de Michel Lambourne, et composée pour la plupart de gens disposés à profiter de l’occasion de faire un bon repas aux dépens de l’hôte, avait déjà fait quelques excursions au delà des limites de la tempérance, ainsi qu’on pouvait le reconnaître au ton avec lequel Michel s’informait de ses anciennes connaissances du pays, et aux éclats de rire qui accueillaient chaque réponse. Giles Gosling lui-même fut un peu scandalisé de la nature bruyante de leur joie, principalement à cause du respect involontaire qu’il éprouvait pour son hôte inconnu. Il s’arrêta donc à quelque distance de la table occupée par ces turbulents amis de la joie, et commença à faire une espèce d’apologie de leur licence.

« Vous croiriez, dit-il, à entendre parler ces drôles, qu’il n’y en a pas un qui n’ait été élevé pour vivre en demandant la bourse ou la vie ; et cependant, demain, vous verrez en eux une réunion d’artisans aussi laborieux, de marchands aussi actifs qu’aucun de ceux qui gagnent un pouce sur une aune, ou paient une lettre de change sur leur comptoir en écus rognés. Ce mercier qui porte son chapeau de travers sur sa tête frisée comme le dos d’un barbet, qui va tout débraillé, qui porte son manteau de côté, et affecte les airs d’un vaurien, quand il est dans sa boutique à Abingdon, est, de la tête aux pieds, aussi soigné dans sa tenue que s’il était nommé maire ; il parle de forcer les parcs, de battre les grands chemins, de telle sorte qu’on croirait qu’il rôde toutes les nuits entre Hounslow et Londres ; tandis qu’on le voit dormir comme un bienheureux sur son lit de plumes, une chandelle d’un côté et une bible de l’autre pour chasser les esprits.

— Et votre neveu, mon hôte, ce Michel Lambourne, qui est le roi de la fête, a-t-il, comme les autres, envie de passer pour un tapageur ?

— Vous me serrez le bouton, dit l’hôte ; mon neveu est mon neveu ; et quoiqu’il ait été un garnement dans sa jeunesse, Michel peut s’être amendé comme tant d’autres fous. Cependant je ne voudrais pas que vous prissiez tout ce que j’en disais tout à l’heure pour mots d’Évangile. J’avais reconnu ce drôle sur-le-champ, et je voulais lui rabattre un peu le caquet. Et maintenant, monsieur, sous quel nom présenterai-je mon respectable et digne hôte à la joyeuse compagnie ?

— Eh bien ! mon hôte, vous pouvez m’appeler Tressilian.

— Tressilian, reprit l’hôte de l’Ours-Noir, c’est un digne nom, et, à ce qu’il me semble, originaire du comté de Cornouailles ; car, à ce que dit le proverbe du Midi :

Un nom que forme et pol, et pen et tré,
De Cornouaille est constamment tiré.

— N’en dites pas plus que je ne vous ai autorisé à dire, mon hôte, et de cette manière vous serez sûr de ne dire que la vérité. Un homme peut avoir de ces honorables particules en tête de son nom, et peut être né loin du mont Saint-Michel[19]. »

Mon hôte ne poussa pas plus loin la curiosité, et présenta M. Tressilian à son neveu et à sa compagnie qui, après avoir échangé des salutations avec lui et avoir bu à la santé de leur nouveau convive, continuèrent la conversation que leur arrivée avait interrompue, en l’assaisonnant de maintes rasades.




CHAPITRE II.

L’ORGIE.


Parlez-vous du jeune Lancelot ?
Shakspeare.. Le Marchand de Venise.


Après une courte pause, maître Goldthred, cédant aux instances de l’hôte, appuyées de celles de ses joyeux convives, régala la compagnie de la chanson suivante :

De tous les oiseaux du bocage
Ou bien des épineux buissons,
Le hibou seul a mon hommage ;
C’est un modèle sans partage
Pour tous les buveurs francs lurons.
Sitôt que le soleil s’efface
Et va s’unir à l’Océan,
Le hibou prenant son élan,
Sur le haut d’un arbre se place
Afin de huer sa chanson,
Dont il se moque sans façon.
Ainsi, malgré l’heure avancée,
Et l’orage utile au filou,
Et l’ombre encor plus amassée,
Buvons à la santé versée
Du joli, du joli hibou.

L’alouette vive et légère,
À nos yeux oiseau trop vulgaire,
Dort en son nid jusqu’au matin.
Vive le hibou solitaire,
Qui toute la nuit sans se taire
Souffle en sa corne un gai refrain.
Levons donc, mes chers camarades,
Le coude jusqu’à divaguer ;
Humectons-nous de cent rasades,
Chantons jusqu’à nous fatiguer :
Enfin, malgré l’heure avancée,
Et l’orage utile au filou,

Et l’ombre encor plus amassée,
Buvons à la santé versée
Du joli, du joli hibou.

« Voilà qui n’est pas mal, mes cœurs, » dit Michel quand le mercier eut fini sa chanson ; « et je vois qu’il y a encore du bon parmi vous. Mais quel chapelet vous m’avez défilé des noms de mes anciens camarades, en ajoutant à chacun quelque parole de malheur ! Ainsi donc, Swashing Will de Vallingford nous a souhaité le bonsoir ?

— Oui, il est mort comme un daim, dit un membre de la compagnie ; il a été tué d’un coup d’arbalète par le vieux Thatcham, garde-chasse du duc à Womnington-Castle.

— Il avait toujours aimé la venaison, et un verre de claret par-dessus ; celui-ci sera donc bu à sa mémoire. Allons, faites-moi raison, mes maîtres. »

Après ce toast en l’honneur du défunt, Lambourne continua ses questions en s’informant de Prance de Padworts.

« Parti, immortalisé depuis dix ans, dit le mercier ; comment ? le château d’Oxford, Goodmann Thong, et un bout de corde de dix sous, vous l’apprendront.

— Quoi ! le pauvre Prance a été pendu ? Voilà ce que c’est que d’aimer à se promener au clair de la lune. Allons, une rasade à sa mémoire, mes amis. Tous les bons vivants aiment le clair de lune. Et qu’est devenu Isal, l’homme aux plumes, celui qui demeurait près de Yattenden, et portait un si long plumet ?… j’oublie son nom.

— Qui ? Isal Hempseed ? répliqua le mercier ; vous devez vous rappeler qu’il tranchait du gentleman, et qu’il voulait se mêler des affaires de l’État ; en bien ! il s’est fourré dans le bourbier avec le duc de Norfolk[20], il y a deux ou trois ans, s’est enfui du pays avec un mandat d’arrêt à ses trousses, et oncques depuis on n’en a entendu parler.

— Après tous ces malheurs, dit Lambourne, je n’ai guère besoin de m’informer de Tony Poster ; car au milieu de ce déluge de cordes, de coups d’arbalète, de mandats d’arrêt, il est douteux que Tony s’en soit tiré.

— De quel Tony Poster voulez-vous parler ? demanda l’aubergiste.

— Bon ! de celui qu’on appelait Tony Allume-Fagots, parce qu’il avait apporté une lumière pour mettre le feu au bûcher de Latimer et de Ridley[21], lorsque le vent éteignit la torche de notre ami Jock Thong, et que personne ne voulait le rallumer ni par zèle ni pour argent.

— Tony Foster vit et prospère, dit l’hôte. Mais, mon neveu, ne vous avisez plus de l’appeler Tony Allume-Fagots, si vous ne voulez pas attraper un coup de poignard.

— Bah ! il a honte de ce surnom, dit Lambourne, lui qui avait coutume de s’en glorifier, et de dire qu’il aimait autant voir rôtir un hérétique qu’un bœuf !

— Fort bien, mon neveu ; mais c’était du temps de Marie, reprit l’hôte, quand le père de Tony était bailli de l’abbé d’Abingdon ; mais depuis cette époque Tony a épousé une précisienne[22], et il est aussi bon protestant que qui que ce soit.

— Il a un air important, marche la tête haute, et méprise ses anciens compagnons, dit le mercier.

— Alors il a prospéré, je vous le garantis, dit Lambourne ; car aussitôt qu’un homme gagne de l’argent, il s’éloigne de ceux dont la fortune dépend des autres,

— Diable ! s’il a prospéré ! dit le mercier : vous vous rappelez Cumnor-Place, ce vieil hôtel près du cimetière ?…

— À telles enseignes que j’en pillai trois fois le verger. Mais que voulez-vous dire ? C’était la résidence de l’abbé, quand la peste ou quelque maladie régnait à Abingdon.

— Oui, dit l’hôte, mais il y a long-temps de cela. Aujourd’hui Antony Foster est maître dans cette maison, et y vit par suite des bonnes grâces d’un homme puissant à la cour, qui tient de l’Église les terres de la Couronne. Il y demeure, et fait aussi peu de cas des habitants de Cumnor que s’il avait été fait chevalier.

— Pourtant, dit le mercier, ce n’est pas tout-à-fait par orgueil. Il y a une belle dame dans cette affaire, et Tony permet à peine à la lumière du jour de la visiter.

— Comment ! dit Tressilian, » qui pour la première fois prenait part à la conversation, « n’avez-vous pas dit que Foster était marié, et à une piécisienne ?

— Il était marié, et à une précisienne aussi rigide qu’on en vit jamais, et Tony et elle vivaient comme chien et chat, à ce qu’on dit. Mais elle est morte, que Dieu lui fasse paix ! et comme Tony n’a qu’une petite fille, on croit qu’il a le projet d’épouser cette inconnue de laquelle on fait tant de bruit.

— Et pourquoi ? Je veux dire, pourquoi tant de bruit sur son compte ? dit Tressilian.

— Tout ce que je sais, répondit l’hôte, c’est qu’on dit qu’elle est belle comme un ange, et que personne ne sait d’où elle vient, et que chacun voudrait savoir pourquoi elle est si étroitement renfermée. Pour ma part, je ne l’ai jamais vue ; vous l’avez vue, je crois, monsieur Goldthred ?

— C’est vrai, mon vieux camarade, dit le mercier. Figurez-vous que je revenais à cheval d’Abingdon ; je passais sous cette fenêtre de l’hôtel où l’on a peint tant de vieux saints et leurs histoires avec mille autres choses semblables ; je n’avais pas pris la route ordinaire, mais un chemin qui traversait le parc ; car, ayant trouvé la porte de derrière fermée au loquet, j’avais cru pouvoir, en qualité d’ancien camarade, passer sous les arbres, tant pour avoir de l’ombre que parce que j’avais un habit couleur de pêche, brodé en or.

— Lequel habit, dit Lambourne, tu n’étais pas fâché de faire briller aux yeux d’une jolie dame. Ah, coquin ! ne renonceras-tu donc jamais à tes vieilles malices ?

— Non, non, ce n’est pas cela, » dit le mercier en prenant un air riant ; « ce n’était pas du tout cela, c’était curiosité, une espèce de compassion intérieure ; car la pauvre jeune dame, du matin au soir, ne voit rien que Tony Foster avec ses gros sourcils noirs, sa tête de taureau et ses jambes tortues…

— Et tu n’étais pas fâché de lui faire voir un homme mieux arrangé dans un justaucorps de soie, une jambe tournée comme celle d’un coq dans une botte de Cordouan, une figure ronde souriant d’un air suffisant, parée d’un bonnet de velours, d’une plume de dindon et une ganse dorée. Ah, petit fripon de mercier ! ceux qui ont de belles choses aiment à les montrer. Allons ! messieurs, ne laissez pas vos verres en place : buvons aux longs éperons, aux bottes courtes, aux bonnets fourrés et aux têtes vides.

— Ah Michel ! c’est être jaloux de moi, dit Goldthred ; et cependant cette bonne fortune pourrait l’arriver à toi ou à tout autre.

— Le diable confonde ton impudence ! riposta Lambourne ; ne voudrais-tu pas avec ta face de pouding et tes manières de marchand, te comparer à un militaire, à un gentleman ?

— Mon bon monsieur, dit Tressilian, souffrez que je vous prie de ne pas interrompre cet honnête citoyen. Il conte à mon gré de si jolies histoires, que je l’écouterais volontiers jusqu’à minuit.

— C’est plus de faveur que je n’en mérite, répondit Goldthred ; mais puisque je vous fais plaisir, mon digne monsieur Tressilian, je continuerai, malgré les railleries et les lardons de ce vaillant soldat, qui a peut-être attrapé plus de coups que de couronnes dans les Pays-Bas. Or, monsieur, comme je passais sous la grande fenêtre aux peintures, la bride sur le cou de mon palefroi qui allait l’amble, partie pour ma commodité, partie afin d’avoir davantage le loisir de regarder autour de moi, j’entendis ouvrir une jalousie, et ne me croyez jamais, monsieur, si je ne vis pas paraître la plus jolie femme qui se soit trouvée jamais devant mes yeux, et je pense que j’ai vu autant de jolies filles et avec autant de discernement que qui que ce soit.

— Oserais-je vous demander son portrait ?

— Oh, monsieur, répliqua Goldthred, je vous assure qu’elle avait le costume d’une grande dame, des habits magnifiques qui auraient pu aller à la reine elle-même ; car elle avait un corps de jupe de satin couleur de gingembre, et qui, à mon jugement, doit avoir coûté au moins trente schellings l’aune, doublée de taffetas moiré et garnie de deux larges galons d’or et d’argent. Quant à son chapeau, monsieur, c’est véritablement ce que j’ai vu de plus élégant dans ces parages ; il était de taffetas brun, brodé avec des scorpions d’or de Venise, et bordé d’une frange d’or. Je vous assure, monsieur, que c’était un ouvrage parfait, surpassant tout ce qu’on peut faire en ce genre. Pour le bas de sa robe, il était selon l’ancienne mode de pas-devant.

— Je ne vous demande pas quel était son costume, » dit Tressilian, qui avait témoigné quelque impatience pendant cette minutieuse description ; « mais quels étaient son teint, la couleur de ses cheveux, et ses traits ?

— Quant à son teint, répondit le mercier, je ne puis en parler avec certitude ; mais j’ai remarqué que son éventail avait un manche d’ivoire orné de fine marqueterie ; et pour ses cheveux, je ne puis vous garantir leur couleur ; elle portait seulement par-dessus un réseau de soie verte, d’un tissu entremêlé d’or.

— L’excellente mémoire de mercier ! dit Lambourne ; monsieur l’interroge sur la beauté de la dame, et il lui parle de la richesse de ses vêtements !

— Je te dis, » répliqua le mercier un peu déconcerté, « que j’ai eu à peine le temps de la voir ; car j’allais lui donner le bonjour, et pour cela j’avais apprêté un sourire…

— Comme celui d’un singe qui lorgne une châtaigne, dit Lambourne.

— Quand tout-à-coup, » continua Goldthred sans avoir égard à cette interruption, « Tony parut en personne, un bâton à la main.

— Et il te roua de coups, j’imagine, pour ton impertinence ? dit son interlocuteur.

— C’était plus aisé à dire qu’à faire, » répondit Goldthred avec colère ; « non, non, il ne m’a pas rossé : il est vrai qu’il leva son bâton, et parla de m’en frapper, en me demandant pourquoi je ne suivais pas la grande route, et d’autres choses comme cela ; mais je lui eusse fendu le crâne pour sa peine, sans la présence de la dame, qui eût pu s’évanouir.

— Foin du lâche au cœur d’esclave ! dit Lambourne ; quel chevalier errant pensa jamais à la frayeur d’une dame en se préparant à combattre en sa présence géant, dragon, ou magicien, pour la délivrer ? Mais à quoi bon parler de dragons à un homme qui fuirait devant un dragon-mouche[23]. Tu as manqué là une bien belle occasion…

— Saisis-la donc, toi, terrible Michel, répondit Goldthred ; le palais enchanté, le dragon et la dame, tout cela t’attend, si tu oses t’y aventurer.

— Moi ? soit, dit le militaire, je le ferai pour une pinte de vin. Mais un instant… je suis assez pauvre en linge ; hé bien ! veux-tu parier une pièce de toile de Hollande contre ces cinq anges, que je vais demain au château et que je force Tony Foster à m’introduire auprès de sa belle recluse ?

— J’accepte la gageure ; quoique tu aies l’impudence du diable, je suis convaincu que je gagnerai. Notre hôte tiendra les enjeux, et je vais déposer de l’or en attendant que je t’envoie la toile.

— Je ne veux pas me charger de tenir les enjeux pour une semblable gageure, dit Gosling. Allons, mon neveu, buvez tranquillement votre vin, et laissez là de pareilles aventures. Je vous assure que M. Foster a assez de crédit pour vous faire coffrer dans le château d’Oxford ou pour forcer vos jambes à faire connaissance avec les ceps de la ville.

— Ce serait renouveler une ancienne liaison ; car les jambes de Michel et les ceps de la ville se sont connus autrefois, dit le mercier ; mais je ne le tiendrai pas quitte de sa gageure, à moins qu’il ne paie un dédit.

— Un dédit ! s’écria Lambourne ; je m’en moque. Je fais aussi peu de cas de la colère de Foster que d’une cosse de pois ; et je ferai visite à sa belle, qu’il le veuille ou non.

— Je me mettrai volontiers de moitié dans votre pari, dit Tressilian, si vous voulez me permettre de m’associer dans cette aventure.

— Quel avantage y trouveriez-vous, monsieur ? dit Lambourne.

— Aucun, monsieur, répondit Tressilian, si ce n’est celui de voir l’adresse et le courage avec lesquels vous vous conduirez. Je suis un voyageur qui cherche les rencontres singulières et les événements extraordinaires, comme les chevaliers d’autrefois cherchaient les aventures et les combats.

— Hé bien ! s’il vous fait plaisir de voir une vanité chatouillée, je ne demande pas mieux que d’avoir un témoin de mon adresse. Buvons donc au succès de mon entreprise ; et celui qui ne voudra pas me faire raison à genoux est un coquin à qui je couperai les jambes près des jarretières. «

La rasade que Michel but à cette occasion avait été précédée de tant d’autres, que sa raison chancela sur son trône. Il adressa deux ou trois jurons au mercier, lequel raisonnablement refusa de répondre à une proposition qui impliquait la perte de sa gageure.

« Viens-tu faire de la logique, s’écria Michel, toi misérable, qui n’as pas plus de cervelle qu’un écheveau de soie embrouillé. Par le ciel ! je veux faire de ta peau cinquante aunes de galon. »

Mais au moment où il allait tirer son sabre pour exécuter ce beau projet, Michel Lambourne fut saisi par le sommelier et le garçon d’appartements, et transporté dans sa chambre pour qu’il y cuvât son vin à son aise.

La compagnie alors se leva et les convives se retirèrent à la grande satisfaction de mon hôte, mais non pas à celle de quelques-uns qui ne se souciaient pas de se séparer sitôt du bon vin qui devait ne leur coûter rien, tant qu’ils pourraient lui tenir tête. Ils furent pourtant obligés de déguerpir et s’en allèrent enfin, laissant le champ libre à Gosling et à Tressilian.

« Sur ma foi, dit le premier, je ne sais quel plaisir trouvent nos grands seigneurs à dépenser leur argent pour donner des repas et à jouer le rôle de mon hôte sans faire payer la carte. C’est ce que je pratique fort rarement, et quand cela m’arrive, il n’y a pas de fois, par saint Julien ! que je ne m’en repente vivement. Chacun de ces brocs vides que mon neveu a bus et que ses camarades ont avalés eût été une source de profit pour quelqu’un de mon état, et moi je dois le compter en pure perte. Je ne puis, sur mon âme, concevoir le plaisir qu’on peut trouver au bruit, aux extravagances, aux folies et aux querelles, fruits de l’ivrognerie, aux obscénités, aux blasphèmes, surtout quand on perd son argent au lieu d’en gagner. Et cependant plus d’une belle fortune a été dissipée pour favoriser de semblables extravagances, au grand détriment des cabaretiers ; car qui diable voudra venir dépenser son argent à boire à l’Ours-Noir, lorsqu’il peut se régaler pour rien chez milord ou chez le squire ? »

Tressilian s’aperçut que le vin avait fait quelque impression sur le cerveau éprouvé de mon hôte ; sa sortie contre l’ivrognerie en était à ses yeux la meilleure preuve. Comme il avait soigneusement évité de trop boire, il voulut profiter de la franchise qu’inspire ordinairement le vin, pour tirer de Gosling quelques nouveaux renseignements sur Antony Foster et la dame que le mercier avait vue dans sa maison ; mais ses questions ne firent que fournir à mon hôte un nouveau texte de déclamation contre la perfidie du beau sexe, sortie où il emprunta toute la sagesse de Salomon à l’appui de la sienne. Finalement il tourna ses sages avis, assaisonnés d’une bonne dose de reproches, sur ses garçons qui étaient en train d’enlever les restes du souper et de rétablir l’ordre dans la salle ; puis voulant, pour son malheur, joindre l’exemple au précepte, il cassa un plateau et une demi-douzaine de verres, en cherchant à leur montrer comment se faisait le service aux Trois-Grues, dans le Vintry, la taverne de Londres alors la plus renommée. Ce dernier accident le rappela si bien à lui-même, qu’il fut se mettre au lit, dormit profondément, et se réveilla le lendemain un tout autre homme.



CHAPITRE III.

LA GAGEURE.


Je tiendrai ; le jeu sera joué. Je ne renoncerai jamais à cette plaisante gageure. Ce que je dis quand je suis en gaîté, je le soutiendrai à jeun, soyez-en sûr.
La Table de jeu.


« En ! comment va votre neveu, mon bon hôte ? » dit Tressilian lorsque Gosling parut pour la première fois dans la salle le lendemain de l’orgie que nous avons décrite dans le chapitre précédent ; « se trouve-t-il bien, et tiendra-t-il toujours sa gageure ?

— S’il va bien ! monsieur ; il est déjà sur pied depuis deux heures et a rendu visite à je ne sais combien de ses anciens camarades ; il vient de rentrer et déjeune en ce moment avec des œufs frais et du vin muscat. Quant à sa gageure, je vous conseille en ami de ne pas vous en mêler, pas plus que d’aucune entreprise de Michel. Je vous engage donc à prendre pour votre déjeuner un bon coulis chaud qui rendra du ton à votre estomac ; et laissez mon neveu et M. Goldthred se démener au sujet de leur gageure comme il leur plaira.

— Il me semble, mon hôte, dit Tressilian, que vous ne savez trop que dire sur le compte de votre neveu, et que vous ne pouvez le louer ni le blâmer sans quelque remords de conscience.

— Vous dites vrai, monsieur Tressilian, répliqua Giles Gosling ; il y a une affection naturelle qui me dit à l’oreille : Giles, Giles, pourquoi faire ainsi tort à la réputation de ton neveu ? pourquoi diffamer ce fils de ta sœur ? pourquoi dégrader ta maison, déshonorer ton propre sang ? Alors vient la justice qui me dit à son tour : Voici un digne hôte tel qu’il n’en vint jamais à l’Ours-Noir, un homme qui ne trouva jamais à redire à son écot (car, ainsi que je vous le dis en face, vous ne l’avez jamais fait, et ce n’est pas que vous ayez eu sujet de le faire), un homme qui, autant que je puis voir, ne sait pas pourquoi il est venu, ni quand il s’en ira ; et toi qui es aubergiste et qui depuis trente ans paies les droits de la paroisse à Cumnor, et remplis en ce moment les fonctions de constable, tu souffriras que la perle des hommes, cette crème des voyageurs, si je puis m’exprimer ainsi, tombe dans les filets de ton neveu qui est connu pour un ferrailleur, un sacripan, un pilier de tripots, un professeur des sept sciences damnables, si jamais homme y prit ses degrés ? Non, par le ciel ! Je puis fermer les yeux et le laisser mettre dedans un petit papillon comme ce Goldthred ; mais toi, mon hôte, tu seras prévenu, mis en garde, si tu veux n’écouter que ton hôte fidèle.

— Croyez-moi, mon hôte, vos conseils ne seront pas perdus, répondit Tressilian : mais je dois garder ma part dans cette gageure, puisque j’ai donné ma parole. Cependant éclairez-moi un peu de vos avis. Ce Foster, qui et quel est-il ? et pourquoi fait-il tant de mystère de son hôte féminin ?

— En vérité, répondit Gosling, je ne puis ajouter que fort peu de chose à ce que vous avez entendu hier soir. Foster était un des papistes de la reine Marie, et maintenant il est un des protestants de la reine Élisabeth ; il était un des dépendants de l’abbé d’Abingdon, et maintenant il est comme le maître de la maison où il servait. Bref, il était pauvre, et aujourd’hui il est riche. On dit qu’il y a dans cette vieille maison des appartements assez richement décorés pour convenir à la reine, que Dieu bénisse ! Quelques-uns pensent qu’il a trouvé un trésor dans le verger, d’autres qu’il s’est vendu au diable pour un trésor, d’autres enfin qu’il a volé à l’abbé toute l’argenterie de l’église, qui était cachée dans la vieille maison abbatiale à l’époque de la réformation. Quoi qu’il en soit, il est riche, et Dieu et sa conscience, peut-être le diable aussi, savent seuls comme il l’est devenu. Il a l’air sombre, et a rompu tout commerce avec les habitants du pays, comme s’il avait quelque étrange secret à garder, ou qu’il se crût pétri d’une autre argile que nous. Je suis convaincu que mon neveu et lui se querelleront si Michel se targue de leur ancienne connaissance ; et je suis fâché que vous, mon digne monsieur Tressilian, vous songiez encore à accompagner mon neveu. «

Tressilian lui répondit qu’il agirait avec une extrême prudence et qu’il l’engageait à n’avoir aucune crainte sur son compte ; bref, il lui donna toutes les assurances qu’opposent d’ordinaire aux avis de leurs amis ceux qui sont résolus à une entreprise téméraire.

Cependant notre voyageur avait accepté l’invitation de l’aubergiste, et il venait de finir l’excellent déjeuner qui lui avait été servi, ainsi qu’à Gosling, par la jolie Cécile, la beauté du comptoir, quand le héros de la veille, Michel Lambourne, entra dans la salle. Sa toilette, selon toute apparence, lui avait coûté quelque peine, car ses habits, qui différaient de ceux qu’il portait en voyage, étant de la dernière mode, annonçaient, par leur disposition étudiée, une grande prétention à faire valoir sa personne. « Par ma foi, mon oncle, dit notre élégant, après cette nuit humide que vous nous avez procurée, le matin me semble bien sec. Je vous ferais volontiers raison avec un verre de votre mauvais vin. Comment, ma jolie cousine Cécile ! je t’ai laissée au berceau, et maintenant te voilà en corset de velours, aussi pimpante qu’aucune fille qu’éclaire le soleil d’Angleterre. Reconnais tes amis et tes parents, Cécile, et approche ici, mon enfant, que je t’embrasse et te donne ma bénédiction.

— Ne vous occupez pas de Cécile, mon neveu, dit Giles Gosling, laissez-la faire son affaire, pour l’amour de Dieu —, car, quoique votre mère fût sœur de son père, il ne s’ensuit pas pourtant que vous soyez cousins.

— Quoi ! mon oncle, penses-tu que je sois un mécréant, et que je veuille faire du mal aux personnes de ma famille ?

— Je ne dis pas que tu veuilles lui faire du mal, répondit l’oncle, ce n’est que simple précaution de ma part. Il est vrai que te voilà doré comme un serpent qui vient de quitter sa vieille peau à l’entrée du printemps ; mais, malgré tout, tu ne glisseras pas dans mon Éden. Je veillerai sur mon Ève. Ainsi, Michel, restes-en là. Mais comme te voilà brave, mon garçon ? En te regardant et te comparant à M. Tressilian que voici, qui ne dirait que tu es le véritable gentleman et lui le garçon sommelier ?

— Bah ! mon oncle, personne ne s’y méprendrait, excepté un de vos campagnards qui n’en sait pas davantage. Je vous dirai, et je ne me soucie guère de qui m’entend, qu’il y a quelque chose chez les gens bien nés, que fort peu d’hommes peuvent attraper s’ils ne sont nés et n’ont été élevés parmi eux. Je ne sais à quoi cela tient ; mais j’ai beau entrer dans une auberge d’un air assez décidé, gronder les garçons aussi insolemment, porter mes santés avec autant de bruit, jurer d’une manière aussi ronflante, et jeter mon or aussi négligemment que tous les gens à éperons retentissants et à plumets blancs qui m’entourent, qu’on me pende si je puis le faire avec la grâce convenable, quoique je l’aie essayé cent fois. Le maître de la maison me place toujours au bas bout de la table, et me sert le dernier ; et le garçon me répond : « On y va, l’ami, » sans plus de respect, sans ajouter un mot de politesse. Mais laissons cela, n’y faisons pas plus d’attention qu’à une chose morte ; j’ai l’air assez distingué pour mettre dedans Tony Allume-Fagots, et cela suffira pour l’affaire en question.

— Vous persistez donc dans votre projet de visiter votre ancienne connaissance ? dit Tressilian.

— Oui, monsieur. Quand les enjeux sont faits, la partie doit être jouée ; c’est la loi des joueurs dans le monde entier. Mais vous, monsieur, si ma mémoire ne me trompe, car je l’ai tant soit peu noyée hier dans la bouteille, vous êtes pour quelque chose dans ma gageure.

— Je me propose de vous accompagner dans votre aventure, répondit Tressilian, si vous voulez me faire la grâce de le permettre ; j’ai déposé ma part de l’enjeu entre les mains de notre digne hôte.

— C’est la vérité, dit Giles Gosling, et en nobles d’or de Henri, aussi braves que jamais bon vivant m’en métamorphosa en vin. Ainsi, que le succès accompagne votre entreprise, puisque vous voulez vous risquer près de Tony Poster ; mais, d’honneur, vous feriez bien de boire un coup avant de partir, car votre réception là-bas sera probablement des plus sèches. Et si vous vous trouvez en péril, gardez-vous d’employer le fer, mais envoyez-moi chercher, moi Gosling : constable et aussi fier que Tony, je pourrais bien lui donner une leçon. »

Le neveu obéit respectueusement à l’invitation de son oncle, en donnant à la pinte une seconde secousse qui pénétra jusqu’au fond ; il observa en même temps que son esprit ne le servait jamais aussi bien que quand il s’était lavé les tempes le matin avec un bon coup de vin ; là-dessus Tressilian et lui partirent ensemble pour l’habitation d’Antony Foster.

Le village de Cumnor est agréablement assis sur une colline ; dans un parc adjacent était situé l’antique manoir, richement boisé, qu’habitait Antony Foster, et dont les ruines existent encore. Le parc était alors plein de grands arbres, et surtout de vieux chênes étendant leurs branches gigantesques par dessus les hautes murailles qui entouraient cette habitation, ce qui lui donnait un air sombre, retiré, et tout-à-fait monastique. On entrait dans ce parc par un portail de vieux style, pratiqué dans le mur, dont l’entrée était formée par deux énormes battants de bois de chêne, garnis d’une épaisse couche de clous, comme la porte d’une ville antique.

« Nous serions joliment attrapés, » dit Michel Lambourne en regardant la porte, « si l’honneur soupçonneux de ce drôle le portait à nous refuser l’entrée à tous deux, comme cela pourrait bien arriver si la visite de cet animal de mercier lui a donné de l’inquiétude. Mais non, » dit-il en poussant un des énormes battants qui céda sur-le-champ ; « la porte est ouverte, et nous invite à entrer ; et nous voici sur le terrain défendu, sans avoir trouvé d’autre obstacle que la résistance passive d’une lourde porte de chêne tournant sur des gonds rouillés. »

Ils suivaient alors une avenue qu’ombrageaient de vieux arbres comme ceux que nous avons décrits, et qui autrefois avait été bordée par de grandes haies d’ifs et de houx. Mais ces arbustes, n’ayant point été taillés depuis bien des années, s’étaient élevés comme autant de buissons ou plutôt d’arbres nains, et leurs rameaux sombres et mélancoliques avaient empiété sur le chemin, que jadis ils se contentaient de protéger de leur feuillage. L’avenue elle-même, où de toutes parts croissait l’herbe, était, dans deux ou trois endroits, traversée par des piles de branchages qui provenaient des arbres du parc, et qu’on y avait entassées pour les faire sécher. Plusieurs allées qui, en divers endroits, coupaient cette issue principale, étaient en quelque sorte obstruées par des monceaux de fagots et de grosses bûches, ou par des broussailles et des ronces. Indépendamment de ce sentiment d’affliction que l’on ressent si vivement partout où l’on voit les ouvrages de l’homme dégradés ou détruits faute de soins, et les traces de la vie sociale effacées graduellement par l’influence de la végétation, la hauteur des arbres, et l’immense ombrage de leurs branches, répandaient la tristesse sur ce lieu, même quand le soleil était à son plus haut point, et produisaient une impression pénible sur l’esprit de ceux qui le visitaient. Cette émotion, Michel Lambourne lui-même l’éprouva, quelque peu accoutumé qu’il fût à ressentir aucune impression, excepté de ce qui touchait directement à ses passions.

« Ce bois est sombre comme la gueule d’un loup, » dit-il à Tressilian tandis qu’ils s’avançaient lentement à travers cette avenue solitaire, à l’extrémité de laquelle ils découvraient la façade monastique d’un vieux manoir, avec ses fenêtres cintrées, ses murs en briques couverts de lierre et de plantes grimpantes, et ses grands tuyaux de cheminées en solide maçonnerie. « Et cependant, ajouta-t-il, Foster n’a pas tout-à-fait tort, car puisqu’il ne veut pas de visites, il est naturel qu’il laisse son habitation dans un état qui invite peu de personnes à venir troubler son intérieur. Mais s’il était encore le Foster que j’ai connu autrefois, il y a long-temps que ces beaux chênes seraient devenus la propriété de quelque honnête marchand de bois, et qu’il eût fait plus clair ici à minuit qu’il ne fait maintenant en plein midi. Tout eût été mis à bas pendant que Poster se fût amusé à en jouer et à en perdre le produit dans quelque tripot de White-Friars[24].

— Était-il alors si prodigue ? demanda Tressilian.

— Il était ce que nous étions tous, dit Larabourne, ni dévot, ni économe. Mais ce que je trouvais de pire en lui, c’est qu’il aimait à jouir seul et retenait, comme son dû, toute l’eau qui passait devant son moulin. Je l’ai connu, avalant, quand il était seul, plus de mesures de vin que je ne me serais risqué à en boire avec l’assistance du meilleur buveur du Berkshire. Ce défaut, joint à un penchant naturel pour la superstition, le rendait indigne de la compagnie d’un bon vivant. Maintenant il s’est enterré dans un trou, comme il convient à un fin renard de son espèce.

— Puis-je vous demander, monsieur Lambourne, pourquoi l’humeur de votre ancien compagnon étant si peu d’accord avec la vôtre, vous désirez si fort renouveler connaissance avec lui ?

— Et moi, puis-je vous demander en retour pourquoi vous avez montré tant de désir de m’accompagner dans cette aventure ?

— Je vous ai dit mon motif, repartit Tressilian ; si j’ai pris part à votre gageure, ç’a été par curiosité.

— En vérité !… Voyez un peu comme vous autres gens civils et discrets vous en usez avec nous qui vivons des ressources de notre esprit ; Si j’avais répondu à votre question en disant que c’était la pure curiosité qui me portait à aller visiter mon ancien camarade Antony Foster, je suis sûr que vous auriez regardé cela comme une réponse évasive et comme un tour de mon métier. Mais toute réponse, quelle qu’elle soit, est, je le suppose, assez bonne pour moi.

— Et pourquoi la simple curiosité ne serait-elle pas un motif suffisant pour m’engager à faire cette promenade avec vous ?

— Bon, bon ! monsieur ; vous ne me donnerez pas le change aussi facilement que vous croyez ; j’ai vécu trop long-temps avec les malins de l’époque pour qu’on me fasse avaler de la paille pour du grain. Vous êtes un homme bien né et bien élevé ; vos manières et votre tenue le prouvent ; vous avez de l’usage et une bonne réputation ; votre air, vos façons l’indiquent, et mon oncle le déclare ; et cependant vous vous associez à une espèce de parpaillot comme on m’appelle ; et me connaissant pour tel, vous vous faites mon compagnon dans une visite que je vais faire à un homme qui vous est étranger : et tout cela par pure curiosité. Oh ! si l’on pesait avec soin cette excuse, on trouverait qu’il s’en manque de quelques scrupules qu’elle ait le poids, ou qu’elle n’est pas de bon aloi.

— Quand vos soupçons seraient fondés, dit Tressilian, vous ne m’avez pas montré assez de confiance pour attirer ou mériter la mienne.

— Oh ! si ce n’est que cela, mes motifs ne sont guère cachés. Tant que cela durera, » dit-il en prenant sa bourse, la jetant en l’air et la recevant dans sa main, « je m’en servirai à acheter du plaisir ; et quand il n’y aura plus rien, il faudra la remplir de nouveau. Maintenant, si la dame mystérieuse de ce manoir, si cette belle Dulcinée de Tony Allume-Fagots est un aussi admirable morceau qu’on le dit, il pourra se faire qu’elle m’aide à changer mes nobles d’or en gros sous ; et, d’un autre côté, si Antony est un drôle aussi riche qu’on le raconte, il pourra me faire part de la pierre philosophale, et convertir mes gros sous en beaux nobles à la rose.

— Voilà un admirable projet, dit Tressilian, mais je ne vois guère de chances pour qu’il s’accomplisse.

— Ce ne sera pas aujourd’hui, ni peut-être demain, reprit Lambourne ; je ne compte pas attraper le vieux renard avant d’avoir disposé convenablement mon amorce : mais j’en sais ce matin un peu plus de ses affaires que je n’en savais hier au soir, et je me servirai de ce que j’ai appris, de telle sorte qu’il me croira encore plus instruit que je ne le suis réellement. Si je n’espérais plaisir ou profit, croyez-moi, je n’eusse pas fait un pas pour venir ici ; car, je dois vous le dire, je regarde notre visite comme n’étant pas sans quelque risque. Mais maintenant que nous y voilà, il faut songer à nous en tirer de notre mieux. »

Tandis qu’il parlait ainsi, ils étaient entrés dans un grand verger qui entourait la maison des deux côtés, mais dont les arbres, privés de tous soins, couverts de branches gourmandes et de mousse, semblaient donner peu de fruits. Ceux qui autrefois avaient été rangés en espaliers avaient repris leur mode naturel de croissance, et présentaient des formes bizarres où se retrouvait la trace de leur disposition primitive. La plus grande partie du terrain, qui avait jadis été distribuée en parterre et semée de fleurs, était en quelque sorte abandonnée à la destruction, excepté quelques parties qui avaient été remuées avec la bêche, et où l’on avait planté des herbes potagères. Quelques statues, qui avaient orné le jardin aux jours de sa splendeur, étaient renversées de leurs piédestaux et brisées en pièces. Enfin, une vaste serre, dont la façade en pierres de taille était ornée de bas-reliefs représentant la vie et les gestes de Samson, se trouvait dans le même état de dégradation.

Ils venaient de traverser ce jardin délaissé et n’étaient plus qu’à quelques pas de la porte de la maison lorsque Lambourne cessa de parler. Cette circonstance fut très agréable à Tressilian, en ce qu’elle lui sauva l’embarras de répondre à l’aveu plein de franchise que son compagnon venait de faire des sentiments et des vues qui l’amenaient dans ce lieu. Lambourne frappa hardiment et sans façon à l’énorme porte de la maison, en observant en même temps qu’il en avait vu de moins solides à plus d’une prison. Ce ne fut qu’après qu’ils eurent frappé plusieurs fois qu’un vieux domestique, à la mine rechignée, vint les reconnaître à travers un petit guichet pratiqué dans la porte, et garni de barreaux de fer, et leur demander ce qu’ils voulaient.

« Parler à l’instant à M. Foster, pour une affaire d’état très pressante, » répondit brusquement Michel Lambourne.

« Je crains que vous n’ayez quelque difficulté à le trouver, » dit tout bas Tressilian à son compagnon pendant que le domestique était allé porter le message à son maître.

« Bah ! répliqua l’aventurier, nul soldat ne marcherait en avant s’il devait songer quand et comment il fera retraite. Obtenons d’abord l’entrée, et tout ira bien ensuite. »

Peu d’instants après, le domestique revint, et tirant avec précaution le verrou et la barre, leur ouvrit la porte : ils se trouvèrent alors dans un passage voûté qui les conduisit à une cour entourée de bâtiments. Vis-à-vis de ce passage était une autre porte ; le domestique l’ouvrit de la même manière, et les introduisit dans un parloir pavé en dalles, où il n’y avait que peu de meubles, tous du goût le plus grossier et le plus antique. Les fenêtres étaient hautes et larges, s’élevant presque jusqu’au plafond de la chambre, qui était de chêne noir ; ces fenêtres s’ouvrant sur la cour, la hauteur des bâtiments qui régnaient tout autour les rendait obscures, et comme elles étaient sillonnées d’énormes traverses en pierres massives, et que les vitraux en étaient surchargés de peintures représentant des sujets religieux et des scènes empruntées à l’Écriture sainte, le jour qu’elles donnaient n’était nullement en proportion de leur grandeur, et le peu de lumière qui pénétrait était empreint de nuances sombres et mélancoliques qu’obscurcissaient encore les vitraux. Tressilian et son guide eurent le loisir d’observer toutes ces particularités, car ils attendirent long-temps dans cette pièce le maître de la maison, qui fit enfin son apparition. Quelque préparé que fût Tressilian à voir un homme d’un extérieur désagréable, la laideur d’Antony Foster surpassa de beaucoup toutes ses prévisions. Sa taille était moyenne, ses formes herculéennes, mais sa mauvaise tournure le faisait paraître difforme, et dans tous ses mouvements il avait la gaucherie d’un homme privé de la jambe et du bras droits. Ses cheveux (à cette époque, comme aujourd’hui, la chevelure était l’objet d’une recherche particulière), au lieu d’être soigneusement peignés et disposés en petites boucles, ou relevés comme on le voit dans les anciens tableaux, ainsi que les portent aujourd’hui nos élégants, s’échappaient négligemment d’un bonnet fourré, tombaient en touffes mêlées qui semblaient n’avoir jamais connu le peigne, sur son front ridé, et encadraient dignement sa repoussante figure. Ses yeux noirs et perçants étaient enfoncés sous une paire de sourcils larges et épais ; et comme d’ordinaire il les tenait baissés vers la terre, on eût dit qu’ils se méfiaient de leur expression naturelle, et qu’ils cherchaient à la dérober aux observations des hommes. Par moment, cependant, lorsque, plus attentif à examiner les autres, il les levait tout-à-coup et les fixait attentivement sur ceux avec qui il s’entretenait, ils semblaient en même temps exprimer les passions les plus violentes et la faculté de les réprimer ou de les déguiser à volonté. Le reste de ses traits irréguliers et prononcés, parfaitement d’accord avec ses yeux et son encolure, avait quelque chose qu’on ne pouvait oublier après l’avoir vu une seule fois. Au total, Tressilian ne pouvait s’empêcher de se l’avouer à lui-même, ce Foster qu’ils avaient devant eux, était, d’après son extérieur, la dernière personne à qui il eût voulu rendre une visite inattendue. Il était vêtu d’un pourpoint de cuir brun tirant sur le roux, pareil à ceux que portaient les paysans les plus riches, et serré par un ceinturon de cuir qui soutenait, du côté droit, une petite dague, et de l’autre un coutelas. En entrant dans le parloir il leva les yeux et lança un regard pénétrant sur les deux visiteurs, ensuite il baissa la vue comme s’il eût compté ses pas ; en avançant lentement vers le milieu de la salle, il dit d’un ton de voix bas et comme étouffé : « Permettez-moi de vous demander, messieurs, ce qui me procure votre visite. »

Il se tourna comme s’il attendait la réponse de la bouche de Tressilian : tant était vraie la remarque de Lambourne, que l’air de supériorité de l’homme bien né et bien élevé perce à travers le costume des classes inférieures. Cependant Michel lui répondit avec l’aisance familière d’un ancien ami, et d’un ton à faire voir qu’il comptait sur la plus cordiale réception.

« Eh ! mon cher ami, mon cher camarade, Tony Foster ! » s’écria-t-il en lui saisissant malgré lui la main, et la secouant avec une cordialité affectée, et de manière à faire chanceler ses genoux, malgré la vigueur de celui à qui il s’adressait : « comment cela va-t-il depuis tant d’années que nous ne nous sommes vus ?… Quoi ! auriez-vous oublié votre ami, votre compère, votre camarade de jeux, Michel Lambourne ?

— Michel Lambourne ! » dit Foster en le regardant un moment, puis baissant les yeux, et retirant sa main sans cérémonie de celle de l’individu qui la lui serrait si amicalement : « Êtes-vous en effet Michel Lambourne ?

— Oui, aussi sûr que vous êtes Antony Foster, répliqua Lambourne.

— C’est fort bien, » répondit Foster d’un air sombre ; « et que peut attendre Michel Lambourne de la visite qu’il me fait ici ?

Volo à Dios ! s’écria Lambourne, j’attendais un meilleur accueil que celui que je vais trouver, je pense.

— Comment ! toi, gibier de potence, rat de prison, toi l’ami du bourreau et de ses pratiques, tu as l’audace d’espérer un bon accueil de quiconque a le cou hors de la portée de la corde de Tyburn[25] ?

— Il se peut que je sois ce que vous dites, répondit Lambourne, et je suppose que, pour ne pas vous contredire, j’accorde que vous ayez raison ; je serais encore une assez bonne société pour mon ami Tony Allume-Fagots, quoiqu’il soit en ce moment, je ne sais à quel titre, le maître de Cumnor-Place.

— Écoutez, Michel, vous êtes joueur, et habitué au calcul des chances. Supputez combien il y en a pour que je ne vous jette pas par cette fenêtre dans ce fossé là-bas.

— Il y a à parier vingt contre un que vous ne le ferez pas, répondit le terrible visiteur.

— Et pourquoi, je vous prie ? » demanda Foster grinçant des dents, et serrant les lèvres comme un homme qui cherche à dissimuler une violente émotion.

« Parce que, dit Lambourne froidement, vous n’oserez de votre vie me toucher du bout du doigt. Je suis plus jeune et plus fort que vous, et j’ai en moi une double portion du démon des batailles, quoique je ne sois pas aussi richement doté du démon de l’astuce qui marche dans l’ombre pour arriver à son but, cache des cordes sous les oreillers des gens, et met de la mort aux rats dans leur potage, comme dit la comédie. »

Foster le regarda fixement, se retourna, et fit deux tours dans la salle, d’un pas aussi ferme et aussi méthodique que lorsqu’il y était entré ; puis revenant tout d’un coup, il tendit la main à Michel, en lui disant : « Ne m’en veux pas, mon bon Michel ; je voulais voir si tu avais conservé quelque chose de ta vieille et honorable franchise, que les envieux et les calomniateurs appelaient impudente effronterie.

— Qu’ils appellent cela comme ils voudront, dit Lambourne, c’est une denrée qu’il faut emporter avec soi dans le monde. Mille poignards ! je t’assure que ma provision d’assurance a été encore trop petite pour mon commerce. J’ai été obligé de prendre un ou deux tonneaux de plus à chaque port où j’ai touché dans le voyage de la vie, et j’ai jeté par-dessus le bord le peu de modestie et de scrupules qui me restaient, pour faire de la place dans le magasin.

— Bon ! bon ! répliqua Foster, quant aux scrupules et à la modestie, tu es parti d’ici sur ton lest… Mais quel est ce beau monsieur, honnête Michel ? est-ce un corinthien… un flibustier de ton espèce ?

— C’est M. Tressilian, redoutable Foster, » dit Lambourne en présentant son compagnon pour toute réponse à la question de son ami ; « apprends à le connaître, à l’honorer, car c’est un gentleman plein de qualités admirables : il ne trafique pas dans la même partie que moi, néanmoins ; autant que je puis le connaître, il a un respect et une admiration convenables pour les artistes de notre classe. Il y arrivera en temps et lieu, comme cela ne manque guère ; mais, quant à présent, ce n’est encore qu’un néophyte, un simple prosélyte, et il fréquente la compagnie des professeurs, comme apprenti bretteur, suit les salles d’armes pour voir comment les maîtres d’escrime manient le fleuret.

— S’il n’en est que là, je te prierai, honnête Michel, de m’accompagner dans une autre pièce ; car ce que j’ai à te dire est pour toi seul… Pendant ce temps, je vous prie, monsieur, de nous attendre dans cette salle et de n’en pas sortir. Il y a dans cette maison des personnes qui pourraient s’alarmer à la vue d’un étranger. »

Tressilian acquiesça à la proposition, et les deux dignes amis quittèrent ensemble la salle, dans laquelle il resta seul pour attendre leur retour.




CHAPITRE IV.

LA JEUNE DAME.


Il ne faut pas servir deux maîtres ? Voici pourtant un jeune homme qui veut l’essayer. Il servirait volontiers Dieu, cependant il acquitte sa dette envers le diable. Il dit son Benedicite avant de faire une mauvaise action, et il dit dévotement ses grâces après l’avoir commise.
Vieille comédie.


La chambre où le maître de Cumnor-Place conduisit son digne visiteur était de plus grande dimension que celle où ils avaient commencé leur entretien, et offrait encore plus de traces de dégradation. De larges armoires en bois de chêne, garnies de tablettes du même bois, régnaient autour de la pièce, et avaient autrefois servi à ranger une nombreuse collection de livres. Il y en avait encore quelques-uns, mais gâtés, déchirés, couverts de poussière, dépouillés de leurs riches agrafes et de leurs reliures, et entassés pêle-mêle sur les rayons, comme des objets méprisés et abandonnés à la merci du premier qui voudrait les prendre. Les armoires elles-mêmes avaient encouru la disgrâce des ennemis de la science qui avaient détruit les volumes dont elles avaient été autrefois remplies : elles étaient en plusieurs endroits dégarnies de leurs rayons, ailleurs brisées et endommagées, et en outre tapissées de toiles d’araignée et couvertes de poussière.

« Ceux qui ont écrit ces livres, » dit Lambourne en regardant autour de lui, « ne savaient guère entre les mains de qui ils tomberaient.

— Ni le service qu’ils me rendraient, ajouta Foster : le cuisinier les a employés pour écurer sa vaisselle d’étain, et depuis plusieurs mois mon domestique ne s’est pas servi d’autre chose pour nettoyer mes bottes.

— Et cependant, dit Lambourne, j’ai été dans des villes où ces denrées scientifiques auraient été jugées trop bonnes pour de semblables usages.

— Bah ! bah ! répondit Foster, tout cela n’est que du fatras papiste ; c’était la bibliothèque de ce vieux marmotteur d’abbé d’Abingdon. La dix-neuvième partie d’un sermon sur le saint Évangile vaut une charretée de ces raclures du chenil de Rome.

— Tudieu ! maître Tony Allume-Fagots, » s’écria Lambourne par manière de réponse.

Foster, en le regardant d’un air sinistre, lui répondit : « Écoutez, ami Michel, oubliez ce nom et les circonstances auxquelles il a rapport, si vous ne voulez que notre amitié, qui vient de revivre, meure d’une mort subite et violente.

— Comment donc ! vous étiez si glorieux de la part que vous aviez prise à la mort des deux évêques hérétiques !

— C’est qu’alors j’étais gonflé de toute l’amertume du fiel, chargé des liens de l’iniquité ; mais ce nom ne convient plus à ma conduite et à mes actions, maintenant que j’ai été appelé parmi les élus. M. Melchisedech Maultext compare mon malheur en cette affaire à celui de l’apôtre Paul qui garda les habits de ceux qui lapidaient saint Étienne. Il prêcha sur ce sujet, il y a trois sabbats, et appuya son discours de l’exemple d’une honorable personne qui l’écoutait, voulant parler de moi.

— Silence, de grâce ! Foster, je ne sais comment cela se fait, mais j’éprouve une sorte de crispation de la peau quand j’entends le diable citer l’Écriture ; d’ailleurs, mon homme, comment as-tu pu avoir le cœur de quitter ton ancienne religion, cette religion si commode que l’on ôte et remet comme un gant ? Ne me souviens-je pas comme tu allais porter ta conscience au confessionnal aussitôt que le mois finissait ? Et quand elle avait été bien écurée, frottée et blanchie par le prêtre, tu étais toujours prêt à commettre la plus grande infamie qu’on pût imaginer, comme un enfant qui n’est jamais plus disposé à se rouler dans la boue que quand on lui amis sa belle jaquette des dimanches.

— Ne t’inquiète pas de ma conscience, dit Foster ; c’est une chose que tu ne peux comprendre parce que tu n’en as jamais eu une à toi ; mais plutôt venons au fait, et dis-moi, en un mot, ce que tu me veux, et quel espoir t’a amené ici.

— L’espérance d’améliorer mon sort, sois-en sûr, répondit Lambourne, comme disait la vieille femme en se jetant par-dessus le pont de Kingston. Vois, cette bourse renferme tout ce qui me reste d’une somme aussi ronde qu’un homme puisse désirer de la porter dans son gousset. Tu es ici bien établi, à ce qu’il me semble, et, à ce que je pense, bien appuyé ; car on dit que tu es sous certaine protection spéciale qui te permet de danser dans un filet sans qu’on te voie. Or je sais qu’une pareille protection ne s’achète pas pour rien, tu dois avoir quelques services à faire en échange, et c’est pour cela que je viens t’offrir mon assistance.

— Mais si je n’ai pas besoin de toi, Michel ? je pense que ta modestie peut regarder ce cas comme possible.

— C’est-à-dire, riposta Lambourne, que tu aimerais mieux faire toute la besogne que de partager le salaire ; mais garde-toi d’être trop avare, Tony ; l’avarice fait crever le sac, et le grain se perd[26]. Regarde le chasseur quand il va tuer le cerf, il emmène avec lui plus d’un chien ; il a le franc limier pour suivre par monts et par vaux la piste de l’animal blessé, mais il a aussi l’agile lévrier pour l’atteindre sur-le-champ. Tu es le franc limier, moi le lévrier : ton patron doit avoir besoin des deux, et peut bien trouver de quoi les payer. Tu as une profonde sagacité, une ténacité infatigable, et, pour le mal, une activité naturelle qui surpasse la mienne ; mais aussi je suis plus hardi, plus vif, plus prompt dans l’action et dans les expédients. Séparées, nos qualités sont insuffisantes ; mais unissons-les, et nous mènerons le monde entier. Qu’en dis-tu ?… chasserons-nous de compagnie ?

— C’est la proposition d’un chien hargneux… Tu viens flairer mes affaires privées ; mais tu n’as jamais été qu’un chien mal dressé.

— Tu n’auras pourtant pas à te plaindre de moi, à moins que tu ne repousses mon offre, dit Lambourne ; mais si tu le fais, tiens-toi bien en garde, seigneur chevalier, comme dit le roman. Je serai de moitié dans tes projets, ou je les traverserai ; car je suis venu dans le but de travailler pour ou contre toi.

— Eh bien ! dit Foster, puisque tu me laisses un si beau choix, j’aime mieux être ton ami que ton ennemi. Tu as raison, je puis te taire entrer au service d’un patron qui a le moyen de nous employer, nous et une centaine d’autres ; et comme tu dis, tu as tout ce qu’il faut pour faire son affaire. Il faut de l’audace et de la dextérité ; à cet égard les registres de la justice témoignent en la faveur ; qu’on ne soit arrêté par aucun scrupule : qui te soupçonna jamais d’avoir une conscience ? Il faut de l’assurance à qui veut servir un courtisan, et ton front est aussi impénétrable qu’un casque de Milan. Il n’y a qu’une seule chose sur laquelle je voudrais que tu t’amendasses.

— Et qu’est-ce que c’est, mon précieux ami Antony ? car je jure par l’oreiller des Sept-Dormants que je me dépêcherai de m’amender.

— Bon ! en voilà un exemple à l’instant même. Tu emploies trop souvent dans tes discours le jargon de l’ancien régime, et tu te sers à tout propos de jurons étranges qui sentent le papisme. En outre, tu as l’air trop débauché, trop dissolu pour prendre rang parmi les serviteurs d’un seigneur qui a une réputation à conserver aux yeux du monde. Il faut aussi réformer ton costume et adopter une mise plus grave et plus soignée, porter ton manteau sur les deux épaules, avoir un collet bien empesé qui ne soit pas chiffonné comme celui-là. Il faut encore élargir les bords de ton chapeau, diminuer l’ampleur superflue de ton haut-de-chausses, aller à l’église, ou, ce qui est mieux dit, à l’assemblée, au moins une fois par mois, ne jurer que sur ta foi ou sur ta conscience, mettre de côté ce regard de spadassin, enfin ne jamais toucher à la garde de ton épée que quand tu tireras pour tout de bon cette arme profane.

— Par le jour qui nous éclaire, Antony, tu es fou, répliqua Lambourne ; tu viens de faire le portrait de l’écuyer d’un puritain plutôt que celui du serviteur d’un courtisan ambitieux. Un homme tel que tu voudrais que je le devinsse devrait porter un livre à sa ceinture au lieu de poignard, et pourrait passer pour avoir tout juste autant de valeur qu’il en faut pour suivre un bourgeois au prêche de Saint-Antoine et prendre sa défense contre le premier boutiquier qui voudrait lui disputer le haut du pavé. Il doit s’accoutrer d’une autre manière, celui qui veut figurer à la cour, à la suite d’un grand seigneur.

— Apprends donc, Michel, qu’il y a eu des changements depuis que tu n’as vu le monde en Angleterre, et qu’il y a des gens qui arrivent à leur but par les moyens les plus hardis comme les plus secrets, sans jamais faire entendre une rodomontade, ni un jurement, ni un mot profane.

— C’est-à-dire qu’ils ont le diable pour associé dans leur commerce, et qu’ils ne font pas figurer son nom dans la signature de la maison. C’est fort bien : je ferai de mon mieux pour me contrefaire, plutôt que de perdre mon terrain dans ce nouveau monde, puisqu’à l’entendre il est si rigide. Mais, Antony, quel est le nom de ce grand seigneur pour le service duquel je dois me faire hypocrite ?

— Ha, ha ! monsieur Michel, vous voilà dans vos questions, » dit Foster avec un sourire forcé ; « et c’est comme cela que vous prétendez connaître mes affaires ? Que savez-vous s’il existe un pareil personnage au monde, et si je n’ai pas voulu vous faire un conte ?

— Toi, me faire un conte ! toi qui n’as pas plus de cervelle qu’une mouette cuite ! » repartit Lambourne sans perdre contenance. « Va, quelque impénétrable que tu te croies, je parierais voir au bout d’un jour aussi clair à travers tes affaires, comme tu les appelles, qu’à travers la corne sale d’une vieille lanterne d’écurie. »

À ce moment leur conversation fut interrompue par un cri perçant parti de la pièce voisine.

« Par la sainte croix d’Abingdon ! » s’écria Antony Foster, oubliant son protestantisme dans sa frayeur, « je suis un homme perdu ! »

En disant cela, il courut dans la chambre d’où était parti le cri ; Michel Lambourne l’y suivit. Mais pour expliquer ce cri inattendu, il est nécessaire de rétrograder un peu dans notre récit.

Nous avons dit plus haut que, lorsque Lambourne accompagna Foster dans la bibliothèque, ils laissèrent Tressilian dans l’ancien parloir. Son œil sévère les suivit jusque hors de la salle avec une expression de mépris dont il reporta sur-le-champ une partie sur lui-même, dans sa honte d’avoir pu rester un moment en pareille compagnie.

« Telle est Amy, » se disait-il en lui-même, « la compagnie à laquelle ta cruelle légèreté, ta perfidie injuste autant qu’irréfléchie, ont contraint de s’accoler un homme sur lequel ses amis fondaient de bien autres espérances ! un homme qui te méprise maintenant autant que devront le mépriser les autres pour l’avilissement où le fait descendre son amour pour toi ! Mais jamais je ne cesserai de te chercher, toi jadis l’objet de l’affection la plus pure et la plus dévouée, quoique désormais tu ne puisses plus être pour moi qu’un sujet de larmes… Je te sauverai de ton ravisseur et de toi-même… Je te rendrai à tes parents et à ton Dieu. Je ne puis faire que l’étoile brille de nouveau dans la sphère d’où elle a été enlevée ; mais… »

Un léger bruit qui se fit entendre dans l’appartement interrompit sa rêverie ; il regarda autour de lui, et dans la femme aussi belle que richement vêtue qui entrait en ce moment par une porte latérale, il reconnut l’objet de ses recherches. Son premier mouvement à cette vue fut de se cacher le visage avec le collet de son manteau, jusqu’à ce qu’il trouvât un moment favorable de se faire connaître. Mais son plan fut déconcerté par la jeune dame (car elle n’avait pas plus de dix-huit ans), qui courut vers lui d’un air joyeux, et le tirant par son manteau lui dit gaîment :

« Allons, mon bien-aimé, après une si longue absence, vous ne venez pas me voir pour jouer une scène de bal masqué… Vous êtes accusé de trahison envers le véritable amour, la plus tendre affection ; vous devez comparaître à la barre et répondre à visage découvert… Que dites-vous ? coupable ou non coupable ?

— Hélas ! Amy, » dit Tressilian d’un ton bas et mélancolique, en lui laissant écarter son manteau de son visage. Le son de sa voix, et bien plus encore son aspect inattendu, firent cesser l’enjouement de la jeune dame… Elle recula, devint pâle comme la mort, et se couvrit la figure de ses mains. Tressilian lui-même fut un moment atterré ; mais comme s’il se rappelait tout-à-coup la nécessité de profiter d’une occasion qui pouvait ne pas se représenter, il lui dit d’une voix basse : « Amy, n’ayez pas peur de moi.

— Pourquoi aurais-je peur de vous ? » dit la jeune dame en découvrant son beau visage, animé en ce moment d’une vive rougeur. « Pourquoi aurais-je peur de vous, monsieur Tressilian ? et d’où vient que vous vous êtes introduit dans ma demeure sans y être invité, sans y être désiré ?…

— Votre demeure, Amy !… hélas ! une prison, votre demeure ? une prison gardée par un des hommes les plus vils, mais qui ne l’est pas plus que celui qui l’emploie !

— Cette maison est à moi, dit Amy, à moi tant qu’il me plaira de l’habiter… C’est mon plaisir de vivre dans la retraite : qui m’en empêchera ?

— Votre père, jeune fille, votre père désolé, qui m’a envoyé à votre recherche avec une autorité qu’il ne peut exercer en personne. Voici une lettre qu’il a écrite en bénissant ses souffrances corporelles qui faisaient un peu diversion à l’agonie de son âme.

— Ses souffrances !… Mon père est-il donc malade ? dit la jeune dame.

— Tellement malade que votre retour même, quelque prompt qu’il puisse être, ne lui rendra peut-être pas la santé ; mais en un instant tout sera prêt pour votre départ si vous consentez à me suivre.

— Tressilian, je ne puis, je ne dois, je n’ose pas abandonner ces lieux. Retournez près de mon père… dites-lui que j’obtiendrai d’aller le voir avant la fin de cette journée. Retournez, Tressilian… dites-lui que je suis bien, que je suis heureuse… Je voudrais pouvoir penser qu’il l’est aussi… Dites-lui de ne pas craindre mon retour, et qu’il sera tel qu’il lui fera oublier tous les chagrins qu’Amy fui a causés… La pauvre Amy est maintenant plus grande qu’elle n’ose le dire… Allez, bon Tressilian… j’ai eu bien des torts envers vous ; mais croyez qu’il est en mon pouvoir de guérir les blessures que j’ai faites… Je vous ai dérobé un cœur qui n’était pas digne de vous ; mais je puis vous dédommager de cette perte par les honneurs et par un brillant avancement.

— Est-ce à moi que s’adressent ces paroles, Amy ? Pouvez-vous m’offrir les pompes d’une vaine ambition en échange de la douce paix que vous m’avez ravie ?… Mais laissons cela… Je ne viens pas pour vous faire des reproches, mais pour vous servir et vous délivrer… Vous ne pouvez me le cacher, vous êtes prisonnière ; autrement votre cœur, car jadis votre cœur était bon, aurait déjà volé près du lit de votre père. Venez, pauvre fille, fille malheureuse et abusée… tout sera oublié… tout sera pardonné… Ne craignez de ma part aucune importunité au sujet de nos engagements… c’était un songe, et je me suis éveillé. Mais venez, votre père vit encore ; venez, et un mot de tendresse, une larme de repentir effacera le souvenir de tout ce qui s’est passé.

— Ne vous ai-je pas promis, Tressilian, que j’irai trouver mon père, et cela sans autre retard que celui qui m’est nécessaire pour remplir d’autres devoirs également impérieux ? allez lui porter cette nouvelle… Je me rendrai près de lui, aussi certainement que le ciel nous éclaire, mais quand j’en aurai obtenu la permission.

— La permission !… la permission de venir voir votre père sur son lit de douleur… peut-être sur son lit de mort ! » répéta Tressilian avec impatience ; « et la permission de qui ? d’un misérable qui, sous le masque de l’amitié, a violé les devoirs de l’hospitalité ; et vous a arrachée du toit de votre père !…

— Ne le calomnie pas, Tressilian. Celui dont tu parles porte une épée aussi bien affilée que la tienne… mieux affilée peut-être, homme présomptueux ! Car tes plus belles actions, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, sont aussi peu dignes d’être mises en parallèle avec les siennes, que ton obscur nom de figurer dans la sphère où il se meut… Laisse-moi ! va porter mon message à mon père, et quand il enverra de nouveau vers moi, qu’il choisisse un messager qui me soit plus agréable.

— Amy, » reprit Tressilian avec calme, « tu ne saurais m’émouvoir par tes reproches. Dis-moi seulement un mot, afin que je puisse au moins présenter une lueur de consolation à mon vieil ami… Le rang de cet homme dont tu te glorifies tant, le partages-tu avec lui, Amy ? A-t-il les droits d’un époux, pour contrôler tes actions ?

— Arrête, misérable ! cesse tes insolences, dit la jeune dame, je ne daigne pas répondre à des questions qui outragent mon honneur.

— Vous m’en avez assez appris en refusant de répondre, répliqua Tressilian : mais malheureuse que tu es, remarque bien que je suis armé de toute l’autorité de ton père pour te commander l’obéissance, et que je te sauverai de l’esclavage, du péché, de la honte, même en dépit de toi…

— Point de violences ici, » s’écria-t-elle en s’éloignant de lui, alarmée de la résolution qu’exprimaient son regard et sa contenance ; « ne me menace point, car j’ai les moyens de repousser la force.

— Mais non, j’en suis convaincu, vous n’avez pas l’intention de les employer dans une aussi mauvaise cause, reprit Tressilian. Il est impossible, Amy, que de ton plein gré, maîtresse de ta volonté, dégagée de toute influence, tu choisisses un état d’esclavage et de déshonneur… Tu as été séduite par quelque enchantement… fascinée par quelque artifice… Tu es actuellement retenue par quelque vœu forcé… Mais je romps aussi le charme… Amy, au nom de ton excellent père, de ton père désolé, je t’ordonne de me suivre. »

En disant ces mots, il s’avança et étendit le bras comme pour la saisir. Mais elle recula précipitamment, et poussa le cri qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, attira dans l’appartement Lambourne et Foster.

Ce dernier, en entrant, s’écria : « Feu et fagots ! que se passe-t-il ici ? » Puis s’adressant à la jeune dame d’un ton qui tenait de la prière et du commandement, il ajouta : « Ciel ! madame, que faites-vous ici hors de vos limites ?… retirez-vous, retirez-vous, il y va de la vie dans cette affaire… Et vous, l’ami, qui que vous soyez, quittez cette maison… partez vite, avant que le manche de mon poignard fasse connaissance avec votre côté… Dégaine, Michel, débarrasse-nous de ce misérable.

— Non pas, sur mon âme, dit Lambourne ; il est venu ici en ma compagnie, et il est à l’abri de mes coups par la loi de notre ordre, du moins jusqu’à ce que nous nous rencontrions autre part… Mais écoutez, mon camarade de Cornouailles, vous suscitez ici un coup de vent de votre pays, un ouragan, comme on dit aux Indes. Disparaissez, partez, évanouissez-vous, ou nous vous enverrons devant le maire d’Halgavar, et cela avant que Dudman et Ramhead[27] se rencontrent.

— Silence, vils laquais ! dit Tressilian ; et vous, madame, adieu ! Ce qui reste de vie dans le sein de votre père le quittera à la nouvelle que je vais lui apprendre. »

Il sortit, tandis que la jeune dame disait d’une voix défaillante : « Tressilian, ne vous pressez pas trop… ne me calomniez pas !

— Voilà une belle affaire, dit Foster. Je vous prie, madame, de retourner à votre chambre et de nous laisser aviser aux moyens d’arranger cela. Allons, point de retard.

— Je ne suis point faite pour obéir à vos ordres, monsieur, répondit la jeune dame.

— Non, vraiment ; mais il faut pourtant, ma belle dame… excusez ma liberté ; mais, sang et ongles ! ce n’est pas le moment de faire des politesses… il faut que vous retourniez dans votre chambre… Toi, Michel, suis ce faquin d’entremetteur, et puisque tu veux faire ton chemin, veille à ce qu’il sorte de chez nous, tandis que je mettrai cette entêtée à la raison… Tire ton sabre, l’ami, et sus !

— Je le suivrai, dit Michel, et vous allez le voir déguerpir… Mais cependant frapper un homme avec qui j’ai bu le coup du matin, répugne trop à ma conscience. » À ces mots il quitta l’appartement.

Cependant Tressilian avait suivi d’un pas rapide le premier sentier qui lui paraissait devoir le conduire hors du vaste parc où était située la demeure de Foster ; mais son trop de hâte et le trouble de son esprit furent cause qu’il s’égara : au lieu de prendre l’avenue qui menait au village, il en prit une autre, qui, après qu’il l’eut parcourue quelque temps sans y faire attention, le conduisit à une autre extrémité du domaine, en face d’une petite porte percée dans la muraille qui donnait sur la campagne.

Tressilian s’arrêta un instant en cet endroit. Peu lui importait par quel chemin il sortirait d’un séjour maintenant si odieux à sa mémoire ; mais il était probable que cette petite porte était fermée, et sa retraite devenait impossible de ce côté.

« Il faut pourtant essayer, se dit-il : le seul moyen de sauver cette malheureuse, cette jeune fille aimable autant qu’à plaindre, est un appel de son père aux lois de son pays… Il faut que je me hâte de lui apprendre cette nouvelle déchirante. »

Tout en se parlant ainsi à lui-même, Tressilian s’était approché pour voir s’il y avait quelque moyen d’ouvrir cette porte ou de l’escalader, quand il s’aperçut que du dehors on introduisait une clef dans la serrure. Cette clef tourna, la porte céda, et un cavalier, qui entrait enveloppé dans son manteau et coiffé d’un grand chapeau garni d’une plume tombante, se trouva tout-à-coup à quatre pas de celui qui cherchait à sortir. Tous deux s’écrièrent ensemble d’un ton de fureur et de surprise : « Varney ! Tressilian !… «

« Que faites-vous ici ? » Telle fut la question que l’étranger adressa d’un ton dur à Tressilian, quand le premier moment de surprise fut passé. « Que faites-vous ici où vous n’êtes ni attendu ni désiré ?

— Et vous, Varney, qu’y faites-vous, vous-même ? Venez-vous triompher de l’innocence que vous avez souillée, comme le vautour ou le corbeau s’abat sur l’agneau à qui il a arraché les yeux ? ou bien viens-tu affronter la juste vengeance d’un honnête homme outragé ? Tire ton épée, chien maudit, et défends-toi. »

En disant ces mots, Tressilian mit l’épée à la main ; mais Varney se contentant de porter la main sur la poignée de la sienne, répondit : « Tu es fou, Tressilian. J’avoue que les apparences sont contre moi ; mais, par tous les serments que peut inventer un prêtre, ou qu’un homme peut faire, je te jure que mistress Amy Robsart n’a pas été outragée par moi, et en vérité j’aurais quelque répugnance à en venir aux mains avec toi pour cette affaire… Tu sais que je suis homme à me battre.

— Je l’ai entendu dire, mais en ce moment j’aimerais à en avoir d’autres preuves que ta parole.

— Elles ne te manqueront point, si ma lame et sa poignée me sont fidèles, » répondit Varney. Puis, tirant son épée de la main droite, et rassemblant son manteau sur son bras gauche, il attaqua Tressilian avec une vigueur qui pour un moment sembla lui donner l’avantage du combat ; mais cet avantage ne dura pas long-temps. Tressilian unissait à la soif de la vengeance un coup d’œil qui le servait admirablement dans le maniement des armes ; de sorte que Varney, se trouvant à son tour serré de près, voulut profiter de la supériorité de sa force pour attaquer son ennemi corps à corps. Dans ce dessein, il se hasarda à recevoir une des passes de Tressilian dans son manteau entortillé autour de son bras, et avant que son adversaire eût pu dégager son arme, il se fendit en tirant son épée en arrière pour l’en percer. Mais Tressilian était sur ses gardes, et tirant son poignard, il s’en servit pour parer ce terrible coup, qui aurait mis fin au combat. Dans la lutte qui s’ensuivit, il déploya une adresse qui confirma l’opinion de mon hôte sur son origine ; car les habitants de Cornouailles sont si habiles à la lutte, que si les jeux de l’antiquité venaient à renaître, ils pourraient défier tous les peuples de l’Europe. Varney, dans sa malencontreuse attaque, fit une chute si violente et si soudaine que son épée vola à quelques pas de là, et qu’avant qu’il pût se relever, celle de son adversaire était appuyée sur sa poitrine.

« Donne-moi à l’instant le moyen de délivrer la victime de ta trahison, dit Tressilian, ou regarde pour la dernière fois l’astre béni du Créateur. »

Varney, trop confus ou trop furieux pour répondre, tenta un effort pour se lever, et son adversaire avait retiré son bras en arrière pour exécuter sa menace quand le coup fut arrêté par la main de Michel Lambourne qui, attiré par le cliquetis des épées, était arrivé à temps pour sauver la vie de Varney.

« Allons, camarade, en voilà assez, peut-être même de trop… rengainez votre épée et jouons des jambes… l’Ours-Noir nous appelle à grands cris.

— Loin d’ici, vil coquin ! » dit Tressilian en se dégageant de la main de Michel Lambourne —, « oses-tu bien te placer entre mon ennemi et moi ?

— Vil coquin ! vil coquin ! répéta Lambourne, je répondrai à cela avec de l’acier trempé lorsqu’un verre de vin m’aura fait oublier le coup du matin que nous avons bu ensemble. En attendant, voyez-vous, partez… décampez au plus vite… nous sommes deux contre un.

Il disait vrai, car Varney avait profité du moment pour ramasser son arme. Tressilian reconnut qu’il y aurait de la folie à poursuivre un combat aussi inégal. Il prit sa bourse, en tira deux nobles d’or, et les jeta à Lambourne en disant : « Tiens, misérable, voilà le salaire de ta matinée… tu ne pourras pas dire que tu as été mon guide pour rien… Adieu, Varney, nous nous retrouverons là où il n’y aura personne pour se jeter entre nous. » En disant ces mots, il tourna les talons et sortit par la petite porte.

Varney ne parut pas se soucier (peut-être n’en eût-il pas eu la force, car sa chute avait été rude) de troubler la retraite de son ennemi. Il se contenta de lui lancer un regard farouche en le voyant partir ; puis s’adressant à Lambourne : « Es-tu un camarade de Foster, mon brave ?

— Amis jurés, comme manche et lame, répondit Lambourne.

— Voilà une pièce d’or pour toi. Suis cet homme, vois où il s’arrêtera, et viens me le dire ici ; mais sois prudent et silencieux, coquin, si tu tiens à ton gosier.

— Il suffit, répondit Lambourne ; je puis suivre une piste aussi bien que le meilleur limier.

— Va donc, » dit Varney en remettant sa rapière dans le fourreau ; et tournant le dos à Lambourne, il s’achemina lentement vers la maison. Lambourne ne s’arrêta qu’un instant pour ramasser les nobles que son ci-devant compagnon lui avait jetés avec si peu de cérémonie, et se dit à lui-même en les mettant dans sa bourse avec le cadeau de Varney : « J’ai parlé hier à ces animaux des richesses d’Eldorado ; par saint Antoine ! il n’y a pas pour les hommes de ma trempe d’Eldorado qui égale la bonne vieille Angleterre. Il y pleut des nobles, par le ciel… ils couvrent le gazon comme des gouttes de rosée… il n’y a qu’à les ramasser. Si je n’ai pas ma part de cette brillante rosée, puisse mon épée se fondre comme un glaçon ! »




CHAPITRE V.

L’ENTRETIEN AVEC LE COURTISAN.


C’était un homme connaissant le monde, comme un pilote sa boussole ; son aiguille était toujours tournée vers l’intérêt, et il déployait ses voiles avec avantage au vent des passions d’autrui.
Le Trompeur, tragédie.


Antony Foster était encore discutant avec la belle étrangère, qui accueillait avec mépris ses prières et ses instances pour qu’elle rentrât dans son appartement, quand un coup de sifflet se fit entendre à la porte de la maison.

« Nous voilà bien, dit Foster ; c’est le signal de milord. Que lui répondre dans le désordre survenu en cette maison ? par ma conscience, je n’en sais rien. Il faut que quelque mauvais génie soit attaché aux talons de ce pendard de Lambourne ; et si, contre toute probabilité, il a échappé à la potence, ç’a été tout exprès pour venir ici causer ma perte.

— Paix ! monsieur, dit la jeune dame, et allez ouvrir la porte à votre maître. Milord ! mon cher lord ! » s’écria-t-elle en se précipitant à l’entrée de l’appartement ; puis elle ajouta avec un ton de désappointement marqué : « Dieu ! ce n’est que Richard Varney.

— Oui, madame, » dit Varney en entrant et saluant avec une respectueuse soumission la jeune dame, qui lui rendit son salut avec une insouciance mêlée de déplaisir ; « oui, ce n’est que Richard Varney ; mais le premier nuage même qui brille à l’orient est agréable, parce qu’il annonce l’approche du soleil.

— Hé bien ! milord vient-il ici ce soir ? « dit la jeune dame avec une joie qui n’était pas sans quelque crainte, et Antony Foster répéta la question. Varney répondit à la dame que milord se proposait de venir la voir, et il allait ajouter quelque compliment lorsque, courant à la porte du parloir, elle cria à haute voix : « Jeannette ! Jeannette ! vite à mon cabinet de toilette. » Puis revenant près de Varney, elle lui demanda si milord ne lui avait pas donné quelque commission pour elle.

« Cette lettre, madame, » dit-il en lui remettant un petit paquet entortillé d’un fil de soie écarlate, « et avec elle un présent à la reine de ses affections. » La jeune dame, avec la vivacité d’un enfant, essaya de dénouer le lien de soie qui entourait cet envoi ; ne pouvant y réussir, elle appela de nouveau Jeannette : « Apportez-moi un couteau, des ciseaux… quelque chose qui puisse faire sauter ce nœud jaloux.

— Mon petit poignard ne peut-il faire votre affaire, madame ? » dit Varney en lui présentant une dague d’un travail exquis qui était suspendue à son ceinturon de cuir de Turquie.

« Non, monsieur, » répondit la jeune dame en repoussant l’instrument qui lui était offert, « votre poignard ne coupera pas mon nœud d’amour.

— Il en a coupé bien d’autres, » dit Foster à demi-voix, en regardant Varney.

Cependant le nœud fut dénoué sans autre secours que les doigts habiles et délicats de Jeannette, jeune et jolie personne, fille de Foster, qui était accourue à la voix de sa maîtresse. Un collier de perles orientales, accompagné d’un billet parfumé, fut bientôt extrait du paquet. La dame, après y avoir jeté un léger coup d’œil, remit l’un à sa suivante, puis elle lut ou plutôt dévora le contenu de l’autre.

« À coup sûr, madame, dit Jeannette en regardant avec admiration les rangées de perles, « les filles de Tyr ne portaient pas de plus beaux colliers que celui-ci. Et la devise : Pour un cou encore plus beau ! Chacune des perles vaut une fortune.

— Et chaque mot de ce papier chéri vaut tout le collier, mon enfant… Mais viens à mon cabinet de toilette ; il faut nous faire belle ; milord vient ici ce soir… Il me prie de vous bien accueillir, monsieur Varney, et ses désirs sont une loi pour moi… Je vous invite à une collation dans mon appartement, cette après-midi, et vous aussi, monsieur Foster. Donnez des ordres pour que tout soit prêt et convenablement disposé pour recevoir milord ce soir… » En disant ces mots, elle quitta la salle.

« Elle prend déjà un ton, dit Varney, et fait une faveur de sa présence, comme si elle partageait déjà le rang de milord. Il n’y a pas de mal… Il est sage de répéter d’avance le rôle que la fortune nous destine à jouer… Le jeune aigle doit s’exercer à regarder le soleil avant de prendre son essor pour s’élever vers lui.

— Si en tenant la tête haute on garantit ses yeux d’être éblouis, la jeune dame ne baissera pas la crête ; elle prendra bientôt son vol hors de la portée de mon sifflet. Monsieur Varney, je vous assure que déjà maintenant elle me traite avec fort peu d’égards.

— C’est ta faute, tête dure et sans invention, qui ne connais d’autre moyen de répression que la force ouverte et brutale… Ne peux-tu lui rendre l’intérieur de la maison agréable, au moyen de la musique et d’autres amusements ? Ne peux-tu lui rendre l’extérieur redoutable par des contes de revenants ? Tu habites près du cimetière, et tu n’as pas encore eu l’esprit d’en faire surgir un fantôme pour retenir tes femmes dans une bonne discipline !

— Ne parlez pas de cela, Varney ; je ne crains pas les vivants, mais je ne badine pas avec mes voisins du cimetière. Je vous assure qu’il faut un grand courage pour vivre si près d’eux ; le digne M. Holdforth, le prédicateur du soir de Sainte-Antholine, eut une belle frayeur la dernière fois qu’il vint me rendre visite.

— Trêve à tes discours superstitieux ! Et pendant que tu parles de visites, dis-moi, maudit coquin, comment il se fait que j’ai trouvé Tressilian à la petite porte du parc.

— Tressilian ! répondit Foster ; je ne connais pas de Tressilian… Je n’ai jamais entendu ce nom.

— Eh ! non, sot, le choucas de Cornouailles[28], à qui le vieux sir Hugh Robsart destinait sa jolie Amy. Et cet écervelé est sans doute venu ici pour tâcher de voir sa belle fugitive. Il faut prendre quelques mesures à son égard ; car il se regarde comme outragé, et il n’est pas homme à s’endormir là-dessus. Heureusement il ne sait rien sur le compte de milord, et croit n’avoir affaire qu’à moi. Mais, au nom du diable, comment est-il venu ici ?

— Lui ! avec Michel Lambourne que vous devez connaître.

— Et qui est ce Michel Lambourne ? demanda Varney. Par le ciel ! tu aurais mieux fait de mettre un écriteau au-dessus de ta porte, et d’inviter tous les vagabonds qui rôdent par ici à venir voir ce que tu devrais cacher même au soleil et à l’air.

— Bien ! fort bien ! monsieur Richard Yarney ; voilà la récompense, comme on les donne à la cour, de mes services envers vous. Ne m’avez-vous pas chargé de vous chercher un homme, porteur d’une bonne épée et d’une conscience à toute épreuve ? Et ne m’occupais-je pas de vous trouver un pareil homme ? (car, grâce à Dieu, il n’y a pas de gens de cette espèce parmi mes connaissances) lorsque le ciel voulut que ce grand vaurien, qui est sous tous les rapports le coquin fieffé que vous demandez, se présentât avec tant d’impudence pour entrer en relation avec moi. J’écoutai sa demande, croyant vous faire plaisir : et voilà comme vous me remerciez de m’être déshonoré en conversant avec lui !

— Mais comment se fait-il que ce vaurien, à qui il ne manque probablement, pour te ressembler en tout, que la couche d’hypocrisie qui recouvre ton cœur de scélérat, de même qu’une feuille d’or recouvre le fer rouillé… comment se fait-il qu’il ait amené ici le vertueux, le sentimental Tressilian ?

— Ils sont venus ensemble, par le ciel ! Et Tressilian… pour vous dire l’exacte vérité, sur mon Dieu ! a obtenu un moment d’entrevue avec notre jolie poupée, tandis que je causais à part avec Lambourne.

— Imprudent coquin ! nous sommes perdus tous les deux. Elle a dans ces derniers temps reporté ses pensées vers la maison de son père, toutes les fois que son noble amant l’a laissée seule. Si ce benêt avec ses sermons l’a décidée à retourner à son ancien perchoir, c’en est fait de nous.

— N’ayez pas peur, monsieur Varney, elle n’est pas d’humeur à se laisser prendre à ses amorces, car elle a crié quand elle l’a vu, comme si un serpent l’avait piquée.

— Voilà qui est bon… Ne peux-tu savoir de ta fille ce qui s’est passé entre eux, bon Foster ?

— Je vous dis franchement, monsieur Varney, que ma fille ne doit pas entrer dans nos projets, ni suivre les mêmes voies que nous. Tout cela peut me convenir à moi qui sais comment me repentir de mes méfaits ; mais je ne veux pas mettre en danger l’âme de mon enfant, ni pour votre bon plaisir, ni pour celui de milord. Je puis marcher au milieu des pièges et des embûches, parce que j’ai de la prudence ; mais je ne veux pas y engager ma pauvre fille.

— Ne sais-tu pas, méfiant original, que j’ai autant de répugnance que toi à faire entrer dans mes projets ta pécore de fille, et à la faire aller en enfer, côte à côte avec son père ? Mais ne pouvais-tu pas d’une manière indirecte tirer d’elle quelques renseignements ?

— C’est ce que j’ai fait aussi, et elle m’a dit que sa maîtresse avait pleuré sur la maladie de son père.

— Bien ! voilà qui est bon à savoir, et je bâtirai là-dessus. Mais il faut débarrasser le pays de Tressilian. Je n’aurais voulu charger personne de cette affaire, car je le hais comme le poison ; sa présence est pour moi de la ciguë… J’en eusse été délivré aujourd’hui, mais le pied m’a glissé ; et à dire vrai, si ton camarade n’était venu là-bas à mon aide, je saurais maintenant si c’est le chemin du ciel ou de l’enfer que vous et moi avons suivi.

— Et vous parlez ainsi d’un tel risque ? Il faut que vous ayez bien du courage, monsieur Varney !… Quant à moi, si je n’espérais vivre encore bien des années, et avoir du temps devant moi pour le grand œuvre du repentir, je ne voudrais pas marcher de compagnie avec vous.

— Oh ! tu vivras autant que Mathusalem, tu amasseras autant de richesses que Salomon, et tu te repentiras si dévotement que ton repentir deviendra aussi célèbre que tes crimes… et c’est beaucoup dire ! Mais malgré tout il faut surveiller Tressilian. Ton vaurien s’est chargé de le suivre à la piste. Il y va de notre fortune, Tony.

— Je le sais, je le sais, » répondit tristement Foster ; « voilà ce que c’est que de s’être ligué avec un homme qui ne connaît même pas assez l’Écriture pour savoir que l’ouvrier mérite son salaire. Il faut, comme à l’ordinaire, que j’aie toute la peine et tous les risques.

— Des risques ! et quels si grands risques, je vous prie ? Ce drôle viendra rôder autour de ton domaine, ou de ta maison : si tu le prends pour un voleur ou un braconnier, n’est-il pas naturel que tu le reçoives avec de l’acier ou avec du plomb ? Un chien d’attache aussi mord ceux qui approchent de sa niche : qui s’avisera de t’en blâmer ?

— Oui, c’est bien cela ; je travaille comme un chien pour vous, et vous me payez comme un chien. Vous, monsieur Varney, vous vous êtes assuré la belle propriété de cette vieille fondation de la superstition, et moi je n’ai que la pauvre jouissance que vous me laissez de cette maison, jouissance qui peut être révoquée selon votre bon plaisir.

— Et tu voudrais que l’usufruit se convertît en propriété ?… La chose pourra bien arriver, Antony Foster, si tu sais t’en rendre digne par de bons services… Mais doucement, bon Tony, ce n’est pas en prêtant une chambre ou deux de cette vieille maison pour servir de cage au joli perroquet de milord ce n’est pas non plus en fermant les portes et les fenêtres pour l’empêcher de fuir, que tu pourras y parvenir. Souviens-toi que la rente et les dîmes sont estimées à une valeur nette de soixante-dix-neuf livres sterling cinq shillings et cinq pences et demi par an, sans compter ce que rapportent les bois. Allons, allons, il faut avoir de la conscience ; de grands et de secrets services pourront te mériter ces avantages et quelque chose de mieux… Pour le présent, fais-moi venir ton valet pour m’ôter mes bottes… Sers-nous à dîner et une bouteille de ton meilleur vin… J’irai ensuite voir cette grive, en grand costume, avec la gaieté sur le visage et dans le cœur. »

Ils se séparèrent alors, et à midi, heure à laquelle on dînait dans ce temps, ils se retrouvèrent à table. Varney était élégamment vêtu, comme un courtisan de l’époque, et Foster lui-même avait un peu meilleure mine, autant du moins que la toilette pouvait corriger un extérieur aussi ingrat.

Ce changement n’échappa point à Varney. Le repas fini et la nappe enlevée, lorsqu’on les eut laissés seuls : « Te voilà brillant comme un chardonneret, dit Varney en regardant son hôte ; je crois qu’à présent tu pourrais nous siffler une gigue. Mais je vous demande pardon, un pareil acte pourrait vous faire chasser du sein de la congrégation des zélés savetiers, des immaculés tisserands, des boulangers sanctifiés d’Abingdon qui laissent refroidir leurs fours tandis que leurs têtes s’échauffent…

— Vous répondre par de saintes paroles serait, monsieur Varney, excusez la parabole, jeter des perles devant un pourceau. Ainsi, je vous parlerai le langage du monde, le langage que celui qui est le roi du monde vous a enseigné à entendre, et a exploité avec un talent si remarquable.

— Dis ce que tu voudras, honnête Tony, répliqua Varney ; car, soit que tu parles selon ton absurde foi ou selon ta criminelle conduite, ce que tu diras ne peut que bonifier ce vin d’Alicante. Ta conversation a un piquant qui surpasse le caviar, les langues de bœuf salées, enfin tous les excitants qui peuvent relever la saveur du bon vin.

— Eh bien donc, dites-moi si notre bon seigneur et maître ne serait pas mieux servi, et si cette antichambre ne serait pas plus convenablement remplie par des hommes honnêtes, craignant Dieu, qui exécuteraient ses volontés et songeraient à leur profit tranquillement et sans scandale, que par des débauchés et de misérables spadassins comme Tidesly, Killegrew, et ce drôle de Lambourne que vous m’avez chargé de vous chercher, et tant d’autres de la même trempe, qui portent la potence sur la figure et le meurtre dans la main, qui sont la terreur des gens paisibles et un scandale pour la maison de milord ?

— Vous avez raison, mon cher monsieur Foster, mais celui qui chasse toutes sortes de gibier doit avoir des faucons de tout genre, de grands et de petits. La carrière que suit milord n’est pas facile, il faut qu’il soit pourvu de serviteurs pour chaque emploi. Il faut qu’il ait un élégant courtisan comme moi pour le dérider dans son salon, et mettre la main sur la poignée de son épée si quelqu’un attaque par ses discours l’honneur de milord…

— Sans doute, ajouta Foster, et pour souffler un mot en son nom à l’oreille d’une belle, quand il ne peut pas en approcher lui-même.

— Il doit encore, » dit Varney, continuant sans paraître faire attention à cette interruption, « avoir à son service des gens de loi, rusés comme des renards, pour dresser ses contrats, ses pré-contrats, ses post-contrats, et lui fournir les moyens de tirer le meilleur parti possible des concessions de terres de l’église ou des communes, et des privilèges de monopole. Il lui faut encore des médecins pour épicer à propos un breuvage, et des cabalistes, comme Dec et Allan, pour conjurer le diable, et des spadassins déterminés pour le combattre s’il se présentait à eux, et par dessus tout, sans préjudice des autres, il lui faut des âmes pieuses, innocentes, puritaines, comme toi, honnête Foster, qui en même temps défient Satan et fassent son affaire.

— Vous ne voulez pas dire, monsieur Varney, reprit Foster, que notre bon seigneur et maître, que je regarde comme rempli des plus nobles sentiments, emploie pour s’élever des moyens aussi bas et aussi criminels que ceux que vous indiquez.

— Bon ! épargne-toi la peine de me regarder d’un air si sévère… tu ne m’attraperas pas… Je ne suis pas à ta discrétion comme la faible cervelle te le fait croire, parce que je te fais connaître franchement les machines, les ressorts, les vis, les chevilles que les grands mettent en œuvre dans les temps d’intrigue. Tu dis que notre bon maître est rempli des plus nobles sentiments ; je le veux bien. Mais alors il n’a que plus besoin d’avoir autour de lui des gens qui le servent sans scrupule, et qui, sachant que sa chute les écraserait, risquent sang et cervelle, corps et âme, pour le maintenir dans son élévation ; et cela je te le dis, parce que je me moque qu’on le sache…

— Vous dites vrai, monsieur Varney : celui qui est à la tête d’un parti, est comme une barque sur la mer, qui ne s’élève pas par elle-même, mais qui est portée en l’air par les vagues sur lesquelles elle flotte.

— Tu es singulièrement métaphorique, honnête Foster ; ce pourpoint de velours a fait de toi un oracle. Nous te ferons prendre tes degrés à Oxford. Mais, à propos, as-tu rangé les objets qu’on t’a envoyés de Londres, disposé les appartements de l’ouest de manière à satisfaire le goût de milord ?

— Ces appartements pourraient servir à un roi, le jour de ses noces ; et je vous assure que notre princesse s’y promène aussi fière, aussi brillante que si elle était la reine de Saba.

— Tant mieux, mon bon Antony ; notre avenir repose sur son bon plaisir.

— Alors nous bâtissons sur le sable, dit Foster ; car en supposant qu’elle arrive à partager à la cour, et le rang et les honneurs de milord, de quel œil me verra-t-elle, moi qui suis en quelque sorte son geôlier et qui la retiens ici contre sa volonté, la gardant comme une chenille sur un vieux mur, tandis qu’elle voudrait briller comme un papillon aux riches couleurs dans le jardin d’une cour. ?

— Ne crains pas son mécontentement ; je lui ferai comprendre que tout ce que tu as fait dans cette affaire a été pour rendre service à milord et en même temps à elle ; et quand elle brisera sa coquille et volera de ses propres ailes, elle avouera sans peine que nous avons fait éclore l’œuf.

— Prenez garde, monsieur Varney, vous pouvez vous abuser étrangement dans cette affaire… Elle vous a reçu très froidement ce matin, et je crois qu’elle vous regarde ainsi que moi de fort mauvais œil.

— Vous vous trompez sur son compte, Foster, vous vous trompez complètement : elle tient à moi par tous les liens qui peuvent l’attacher à l’homme qui lui a procuré les moyens de satisfaire son amour et son ambition ; qui a choisi l’obscure Amy Robsart, la fille d’un gentilhomme ruiné, d’un vieux radoteur, la fiancée d’un lunatique, d’un fol enthousiaste comme cet Edmond Tressilian ; qui l’a tirée, dis-je, de si basse condition pour lui offrir la perspective de la plus belle fortune de l’Angleterre et peut-être de l’Europe. Eh bien ! c’est moi, et c’est moi encore qui, ainsi que je te l’ai dit souvent, ai ménagé ses entrevues secrètes avec son amant ; c’est moi qui veillais dans le bois tandis qu’elle y chassait le daim ; c’est moi qui aujourd’hui suis accusé par ses parents d’être le compagnon de sa fuite ; de sorte que si j’étais dans leur voisinage, il me faudrait porter sur la peau une chemise d’étoffe plus solide que la toile de Hollande, de peur que mes côtes ne fissent connaissance avec l’acier d’Espagne. Qui portait leurs lettres ? moi. Qui amusait le vieux chevalier et Tressilian ? moi. Qui a préparé leur fuite ? moi. En un mot, c’est moi qui ai tiré cette jolie petite marguerite du champ obscur où elle végétait, et l’ai placée sur le plus haut bonnet de l’Angleterre.

— Fort bien, monsieur Varney ; mais peut-être pense-t-elle que si la chose eût dépendu de vous, la fleur eût été si légèrement attachée au bonnet, que le premier souffle du vent inconstant de la passion eût reporté dans son obscurité la pauvre marguerite.

— Elle doit considérer, » dit Varney en souriant, « que la fidélité sans réserve que je devais à mon seigneur et maître, m’a empêché d’abord de lui conseiller le mariage, et que cependant je lui en ai donné le conseil quand j’ai vu qu’elle ne pouvait être satisfaite que par le sacrement ou la cérémonie… Comment appelles-tu cela, Tony ?

— Elle a encore un autre grief contre vous, et je vous préviens qu’il faudra vous tenir sur vos gardes. Elle est lasse de cacher sa splendeur dans l’obscure lanterne d’un vieux monastère, et voudrait briller comme comtesse parmi les comtesses.

— C’est tout naturel, c’est fort juste ; mais que puis-je faire ? Elle peut briller à travers la corne et le cristal, selon le bon plaisir de milord, je n’ai rien à dire à cela.

— Elle croit que vous tenez une des rames de la barque, monsieur Varney, et que vous pouvez la faire avancer ou arrêter à votre gré. En un mot, elle attribue sa réclusion et son obscurité aux secrets conseils que vous donnez à milord, et à la sévérité avec laquelle je remplis mes devoirs ; de sorte qu’elle nous aime à peu près autant qu’un condamné aime son juge et son geôlier.

— Il faudra bien qu’elle nous aime davantage pour qu’elle sorte d’ici, Antony. Si j’ai conseillé pour de puissantes raisons de la laisser ici quelque temps, je puis également conseiller de la montrer dans tout l’éclat de son rang ; mais je serais bien fou de le faire, avec la place que j’occupe près de la personne de milord, si elle était mon ennemie. Fais-lui sentir cette vérité quand l’occasion s’en présentera, Antony, et laisse-moi le soin de te faire valoir auprès d’elle, et de te relever dans son opinion : Gratte-moi, je te gratterai[29], dit un proverbe de tous les pays. Il font que la dame connaisse ses amis, et qu’elle apprenne qu’ils peuvent devenir ses ennemis. En attendant, surveille-la sévèrement, mais avec tous les égards que ton naturel grossier te permettra de lui témoigner. C’est une chose parfaite que ton regard farouche et ton humeur de dogue ; toi et milord, vous devez en remercier Dieu ; car lorsqu’il y a quelque mesure de rigueur à exécuter, tu t’en acquittes comme si cela venait de ta tendance naturelle et non d’ordres reçus, de sorte que milord en esquive l’odieux. Mais, écoute… on frappe à la porte… regarde par la fenêtre… ne laisse entrer personne… c’est une soirée qui ne permet guère les interruptions.

— C’est l’homme dont je vous ai parlé avant dîner, » dit Foster en regardant par la fenêtre ; « c’est Michel Lambourne.

— Oh ! fais-le entrer sur-le-champ, dit le courtisan ; il vient me donner des nouvelles de son compagnon. Il nous importe de connaître les mouvements d’Edmond Tressilian. Fais-le entrer, te dis-je ; mais ne l’amène pas ici ; j’irai vous rejoindre à l’instant dans la bibliothèque de l’abbé. »

Foster sortit, et le courtisan, resté seul, se promena plus d’une fois d’un bout à l’autre du parloir, les bras croisés sur sa poitrine, et comme enfoncé dans ses pensées ; puis, à la fin, il donna cours à ses réflexions en phrases brisées que nous avons un peu développées et liées ensemble, afin de rendre ce soliloque plus intelligible au lecteur.

« C’est vrai, » dit-il en s’arrêtant tout d’un coup, et appuyant sa main droite sur la table où ils avaient dîné, « ce vil coquin a sondé la profondeur de mes craintes, et je n’ai pu les lui dissimuler… Elle ne m’aime pas… Je voudrais qu’il fût aussi vrai que je ne l’aime pas. Imbécile que j’ai été de la courtiser pour mon propre compte, lorsque la prudence me commandait d’être l’agent fidèle de mon maître ! Et cette fatale erreur m’a mis à sa discrétion, et je dépends d’elle plus qu’aucun homme sage ne voudrait dépendre de la plus jolie des filles d’Ève. Depuis l’heure où ma politique a fait ce dangereux faux pas, je ne puis la voir sans crainte ; et la haine et la tendresse se confondent si étrangement dans mon cœur que je ne sais si, ayant le choix, j’aimerais mieux la posséder ou la perdre. Après tout, elle ne quittera pas cette retraite que je ne sache sur quel pied nous serons ensemble. L’intérêt de milord, et par conséquent le mien (car s’il tombe, il m’entraîne dans sa chute), exige que cet obscur mariage reste secret. D’ailleurs je n’irai pas lui prêter ma main pour l’aider à monter sur son trône, puis me mettre le pied sur la gorge après qu’elle y sera assise. Il faut que je cherche à la mettre dans mes intérêts, soit par l’amour, soit par la crainte… et qui sait si je ne puis pas obtenir la plus douce vengeance de ses anciens mépris ?… Ce serait le chef-d’œuvre de l’art du courtisan. Qu’elle me prenne une fois pour son conseil… qu’elle me confie un de ses secrets, ne fût-ce que le vol d’un nid de linottes, et, belle comtesse, tu es à moi. »

Il recommença à se promener silencieusement, s’arrêta, remplit et but un verre de vin, comme pour calmer l’agitation de son esprit : « Conservons un cœur serré et un visage ouvert, » dit-il entre ses dents, et il sortit de l’appartement.




CHAPITRE VI.

LE CHÂTEAU.


La rosée d’une nuit d’été tombait ; la lune, reine paisible du firmament, argentait les murs de Cumnor-Place et le feuillage des chênes qui s’élevaient autour.
Mickle.


Quatre pièces formant la partie occidentale du vieux bâtiment carré de Cumnor-Place avaient été disposées avec une magnificence extraordinaire. Ces travaux avaient employé plusieurs jours avant celui où commence notre histoire. Des ouvriers venus de Londres, et auxquels il avait été défendu de sortir de l’enceinte du château avant que tout fût fini, avaient changé les appartements de ce côté du bâtiment, qui jadis avait l’air d’un monastère en ruine, en une espèce de résidence royale. Le plus grand mystère fut observé dans toutes ces dispositions ; les ouvriers arrivèrent et s’en retournèrent de nuit, et toutes les mesures furent prises pour détourner la curiosité des habitants du village d’observer et d’épier les changements qui s’opéraient dans l’habitation de leur voisin Foster, jadis si pauvre, maintenant si riche. Or le secret désiré fut si bien gardé que rien ne transpira au dehors, sinon quelques bruits vagues et incertains, qu’on écouta et répéta sans y ajouter beaucoup de croyance.

Le soir du jour dont nous parlons, cette suite d’appartements nouvellement et magnifiquement décorés fut pour la première fois éclairée, et cela avec un tel éclat qu’on s’en fût aperçu de six milles si les volets de chêne, soigneusement fermés par des verrous et des cadenas, par de longs rideaux de soie et de velours, garnis de larges franges d’or, n’eussent empêché la lumière de la façade d’être vue du dehors.

Le principal appartement, ainsi que nous l’avons dit, était composé de quatre pièces qui communiquaient l’une à l’autre. On y arrivait par un grand escalier d’une largeur et d’une hauteur démesurée qui aboutissait à la porte d’une antichambre ayant à peu près la forme d’une galerie. Cette pièce avait autrefois servi à l’abbé de chambre de conseil ; mais elle était maintenant richement lambrissée avec un bois étranger de couleur brune très foncée, et poli avec le plus grand soin. On le disait apporté des Indes occidentales à Londres, où on avait eu tant de peine à le travailler, que les ouvriers y perdaient souvent leurs outils. La teinte sombre de ces lambris était relevée par de nombreuses bougies placées dans des candélabres d’argent fixés aux murs, et par six grands tableaux richement encadrés, ouvrage des grands maîtres de l’époque. À l’une des extrémités de la pièce était une table massive en chêne, à l’usage des amateurs de galet, jeu alors fort à la mode ; et à l’autre, une galerie destinée à recevoir les musiciens ou les ménestrels qui pouvaient être appelés à augmenter les plaisirs de la soirée.

De cette antichambre on passait dans une salle à manger de moyenne grandeur, mais dont le riche ameublement était fait pour éblouir les yeux des spectateurs. Les murs, naguère si nus et si tristes, étaient actuellement tapissés de tentures en velours bleu de ciel brodé en argent ; les chaises étaient en ébène, richement sculptées et garnies de coussins de même étoffe que les tentures ; on avait suppléé aux candélabres en argent qui éclairaient l’antichambre, par un vaste lustre du même métal. Le plancher était couvert d’un tapis d’Espagne, sur lequel on avait représenté des fleurs et des fruits en couleurs si vives et si naturelles, que l’on hésitait à poser le pied sur un travail aussi précieux. La table, faite de vieux chêne anglais, était d’avance couverte du linge le plus fin, et un grand buffet, dont les battants cintrés étaient ouverts, montrait des tablettes chargées d’un assortiment complet d’argenterie et de porcelaine. Au milieu de la table était une salière, ouvrage d’un artiste italien, haute de près de deux pieds ; cette magnifique pièce d’argenterie figurait le géant Briarée, dont les cent mains offraient aux convives toutes sortes d’épices et d’assaisonnements destinés à relever les mets.

La troisième pièce était le boudoir. Elle était ornée d’une fort belle tapisserie représentant la chute de Phaéton ; car les métiers de Flandre exploitaient alors les sujets classiques. Le principal meuble de cet appartement était un fauteuil de parade qu’une marche ou deux isolaient du plancher, et assez large pour recevoir deux personnes. Il était surmonté d’un dais qui, aussi bien que les coussins, les draperies, et le tapis de pied lui-même, était de velours cramoisi brodé en perles. Au dessus du dais étaient deux couronnes de comte et de comtesse. Des tabourets recouverts en velours, et quelques coussins disposés à la manière orientale, et ornés d’arabesques dessinées à l’aiguille, tenaient lieu de chaises dans cet appartement, qui contenait des instruments de musique, des métiers à broder, et d’autres objets à l’usage des dames. Éclairé par une multitude de bougies ordinaires, ce boudoir l’était aussi par quatre flambeaux de cire vierge placés chacun dans les mains d’une statue représentant un Maure armé, dont le bras gauche portait un bouclier d’argent de forme ronde et parfaitement poli, qui, placé entre son corps et la lumière, la réfléchissait avec tout l’éclat d’un miroir de cristal.

La chambre à coucher, qui complétait ce brillant appartement, était décorée avec moins de faste, mais non moins richement que les pièces précédentes. Deux lampes d’argent, alimentées par une huile parfumée, répandaient à la fois une odeur délicieuse et une lumière vacillante et mystérieuse dans cet asile du repos. Le parquet était couvert d’un tapis si épais que le pas le plus lourd n’eut pu être entendu, et le lit, formé du duvet le plus précieux, était revêtu d’une vaste courtepointe de soie brodée d’or, sous laquelle on entrevoyait des draps de la plus fine batiste et des couvertures aussi blanches que les agneaux qui avaient fourni leurs toisons pour les tisser. Les rideaux étaient de velours bleu, doublés de soie cramoisie, bordés de larges festons en or, et ornés d’une broderie représentant les amours de Psyché et de Cupidon. Sur la toilette était une belle glace de Venise, dans un cadre de filigrane d’argent, et à côté une timbale en or destinée à contenir le breuvage de nuit[30]. Une paire de pistolets et un poignard montés en or se faisaient remarquer près du lit, armes de nuit que l’on présentait aux nobles hôtes, plutôt, à ce qu’il paraît, par cérémonie que dans la crainte d’un danger réel. Nous ne devons pas omettre une circonstance qui fait plus d’honneur aux mœurs de cette époque. Dans un petit cabinet, éclairé par un cierge, étaient deux carreaux en velours et or, pareils aux draperies du lit, placés devant un prie-Dieu d’ébène artistement sculpté. Ce cabinet avait été autrefois l’oratoire particulier de l’abbé, mais le crucifix avait été enlevé pour mettre à sa place sur le prie-Dieu deux livres de prières, richement reliés et avec des ornements d’argent. À cette délicieuse chambre à coucher, dont le silence ne pouvait être troublé que par le bruit du vent qui sifflait parmi les chênes du parc, et que Morphée eut désirée pour s’y livrer au repos, correspondaient deux garde-robes ou cabinets de toilette, comme on dit à présent, meublées avec non moins de magnificence que tout ce que nous avons décrit. Il faut ajouter qu’une partie de l’aile adjacente du bâtiment était occupée par les cuisines et les offices, et disposée pour loger les personnes de la suite des hauts et puissants seigneurs pour qui on avait fait ces somptueux préparatifs.

La divinité pour laquelle on avait décoré ce temple était bien digne de toutes les peines et de tous les frais qu’il avait coûtés. Elle était assise dans le boudoir que nous avons décrit, contemplant, avec le plaisir d’une vanité innocente autant que naturelle, cette création subite de magnificence, comme si tout cela eût été fait en son honneur ; car son séjour à Cumnor-Place ayant été la cause des mystères apportés dans tous les travaux faits pour rendre ces appartements logeables, on avait pris toute espèce de précaution pour que, jusqu’à ce qu’elle en eût pris possession, elle n’eût aucune connaissance de ce qui se faisait dans cette partie de l’ancien bâtiment, et pour qu’elle ne s’exposât pas à être aperçue par les ouvriers. Elle avait donc été introduite ce soir-là dans une partie de la maison qu’elle n’avait jamais vue, et si différente de tout le reste, qu’elle lui sembla, en comparaison, une espèce de palais enchanté. Aussi, quand elle examina et occupa pour la première fois ces splendides appartements, elle le fit avec la joie naïve et immodérée d’une beauté champêtre qui se trouve subitement environnée d’une magnificence telle qu’elle ne se l’était jamais figurée dans ses désirs les plus extravagants, et en même temps elle éprouva ce sentiment délicat d’un cœur affectueux qui reconnaît que toutes les merveilles qui l’entourent sont l’ouvrage de ce grand magicien qu’on appelle l’Amour.

La comtesse Amy (car elle avait été élevée à ce rang par son union secrète mais solennelle avec le plus puissant des comtes d’Angleterre) courut pendant quelque temps de chambre en chambre, admirant chaque nouvelle preuve du goût de son amant, en même temps son époux, et redoublant encore d’admiration quand elle considérait que les objets qui brillaient à ses yeux étaient autant de témoignages de son inépuisable affection. « Que ces tapisseries sont belles !… Que de naturel dans ces tableaux qui semblent être animés ! … Quelle richesse de travail dans cette argenterie dont la profusion ferait croire qu’on a intercepté tous les galions de l’Espagne pour la fabriquer !… Jeannette ! » répéta-t-elle à plusieurs reprises à la fille de Foster, sa femme de chambre, qui la suivait en témoignant non moins de curiosité, mais une joie moins extatique, « Ô Jeannette ! qu’il est délicieux de penser que toutes ces belles choses ont été réunies ici par son amour pour moi ! et que ce soir, lorsque le jour que chaque instant rend plus obscur aura tout-à-fait disparu, je le remercierai bien plus de l’amour qui a créé cet admirable paradis que des merveilles qu’il renferme !

— Il faut d’abord, madame, dit la jolie puritaine, remercier le Seigneur qui vous a donné l’époux tendre et galant dont l’amour a fait tout cela pour vous. Et moi aussi, j’en puis revendiquer ma petite part. Mais si vous courez ainsi de chambre en chambre, votre coiffure, qui m’a coûté tant de peine, va s’affaisser, comme la glace fond sur les vitres lorsque le soleil est sur l’horizon.

— Tu as raison, Jeannette, » dit la jeune et belle comtesse, en s’arrêtant tout-à-coup et sortant de son ravissement ; puis se regardant de la tête aux pieds dans une glace plus grande que celles qu’elle avait vues jusqu’alors, et dont la pareille ne se trouvait même pas dans le palais de la reine, « tu as raison, » répéta-t-elle en voyant avec une vanité bien pardonnable cette magnifique glace réfléchir des charmes comme il s’en était rarement présenté devant sa surface brillante et polie ; « j’ai plutôt l’air d’une laitière que d’une comtesse, avec ces joues rouges et animées, et ces boucles noires, que tu as eu tant de peine à arranger, qui tombent comme les bourgeons d’une vigne qui n’a pas été taillée. Mon fichu aussi est chiffonné et laisse voir mon cou et mon sein plus que ne le permet la bienséance. Viens, Jeannette, il faut nous habituer à représenter. Passons dans le boudoir, ma bonne ; tu remettras à leur place ces boucles rebelles, et tu emprisonneras sous la dentelle et la batiste mon sein qui se soulève avec trop de violence. »

Elles passèrent donc dans le boudoir ; la comtesse s’étendit mollement sur une pile de coussins mauresques, à demi assise, à demi couchée, tantôt se laissant aller à ses pensées, tantôt écoutant le babil de sa suivante.

Tandis qu’elle était dans cette attitude où l’expression de ses beaux traits, participant à la fois de l’indifférence et de l’attente était en parfait rapport, elle était si séduisante, qu’on eût vainement parcouru la terre et les mers pour trouver un objet moitié aussi gracieux et moitié aussi aimable. La couronne de brillants qui se mêlait à sa chevelure n’égalait pas en éclat ses yeux, que des sourcils noirs, dessinés avec une délicatesse infinie, et de longs cils de même nuance, ombrageaient et faisaient ressortir encore. L’exercice qu’elle venait de prendre, ses douces espérances et sa vanité satisfaite, avaient répandu de vives couleurs sur son joli visage, auquel on avait quelquefois reproché d’être un peu trop pâle. Le collier de perles fines qu’elle portait, le même qu’elle venait de recevoir comme un gage d’amour de la part de son époux, était effacé en régularité par ses dents et en blancheur par sa peau, excepté quelques places que le plaisir et le contentement d’elle-même avaient colorées d’une teinte légèrement pourpre. « Avez-vous fini avec vos doigts empressés ? » dit-elle à son officieuse femme de chambre qui, dans son zèle, était encore occupée à réparer le désordre de sa chevelure et de sa toilette. « Avez-vous fini, dis-je ? il faut que je voie votre père avant que milord arrive, ainsi que M. Varney pour qui milord a une si haute estime, quoique je pourrais dire de lui des choses qui lui feraient perdre sa faveur.

— Ah ! ne le faites pas, ma bonne maîtresse, dit Jeannette ; abandonnez-le à Dieu qui punit les méchants quand il le veut ; et il ne faut pas contre-carrer Varney, car il possède à un tel degré la confiance de milord, que peu de personnes se sont bien trouvées d’avoir traversé ses projets.

— Et de qui savez-vous tout cela, Jeannette, honnête Jeannette ? dit la comtesse. Pourquoi garderais-je tant de ménagements vis-à-vis d’un homme comme Varney, moi qui suis l’épouse de son maître et de son protecteur ?

— Ah ! madame ! vous le savez mieux que moi… Mais j’ai entendu mon père dire qu’il aimerait mieux se jeter sur le passage d’un loup affamé que de traverser Richard Varney dans ses projets… et souvent il m’a recommandé de me garder d’avoir aucun rapport avec lui.

— Ce que t’a dit ton père est fort sensé, et je jurerais que c’est pour ton bien. Il est fâcheux que sa figure et ses manières s’accordent si peu avec ses véritables intentions… car je pense que ses intentions sont honnêtes.

— N’en doutez pas, milady ; ne doutez pas que les intentions de mon père ne soient bonnes, quoiqu’il soit brusque et que son regard dur semble démentir son cœur.

— Je ne veux pas en douter, ma fille, ne fût-ce que pour te faire plaisir. Et cependant il a une de ces figures qui font trembler quand on les regarde. Je pense, Jeannette, que ta mère elle-même… eh bien ! en finiras-tu avec ce fer à friser ?… pouvait à peine le regarder sans trembler.

— Si cela eût été, madame, ma mère avait une famille pour la protéger. Mais vous-même, milady, vous avez tremblé et rougi quand Varney vous a remis la lettre de milord…

— Vous êtes bien hardie, mademoiselle, » dit la comtesse en se levant de dessus les coussins sur lesquels elle était assise à demi renversée dans les bras de sa suivante. « Sachez qu’on peut avoir des motifs de trembler qui n’aient rien de commun avec la crainte. Mais, Jeannette, » ajouta-t-elle sur-le-champ en reprenant le ton de bonté familière qui lui était naturel, « crois que j’accorderai à ton père toute la confiance que je pourrai, et d’autant plus volontiers, ma chère, que tu es sa fille. Hélas ! hélas ! » ajouta-t-elle, et ses jolis traits prirent soudainement l’expression de la tristesse, et ses yeux se remplirent de larmes, « je devrais d’autant plus sympathiser avec les sentiments de ton excellent cœur, que mon pauvre père ignore quel est mon sort, qu’il est malade et plongé dans le chagrin à cause de moi qui le mérite si peu. Mais je le rendrai bientôt à la gaîté… La nouvelle de mon bonheur et de ma haute fortune le rajeunira… Cependant, pour lui rendre plus vite sa gaîté, « ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux, « il faut que je sois gaie moi-même. Il ne faut pas que milord me trouve insensible à sa tendresse, ni triste quand il vient faite par hasard une visite à sa recluse après une si longue absence. Réjouis-toi, Jeannette ; la nuit approche, et milord va bientôt arriver… Dis à ton père de venir… Je ne leur en veux pas ; et quoique j’aie à me plaindre d’eux, ce sera leur faute si jamais le comte entend de moi la moindre plainte sur leur compte… Va les appeler, Jeannette. »

Jeannette Foster obéit à sa maîtresse, et, peu de minutes après, Varney entra dans le boudoir avec l’aisance gracieuse et le front serein d’un courtisan accompli qui sait déguiser ses sentiments sous le masque de la politesse pour mieux pénétrer ceux des autres. Antony Foster entra après lui ; son air sombre et commun ressortait davantage par les efforts maladroits qu’il faisait pour dissimuler l’inquiétude mêlée de déplaisir avec laquelle il voyait celle sur qui il avait exercé jusqu’alors une surveillance si sévère, vêtue si magnifiquement et parée de tant de gages de la tendresse de son époux. La révérence gauche qu’il fit plutôt à que pour la comtesse ne le montra que trop bien : c’était la révérence que le criminel fait à son juge quand il avoue son crime et implore son pardon ; révérence qui est en même temps un effort embarrassé pour se défendre et se justifier et un humble appel à l’indulgence.

Varney qui, par le droit que lui donnait sa noblesse, était entré dans la chambre avant Foster, savait mieux ce qu’il avait à dire, et le dit avec plus d’assurance et de meilleure grâce.

La comtesse le salua avec un air de cordialité qui semblait être une amnistie complète pour tout ce dont elle avait pu avoir à se plaindre. Elle se leva de son siège, fit deux pas en avant, et lui dit en lui présentant la main : « Monsieur Richard Varney, vous m’avez apporté ce matin de si bonnes nouvelles, que je crains que la surprise et la joie ne m’aient fait oublier la recommandation que m’a faite milord, mon époux, de vous accueillir avec distinction. Nous vous offrons notre main, monsieur, en signe de réconciliation.

— Je suis indigne de la toucher, » dit Varney en fléchissant le genou, « sinon comme un sujet touche celle d’un prince. »

Il posa légèrement ses lèvres sur ces doigts délicats, si richement ornés de bagues et de pierreries, puis se levant, il se préparait avec une galanterie pleine de grâce à la conduire vers le fauteuil de réception, quand elle lui dit : « Non, mon bon monsieur Varney, je n’y prendrai place que lorsque milord m’y conduira lui-même ; je ne suis encore qu’une comtesse déguisée, et je ne veux pas prendre possession avant d’y avoir été autorisée par celui à qui je dois ma nouvelle position.

— J’espère, milady, dit Foster, qu’en exécutant les ordres de milord votre époux, pour ce qui concerne votre réclusion, je n’ai pas encouru votre disgrâce, et que vous considérez que je ne fais que remplir mon devoir envers votre seigneur et le mien ; car le ciel, comme dit l’Écriture sainte, a donné à l’époux la suprématie et le droit de commander à sa femme. Ce sont là, je crois, ses expressions, ou à peu près semblables.

— Je viens d’éprouver une si agréable surprise, monsieur Foster, » répondit la comtesse, « que je ne puis qu’excuser la rigide sévérité avec laquelle vous m’avez éloignée de ces appartements jusqu’à ce qu’ils eussent subi une métamorphose aussi splendide.

— Oui, milady, il en a coûté plus d’une belle couronne[31] pour tout cela ; mais afin de n’être pas indiscret, je vous laisse, jusqu’à l’arrivée de milord, avec ce bon M. Varney, qui a quelque chose à vous dire de la part de votre noble seigneur et époux. Jenny, suis-moi, pour voir si tout est en ordre.

— Non pas, monsieur Foster ; nous voulons que votre fille reste ici, dans notre appartement ; elle se tiendra néanmoins à une distance convenable, dans le cas où M. Varney aurait quelque chose à me dire de la part de milord. »

Foster fit une gauche révérence, et sortit en promenant des regards qui semblaient blâmer les dépenses excessives qui avaient été faites pour changer sa maison, cette masure ruinée, en un palais asiatique. Quand il fut parti, sa fille prit son métier à broderie, et alla s’établir à l’extrémité de la pièce, tandis que Richard Varney, après avoir choisi le siège le plus bas, en faisant une humble révérence, s’établissait près de la pile de coussins sur lesquels la comtesse s’était de nouveau assise. Les yeux attachés sur le parquet, il gardait le plus profond silence, lorsque la comtesse, voyant qu’il n’était pas disposé à entamer la conversation, lui dit : « Je pensais, monsieur Varney, que vous aviez quelque chose à me communiquer de la part de milord, mon époux ; du moins j’ai cru le comprendre d’après ce que m’a dit M. Foster : et c’est pourquoi j’ai éloigné ma femme de chambre. Si je me suis trompée, je vais la rappeler près de moi, car son aiguille n’est pas encore assez exercée à broder pour qu’elle se passe entièrement de ma surveillance.

— Madame, répondit Varney, Foster n’a pas bien saisi mon intention. Ce n’est pas de la part de notre noble, de mon très noble et très excellent maître que je veux et même que je dois vous parler.

— Que ce soit de la part de mon noble époux, ou de lui que vous me parliez, ce sujet d’entretien ne peut que m’être agréable ; mais soyez bref, car je l’attends à tout instant.

— Je serai donc bref, madame, autant que sincère, car ce que j’ai à vous dire exige de la promptitude et du courage. Vous avez vu aujourd’hui Tressilian ?

— Oui, monsieur, et qu’y trouvez-vous à redire ?

— Rien, quant à moi, madame ; mais pensez-vous, milady, que milord l’apprendra avec la même indifférence ?

— Et pourquoi pas ? La visite de Tressilian n’a été embarrassante et pénible que pour moi seule, car il m’a apporté la nouvelle de la maladie de mon père.

— De la maladie de votre père, madame ! répondit Varney. Il faut alors qu’elle ait été subite, bien subite, car le messager que j’ai dépêché, d’après l’ordre de milord, a trouvé le bon chevalier chassant et animant ses chiens, comme à l’ordinaire, par ses cris joyeux. Je crois que Tressilian aura forgé ces nouvelles. Il a ses raisons, comme vous savez, madame, pour chercher à troubler votre bonheur présent.

— Vous êtes injuste envers lui, monsieur Varney, » répondit la comtesse avec chaleur, « vous êtes injuste. C’est le cœur le plus franc, le plus ouvert, le plus loyal qu’il y ait après mon honorable époux ; je ne connais personne à qui le mensonge soit plus odieux qu’à Tressilian.

— Je vous demande pardon, madame, je n’avais pas le dessein d’être injuste envers monsieur Tressilian. Je ne savais pas jusqu’à quel point il vous intéressait. On peut quelquefois déguiser la vérité dans un but louable et honnête ; car s’il fallait la dire toujours, il n’y aurait pas moyen de vivre en ce monde.

— Vous avez une conscience de cour, monsieur Varney, et je ne crois pas que votre véracité nuise jamais à votre avancement dans le monde, tel qu’il est. Mais quant à Tressilian, je dois lui rendre justice (car j’ai eu des torts envers lui, et personne ne le sait mieux que vous), sa conscience est tout autre. Le monde dont vous parlez n’a rien qui puisse le détourner du sentier de l’honneur et de la vérité ; et quand on le verra y vivre avec une réputation souillée, l’hermine ira se blottir dans la tanière du sale putois. C’est pour cela que mon père l’aimait, et que je l’eusse aimé si je l’avais pu. Cependant, ignorant mon mariage et à qui j’étais unie, il croyait avoir de si puissants motifs de me tirer d’ici, que j’aime à croire qu’il aura beaucoup exagéré l’indisposition de mon père, et que les nouvelles meilleures que vous me donnez peuvent être les plus vraies.

— Soyez-en persuadée, madame. Je n’ai pas la prétention d’être le champion à outrance de cette vertu toute nue qu’on appelle la vérité ; je consens à ce que ses charmes soient couverts d’un voile, ne fût-ce que par amour pour la décence : mais vous auriez une opinion trop défavorable de ma tête et de mon cœur, si vous supposiez que je pusse, de propos délibéré, et sans nécessité, vous faire un mensonge si facile à découvrir, et sur un sujet qui touche de si près à votre bonheur.

— Monsieur Varney, dit la comtesse, je sais que milord vous estime, et qu’il vous regarde comme un pilote sûr et habile au milieu de ces mers sur lesquelles il s’est lancé avec une hardiesse si aventureuse. Ne croyez donc pas que j’aie mauvaise opinion de vous, quand, par amour de la vérité, je prends ainsi la défense de Tressilian. Je suis, vous le savez, une provinciale, qui préfère la simple vérité aux compliments de cour ; mais je vois qu’en changeant de sphère il faudra que je change d’habitudes.

— C’est vrai, madame, » dit Varney en souriant, « et quoique vous plaisantiez maintenant, il ne serait pas impossible que ce que vous venez de dire s’accordât un peu avec vos intentions réelles… Une femme de la cour, la plus noble, même la plus vertueuse, la plus irréprochable de toutes celles qui entourent le trône de notre reine ; une femme, dis-je, se serait, par exemple, bien gardée de dire la vérité, ou ce qu’elle aurait cru la vérité, à la louange d’un amant éconduit, devant le serviteur et le confident de son noble époux.

— Et pourquoi, » dit la comtesse en rougissant d’impatience, « ne rendrais-je pas justice au mérite de Tressilian, devant l’ami de mon époux, devant mon mari lui-même, devant le monde entier ?

— Et ce soir, avec la même franchise, vous direz à votre noble époux que Tressilian a découvert sa retraite qu’on prenait tant de soin de cacher, et qu’il a eu une entrevue avec vous ?

— Sans aucun doute ; ce sera la première chose que je lui dirai en rapportant mot pour mot tout ce que Tressilian m’a dit et tout ce que je lui ai répondu. Ce récit sera à ma honte ; car les reproches de Tressilian, quoique moins justes qu’il ne les croyait, ne sont pas tout-à-fait sans fondement. Ainsi donc, quoi qu’il m’en coûte, je parlerai, et je parlerai sans rien taire.

— Milady fera ce qui lui plaira ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux, puisque rien ne vous oblige à une révélation aussi franche, vous épargner un chagrin, à milord des soins, et à M. Tressilian, puisqu’il doit être question de lui dans cette affaire, le danger qui peut en résulter pour lui.

— Je ne saurais prévoir aucune de ces terribles conséquences, » dit la comtesse avec calme, « à moins de supposer à mon noble époux des sentiments indignes de lui, et qui, j’en suis certaine, n’ont jamais eu accès dans son cœur généreux.

— Loin de moi une pareille idée, » dit Varney. Puis, après un moment de silence il ajouta avec un air de franchise réel ou affecté, mais bien différent de la politesse étudiée qui lui était ordinaire : « Eh bien ! madame, je vous ferai voir qu’un courtisan ose, tout aussi bien qu’un autre, dire la vérité lorsqu’il s’agit de l’intérêt de ceux qu’il honore et qu’il respecte, dût-il en résulter pour lui quelque danger… » Il s’arrêta comme s’il attendait l’ordre ou du moins la permission de continuer ; mais comme la comtesse gardait le silence, il poursuivit, en prenant toutefois quelques précautions oratoires. « Regardez autour de vous, ma noble dame, remarquez les barrières dont ce lieu est entouré, le soin mystérieux avec lequel le joyau le plus brillant de l’Angleterre a été soustrait aux regards de l’admiration ; voyez avec quelle rigueur on a limité vos promenades, circonscrit et restreint vos mouvements, dont la libre action dépend de ce brutal de Foster ; pesez tout cela, et jugez par vous-même quelle en peut être la cause.

— Le bon plaisir de milord, et je ne peux pas y voir d’autre motif.

— C’est son bon plaisir, il est vrai, et son bon plaisir prend sa source dans un amour digne de l’objet qui l’inspire. Mais celui qui possède un trésor et qui l’apprécie, est toujours soigneux, en proportion du prix qu’il y attache, de le mettre à l’abri de la rapacité des autres.

— Où tendent tous ces discours, monsieur Varney ? voudriez-vous me faire croire que mon noble époux est jaloux ? Supposons que cela soit, je connais un remède pour guérir la jalousie.

— Vraiment, madame !

— Oui, monsieur, et c’est de dire en tout temps la vérité à mon mari, de lui montrer mon âme et mes pensées aussi nues que la surface polie de cette glace ; de sorte que, quand il regardera dans mon cœur, il n’y voie que son image.

— Je n’ai plus qu’à me taire, madame ; et comme je n’ai aucun motif de m’intéresser à Tressilian, qui m’aurait percé le cœur, s’il avait pu, je me consolerai aisément de ce qui pourra lui arriver par suite de la franchise avec laquelle vous révélerez qu’il a osé pénétrer dans votre retraite. Vous qui connaissez milord mieux que moi, vous jugez s’il est homme à souffrir que cette insulte reste impunie.

— Ah ! si je pouvais penser que je fasse la cause de la perte de Tressilian, moi qui lui ai déjà fait tant de chagrin, je pourrais consentir à garder le silence. Mais à quoi cela servirait-il, puisqu’il a été vu par Foster et par une autre personne encore ?… Non, non, Varney, n’insistez pas davantage ; je dirai tout à milord, et en même temps je plaiderai de telle façon pour Tressilian, que je disposerai le cœur généreux de milord à le servir plutôt qu’à le punir.

— Votre jugement, madame, est de beaucoup supérieur au mien, mais vous pouvez, si vous voulez, sonder la glace avant de vous y aventurer ; par exemple, prononcez le nom de Tressilian devant milord, et observez l’effet qu’il produira sur lui. Quant à Foster et à son compagnon, ils ne connaissent Tressilian que de vue, et je puis leur fournir quelque excuse raisonnable pour justifier l’apparition d’un étranger inconnu dans cette maison. »

La comtesse se tut un instant ; puis elle répliqua : « S’il est vrai, Varney, que Foster ne sache pas que l’homme qu’il a vu est Tressilian, j’avoue que je ne voudrais pas qu’il apprît ce qui ne le regarde nullement. Il se conduit déjà avec assez de rigueur à mon égard, et je n’ai envie de le prendre ni pour juge ni pour conseiller.

— Sans doute, dit Varney : qu’a-t-il à voir dans vos affaires, cet insolent valet ? Pas plus, assurément, que le chien d’attache qui garde la cour. Pour peu qu’il déplaise à milady, j’ai assez de crédit pour le faire remplacer par un sénéchal qui lui soit plus agréable.

— Maître Varney, dit la comtesse, brisons là-dessus. Si j’ai à me plaindre des personnes que milord a placées près de moi, c’est à milord lui-même que je dois m’en plaindre… Écoutez : j’entends le pas d’un cheval… Le voilà ! le voilà ! » s’écria-t-elle en sautant de joie.

« Je ne puis croire que ce soit lui, dit Varney, ou que vous puissiez entendre le pas de son cheval à travers des fenêtres si bien fermées.

— Ne cherchez pas à me retenir, Varney ; mon oreille est plus fine que la vôtre… C’est lui !

— Mais, madame… ! mais, madame… » s’écria Varney avec anxiété et se plaçant sur son passage… « J’aime à croire que ce que je vous ai dit par devoir et pour vous rendre service ne tournera pas à ma perte. J’espère que mes fidèles avis ne deviendront pas une arme contre moi… Je vous conjure.

— Soyez tranquille… soyez tranquille, et lâchez le pan de ma robe… Vous êtes bien hardi de me retenir… Soyez tranquille, je ne pense plus à vous. »

En ce moment les battants de la porte s’ouvrirent, et un homme d’un port majestueux, enveloppé dans les plis d’un long manteau brun, entra dans l’appartement.




CHAPITRE VII.

LE COMTE ET LA COMTESSE.


C’est lui qui, arbitre des vents qui l’agitent, gouverne la cour ; il en règle le flux et le reflux, en connaît tous les écueils cachés et tous les perfides détours : c’est lui dont le regard abaisse, dont le sourire exalte. Il brille comme un arc-en-ciel… et peut-être son éclat sera-t-il aussi passager.
Ancienne Comédie.


La lutte que la comtesse avait eue à soutenir contre Varney avait répandu sur son front quelque teinte de déplaisir et de confusion ; mais ce nuage fit bientôt place à l’expression de la joie et de l’affection la plus pure, quand, se précipitant dans les bras du noble étranger qui entrait, et le pressant sur son sein, elle s’écria : « Enfin… enfin, te voilà ! »

Varney se retira discrètement quand son maître entra, et Jeannette en allait faire autant, quand sa maîtresse lui fit signe de rester. Elle prit sa place à l’extrémité la plus éloignée de la pièce, et s’y tint debout, toute prête à obéir au premier ordre.

Cependant le comte (car ce n’était pas moins qu’un comte) rendait à son épouse ses caresses avec toute l’ardeur de la passion ; mais il affecta de résister quand elle voulut lui retirer son manteau.

« Laissez, dit-elle, que je vous ôte votre manteau. Je veux voir si vous m’avez tenu parole, et si vous venez dans votre costume de grand comte, comme on vous appelle, et non comme vous l’avez fait jusqu’ici en simple cavalier.

— Tu es bien comme toutes les autres, Amy[32], » dit le comte en se laissant vaincre dans cette lutte enfantine ; « les joyaux, les plumes et la soie sont plus à leurs yeux que l’homme qui les porte… Plus d’une mauvaise épée fait de l’effet dans un fourreau de velours.

— Mais c’est ce qu’on ne peut dire de toi, mon noble comte, » dit son épouse lorsque son manteau tomba par terre et lui fit voir le comte dans le costume d’un prince en tournée : « tu es comme le bon acier, l’acier éprouvé, qui, par sa qualité, mérite, mais dédaigne les ornements extérieurs. Ne crois pas qu’Amy puisse t’aimer davantage sous cette brillante parure, qu’elle ne fit quand elle donna son cœur à l’homme en manteau brun qui se présenta à elle dans les bois de Devon.

— Et toi aussi, » dit le comte en conduisant, avec autant de grâce que de majesté, la belle comtesse vers le fauteuil d’apparat qui avait été disposé pour eux deux ; « et toi aussi, mon amour, tu as mis un costume, qui sied à ton rang, mais qui ne peut ajouter à ta beauté. Que penses-tu du goût de notre cour ? »

La comtesse, en passant devant la grande glace y jeta un regard furtif, et dit : « Je ne sais pourquoi, mais je ne pense plus à ma personne quand je regarde ton image dans cette glace. Assieds-toi là, » ajouta-t-elle quand elle fut près du fauteuil, « comme un être que les hommes doivent honorer et admirer.

— Oui, mon amour, mais à condition que tu partageras ma gloire.

— Non, dit la comtesse, je m’assiérai sur ce tabouret, à tes pieds, afin que je puisse contempler ta splendeur à mon aise, et apprendre pour la première fois comment se mettent les princes. »

Puis avec un étonnement enfantin, que sa jeunesse et la simplicité de son éducation rendaient non seulement excusable, mais même gracieux, étonnement auquel se mêlait une expression délicate de l’affection conjugale la plus tendre, elle se mit à examiner et à admirer des pieds à la tête le noble extérieur et le magnifique costume du personnage qui faisait le plus bel ornement de la cour de la reine vierge d’Angleterre, aussi renommée pour l’élégance de ses courtisans que pour la sagesse de ses conseillers. Le comte regardait avec affection son aimable épouse et jouissait de son admiration sans réserve ; son œil noir et ses nobles traits exprimaient des passions plus douces que la fierté et l’ambition, qui d’ordinaire siégeaient sur son front altier et éclataient dans son regard perçant, et il souriait de la naïveté d’expression avec laquelle elle lui faisait mille questions au sujet des différents ornements qui composaient sa parure.

« Cette courroie brodée, comme tu l’appelles, qui entoure mon genou, dit-il, c’est la Jarretière d’Angleterre, décoration que les rois sont fiers de porter. Voici l’étoile qui s’y rattache, et ici le diamant George, qui est le joyau de l’ordre. Vous avez entendu dire comment le roi Édouard et la comtesse de Salisbury…

— Oh ! je connais toute cette histoire, » dit la comtesse en rougissant légèrement, « et je sais comment la jarretière d’une dame est devenue l’emblème le plus glorieux de la chevalerie anglaise.

— Il l’est encore, dit le comte, et j’ai eu la bonne fortune de recevoir cet ordre honorable en même temps que trois de ses plus illustres membres, le duc de Norfolk, le marquis de Northampton et le comte de Rutland. J’étais le moins élevé en dignité… mais, qu’importe ?… Celui qui veut monter à une échelle doit commencer par le premier échelon.

— Mais cet autre beau collier si richement travaillé, au milieu duquel est suspendu un bijou qui ressemble à un mouton ? Que signifie cet emblème ?

— Ce collier, répondit-il, avec ses doubles fusées entremêlées de cailloux destinés à représenter des étincelles, et qui soutient le bijou dont vous parlez, est l’ordre illustre de la Toison-d’Or, qui appartenait autrefois à la maison de Bourgogne. De grands privilèges, Amy, sont attachés à cet ordre, car le roi d’Espagne lui-même, qui a succédé aux honneurs et aux domaines des ducs de Bourgogne, ne peut pas mettre en jugement un chevalier de la Toison-d’Or sans l’assistance et le consentement du grand chapitre de l’ordre.

— Et cet ordre appartient au cruel roi d’Espagne ? dit la comtesse. Hélas ! mon cher seigneur, il y a de quoi souiller votre noble cœur anglais en portant un pareil emblème. Reportez-vous au temps malheureux de la reine Marie, à cette époque où ce même Philippe régnait avec elle sur l’Angleterre ; rappelez-vous ces bûchers qui furent élevés pour nos plus nobles, nos plus sages prélats… Et vous, qu’on appelle le porte-étendard de la vraie foi protestante, vous vous enorgueillissez de porter les emblèmes d’un tyran papiste tel que le roi d’Espagne !

— Oh, mon amour ! répondit le comte, nous qui ouvrons nos voiles au vent des faveurs de la cour, nous ne pouvons pas toujours déployer les bannières que nous préférons, ni refuser de naviguer sous des couleurs que nous n’aimons pas. Croyez-moi, je n’en suis pas moins bon protestant pour avoir, par politique, accepté l’honneur que m’a fait l’Espagne de m’admettre dans son premier ordre de chevalerie. D’ailleurs il appartient réellement à la Flandre ; et Seymour, Orange et leurs adhérents sont fiers de le voir figurer sur la poitrine d’un Anglais.

— Milord, vous savez mieux que personne ce que vous avez à faire. Et cet autre collier, ce joyau si brillant, à quel pays appartient-il ?

— À un pays bien pauvre, mon amour ; c’est l’ordre de Saint-André, rétabli par le dernier des Jacques d’Écosse. Il me fut donné lorsqu’on crut que la jeune reine douairière de France et d’Écosse serait flattée d’épouser un baron anglais ; mais la couronne indépendante d’un baron anglais vaut bien une couronne royale dépendante du caprice d’une femme, surtout d’une femme qui ne possédait que les rocs et les marais stériles du nord.

La comtesse s’arrêta, comme si ce que venait de dire son époux eût éveillé en elle quelque pensée à la fois pénible et touchante ; et comme elle continuait à garder le silence, le comte poursuivit :

« Maintenant, ma bien-aimée, vos désirs sont satisfaits : vous avez vu votre vassal en costume aussi brillant que peut l’être un costume de voyage ; pour les robes d’apparat et les couronnes, elles ne se portent qu’au salon.

— Eh bien ! dit la comtesse, ce désir satisfait, suivant l’usage, en a fait naître un autre.

— Et que peux-tu me demander que je te puisse refuser ? » répondit son époux avec tendresse.

« Je désirais voir mon noble comte visiter cette obscure et mystérieuse retraite dans ce brillant costume de prince ; maintenant je voudrais me trouver dans un de ses salons, et le voir entrer vêtu du modeste manteau brun qu’il portait quand il gagna le cœur de la pauvre Amy Robsart.

— C’est un désir facile à satisfaire, dit le comte ; demain le modeste manteau brun reparaîtra devant vous si vous le voulez.

— Mais irai-je avec vous dans un de vos châteaux, pour voir comment la richesse de votre demeure s’accordera avec votre habillement de paysan ?

— Eh quoi ! Amy, » dit le comte en jetant les yeux autour de lui, « ces appartements ne sont-ils pas décorés avec assez de magnificence ? J’ai donné les ordres les plus illimités, et il me semble que j’ai été assez bien obéi… Mais si tu peux m’indiquer quelque chose qui reste encore à faire, je donnerai sur-le-champ des instructions à cet égard.

— Ah, milord ! vous vous moquez de moi ; la beauté de ces appartements surpasse tout ce que je pouvais m’imaginer, comme elle est au dessus de ce que je mérite ; mais votre femme, mon amour, ne sera-t-elle pas du moins un jour entourée d’un éclat qui ne proviendra ni du travail mécanique de l’artiste qui décore son appartement, ni des riches étoffes et des joyaux dont votre générosité veut bien la parer ? d’un éclat digne du rang qu’elle occupe parmi les dames anglaises, en sa qualité d’épouse avouée du noble comte de l’Angleterre ?

— Un jour… dit le comte ; oui, Amy, mon amour, cela arrivera certainement un jour ; et, sois-en persuadée, tu ne peux pas désirer ce jour plus ardemment que moi. Avec quel plaisir j’abandonnerais les affaires, les soucis et les fatigues de l’ambition, pour passer mes jours honorablement au sein de mes vastes domaines avec toi pour amie et pour compagne ! Mais, Amy, cela ne peut pas être ; et ces tendres mais furtives entrevues sont tout ce que je puis accorder à la femme la plus aimable et la plus aimée.

— Mais pourquoi cela ne peut-il pas être ? » ajouta la comtesse avec le ton de la plus douce persuasion ; « pourquoi ne peut-elle pas commencer dès à présent, cette union plus parfaite, cette union sans interruption que vous dites désirer et que commandent les lois divines et humaines ? Ah ! si vous le désiriez la moitié autant que vous le dites, puissant comme vous l’êtes, qui pourrait empêcher l’accomplissement de vos désirs ? »

Le front du comte s’obscurcit.

« Amy, vous parlez de choses que vous ne comprenez pas. Nous autres, qui usons notre vie dans les cours, nous ressemblons à ceux qui gravissent une montagne de sable ; nous n’osons pas faire halte avant qu’une saillie de rocher nous offre un point d’appui solide pour nous reposer : si nous nous arrêtons plus tôt, nous glissons entraînés par notre propre poids, et nous devenons l’objet d’une dérision universelle. Je suis arrivé très haut, mais je ne suis pas encore assez solidement assis pour suivre mon inclination. Déclarer mon mariage, ce serait préparer ma ruine. Mais, croyez-moi, je parviendrai à un point, et ce sera bientôt, où je pourrai vous rendre justice ainsi qu’à moi. En attendant n’empoisonnez pas notre bonheur actuel en souhaitant ce qui ne peut avoir lieu à présent. Apprenez-moi plutôt si tout ici se fait à votre gré. Comment Foster se comporte-t-il envers vous ? Il se montre toujours respectueux, j’espère ; autrement le drôle me le paierait cher.

— Il me rappelle quelquefois la nécessité de ma solitude, » répondit la comtesse en soupirant ; « mais c’est me rappeler vos désirs, et je suis plutôt disposée à lui en savoir gré qu’à l’en blâmer.

— Je vous ai informée de la triste nécessité qui pèse sur nous, répliqua le comte ; Foster, à ce que j’ai remarqué, est d’une humeur assez désagréable, mais Varney me répond de sa fidélité et de son dévouement. Si pourtant tu as à te plaindre en quoi que ce soit de la manière dont il remplit ses devoirs, il en sera puni.

— Oh ! je n’ai nullement à m’en plaindre, tant qu’il vous sert fidèlement ; et puis sa fille Jeannette est pour moi une compagne fort agréable dans ma solitude : son petit air précisien lui sied parfaitement.

— S’il en est ainsi, dit le comte, celle qui vous donne tant de satisfaction ne doit pas rester sans récompense. Approchez, jeune fille.

— Jeannette, dit la comtesse, venez près de milord. »

Jeannette qui, comme nous l’avons dit plus haut, s’était retirée par discrétion à quelque distance, afin que sa présence ne gênât pas son maître et sa maîtresse dans leur conversation, s’approcha, et quand elle fit sa révérence, le comte ne put s’empêcher de sourire du contraste que l’extrême simplicité de sa mise et sa gravité étudiée formaient avec sa jolie figure et ses deux yeux noirs singulièrement animés en dépit de ses efforts pour garder son sérieux.

« Je vous dois des remercîmenis, ma charmante demoiselle, pour la satisfaction que vos services procurent à milady. » À ces mots il ôta de son doigt une bague de quelque prix, et l’offrit à Jeannette Foster en ajoutant : « Portez cela pour l’amour d’elle et de moi.

— Je suis bien charmée, milord, » répondit Jeannette avec gravité, « que mes faibles services aient été agréables à milady dont personne ne peut approcher sans désirer de lui plaire ; mais nous qui appartenons à la pieuse congrégation de M. Holdforth, nous ne nous soucions pas, comme les élégantes filles du monde, de porter de l’or à nos doigts et des pierres précieuses à notre cou, de même que les femmes vaniteuses de Tyr et de Sidon.

— Oh, oh ! vous êtes un des graves docteurs de la confrérie des Précisiens, aimable Jeannette, et je crois que votre père est un des membres zélés de cette congrégation. Je ne vous en aime que mieux tous les deux, car je sais qu’on a prié et fait des vœux pour moi dans votre assemblée. Du reste, vous pouvez d’autant mieux vous parer d’ornements, mademoiselle, que vos doigts sont charmants et que votre cou est d’une blancheur éclatante. Mais voici ce que ni papiste, ni puritain, ni latitudinaire, ni précisien, n’ont jamais craint ni dédaigné d’accepter : prenez-le aussi, mon enfant, et employez-le comme il vous plaira. »

En disant ces mots il lui mit dans la main cinq larges pièces d’or à l’effigie de Philippe et de Marie.

« Je n’accepterais pas davantage cet or, dit Jeannette, si je n’espérais lui trouver un emploi qui attirât sur nous les bénédictions du ciel.

— Fais-en ce que tu voudras, charmante Jeannette, dit le comte, je le trouverai toujours bon Mais, je te prie, fais-nous servir promptement le souper.

— J’ai invité M. Varney et M. Foster à souper avec nous, milord, » dit la comtesse au moment où Jeannette sortait pour exécuter les ordres du comte ; « m’approuvez-vous ?

— J’approuverai toujours ce que vous faites, Amy, répondit son époux, et je suis d’autant plus charmé que vous leur ayez accordé cette faveur, que Richard Varney est un homme tout à moi, et qui est de moitié dans tous mes secrets conseils. Quant à Antony Foster, pour le présent, je suis forcé de lui donner ma confiance.

— J’ai une grâce à vous demander et un secret à vous apprendre, mon ami, » dit la comtesse d’un ton d’hésitation.

« Remettons cela à demain, mon amour, dit le comte. J’entends ouvrir la porte de la salle à manger ; et comme j’ai cheminé vite et long-temps, un verre de vin ne me sera pas désagréable. »

En parlant ainsi, il conduisit son aimable épouse dans les pièces voisines où Varney et Foster les reçurent en leur faisant les plus profondes révérences, le premier avec la grâce d’un homme de cour, le second à la manière de sa congrégation. Le comte répondit avec la politesse insouciante d’un homme dès long-temps habitué à de semblables hommages, tandis que la comtesse les leur rendit avec une politesse minutieuse qui montrait qu’elle n’y était pas aussi accoutumée.

Le repas qui réunit ces quatre personnages répondait à la magnificence de l’appartement où il était servi ; mais aucun domestique n’y figura. Jeannette seule était là, prête à satisfaire aux demandes des convives ; d’ailleurs la table était si bien pourvue de tout ce qu’on pouvait désirer, que toute son assistance était pour ainsi dire inutile. Le comte et son épouse occupaient le haut bout de la table, Varney et Foster étaient au dessous de la salière, selon la coutume des inférieurs. Ce dernier, intimidé peut-être par une société à laquelle il n’était nullement habitué, ne prononça pas une seule syllabe pendant tout le repas. Varney, au contraire, avec beaucoup de tact et de discernement, soutint la conversation tout juste autant qu’il fallait pour l’empêcher de languir sans avoir l’air de s’en emparer, et entretint au plus haut degré la gaité du comte. Cet homme possédait vraiment toutes les qualités nécessaires pour remplir le rôle qui lui avait été confié : à la discrétion et à la prudence il joignait un esprit singulièrement subtil et inventif. Aussi la comtesse elle-même, toute prévenue qu’elle était contre lui sous beaucoup de rapports, trouvait-elle un vif plaisir à sa conversation, et elle fut plus que jamais disposée à unir ses éloges à ceux que prodiguait le comte à son favori. L’heure du repos étant arrivée, le comte et son épouse se retirèrent dans leur appartement, et le plus profond silence régna dans le château pendant le reste de la nuit.

Le lendemain de bonne heure, Varney remplit auprès de son maître les fonctions de chambellan ainsi que d’écuyer, quoique cette dernière charge fût proprement la sienne dans cette splendide maison où les chevaliers et les gentilshommes de bonne naissance étaient aussi glorieux de remplir ces emplois inférieurs que si c’eût été dans celle du souverain. Les devoirs de ces deux charges étaient familiers à Varney qui, issu d’une famille ancienne, mais ruinée, avait été page du comte quand il était encore dans l’obscurité. Fidèle à son maître dans l’adversité, il avait su lui être non moins utile dans sa rapide et brillante fortune, de sorte que son crédit près du comte reposant sur ses services présents et passés, il était devenu pour lui un confident presque indispensable.

« Aide-moi à mettre un costume plus simple, Varney, » dit le comte en ôtant sa robe de chambre de soie à fleurs, doublée de zibeline, « et mets en lieu de sûreté ces chaînes et ces colliers, » ajoula-t-il en montrant les insignes de ses différents ordres qui étaient sur la table ; « hier soir leur poids me rompait presque le cou. Je suis tenté de ne plus m’en embarrasser. Ce sont des liens que les coquins ont inventés pour enchaîner les fous. Qu’en penses-tu, Varney ?

— Ma foi, mon bon maître, je pense que les chaînes d’or ne sont point comme les autres chaînes : plus elles sont pesantes, plus elles sont agréables.

— Cependant, Varney, je suis presque résolu à briser le lien par lequel elles m’attachent à la cour. Quel poste plus élevé, quelle plus haute faveur peut-il en résulter pour moi que le rang et la fortune où je suis parvenu ?… Qu’est-ce qui a conduit mon père à l’échafaud, si ce n’est son ambition qu’il n’a pas su contenir dans les limites de la raison et de l’équité ? Moi-même, je le sais, j’ai couru aussi des risques ; j’ai été parfois sur le bord de l’abîme : oui, je suis presque résolu à ne plus braver la mer et à m’asseoir tranquillement sur le rivage.

— Pour y ramasser des coquillages avec l’aide de don Cupidon ? dit Varney.

— Que veux-tu dire, Varney ? » reprit le comte avec quelque vivacité.

« Ne m’en voulez pas, milord. Si Votre Seigneurie trouve un tel bonheur dans la société d’une épouse aussi aimable, que, pour en jouir avec plus de liberté, elle veuille renoncer à tout ce qui a composé jusqu’à présent son existence, quelques-uns de ses pauvres serviteurs pourront en souffrir ; mais votre bonté m’a comblé de tant de bienfaits que j’en aurai toujours assez pour me maintenir, tout pauvre gentilhomme que je suis, dans une position digne des hautes fonctions que j’ai remplies dans la maison de Votre Seigneurie.

— Cependant tu parais mécontent de ce que je parle de renoncer à un jeu qui peut finir par notre ruine à tous deux.

— Moi, milord ? assurément je n’ai point de sujet de craindre la retraite de Votre Seigneurie… Ce ne sera pas Richard Varney qui encourra la disgrâce de la reine et les railleries de la cour, quand le plus bel édifice qui ait jamais été fondé sur la faveur d’un prince s’évanouira comme une gelée blanche devant le soleil. J’aurais désiré seulement que vous vous fussiez bien assuré de vous-même avant de faire une démarche sur laquelle il n’y a plus à revenir, et que dans cette vue vous eussiez consulté votre honneur et votre réputation.

— Continue, Varney, continue, dit le comte ; je t’ai déjà dit que je n’avais rien décidé ; d’ailleurs, j’ai le projet de peser le pour et le contre.

— Eh bien ! milord, reprit Varney, supposons la démarche faite, la colère royale apaisée, les railleries épuisées, et les larmes essuyées : vous êtes retiré dans un de vos châteaux, assez loin de la cour pour n’entendre ni les plaintes de vos amis, ni la joie de vos ennemis. Nous supposerons aussi que votre heureux rival se sera contenté, ce qui est fort douteux, d’émonder et d’ébranler le grand arbre qui si long-temps lui a intercepté le soleil, et qu’il ne poussera pas les choses jusqu’à vouloir le déraciner tout-à-fait. Eh bien ! le favori de la reine, celui qui portait son bâton de commandement, qui dirigeait ses parlements, n’est plus qu’un baron de province, chassant, ou tirant au faucon, buvant seul avec les gentilshommes du pays, et passant ses vassaux en revue sur l’ordre du haut shérif…

— Varney, c’en est trop ! dit le comte.

— Non, milord, laissez-moi achever le tableau. — Sussex gouverne l’Angleterre ; la santé de la reine s’affaiblit ; un chemin s’ouvre à l’ambition, plus brillant qu’elle n’a jamais pu le rêver… Vous apprenez tout cela au moment où vous êtes assis au coin de votre feu à côté de quelque rustre. Vous commencez alors à songer aux espérances que vous avez abandonnées et à la nullité à laquelle vous vous êtes condamné… et tout cela afin de vous mirer dans les yeux de votre charmante épouse plus d’une fois par quinzaine.

— Varney, c’en est assez. Je n’ai pas dit que cette démarche, à laquelle me pousse le désir d’assurer mon bien-être et ma tranquillité, dût être faite avec précipitation et sans nulle considération du bien public. Je te prends à témoin, Varney, que si je fais le sacrifice de mon goût pour la retraite, ce n’est point par des motifs d’ambition, mais afin de rester à un poste où je pourrai servir mieux que tout autre mon pays quand il en sera besoin. Maintenant demande nos chevaux. Je prendrai, comme autrefois, le manteau de livrée, et je porterai la valise en croupe… Tu seras le maître aujourd’hui, Varney ; ne néglige rien pour écarter les soupçons. Il faut que nous soyons à cheval avant que personne soit levé. Je ne veux que prendre congé de milady, puis je suis prêt. J’impose à mon pauvre cœur une cruelle contrainte, et j’en afflige un autre qui m’est encore plus cher, mais le patriote doit passer avant l’époux. »

Après avoir prononcé ces mots d’un ton mélancolique, mais ferme, il quitta l’appartement.

« Je suis charmé que tu sois parti, pensa Varney ; car, quelque habitué que je sois aux folies des hommes, je n’aurais pu m’empêcher de te rire au nez. Tu peux te lasser, si tu veux, de ton nouveau joujou, de cette jolie fille d’Ève, je ne m’y opposerai pas ; mais ton vieux hochet d’ambition, tu ne t’en déferas pas aussi aisément ; car en gravissant la montagne, milord, il faut que vous traîniez avec vous Varney, et s’il peut vous faire atteindre plus vite le but de ses espérances, il ne ménagera ni le fouet ni l’éperon… Quant à vous, ma jolie dame, qui voudriez être comtesse tout de bon, vous ferez bien de ne pas traverser mes projets, ou bien vous pourriez faire d’un vieux compte un nouveau… « Tu seras le maître, » a-t-il dit. Par ma foi ! il pourra se faire qu’il ait dit plus vrai qu’il ne pensait. Voilà comment celui qui, dans l’opinion de tant d’hommes sensés, peut marcher de front avec Burleigh et Walsingham pour la politique, et avec Sussex pour les talents militaires, devient le pupille d’un de ses serviteurs ; le tout pour une prunelle noire, pour un minois coloré de rouge et de blanc ; et il n’en faut pas davantage pour supplanter son ambition ! Et cependant, si les charmes d’une mortelle peuvent excuser l’égarement d’un personnage politique, milord avait cette excuse à sa droite dans la délicieuse soirée qui vient de s’écouler pour nous. Quoi qu’il en soit, laissons les choses aller leur train, il me rendra puissant, ou je saurai me rendre heureux moi-même ; et quant à ce joli échantillon de la création, si elle ne parle pas de son entrevue avec Tressilian, comme je pense bien qu’elle n’osera le faire, il faudra qu’il y ait échange de discrétion et de services mutuels entre nous, malgré ses dédains… Il faut que j’aille à l’écurie… Fort bien, milord, je vais commander nos chevaux ; mais le temps viendra, peut-être bientôt, où mon écuyer commandera les miens. »

À ces mots, il quitte l’appartement.

Pendant ce temps-là le comte était rentré dans la chambre à coucher pour prendre à la hâte congé de son aimable comtesse ; car il osait à peine s’exposer à une entrevue avec elle, tant il craignait qu’elle ne lui réitérât des demandes auxquelles il lui était difficile de résister, quoique sa dernière conversation avec son écuyer l’eût bien déterminé à ne pas y souscrire.

Il la trouva enveloppée dans une simarre de soie blanche doublée de fourrures ; ses petits pieds, nus encore, avaient chaussé à la hâte une paire de pantoufles ; sa chevelure en désordre s’échappait de sa coiffe de nuit ; en un mot, son unique parure était sa beauté, qui semblait plutôt rehaussée que diminuée par le chagrin qu’elle ressentait de l’approche de la séparation.

« Adieu, ma bien-aimée, adieu, la plus aimable des femmes, » dit le comte en s’arrachant avec peine de ses embrassements, puis retournant encore pour la presser dans ses bras, en revenant une autre fois pour lui donner un dernier baiser et lui dire un nouvel adieu… « Le soleil va paraître sur l’horizon… Je n’ose m’arrêter davantage… Déjà je devrais être à dix milles d’ici. »

Telles furent les paroles qu’il prononça pour couper court à cette pénible entrevue.

« Vous ne voulez donc pas m’accorder ce que je vous demande ? dit la comtesse. Ah ! chevalier déloyal ! jamais dame, les pieds nus dans ses pantoufles, a-t-elle demandé à un brave chevalier quelque faveur que celui-ci lui ait refusée ?

— Demande-moi, Amy, tout ce que tu voudras, je te l’accorderai, répondit le comte ; j’en excepte pourtant, ajouta-t-il, ce qui peut nous perdre tous les deux.

— Eh bien ! dit la comtesse, je ne demande plus d’être reconnue sous un titre qui me rendrait l’envie de toute l’Angleterre… d’être reconnue comme l’épouse du plus brave, du plus noble, du premier et du plus tendrement aimé des seigneurs anglais… Permettez-moi seulement de faire part du secret à mon père chéri ; permettez que je mette un terme à ses alarmes sur mon compte… On dit qu’il est malade, cet excellent vieillard.

— On dit ? » reprit le comte avec vivacité ; « qui dit cela ? Varney n’a-t-il pas fait part à sir Hugh de tout ce que nous pouvons lui dire en ce moment au sujet de votre bonheur et de votre bien-être ? et ne vous a-t-il pas dit que le bon vieux chevalier continuait à se livrer avec la joie d’un homme bien portant à son exercice favori ? Qui a osé vous mettre d’autres idées dans la tête ?

— Oh ! personne, milord, personne. » dit la comtesse un peu alarmée du ton dont cette question fut faite ; « mais cependant, milord, je voudrais m’assurer par mes propres yeux de la santé de mon père.

— Cela est impossible, Amy ; tu ne peux à présent avoir de communication ni avec ton père, ni avec personne de sa maison. Quand même il ne serait pas d’une sage politique de ne pas confier le secret à plus de personnes qu’il n’est nécessaire, nous aurions un motif suffisant de le cacher en cette circonstance. Cet homme de Cornouailles, ce Trevanion, ou Tressilian, quel que soit son nom, fréquente la maison du vieux chevalier, et doit nécessairement être au fait de tout ce qu’on y dit.

— Milord, répondit la comtesse, je ne le crois pas. Mon père a toujours été cité comme un galant homme ; quant à Tressilian, si nous pouvons nous pardonner le mal que nous lui avons fait, je jurerais, par le titre que je dois partager un jour avec vous, qu’il est incapable de rendre le mal pour le mal.

— Je ne m’y fierais pourtant point, Amy, dit le comte ; non, je ne m’y fierais point… j’aimerais mieux mettre le diable dans notre secret que ce Tressilian.

— Et pourquoi, milord ? » dit la comtesse, quoiqu’un peu effrayée du ton de résolution dont il parlait ; « apprenez-moi pourquoi vous pensez tant de mal de Tressilian.

— Madame, répliqua le comte, ma volonté doit être un motif suffisant. Si vous voulez en savoir davantage, considérez que ce Tressilian est ligué contre moi, et avec qui… Il jouit du plus grand crédit près de ce Radcliffe, de ce Sussex, contre lequel j’ai sans cesse à lutter pour me maintenir dans l’esprit de notre soupçonneuse maîtresse, et s’il avait sur moi un tel avantage que celui d’être instruit de notre mariage avant qu’Élisabeth y fût convenablement préparée, je serais exclu de ses bonnes grâces pour toujours… ma faveur et ma fortune seraient probablement perdues : car elle a dans son caractère une touche de celui de son père Henri… et je serais victime, oui victime de son amour-propre offensé et de ses jaloux ressentiments.

— Mais pourquoi, milord, » répéta encore son épouse, « pourquoi avez-vous aussi mauvaise opinion d’un homme que vous connaissez si peu ? Tout ce que vous savez de Tressilian, c’est de moi que vous l’avez appris, et c’est moi qui vous garantis qu’en aucun cas il ne trahira votre secret. Si je lui ai fait tort pour l’amour de vous, je ne suis maintenant que plus intéressée à ce que vous lui rendiez justice. Vous êtes blessé de ce que je parle de lui ; que diriez-vous si je l’avais vu tout récemment ?

— Si vous l’aviez vu, vous feriez bien de tenir cette entrevue aussi secrète que ce qui se dit dans un confessionnal. Je ne veux la ruine de personne ; mais celui qui voudrait s’immiscer dans mes secrets ferait bien de se tenir sur ses gardes. L’ours ne souffre pas qu’on le traverse dans sa course terrible.

— Terrible en effet ! » dit la comtesse en palissant.

« Vous n’êtes pas à l’aise, mon amour, » dit le comte en la soutenant dans ses bras ; « remettez-vous au lit, vous l’avez quitté de trop bonne heure. Avez-vous quelque autre chose à me demander qui ne compromette ni ma réputation, ni ma fortune, ni ma vie ?

— Rien, milord, rien, mon amour, » répondit la comtesse d’une voix faible ; « j’avais quelque chose à vous dire, mais votre emportement me l’a fait oublier.

— Réserve cela pour notre prochaine entrevue, » dit le comte avec tendresse en l’embrassant de nouveau ; « et à l’exception de ces demandes que je ne puis et n’ose t’accorder, il faudra que tes désirs surpassent tout ce que peut produire l’Angleterre et ses dépendances, pour qu’ils ne soient pas accomplis à la lettre. »

En disant ces mots, il lui fit ses adieux définitifs. Au bas de l’escalier il prit des mains de Varney un ample manteau de livrée et un chapeau à larges bords, dont il se couvrit pour se déguiser et cacher entièrement sa figure. Des chevaux pour lui et Varney l’attendaient dans la cour. Quant aux deux ou trois personnes de sa suite, qui connaissaient le secret tout juste assez pour savoir ou soupçonner que le comte avait dans cette maison un rendez-vous avec une belle dame dont ils ignoraient le nom, on les avait fait partir pendant la nuit.

Foster lui-même tenait la bride du coursier peu élégant mais vigoureux, et excellent pour la route, qui devait emmener le comte, tandis que son vieux domestique gardait le cheval plus fin et plus richement harnaché que Richard Varney devait monter en sa qualité de maître.

Comme le comte approchait, Varney s’avança pour présenter la bride à son maître et pour empêcher Foster de remplir cette fonction, qu’il considérait probablement comme un des privilèges de sa charge. Foster parut mécontent de ce qu’on s’interposait ainsi entre son maître et lui, comme pour l’empêcher de lui faire sa cour ; pourtant il céda la place à Varney. Le comte monta à cheval sans dire mot, et, oubliant que son rôle de domestique lui commandait de rester en arrière de son maître supposé, il sortit de la cour d’un air préoccupé, non sans répondre de la main aux signes que la comtesse lui faisait avec son mouchoir d’une des fenêtres de son appartement.

Tandis que ses formes majestueuses s’évanouissaient sous la sombre voûte qui conduisait hors de la cour, Varney dit entre ses dents :

« Voilà une belle politique… le domestique devant le maître ! » Et quand le comte eut disparu, il saisit ce moment pour dire un mot à Foster. « Tu me regardes avec humeur, Antony, comme si je t’avais privé du sourire d’adieu de milord, mais je l’ai engagé à te laisser une meilleure récompense de tes fidèles services. Regarde : cette bourse est remplie de pièces d’or aussi belles qu’en firent jamais sonner le pouce et l’index d’un avare. Oui, compte-les, mon garçon, » dit-il au moment où Foster prenait la bourse avec un sourire forcé, « et ajoute-les à l’aimable souvenir qu’il a donné hier soir à Jeannette.

— Comment cela ! comment cela ! dit Poster, il a donné de l’or à Jeannette ?

— Et pourquoi pas ? les services qu’elle rend à sa belle maîtresse ne méritent-ils pas une récompense ?

— Elle ne le gardera pas, dit Foster, elle me le remettra. Je sais que l’impression que fait sur lui un joli visage est aussi courte qu’elle est profonde ; ses affections sont aussi changeantes que la lune.

— Tu es fou, Foster : ne vas-tu pas te croire assez heureux pour que milord ait jeté les yeux sur Jeannette ? Qui donc voudrait écouter l’alouette quand le rossignol chante ?

— Alouette et rossignol sont tous bons pour l’oiseleur ; et vous, monsieur Varney, vous savez parfaitement faire jouer l’appeau pour attirer les cailles dans les filets. Je ne veux pas pour Jeannette de ces diaboliques attentions avec lesquelles vous avez séduit tant de pauvres fillettes… Vous riez ! Oui, je veux préserver au moins un membre de ma famille des griffes de Satan, vous pouvez y compter… Elle rendra l’or.

— Ou elle te le donnera à garder, ce qui sera la même chose, répondit Varney ; mais j’ai à t’entretenir de quelque chose qui est plus sérieux… Notre maître retourne à la cour de mauvaise humeur contre nous.

— Que voulez-vous dire ? Est-il déjà las de son charmant joujou ?… Il l’a acheté la rançon d’un monarque ; je parie qu’il se repent de son marché.

— Point du tout ; il en raffole et veut quitter la cour pour elle. Alors, adieu nos espérances, nos possessions et notre tranquillité ; les terres de l’Église nous sont reprises, et ce sera un grand bonheur si les détenteurs de ces biens ne sont pas appelés à en rendre compte.

— Ce serait notre ruine, » dit Foster le front troublé par la crainte, « et tout cela pour une femme ! Si c’eût été pour le bien de son âme, il n’y aurait rien à dire, et moi-même je désire quelquefois me retirer du monde où je suis comme cloué, et vivre comme un des plus pauvres de notre église.

— C’est ce qui pourra bien arriver, Tony, répondit Varney ; mais je crois que le diable te tiendra peu de compte de ta pauvreté forcée, et que de cette manière tu y perdras toujours. Mais suis mes conseils, et Cumnor-Place te restera… Garde le silence sur la visite de ce Tressilian… n’en souffle mot jusqu’à ce que je te le dise.

— Et pourquoi, je vous prie ? » dit Foster d’un ton de défiance.

« Sot que tu es ! Dans la disposition d’esprit où se trouve milord, ce serait le moyen le plus sûr de le confirmer dans ses projets de retraite que de lui apprendre qu’en son absence un pareil spectre est venu visiter sa femme. Alors il voudrait faire comme ce dragon qui veillait lui-même sur ses pommes d’or ; et toi, Tony, ton rôle serait fini. Un mot suffit au sage… Adieu.. Il faut que je le suive. »

Il fit faire volte-face à son cheval, lui donna de l’éperon, et franchit la voûte pour rejoindre son maître.

« Puisse ton rôle finir aussi, puisses-tu te rompre le cou, maudit complaisant ! dit Antony Foster. Mais je suivrai son avis, car nos intérêts sont les mêmes, et il dispose comme il veut de cet orgueilleux comte. Jeannette pourtant me remettra ses pièces d’or… elles seront employées d’une manière ou d’autre pour le service de Dieu, et je les mettrai à part dans mon coffre-fort jusqu’à ce que je trouve à en faire un usage convenable. Il ne faut pas qu’aucune vapeur contagieuse empoisonne Jeannette… elle restera pure comme une émanation divine, ne fût-ce que pour prier Dieu pour son père… J’ai besoin de ses prières, car je suis dans une passe difficile… D’étranges rapports ont été faits sur mon genre de vie. La congrégation me regarde avec froideur, et quand M. Holdforth a comparé les hypocrites à un sépulcre blanchi, dont l’intérieur est rempli d’ossements humains, il m’a semblé qu’il me regardait. La religion romaine était commode ; Lambourne disait vrai. Un homme n’avait qu’à travailler à sa fortune par tous les moyens qui s’offraient à lui… dire son rosaire, entendre la messe, et se faire absoudre. Ces puritains suivent une route plus difficile et plus dure ; mais j’essaierai… Je vais lire ma bible pendant une heure avant de retourner faire visite à mon coffre de fer. »

Cependant Varney galopait après son maître, qu’il trouva l’attendant à la petite porte du parc.

« Vous perdez du temps, Varney, dit le comte, et le temps passe. Il faut que je sois à Woodstock pour pouvoir quitter avec sûreté mon déguisement ; jusque-là je cours des dangers.

— C’est l’affaire de deux heures ; vous y serez, milord, si vous allez un peu vite, dit Varney : quant à moi, je me suis arrêté pour recommander de nouveau à ce Foster la vigilance et la discrétion, et pour m’informer de la demeure de la personne que je voudrais faire entrer au service de Votre Seigneurie à la place de Trevors.

— Et penses-tu qu’elle soit propre au service de l’antichambre ?

— Elle promet beaucoup, milord, répondit Varney ; mais si Votre Seigneurie voulait continuer sa route, je retournerais à Cumnor, et je l’amènerais à Woodstock avant que vous eussiez quitté le lit.

— Tu sais que je suis censé y dormir d’un profond sommeil en ce moment ; ainsi donc, je te prie, n’épargne pas ton cheval, pour que tu puisses te trouver à mon lever. »

À ces mots, piquant des deux, il continua sa course, tandis que Varney retourna à Cumnor par la grande route, évitant de passer devant le parc. Il descendit à la porte de l’Ours-Noir, et demanda à parler à M. Michel Lambourne. Ce respectable personnage ne tarda pas à paraître devant son nouveau patron ; mais ce fut avec un visage confus.

« Tu as perdu la piste de ton camarade Tressilian, dit Varney ; je le vois à ton air penaud. Est-ce là ton activité, impudent coquin ?

— Morbleu ! dit Lambourne, jamais renard ne fut aussi habilement chassé. Je l’ai vu se terrer ici chez mon oncle. Je me suis attaché à lui comme la cire… je l’ai vu à souper… je l’ai suivi jusqu’à sa chambre, et, presto, il est parti ce matin sans que le garçon d’écurie sache seulement par où…

— Vous m’avez bien l’air de vouloir me tromper, monsieur le drôle ; mais si j’en acquiers la preuve, par mon âme, vous vous en repentirez.

— Monsieur, répliqua Lambourne, le meilleur chien de chasse peut quelquefois se trouver en défaut ; de quoi m’aurait-il servi de laisser échapper notre homme ? Demandez à mon hôte Giles Gosling ; demandez au sommelier et au garçon d’écurie ; demandez à Cécile, à toute la maison si je n’ai pas eu toujours l’œil sur Tressilian tant qu’il a été sur pied. Sur mon âme, je ne pouvais songer à le veiller comme une garde-malade après l’avoir vu se mettre au lit dans sa chambre. Vous en conviendrez sans doute. »

Varney prit en effet des informations dans la maison, qui confirmèrent la vérité de ce qu’avait avancé Lambourne. Tressilian, au dire de tout le monde, était parti au petit jour sans que personne s’y attendît.

— Mais il n’a fait de tort à personne, dit mon hôte, il a laissé sur la table de sa chambre de quoi payer complètement son écot, et même quelque chose de plus pour le domestique, ce qui était d’autant moins nécessaire qu’il a sellé, à ce qu’il paraît, son cheval lui-même sans réclamer l’assistance du garçon d’écurie. »

Convaincu par ces dépositions de la sincérité de la conduite de Lambourne, Varney commença à lui parler de ses projets pour l’avenir et de la manière dont il comptait l’employer, ajoutant que Foster lui avait dit que lui, Lambourne, ne serait pas fâché d’entrer au service d’un grand seigneur.

« Avez-vous jamais été à la cour ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit Lambourne ; mais depuis l’âge de dix ans, j’ai constamment rêvé une fois par semaine que j’y étais et que j’y faisais fortune.

— Ce sera de votre faute si votre rêve ne se réalise pas. Avez-vous besoin d’argent ?

— Dame ! répondit Lambourne, j’aime le plaisir.

— C’est une réponse suffisante, et une réponse franche, dit Varney. Savez-vous quelles sont les qualités nécessaires pour servir un courtisan qui songe à s’élever ?

— Je me suis toujours imaginé, monsieur, qu’il fallait avoir l’œil fin, la bouche close, une main prompte et hardie, l’esprit subtil et une conscience endurcie.

— Et la tienne, je suppose, est depuis long-temps endurcie ?

— Je ne me souviens pas qu’elle ait été jamais bien tendre, répondit Lambourne. Quand j’étais jeune, j’ai eu quelques scrupules, mais j’en ai perdu une partie à la guerre, l’autre je l’ai noyée dans les vagues de l’Atlantique.

— Tu as donc servi dans les Indes ?

— Dans les Indes orientales et occidentales, répondit notre candidat, sur mer et sur terre. J’ai servi le Portugal et l’Espagne, la Hollande et la France, et j’ai fait la guerre pour mon propre compte avec une bande de braves garçons qui soutenaient qu’au delà de la ligne on ne savait pas ce que c’était que la paix.

— Tu peux être utile à milord et à moi, ainsi qu’à toi-même, » dit Varney après un moment de silence ; « mais fais attention que je connais le monde, et réponds-moi franchement : peux-tu être fidèle ?

— Si vous ne connaissiez pas le monde, ce serait mon devoir de dire oui sans plus, et de le jurer sur ma vie, sur mon honneur, etc. Mais comme Votre Honneur paraît préférer la vérité dite tout bonnement, aux déguisements de la politique, je vous réponds que je puis être fidèle jusqu’au pied de la potence ; oui, même jusqu’à la corde, si je suis bien traité, bien payé… mais non autrement.

— À tes autres qualités tu joins sans doute, » dit Varney d’un air railleur, « le talent de paraître grave et religieux quand les circonstances le demandent ?

— Il ne me coûterait rien de vous répondre oui ; mais pour vous parler franchement, je dois dire non. Si vous avez besoin d’un hypocrite, vous pouvez prendre Antony Foster, qui depuis son enfance est obsédé par une espèce de fantôme appelé religion, quoique au fait cette feinte piété finisse toujours par devenir d’un grand profit. Mais je n’ai pas ce talent-là.

— Hé bien ! reprit Varney, si tu n’as pas d’hypocrisie, as-tu un cheval ici à l’écurie ?

— Oui, monsieur, répondit Lambourne, et un cheval qui franchira les haies et les fossés comme les meilleurs chevaux de chasse de milord. Lorsque je fis une petite faute à Shorter’s-Hill, et que j’arrêtai un ancien nourrisseur dont les poches étaient mieux garnies que le cerveau, mon cher petit alezan me tira d’affaire, en dépit du tapage et des cris.

— Selle-le donc sur-le-champ et suis-moi. Laisse tes habits et ton bagage à la garde de ton hôte, et je te conduirai dans une maison où, si tu n’améliores pas ta condition, ce ne sera pas la faute de la fortune.

— De tout mon cœur, dit Lambourne, je suis à cheval dans un instant. Allons, coquin de garçon d’écurie, selle mon cheval sans perdre de temps, si tu fais le moindre cas de la vie. Jolie Cécile ! prenez la moitié de cette bourse pour vous consoler de mon départ précipité.

— Corbleu ! dit le père, Cécile n’a que faire de tes cadeaux… Pars, Michel, récolte de la grâce, si tu peux, quoique, je le pense bien, tu ne vas pas dans un pays où elle pousse.

— Mon hôte, dit Varney, faites-moi donc voir cette Cécile dont j’ai tant ouï vanter la beauté.

— C’est une beauté un peu brûlée du soleil, dit mon hôte, admirable pour résister à la pluie et au vent, mais peu faite pour plaire à des galants aussi difficiles que vous. Elle garde la chambre et ne peut supporter la vue éblouissante des courtisans.

— Fort bien, que la paix soit avec elle ! mon cher hôte : nos chevaux s’impatientent, nous vous souhaitons le bonjour.

— Mon neveu s’en va donc avec vous, monsieur ?

— Oui, c’est son intention, répondit Varney.

— Vous avez raison, complètement raison, mon neveu, reprit mon hôte ; je vous le répète, vous avez raison. Tu as un joli cheval, à présent prends garde que le licou ne te joue un mauvais tour ; ou si tu viens à recevoir ton immortalité de la corde, ce qui est assez vraisemblable d’après ton intention de suivre ce gentleman, je t’engage à te faire pendre le plus loin que tu pourras de Cumnor ; là-dessus, bon voyage. »

Sans plus tarder, l’écuyer du comte et sa nouvelle recrue montèrent à cheval, laissant l’hôte continuer à son aise ses sinistres adieux, et ils s’éloignèrent avec tant de rapidité que leur conversation demeura suspendue jusqu’à ce qu’une côte qu’ils eurent à monter leur permît de la reprendre.

« Ainsi donc, dit Varney, tu es content d’entrer au service d’un personnage de la cour ?

— Oui, mon digne monsieur, si mes conditions vous conviennent autant que me plaisent les vôtres.

— Et quelles sont vos conditions ?

— Si je dois avoir les yeux ouverts sur les intérêts de mon maître, il faut qu’il ferme les siens sur mes défauts.

— Oui, pourvu qu’ils ne soient pas trop visibles.

— Adopté. Ensuite, si j’abats du gibier, il faut que j’aie les os à ronger.

— Rien de plus juste, pourvu que vos supérieurs soient servis avant vous.

— Fort bien ! Il ne me reste plus qu’une chose à régler, c’est que si j’ai quelque démêlé avec la justice, mon patron devra me tirer d’affaire : ceci est un point capital.

— C’est encore fort juste, si ces démêlés ont eu pour cause le service de ton maître.

— Pour les gages, etc., dit Lambourne, je n’en parle pas ; c’est sur mes profits secrets que je compte vivre.

— Ne crains rien, tu auras de beaux habits et assez d’argent pour te divertir avec les plus cossus de ta classe ; car tu entres dans une maison où l’on a, comme on dit, de l’or par-dessus les yeux.

— Cela me convient parfaitement. Il ne reste plus qu’à me dire le nom de mon maître.

— Mon nom est Richard Varney.

— Mais le nom du noble lord au service duquel vous allez me faire entrer ?

— Comment, coquin, te crois-tu trop grand seigneur pour m’appeler ton maître ? Je te permets d’être insolent avec les autres ; mais ne t’avise jamais de l’être avec moi.

— Je vous demande pardon ; mais vous m’avez paru familier avec Foster, et comme je suis avec lui sur le pied de la familiarité…

— Tu es un rusé coquin, à ce que je vois. Écoute-moi. Je dois, il est vrai, te faire entrer dans la maison d’un grand seigneur, mais ce sera principalement moi que tu serviras, et ce sera de moi que tu dépendras… Je suis son écuyer… Tu sauras bientôt son nom… c’est un personnage qui mène le conseil et qui gouverne l’État.

— Diable ! ce doit être un excellent talisman pour découvrir des trésors cachés.

— Oui, pour qui en userait avec discrétion ; mais remarque bien : si tu voulais t’en servir toi-même, tu pourrais faire surgir un démon qui te réduirait en poussière.

— Suffit ; je m’en tiendrai à mon rôle… »

Les deux voyageurs reprirent alors la course rapide que leur conversation avait interrompue, et arrivèrent bientôt au parc royal de Woodstock. Cet ancien domaine de la couronne était bien différent de ce qu’il avait été quand il était la résidence de la belle Rosamonde et le château des amours secrètes et illicites de Henri II, et bien plus différent encore de ce qu’il est aujourd’hui. Blenheim-House rappelle les victoires de Marlborough, non moins que le génie de Vanburgh, si décrié de son temps par des hommes d’un mérite bien inférieur au sien. C’était, sous le règne d’Élisabeth, un vieux château en mauvais état, et qui depuis long-temps n’était plus honoré de la présence du souverain, au grand détriment du village voisin. Les habitants cependant avaient adressé plusieurs pétitions à la reine pour la supplier de les favoriser quelquefois de la visite de leur souveraine ; et c’était le motif apparent de la visite qu’avait faite à Woodstock le noble seigneur que nous avons déjà fait paraître devant nos lecteurs.

Varney et Lambourne entrèrent au galop, sans nulle cérémonie, dans la cour du vieux château, qui présentait ce matin-là un air animé qu’il n’avait pas offert depuis deux règnes. Les officiers de la maison du comte, ses domestiques en livrée et ses gardes, allaient et venaient avec toute la bruyante insolence des gens de leur profession. On entendait les hennissements des chevaux et les aboiements des chiens ; car milord, en venant inspecter le château, s’était naturellement muni de tout ce dont il avait besoin pour chasser dans un parc qui passait pour avoir été le premier, de toute l’Angleterre, qu’on eût enclos de murs, et qui était pourvu de bêtes fauves dont le repos n’avait pas été troublé depuis longtemps. Un grand nombre d’habitants du village, espérant un heureux résultat de cette visite extraordinaire, rôdaient autour de la cour et attendaient la sortie du haut et puissant seigneur. Leur attention fut excitée par l’arrivée précipitée de Varney : — C’est l’écuyer du comte, — se dirent-ils entre eux, tandis qu’ils cherchaient à mériter ses bonnes grâces par leur empressement à ôter leur bonnet et en s’avançant pour tenir la bride et l’étrier au favori de Sa Seigneurie ainsi qu’à son compagnon.

« Éloignez-vous un peu, messieurs, dit Varney avec hauteur, et laissez les domestiques remplir leurs fonctions. »

Les paysans mortifiés se retirèrent aussitôt, tandis que Lambourne, attentif à imiter les airs de son supérieur, éloignait plus durement encore ceux qui lui offraient leurs services. « Retire-toi, paysan, va-t’en au diable, et laisse ces coquins de valets faire leur devoir.

Tandis qu’ils donnaient leurs chevaux aux domestiques et qu’ils s’avançaient vers le château avec un air de supériorité qu’une longue habitude et la conscience de sa noblesse rendaient naturel à Varney, et que Lambourne cherchait à imiter de son mieux, les pauvres habitants de Woodstock se disaient tout bas les uns aux autres : « Que Dieu nous délivre de ces insolents valets ! Si le maître leur ressemble, le diable peut les emporter tous, et il n’aura que ce qui lui est dû.

— Silence, mes bons voisins ! dit le bailli, retenez votre langue entre vos dents… nous en saurons davantage tout à l’heure… Mais jamais lord ne sera aussi bien accueilli à Woodstock que le fut le vieux roi Henri, tout fier qu’il était ; si de sa royale main il administrait quelques coups de fouet à un homme, il lui jetait ensuite à la face une poignée de pièces d’argent à son effigie, pour servir de baume au mal qu’il lui avait fait.

— Que la paix soit avec lui ! dit l’auditoire ; il se passera du temps avant que la reine Élisabeth nous donne des coups de fouet.

— C’est ce dont il ne faut pas juger, reprit le bailli. Patience, mes bons voisins, et consolons-nous en songeant que nous méritons une pareille faveur de la part de Sa Majesté. »

Cependant Varney, suivi de près par son nouveau serviteur, s’avançait à travers l’antichambre, où des personnages plus notables que ceux qu’il avait laissés dans la cour attendaient la sortie du comte, qui était encore dans sa chambre. Tous firent leur cour à Varney, avec plus ou moins de déférence, suivant leur rang, ou l’urgence de l’affaire qui les amenait au lever du noble lord. À la question générale : « Quand milord paraîtra-t-il, monsieur Varney ? » celui-ci faisait de courtes réponses, comme par exemple : « Ne voyez-vous pas mes bottes ? J’arrive d’Oxford, et je n’en sais rien. » Mais la même question lui ayant été faite d’un ton plus élevé par un personnage de plus d’importance : « Je vais le demander au chambellan, sir Thomas Copely. » Le chambellan, que distinguait sa clef d’argent, répondit que le comte n’attendait que le retour de M. Varney pour descendre, mais qu’il voulait auparavant causer avec lui dans son cabinet. Varney salua donc la compagnie et en prit congé pour entrer dans l’appartement de son maître.

Il y eut pendant quelques minutes un murmure d’attente, qui cessa enfin quand les battants d’une porte située au fond de la salle s’ouvrirent, et que le comte entra précédé par son chambellan et par l’intendant de sa maison et suivi de Richard Varney. Son noble maintien et ses nobles traits n’avaient rien de cette insolence qui éclatait chez ses serviteurs ; ses politesses, il est vrai, étaient proportionnées au rang de la personne à qui elles étaient adressées ; mais le plus mince individu de ceux qui étaient présents avait part à ses gracieuses attentions. Les informations qu’il prit au sujet de l’état du château, sur les droits de la reine, sur les avantages et les charges que pouvait occasionner son séjour dans sa résidence royale de Woodstock, semblaient prouver qu’il avait examiné attentivement le contenu de la pétition des habitants, et qu’il avait à cœur de servir leurs intérêts locaux.

« Maintenant, que le Seigneur bénisse sa noble personne ! » dit le bailli, qui s’était glissé dans la salle de réception : « il a le visage un peu pâle ; je gagerais qu’il a passé toute la nuit à parcourir notre mémoire. Maître Toughyarn, qui a mis six mois à le rédiger, disait qu’il faudrait une semaine pour le comprendre ; voyez si le comte n’en a pas saisi la substance en vingt-quatre heures ! »

Le comte les assura qu’il engagerait la reine à honorer quelquefois Woodstock de ses visites, dans ses tournées royales, afin que la ville et ses environs pussent tirer de sa présence et de sa faveur les mêmes avantages dont ils avaient joui sous le règne de ses prédécesseurs ; en attendant, il se réjouissait d’être l’interprète de ses gracieuses intentions en leur annonçant que, pour favoriser le commerce et encourager l’industrie de ses sujets bourgeois de Woodstock, Sa Majesté avait résolu d’établir dans leur ville un marché pour les laines.

Cette bonne nouvelle fut suivie des acclamations, non seulement des notables de l’endroit, qui avaient été admis dans la salle d’audience, mais même des paysans qui attendaient dans la cour.

Les magistrats du pays présentèrent au comte, en fléchissant le genou, les franchises de la corporation de Woodstock, accompagnées d’une bourse remplie de pièces d’or, qu’il tendit à Varney, et qu’à son tour celui-ci partagea avec Lambourne, comme un avant-goût des profits de son nouveau service.

Bientôt après, le comte et sa suite montèrent à cheval pour retourner à la cour, au milieu des acclamations des habitants de Woodstock, qui faisaient retentir les échos des vieux chênes des cris de : Vive la reine Élisabeth ! vive le comte de Leicester ! L’urbanité et la courtoisie du comte rendirent un peu de popularité, même aux gens de sa suite, dont la conduite hautaine avait d’abord nui à leur maître, et on cria : Vivent le comte et ses braves serviteurs ! tandis que Varney et Lambourne, chacun à son rang, chevauchaient fièrement à travers les rues de Woodstock.




CHAPITRE VIII.

LE RÉCIT.


L’hôte. Je vous écouterai, maître Fenton ; et je suivrai du moins votre conseil.
Shakespeare. Les joyeuses Commères de Windsor.


Il devient nécessaire de revenir au détail des circonstances qui accompagnèrent ou plutôt occasionnèrent la disparition soudaine de Tressilian de l’auberge de l’Ours-Noir, à Cumnor. On se souviendra qu’après sa rencontre avec Varney, ce gentleman étant retourné au caravansérail de Gosling, où il s’était renfermé dans sa chambre, avait demané une plume, de l’encre et du papier, et annoncé qu’il voulait être seul pendant le reste de la journée. Le soir cependant il reparut dans la salle commune, où Michel Lambourne, qui l’avait surveillé, suivant l’engagement qu’il en avait pris vis-à-vis de son vieil ami Foster, chercha à renouer connaissance avec lui, en lui disant qu’il espérait qu’il ne lui avait pas gardé de rancune pour la part qu’il avait prise à la querelle du matin.

Mais Tressilian repoussa fermement ses avances, quoique avec civilité : « Monsieur Lambourne, dit-il, je crois vous avoir suffisamment récompensé du temps que vous avez perdu pour moi. Sons votre écorce grossière vous avez, j’en suis certain, assez de bon sens pour me comprendre quand je vous dis que, l’objet de notre connaissance momentanée étant rempli, nous devons désormais être étrangers l’un à l’autre.

Voto à Dios ! » s’écria Lambourne en relevant sa moustache d’une main, et saisissant de l’autre la poignée de son sabre ; « si je croyais que vous eussiez l’intention de m’insulter…

— Vous auriez la discrétion de le supporter, comme c’est votre devoir dans tous les cas. Vous connaissez trop bien la distance qu’il y a entre vous et moi, pour me demander un plus ample commentaire. Bonsoir. »

À ces mots, il tourna le dos à son ancien compagnon et se mit à faire la conversation avec l’aubergiste. Michel Lambourne se sentait fortement disposé à faire le rodomont ; mais sa colère s’exhala en jurons et en exclamations entrecoupées, et il ne put résister à l’ascendant qu’un esprit supérieur exerce toujours sur les gens de sa classe et de son espèce. Dans sa mauvaise humeur il se retira en un coin de la salle où il demeura silencieux, mais de là il faisait attention au moindre mouvement de son ancien compagnon, contre lequel il commençait à nourrir, pour son propre compte, des projets de vengeance qu’il espérait accomplir en exécutant les ordres de Varney. L’heure du souper arriva, et bientôt après celle du coucher ; Tressilian alors, comme tout le reste de la compagnie, se retira pour se mettre au lit.

Il y avait peu de temps qu’il était au lit, quand tout-à-coup, les tristes réflexions qui dominaient son esprit et en éloignaient le repos, furent interrompues dans leur cours par le bruit d’une porte tournant sur ses gonds, et par la vue d’un rayon de lumière qui pénétrait dans son appartement. Tressilian, qui était brave comme l’acier, sauta sur-le-champ à bas de son lit et saisit son épée ; mais comme il allait la tirer, il en fut détourné par une voix qui lui dit : « Ne soyez pas si prompt à dégainer, monsieur Tressilian ; c’est moi, Giles Gosling, votre hôte. »

En même temps, ouvrant la lanterne sourde, qui jusque-là n’avait répandu qu’une faible lueur, il fit voir à Tressilian étonné la figure réjouie de l’aubergiste de l’Ours-Noir.

« Quelle est cette folie, mon hôte ? dit Tressilian ; avez-vous soupe aussi gaîment qu’hier soir et vous trompez-vous de chambre ? ou bien minuit est-il l’heure que vous choisissez pour mystifier vos hôtes dans leur logement ?

— Monsieur Tressilian, répondit mon hôte, je connais le lieu et l’heure aussi bien qu’aucun aubergiste de l’Angleterre. Mais d’abord mon drôle de neveu vous a guetté tout le jour aussi attentivement qu’un chat guette une souris. Ensuite vous vous êtes querellé et battu ou avec lui, ou avec un autre, et je crains qu’il n’en résulte quelque danger pour vous.

— Vous êtes fou, mon hôte, dit Tressilian ; votre neveu est au dessous de mon ressentiment ; et puis, quelle raison avez-vous de croire que j’aie eu une querelle avec lui ou avec un autre ?

— Oh ! monsieur, répliqua l’aubergiste, il y avait sur vos joues une rougeur qui annonçait que vous veniez d’avoir une rixe, aussi sûrement que la conjonction de Mars et de Saturne présage des malheurs ; et quand vous êtes revenu, les boucles de votre ceinture étaient dérangées, votre pas était précipité ; tout enfin prouvait que votre main et la poignée de votre épée venaient de se voir de près.

— Eh bien ! mon hôte, quand j’aurais été obligé de mettre l’épée à la main, pourquoi cet événement vous ferait-il quitter votre lit à l’heure qu’il est ? Vous voyez que l’affaire est terminée.

— Avec votre permission, c’est ce dont je doute. Antony Foster est un homme dangereux ; il est protégé par un personnage puissant à la cour, qui l’a tiré d’embarras dans des affaires de grande conséquence. Et puis, mon neveu… je vous ai dit ce qu’il est ; et si ces deux mauvais drôles ont renouvelé leur ancienne connaissance, je ne voudrais pas, mon digne ami, que ce fût à vos dépens. Je vous préviens que Lambourne a fait au garçon d’écurie des questions très détaillées sur l’époque de votre départ et le chemin que vous deviez suivre. Or, je voudrais que vous réfléchissiez si vous n’avez rien fait ou dit qui vous ait compromis ou qui ait donné prise sur vous à la méchanceté.

— Vous êtes un honnête homme, mon hôte, » dit Tressilian après un moment de réflexion, « et je vais vous parler franchement. Si ces deux coquins ont de mauvais desseins contre moi, et je ne nie pas que cela puisse être, c’est qu’ils sont les agents d’un scélérat plus puissant qu’eux.

— Vous voulez parler de M. Richard Varney, n’est-ce pas ? Il était hier à Cumnor-Place, et n’y est pas venu si secrètement qu’il n’ait été vu par quelqu’un qui me l’a dit.

— C’est de lui-même que je veux parler, mon hôte.

— Eh bien, pour l’amour de Dieu, tenez-vous bien sur vos gardes, mon respectable monsieur Tressilian. Ce Varney est le patron et le protecteur d’Antony Foster qui, par une espèce de bail passé entre eux, tient de lui cette maison et ce parc qui en dépend. Varney a reçu en don du comte de Leicester, son maître, une grande partie des terres de l’abbaye d’Abingdon, et entre autres ce domaine de Cumnor-Place. On dit qu’il fait tout ce qu’il veut du comte, quoique j’aie trop bonne opinion de celui-ci pour croire qu’il emploie Varney de la manière que certaines gens le prétendent. Le comte, de son côté, peut tout obtenir de la reine, c’est-à-dire tout ce qui est juste et convenable ; ainsi voyez quel ennemi vous vous êtes fait.

— Eh bien, c’est une chose faite ; je ne puis y remédier.

— Vous vous moquez ? Il faut tâcher d’y remédier de quelque manière que ce soit : du reste, Richard Varney, voyez-vous, tant à cause de son influence sur l’esprit de milord qu’à cause de ses prétentions aux privilèges antiques et vexatoires dont jouissait l’abbé de Cumnor, est craint ici au point qu’on n’ose prononcer son nom et encore moins contrarier ses intrigues. Vous pouvez en juger par les discours tenus hier soir. Chacun a parlé comme il a voulu sur le compte de Foster, mais pas un seul mot n’a été dit sur Varney, et pourtant on est généralement convaincu qu’il est l’âme du mystère que l’on garde au sujet de la jolie dame. Mais peut-être en savez-vous sur cette affaire plus que moi ; car les dames, bien qu’elles ne portent pas d’épées, sont souvent cause qu’une lame échange son fourreau de cuir de vache contre un autre de chair et de sang.

— Il n’est que trop vrai, mon cher hôte, j’en sais plus que vous au sujet de cette infortunée ; et je suis en ce moment tellement dépourvu d’amis et de conseils, que ce que j’ai de mieux à faire est de vous raconter toute l’histoire. D’ailleurs, j’aurai à vous demander un service quand mon récit sera terminé.

— Mon bon monsieur Tressilian, dit l’hôte, je ne suis qu’un pauvre aubergiste peu propre à donner des conseils à une personne de votre rang ; mais aussi sûrement que j’ai fait loyalement mon chemin dans le monde, en donnant toujours bonne mesure et ne présentant que des mémoires raisonnables, je suis un honnête homme ; et sous ce rapport, si je ne suis pas en état de vous assister, du moins je suis incapable d’abuser de votre confiance. Parlez-moi donc avec autant de confiance que vous le feriez à votre père, et soyez convaincu que ma curiosité, car, je ne le nie pas, c’est un des attributs de mon état, est accompagnée d’une dose suffisante de discrétion.

— Je n’en doute pas, mon hôte, » répondit Tressilian ; et, tandis que son auditeur attendait avec impatience, il réfléchit un instant comment il commencerait son récit… « Mon histoire, dit-il enfin, ne saurait être intelligible, si je ne prends les choses d’un peu loin. Vous avez entendu parler de la bataille de Stoke, mon hôte, et peut-être aussi du vieux sir Roger Robsart qui, dans cette bataille, combattit vaillamment pour Henri VII, grand-père de la reine, et mit en déroute le comte de Lincoln, lord Géraldin et ses sauvages Irlandais, et les Flamands que la duchesse de Bourgogne avait envoyés pour soutenir la querelle de Lambert Simnel ?

— Je me souviens de l’une et de l’autre, dit Giles Gosling ; on chante cette affaire une douzaine de fois par semaine dans ma salle d’en-bas. Sir Robert Robsart de Devon… ah ! oui, c’est bien de lui que les ménestrels chantent aujourd’hui :

Des champs de Stoke il fut l’honneur
Quand Swart y mordit la poussière :
Jamais on ne le vit reculer à la guerre ;
Mais plus ferme qu’un roc, il combattait sans peur.


Oui, et j’ai même entendu mon grand-père parler de ce Martin Swart et des faquins d’Allemands qu’il commandait, avec leurs pourpoints tailladés et leurs hauts-de-chausses élégants garnis de rubans jusqu’aux talons. Il y a aussi une chanson sur Martin Swart, et tout ce que je m’en rappelle, c’est ceci :

Martin Swart et ses soldats,
Chargez-les avec adresse ;
Martin Swart hâte le pas,
Prenez garde à sa vitesse.

— C’est vrai, mon hôte, on en a long-temps parlé. Mais si vous chantez si haut vous éveillerez plus d’auditeurs que je ne veux en avoir pour mes confidences.

— Je vous demande pardon, mon digne hôte, dit Gosling, je m’oubliais ; mais quand une vieille ballade nous passe par la tête à nous autres chevaliers du robinet, il faut qu’elle ait son cours.

— Mon grand-père, ainsi que bien d’autres habitants de Cornouailles, conservait une vive affection pour la maison d’York et embrassa la querelle de Simnel, qui prenait le titre de comte de Warwick, comme par la suite le comte appuya de presque toutes ses forces la cause de Perkin Warbeck qui se qualifiait de duc d’York. Mon aïeul suivit les étendards de Simnel, et tandis qu’il combattait en désespéré, il fut fait prisonnier à Stoke, où la plupart des chefs de cette malheureuse armée périrent les armes à la main. Le brave chevalier auquel il se rendit, sir Roger Robsart, après l’avoir protégée contre la vengeance du roi, lui rendit la liberté sans rançon ; mais il ne put le garantir des autres conséquences de sa témérité, c’est-à-dire des amendes énormes qui le ruinèrent ; moyen qu’employait Henri pour affaiblir ses ennemis. Le bon chevalier fit ce qu’il put pour adoucir l’infortune de mon aïeul, et leur amitié devint si étroite que mon père fut élevé comme le frère et le camarade de sir Hugh Robsart, fils unique de Roger et l’héritier de son caractère loyal, généreux et hospitalier, quoique bien inférieur à lui sous le rapport des qualités guerrières.

— J’ai souvent et beaucoup entendu parler du bon sir Hugh Robsart, » dit l’hôte en interrompant Tressilian. « Son piqueur et fidèle serviteur Will Badger m’a cent fois parlé de lui dans cette maison. C’était un jovial chevalier qui pratiquait l’hospitalité, et tenait table ouverte plus que ce n’est la mode aujourd’hui, que l’on met sur les coutures d’un pourpoint autant d’or en galon qu’il en faudrait pour nourrir de bœuf et d’ale une douzaine de bons garçons pendant une année, et leur fournir les moyens de passer une soirée par semaine à la taverne, au grand contentement des cabaretiers.

— Si vous avez vu Will Badger, mon hôte, vous aurez suffisamment entendu parler de sir Hugh Robsart, et je me bornerai à vous dire que cette hospitalité que vous vantez a singulièrement diminué sa fortune ; ce qui, du reste, est d’autant moins important qu’il n’a d’autre héritier qu’une fille. C’est ici que je commence à figurer dans ce récit. À la mort de mon père, qui remonte déjà à quelques années, le bon sir Hugh exprima le désir que je restasse constamment près de lui. Pendant quelque temps je sentis que la passion excessive du chevalier pour les plaisirs de la chasse m’empêchait de me livrer à des études qui m’eussent été plus utiles ; mais je cessai bientôt de regretter les moments que la reconnaissance et une amitié héréditaire m’obligeaient de consacrer à ces occupations champêtres. La beauté parfaite d’Amy Robsart, qui croissait avec les années, ne pouvait échapper à celui que les circonstances obligeaient à rester constamment avec elle. Bref, je l’aimai et son père s’en aperçut.

— Et sans doute il traversa vos amours ? dit l’hôte ; c’est ce qui arrive toujours en pareil cas, et, par le gros soupir que vous venez de pousser, je juge qu’il a dû en être ainsi.

— Les choses se passèrent différemment, mon hôte ; mes prétentions furent hautement approuvées par le généreux sir Hugh Robsart ; ce fut sa fille qui se montra insensible à ma passion.

— C’était l’adversaire le plus dangereux que vous pussiez avoir. J’ai bien peur que vous n’ayez échoué.

— Elle m’accorda son estime et sembla ne pas me défendre d’espérer qu’elle se changerait en un plus tendre sentiment. Un contrat de mariage fut passé entre nous, à la sollicitation de son père ; mais Amy, par ses vives instances, obtint que l’exécution en fût remise à une année : ce fut dans cet intervalle de temps que Richard Varney parut dans le pays. Se prévalant d’une parenté éloignée avec sir Hugh Robsart, il passa d’abord une grande partie de ses loisirs dans sa compagnie, puis, avec le temps, il arriva à faire presque partie de la famille.

— Il n’aura pas porté bonheur à la maison qu’il a honorée de sa présence, dit Gosling.

— Il n’est que trop vrai, répondit Tressilian. Tant et de si étranges malheurs suivirent sa présence, qu’aujourd’hui même j’aurais peine à retracer l’affreuse progression avec laquelle ils s’appesantirent sur une famille jusqu’alors si heureuse. Pendant quelque temps, Amy reçut les attentions de ce Varney avec l’indifférence par laquelle on répond d’ordinaire à des politesses banales ; bientôt après elle sembla le voir avec déplaisir et même avec dégoût ; puis enfin il sembla s’établir entre eux des rapports d’une nature inexplicable. Varney quitta les airs de prétention et de galanterie qui avaient signalé ses premières démarches ; et Amy, de son côté, sembla renoncer à ce dégoût mal déguisé avec lequel elle l’avait d’abord accueilli. Ils paraissaient avoir entre eux plus de familiarité et d’abandon qu’il ne pouvait me convenir ; et je soupçonnai qu’ils avaient des entrevues secrètes où ils se contragnaient moins qu’en notre présence. Plusieurs circonstances auxquelles je ne fis alors que peu d’attention (car je croyais son cœur aussi franc que l’annonçait sa figure angélique) se sont depuis représentées à ma mémoire et m’ont convaincu de leur secrète intelligence. Mais à quoi bon vous les détailler ? le fait parle de lui-même. Elle disparut de la maison de son père, Varney disparut en même temps ; et aujourd’hui même j’ai vu Amy établie comme maîtresse de Varney dans la maison de Foster, ce vil complaisant, où son amant déguisé venait la voir par une porte dérobée.

— Et c’est là sans doute la cause de votre querelle. Il me semble que vous auriez dû vous assurer d’abord si la belle dame désirait ou méritait que vous intervinssiez ainsi dans cette affaire.

— Ah ! mon cher hôte ! mon père, car je considérerai toujours comme tel sir Hugh Robsart ; mon père est chez lui, luttant contre sa douleur, ou, si son état de santé le lui permet, s’efforçant vainement de perdre au milieu de ses parties de chasse le souvenir de sa fille, souvenir qui se retrace sans cesse à sa pensée pour lui déchirer le cœur. Je ne pus supporter l’idée de voir le père vivre dans la douleur, et la fille dans le crime ; et je me mis à la chercher, espérant l’amener à revenir dans sa famille. Je l’ai trouvée, et quand j’aurai, ou réussi dans mes tentatives, ou acquis la conviction de leur inutilité, mon projet est de m’embarquer pour la Virginie.

— Pas tant de précipitation, mon bon monsieur, reprit l’hôte, et ne vous exilez pas ainsi de votre pays parce qu’une femme est une femme, et qu’elle change d’amants comme de rubans, sans d’autre motif que la fantaisie. Mais avant d’examiner l’affaire plus à fond, permettez-moi de vous demander quelles circonstances et quels soupçons vous ont fait deviner si bien la résidence de cette dame, ou plutôt le lieu où elle est cachée.

— Cette dernière expression est la plus juste, mon hôte ; et quant à votre question, je savais que Varney possédait une grande partie des anciens domaines des moines d’Abingdon, et c’est ce qui m’a fait diriger mes pas de ce côté. La visite de votre neveu à son vieux camarade Foster m’a fourni les moyens d’acquérir une certitude à cet égard.

— Et quel est votre projet maintenant, mon digne hôte ? Excusez la liberté que je prends de vous faire une question aussi indiscrète.

— J’ai le projet, mon hôte, de retourner demain à Cumnor-Place, et de tâcher d’avoir avec elle une conversation plus détaillée que celle d’aujourd’hui. Il faudra qu’elle soit bien changée pour que mes paroles ne fassent pas impression sur elle.

— Avec votre permission, monsieur Tressilian, vous ne ferez pas une pareille démarche. La dame, si je ne me trompe, a déjà repoussé votre intervention dans cette affaire.

— Il n’est que trop vrai ; je ne puis le nier.

— De quel droit alors, dans quel intérêt voulez-vous contrarier son inclination, quelque honteuse qu’elle soit pour elle et pour ses parents ? Si mon jugement ne me trompe, ceux sous la protection desquels elle s’est placée, n’hésiteraient pas à repousser votre intervention, fussiez-vous même son père ou son frère ; mais en votre qualité d’amant dédaigné, vous vous exposez à vous faire maltraiter. Vous ne pouvez réclamer l’aide ou l’appui d’aucun magistrat (excusez ma franchise) ; vous poursuivez une ombre dans l’eau, et vous risquez de vous noyer en cherchant à la saisir.

— Je me plaindrai au comte de Leicester de l’infâme conduite de son favori… Il cherche à plaire à la secte rigide des puritains… Il n’osera, pour l’honneur de sa réputation, repousser ma plainte, quand même il serait dépourvu de tous les sentiments nobles et élevés que la renommée lui prête. Au pis aller, j’en appellerai à la reine elle-même.

— Si Leicester se montrait disposé à protéger son favori, car on dit que Varney jouit de toute sa confiance, l’appel à la reine pourrait les mettre tous deux à la raison. Sa Majesté est sévère sur ce chapitre, et je ne crois pas qu’il y ait trahison de ma part à parler ainsi, on dit qu’elle pardonnerait plutôt à une douzaine de courtisans de tomber amoureux d’elle, qu’à un seul de lui préférer une autre femme. Courage donc, mon digne hôte ; car si vous déposiez au pied du trône une pétition de sir Hugh Robsart, renfermant l’exposé de vos griefs, le comte, malgré sa haute faveur, se jetterait plutôt dans la Tamise que d’essayer de protéger Varney dans une affaire de cette nature. Mais pour espérer quelque chance de succès, il faut procéder avec méthode ; et sans vous arrêter ici à ferrailler avec l’écuyer du conseiller privé, et vous exposer aux poignards de ses affidés, courez dans le Devonshire, faites rédiger une pétition que vous ferez signer à sir Hugh Robsart, et faites-vous le plus d’amis que vous pourrez, pour qu’ils soutiennent vos intérêts à la cour.

— À merveille, mon hôte ; je profiterai de votre avis, et je vous quitterai demain matin de bonne heure.

— N’attendez pas à demain matin, monsieur ; partez cette nuit même. Je n’ai jamais autant souhaité l’arrivée d’un voyageur que je désire vous voir parti d’ici. Mon neveu est probablement destiné à être pendu ; mais je ne voudrais pas que ce fût pour avoir assassiné un hôte aussi estimable que vous. Il vaut mieux, dit le proverbe, voyager en sûreté la nuit, que le jour avec un assassin à ses côtés. Partez, monsieur, partez pour votre sûreté. Votre cheval est prêt, et voici votre compte.

— Tenez, » dit Tiessilian en remettant un noble à l’hôte ; « c’est un peu plus qu’il ne vous revient ; mais vous donnerez le reste à la jolie Cécile, votre fille, et aux domestiques de la maison.

— Ils seront sensibles à votre bonté, monsieur ; et en témoignage de sa reconnaissance, ma fille vous embrasserait ; mais à une pareille heure mes gens ne peuvent venir se rassembler pour vous dire adieu.

— Ne laissez pas votre fille avoir trop de relations avec les voyageurs, mon bon hôte.

— Oh ! monsieur, nous y prenons garde ; mais je ne m’étonne pas que vous soyez jaloux d’eux tous… Puis-je vous demander quelle mine a faite la belle dame en vous recevant hier ?

— J’avoue que son accueil, où le dépit se mêlait à la confusion, ne m’a pas annoncé qu’elle fût revenue de sa malheureuse illusion.

— En ce cas, monsieur, je ne vois pas pourquoi vous vous feriez le champion d’une femme qui ne se soucie pas de vous, rôle qui vous expose au ressentiment du favori d’un favori, d’un monstre aussi dangereux qu’aucun de ceux que rencontra jamais chevalier errant dans les vieux livres d’histoire.

— Vous ne m’entendez pas, mon hôte, vous ne m’entendez pas ; je ne désire pas qu’Amy revienne à moi le moins du monde. Que je la voie rendue à son père, et tout ce que j’ai à faire en Europe, et peut-être dans le monde… est terminé.

— Une plus sage résolution serait de boire un verre de vin et de l’oublier, dit l’hôte. Mais vingt-cinq ans et cinquante ne voient pas ces sortes d’affaires des mêmes yeux, surtout quand, d’une part, ces yeux sont logés dans la tête d’un jeune gentleman ; de l’autre, dans celle d’un vieux cabaretier. Je vous plains, monsieur Tressilian ; mais je ne vois pas comment je puis vous aider en cette occasion.

— Voici tout ce que j’ai à vous demander, mon hôte : ayez l’œil sur tout ce qui se passe à Cumnor-Place, et vous pouvez l’apprendre aisément sans exciter les soupçons, car toutes les nouvelles viennent aboutir au pot de bière ; et ayez la bonté d’en remettre le détail par écrit à la personne, non à aucune autre, qui vous remettra cette bague en signe d’intelligence… Regardez-la : elle est de prix, et je vous en ferai volontiers cadeau.

— Non, monsieur ; je ne désire aucune récompense : mais il me semble que ce serait une démarche imprudente, à moi qui dépends du public, de me mêler d’une affaire aussi louche et aussi scabreuse… Elle ne me regarde nullement.

— Elle vous regarde, vous et tous les pères de famille. Quiconque désire voir sa fille échapper à la honte, au péché, à la misère, est plus intéressé à cette affaire qu’à aucune chose qui soit au monde.

— Fort bien, monsieur ; voilà qui s’appelle parler ; et je plains de toute mon âme le loyal et vieux gentilhomme qui a compromis sa fortune en tenant table ouverte pour l’honneur de son pays, et dont la fille, qui devrait être l’appui de sa vieillesse, est tombée entre les serres d’un milan comme ce Varney. Et quoique le rôle que vous jouez dans cette affaire soit tant soit peu extravagant, je me ferai fou pour vous tenir compagnie : par des renseignements exacts et sûrs, je vous aiderai, autant qu’il dépendra de moi, dans vos honorables efforts pour ramener entre ses bras la fille du vieux gentilhomme. Mais de même que je serai loyal avec vous, je désire que vous le soyez à mon égard, et que vous me gardiez le secret ; car ce serait une mauvaise affaire pour l’Ours-Noir, si l’on savait que son maître se mêle de choses pareilles. Varney a assez de crédit auprès des juges pour faire décrocher ma noble enseigne de l’endroit où elle fait si bel effet, me faire retirer ma licence, et me ruiner de la cave au grenier.

— Ne doutez pas de ma discrétion, mon hôte ; je vous garderai en outre une profonde reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu, et pour le danger auquel vous vous serez exposé… Rappelez-vous que la bague est le signe d’intelligence ; et maintenant je vous dis adieu ; car votre avis est que je dois m’éloigner d’ici le plus tôt possible.

— Suivez-moi donc, mon hôte, et marchez aussi doucement que si vous posiez le pied sur des œufs… Personne ne doit savoir comment et par où vous êtes parti. »

Aussitôt que Tressilian fut prêt, Gosling, à l’aide de sa lanterne sourde, le conduisit, à travers un long dédale de passages qui aboutissaient à la cour extérieure, dans une écurie écartée, où il avait d’avance placé le cheval de son hôte ; il l’aida alors à attacher à la selle le petit porte-manteau où étaient ses effets, ouvrit une porte de derrière ; et après lui avoir cordialement serré la main, et lui avoir réitéré la promesse de le tenir au courant de ce qui se passerait à Cumnor-Place, il le laissa commencer son voyage solitaire.




CHAPITRE IX.

LE MAGISTER.


À l’extrémité du sentier il trouve une hutte solitaire : personne n’osait s’établir en cet endroit malsain : là il attise sa forge ; il dépouille ses bras nerveux, et dès le matin fait retentir de coups redoublés sa bruyante enclume : autour de lui volent les étincelles, tandis qu’il façonne le fer pour le pied du coursier.
Gay. Trivid.


Comme il avait été jugé prudent par Tressilian lui-même, aussi bien que par Giles Gosling, que notre voyageur nocturne évitât d’être vu dans les environs de Cumnor par les gens que le hasard pourrait faire sortir de grand matin, l’aubergiste lui avait tracé un itinéraire de chemins de traverse et de sentiers qui devaient le conduire jusqu’à la grande route de Marlborough.

Mais, de même que tant d’autres, les avis de cette espèce sont plus aisés à donner qu’à suivre, et tant à cause de la complication du chemin et de l’obscurité de la nuit, qu’à cause de son ignorance du pays et des sombres réflexions dans lesquelles il était plongé, Tressilian avança si lentement, que le jour naissant le trouva seulement dans la vallée de White-Horse, célèbre par la défaite qu’y essuyèrent jadis les Danois. Mais pour surcroît de malheur, son cheval s’était déferré d’un des pieds de devant, accident qui menaçait d’interrompre son voyage. Son premier soin fut de demander la demeure d’un maréchal. Mais ses questions, à ce sujet, n’eurent aucun résultat, parce que deux paysans qui se rendaient à leurs travaux, et auxquels il s’adressa, soit stupidité, soit manque de complaisance, ne lui firent que de courtes et insignifiantes réponses. Cependant voulant soulager, autant qu’il lui était possible, la souffrance que causait à son infortuné compagnon de voyage la perte de son fer, il mit pied à terre, et conduisit son cheval par la bride. vers un petit hameau où il espérait sinon trouver un maréchal, du moins apprendre où il y en avait un dans le voisinage. En suivant un chemin creux, que la boue rendait presque impraticable, il atteignit enfin le hameau, composé de cinq ou six huttes délabrées, à la porte desquelles deux ou trois individus, dont l’aspect n’était pas moins misérable que celui de leurs demeures, commençaient leurs travaux de la journée. Une de ces chaumières lui sembla cependant de meilleure apparence que les autres, et la vieille femme qui en balayait le seuil lui parut un peu moins sauvage que ses voisines. Tressilian, lui renouvelant la question qu’il avait déjà faite tant de fois, lui demanda s’il y avait un maréchal dans les environs, et un endroit où il pût faire rafraîchir son cheval. La vieille le regarda en face avec une expression singulière, et lui répondit : « Un maréchal ! oui, vraiment, il y a ici un maréchal ; et que lui voulez-vous, monsieur ?

— Qu’il ferre mon cheval, bonne femme ; regardez, et vous verrez qu’il est déferré d’un des pieds de devant,

— Maître Holyday[33] ! s’écria-t-elle sans lui répondre directement… maître Erasmus Holyday, venez parler à monsieur, s’il vous plaît.

Favete linguis[34], répondit une voix qui partait du dedans ; je ne puis venir maintenant, Gammer Sludge[35], je suis au moment le plus intéressant de mes études du matin.

— Allons, mon bon monsieur Holyday, venez, venez ; il y a ici un monsieur qui demande après Wayland Smith[36], et je ne me soucie pas de lui montrer le chemin qui mène chez le diable…. Son cheval a perdu un fer.

Quid mihi caballo[37] » répondit, toujours de l’intérieur, l’homme de la science. « Je crois qu’il n’y a qu’un savant dans ce canton, et l’on ne peut ferrer un cheval sans lui ! »

En ce moment, Tressilian vit paraître l’honnête pédagogue, car son costume le faisait assez connaître. Son corps long, maigre, voûté, était surmonté d’une tête couverte de cheveux noirs qui commençaient à tourner au gris ; ces traits annonçaient cette habitude du commandement que Denys porta probablement du trône à la chaire du maître d’école, et légua comme un héritage à tous ceux de cette profession. Il était vêtu d’une soutane de bougran noir, serrée par le milieu avec une ceinture à laquelle était suspendue, en guise d’arme ou de coutelas, une grande écritoire de cuir ; sa férule pendait de l’autre côté, comme la batte d’Arlequin, et il portait à la main le vieux bouquin qui le captivait si fortement.

En voyant une personne de l’extérieur de Tressilian, qu’il était plus en état d’apprécier qu’aucun des autres habitants du hameau, le maître d’école ôta son bonnet et s’approcha en disant : « Salve, domine. Intelligisne linguam latinam[38] ? »

Tressilian évoqua sa science pour lui répondre : « Linguæ latinæ haud penitùs ignarus, venid tuâ, domine eruditissime, vernaculam libentiùs loquar[39]. »

Cette réponse en latin fit sur le maître d’école le même effet que le signe des maçons produit, dit-on, sur les frères de la truelle. Dès lors il s’intéressa au docte voyageur, écouta avec gravité l’histoire de son cheval fatigué et déferré, et lui répliqua d’un ton solennel : « Il paraîtrait tout simple, monsieur, de vous répondre qu’à un petit mille de ces tuguria[40] demeure le meilleur faber ferrarius[41], le maréchal le plus accompli qui ait jamais ferré un cheval. Maintenant si je vous disais cela, je gage que vous vous croiriez compos voti[42], ou, comme dit le vulgaire, satisfait.

— J’aurais eu du moins une réponse directe à une question bien simple, ce qui semble difficile à obtenir dans ce pays.

— C’est véritablement envoyer un pécheur au diable, dit la vieille, que d’envoyer une créature vivante à Wayland Smith.

— Paix ! Gammer Sludge, dit le pédagogue ; pauca verba[43], Gammer Sludge ; veillez au furmily ; curetur jentaculum[44], Gammer Sludge : ce gentleman n’est pas une de vos commères. « Puis se tournant vers Tressilian, il reprit son ton emphatique. « Ainsi donc, Votre Honneur se croirait véritablement felix bis terque[45], si je lui enseignais la demeure dudit maréchal ?

— Monsieur, répondit Tressilian, j’aurais dans ce cas… ce qui me manque pour le présent… un cheval en état de m’emmener loin de vos discours et de votre science, » murmura-t-il entre ses dents.

Ô cœca mens mortalium[46] dit notre savant. Junius Juvenalis l’a dit avec raison :

Numinibus vota exaudita malignis[47].

— Très savant magister, reprit Tressilian, votre érudition dépasse tellement mes pauvres facultés intellectuelles, que vous m’excuserez si je vais chercher ailleurs des renseignements que je puisse mieux comprendre.

— Voilà comment vous fuyez ceux qui veulent vous instruire ! Quintilien a bien raison de le dire…

— Je vous en conjure, monsieur, laissez pour le moment Quintilien de côté, et répondez-moi en un mot et en bon anglais (si vous pouvez vous abaisser jusque-là) s’il y a ici un endroit où je puisse faire rafraîchir mon cheval jusqu’à ce que je l’aie fait ferrer.

— Je suis prêt à vous rendre ce service, répondit le maître d’école ; et, bien qu’il n’y ait pas en ce pauvre hameau, in nostra paupera regna[48] d’hospitium proprement dit, ainsi que mon homonyme Érasme appelle une auberge, néanmoins, en considération de ce que vous êtes imbu, ou du moins de ce que vous avez une teinture des belles lettres, j’userai de mon crédit sur la bonne maîtresse de la maison pour vous faire une assiétée de furmily, nourriture très saine dont je n’ai pu trouver le nom latin ; votre cheval aura un coin dans l’étable de la vache, et en sus une botte d’excellent foin dont la bonne mère Sludge a une si grande quantité qu’on pourrait dire de sa vache : fœnum habet in cornu[49] ; et si vous voulez m’accorder la faveur de votre compagnie, le banquet ne vous coûtera ne semissem quidem[50] ; tant Gammer Sludge m’a d’obligations pour la peine que j’ai prise à former son héritier Dickie, garçon qui promet beaucoup, et que j’ai fait voyager non sans peine à travers les aspérités rudimentaires.

— Dieu vous en récompense, monsieur Erasmus, dit la bonne Gammer ; Dieu fasse que ce petit Dickie en soit meilleur ! Quant au reste, si le gentleman veut s’arrêter ici, le déjeuner sera sur la table dans un tour de main ; et quant à la nourriture du cheval et de son maître, je n’ai pas l’âme assez basse pour demander un sou. »

Vu l’état de son cheval, Tressilian ne vit rien de mieux à faire que d’accepter une invitation faite en termes si savants, et confirmée d’une manière si hospitalière ; il espérait d’ailleurs que le bon pédagogue, quand il aurait épuisé son répertoire, condescendrait à lui enseigner où il pourrait trouver le maréchal en question. Il entra donc dans la hutte, s’assit près d’Erasmus Holyday, partagea avec lui le plat de furmity, et écouta pendant une bonne demi-heure les savants récits que le magister lui fit des circonstances de sa vie, avant de pouvoir l’amener à parler d’autre chose. Le lecteur nous pardonnera de ne pas suivre ce docte personnage dans tous les détails dont il favorisa Tressilian ; le résumé que nous allons en donner sera suffisant.

Il était né à Hogmorton, où, suivant un dicton populaire, les pourceaux jouent de l’orgue[51], proverbe qu’il interprétait d’une manière allégorique, comme ayant rapport au troupeau d’Épicure dont Horace avouait faire partie. Son nom d’Erasmus lui venait de ce que son père était fils d’une blanchisseuse qui avait soigné le linge du savant de ce nom, pendant tout le temps qu’il était resté à Oxford ; tâche assez difficile, car il n’avait que deux chemises, qui, disait l’honnête blanchisseuse, attendaient constamment leur tour. Les restes d’une de ces camisiœ, à ce que disait maître Holyday, étaient encore entre ses mains, parce que sa grand’mère l’avait retenue pour faire la balance de son compte. Mais il croyait qu’un motif plus grave et plus puissant avait déterminé à lui donner le nom d’Erasmus : ce motif était le secret pressentiment de sa mère que dans l’enfant qu’on allait baptiser, il y avait le germe du génie qui le ferait un jour rivaliser de réputation avec l’illustre savant d’Amsterdam. Le surnom du maître d’école l’entraîna dans une discussion non moins longue que son nom de baptême. Il était disposé à croire qu’il portait le nom d’Holyday[52], quasi lucus a non lucendo[53], parce qu’il donnait peu de congés à son école. C’est ainsi qu’en langage classique, dit-il, le maître d’école est appelé ludi magister[54], parce qu’il empêche les enfants de jouer. D’un autre côté, cependant, il pensait que ce nom pouvait être interprété tout différemment, et avoir rapport à son talent extraordinaire pour arranger des spectacles, des danses, des jeux publics, et tous les amusements des jours de fête ; car, assurait-il à Tressilian, il avait très certainement pour ces sortes de divertissements le goût le plus pur et l’imagination la plus féconde de toute l’Angleterre, et ses succès en ce genre avaient été tels qu’ils l’avaient fait connaître d’une foule de personnages honorables de la province et de la cour, et notamment du noble comte de Leicester. « Quoiqu’il semble m’oublier, disait-il, au milieu des nombreuses affaires qui l’occupent, je n’en suis pas moins persuadé que, s’il avait quelque fête à donner pour l’amusement de Sa Majesté la reine, un homme et un cheval viendraient bien vite chercher dans son humble chaumière Erasmus Holyday. En attendant, parvo contentus[55], j’écoute mes disciples décliner et conjuguer, et je passe mon temps à l’aide des muses. Quoiqu’il en soit, j’ai toujours, dans ma correspondance avec les savants étrangers, signé Erasmus ab Die Fausto[56], et sous ce titre j’ai joui des distinctions dues à la science ; car, pour ne vous en citer qu’un exemple, l’érudit Diedrichus Buchershockius m’a dédié sous ce nom son traité sur la lettre Tau[57] Enfin, j’ai été un homme heureux et distingué.

— Puissiez-vous l’être encore long-temps, dit notre voyageur ; mais permettez-moi de vous demander dans votre langage savant, quid hoc ad Iphycli boves[58], qu’a de commun tout cela avec le fer qui manque à mon pauvre cheval ?

Festina lente[59], reprit le savant magister, nous allons y arriver. Il faut que vous sachiez qu’il y a deux ou trois ans, il vint dans ces cantons un homme qui prenait le nom de docteur Doboobie, quoiqu’il n’eût peut-être jamais été qualifié de magister artium[60], à moins que ce ne fût du droit d’un ventre affamé ; ou bien s’il avait effectivement pris quelques degrés, c’était le diable qui les lui avait donnés, car il était ce que le vulgaire appelle un sorcier, quelque chose comme cela… Je m’aperçois, mon bon monsieur, que vous vous impatientez ; mais si un homme ne vous conte pas son histoire à sa manière, qui vous dit qu’il peut la conter à la vôtre ?

— Poursuivez donc, savant Holyday ; seulement, marchez un peu plus vite, car mon temps est limité.

— Eh bien donc, » reprit Erasmus Holyday avec une persévérance vraiment désespérante, « je ne vous dirai pas que ledit Démétrius, car c’était le nom qu’il prenait en pays étranger, fût précisément un magicien ; mais il est certain qu’il se donnait pour un des membres de l’ordre mystique des Rose-Croix, pour un disciple de Geber, ex nomine cujus venit verbum vernaculum gabeur[61]. Il guérissait les blessures en frottant l’arme qui les avait faites, au lieu de panser la plaie… Il disait la bonne aventure au moyen de la chiromancie, découvrait les objets volés à l’aide du crible et des ciseaux à tondre, recueillait la graine de fougère mâle, avec laquelle on se rend invisible, prétendait être en chemin de découvrir la panacée, ou l’élixir universel, et savait convertir le bon plomb en mauvais argent.

— En d’autres termes, dit Tressilian, c’était un charlatan, un vil escroc ; mais qu’a de commun tout cela avec mon cheval et le fer qu’il a perdu ?

— Avec un peu de patience, » répondit le prolixe homme de lettres, « vous le saurez tout à l’heure. Patientia donc, mon digne monsieur, ce qui, selon la définition de Marcus Tullius, est difficilium rerum diurna perpessio[62]. Ce Démétrius Doboobie, après avoir exploité le pays, comme je viens de vous le dire, commença à acquérir de la réputation inter magnates, parmi les premiers personnages du pays, et il est vraisemblable qu’il se fût élevé très haut, si, suivant un bruit populaire, car je n’affirme pas la chose comme en ayant eu connaissance certaine, le diable ne fût venu, une belle nuit, réclamer son bien, et n’eût emporté Démétrius, dont on n’a plus entendu parler depuis. Maintenant voici la medulla, la moelle de mon histoire. Ce docteur Doboobie avait à son service un pauvre diable qu’il employait à allumer ses fourneaux, à mesurer ses doses, à composer ses drogues, à tracer ses cercles, à cajoler ses dupes, et sic de cœteris[63]. Eh bien donc, mon digne monsieur, après que le docteur eut disparu d’une manière si étrange, ce qui frappa de terreur tout le pays, son pauvre paillasse se dit à lui-même ce que Maro[64] a exprimé en ces mots :

Uno avulso non deficit alter[65].


et de même que l’apprenti d’un marchand s’établit dans la boutique de son maître quand celui-ci est mort ou qu’il s’est retiré des affaires, Wayland prit le dangereux commerce de son maître. Mais quoique le monde soit toujours disposé à écouter ces misérables qui, bien qu’ils usurpent le titre de docteur en médecine et qu’ils en affichent la science, ne sont en réalité que des saltinibanqui et charlatani, les ruses de ce pauvre paillasse de Wayland étaient par trop grossières, et il n’y eut pas un rustre, un villageois qui ne fût disposé à le saluer, dans son langage vulgaire, avec la sentence de Persius :

Diluis helleborum, cerlo compescere puncto
Nescius examen ? Vetat hoc natura medendi ;


vers que j’ai ainsi rendus dans une pauvre paraphrase que voici :

Tu veux préparer l’ellébore,
Toi dont la main novice ignore
Combien il exige de grains !
Laisse cet art aux médecins.


En outre, la mauvaise réputation du maître, sa fin étrange et incertaine, ou du moins sa disparition subite, empêchèrent tout le monde, si ce n’est quelques désespérés, d’aller consulter son domestique ; ce qui fit que le pauvre hère fut sur le point de mourir de faim. Mais le diable, qui est à son service depuis la mort de Démétrius, lui suggéra une autre ressource : ce drôle, soit par l’inspiration du démon, soit par suite d’une longue pratique, ferre les chevaux mieux qu’aucun homme en Angleterre, si bien qu’il a renoncé à exploiter les bipèdes sans plumes qu’on appelle le genre humain, pour se consacrer entièrement au service des chevaux.

— Vraiment ! et où loge-t-il maintenant ? dit Tressilian… ferre-t-il réellement bien les chevaux ? Indiquez-moi vite sa demeure. »

Cette interruption déplut au magister, qui s’écria : « O cœca mens mortalium ! quoiqu’en passant j’aie déjà employé cette citation ; mais je voudrais trouver dans les classiques une expression qui eût le pouvoir d’arrêter ceux qui veulent courir à leur perte… Écoutez, ajouta-t-il, les conditions que fait cet homme, avant d’aller si témérairement vous mettre dans ses griffes…

— Il ne prend pas d’argent pour son travail, » dit la vieille qui demeurait la bouche béante, dans le ravissement que lui causaient les belles paroles et les savantes sentences de son érudit locataire, maître Holyday. Mais cette interruption ne plut pas davantage au magister que celle du voyageur.

« Paix ! dit-il, Gammer Sludge, restez à votre place, s’il vous plaît. Sufflamina, Gammer Sludge, et laissez-moi exposer cette affaire à notre respectable hôte… Monsieur, » ajouta-t-il, s’adressant de nouveau à Tressilian, « cette vieille femme dit vrai, quoiqu’en un grossier langage ; car très certainement ce faber ferrarius, ou maréchal-ferrant, ne prend d’argent de personne.

— Et c’est un signe certain qu’il est en rapport avec le diable, dit Gammer Sludge, car jamais bon chrétien ne refuse le salaire de son travail.

— La vieille a encore mis le doigt sur la chose, dit le pédagogue ; rem acu tetigit, elle l’a touchée avec la pointe de son aiguille. Ce Wayland ne prend réellement pas d’argent et ne se montre jamais à personne.

— Et ce fou, car je le tiens pour tel, dit Tressilian, sait-il bien son métier ?

— Quant à cela, monsieur, il faut rendre au diable ce qui lui est dû : Mulciber lui-même et tous ses cyclopes pourraient à peine lui en remontrer. Mais à coup sûr il y a peu de sagesse à prendre conseil ou à recevoir assistance d’un homme trop évidemment en rapport avec l’auteur du mal.

— J’en courrai néanmoins la chance, bon maître Holyday, » dit Tressilian en se levant ; « et comme mon cheval doit avoir maintenant mangé sa provende, je vous remercie de votre bon accueil, et vous prie de m’indiquer la demeure de cet homme, afin que je puisse continuer ma route.

— Oui, oui, indiquez-la-lui, maître Erasmus, dit la vieille qui avait peut-être envie de se débarrasser de son hôte ; « il faut aller quand le diable nous pousse.

Do manus[66], dit le magister ; j’y consens en prenant le monde à témoin que j’ai prévenu cet honorable gentleman du tort qu’il se fait et fera à son âme, s’il devient ainsi une des pratiques de Satan. Du reste, je ne veux pas y conduire mon hôte ; j’y enverrai mon disciple. Ricarde ! adsis, nebulo[67].

— Avec votre permission, il n’en sera pas ainsi, répondit la vieille ; vous pouvez mettre votre âme en péril, si vous voulez ; mais mon fils ne bougera pas pour un pareil message. Vraiment, je m’étonne, domine doctor, que vous ayez la pensée de donner au petit Dickie une semblable commission.

— Allons, ma bonne Gammer Sludge, répondit le précepteur, Ricardus ira seulement jusqu’au haut de la colline, pour indiquer du doigt à cet étranger la demeure de Wayland Smith. N’ayez pas peur qu’il lui arrive malheur : ce matin il a lu à jeun un chapitre des Septante, et pris en outre une leçon de grec dans le nouveau Testament.

— Et puis, ajouta la mère, j’ai cousu dans le collet de son pourpoint une petite branche de l’orme de la sorcière, depuis le moment que ce méchant garnement a commencé à opérer sur bêtes et gens dans ces cantons.

— Et comme il va souvent, à ce que je soupçonne, du côté de ce sorcier pour s’amuser, il peut y aller une fois pour nous faire plaisir et rendre service à cet étranger. Ergo, heus ! Ricarde ! adsis, quœso, mi didascule[68]. »

Le disciple, appelé de cette manière affectueuse, arriva enfin en traînant la jambe. C’était un enfant d’un aspect disgracieux, mal bâti, qui, pour la taille, semblait n’avoir que douze ou treize ans, quoique probablement il en eût un ou deux de plus ; sa chevelure rouge carotte était tout en désordre, son visage brûlé du soleil et couvert de taches de rousseur, son nez camard, son menton pointu, et ses deux yeux gris, qui avaient une singulière obliquité, sans être précisément louches, avaient du moins tout l’air de l’être. Il était impossible de regarder ce petit bonhomme sans éprouver l’envie de rire, surtout lorsque Gammer, le saisissant dans ses bras et le baisant affectueusement, en dépit de ses coups de poing et de ses coups de pied pour se soustraire à ses caresses, l’appelait sa perle de beauté.

« Ricarde, dit le précepteur, il faut sur-le-champ, c’est-à-dire protinùs, que vous alliez jusqu’au haut de la colline, pour indiquer à ce respectable monsieur l’atelier de Wayland Smith.

— Jolie commission pour commencer la journée ! » dit le marmot en meilleur langage que ne s’y attendait Tressilian ; « et qui sait si ce diable ne m’emportera pas avant que je revienne ?

— Oui vraiment, dit Gammer Sludge, et vous auriez dû y penser à deux fois, maître Domine, avant d’envoyer mon trésor faire une pareille commission. Ce n’est pas pour cela que je vous remplis le ventre et que je vous couvre le dos, assurément.

— Bah ! nugœ[69], ma bonne Gammer Sludge, répondit le précepteur ; je vous assure que Satan, si tant est que Satan soit dans cette affaire, ne touchera pas un des fils de son habit ; car Dickie sait parfaitement dire son pater, et est en état de se défendre contre le démon… Eumenides Stygiumque nefas

— Et puis j’ai cousu une petite branche de frêne des montagnes dans son collet, dit la bonne femme, ce qui lui servira plus, je gage, que toute votre science ; mais après tout, il ne fait pas bon aller chercher le diable ou ses associés.

— Mon cher enfant, » dit Tressilian, qui vit à une grimace de Dickie qu’il était plus disposé à en faire à sa tête qu’à écouter les discours de ses supérieurs, « je vous donnerai un groat d’argent, si vous voulez me conduire à la forge de l’homme en question. «

L’enfant lui fit un signe de l’œil qui semblait annoncer son consentement, et en même temps s’écria : « Moi, vous conduire à la forge de Wayland Smith ! Ne vous ai-je pas dit, monsieur, que le diable m’emporterait… comme le chat, » ajouta-t-il en regardant par la fenêtre, « emporte en ce moment les poulets de grand’maman.

— Au chat ! au chat ! » s’écria sur-le-champ la vieille ; et, oubliant toute autre chose, elle courut au secours de ses poulets, aussi vite que ses vieilles jambes purent la traîner.

« Maintenant partons, dit le marmot à Tressilian ; prenez votre chapeau, faites sortir votre cheval, et apprêtez le groat d’argent dont vous avez parlé.

— Un moment, un moment, s’écria le précepteur ; sufflamina[70], Ricarde.

— Un moment vous-même, répliqua Dickie ; pensez plutôt à ce que vous répondrez à maman pour m’avoir envoyé ainsi au diable. «

Le magister, frappé de la responsabilité qui allait peser sur lui, s’élança en grande hâte pour saisir le petit bonhomme et l’empêcher de partir ; mais Dickie lui échappa des mains, sauta hors de la chaumière et courut se réfugier au haut d’un tertre voisin, tandis que le précepteur, qui savait par expérience qu’il ne pourrait pas rattraper son disciple à la course, avait recours aux épithètes les plus doucereuses que pouvait lui fournir la langue latine, pour lui persuader de revenir. Mais aux mots de mi anime, corculum meum[71], et à tous les compliments classiques de son maître, le marmot fit la sourde oreille, et il continua à sautiller sur la hauteur, comme un lutin au clair de la lune, en faisant signe de le suivre à sa nouvelle connaissance.

Tressilian se hâta de faire sortir son cheval, et partit pour rejoindre son malin guide, après avoir presque forcé le précepteur abandonné à accepter une récompense pour l’accueil qu’il lui avait fait, ce qui calma en partie la frayeur que lui causait la perspective du retour de la vieille. Il paraît qu’il ne tarda pas, car, avant que Tressilian et son guide fussent à une grande distance, ils entendirent les cris aigus d’une voix de femme, mêlés des réprimandes classiques de maître Erasmus Holyday. Mais Dickie Sludge, également sourd à la voix de la tendresse maternelle et de l’autorité magistrale, n’en courait pas moins tranquillement devant Tressilian ; il observait seulement que s’ils criaient jusqu’à s’enrouer, ils pourraient lécher le pot au miel, car la veille même il avait mangé tout ce qui était dedans.



CHAPITRE X.

LE MARÉCHAL-FERRANT.


En entrant ils trouvèrent le bonhomme lui-même tout occupé de son ouvrage : c’était une espèce de lutin aux yeux enfoncés, aux joues creuses, comme s’il fût resté long-temps en prison.
Spencer. La Reine des fées.


« Sommes-nous encore loin de la demeure du maréchal, mon gentil garçon ? » dit Tressilian à son jeune guide.

« Comment m’appelez-vous ? » lui demanda l’enfant, en fixant sur lui ses yeux gris et perçants.

« Je vous appelle mon gentil garçon ; cela vous offense-t-il, mon enfant ?

— Non ; mais si vous étiez avec ma grand’mère et Domine Holyday, vous pourriez chanter en chœur la vieille chanson :

« Nous sommes trois fous. »

— Et pourquoi cela, mon petit homme ?

— Parce que, répondit l’enfant, il n’y a que vous trois qui m’ayez jamais appelé gentil garçon. Ma grand’mère m’appelle ainsi parce que l’âge qui a affaibli sa vue, ou plutôt sa tendresse maternelle, la rend aveugle ;… mon maître, le pauvre Domine, pour faire sa cour et pour avoir la plus grande assiettée de furmity et la meilleure place près du feu. Quant à vous, pourquoi m’appelez-vous joli garçon ? c’est ce que vous savez mieux que moi.

— Tu es du moins un malin espiègle si tu n’es pas gentil. Mais comment t’appellent tes camarades ?

— Lutin, » répondit l’enfant avec vivacité ; « mais, après tout, j’aime mieux avoir ma laide figure que leurs jolies têtes qui n’ont pas plus de cervelle qu’une brique.

— Vous n’avez donc pas peur de ce maréchal que nous allons voir ?

— Moi, en avoir peur ! ce serait le diable, comme le croient les bonnes gens, que je n’en aurais pas peur ; mais quoiqu’il y ait quelque chose d’étrange en lui, il n’est pas plus diable que vous, et c’est ce que je ne voudrais pas dire à tout le monde.

— Et pourquoi me le dites-vous à moi, mon enfant ?

— Parce que vous êtes un autre homme que ceux que nous voyons chaque jour ici ; et quoique je sois aussi laid que le péché, je ne voudrais pas que vous me prissiez pour un âne, d’autant plus que je puis avoir un jour à vous demander une grâce.

— Et quelle est-elle, mon garçon, puisque je ne puis vous appeler mon gentil garçon ?

— Oh ! si je vous la demandais maintenant, vous me la refuseriez… mais j’attendrai que nous nous rencontrions à la cour.

— À la cour, Richard ! êtes-vous destiné à aller à la cour ?

— Bon ! vous voilà comme les autres. Je gage que vous vous demandez ce qu’irait faire à la cour un bambin aussi disgracié de la nature. Mais laissez faire Richard Sludge ; ce n’est pas pour rien que j’ai été ici le coq du poulailler. Je ferai oublier ma laideur à force d’esprit.

— Mais que diront votre grand’mère et votre précepteur Domine Holyday ?

— Ce qui leur plaira : l’une a ses poulets à compter, l’autre ses enfants à fouetter. Il y a long-temps que je les eusse plantés là, et que j’eusse montré une belle paire de talons à ce mauvais hameau, si Domine ne m’eût promis de m’emmener avec lui pour me faire jouer un rôle dans la première fête qu’il dirigera, et il doit y avoir bientôt, dit-on, de grandes réjouissances.

— Et où doivent-elles avoir lieu, mon petit ami ?

— Oh ! dans quelque château bien loin dans le nord, à cent lieues du Berkshire. Mais notre vieux Domine prétend qu’on ne peut se passer de lui ; et il se peut qu’il ait raison, car il a déjà dirigé plus d’une fête. Il n’est pas à moitié aussi sot que vous pourriez le croire, quand il fait une besogne à laquelle il s’entend ; vous le voyez cracher des vers comme un acteur, et Dieu sait que si vous le chargiez de dérober un œuf d’oie, il se laisserait battre par la couveuse.

— Et vous devez jouer un rôle dans la prochaine fête ? « dit Tressilian, intéressé par la hardiesse des discours de cet enfant et la finesse de ses jugements sur les personnes.

« Vraiment, répondit Richard Sludge, il me l’a promis, et s’il me manque de parole ce sera tant pis pour lui ; car si une fois je prends le mors aux dents et si je tourne le dos au village, je le secouerai de telle sorte, qu’il pourra arriver qu’en tombant il se rompe les os. Et cependant je n’aimerais pas à lui faire du mal, car le pauvre vieux fou s’est donné bien de la peine pour m’apprendre tout ce qu’il a pu. Mais assez causé, nous voici arrivés à la forge de Wayland Smith.

— Vous voulez rire, mon petit ami, je ne vois ici qu’un marais désert, et ce cercle de pierres au milieu desquelles s’en élève une plus grande, comme un porc de Cornouailles.

— Sans doute ! et cette grosse pierre qui s’élève au-dessus des autres est le comptoir du maréchal sur lequel vous devez déposer votre argent.

— Que signifie une pareille folie ? » demanda le voyageur, qui commençait à prendre de l’humeur contre Dickie, et à se repentir de s’être confié à un guide aussi étourdi.

« Eh bien ! reprit l’enfant en faisant une grimace, il faut attacher votre cheval à l’anneau qui tient à cette pierre, siffler trois fois, placer votre argent sur cette autre pierre plate, sortir du cercle, vous asseoir derrière ce buisson, et rester dix minutes sans regarder à droite ni à gauche, c’est-à-dire tant que vous entendrez battre le marteau. Quand il aura cessé de battre, dites vos prières l’espace de temps que vous mettriez à compter cent, ou comptez jusqu’à cent, ce qui sera tout aussi bien ; après quoi vous entrerez dans le cercle et vous trouverez votre argent parti et votre cheval ferré.

— Mon argent parti ! je n’en doute pas ; mais quant au reste… Écoutez-moi, mon garçon, je ne suis pas votre maître d’école ; mais si vous me prenez pour le plastron de vos malices, je me chargerai d’une partie de ses fonctions, et je vous châtierai d’importance.

— Oui, si vous pouvez m’attraper, » dit le marmot, et sur-le-champ il se mit à courir avec une vitesse qui rendit inutiles les efforts que Tressilian, dont la course était gênée par la lourdeur de ses bottes, faisait pour l’atteindre. Ce qu’il y avait de plus insultant dans la conduite de ce petit drôle, c’est qu’il n’usait pas de toute son agilité comme quelqu’un qui est en danger ou qui est effrayé, mais il modérait sa course suffisamment pour encourager Tressilian à le poursuivre ; puis quand celui-ci se croyait près de l’atteindre, il se sauvait avec la rapidité du vent en faisant mille détours, de manière à ne pas s’éloigner du point d’où il était parti.

Ce manège dura jusqu’au moment où Tressilian, excédé de fatigue, fut forcé de s’arrêter. Il allait renoncer à sa poursuite en maudissant de bon cœur le vilain marmot qui l’avait engagé dans un exercice si ridicule ; mais l’enfant, qui était venu se planter, comme d’abord, sur le sommet d’une petite hauteur en face de lui, se mit à frapper l’une contre l’autre ses mains longues et décharnées, à lui faire les cornes avec ses doigts desséchés, et à donner à sa laide figure une si folle expression de rire et de moquerie, que Tressilian en vint presque à penser qu’il avait devant les yeux un véritable lutin.

Poussé à bout, et cependant ne pouvant s’empêcher de rire des grimaces et des gesticulations de l’enfant, il retourna près de son cheval et monta dessus, dans l’intention de poursuivre Dickie avec plus d’avantage.

L’enfant ne l’eut pas plus tôt vu monter à cheval qu’il lui cria que, pour ne pas l’exposer à blesser son cheval aux pieds blancs, il reviendrait, à condition qu’il ne mettrait pas la main sur lui.

« Je ne veux pas faire de conditions avec toi, méchant drôle ; je t’aurai dans un moment à ma discrétion.

— Bah ! monsieur le voyageur ; est-ce qu’il n’y a pas là un marais qui avalerait tous les chevaux de la garde de la reine ! Je vais y entrer ; nous verrons si vous m’y suivrez. Vous entendrez les cris du butor et du canard sauvage avant que vous m’attrapiez sans mon consentement, je vous l’assure. »

Tressilian reconnut effectivement à l’aspect du terrain qu’il en serait ainsi que le disait l’enfant ; il se détermina donc à faire la paix avec un ennemi si agile et si rusé. « Viens ici, dit-il, mauvais garnement ! Finis tes grimaces et tes singeries, et approche ; je ne te ferai pas de mal, foi de gentilhomme. »

Le jeune garçon répondit à son invitation par la plus grande confiance, et il descendit d’un pas sautillant et en même temps délibéré, du tertre où il s’était réfugié, en tenant ses yeux fixés sur Tressilian qui, descendu de cheval, l’attendait la bride en main. Notre infortuné voyageur était encore hors d’haleine et comme épuisé de la course infructueuse qu’il venait de faire, tandis que pas une goutte de sueur ne paraissait sur le front de l’enfant, qui ressemblait littéralement à un morceau de parchemin sec étendu sur un crâne décharné.

« Dis-moi maintenant, méchant petit drôle, pourquoi en as-tu agi ainsi avec moi ? et quelle pouvait être ton intention en me faisant un conte aussi absurde que celui que tu voulais me faire croire tout à l’heure. Mais plutôt montre-moi tout de bon la forge du maréchal, et je te donnerai de quoi acheter des pommes pendant tout l’hiver.

— Vous me donneriez toutes les pommes d’un verger, que je ne pourrais pas vous guider mieux que je ne l’ai fait. Mettez votre argent sur la pierre plate, sifflez trois fois, allez ensuite vous asseoir derrière le buisson, je resterai près de vous, et je vous permets de me tordre le cou, si vous n’entendez pas le maréchal travailler, deux minutes après que vous vous serez assis.

— Je pourrais bien être tenté de te prendre au mot si tu me fais jouer un rôle aussi ridicule pour divertir ta malice. Cependant je veux essayer ton charme. Ainsi donc je dois attacher mon cheval ici, mettre mon groat d’argent ici, et siffler trois fois, dis-tu ?

— Oui, mais il faut siffler plus fort qu’un jeune hibou qui n’a pas encore de plumes, » dit l’enfant, tandis que Tressilian, qui venait de déposer son argent en rougissant presque de ces folles pratiques, sifflait négligemment. « Il faut siffler plus haut que cela, car qui sait où est le maréchal que vous appelez ? Peut-être est-il dans les écuries du roi de France.

— Comment ! tu disais tout à l’heure que ce n’était point un diable.

— Homme ou diable, je vois qu’il faut que je l’appelle pour vous ; « et en même temps il siffla si fort et d’une manière si aiguë qu’il assourdit presque le bon Tressilian. « Voilà ce que j’appelle siffler, » dit-il après avoir répété le signal trois fois ; « et maintenant il faut se cacher bien vite, ou Pieds-Blancs ne sera pas ferré aujourd’hui. «

Tressilian, curieux de voir l’effet de cette momerie, et convaincu qu’elle devait avoir quelque résultat sérieux, d’après la confiance avec laquelle l’enfant s’était remis entre ses mains, se laissa conduire derrière le buisson qui était à quelque distance du cercle de pierres, et s’assit en cet endroit ; mais comme l’idée lui vint que ce pouvait être une ruse pour lui voler son cheval, il mit la main sur le collet de l’enfant, bien déterminé à en faire un otage pour la sûreté de sa monture.

« Chut ! écoutez, » dit Richard à voix basse ; « vous allez bientôt entendre le bruit du marteau qui n’a pas été forgé avec du fer sorti de la terre, car le métal dont il a été fait est tombé de la lune. » En effet, Tressilian entendit à l’instant des coups de marteau semblables à ceux que fait entendre un maréchal qui travaille. La singularité d’un pareil bruit, dans un endroit aussi isolé, le fit involontairement tressaillir ; mais en regardant l’enfant, et en voyant, à l’expression maligne de sa physionomie, que le petit drôle jouissait de sa surprise, il demeura convaincu que tout cela était un stratagème concerté à l’avance, et résolut de savoir par qui et dans quelle intention était jouée cette comédie.

Il resta donc parfaitement tranquille tant que le marteau se fit entendre, ce qui dura à peu près le temps que l’on met ordinairement à ferrer un cheval. Mais sitôt que le bruit eut cessé, Tressilian, au lieu d’attendre, comme lui avait prescrit son guide, s’élança, l’épée à la main, fit le tour du buisson, et se trouva en face d’un homme portant le tablier de cuir d’un maréchal, mais dont le costume était du reste tout-à-fait bizarre. Il était vêtu d’une peau d’ours, dont le poil était en dehors, et un capuchon de même étoffe cachait presque ses traits noirs et enfumés. « Revenez, revenez, s’écria l’enfant à Tressilian, ou vous serez mis en pièces ; celui qui le regarde est mort. » En effet, l’invisible maréchal, pleinement visible maintenant, avait levé son marteau et faisait mine de vouloir engager le combat.

Mais quand l’enfant eut vu que ni ses prières, ni les menaces du maréchal, ne pouvaient changer la détermination de Tressilian, et qu’au contraire il opposait au marteau son épée nue, il cria au maréchal à son tour : « Wayland, ne le touchez pas, où il vous arrivera malheur ; ce gentleman est un véritable gentleman, et ne craint rien.

— Tu m’as donc trahi, Flibbertigibbet ? dit le maréchal ; tant pis pour toi.

— Qui que tu sois, dit Tressilian, tu n’as rien à craindre de ma part, pourvu que tu me dises quel est le but de ton étrange conduite, et pourquoi tu exerces le métier de maréchal d’une manière aussi mystérieuse. »

Le maréchal, se tournant alors du côté de Tressilian, s’écria d’un ton menaçant : « Qui ose questionner le gardien du château de Cristal de la Lumière, le seigneur du Lion-Vert, celui qui monta le Dragon rouge ? Loin d’ici ! retire-toi avant que j’appelle Talpack, avec sa lance de fer, pour t’exterminer et te pulvériser. » Il accompagna ces mots d’un geste formidable, en brandissant et faisant tourner son marteau.

« Silence ! vil fourbe, trêve à ton jargon de bohémien, répondit Tressilian avec mépris ; « suis-moi chez le magistrat le plus voisin, ou je te fends la tête.

— Tais-toi, je t’en conjure, bon Wayland ! dit l’enfant ; crois-moi, les rodomontades ne prendraient pas, il faut donner de bonnes paroles.

— Je crois, mon bon monsieur, » dit le maréchal en baissant son marteau et en prenant un ton plus doux et plus soumis, « que, quand un pauvre homme fait sa besogne, il doit lui être permis de la faire à sa manière. Voire cheval est ferré et le maréchal payé ; qu’avez-vous de mieux à faire que de vous mettre en selle et de poursuivre votre route ?

— Vous êtes dans l’erreur, mon ami. Tout homme a le droit d’arracher le masque à un charlatan, à un imposteur ; et votre manière de vivre me fait soupçonner que vous êtes l’un et l’autre.

— Si vous êtes déterminé à me faire du mal, monsieur, je ne puis me sauver que par la force, et je ne voudrais pas l’employer contre vous, monsieur Tressilian ; non que je craigne votre épée, mais parce que je sais que, digne et excellent gentleman que vous êtes, vous aimeriez mieux assister un pauvre diable qui est dans le besoin que lui faire de la peine.

— Bravo ! Wayland, » dit l’enfant, qui attendait avec anxiété l’issue de la conférence ; « mais conduis-nous dans ton antre, car il ne serait pas sain pour toi de rester à discourir ainsi en plein air.

— Tu as raison, Lutin, » répondit le maréchal ; et se dirigeant vers le petit buisson du côté le plus voisin du cercle, et opposé à celui où sa pratique avait dû se cacher, il découvrit une trappe, dissimulée avec soin sous des broussailles, la leva, et s’enfonçant au sein de la terre, il disparut à leurs yeux. Tressilian, malgré sa curiosité, hésita un instant à le suivre dans un endroit qui pouvait être une caverne de voleurs, surtout quand il entendit la voix du maréchal, sortant des entrailles de la terre, crier : » Flibbertigibbet, descends le dernier, et aie soin de fermer la trappe.

— En avez-vous assez vu maintenant sur le compte de Wayland Smith ? « demanda le petit espiègle à Tressilian avec un rire moqueur, comme s’il eût remarqué l’hésitation de son compagnon.

« Pas encore, « dit Tressilian avec fermeté ; et surmontant son irrésolution momentanée, il descendit l’étroit escalier auquel conduisait la trappe, et fut suivi par Dickie Sludge, qui ferma la trappe derrière lui, et de la sorte intercepta le peu de lumière qui pouvait entrer. L’escalier n’avait qu’un petit nombre de marches, et aboutissait à une espèce de couloir long de quelques toises, à l’extrémité duquel on apercevait le reflet d’une lumière rouge et lugubre. Arrivé en cet endroit, Tressilian, qui avait mis l’épée à la main, trouva un détour sur la gauche, par lequel il pénétra, lui et le lutin qui le suivait de près, sous un petit caveau carré, contenant une forge allumée avec du charbon de bois, dont la vapeur répandait une odeur insupportable, qui eût été mortelle si l’air n’eût pénétré par quelque ouverture cachée. La clarté répandue par le charbon embrasé et par une lampe suspendue à une chaîne de fer, laissait voir qu’outre une enclume, un soufflet, des tenailles, des marteaux, une grande quantité de fers à cheval tout préparés, et quelques autres outils nécessaires à la profession de maréchal, il y avait aussi des fourneaux, des alambics, des creusets, des cornues, et autres ustensiles d’alchimie. La figure grotesque du maréchal, et les traits hideux mais expressifs de l’enfant, vus à la lumière sombre et douteuse du charbon allumé et de la lampe mourante, étaient en parfaite harmonie avec tout cet appareil mystérieux, et, dans ce siècle de superstition, auraient fait impression sur l’âme de bien des gens.

Mais la nature avait doué Tressilian d’une rare énergie, et son éducation, primitivement bonne, avait été trop perfectionnée par ses études pour qu’il fût accessible à de vaines terreurs. Aussi, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, il demanda de nouveau à l’artiste qui il était, et par quel hasard il le connaissait et l’avait appelé par son nom.

« Votre Honneur peut se rappeler, dit le maréchal, qu’il y a environ trois ans, la veille de la Sainte-Lucie, un jongleur ambulant se présenta dans un certain château du Devonshire et y déploya son adresse devant un respectable chevalier et une compagnie distinguée. Je vois à la figure de Votre Honneur, malgré l’obscurité qui règne ici, que ma mémoire ne m’a pas trompé.

— Tu en as dit assez, » reprit Tressilian en se retournant, comme s’il eût voulu cacher à son interlocuteur les souvenirs pénibles que ces paroles avaient réveillés en lui.

« Le jongleur, poursuivit le maréchal, joua son personnage si habilement, que les paysans et les gentilshommes campagnards le prirent presque pour un magicien ; mais il y eut une demoiselle de quinze ans, ou peu s’en faut, douce, de la plus jolie figure que j’aie jamais vue, dont les joues roses pâlirent et les yeux brillants s’obscurcirent à la vue des prodiges dont elle était témoin.

— Tais-toi, je te l’ordonne, tais-toi, dit Tressilian.

— Je n’ai pas l’intention d’offenser Votre Honneur, reprit Wayland ; mais j’ai lieu de me rappeler comment, pour calmer les terreurs de la jeune personne, vous eûtes la bonté de lui expliquer la manière dont se faisaient ces tours, et déconcertâtes le pauvre jongleur en dévoilant les mystères de son art, avec autant d’habileté que si vous aviez été un de ses confrères. Vraiment, c’était une si belle fille que, pour obtenir un sourire d’elle, un homme aurait…

— Ne parle plus d’elle, je te le défends ! dit Tressilian. Je me rappelle parfaitement la soirée dont tu parles, qui est du petit nombre des soirées heureuses que j’aie jamais connues.

— Elle est donc partie ? » dit le maréchal, interprétant à sa manière le soupir dont Tressilian avait accompagné ces paroles. « Elle est partie ! si jeune, si belle, aimée comme elle l’était !… Je vous demande pardon, je n’aurais pas porté le marteau par là… Je vois que sans le vouloir j’ai enfoncé le clou jusqu’au vif. »

Ces paroles furent prononcées avec une expression de sensibilité âpre et naïve qui disposa favorablement Tressilian à l’égard du pauvre artisan que d’abord il avait jugé avec une sévérité excessive. Mais rien n’attire aussi puissamment l’infortuné qu’une compassion réelle ou apparente pour ses chagrins.

« Je crois me rappeler, » ajouta Tressilian après un moment de silence, « que tu étais alors un joyeux compagnon, en état d’amuser une société par tes chansons, tes contes et ton violon, aussi bien que par tes tours de jongleur : d’où vient que je te trouve aujourd’hui ouvrier laborieux, exerçant ta profession dans un séjour aussi triste et d’une manière si étrange ?

— Mon histoire n’est pas longue, dit l’artiste, mais Votre Honneur ferait bien de s’asseoir pour l’écouter. » En disant ces mots, il approcha du feu un tabouret à trois pieds, et en prit un autre pour lui, tandis que Richard Sludge, dit Flibbertigibbet, comme il appelait l’enfant, s’assit sur un escabeau aux pieds du maréchal, le regardant en face avec une figure qui, à la lueur du feu de la forge, paraissait animée de la plus vive curiosité. « Et toi aussi, lui dit le maréchal, tu apprendras la courte histoire de ma vie, qu’il serait injuste à moi de te cacher. Du reste, autant vaut te la raconter que te la laisser deviner, car la nature n’a jamais renfermé un esprit plus subtil sous une enveloppe plus disgracieuse… Eh bien ! monsieur, si ma pauvre histoire peut vous faire plaisir, je suis à vos ordres… Mais n’accepterez-vous pas une goutte de liqueur ? Je vous assure que, malgré la pauvreté de ma demeure, j’en ai toujours en réserve.

— Laissons cela, dit Tressilian ; mais raconte vite ton histoire, le temps presse.

— Vous ne serez point fâché de ce retard, dit le maréchal ; pendant ce temps-là, votre cheval fera un meilleur repas que celui qu’on lui a fait faire ce matin, ce qui le rendra plus propre à continuer sa route. »

À ces mots l’artiste quitta le caveau, où il rentra quelques minutes après. Nous aussi nous ferons ici une pause pour faire commencer le récit au chapitre suivant.




CHAPITRE XI.

SUITE DU RÉCIT.


Je dis que mon maître est si adroit (mais vous n’apprendrez pas de moi tout ce qu’il a fait de tours, et la part que j’ai prise à ses travaux) que tout le sol sur lequel nous cheminons pour arriver à la ville de Cantorbéry, il peut le retourner sens dessus dessous, et le paver d’or et d’argent.
Le prologue du Yeoman du Chanoine, conte de Cantorbéry, par Chaucer.


L’artiste reprit son récit ainsi qu’il suit :

« J’appris de bonne heure le métier de maréchal, et je connaissais mon art aussi bien qu’aucun compagnon au tablier de cuir et au visage noirci. Mais je me lassai de faire résonner le marteau sur l’enclume, et me lançai dans le monde, où je fis la connaissance d’un célèbre jongleur qui, s’étant aperçu que ses doigts étaient devenus trop roides pour les tours de passe-passe, désirait avoir un aide ou apprenti. Je le servis pendant six ans, et je devins passé maître dans cette nouvelle profession. Je m’en rapporte à Votre Honneur, dont le jugement ne peut être révoqué en doute : ne faisais-je pas les tours de gibecière avec quelque adresse ?

— Parfaitement, répondit Tressilian ; mais soyez bref.

— Peu de temps après que j’eus donné mes représentations chez sir Hugh Hobsart, en votre présence, j’embrassai la carrière du théâtre, et j’avais figuré bravement avec les plus fameux acteurs, au Taureau-Noir, au Globe, à la Fortune et dans les autres théâtres ; mais je ne sais comment… les pommes furent si abondantes cette année, que les spectateurs des galeries à deux pences n’en mangeaient jamais qu’une bouchée et jetaient le reste à l’acteur qui se trouvait en scène. Cela me dégoûta du métier ; je renonçai à ma demi-part dans la société ; je léguai à mes camarades mon clinquant, mes brodequins et ma garde-robe et je montrai les talons au théâtre.

— Fort bien ; mais que devîntes-vous ensuite ?

— Je devins moitié associé, moitié domestique d’un homme riche de science, mais pauvre d’argent, qui faisait le métier de médecin.

— En d’autres termes, dit Tressilian, tu étais le paillasse d’un charlatan.

— Quelque chose de plus, s’il vous plaît, mon bon monsieur Tressilian ; car, pour dire la vérité, notre pratique était d’une nature fort hasardeuse, et les remèdes que j’avais appris à connaître dans mes premières études pour les appliquer aux chevaux, servaient souvent aux hommes qui tombaient entre nos mains. Mais les germes de toutes les maladies sont les mêmes, et si la térébenthine, le goudron, la poix et le suif, mêlés avec du curcuma, de la gomme et une gousse d’ail, peuvent guérir un cheval qui a été blessé par un clou, je ne vois pas pourquoi la même chose n’opérerait pas de la même manière sur un homme qui a été blessé d’un coup d’épée. Cependant la science de mon maître s’étendait plus loin que la mienne et embrassait des matières plus délicates. Ce n’était pas seulement un hardi praticien en médecine, mais encore, le cas échéant, un adepte qui lisait dans les astres et prédisait aux gens ce qui devait leur arriver, par le moyen de la généthliologie, ou de toute autre manière. Profond chimiste, il savait distiller les simples, avait fait plusieurs essais pour fixer le mercure, et se croyait bien près de trouver la pierre philosophale. J’ai encore un programme de lui sur ce sujet, et si vous le comprenez, monsieur, c’est que vous en savez plus long non seulement que tous ceux qui l’ont lu mais même que celui qui l’a écrit. »

Il remit alors à Tressilian un rouleau de parchemin où étaient tracés en haut, en bas, et sur les marges, les signes des sept planètes soigneusement entremêlés de caractères talismaniques arabes, grecs et hébreux. Au milieu étaient quelques vers latins, d’un auteur cabalistique, écrits si nettement que l’obscurité du lieu n’empêcha nullement Tressilian de les lire. Voici quelle était la teneur de cette composition originale :

« Si fixum solvas, faciasque volare solutum,
Et volucrem figas, facient tevicere tutum ;
Si pariat ventum, ralet auri pondere centum.
Ventus ubi vult spirat… Capiat qui capere potest

[72].

« Tout ce que je puis comprendre à ce jargon, ce sont les derniers mots, qui semblent vouloir dire : Devine qui pourra.

— C’est précisément le principe que mon digne ami Doboobie a toujours mis en pratique, reprit le forgeron, jusqu’à ce que, dupé par sa propre imagination et infatué de son savoir en chimie, il se mit à dépenser, en s’abusant lui-même, l’argent qu’il avait gagné en abusant les autres. Je n’ai jamais pu savoir s’il découvrit par hasard ou fit construire exprès ce laboratoire secret où il se renfermait d’ordinaire loin de ses pratiques et de ses disciples, qui croyaient sans doute que ses longues et mystérieuses absences de sa résidence ordinaire à Faringdon étaient occasionnées par ses études dans les sciences mystiques ou ses relations avec le monde invisible. Il essaya aussi de me tromper ; mais quoique je n’en fisse pas semblant, il vit que je connaissais trop ses secrets pour être plus long-temps un compagnon sûr pour lui. Cependant son nom devint fameux, ou plutôt infâme, et la plupart des personnes qui venaient le consulter, le faisaient dans la persuasion qu’il était sorcier. Ses progrès supposés dans les sciences occultes lui attiraient aussi les secrètes visites d’hommes trop puissants pour être nommés, et dont il serait trop dangereux de faire connaître les projets. On le maudissait, on le menaçait, et moi, aide innocent de ses études, on me donna le surnom de Messager du Diable, ce qui me valait une volée de pierres chaque fois que je me montrais dans les rues du village. Enfin mon maître disparut un beau jour en me disant qu’il allait visiter son laboratoire, le même que vous voyez, en me défendant de venir l’y troubler de deux jours. Quand ce laps de temps fut écoulé, je conçus des inquiétudes, et je vins ici, où je trouvai le feu éteint et tous ces ustensiles sens dessus dessous, avec une note de la main de Doboobie, comme il avait coutume de se nommer lui-même. Par cette note il m’annonçait que, ne devant plus nous revoir, il me léguait son appareil chimique et le parchemin que je vous ai montré tout à l’heure, en me conseillant de suivre ponctuellement les instructions secrètes qu’il contenait, et qui devaient me conduire infailliblement à la découverte du grand œuvre.

— Et suivis-tu ce sage conseil ? dit Tressilian.

— Non, monsieur ; car étant prudent et soupçonneux de ma nature, et connaissant d’ailleurs le personnage à qui j’avais affaire, je fis tant de perquisitions avant d’allumer le feu, que je finis par découvrir un petit baril de poudre qu’il avait caché sous ce fourneau, dans l’espoir, sans doute, qu’aussitôt que je commencerais le grand œuvre de la transmutation des métaux, l’explosion transmuterait le souterrain et tout ce qu’il renfermait en un monceau de ruines qui me servirait de tombeau. Cette découverte me dégoûta de l’alchimie, et je serais bien volontiers retourné à l’honnête marteau et à l’enclume ; mais qui eût voulu faire ferrer son cheval par le messager du diable ? Cependant j’avais gagné l’amitié de l’honnête Flibbertigibbet que voici, tandis qu’il était à Faringdon avec son maître le savant Erasmus, en lui enseignant quelques petits secrets, de ceux qui plaisent aux enfants de son âge. Or, après avoir long-temps délibéré ensemble, nous convînmes que, puisque je ne pouvais me procurer des pratiques par les voies ordinaires, j’essaierais d’en recruter parmi les paysans grossiers et ignorants en spéculant sur leurs sottes frayeurs, et, grâce à Flibbertigibbet qui a étendu ma réputation, je n’ai pas manqué d’ouvrage. Mais c’est l’acheter au prix de trop de risques, et je crains d’être à la fin arrêté comme sorcier : aussi quitterai-je ce souterrain aussitôt que je pourrai trouver quelque homme respectable qui me protège contre la fureur de la populace, dans le cas où l’on viendrait à me reconnaître.

— Et connais-tu parfaitement les routes de ce pays ? demanda Tressilian.

— Il n’est pas un de leurs arbres que je ne reconnusse par la nuit la plus noire, » répondit Wayland Smith ; car c’était le nom que s’était donné cet adepte.

« Tu n’as sans doute pas de cheval.

— Pardonnez-moi. J’en ai un aussi bon que jamais franc tenancier en monta, et j’oubliais de vous dire que c’était la meilleure portion de l’héritage du savant docteur, excepté pourtant deux ou trois recettes médicales que je me suis appropriées à son insu et bien contre sa volonté.

— Alors va te laver et te raser, dit Tressilian ; habille-toi du mieux que tu pourras, en ayant soin de mettre de côté tout ce grotesque accoutrement : si tu es discret et fidèle, tu me suivras pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’on ait oublié tes extravagances. Tu as, je crois, de l’adresse et du courage ; il se peut que dans ma position je me trouve avoir besoin de l’un et de l’autre. »

Wayland Smith accepta cette proposition avec empressement, et protesta de son dévouement à son nouveau maître. En peu de minutes il y eut une telle métamorphose dans son air extérieur, tant par le changement de ses vêtements que par l’arrangement de sa barbe et de sa chevelure, que Tressilian ne put s’empêcher d’observer qu’il n’avait guère besoin de protecteur, vu qu’aucune de ses anciennes connaissances ne pourrait le reconnaître maintenant.

« Mes débiteurs ne voudraient pas me payer, » dit Wayland en hochant la tête, « mais mes créanciers de toute espèce ne seraient pas aussi faciles à aveugler ; et, en vérité, je ne me croirais pas en sûreté si je n’étais sous la protection d’un homme de votre naissance et de votre rang.

En disant ces mots il sortit de la caverne avec Tressilian. Il appela ensuite à haute voix le petit lutin qui, après avoir tardé un instant à monter, parut avec des harnais. Wayland ferma alors et couvrit avec soin la trappe, en observant qu’elle pourrait un jour lui être encore utile, et que d’ailleurs les ustensiles avaient quelque valeur. Un coup de sifflet fit venir de lui-même près de lui un cheval qui paissait tranquillement dans le voisinage, et qui était accoutumé à répondre à ce signal. Tandis qu’il le sellait, Tressilian sanglait le sien, et au bout de quelques minutes ils furent tous les deux prêts.

Dans ce moment Sludge s’approcha pour leur dire adieu.

« Vous allez donc me quitter, mon ancien camarade de tours, dit l’enfant, et nous n’aurons plus le plaisir de rire de la frayeur de ces poltrons de paysans que j’amenais ici pour faire ferrer leurs chevaux par le diable et ses suppôts !

— C’est comme cela, dit Wayland, il faut que les meilleurs amis se quittent, Flibbertigibbet ; mais, mon garçon, sois-en sûr, tu es la seule chose que je regrette de laisser derrière moi dans la vallée de White-Horse.

— Pourtant je ne vous dis pas adieu, dit Richard Sludge, car vous assisterez sans doute à ces belles fêtes, et j’y viendrai aussi ; oui, si Domine Holyday ne m’y mène pas, par la lumière du ciel que je n’ai jamais vue éclairer ce souterrain, je m’y rendrai tout seul.

— À la bonne heure, dit Wayland ; mais, je t’en prie, ne fais pas de folie.

— Bon ! vous voudriez me traiter comme un enfant ordinaire, et me faire sentir le danger de marcher sans lisières. Mais avant que vous soyez à un mille de ces pierres, vous apprendrez, à n’en plus douter, qu’il y a en moi du lutin encore plus que vous ne croyez ; et j’arrangerai les choses de façon que si vous savez en profiter, vous pourrez tirer parti de mon espiéglerie.

— Et que penses-tu faire, mon garçon ? » dit Tressilian. Mais Flibbertigibbet se contenta de répondre par une grimace et une cabriole ; puis leur disant adieu et les exhortant à s’éloigner le plus promptement possible, il leur en donna l’exemple, en courant vers le hameau avec la même rapidité qui lui avait fait braver peu auparavant les poursuites de Tressilian.

« Il serait inutile de le poursuivre, dit Wayland Smith, à moins que Votre Honneur n’ait le talent d’attraper les alouettes à la course : d’ailleurs à quoi cela servirait-il ? Le mieux est de nous éloigner promptement, comme il nous le conseille. »

Ils montèrent donc sur leurs chevaux et commencèrent à avancer d’un bon pas, aussitôt que Tressilian eut expliqué à son guide la route qu’il désirait suivre.

Ils avaient fait près d’un mille, quand Tressilian, surpris de l’extrême vivacité de son cheval, ne put s’empêcher de faire remarquer à son compagnon qu’il avait plus d’ardeur que lorsqu’il l’avait monté le matin.

« Vous vous en êtes aperçu ? dit Wayland en souriant ; c’est l’effet d’un secret à moi connu. J’ai mêlé avec une poignée d’avoine quelque chose qui dispensera Votre Honneur de se servir de l’éperon au moins pendant six heures. Vous le voyez, je n’ai pas étudié la médecine et la pharmacie pour rien.

— J’espère que vos drogues ne feront pas de mal à mon cheval ?

— Pas plus que le lait de la jument qui l’a nourri, » répondit l’artiste. Il commençait à s’étendre sur l’excellence de sa recette, quand il fut interrompu par une explosion aussi bruyante, aussi épouvantable que celle qui fait sauter les remparts d’une ville assiégée. Les chevaux firent un écart et les cavaliers ne furent pas moins surpris, ils se retournèrent, et comme ils regardaient dans la direction de ce coup de tonnerre, ils aperçurent, au dessus même de l’endroit qu’ils venaient de quitter, une épaisse colonne de fumée qui s’élevait au milieu de l’azur de l’atmosphère. « Adieu mon atelier ! » dit Wayland, qui devina sur-le-champ la cause de l’explosion. « Quelle folie de ma part de parler des intentions charitables du docteur, à l’égard de ma retraite, devant ce démon de Flibbertigibbet ! J’aurais du me douter qu’il ne tarderait pas à se passer cette fantaisie. Mais pressons nos chevaux, car la détonnation va faire accourir tout le peuple de ce côté. »

En disant cela, il donna de l’éperon à sa monture, et Tressilian ayant aussi poussé la sienne, ils avancèrent en toute hâte.

« Voilà donc le tour que nous promettait ce petit lutin ! dit Tressilian ; pour peu que nous nous fussions arrêtés près de la caverne, nous étions victimes de cette gentillesse.

— Il nous aurait prévenus, dit Wayland ; je l’ai vu se retourner plusieurs fois, pour voir si nous nous éloignions : c’est un diable pour la malice, et pourtant ce n’est pas un méchant diable. Il serait trop long de vous raconter comment j’ai fait sa connaissance, et combien de tours il m’a joués. Il m’a aussi rendu bien des services, surtout en m’amenant des pratiques ; car c’était pour lui un grand plaisir de les voir trembler de peur, derrière le buisson, lorsqu’ils entendaient le bruit du marteau. Je crois que dame Nature en mettant une double dose de cervelle dans cette tête grotesquement construite, lui a donné la faculté de s’égayer des malheurs des autres, comme elle a ménagé à ceux-ci le plaisir de rire de sa laideur.

— Cela peut bien être, dit Tressilian ; ceux qui se trouvent en dehors de la société par la bizarrerie de leur extérieur, s’ils ne haïssent pas le reste de l’humanité, sont du moins disposés à se divertir des malheurs et des afflictions d’autrui.

— Mais Flibbertigibbet, reprit Wayland, a des qualités qui rachètent son penchant à la malice ; car il est aussi fidèle dans ses attachements qu’il est mauvais pour les étrangers ; j’ai, comme je vous l’ai dit, de bonnes raisons pour parler ainsi. »

Tressilian ne poussa pas plus loin la conversation, et ils continuèrent leur route vers le Devonshire, sans autre accident jusqu’au moment où ils descendirent dans une hôtellerie de Marlborough, ville célèbre depuis pour avoir donné son nom au plus grand capitaine, excepté un[73], que l’Angleterre ait jamais produit. Là nos deux voyageurs purent se convaincre par eux-mêmes de la vérité de deux proverbes, savoir : « que les mauvaises nouvelles ont des ailes, » et « que ceux qui écoutent aux portes entendent rarement dire du bien d’eux. »

La cour de l’auberge où ils s’arrêtèrent était dans une sorte de combustion, si bien qu’ils eurent de la peine à trouver un homme ou un enfant pour prendre soin de leurs chevaux, tant les gens de la maison étaient occupés de nouvelles qui passaient de bouche en bouche ! Ils furent quelque temps sans pouvoir découvrir de quoi il s’agissait ; à la fin ils reconnurent que les choses les touchaient de près.

« Ce que c’est ? monsieur, ce que c’est ? » répondit enfin le garçon d’écurie aux questions répétées de Tressilian ; « vraiment je le sais à peine moi-même. Pourtant il vient de passer tout à l’heure un voyageur qui prétend que le diable a emporté ce matin avec lui, dans un tourbillon de flamme et de fumée, celui qu’on appelait Wayland Smith, et qui demeurait à environ trois milles de White-Horse dans le Berkshire : il paraît aussi que son repaire, qui était près du grand rond de pierre, a été déraciné de telle façon qu’il n’en reste pas plus de trace que s’il n’eût jamais existé.

— Ma foi tant pis, » dit un vieux fermier, « car ce Wayland Smith, qu’il fût ou non le compère du diable, connaissait bien les maladies des chevaux, et il est à craindre que le farcin ne se répande dans tous les coins du pays, si Satan ne lui a pas donné le temps de laisser son secret à quelqu’un.

— Vous avez raison, » dit à son tour le garçon d’écurie ; « j’ai conduit moi-même un cheval à Wayland Smith, et je puis vous assurer qu’il damait le pon à tous les maréchaux du pays.

— L’avez-vous vu ? » dit dame Alison Crane, ou Grue, maîtresse de l’auberge qui avait pour enseigne l’oiseau dont elle portait le nom, espèce de virago qui daignait honorer du titre d’époux le propriétaire de la maison, personnage insignifiant, dont la démarche incertaine, le long cou, la nullité craintive devant madame, étaient parfaitement d’accord avec son nom.

En cette occasion le pauvre diable se hasarda à répéter la question de sa femme… « As-tu vu le diable, Jack Hostler[74] ?

— Et quand je l’aurais vu, monsieur Crane, qu’auriez-vous à dire ? » répondit Jack. Car, ainsi que tout le reste de la maison, encouragé par l’exemple de la maîtresse, Jack montrait fort peu de respect à son maître.

« Oh ! rien, » répondit le pacifique M. Crane ; « seulement si vous avez vu le diable, je serais bien aise de savoir comment il est fait.

— Vous le saurez un jour, monsieur Crane, » répondit sa moitié, « si vous ne changez de conduite, et si vous négligez ainsi vos affaires pour vous amuser à bavarder… Mais, sérieusement, Jack, je serais charmée de savoir à quoi ressemblait cet égrillard de démon.

— C’est en conscience ce que je ne puis vous dire, » répondit d’un ton plus respectueux le garçon d’écurie ; « car je ne l’ai jamais vu.

— Et comment as-tu fait ton affaire, dit Gaffer Grimesby, si tu ne l’as pas vu ?

— J’ai pris un maître d’école pour écrire la maladie du cheval, et je suis parti ayant pour guide le plus mauvais sujet d’enfant qu’il y ait jamais eu.

— Et que t’a-t-il donné ?… A-t-il guéri ton cheval ? » Telles furent les questions qui partirent à la fois de toutes les parties de l’assemblée.

« Comment pourrais-je vous le dire ? répondit le garçon d’écurie ; seulement cela avait une odeur et un goût (car j’ai été assez hardi pour en mettre gros comme un pois dans ma bouche), cela, dis-je, avait une odeur et un goût comme de la corne de cerf et de la Sabine mêlées avec du vinaigre ; mais jamais ces deux drogues n’ont guéri aussi promptement un cheval. Ah ! j’ai bien peur que, si Wayland est parti, nos chevaux et notre bétail ne se tirent plus aussi facilement d’affaire. »

L’orgueil du talent, qui certainement n’a pas moins d’influence sur l’homme que tout autre orgueil, agit en cette occasion si puissamment sur Wayland que, malgré le danger qu’il y avait pour lui à se faire reconnaître, il ne put s’empêcher de lancer à Tressilian un coup d’œil d’intelligence accompagné d’un sourire mystérieux où éclatait sa joie de voir sa science vétérinaire reconnue d’une manière aussi évidente. Cependant la conversation continuait.

« Quoi qu’il en soit, » dit un grave personnage vêtu de noir, qui était avec Gaffer Grimesby, « il vaut mieux que nous périssions du mal que Dieu nous envoie que d’avoir le diable pour médecin.

— C’est fort juste, dit dame Crane, et je m’étonne que Jack expose son âme pour la guérison d’un cheval.

— Vous avez raison, madame ; mais le cheval était à mon maître, et, s’il avait été à vous, je crois que vous ne m’eussiez guère ménagé si j’avais fait mine d’avoir peur du diable lorsque le pauvre animal était dans un pareil état. Au reste, c’est l’affaire du clergé, chacun a sa besogne, dit le proverbe : le ministre a son livre de prières, et le palefrenier a son étrille.

— Il faut en convenir, dit dame Crane, Jack parle en bon chrétien et en fidèle serviteur qui n’épargne ni corps ni âme pour le service de son maître. Au surplus, le diable a emporté notre homme fort à propos ; car un constable du canton est venu ici ce matin chercher le vieux Gaffer Pinniewinks, le grand juge des sorcières, afin d’aller avec lui dans la vallée de White-Horse, pour arrêter ce Wayland et le mettre à la question. J’ai aidé moi-même Pinniewinks à aiguiser ses pinces et son poinçon, et j’ai vu le mandat d’arrêt du juge Blindas.

— Bah ! bah ! le diable se moque bien de blindas et de son mandat, du constable et du chercheur de sorcières, » dit la vieille Cranck, blanchisseuse papiste. « La chair de Wayland ne sentira pas plus le poinçon de Pinniewinks qu’une fraise de batiste ne sent la pointe d’un fer à repasser. Mais dites-moi, mes braves gens, si ce diable a eu jamais assez de pouvoir pour enlever vos maréchaux et vos savants, lorsque les bons abbés d’Abingdon possédaient leurs biens ? Par Notre-Dame ! non ! Ils avaient leurs cierges, leur eau bénite et leurs reliques, enfin tout ce qu’il faut pour chasser les plus mauvais démons. Dites à vos pasteurs hérétiques d’en faire autant… Mais les nôtres étaient des hommes à ressources.

— C’est très vrai, dame Cranck, dit le palefrenier. Ainsi parlait Simpkins de Simonburn quand le curé cajolait sa femme. « Ce sont des hommes à ressources, » disait-il.

— Tais-toi, mauvaise langue ; il sied bien à un palefrenier, à un hérétique de ton espèce, de parler ainsi des prêtres catholiques.

— En vérité, non, répondit l’homme du râtelier ; et comme vous-même ne valez guère maintenant qu’ils s’occupent de vous, qu’ils s’en soient ou non occupés dans vos beaux jours, je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de les laisser là. »

À cette dernière riposte, dame Cranck pensa étouffer de colère, et commença une horrible imprécation contre Jack. Tressilian et son compagnon de voyage profitèrent du tumulte pour se retirer dans la maison.

Ils ne furent pas plus tôt entrés dans une chambre particulière, où le bonhomme Crane lui-même s’était empressé de les introduire, que Wayland Smith profita, pour donner carrière à son amour-propre, du moment où le digne et complaisant hôte était sorti pour aller leur chercher du vin et quelques restaurants.

« Vous voyez, monsieur, dit-il, que je ne vous ai pas fait un conte en vous assurant que je connaissais à fond le grand art du forgeron ou du maréchal, ainsi que l’appellent les Français pour l’honorer. Ces chiens de palefreniers qui, après nous, sont les meilleurs juges en pareille matière, savent quel cas on doit faire de mes médicaments. Je vais prendre à témoin M. Tressilian, que ce n’est que la voix de la calomnie et la main de la violence qui m’ont arraché d’un endroit où je remplissais des fonctions également utiles et honorables.

— J’en suis témoin, mon ami, mais je réserve ma déposition pour un temps plus opportun ; à moins pourtant que vous ne croyiez essentiel pour votre réputation de passer par l’épreuve du feu comme votre dernière demeure ; car vous voyez que vos meilleurs amis eux-mêmes ne peuvent voir en vous qu’un sorcier.

— Que le ciel leur pardonne de confondre la science avec la magie que condamnent les lois ! Je crois qu’un homme peut être aussi habile, et même plus habile que le meilleur chirurgien qui ait jamais soigné les chevaux, sans être pour cela un sorcier.

— À Dieu ne plaise ! dit Tressilian ; mais tais-toi pour le moment, car voici l’hôte qui vient suivi d’un de ses moindres employés. »

Tout le monde dans l’auberge, sans en excepter la dame Crane elle-même, avait été tellement occupé de l’histoire de Wayland Smith et des relations de plus en plus merveilleuses qui arrivaient de tous côtés, que Crane, malgré toute l’envie qu’il avait de bien servir ses hôtes, n’avait pu obtenir d’autre assistance que celle d’un apprenti sommelier, âgé d’environ douze ans, qui s’appelait Sampson.

— Je voudrais, » dit le bonhomme à ses hôtes en mettant sur la table un flacon de vin des Canaries, et en leur promettant de leur envoyer à manger bientôt après ; « je voudrais que le diable eût emporté ma femme et tous mes domestiques, au lieu de ce Wayland qui, je le déclare, malgré tout ce qu’on peut dire, était bien moins digne de l’honneur que Satan lui a fait.

— Je suis de votre avis, mon brave, répondit Wayland Smith, et là-dessus je bois à votre santé.

— Ce n’est pas que je prétende justifier quiconque trafique avec le diable, » dit l’hôte après avoir fait raison à Wayland ; « mais c’est que… avez-vous jamais bu de meilleur vin, mes maîtres ?… mais c’est que, dis-je, il vaudrait mieux avoir affaire à une douzaine de coquins fieffés comme ce Wayland, qu’à un diable incarné qui prend possession de votre maison et de votre intérieur, de votre lit et de votre table. «

Les doléances du pauvre diable furent interrompues en ce moment par la voix aiguë de sa moitié qui l’appelait de la cuisine et qu’il courut rejoindre sur-le-champ, après avoir demandé pardon à ses hôtes. Il ne fut pas plus tôt parti que Wayland Smith exprima par les épithètes les plus flétrissantes son propre mépris pour un imbécile qui se laissait ainsi mener par sa femme ; il ajouta que, si ce n’eût été pour les chevaux, qui avaient besoin de repos et de nourriture, il eût conseillé à son digne maître, M. Tressilian, de pousser phis loin, plutôt que de payer un écot à un sot, à un benêt, à une poule mouillée comme ce Gaffer Crane.

L’arrivée d’un bon plat de jarrets de bœuf et de lard adoucit un peu la mauvaise humeur de l’artiste, qui se dissipa entièrement à la vue d’un magnifique chapon, rôti avec tant de délicatesse que la barde, suivant l’expression de Wayland, en était aussi juteuse que le lis mouillé par la rosée de mai. Gaffer Crane et son excellente moitié devinrent alors à ses yeux des personnes industrieuses, empressées et complaisantes à l’excès.

Conformément aux usages du temps, le maître et son serviteur s’assirent à la même table ; mais ce dernier observa avec regret que Tressilian faisait peu d’honneur au repas. Il se rappela la peine qu’il lui avait faite en lui parlant de la jeune fille dans la compagnie de laquelle il l’avait vu pour la première fois ; mais craignant de toucher une corde aussi délicate, il préféra attribuer son manque d’appétit à une autre cause.

« Ces mets sont peut-être trop grossiers pour votre palais, » dit-il au moment où le dernier membre du chapon disparaissait sous sa fourchette ; « mais si vous aviez demeuré aussi long-temps que moi dans le souterrain que Flibbertigibbet a transporté dans une région supérieure, et dans lequel j’osais à peine faire cuire mes aliments, de peur que la fumée ne me trahît, vous feriez plus de fête à un chapon gras.

— Si ce mets te plaît, dit Tressilian, j’en suis charmé : mais dépêche-toi, si tu peux ; car cet endroit n’est pas sûr pour toi, et mes affaires exigent que nous fassions du chemin. »

En conséquence ils ne donnèrent à leurs chevaux que le temps absolument nécessaire à leur repas, et ils poursuivirent leur voyage, à marche forcée, jusqu’à Bradford, où ils passèrent la nuit.

Le lendemain matin ils se remirent en route de bonne heure ; mais pour ne pas fatiguer le lecteur par des détails superflus, nous terminerons en disant qu’ils traversèrent, sans aventures, les comtés de Wiltshire et de Sommerset, et que le troisième jour après que Tressilian eut quitté Cumnor, ils arrivèrent à midi au château de sir Hugh Robsart, appelé Lidcote-Hall, situé sur les frontières du Devonshire.




CHAPITRE XII.

LE CHÂTEAU DE ROBSART.


Hélas ! la fleur de votre maison a été emportée par le vent vers d’autres cieux.
Joanna Baillie. Légende de famille.


L’ancien château de Lidcote-Hall était situé près du village du même nom, et touchait à la vaste forêt d’Exmoor, peuplée de gibier de toute espèce, où d’anciens privilèges appartenant à la famille Robsart donnaient à sir Hugh le droit de se livrer à la chasse, son amusement favori. Ce vieil édifice, à l’aspect vénérable, était peu élevé et occupait une étendue de terrain considérable qui était entourée d’un fossé profond. Les approches et le pont-levis étaient défendus par une vieille tour octogone, bâtie en briques, mais si couverte de lierre et d’autres plantes grimpantes, qu’il était difficile de découvrir avec quels matériaux elle avait été construite. Les angles de cette tour étaient décorés chacun d’une tourelle de grandeur et de forme particulières, ce qui leur donnait un aspect bien différent de la monotonie de ces boîtes à poivre que l’architecture gothique moderne emploie pour le même objet. Une de ces tourelles était carrée et contenait l’horloge du château ; mais cette horloge était alors arrêtée, circonstance qui frappa d’autant plus Tressilian que le bon vieux chevalier, entre autres manies fort innocentes, avait celle de vouloir connaître la mesure exacte du temps ; ridicule assez ordinaire à ceux qui en ont beaucoup à leur disposition et qui le trouvent lent à s’écouler. Ainsi, nous voyons les marchands s’amuser à faire l’inventaire de leurs marchandises à l’époque où il leur vient le moins de demandes.

On entrait dans la cour du vieux manoir par un passage voûté, pratiqué sous la tour dont nous venons de parler ; le pont-levis était alors baissé, et un des battants de la porte garnie de fer était négligemment ouvert. Tressilian traversa précipitamment le pont-levis, entra dans la cour, et commença à appeler à haute voix les domestiques par leurs noms. Pendant quelque temps il n’obtint de réponse que des échos et des chiens de chasse, dont le chenil, situé à peu de distance du château, était entouré du même fossé. Enfin, Will Badger, vieux serviteur, favori du chevalier, qui remplissait à la fois près de lui les fonctions de garde-du-corps et de surintendant de ses chasses, fit son apparition dans la cour. Le vieux forestier montra une grande joie quand il reconnut Tressilian.

« Que le Seigneur vous protège, monsieur Tressilian, dit-il ; est-ce vous en chair et en os ? Votre arrivée va peut-être faire quelque bien à sir Hugh, car tout le monde y perd sa science, c’est-à-dire moi, le vicaire et M. Mumblazen.

— Sir Hugh est-il donc plus mal que quand je suis parti ? demanda Tressilian.

— Plus mal de corps, non… il est beaucoup mieux, répliqua le domestique ; mais toujours le même trouble dans son esprit… Il mange et boit comme à l’ordinaire, mais il ne dort pas, ou plutôt il ne s’éveille jamais ; car il est toujours dans une sorte d’engourdissement qui n’est ni le sommeil ni la veille. Dame Swineford pensait que c’était une espèce de paralysie… mais non, lui dis-je, non, c’est le cœur, c’est le cœur.

— Ne peux-tu stimuler son esprit par quelqu’un de ses amusements ordinaires ? dit Tressilian.

— Il a complètement délaissé ses anciens passe-temps, dit Will Badger ; il ne veut plus toucher ni trictrac ni galet… il ne regarde plus le gros livre des armoiries avec M. Mumblazen. J’avais laissé l’horloge s’arrêter, pensant qu’il éprouverait quelque émotion de ne plus entendre sonner les heures, car vous savez, monsieur Edmond, qu’il aimait singulièrement à les compter ; mais il n’a pas dit un mot à ce sujet, et il n’en dirait pas davantage quand je remonterais le vieux carillon. Je m’avisai aussi de marcher sur la queue de Bungay, et vous savez ce que m’eût valu autrefois un pareil tour ; mais il n’a pas plus fait attention aux cris de la pauvre bête que si c’eût été une chouette perchée sur une cheminée.

— Tu me diras le reste quand nous serons entrés, Will ; en attendant, fais conduire cet homme à l’office, et qu’on le traite avec égard… c’est un homme de l’art.

— Je voudrais que son art fût la magie blanche ou noire, pour qu’il pût nous être utile. Oh ! Tom Butler, aie soin de cet homme de l’art… et veille à ce qu’il ne te vole pas tes cuillers, mon garçon, » ajouta-t-il à voix basse, en s’adressant au sommelier qui se montra à une fenêtre du rez-de-chaussée. « J’ai connu des gens à la mine aussi honnête qui avaient assez d’art pour le faire. »

Il introduisit alors Tressilian dans une salle basse, et alla voir dans quel état était son maître, de peur que le retour inattendu de son pupille chéri, de son fils adoptif, ne l’affectât trop vivement. Il revint bientôt après, et dit que sir Hugh était assoupi dans son fauteuil, et que, aussitôt qu’il serait éveillé, M. Mumblazen le ferait savoir à M. Tressilian.

« Mais ce sera un grand hasard s’il vous reconnaît, dit l’écuyer, car il a oublié les noms de tous les chiens de sa meute. Je crus, il y a environ une semaine, qu’il allait se mieux porter ; « Vous me sellerez demain le vieux Sorrel, » me dit-il tout-à-coup, après avoir bu son coup du soir dans un grand gobelet d’argent, « et vous mènerez les chiens sur la colline de Hazelhurtz. » Nous étions tous joyeux et nous sortîmes avec lui de bon matin. Il entra en chasse comme à l’ordinaire ; mais il ne dit pas un mot, si ce n’est que le vent était du sud et que la piste tiendrait. Puis, avant qu’on eût découplé les chiens, il se mit à regarder autour de lui, comme un homme qui s’éveille au milieu d’un rêve, tourna bride et reprit la route du château, nous laissant les maîtres de chasser, pour notre compte, si cela nous convenait.

— Voilà un triste récit, Will, reprit Tressilian, mais Dieu nous assistera, puisque l’homme n’y peut rien.

— Vous ne nous apportez donc pas de nouvelles de notre jeune maîtresse ? Mais qu’ai-je besoin de vous questionner ? votre figure en dit assez. J’avais toujours espéré que si quelqu’un pouvait trouver sa piste, ce serait vous. Tout est donc fini ! Mais si jamais ce Varney se trouve à portée de mon arbalète, je lui enverrai une flèche qui ne le manquera pas ; j’en jure par le pain et le sel. »

Comme il parlait, la porte s’ouvrit et M. Mumblazen parut. C’était un vieux gentilhomme, maigre, dont les joues ridées ressemblaient à des pommes qui ont passé l’hiver ; ses cheveux gris étaient cachés en partie sous un petit bonnet à forme élevée et conique, semblable aux paniers de fraises que les fruitiers de Londres étalent devant leurs boutiques. Il était trop sentencieux pour dépenser beaucoup de paroles à saluer quelqu’un ; il se contenta donc d’accueillir Tressilian par un signe de tête et un serrement de main, et l’invita à le suivre dans la grande chambre de sir Hugh, où se tenait habituellement le vieux chevalier. Will Badger les accompagna sans qu’on le lui dît, curieux de voir si l’arrivée de Tressilian ferait sortir son maître de son état d’apathie.

Le parloir où ils trouvèrent sir Hugh Robsart de Lidcote était une vaste salle décorée d’instruments et de trophées de chasse ; auprès de la cheminée, au dessus de laquelle étaient suspendues une épée et une armure complète que la rouille avait ternies, était assis le bon vieillard, homme de haute stature, chez qui l’habitude des exercices violents avait toujours entretenu une corpulence raisonnable. Il sembla à Tressilian que pendant le peu de semaines qu’avait duré son absence, la léthargie dont son vieil ami paraissait attaqué avait accru son embonpoint. Ce qu’il y a de certain c’est qu’elle avait remarquablement affaibli la vivacité de ses yeux, qui suivirent d’abord M. Mumblazen quand il entra, jusqu’à un grand pupitre de chêne sur lequel un énorme volume était ouvert, puis s’arrêtèrent comme incertains sur l’étranger qui l’accompagnait. Le ministre, vieil ecclésiastique qui avait été persécuté du temps de la reine Marie, était assis, un livre à la main, dans un autre coin de l’appartement. Il salua aussi Tressilian avec un air de tristesse, et mit de côté le volume qu’il tenait, pour observer l’effet que sa vue produisait sur le malheureux vieillard.

À mesure que Tressilian, les yeux remplis de larmes, s’approchait du père de celle qui lui avait été promise pour épouse, la raison de sir Hugh semblait reprendre le dessus. Il poussa un long soupir, comme un homme qui sort d’un état de stupeur, ouvrit ses bras sans dire un mot, et quand Tressilian s’y précipita il le serra contre son sein.

« Il reste donc encore quelque chose qui m’attache à la vie ! » telles furent les premières paroles qu’il fit entendre ; et comme il prononçait ces mots, il donna cours à ses sentiments en versant un déluge de larmes qui inondèrent ses joues brûlées du soleil et sa longue barbe blanche.

« Je n’aurais jamais cru, dit Will Badger, que j’aurais à remercier Dieu de voir mon maître pleurer ; mais je le fais en ce moment, quoique je sois prêt à pleurer aussi.

— Je ne te ferai aucune question, dit le vieux chevalier, aucune, Edmond… Sans doute tu ne l’as pas trouvée, ou, si tu l’as trouvée, ce sera telle qu’il vaudrait mieux l’avoir perdue. »

Tressilian fut incapable de répondre autrement qu’en se couvrant le visage de ses mains.

« C’en est assez… c’en est assez… Mais ne la pleure pas, Edmond. J’ai sujet de la pleurer, moi ; elle était ma fille… Mais toi tu as sujet de te réjouir de ce qu’elle n’est pas devenue ta femme… Grand Dieu ! tu sais mieux que nous ce qui nous convient… C’était ma prière de tous les soirs de demander que je visse Edmond et Amy unis par le mariage… Si ce vœu avait été exaucé, ma douleur en serait aujourd’hui bien plus amère.

— Consolez-vous, mon ami, » dit le ministre en s’adressant à sir Hugh ; « il est impossible que votre fille, cet objet de toutes nos espérances et de nos affections, soit devenue la vile créature que vous vous figurez.

— Oh ! non, » répliqua sir Hugh d’un ton d’impatience, « j’aurais tort de lui donner le nom méprisable qu’elle a mérité… Il y a, j’en suis sûr, quelque nouveau nom à la cour pour désigner ce qu’elle est… C’est trop d’honneur pour la fille d’un vieux campagnard du Devonshire d’être la concubine d’un élégant courtisan., et de Varney… de Varney, dont l’aïeul a été secouru par mon père quand il eut perdu sa fortune à la suite de la bataille où Richard fut tué… Au diable ma mémoire !… Je gage que personne de vous ne m’aidera.

— La bataille de Bosworth, dit M. Mumblazen, qui eut lieu entre Richard-Crookback[75] et Henri Tudor, grand-père de la reine actuelle, primo Henrici septimi, et en l’année 1485, post Christum natum.

— C’est cela, dit le bon chevalier, il n’y a pas d’enfant qui ne le sache. Mais ma pauvre tête oublie tout ce dont elle doit se souvenir, et se souvient de tout ce qu’elle aimerait à oublier. Mon esprit, Tressilian, a été presque toujours en défaut depuis que tu es parti, et maintenant encore il chasse contre le vent.

— Votre Honneur, dit le ministre, ferait mieux de se retirer dans son appartement et d’essayer de dormir un peu… Le médecin a laissé pour vous une potion calmante… et le grand Médecin nous a ordonné d’employer tous les moyens terrestres pour nous donner la force de supporter les épreuves qu’il nous envoie.

— C’est vrai, c’est vrai, mon vieil ami, dit sir Hugh, et nous tâcherons de supporter ces épreuves en homme… Ce n’est qu’une femme que nous avons perdue. Vois, Tressilian (et il tira de son sein une longue boucle de beaux cheveux), vois cette boucle ! Eh bien ! Edmond, la nuit même qu’elle disparut, quand elle me dit bonsoir, comme à son ordinaire, elle se pendit à mon cou et me caressa plus que de coutume ; et moi, comme un vieux fou, je la tenais par cette boucle, quand elle prit ses ciseaux, la coupa, et me la laissa dans la main… comme tout ce que désormais je devais avoir d’elle. »

Tressilian n’eut pas la force de répondre ; il comprenait fort bien quelle complication de sentiments contraires avait dû assiéger l’âme de la malheureuse fugitive en ce cruel moment. Le ministre allait prendre la parole, mais sir Hugh l’interrompit.

« Je sais ce que vous allez me dire, monsieur le ministre. Après tout, ce n’est qu’une boucle de cheveux de femme ; et ce n’est que par une femme que la honte, le péché et la mort sont entrés dans un monde innocent ; le savant monsieur Mumblazen cite quelque témoignage classique de leur infériorité.

C’est l’homme qui se bat et qui conseille, » dit en français M. Mumblazen.

— « C’est vrai, reprit sir Hugh, et, en conséquence, nous nous comporterons comme des hommes qui possèdent le courage et la sagesse… Tressilian, tu es le bien-venu, autant que si tu m’avais apporté de meilleures nouvelles. Mais nous avons parlé trop longtemps les lèvres sèches… Amy, remplis un verre de vin pour Edmond et un autre pour moi ! » Mais se rappelant en même temps qu’il appelait celle qui ne pouvait l’entendre, il secoua la tête, et dit au ministre : « Ce chagrin est pour mon esprit égaré ce qu’est l’église de Lidcote pour notre parc : on peut s’y perdre un instant parmi les bosquets et les taillis, mais au bout de chaque avenue on aperçoit le vieux clocher gris et le tombeau de mes ancêtres ; Plût au ciel que je prisse demain cette route ! »

Tressilian et le ministre se réunirent pour engager le vieillard à se mettre au lit, et ils finirent par y réussir. Tressilian demeura près de son chevet jusqu’à ce qu’il eût vu le sommeil lui fermer les yeux, après quoi il retourna près du ministre pour se concerter avec lui sur la marche à suivre dans cette malheureuse circonstance.

Ils ne pouvaient pas exclure M. Michael Mumblazen de cette délibération ; et ils l’y admirent avec d’autant plus d’empressement qu’outre les espérances qu’ils fondaient sur sa sagacité, ils le connaissaient tellement ami de la taciturnité qu’il n’y avait pas à douter qu’il ne gardât le secret. C’était un vieux garçon de bonne famille, mais ayant peu de fortune, et parent éloigné de la maison de Robsart ; en vertu de cette parenté, Lidcote-Hall avait été honoré de sa résidence depuis vingt ans. Sa compagnie était agréable à sir Hugh, principalement à cause de sa profonde érudition qui, bien qu’elle ne se rapportât qu’aux sciences héraldique et généalogique, renforcées des bribes d’histoire qui se lient à de pareils sujets, était précisément ce qu’il fallait pour captiver le bon chevalier. En outre, il trouvait commode d’avoir près de lui un ami qu’il pût appeler à son aide lorsque sa mémoire lui faisait faute, comme il arrivait souvent, ou quand elle l’induisait en erreur sur les noms et sur les dates que M. Mumblazen rétablissait avec toute la brièveté et la discrétion convenables. Et puis, dans les affaires ordinaires du monde, il donnait souvent, dans son style énigmatique et héraldique, des avis qui méritaient d’être suivis ; comme disait Will Badger, il faisait partir le gibier, tandis que les autres battaient les buissons.

« Nous avons mené une vie bien triste avec le bon chevalier, monsieur Edmond, dit le ministre ; je n’ai jamais autant souffert depuis que j’ai été obligé de quitter mon troupeau chéri et de l’abandonner aux loups de l’Église romaine.

— Ce fut in tertio Mariœ, dit M. Mumblazen.

— Au nom du ciel, continua le ministre, dites-nous si votre temps a été mieux employé que le nôtre, et si vous avez des nouvelles de cette malheureuse jeune fille qui, après avoir été pendant tant d’années la joie de cette maison déchue, est maintenant pour elle la cause de la plus grande infortune. N’avez-vous pas du moins découvert le lieu de sa résidence ?

— Je l’ai découvert, répondit Tressilian ; connaissez-vous Cumnor-Place près d’Oxford ?

— Sans doute, répliqua le ministre ; c’était un lieu de retraite pour les moines d’Abingdon.

— Dont, dit Mumblazen, j’ai vu les armes au dessus d’une cheminée en pierre dans la salle : une croix entre quatre merlettes.

— C’est là que réside cette infortunée jeune fille avec l’infâme Varney. Sans un étrange contre-temps, mon épée eût vengé toutes nos injures, en même temps que toutes celles d’Amy, sur cette indigne tête.

— Remercie Dieu, téméraire jeune homme, de ce qu’il a préservé ta main de verser le sang. C’est à moi qu’appartient la vengeance, a dit le Seigneur, et c’est moi qui l’exercerai. Il serait mieux de chercher à la délivrer des liens de l’infamie dans lesquels la retient ce misérable.

— Ce qu’on nomme, en termes héraldiques, laquei amoris ou lacs d’amour, dit Mumblazen.

— C’est en quoi j’ai besoin que vous m’aidiez, mes amis, dit Tressilian : je suis résolu à accuser, au pied du trône même, ce misérable, de trahison, de séduction, et de violation des lois de l’hospitalité. La reine m’écoutera, quand même le comte de Leicester, le protecteur de ce scélérat, serait à sa droite.

— Sa Majesté, dit le ministre, a donné un bel exemple de continence à ses sujets, et certainement elle fera justice du perfide ravisseur. Mais ne feriez-vous pas mieux de vous adresser d’abord au comte de Leicester pour lui demander justice de son serviteur ? S’il vous l’accorde, vous évitez de vous faire un ennemi puissant, ce qui arrivera infailliblement si vous commencez par accuser devant la reine son écuyer et le plus cher de ses favoris.

— Mon âme se révolte contre un tel avis, dit Tressilian ; je ne puis supporter l’idée de plaider la cause de mon noble protecteur, celle de la malheureuse Amy, devant un autre que ma souveraine légitime. Leicester, m’objecterez-vous, occupe un rang élevé, soit ; mais il n’est qu’un sujet comme nous, et ce n’est pas devant lui que je porterai ma plainte, si je puis faire mieux. Cependant je réfléchirai à ce que vous m’avez dit ; mais il me faut votre assistance pour persuader sir Hugh, afin qu’il me donne de pleins pouvoirs en cette affaire ; car ce n’est qu’en son nom que je puis parler, et non au mien. Puisqu’elle est assez changée pour aimer avec passion cet infâme courtisan, du moins faut-il qu’en l’épousant il lui donne la seule satisfaction qui soit en son pouvoir.

— Il vaudrait mieux qu’elle mourût cœlebs et sine prole, » dit Mumblazen avec plus de chaleur qu’il n’en montrait d’ordinaire, « que d’unir per pale le noble écu des Robsart avec celui d’un tel mécréant.

— Si votre but, comme il n’y a pas à en douter, dit le ministre, est de sauver, autant qu’il est possible encore, l’honneur de cette malheureuse femme, je vous répète que vous devez d’abord vous adresser au comte de Leicester. Il est maître aussi absolu dans sa maison que la reine dans son royaume ; et s’il signifie à Varney que tel est son bon plaisir, l’honneur d’Amy ne sera pas compromis aussi publiquement.

— Vous avez raison, vous avez raison, » dit Tressilian avec vivacité, « et je vous remercie de m’avoir fait voir ce que dans mon emportement je n’avais pas aperçu. Je ne pensais guère à avoir une grâce à demander à Leicester ; mais je fléchirais le genou devant l’orgueilleux Dudley, si je pouvais effacer seulement l’ombre de cette honte sur le front de cette infortunée. Vous m’aiderez donc à obtenir de sir Hugh les pouvoirs nécessaires. »

Le ministre lui promit son assistance, et l’amateur de blason exprima son adhésion d’un signe de tête.

« Il faut aussi que vous vous teniez prêts à rendre témoignage, dans le cas où vous en seriez requis, de l’hospitalité toute cordiale que votre patron exerçait à l’égard de ce traître odieux, tandis que celui-ci travaillait à séduire sa malheureuse fille.

— Dans le principe, dit le ministre, elle ne parut pas goûter beaucoup sa compagnie ; mais en dernier lieu, je les ai vus souvent ensemble.

Séant dans le salon, dit Mumblazen, et passant dans le jardin.

— Je les ai rencontrés une fois par hasard, dit le pasteur, dans le bois du sud, un soir de ce printemps. Varney était enveloppé d’un manteau brun, de telle façon que je ne vis pas sa figure. Ils se séparèrent précipitamment dès qu’ils m’entendirent agiter le feuillage, et je remarquai qu’elle tourna la tête, et le suivit long-temps des yeux.

— Le cou regardant, dit l’amateur de blason.

— Et le jour de sa fuite, qui était la veille de la Saint-Austin, je vis le domestique de Varney, vêtu en livrée, qui tenait le cheval de son maître et le palefroi de miss Amy, sellés, bridés, prêts à partir, derrière le mur du cimetière.

— Et maintenant on la trouve enfermée dans une retraite mystérieuse, dit Tressilian. Le scélérat est donc pris sur le fait ; je voudrais qu’il niât son crime, pour que je pusse le lui faire avouer le pied sur sa gorge de traître. Mais il faut que je fasse mes préparatifs de voyage. Vous, messieurs, disposez sir Hugh à me donner les pouvoirs nécessaires pour agir en son nom. »

À ces mots Tressilian quitta l’appartement.

« Il est trop ardent, dit le ministre, et je prie Dieu de lui accorder la patience nécessaire pour agir à l’égard de Varney comme il convient.

— Patience et Varney ! dit Mumblazen, c’est pire que métal sur métal dans l’art héraldique. Ce Varney est plus faux qu’une sirène, plus rapace qu’un griffon, plus venimeux qu’une vipère, et plus cruel qu’un lion rampant.

— Je ne sais cependant, dit le ministre, si, dans l’état où se trouve Hugh Robsart, nous pouvons légalement lui demander de déléguer à qui que ce soit son autorité paternelle sur miss Amy.

— Votre Révérence ne peut en douter, » dit Will Badger, qui entrait au même moment ; « car je gagerais ma vie qu’en s’éveillant il sera un tout autre homme qu’il n’a été depuis un mois.

— Quoi, Will ! as-tu tant de confiance dans la potion du docteur Diddleum ?

— Pas du tout, dit Will, car mon maître n’en a pas bu une goutte, vu que la femme de charge a vidé la fiole dans les cendres. Mais il y a ici un homme qui est venu avec M. Tressilian, lequel a donné à sir Hugh une potion qui en vaut vingt comme celle-là. J’ai causé longuement avec lui, et je n’ai jamais vu un meilleur maréchal, un homme qui s’entendît mieux à traiter les chevaux et les chiens ; et certainement il n’est pas homme à faire du mal à un chrétien.

— Un maréchal, misérable coquin ! Et de quelle autorité, je vous prie ! » dit le ministre en se levant de surprise et d’indignation ; « et qui cautionnera ce médecin de nouvelle espèce ?

— À l’égard de l’autorité, n’en déplaise à Votre Révérence, c’est en vertu de la mienne ; et quant à la caution, je crois que je n’ai pas vécu vingt-cinq ans dans cette maison sans avoir acquis le droit de donner une potion à un homme ou à une bête, moi qui sais purger, saigner, cautériser, au besoin, par moi-même. »

Les deux conseillers de la maison Robsart crurent devoir informer à l’instant Tressilian de cette circonstance. Celui-ci fit aussitôt appeler Wayland, et lui demanda, mais en particulier, de quel droit il avait osé administrer une médecine à sir Hugh Kobsart.

« Votre Honneur, répondit l’artiste, doit se rappeler que je lui ai dit que j’ai pénétré dans le mystère de la science de mon maître, je veux dire du savant docteur Doboobie, plus loin qu’il ne l’aurait voulu ; et véritablement s’il conclut de la rancune et de l’animosité contre moi, ce fut, indépendamment de ce que j’avais pénétré trop avant dans ses secrets, parce que plusieurs personnes de discernement, et notamment une jeune et jolie veuve d’Abingdon, préféraient mes ordonnances aux siennes.

— Point de mauvaises plaisanteries, » dit Tressilian d’un ton sévère. « Si tu t’es joué de nous ; bien plus, si ce que tu as fait prendre à sir Hugh Robsart porte le moindre préjudice à sa santé, tu trouveras ton tombeau au fond d’une mine d’étain.

— Je ne suis pas encore assez avancé dans le grand arcanum, pour convertir l’étain en or, » dit Wayland avec assurance. « Mais bannissez vos appréhensions, monsieur Tressilian : j’ai reconnu le genre de maladie du bon chevalier d’après ce que m’a dit M. William Badger ; et je me flatte d’en savoir assez pour administrer une petite dose de mandragore, qui, avec le sommeil qu’elle procurera, est tout ce qu’il faut à sir Hugh Robsart pour calmer le désordre de son cerveau.

— J’aime à croire que tu agis loyalement avec moi, dit Tressilian.

— Très loyalement, en honnête homme, comme l’événement le prouvera. Que me servirait de faire du mal à un pauvre vieillard auquel vous vous intéressez, vous à qui je suis redevable de ce que Gaffer Pinniewinks ne me déchire pas en ce moment la chair et les nerfs avec ses maudites pinces, et ne sonde pas chacune des taches que j’ai sur le corps avec son poinçon acéré (le diable emporte la main qui l’a forgé !), afin de découvrir la marque du sorcier ? J’ai l’espoir de m’attacher à votre personne comme un humble serviteur ; et tout ce que je désire, c’est que vous jugiez de la confiance que je mérite, d’après le résultat du sommeil du bon chevalier. »

Wayland ne se trompa point dans ses pronostics. La potion calmante que son savoir avait préparée et que la confiance de Will Badger avait administrée, fut suivie des meilleurs effets. Le sommeil du malade fut long et paisible, et le pauvre chevalier s’éveilla, l’esprit abattu, il est vrai, et le corps faible, mais plus capable de juger de ce qu’on pouvait soumettre à son intelligence qu’il ne l’avait été depuis long-temps. Il combattit d’abord la proposition que lui faisaient ses amis d’autoriser Tressilian à se rendre à la cour pour tâcher de ramener sa fille, et d’obtenir réparation de l’injure faite à cette infortunée autant que la chose était encore possible. « Laissez-la aller, disait-il, c’est un faucon qui suit le vent ; je ne donnerais pas un coup de sifflet pour la rappeler. » Il persista encore quelque temps dans cette idée. Mais à la fin il demeura convaincu qu’il était de son devoir de céder à son affection naturelle, et de consentir à ce que Tressilian fit tous les efforts qui pouvaient encore être faits en faveur de sa fille. Il signa donc un pouvoir en règle, rédigé avec toute la science dont le ministre était capable : car dans ces temps de simplicité les pasteurs étaient souvent les guides de leurs ouailles, tant dans les affaires temporelles que dans les affaires spirituelles.

Tout fut prêt pour le second départ de Tressilian, vingt-quatre heures après son retour à Lidcote-Hall ; mais un point essentiel avait été oublié, et ce fut M. Mumblazen qui, le premier, le rappela à Tressilian. « Puisque vous allez à la cour, dit-il, rappelez-vous, monsieur Tressilian, que vos armoiries doivent être argent et or. » La remarque était aussi juste qu’embarrassante. Pour suivre une affaire à la cour, l’argent comptant était aussi indispensable dans les beaux jours d’Élisabeth qu’à aucune époque postérieure ; et c’était une ressource dont les habitants de Lidcote-Hall pouvaient n’être guère pourvus. Tressilian par lui-même était pauvre ; les revenus du bon sir Hugh Robsart étaient dépensés et même mangés à l’avance, grâce à la manière large dont il exerçait l’hospitalité, il devint donc nécessaire que l’amateur de blason qui avait soulevé la question se chargeât de la résoudre. C’est ce qu’il fit. M. Mumblazen présenta à Tressilian une bourse contenant environ trois cents livres sterling en monnaies d’or et d’argent à diverses effigies, ses épargnes de vingt années, et qu’il sacrifiait maintenant, sans dire mot, au service de celui dont l’aide et la protection lui avaient donné les moyens d’amasser ce petit trésor. Tressilian l’accepta sans affecter la moindre hésitation, et un serrement de main fut la seule manifestation du plaisir qu’ils ressentaient, l’un à consacrer pour un pareil objet tout ce qu’il possédait, l’autre en voyant un obstacle aussi sérieux à son voyage levé d’une manière si soudaine et si inattendue.

Tandis que Tressilian faisait ses préparatifs pour partir le lendemain matin, Wayland Smith exprima le désir de lui parler ; et après lui avoir dit qu’il conservait l’espoir qu’il avait été satisfait de la manière dont avait opéré la potion qu’il s’était empressé de donner à sir Hugh, il ajouta qu’il désirait l’accompagner à la cour. C’était une chose à laquelle Tressilian avait déjà pensé ; car l’adresse, l’intelligence et la variété de ressources qu’avait montrées cet homme pendant le peu de temps qu’ils avaient voyagé ensemble, lui avaient fait sentir que son assistance pouvait lui être fort utile. Mais Wayland était sous le coup de la loi, et Tressilian le lui rappela en lui disant quelque chose des pinces de Pinniewinks et du mandat d’arrêt du juge Blindas. Wayland en rit de pitié.

« Voyez-vous, monsieur, dit-il, j’ai changé mon costume de maréchal contre celui de domestique ; mais ne l’eussé-je pas fait, regardez mes moustaches : elles pendent maintenant ; je les relèverai et les teindrai avec une composition à moi connue, et le diable lui-même aurait de la peine à me reconnaître. »

Il accompagna ses paroles du fait, et en moins d’une minute, en relevant ses moustaches et sa chevelure, il parut un tout autre homme. Cependant Tressilian hésitait encore à accepter ses services, et l’artiste n’en devenait que plus pressant.

« Je vous dois la vie et mes membres, dit-il, et je désire d’autant plus vous payer une partie de cette dette, que j’ai appris de Will Badger dans quelle dangereuse entreprise vous êtes engagé. Je ne prétends pas à la réputation de brave, et ne suis pas un de ces fiers-à-bras qui soutiennent les querelles de leur maître avec l’épée et le bouclier. Loin de là ; je suis un de ces hommes qui aiment mieux la fin d’un repas que le commencement d’une dispute. Mais je sais que je puis servir Votre Honneur, dans la position où vous vous trouvez, mieux qu’aucun de ces spadassins, et ma tête vaut cent de leurs bras. »

Tressilian hésitait encore. Il connaissait peu cet étrange personnage, et il ne savait pas jusqu’à quel point il pouvait lui accorder la confiance nécessaire pour en faire un serviteur utile dans la circonstance actuelle. Avant qu’il eût pris une détermination, le pas d’un cheval se fit entendre dans la cour, et M. Mumblazen et Will Badger entrèrent à la hâte dans la chambre de Tressilian, parlant tous les deux à la fois.

« Il vient d’arriver un domestique sur le plus joli cheval gris que j’aie vu de ma vie, » dit Will Badger qui parvint à se faire entendre le premier ; « il porte au bras, dit M. Mumblazen, une plaque d’argent sur laquelle est un dragon tenant un briqueton dans sa gueule, surmonté d’une couronne de comte, et il tenait à la main cette lettre scellée des mêmes armes. »

Tressilian prit la lettre qui portait pour adresse : À l’honorable M. Edmond Tressilian, notre cher parent ; et au bas : À cheval… à cheval… sur ta vie… sur ta vie… l’ouvrit, et il lut ce qui suit :

« Monsieur Tressilian, notre bon ami et cousin,

« Nous sommes en ce moment si mal portant, et d’ailleurs dans de si fâcheuses circonstances, que nous désirons réunir autour de nous tous ceux de nos amis sur l’affection desquels nous pouvons le plus particulièrement compter, et parmi lesquels nous mettons en première ligne M. Tressilian, tant pour son dévouement que pour son habileté. Nous vous prions donc de venir, le plus promptement qu’il vous sera possible, nous trouver à notre pauvre résidence de Say’s-Court, où nous parlerons plus longuement d’affaires que nous ne jugeons pas convenable de confier au papier. Sur ce, nous vous saluons cordialement, et sommes votre affectionné cousin, tout à vous.

« Ratcliffe, comte de Sussex. »


« Will Badger, dit Tressilian, envoie-moi le messager sur-le-champ ; » et comme cet homme entrait : « Ah ! ah ! Stevens, c’est vous ? Comment se porte milord ?

— Mal, monsieur Tressilian, et il n’en a que plus besoin d’avoir de bons amis autour de lui.

— Mais quelle est la maladie de milord ? » dit Tressilian avec anxiété ; « je n’avais pas ouï dire qu’il fût malade.

— Je ne saurais vous dire, monsieur ; seulement il est fort mal à son aise. Les médecins sont incertains, et quelques personnes soupçonnent qu’il y a de la trahison, de la sorcellerie, peut-être quelque chose de pire.

— Quels sont les symptômes ? » dit Wayland Smith en s’avançant précipitamment.

« Comment ? » dit le messager qui ne comprenait pas ce qu’il voulait dire.

« Qu’éprouve-t-il ? où est son mal ? »

Stevens regarda Tressilian comme pour demander s’il devait répondre à ces questions de la part d’un étranger ; et, d’après un signe affirmatif qu’il en reçut, il énuméra rapidement les symptômes : « Perte graduelle de forces, transpirations nocturnes, défaut d’appétit, faiblesse, etc,

— Et avec cela des déchirements d’estomac et une fièvre lente.

— C’est cela même, » dit le messager un peu surpris.

« Je sais comment lui est venue cette maladie ; j’en connais la cause, dit l’artiste. Votre maître a mangé de la manne de Saint-Nicolas ; j’en connais aussi le remède… Mon maître ne dira pas que j’aie étudié pour rien dans son laboratoire.

— Que voulez-vous dire ? » s’écria Tressilian en fronçant le sourcil ; « nous parlons d’un des premiers seigneurs d’Angleterre. Songez que ce n’est point une plaisanterie.

— À Dieu ne plaise ! dit Wayland Smith ; je dis que je connais cette maladie, et que je puis la guérir. Souvenez-vous de ce que j’ai fait pour sir Hugh Robsart.

— Partons donc à l’instant, dit Tressilian ; c’est Dieu qui nous appelle. »

En conséquence, après avoir mentionné en passant le nouveau motif qu’il avait de presser son départ, mais sans parler des soupçons de Stevens, ni des assurances de Wayland Smith, il prit congé de sir Hugh et des hôtes de Lidcote-Hall, qui l’accompagnèrent de leurs prières et de leurs bénédictions ; et, suivi de Wayland et du domestique du comte de Sussex, il se dirigea en toute hâte vers Londres.




CHAPITRE XIII.

LA POUDRE NOIRE.


Oui, je sais que tous avez de l’arsenic, du vitriol, du sel de tartre, de l’argile, de l’alcali, du cinabre : je sais tout. Ce garçon-là, capitaine, arrivera un jour à être un grand chimiste ; et s’il ne découvre pas la pierre philosophale, du moins il en sera bien près.
Ben Johnson. L’Alchimiste.


Tressilian et ses compagnons poursuivirent leur route avec toute la célérité possible. Il avait demandé au maréchal, lorsque le départ fut arrêté, s’il ne désirait pas éviter de passer par le Berkshire, où il avait joué un rôle si remarquable. Mais Wayland lui fit une réponse pleine d’assurance. Il avait employé le peu de temps de leur séjour à Lidcote-Hall à se déguiser d’une manière étonnante. Sa forêt de barbe était maintenant réduite à deux petites moustaches retroussées à la façon des militaires. Un tailleur du village de Lidcote, moyennant un bon salaire, avait, sous la direction de Wayland lui-même, employé son talent à changer en lui l’homme extérieur, d’une manière si complète qu’il l’avait rajeuni de près de vingt années. Dernièrement, son visage barbouillé de suie et de charbon, sa chevelure démesurément longue, et son corps courbé par la nature de son travail et défiguré par son accoutrement bizarre et déguenillé, le faisaient paraître un homme de cinquante ans. Maintenant, sous l’élégante livrée de Tressilian, avec l’épée au côté et un bouclier à l’épaule, il avait l’air dégagé d’un domestique de bonne maison, dont l’âge pouvait être de trente à trente-cinq ans. Son aspect grossier et sauvage avait également fait place à un air leste, éveillé, et hardi jusqu’à l’impudence.

Tressilian l’ayant interpellé pour lui demander le motif d’une métamorphose aussi singulière et aussi complète, Wayland se borna à répondre en chantant une stance d’une comédie[76], alors nouvelle, et qui, au jugement des personnes les plus indulgentes, semblait annoncer quelque génie chez son auteur. Nous sommes heureux de pouvoir en citer le refrain mot pour mot.

Ban, ban ça, Caliban,
Avec maître nouveau
Deviens homme nouveau.

Ces vers, dont Tressilian ne se souvenait nullement, lui rappelèrent que Wayland avait été autrefois comédien, circonstance qui expliquait tout naturellement la promptitude avec laquelle il avait pu opérer ce changement total dans son extérieur. L’artiste lui-même était si persuadé que son déguisement était complètement changé, ou plutôt d’avoir complètement changé son déguisement pour parler plus correctement, qu’il regrettait que ce ne fût pas le chemin de passer devant son ancienne retraite.

« Je ne craindrais pas, dit-il, d’aller sous ce costume, et avec la protection de Votre Honneur, regarder en face monsieur le juge Blindas, même un jour d’assises ; je voudrais aussi savoir ce qu’est devenu le lutin qui doit faire un jour le diable dans le monde, s’il peut rompre sa chaîne et se débarrasser de sa grand’mère et de son magister… Et ma pauvre caverne ! J’aurais été bien aise de voir quel dégât l’explosion d’une pareille quantité de poudre a fait parmi les cornues et les fioles du docteur Démètrius Doboobie. Je parie que ma renommée vivra dans la vallée de White-Horse longtemps après que mon corps aura été mangé des vers, et que plus d’un paysan attachera encore son cheval, déposera son groat d’argent, et sifflera comme un matelot pendant le calme, pour que Wayland Smith vienne ferrer son cheval ; mais le cheval sera fourbu avant que je réponde à l’appel. «

Sous ce rapport, Wayland a été bon prophète, et les fables s’accréditent si facilement, qu’il existe encore aujourd’hui dans la vallée de White-Horse, une tradition confuse de la manière extraordinaire dont il exerçait la profession de maréchal ; et, ni la tradition de la victoire d’Alfred, ni celle du célèbre Pusey-Horn[77], ne se sont mieux conservées dans le Berkshire que la légende de Wayland Smith.

L’empressement des voyageurs fit qu’ils ne s’arrêtèrent en route que le temps nécessaire pour faire rafraîchir leurs chevaux ; et, comme la plupart des endroits qu’ils traversaient étaient sous l’influence du comte de Leicester, ou de personnes qui dépendaient immédiatement de lui, ils jugèrent prudent de cacher leurs noms et le but de leur voyage. Dans ces circonstances, l’intervention de Wayland Smith (nom sous lequel nous continuerons à désigner l’artiste, quoique son véritable nom fût Lancelot Wayland) fut extrêmement utile. Il Semblait véritablement prendre plaisir à déployer son habileté à se jouer de toutes les investigations, et s’amuser à dérouter la curiosité des garçons d’auberge et des aubergistes eux-mêmes par les contes les plus ridicules. Dans le cours de leur petit voyage, trois bruits différents et contradictoires furent répandus par lui sur le compte de son maître. La première fois, il dit que Tressilian était le lord-deputy[78] d’Irlande, venu sous un déguisement pour prendre les ordres de la reine, au sujet du fameux rebelle Dory-Oge Mac-Carthy Mac-Mahon ; la seconde, que c’était un envoyé de Monsieur qui venait demander pour lui la main d’Élisabeth ; la troisième, que c’était le duc de Médina, arrivé incognito pour arranger le différend qui existait entre Philippe II et la reine.

Tressilian, mécontent de ces mensonges, exposa, en se fâchant, à l’artiste, les divers inconvénients qui pouvaient en résulter, et dont le moindre était d’appeler l’attention sur eux, sans nécessité ; mais il fut apaisé (car le moyen de résister à un pareil argument ?) par l’assurance que lui donna Wayland, que tout le monde le prenait pour un personnage d’importance, et qu’à cause de cela il était nécessaire d’expliquer par un motif extraordinaire la rapidité de son voyage et le mystère qui l’entourait.

À mesure qu’ils approchaient de la capitale, l’affluence des étrangers devenant plus grande, leur présence ne provoqua plus ni curiosité ni questions, et enfin ils entrèrent dans Londres.

Tressilian se proposait de se rendre directement à Deptford, où lord Sussex faisait sa résidence, afin d’être près de la cour, qui se tenait alors à Greenwich, séjour favori d’Élisabeth, et qu’elle honorait comme le lieu de sa naissance. Cependant une courte halte à Londres était nécessaire, et elle fut un peu prolongée par les vives instances de Wayland, qui demanda la permission d’aller faire un tour dans la Cité.

« Prends ton épée et ton bouclier, et suis-moi alors, dit Tressilian ; je veux aussi la visiter, et nous sortirons de compagnie. «

Tressilian avait un motif pour parler ainsi ; il n’était pas assez sûr de la fidélité de son nouveau serviteur pour le perdre de vue dans un moment où les deux factions qui partageaient la cour étaient aux prises plus que jamais. Wayland acquiesça sans peine à cette précaution, dont il soupçonnait probablement les motifs ; il stipula seulement que son maître entrerait avec lui dans les boutiques de quelques apothicaires ou chimistes qu’il lui désignerait en traversant Fleet-Street[79], et lui permettrait de faire quelques emplettes qui lui étaient nécessaires. Tressilian y consentit, et, docile aux indications de son domestique, il entra successivement dans quatre ou cinq boutiques, où il observa que Wayland n’acheta qu’une seule drogue à la fois, et en diverses quantités. Wayland obtint sans peine l’un après l’autre ces médicaments qu’il demanda les premiers, mais ceux qu’il chercha ensuite, il les trouva moins facilement ; et Tressilian observa encore que son domestique, à la grande surprise du marchand, refusait la gomme ou la plante qui lui était présentée, s’en faisait donner de meilleure qualité, ou bien allait en demander ailleurs. Il y eut pourtant un de ces ingrédients qu’il semblait presque impossible de trouver. Quelques droguistes avouaient franchement qu’ils ne l’avaient jamais vu ; d’autres niaient qu’une pareille drogue eût jamais existé autre part que dans le cerveau malade des alchimistes ; mais la plupart, voulant satisfaire l’acheteur, lui offraient une autre drogue, et quand Wayland la repoussait comme n’étant pas celle qu’il avait demandée, ils soutenaient qu’elle possédait les mêmes vertus, même à un plus haut degré. Un vieil apothicaire à pauvre mine, à qui l’artiste fit sa demande accoutumée en termes que Tressilian ne comprit pas, et ne put retenir, répondit avec franchise qu’il n’y avait personne qui possédât de cette drogue à Londres, à moins que le juif Yoglan n’en eût encore.

« Je m’en doutais, » dit Wayland ; et aussitôt qu’ils furent sortis de la boutique : « Je vous demande pardon, monsieur, dit-il à Tressilian, mais un ouvrier ne saurait travailler sans outils. Il faut absolument que j’aille chez Yoglan, et je vous assure que si cela vous retient plus long-temps que vos affaires ne semblent le permettre, vous en serez bien dédommagé par l’usage que je ferai de cette drogue si rare. Permettez-moi, ajouta-t-il, de marcher devant vous, car nous allons quitter la grand’rue, et nous irons deux fois plus vite si je vous montre le chemin. »

Tressilian y consentit, et, suivant le maréchal dans une ruelle qui tournait à gauche du côté de la rivière, il reconnut que son guide devait connaître parfaitement la ville, car il marchait très vite à travers un labyrinthe de rues détournées, de cours et de passages obscurs. Enfin il s’arrêta au milieu d’une rue fort étroite, au bout de laquelle on apercevait confusément la Tamise et les mâts de deux bâtiments qui attendaient la marée pour partir. La boutique devant laquelle il s’arrêta n’avait pas, comme celles de nos jours, des fenêtres vitrées ; mais un méchant rideau de grosse toile entourait une espèce d’échoppe de savetier, ouverte par devant comme les boutiques de marchands de poisson de notre époque. Un petit vieillard à la figure blême, et dont l’extérieur annonçait toute autre chose qu’un juif, car il avait les cheveux lisses et point de barbe, se présenta, et avec force salutations demanda à Wayland ce qu’il y avait pour son service. Il n’eut pas plutôt nommé la drogue en question, que le juif fit un mouvement de surprise. « Et quel besoin, » dit-il en mauvais anglais, « peut avoir Votre Honneur d’une drogue que je n’ai pas entendu nommer depuis quarante ans que je suis apothicaire en cette ville ?

— Je ne suis point chargé de répondre à ces questions, dit Wayland ; je désire seulement savoir si vous avez la drogue dont j’ai besoin, et si, dans le cas où vous en auriez, vous voulez m’en vendre.

— Eh, mon Dieu ! pour en avoir, j’en ai ; et pour en vendre, je suis apothicaire, et je vends toute espèce de drogues. » En disant ces mots, il lui présenta une poudre. « Mais cela vous coûtera cher, ajouta-t-il. Ce que j’en ai a coûté son pesant d’or ; oui, et de l’or le plus pur… Cette poudre vient du mont Sinaï, où nous fut donnée notre sainte loi ; et la plante ne fleurit que tous les cent ans.

— Je ne sais pas si on en récolte souvent ou non sur le mont Sinaï, » dit Wayland après avoir regardé avec mépris la drogue qui lui était offerte ; « mais je gagerais mon épée et mon bouclier contre votre gaban, que ce que vous me présentez au lieu de ce que je vous ai demandé, ne coûte que la peine d’être ramassé dans les fossés du château d’Alep.

— Vous êtes un terrible homme, dit le juif ; au surplus, je n’ai rien de meilleur, et quand j’aurais un meilleur médicament, je ne vous en vendrais pas sans ordonnance de médecin, ou sans savoir ce que vous comptez en faire. »

L’artiste fit une courte réponse dans un langage dont Tressilian ne put comprendre un mot, et qui sembla frapper le juif du plus grand étonnement. Il regarda Wayland de l’air d’un homme qui a soudainement reconnu quelque puissant héros ou quelque potentat redoutable dans la personne d’un étranger inconnu et peu remarqué. « Saint Élie ! » s’écria-t-il quand il fut revenu du premier effet de sa surprise ; puis, passant de la brusquerie et de la méfiance au dernier degré de la servilité, il salua humblement l’artiste, et le pria d’entrer dans sa pauvre demeure, et d’en bénir le misérable seuil en y posant le pied. « Ne boirez-vous pas un coup avec le pauvre juif Zacharias Yoglan ?… Voulez-vous du tokay, du lacryma-christi ?… Voulez-vous…

— Vous m’obsédez avec vos offres, dit Wayland ; donnez-moi ce que je vous demande, et faites-moi grâce de vos discours. «

L’Israélite, ainsi rebuté, prit un trousseau de clefs, et ouvrant avec circonspection une armoire qui paraissait fermée avec plus de soin que toutes les autres de sa boutique, il prit un petit tiroir secret recouvert d’une glace, et contenant une petite poudre noire. En la présentant à Wayland, ses manières annonçaient la plus profonde humilité, en même temps qu’un sentiment d’avarice jalouse, qui semblait envier à l’acheteur chaque grain qu’il allait posséder, perçait dans l’expression de sa figure, et luttait avec la déférence obséquieuse qu’il désirait témoigner.

« Avez-vous des balances ? » dit Wayland.

Le juif indiqua celles qui se trouvaient dans sa boutique et dont il se servait d’ordinaire ; mais il le fit avec un air d’embarras et d’hésitation qui n’échappa point à l’artiste.

« Il doit y en avoir d’autres que celles-ci, » dit Wayland d’un ton sévère ; « ne savez-vous pas que les choses saintes perdent de leur vertu quand elles sont pesées dans des balances qui ne sont pas justes ? »

Le juif baissa la tête, tira d’une petite cassette garnie en acier une paire de balances richement montées, et dit en les ajustant pour l’usage de l’artiste : « Ce sont celles dont je me sers pour mes expériences ; un poil de la barbe du grand-prêtre suffirait pour les faire trébucher.

— Assez ! » dit l’artiste ; et il pesa lui-même deux drachmes de la poudre noire, qu’il enveloppa soigneusement et mit dans sa poche avec les autres drogues. Il en demanda ensuite le prix au juif, qui répondit en baissant humblement la tête :

« Rien, rien du tout pour un homme comme vous : mais vous reviendrez voir le pauvre juif, vous visiterez son laboratoire, où, Dieu lui soit en aide ! il s’est desséché comme la gourde du saint prophète Jonas. Vous aurez pitié de lui et vous lui ferez faire un pas dans la voie qui mène au grand œuvre.

— Chut ! » dit Wayland en posant mystérieusement un doigt sur sa bouche ; « il pourra se faire que nous nous revoyions : tu as déjà le schah-magm, comme tes rabbins l’appellent… la création générale ; veille donc et prie, car tu dois arriver à la connaissance de l’élixir d’Alchahest Samech, avant que je puisse communiquer de nouveau avec toi. » Alors, répondant par un léger signe de tête aux salutations révérencieuses du juif, il sortit gravement de la rue, suivi de son maître, de qui la première observation sur la scène dont il venait d’être témoin fut que Wayland aurait dû payer à cet homme sa drogue, quelle qu’elle fût.

« Moi, le payer ! s’écria l’artiste ; que le diable me paie moi-même, si j’en fais rien ! Si ce n’eût été la crainte de déplaire à Votre Honneur, j’aurais tiré de lui une once ou deux d’or, en échange d’une pareille quantité de poussière de brique.

— Je vous conseille de vous abstenir de pareilles friponneries, tant que vous serez à mon service, dit Tressilian.

— Ne viens-je pas de vous dire que c’était pour cette seule raison que je ne l’ai pas fait ?… Friponnerie, dites-vous ? bah ! ce squelette ambulant est assez riche pour paver de dollars la rue qu’il habite sans qu’il y paraisse, pour ainsi dire, à son coffre-fort. Il n’en court pas moins comme un fou après la pierre philosophale. D’ailleurs n’a-t-il pas voulu, parce qu’il me prenait pour un pauvre domestique, me vendre bien cher une drogue qui ne valait pas un sou ? Fin contre fin, dit le diable au charbonnier[80] ; si son prétendu médicament valait mes bonnes couronnes, ma poussière de brique vaut son bon or.

— Cela peut être bon pour les affaires entre juifs et apothicaires, dit Tressilian ; mais apprends que de pareils tours de passe-passe de la part d’un homme qui est à mon service porteraient atteinte à mon honneur, et que je ne les souffrirai pas. Je suppose que tu as fini tes achats.

— Oui, monsieur, et avec ces drogues je vais composer le véritable orviétan, noble médecine qu’il est si rare de trouver pure et sans mélange dans les royaumes d’Europe, faute de cette précieuse drogue que je viens d’obtenir d’Yoglan.

— Mais pourquoi n’avez-vous pas fait tous vos achats dans la même boutique ? nous avons perdu plus d’une heure à courir d’un droguiste chez l’autre.

— Je vais vous le dire, monsieur, dit Wayland. Je ne veux apprendre mon secret à personne, et il cesserait bien vite d’en être un, si j’achetais tous mes ingrédients chez le même marchand. »

Ils retournèrent alors à leur auberge (la fameuse auberge de la Belle-Sauvage[81]) ; et tandis que le domestique de lord Sussex préparait les chevaux pour leur voyage, Wayland ayant obtenu du cuisinier qu’il lui prêtât un mortier, s’enferma dans une chambre, où il mêla, pesa et amalgama les drogues qu’il avait achetées, dans une proportion convenable, avec une promptitude et une adresse qui prouvèrent combien il était au fait de toutes les manipulations de la pharmacie.

Pendant que Wayland préparait son électuaire, les chevaux avaient été bridés, et au bout d’une petite heure de course, ils arrivèrent tous les trois à Say’s-Court, près Deptfort, résidence actuelle de lord Sussex, qui a long-temps appartenu à une famille du nom de Say, mais qui depuis plus d’un siècle est devenue la propriété de la famille Évelyn. Le chef actuel de cette ancienne maison prenait un vif intérêt au comte de Sussex, et s’était fait un plaisir de le recevoir, lui et sa nombreuse suite, dans sa demeure hospitalière. Say’s-Court fut ensuite la résidence du célèbre M. Évelyn, dont la Sylva est encore le manuel des grands propriétaires de la Grande-Bretagne, et dont la vie, les mœurs et les principes, tels que les font connaître ses Mémoires, devraient être également un modèle pour tous les gentilshommes.



CHAPITRE XIV.

LA POTION.


Ce sont d’étranges nouvelles que vous m’apprenez là, mon bon ami ; il y a deux farouches taureaux qui se battent dans le pré pour une belle génisse : si l’un d’eux succombe, le vallon sera plus tranquille, et le troupeau, qui n’a guère d’intérêt à leur combat, pourra alors paître avec sécurité.
Vieille Comédie.


Say’s-Court était gardé comme un fort assiégé, et la défiance y était portée à un tel point que Tressilian et ses domestiques furent arrêtés et questionnés à plusieurs reprises par des sentinelles à pied et à cheval, lorsqu’ils approchèrent de la demeure du comte, alors malade. À la vérité, la place distinguée que Sussex occupait dans la faveur de la reine Élisabeth, et sa rivalité connue et avouée avec le comte de Leicester, faisaient qu’on attachait la plus grande importance à sa santé ; car à l’époque dont nous parlons, tout le monde doutait encore qui de lui ou du comte de Leicester parviendrait à supplanter l’autre auprès de la reine.

Élisabeth, comme la plupart des femmes, aimait à gouverner par les factions, de manière, à balancer deux intérêts opposés, et à se réserver le pouvoir de prédominer l’une ou l’autre, selon que le bien de l’État, ou peut-être son caprice féminin (car elle n’était pas au-dessus de cette faiblesse), la déterminait. User de finesse, cacher son jeu, opposer un intérêt à l’autre, tenir en bride celui qui se croyait en premier dans son estime par la crainte que devait lui inspirer un concurrent à qui elle accordait une égale confiance, sinon une égale affection : tels furent les petits artifices dont elle usa tout le temps de son règne, et par lesquels elle sut, tout en cédant souvent à la faiblesse du favoritisme, prévenir en grande partie les fâcheux effets que ce système pouvait avoir pour son royaume et son gouvernement.

Les deux nobles personnages qui se disputaient alors sa faveur y avaient des droits bien différents ; cependant on pouvait dire en général que le comte de Sussex avait rendu plus de services à la reine, tandis que Leicester était plus cher à la femme. Sussex était, selon le langage du temps, un martialiste, un homme de guerre ; il avait servi avec éclat en Irlande, en Écosse, et surtout dans la Grande rébellion du nord, en 1569, qui avait été étouffée en grande partie par ses talents militaires. Il était donc naturellement entouré et estimé de ceux qui voulaient parvenir à la fortune par la carrière des armes. Le comte de Sussex, en outre, était d’une famille plus ancienne et plus honorable que son rival : il représentait en sa personne les deux nobles maisons de Fitz-Walter et des Ratcliffe ; tandis que l’écusson de Leicester était entaché par la dégradation de son grand-père, le despotique ministre de Henri VII, tache qui n’avait pas été effacée par le supplice de son père, l’infortuné Dudley, duc de Northumberland, exécuté à Tower-Hill, le 2 août 1553. Mais par sa personne, par les agréments de sa figure et par son esprit, armes si puissantes à la cour d’une femme, Leicester avait des avantages plus que suffisants pour contre-balancer les services militaires, la haute naissance et la loyauté du comte de Sussex : aussi passait-il aux yeux de la cour et du royaume pour occuper le premier rang dans les bonnes grâces d’Élisabeth, quoique, par suite de l’invariable politique de cette princesse, rien ne marquât assez décidément cette faveur pour rassurer celui-ci contre les triomphes définitifs des prétentions de son rival. La maladie du comte de Sussex arriva si à propos pour Leicester, qu’elle fit naître dans le public d’étranges soupçons ; et, tandis que les partisans de l’un étaient en proie aux plus vives appréhensions, ceux de l’autre étaient pleins des plus brillantes espérances. Cependant comme, dans ce bon vieux temps, on ne perdait jamais de vue la possibilité de vider la querelle à la pointe de l’épée, les partisans de ces deux seigneurs se pressaient autour de leur patron, se montraient armés de toutes pièces jusque dans le voisinage de la cour, et alarmaient la reine par leurs fréquents débats, qui avaient souvent lieu aux portes même de son palais.

Cet exposé préliminaire était indispensable pour rendre ce qui suit intelligible au lecteur.

Tressilian, à son arrivée à Say’s-Court, trouva le château rempli des partisans du comte de Sussex, et de gentilshommes qui venaient garder leur patron pendant sa maladie. Tous avaient les armes à la main, et un air d’anxiété profonde régnait sur toutes les figures, comme si l’on eût appréhendé une attaque violente et prochaine de la part de la faction opposée. Tressilian ne trouva néanmoins que deux gentilshommes dans l’antichambre où il fut introduit par un des domestiques du comte, tandis qu’un autre allait informer Sussex de son arrivée. Il y avait un contraste remarquable entre le costume, l’air et les manières de ces deux personnages. Le costume du plus âgé, qui paraissait un homme de qualité et dans la force de l’âge, était simple et militaire : sa taille était petite ; ses traits, de ceux qui annoncent un jugement sain, mais sans la moindre dose d’esprit ou d’imagination. Le plus jeune, qui semblait âgé de vingt ans au plus, était vêtu de la manière la plus élégante, et selon la mode des personnes de qualité à cette époque ; il portait un manteau de velours cramoisi galonné et brodé, avec un bonnet de même étoffe entouré d’une chaîne d’or qui en faisait trois fois le tour, et était fermée par un médaillon. Ses cheveux étaient arrangés à peu près comme ceux des élégants de nos jours, c’est-à-dire relevés en l’air, et il portait une paire de boucles d’oreilles d’argent, ornées chacune d’une très grosse perle. La figure de ce jeune homme, d’ailleurs beau et bien fait de sa personne, était si animée et si expressive, qu’elle annonçait la fermeté d’un caractère décidé, le feu d’une âme entreprenante, la puissance de réfléchir et la promptitude de résolution.

Ces deux gentilshommes étaient à peu près dans la même posture, assis près l’un de l’autre sur un banc, mais chacun d’eux semblait livré à ses réflexions, et tenait ses yeux fixés sur le mur en face sans rien dire à son voisin. Les regards du plus âgé annonçaient par leur expression qu’il ne voyait sur la muraille que les objets qui s’y trouvaient suspendus, des manteaux, des cornes de cerf, des boucliers, de vieilles pièces d’armures, des pertuisanes, meubles ordinaires de pareils lieux. Le regard du jeune élégant étincelait d’imagination ; il était plongé dans une profonde rêverie : on eût dit que l’espace qui le séparait du mur était un théâtre sur lequel son esprit passait en revue des personnages de sa création, et qui lui offrait un spectacle bien différent de celui que le réveil de sa vue matérielle lui eût montré.

L’entrée de Tressilian les tira de leur méditation ; tous deux lui firent le meilleur accueil ; le jeune homme en particulier l’aborda avec un air d’affection et de cordialité très marqué.

« Tu es le bien-venu, Tressilian, dit le plus jeune ; ta philosophie t’a dérobé à notre société quand cette maison offrait des attraits à l’ambition ; c’est une noble philosophie, puisqu’elle te ramène parmi nous quand il n’y a que des dangers à courir.

— Milord est-il donc si dangereusement malade ? dit Tressilian.

— Nous craignons le plus grand malheur, répondit le plus âgé, et cela par la plus noire des trahisons.

— Fi donc ! reprit Tressilian, milord Leicester est un homme d’honneur.

— Que fait-il donc de gens comme ceux qui l’entourent ? dit le jeune élégant. Celui qui évoque le diable peut être honnête, mais il est, après tout, responsable du mal que fait l’esprit malin.

— Êtes-vous donc, messieurs, les seuls des nôtres qui soyez près de milord dans ce moment de crise ?

— Non, non, répondit le plus âgé ; il y a encore Tracy, Markham et bien d’autres. Mais nous veillons ici deux à la fois ; d’autres qui sont fatigués dorment là haut dans la galerie.

— Et quelques autres, ajouta le jeune homme, sont allés au chantier de Deptford pour voir s’ils ne trouveront pas quelque navire à acheter avec les débris de leur fortune ; et aussitôt que tout sera fini, nous déposerons notre noble lord dans un tombeau digne de lui, nous donnerons quelques bons coups de pointe à ceux qui l’y ont précipité, si l’occasion s’en présente, puis nous nous embarquerons pour les Indes, le cœur aussi léger que la bourse.

— Il se peut que je prenne aussi le même parti, dit Tressilian, dès que j’aurai terminé quelques affaires à la cour.

— Toi, des affaires à la cour ! » s’écrièrent-ils tous les deux en même temps ; « toi, faire le voyage des Indes ! Quoi ! Tressilian, dit le plus jeune, n’es-tu pas marié et à l’abri de ces coups du sort qui forcent les pauvres diables à se remettre en mer quand leur barque est près de toucher au port ? Qu’as-tu fait de l’aimable Indamira, qui était à comparer à mon Amorette pour la constance et la beauté ?

— Ne m’en parle pas, » dit Tressilian en détournant la tête.

« Quoi ! est-ce là ce qui se passe ? » dit le jeune homme en lui serrant la main de la manière la plus affectueuse ; « mais ne crains pas que je touche encore à une blessure aussi fraîche. C’est une nouvelle aussi étrange que triste. Personne de notre joyeuse compagnie n’échappera donc au naufrage de sa fortune et de son bonheur dans cette soudaine tempête. Je comptais que toi, du moins, tu étais dans le port, mon cher Edmond ; mais c’est avec bien de la vérité qu’un autre ami, de ton nom[82], a dit :

Celui qui voit rouler le char de la Fortune
Apportant aux humains la misère commune,

Doit sentir que du sort incessamment sujets,
De sa cruelle main nous sommes les jouets. »

Le gentilhomme le plus âgé s’était levé de son banc et se promenait dans la salle avec un air d’impatience pendant que le jeune homme déclamait ces vers avec une expression de vive sensibilité. Quand la tirade fut finie il s’enveloppa dans son manteau, et se rassit sur son banc en disant : « Je m’étonne, Tressilian, que vous entreteniez ce fou dans sa sotte manie. Si quelque chose pouvait faire concevoir une opinion défavorable d’une maison aussi respectable et aussi vertueuse que celle de milord, reniez-moi si je ne crois que c’est cette misérable et puérile invention qu’on appelle poésie, apportée ici par Walter Bel-Esprit à ses camarades, qui torturent de mille manières et sous mille formes bizarres et incompréhensibles, cet honnête, ce franc anglais que Dieu nous a donné pour exprimer nos pensées.

— Blount croit, dit son camarade, que c’est en vers que le diable a tenté Ève, et que le sens mystique de l’arbre de la science se rapporte uniquement à l’art d’aligner des rimes et à mesurer des hexamètres. »

En ce moment le chambellan entra, et vint annoncer à Tressilian que Sa Seigneurie désirait lui parler.

Il trouva lord Sussex habillé, mais déboutonné et couché sur son lit, et fut frappé de l’altération que la maladie avait produite sur sa personne. Le comte l’accueillit de la manière la plus amicale, et s’informa de l’état de ses amours. Tressilian éluda la réponse en faisant tomber la conversation sur la santé du comte, et il reconnut, à sa grande surprise, que les symptômes de la maladie correspondaient de point en point à ceux que Wayland avait décrits en partant de Lidcote-Hall. Dès lors il n’hésita pas à communiquer à Sussex toute l’histoire de son serviteur et la prétention qu’il avait de le guérir. Le comte écouta attentivement, mais d’un air d’incrédulité, jusqu’à ce que Tressilian eût prononcé le nom de Démétrius ; alors il appela tout-à-coup son secrétaire pour qu’il lui apportât une certaine cassette qui contenait des papiers importants. « Cherche là-dedans, lui dit-il, la déclaration de ce coquin de cuisinier que nous avons interrogé, et regarde bien si le nom de Démétrius n’y est pas mentionné. »

Le secrétaire trouva le passage tout d’abord, et lut : « Et ledit déclarant, interrogé, dit qu’il se souvient d’avoir fait la sauce dudit esturgeon, après avoir mangé duquel le noble lord se trouva incommodé ; qu’il y mit les ingrédients et les assaisonnements ordinaires, savoir… »

« Passez ce bavardage, dit le comte, et voyez si ces ingrédients ne lui ont pas été fournis par un herboriste nommé Démétrius.

— Précisément, répondit le secrétaire. Et il ajoute qu’il n’a pas revu depuis ledit Démétrius.

— Cela s’accorde avec l’histoire de ton homme, Tressilian, dit le comte ; fais-le venir ici. »

Amené en présence du comte, Wayland répéta tout ce qu’il avait raconté précédemment, avec autant d’exactitude que de fermeté.

« Il est possible, dit le comte, que tu sois envoyé par ceux qui ont commencé cet ouvragée pour le finir ; mais fais-y bien attention, si ton remède me fait mal, il pourra t’arriver malheur.

— C’est être bien sévère, dit Wayland, puisque le succès d’un remède et la fin de notre existence sont entre les mains de Dieu. Néanmoins j’en courrai le risque. Je n’ai pas vécu si long-temps sous terre pour avoir peur d’un tombeau.

— Eh bien ! puisque tu as tant de confiance, dit le comte de Sussex, j’en courrai aussi le risque, car la science ne peut rien pour moi. Dis-moi, comment se prend ton médicament ?

— Je vais vous le dire sur-le-champ, dit Wayland ; mais puisque j’encours toute la responsabilité du traitement, que ce soit à la condition qu’il ne sera permis à aucun autre médecin de s’en mêler.

— C’est trop juste, répondit le comte ; maintenant, prépare ta drogue. »

Tandis que Wayland exécutait l’ordre du comte, les domestiques de celui-ci, d’après l’avis de l’artiste, déshabillèrent leur maître et le mirent dans son lit.

« Je vous préviens, dit-il, que le premier effet de ce médicament sera de produire un profond sommeil, pendant lequel le plus grand silence doit régner dans l’appartement ; autrement les conséquences pourraient en être fatales. Je veillerai moi-même auprès du comte avec quelqu’un des gentilshommes de sa chambre.

— Que tout le monde se retire, à l’exception de Stanley et de ce brave, dit le comte.

— Excepté moi aussi, dit Tressilian ; je suis autant que qui que ce soit intéressé aux effets de cette potion.

— Soit, mon bon ami ! dit le comte. Maintenant commençons notre expérience ; mais auparavant, appelez mon secrétaire et mon chambellan.

— Soyez témoins, » continua-t-il quand ces deux fonctionnaires furent arrivés, « soyez témoins, messieurs, que notre honorable ami Tressilian n’est en aucune manière responsable des effets que ce remède peut produire sur moi ; je le prends de mon propre mouvement et de ma libre volonté, dans la persuasion que c’est un remède que Dieu m’a envoyé par une voie inattendue, pour me guérir de ma maladie actuelle. Recommandez-moi au souvenir de ma noble et royale maîtresse ; dites-lui que j’ai vécu et que je meurs son loyal serviteur ; que je souhaite à tous ceux qui entourent son trône la même pureté de cœur et le même zèle à la servir, avec plus de talent qu’il n’en a été donné au pauvre Thomas Ratcliffe. »

Alors il joignit les mains et sembla, une seconde ou deux, absorbé dans une prière mentale ; puis il prit la potion, et s’arrêtant un moment, fixa sur Wayland un regard qui semblait vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme, mais qui ne causa ni trouble ni embarras dans l’air et la contenance de l’artiste.

« Il n’y a rien à craindre, « dit Sussex à Tressilian ; et il avala la potion sans la moindre hésitation.

« Je prie maintenant Votre Seigneurie, dit Wayland, de vous arranger le plus commodément que vous pourrez pour dormir ; et vous, messieurs, de rester muets et immobiles comme si vous étiez près du lit de mort de votre mère. »

Le chambellan et le secrétaire se retirèrent en donnant des ordres pour que toutes les portes fussent fermées, et que toute espèce de bruit fût sévèrement interdit dans la maison. Plusieurs gentilshommes se mirent d’eux-mêmes en sentinelle dans l’antichambre ; mais personne ne resta dans la chambre du malade que son valet-de-chambre, Stanley, l’artiste et Tressilian. La prédiction de Wayland Smith ne tarda pas à s’accomplir. Le comte tomba dans un sommeil si profond, que ceux qui gardaient son chevet commencèrent à craindre que dans cet état d’anéantissement il ne passât sans s’éveiller de sa léthargie. Wayland Smith lui-même paraissait inquiet, et de temps en temps il touchait légèrement les tempes du comte, observant surtout l’état de sa respiration qui était pleine et profonde, mais en même temps facile et non interrompue.



CHAPITRE XV.

LE MESSAGE.


Valets grossiers et impolis ! quoi ! nul soin, nulle attention, nul sentiment du devoir ! Où est le coquin que j’ai envoyé d’abord ?
Shakspeare. La méchante Femme mise à la raison.


Il n’y a pas de moment où les hommes paraissent plus laids aux yeux les uns des autres, et se sentent plus mal à leur aise que lorsque les premiers rayons du jour les surprennent à veiller. Une beauté du premier ordre elle-même, après un bal auquel le soleil levant est venu mettre fin, ferait sagement de se soustraire aux regards de ses admirateurs les plus ardents et les plus dévoués. Telle était la lumière triste et défavorable qui commençait à éclairer ceux qui avaient veillé toute la nuit dans l’antichambre de Say’s-Court, et qui mêlait sa clarté pâle et bleuâtre à la lueur rouge, jaune et fumeuse des torches et des lampes expirantes. Le jeune élégant dont nous avons parlé dans notre dernier chapitre avait quitté la salle depuis quelques minutes pour aller reconnaître la cause de plusieurs coups de marteau qu’il avait entendus à la porte du château. Comme il rentrait, il fut si frappé de l’air abattu et défait de ses compagnons de veille, qu’il s’écria : « Dieu ! mes maîtres, que vous ressemblez à des hiboux ! il me semble qu’au lever du soleil je vous verrai vous enfuir, les yeux éblouis, pour aller vous cacher dans quelque buisson, ou dans quelque clocher ruiné.

— Tais-toi, maudit fou, dit Blount, tais-toi, pour Dieu ! Est-ce le moment de plaisanter lorsque l’honneur de l’Angleterre rend peut-être le dernier soupir dans la pièce voisine ?

— Tu mens, répondit le jeune élégant.

— Comment ! » s’écria Blount en se levant, « je mens, et c’est à moi que tu oses le dire !

— Oui, tu as menti, damné bourru, répliqua le jeune homme ; tu as menti sur ce banc où tu es assis. Mais n’es-tu pas fou de t’emporter ainsi pour un mot de travers ? J’aime et j’honore milord aussi sincèrement que toi, et qu’aucun autre ; pourtant je soutiens que si le ciel nous l’enlevait, tout l’honneur de l’Angleterre ne périrait pas avec lui.

— Sans doute, répondit Blount, une bonne part en survivrait avec toi, n’est-ce pas ?

— Et avec toi aussi, Blount, et avec ce brave Markham que voici, et avec Tracy, et avec nous tous. Mais c’est moi qui ferai le mieux valoir le talent que le ciel nous a donné à tous.

— Et comment, je te prie ? dit Blount : explique-nous ce mystère de multiplication.

— Vous, monsieur, reprit le jeune homme, vous êtes comme la bonne terre qui ne produit pas de moissons, parce qu’elle n’est pas fécondée par l’engrais ; mais moi, je me sens une ardeur vivifiante qui empêchera mes faibles facultés de sommeiller. Mon ambition stimulera puissamment mon esprit, je vous en réponds.

— Je prie Dieu qu’elle ne te rende pas fou, dit Blount ; pour ma part, si nous perdons notre noble seigneur, je dis adieu à la cour et aux camps. J’ai cinq cents acres de terre dans le Norfolk ; là j’échangerai mes pantoufles de cour pour de gros souliers ferrés de paysan.

— Ô la vile métamorphose ! s’écria son antagoniste : tu as déjà toute la tournure d’un franc rustre ; tes épaules sont courbées comme si tes mains maniaient la charrue, et tu répands autour de toi une odeur de terre, au lieu d’être parfumé d’essences comme il appartient à un galant courtisan. Sur mon âme, il faut que tu te sois roulé sur un tas de foin. Ta seule excuse sera de jurer sur la garde de ton épée que le fermier avait une jolie fille.

— Je t’en prie, Walter, dit une autre personne de la compagnie, cesse tes plaisanteries, qui ne conviennent ni au lieu, ni à la circonstance. Dis-nous plutôt qui frappait tout à l’heure à la porte.

— Le docteur Masters, médecin ordinaire de Sa Majesté, qui venait, par ordre exprès de la reine, s’informer de la santé du comte.

— Bah ! quoi ! comment ! s’écria Tracy ; ce n’est pas une petite marque de faveur. Si le comte en revient, il pourra encore marcher de front avec Leicester. Masters est-il en ce moment avec milord ?

— Non, répondit Walter, il est à présent à moitié chemin de Greenwich, et de fort mauvaise humeur.

— Tu ne lui as pas refusé la porte ? s’écria Tracy.

— Sans doute tu n’auras pas fait une pareille folie ? dit Blount.

— Je lui ai refusé l’entrée aussi net, Blount, que tu refuserais un sou à un pauvre aveugle ; aussi obstinément que toi, Tracy, tu refuserais la porte à un créancier.

— Pourquoi diable l’as-tu laissé aller à la porte ? dit Blount à Tracy.

— Cela convenait à son âge plutôt qu’au mien, répondit Tracy ; mais il nous a perdus sans ressource. Que milord vive ou meure, il n’obtiendra plus un regard favorable de la reine.

— Ni les moyens de faire la fortune de ses adhérents, dit le jeune homme avec dédain ; c’est là le plus triste de l’affaire, ce qu’il y a de plus dur à digérer. Mes bons messieurs, j’ai fait sonner mes lamentations sur milord un peu moins haut que plusieurs de vous ; mais quand l’occasion de le servir se présentera, je ne le céderai à personne. Si ce savant docteur fût entré, pensez-vous qu’il n’y eût pas eu entre le médecin de Tressilian et lui un bruit à éveiller non seulement le malade, mais un mort même ? Je sais quel vacarme font les disputes de docteurs.

— Et qui prendra sur lui le tort de s’être opposé aux ordres de la reine ? dit Tracy ; car, incontestablement, le docteur Masters venait avec l’ordre positif de Sa Majesté de soigner le comte.

— J’ai fait la faute, j’en supporterai le blâme, dit Walter.

— Alors, en dépit de tes talents si vantés et de ton ambition, au diable les rêves de faveur que tu as nourris ! dit Blount. Le Devonshire te verra comme un vrai cadet de famille, fait pour s’asseoir au bas bout de la table, découper tour à tour avec le chapelain, veiller à ce que les chiens aient à manger, et serrer les sangles du cheval de l’écuyer quand il ira à la chasse.

— Non pas, » dit le jeune homme en rougissant, « non pas tant qu’il y aura des guerres en Irlande et dans les Pays-Bas, tant que la mer aura des vagues à braver. Le riche Occident a encore des terres inconnues, et l’Angleterre ne manque pas de cœurs assez hardis pour s’aventurer à leur découverte. Adieu pour un moment, mes amis ; je vais faire un tour dans la cour, pour visiter les sentinelles.

— Ce garçon-là a du vif-argent dans les veines, c’est indubitable, » dit Blount en se tournant vers Markham.

« Il en a dans le sang et dans la tête, répliqua Markham, assez pour s’élever bien haut ou se perdre. Mais en fermant la porte à Masters il a fait preuve de hardiesse et de grand attachement ; car le compagnon de Tressilian a toujours assuré qu’éveiller le comte ce serait lui donner la mort ; et Masters éveillerait les Sept-Dormants s’il croyait qu’ils ne dormissent pas en vertu d’une ordonnance en forme de la médecine. »

La matinée était déjà fort avancée lorsque Tressilian, fatigué d’avoir passé la nuit, descendit dans l’antichambre apportant la joyeuse nouvelle que le comte s’était éveillé de lui-même, qu’il trouvait ses douleurs internes beaucoup adoucies, et parlait avec une gaîté et regardait autour de lui avec une vivacité qui annonçaient qu’un changement positif et favorable s’était opéré en lui. Tressilian commanda en même temps que deux ou trois personnes de la suite du comte vinssent avec lui pour lui rendre compte de ce qui s’était passé pendant la nuit, et relever ceux qui avaient veillé dans sa chambre.

Quand le message de la reine fut communiqué au comte de Sussex, il sourit d’abord de l’accueil que le médecin avait reçu de son jeune et zélé partisan. Mais faisant sur-le-champ un retour sur lui-même, il ordonna à Blount, son écuyer, de prendre à l’instant un bateau et de descendre jusqu’au palais de Greenwich, en prenant avec lui le jeune Walter et Tracy, pour aller présenter ses respectueux hommages à la reine, lui exprimer sa profonde reconnaissance, et lui faire connaître la cause pour laquelle il n’avait pas pu profiter de l’assistance du savant docteur Masters.

« Peste soit de la commission ! » dit Blount en descendant l’escalier ; « s’il m’eût envoyé avec un cartel pour Leicester, je me fusse acquitté passablement bien d’un pareil message ; mais aller trouver notre gracieuse souveraine, près de laquelle il ne faut user que de paroles dorées ou sucrées, c’est une besogne à me faire perdre ma pauvre vieille cervelle. Viens avec moi, Tracy, et toi aussi, maître Walter Bel-Esprit, toi qui es cause de tout ce mouvement. Voyons si ton cerveau, dont jaillissent tant de brillants éclairs, pourrait aider un pauvre diable qui a besoin de quelques-unes de tes subtilités.

— Ne craignez rien, ne craignez rien ! s’écria le jeune homme, je saurai vous tirer d’embarras ; laissez-moi seulement aller chercher mon manteau.

— Mais ne l’as-tu pas sur tes épaules, dit Blount ; ce garçon-là a perdu la tête.

— Eh non ! c’est le vieux manteau de Tracy ; je n’irai avec toi à la cour que comme un gentilhomme doit s’y montrer.

— Va, dit Blount, tes beaux habits éblouiront tout au plus les yeux du portier ou de quelque autre pauvre valet.

— C’est bon, dit Walter ; mais je n’en suis pas moins décidé à mettre mon manteau et à donner un coup de brosse à mon pourpoint avant de partir avec vous.

— Dieu ! que d’embarras pour un manteau et un pourpoint ! dit Blount : dépêche-toi, au nom du ciel ! »

Ils voguèrent bientôt sur l’onde majestueuse de la Tamise que le soleil dorait alors de toutes ses splendeurs.

« Il y a deux choses sans pareilles au monde, dit Walter à Blount : le soleil dans le ciel, et la Tamise sur la terre.

— L’un nous éclairera bien assez jusqu’à Greenwich, l’autre nous y mènerait plus vite si la marée voulait descendre, dit Blount.

— Et c’est là tout ce que tu penses, tout ce dont tu t’inquiètes ! tu ne vois d’autre utilité au roi des éléments et à la reine des rivières que de guider trois pauvres diables comme toi, Tracy et moi, dans un ennuyeux voyage menant à une visite de cérémonie à la cour.

— Ce n’est pas un message que j’aie recherché, par ma foi, dit Blount, et j’épargnerais volontiers au soleil et à la Tamise l’embarras de me conduire où je n’ai pas grande envie d’aller, et où je m’attends, pour ma peine, à un fort mauvais accueil. Mais, sur mon honneur, » ajouta-t-il en mettant la tête hors du bateau, « il me semble que nous avons fait une course inutile, car la barque de la reine est au pied de l’escalier, comme si Sa Majesté allait faire une promenade sur l’eau. »

C’était la vérité. La barque au-dessus de laquelle flottait le pavillon anglais, et équipée de matelots portant la livrée royale, était en effet amarrée au bas de l’escalier qui conduisait de la rivière à Greenwich, et à côté d’elle étaient deux ou trois autres bateaux destinés à transporter les personnages de la suite de Sa Majesté qui n’étaient pas immédiatement attachées à sa personne. Les yeomen de la garde, les plus grands et les plus beaux hommes de l’Angleterre, formaient une haie avec leurs hallebardes depuis la porte du palais jusqu’à la rivière, et tout semblait prêt pour la sortie de la reine, quoiqu’il fût encore de très bonne heure.

« Par ma foi, ceci ne nous présage rien de bon, dit Blount ; il faut qu’il y ait quelque circonstance extraordinaire pour que Sa Majesté se mette en mouvement de si grand matin. Selon moi, le mieux est de nous en retourner et de dire au comte ce que nous avons vu.

— Dire au comte ce que nous avons vu ! s’écria Walter ; nous n’avons rien vu qu’un bateau et des hommes en habits rouges, la hallebarde à la main. Remplissons le message du comte, et nous lui dirons ce que la reine nous aura répondu. »

À ces mots il fit approcher le bateau de la rive à quelque distance de l’escalier, dont il n’eût pas été respectueux de s’approcher en ce moment, et sauta à terre, suivi, quoiqu’à regret, de Blount, son méticuleux compagnon. Comme ils avançaient vers la porte du palais, un des huissiers leur dit qu’ils ne pouvaient pas entrer, parce que Sa Majesté allait sortir. Ils prononcèrent le nom du comte de Sussex ; mais il n’eut aucune vertu pour fléchir ce personnage, qui leur répliqua que ce serait risquer son emploi que de désobéir le moins du monde aux ordres qu’il avait reçus.

« Ne te l’avais-je pas dit ? s’écria Blount. Allons, mon cher Walter, reprenons notre barque, et allons-nous-en.

— Non pas avant que j’aie vu sortir la reine, » répliqua le jeune homme avec fermeté.

« Tu es fou, tout-à-fait fou, par la messe ! répondit Blount.

— Et toi, dit Walter, te voilà devenu tout-à-coup un poltron. Je t’ai vu tenir tête à une dizaine de kernes irlandais[83], et t’en tirer avec honneur, et maintenant tu clignoterais, tu reculerais pour éviter le regard courroucé d’une belle dame. »

En ce moment les portes s’ouvrirent, et les huissiers commencèrent à défiler en ordre, précédés et suivis de la troupe des gentilshommes pensionnaires[84]. Après eux, au milieu d’une foule de seigneurs et de dames, disposés cependant de façon qu’elle pût être vue de tous les côtés, venait Élisabeth elle-même, alors dans la force de l’âge et brillante de tout l’éclat de ce qu’on peut appeler beauté dans une reine ; en effet, même dans la classe la plus obscure, on eût trouvé sa taille noble et sa physionomie remarquable et imposante. Elle s’appuyait sur le bras de lord Hunsdon, à qui sa parenté avec la reine du côté de sa mère procurait souvent une marque d’intimité assez prononcée de la part d’Élisabeth.

Le jeune cavalier que nous avons nommé si souvent n’avait probablement jamais approché de si près la personne de sa souveraine, et il s’avança jusqu’à la dernière ligne des gardes pour profiter de cette occasion de la voir. Son compagnon, au contraire, maudissant son imprudence, ne cessait de le tirer par derrière ; mais Walter se débarrassa de ses mains, et par une secousse brusque, qui fit tomber son manteau de l’une de ses épaules, il fit ressortir sa belle taille avec plus d’avantage. Ôtant en même temps son bonnet, il fixa ses regards avides sur la reine, avec un mélange de curiosité respectueuse et d’admiration ardente quoique modeste : cette attitude convenait si bien à sa charmante figure, que les gardes, frappés de ses riches vêtements et de sa noble tournure, le laissèrent approcher de l’endroit par où la reine devait passer, un peu plus près qu’il n’était permis aux simples spectateurs. De cette façon, le jeune téméraire se trouva exposé en plein aux regards d’Élisabeth, dont l’œil n’était jamais indifférent à l’admiration qu’elle excitait à juste titre parmi ses sujets, ni aux avantages extérieurs qu’elle remarquait dans quelqu’un de ses courtisans. Aussi, comme elle approchait de l’endroit où était Walter, elle arrêta son œil perçant sur ce jeune homme ; elle le regardait même d’un air où la surprise que lui causait sa hardiesse n’était mêlée d’aucun déplaisir, lorsqu’un incident de peu d’importance appela plus particulièrement son attention sur lui. La nuit avait été pluvieuse, et précisément à la place où était Walter un peu de boue gênait le passage de la reine. Comme elle hésitait à avancer, le galant chevalier, détachant son manteau de ses épaules, l’étendit sur l’endroit fangeux, afin que la reine pût y passer à pied sec. Élisabeth regarda le jeune homme, qui accompagna cet acte de courtoisie exquise d’un profond salut, en même temps qu’une vive rougeur se répandait sur toute sa figure. La reine confuse rougit à son tour, lui fit un signe de tête, passa rapidement, et monta dans sa barque sans dire un mot.

« Allons, monsieur le fat, dit Blount, votre manteau aura besoin d’un bon coup de brosse aujourd’hui. Par ma foi, puisque vous aviez l’intention d’en faire un tapis de pied, il eût mieux valu garder le manteau de bure de Tracy ; celui-là du moins ne craint pas les taches.

— Ce manteau, » dit Walter en le ramassant et le pliant, « ne sera jamais brossé, tant qu’il sera en ma possession.

— Et il ne durera pas long-temps si vous ne le ménagez pas davantage. Nous vous verrons bientôt en cuerpo[85], comme disent les Espagnols. »

Leur conversation fut interrompue par l’arrivée d’un des gentilshommes pensionnaires.

« Je suis envoyé, » dit-il après avoir regardé attentivement, « pour chercher un gentleman qui n’a pas de manteau, ou qui a crotté le sien. C’est vous, je crois, » dit-il en s’adressant à Walter ; « ayez la bonté de me suivre.

— Il est à ma suite, dit Blount ; et je suis l’écuyer du noble comte de Sussex.

— Je n’ai rien à dire à cela, répondit le messager ; mes ordres viennent directement de Sa Majesté et ne concernent que monsieur. »

À ces mots, il s’éloigna suivi de Walter, laissant Blount les yeux presque hors de la tête, tant était grand son étonnement. À la fin il laissa échapper cette exclamation : « Qui diable aurait imaginé cela ! » Et, hochant la tête d’un air mystérieux, il se dirigea vers son bateau, s’embarqua, et retourna à Deptford.

Cependant le jeune Walter s’avançait vers le rivage, guidé par le pensionnaire qui lui témoignait un grand respect, circonstance qui, en pareil cas, peut être considérée comme d’un excellent augure. Il le fit monter dans une des petites barques destinées à suivre celle de la reine, qui remontait déjà le fleuve à la faveur de la marée dont Blount s’était plaint si vivement à ses compagnons quand ils le descendaient.

Les deux rameurs, d’après l’ordre du gentilhomme pensionnaire, menèrent leur barque avec une telle diligence qu’elle eut bientôt atteint la poupe du canot de la reine, où elle était assise sur un tendelet, entourée de deux ou trois dames et de quelques-uns des officiers de sa maison. Elle arrêta ses yeux plus d’une fois sur l’esquif où était le jeune aventurier, parla à ceux qui étaient près d’elle, et même sembla rire. À la fin un de ses gens, sans doute par l’ordre de Sa Majesté, fit signe de faire approcher le bateau, et dit au jeune homme qu’il voulût bien passer dans la barque de la reine, ce que celui-ci fit avec autant de grâce que d’agilité en sautant à l’avant. Alors il fut conduit en présence de la reine, tandis que le bateau qui l’avait amené allait se placer à l’arrière. Walter soutint le regard de sa souveraine avec d’autant plus de grâce que son assurance était mêlée d’un peu d’embarras. Il portait encore sur son bras son manteau souillé, ce qui fournit à la reine une occasion toute naturelle d’entrer en conversation.

« Vous avez gâté aujourd’hui un joli manteau pour nous, jeune homme ; nous vous remercions du service que vous nous avez rendu, quoiqu’il y eût quelque chose d’inusité et même de hardi dans la manière de l’offrir.

— Quand notre souverain a besoin de nous, répondit le jeune homme, c’est le devoir de tout sujet d’être hardi.

— Mon Dieu ! ceci est bien répondu, milord, » dit la reine en se tournant vers un grave personnage qui était assis auprès d’elle, et qui répondit en baissant la tête, et en murmurant quelques mots d’approbation, « Bien, jeune homme ; ta galanterie ne restera pas sans récompense. Va trouver notre maître de la garde-robe, et il aura l’ordre de remplacer le vêtement que tu as gâté pour notre service. Tu auras un habillement complet et des plus à la mode, je te le promets, foi de princesse.

— Avec la permission de Votre Grâce, » dit Walter en hésitant, « il n’appartient pas à un humble serviteur de Votre Majesté de peser vos bontés ; mais s’il m’était permis de choisir…

— Tu aimerais mieux de l’or, je gage, » dit la reine en l’interrompant. « Fi ! jeune homme ! Je suis honteuse de le dire, dans notre capitale il y a tant de moyens de faire de folles dépenses, que donner de l’or aux jeunes gens, c’est jeter de l’huile sur le feu et leur fournir les moyens de se perdre. Si ma vie et mon règne se prolongent, je couperai court à ces désordres antichrétiens. Cependant, tu es peut-être pauvre, ou tes parens peuvent l’être… Tu auras de l’or, si c’est cela que tu veux, mais tu me rendras compte de l’usage que tu en feras. »

Walter attendit que la reine eût fini, et alors, d’un air modeste, il l’assura qu’il désirait encore moins de l’or que l’habillement que Sa Majesté lui avait offert.

« Comment, jeune homme ! dit la reine, ni or, ni habit ! Que veux-tu donc de moi ?

— La seule permission, madame, si ce n’est pas demander un trop grand honneur, de porter le manteau qui vous a rendu ce léger service.

— La permission de porter ton manteau, jeune fou ! dit la reine.

— Il ne m’appartient plus, dit Walter ; depuis que le pied de Votre Majesté l’a touché, il est devenu digne d’un prince, et beaucoup trop riche pour son possesseur primitif. »

La reine rougit de nouveau, et tâcha de dissimuler en riant une légère émotion de surprise et de confusion qui ne lui était pas désagréable.

« Avez-vous jamais rien entendu de pareil, milord ? La lecture des romans a tourné la tête à ce jeune homme… Il faut que je sache qui il est, pour le renvoyer sous bonne escorte à ses parents… Qui es-tu ?

— Un gentilhomme de la maison du comte de Sussex, sous votre bon plaisir, envoyé ici avec son écuyer pour porter un message à Votre Majesté. »

En ce moment l’expression gracieuse qui avait jusqu’alors régné sur la figure d’Élisabeth, fit place à un air de hauteur et de sévérité.

« Milord Sussex, dit-elle, nous a enseigné le cas que nous devons faire de ses messages, par le prix qu’il attache aux nôtres. Ce matin même, à une heure qui n’avait rien d’ordinaire, nous lui avons envoyé le médecin de notre chambre, parce que nous avions appris que Sa Seigneurie était plus dangereusement malade que nous ne l’avions craint d’abord. Il n’est aucune cour d’Europe où il y ait un homme plus savant en son art, plus utile, plus respectable que le docteur Masters, et il se présentait de notre part chez un de nos sujets. Cependant il a trouvé la porte de Say’s-Court défendue par des hommes armés de mousquets, comme si c’eût été sur la frontière d’Écosse et non dans le voisinage de notre cour ; et quand il a demandé en notre nom qu’on le laissât entrer, on le lui a obstinément refusé. Nous ne recevrons, du moins quant à présent, aucune excuse pour le mépris avec lequel on a accueilli cette marque d’excessive condescendance, et nous supposons que le motif du message de lord Sussex était de nous en offrir. »

Ces mots furent dits d’un ton et avec des gestes qui firent trembler ceux des amis de Sussex qui étaient à portée de les entendre. Mais celui à qui ils étaient adressés n’en fut point épouvanté : et aussitôt que la colère de la reine lui parut un peu calmée, il répliqua avec autant de déférence que d’humilité : « Sous le bon plaisir de Votre Majesté, je ne suis chargé d’aucune excuse de la part du comte de Sussex.

— Et de quoi êtes-vous donc chargé, monsieur ? » s’écria la reine avec cette impétuosité qui, au milieu de qualités plus nobles, était un des traits distinctifs de son caractère ; « était-ce de le justifier, ou, mort de mon Dieu ! de me braver ?

— Madame, dit le jeune homme, milord Sussex a reconnu toute la gravité de cette offense, et n’a songé qu’à s’assurer du coupable pour le remettre aux mains de Votre Majesté et l’abandonner à sa merci. Le noble comte, par suite d’une potion que son médecin lui avait administrée, était profondément endormi quand votre gracieux message est arrivé, et Sa Seigneurie n’a appris l’accueil fait à ce royal et consolant message que ce matin après son réveil.

— Et lequel de ses domestiques, au nom du ciel ! a osé repousser mon message, sans même admettre mon médecin en présence de son maître, auquel je l’envoyais donner des soins ? » dit la reine surprise au dernier point.

« Le coupable est devant vous, madame, dit Walter en s’inclinant profondément ; « c’est sur moi, sur moi seul que doit tomber tout le blâme ; et c’est avec raison que milord m’a envoyé pour subir les conséquences d’une faute dont il est aussi innocent que les rêves d’un homme endormi peuvent l’être des actions d’un homme éveillé.

— Quoi ! c’est toi, toi-même qui as refusé la porte de Say’s-Court à mon messager et à mon médecin ? dit la reine. Qui a pu inspirer tant d’audace à un jeune homme qui semble devoir… c’est-à-dire dont les manières annoncent tant de dévouement à sa souveraine ?

— Madame, » dit le jeune homme, qui, malgré l’air de sévérité de la reine, croyait lire sur son visage quelque chose qui ne ressemblait pas à de l’inflexibilité, « nous disons dans notre pays que le médecin est temporairement le souverain absolu de son malade. Hé bien ! mon noble maître était alors soumis à l’empire d’un médecin dont les avis lui ont grandement profité, et qui avait ordonné qu’on n’interrompît pas le sommeil du malade si l’on ne voulait mettre sa vie en danger.

— Ton maître se sera livré à quelque misérable empirique ! dit la reine.

— Je ne sais, madame ; mais le fait est que ce matin il s’est éveillé frais et vigoureux du seul sommeil qu’il ait goûté depuis longtemps. »

Les courtisans se regardaient l’un l’autre, bien plus pour voir ce que chacun pensait de ces nouvelles que pour se communiquer aucune observation sur ce qui était arrivé. « Par ma foi, je suis charmée qu’il soit mieux ; mais tu as été bien hardi de refuser la porte à mon médecin Masters. Ne sais-tu pas que la sainte Bible dit : Dans la multitude des conseils gît le salut.

— Oui, madame ; mais j’ai entendu dire à des savants que c’est du salut des médecins et non de celui du malade qu’il est question.

— Par ma foi, enfant, je n’ai plus rien à dire, » reprit la reine en riant ; « car ma science en hébreu se trouve en défaut. Qu’en dit milord Lincoln ? le texte a-t-il été convenablement interprété.

— Le mot salut, très gracieuse princesse, dit l’évêque de Lincoln, a été peut-être adopté avec un peu de légèreté, le mot hébreu étant…

— Milord, » dit la reine en l’interrompant, « nous venons de vous dire que nous avons oublié notre hébreu. Mais toi, jeune homme, dis-nous quel est ton nom et ta naissance.

— Raleigh est mon nom, très gracieuse princesse ; je suis le plus jeune enfant d’une nombreuse mais honorable famille du Devonshire.

— Raleigh ! » dit Élisabeth après un moment de réflexion, « n’avons-nous pas entendu parler de vos services en Irlande ?

— J’ai été assez heureux, madame, pour servir en ce pays ; mais je n’y ai rien fait qui méritât d’arriver aux oreilles de Votre Majesté.

— Elles entendent plus de choses que vous ne croyez, » dit la reine avec beaucoup de grâce, « et elles ont entendu parler d’un jeune homme qui, dans le Shannon, défendit un gué contre une troupe d’Irlandais révoltés, et qui rougit les eaux du fleuve de leur sang et du sien.

— Il est possible que j’aie perdu un peu de sang, » dit le jeune homme en baissant les yeux, « mais je devais tout sacrifier dans cette circonstance, puisque c’était pour le service de Votre Majesté. »

La reine, après un moment de silence, reprit vivement : « Vous êtes bien jeune pour avoir si bien combattu et pour parler si bien ; mais vous ne devez pas échapper à votre punition pour avoir forcé Masters à rebrousser chemin. Le pauvre homme a pris du froid sur la Tamise ; car notre ordre lui est parvenu au moment où il revenait de faire quelques visites à Londres, et il s’est fait un devoir et une affaire de conscience de se remettre en route sur-le-champ. Ainsi donc, écoute bien, maître Raleigh, ne manque pas de porter ton manteau crotté en signe de pénitence, jusqu’à ce que nous en ordonnions autrement. Et voici, » ajouta-t-elle en lui donnant un bijou d’or en forme de pion d’échecs, « ce que je te donne pour le porter à ton cou. »

Walter Raleigh, qui tenait en quelque sorte de la nature ces manières de cour que tant de gens ont peine à acquérir après une longue expérience, s’agenouilla, et en prenant le bijou de la main de la reine, baisa les doigts qui le lui présentaient. Il savait peut-être mieux qu’aucun des courtisans qui l’entouraient jusqu’à quel point il convenait de mêler le respect dû à la reine à la galanterie due à la beauté de sa personne ; et dans ce premier essai pour les concilier, il réussit si bien qu’il satisfit en même temps la vanité d’Élisabeth et son amour de la domination.

Le comte de Sussex recueillit aussi le fruit de la satisfaction que Raleigh avait causée à la reine dans cette première entrevue.

« Milords et mesdames, » dit Élisabeth en s’adressant aux personnes de sa suite, « il me semble que, puisque nous sommes sur la Tamise, nous ferions bien de renoncer à notre projet d’aller à Londres, et de surprendre ce pauvre comte de Sussex en lui faisant une visite. Il est malade, souffrant sans doute de la crainte d’avoir encouru notre déplaisir, auquel il vient d’échapper honorablement par le franc aveu de ce jeune audacieux. Qu’en pensez-vous ? ne serait-ce pas un acte de charité de lui porter des consolations telles que les remercîments d’une reine qui lui doit beaucoup pour ses loyaux services ? »

On pense bien qu’aucun de ceux à qui ces paroles étaient adressées ne s’avisa de s’opposer à son dessein.

« Votre Majesté, dit l’évêque de Lincoln, est le souffle de nos narines. »

Les hommes de guerre affirmaient que la présence de la souveraine était la pierre qui donnait le fil au glaive du soldat. Les hommes d’état, de leur côté, déclaraient que l’aspect lumineux de la reine était une lampe qui guidait ses conseillers ; et les dames convinrent unanimement qu’aucun seigneur d’Angleterre ne méritait autant l’estime de sa royale personne que le comte de Sussex ; sans préjudice des droits du comte de Leicester, ajoutèrent quelques-unes des plus politiques ; exception à laquelle Élisabeth ne fit en apparence aucune attention.

L’ordre fut donc donné de débarquer la royale personne de Sa Majesté à Deptford, l’endroit le plus proche de Say’s-Court, et le plus commode pour y arriver, afin que la reine pût satisfaire sa sollicitude royale et maternelle, en s’informant directement de la santé du comte de Sussex.

Raleigh, dont l’esprit pénétrant prévoyait vivement les conséquences des événements les plus frivoles, se hâta de demander à la reine la permission de passer dans un esquif et d’aller annoncer la royale visite à son maître, insinuant ingénieusement que cette agréable surprise pourrait avoir un effet fâcheux sur sa santé, puisque le cordial le plus puissant et le plus salutaire pouvait quelquefois être fatal à ceux qui avaient été trop long-temps dans un état de langueur.

Mais soit que la reine trouvât que ce fût trop de présomption à un jeune courtisan de donner ainsi son avis sans être consulté, soit par un retour des sentiments de méfiance jalouse qu’on lui avait inspirés en lui rapportant que le comte entretenait des gens armés autour de sa personne, elle invita Raleigh, d’un ton aigre, à réserver ses avis pour le moment où on les lui demanderait, et répéta son premier ordre de prendre terre à Deptford, ajoutant : « Nous verrons par nous-même quelle espèce de maison tient milord Sussex.

— Maintenant, que le Seigneur ait pitié de nous ! » dit en lui-même le jeune courtisan. « Pour de braves cœurs, le comte en a autour de lui ; mais les bonnes têtes sont rares parmi nous, et il est lui-même trop malade pour donner des ordres. Blount sera à déjeuner avec des harengs d’Yarmouth et un pot d’ale ; Tracy avec ses maudits boudins noirs et son vin du Rhin : de leur côté, ces buses de Gallois, Thomas Ap Rica et Evans seront en train de préparer leur soupe aux poireaux et de faire griller leur fromage : avec cela, on assure que la reine déteste les aliments grossiers, les odeurs fortes et les vins communs. S’ils pouvaient seulement songer à brûler un peu de romarin dans la grande salle… Mais vogue la galère ! il faut maintenant tout abandonner au hasard. Le sort ne m’a pas trop maltraité ce matin, car je crois que si j’ai gâté un manteau, j’ai fait en revanche une assez belle fortune de cour. Puisse mon excellent patron ne pas être plus malheureux ! »

La barque de la reine aborda bientôt après à Deptford, et, au milieu des acclamations générales que sa présence ne manquait jamais d’exciter, la reine, accompagnée de sa suite, s’avança sous un dais vers Say’s-Court, où le bruit lointain des cris du peuple donna la première nouvelle de son approche. Sussex, qui délibérait alors avec Tressilian sur les moyens de réparer le tort que pouvait lui avoir fait auprès de la reine l’événement du matin, fut extrêmement surpris d’apprendre sa prochaine arrivée, non qu’il ignorât que la reine était dans l’usage de faire des visites aux personnages les plus distingués de sa cour, malades ou non ; mais sa soudaine apparition ne lui laissait pas le temps de faire, pour la recevoir, aucun de ces préparatifs qu’il savait être si fort du goût d’Élisabeth ; et le désordre, la confusion de sa maison militaire, qui avaient encore augmenté pendant sa maladie, faisaient qu’il se trouvait tout-à-fait au dépourvu pour une pareille réception.

Maudissant intérieurement le hasard qui lui procurait cette visite si gracieuse et si imprévue, il se hâta de descendre avec Tressilian, dont il venait d’écouter très attentivement l’intéressante histoire.

« Mon digne ami, lui dit-il, tout l’appui que je pourrais prêter à votre accusation contre Varney, vous avez droit de l’attendre de ma justice et de ma reconnaissance. Le hasard va, du reste, nous montrer tout à l’heure si je puis quelque chose auprès de notre souveraine, ou si réellement mon intervention dans cette affaire ne vous sera pas plus préjudiciable qu’utile. »

Ainsi parla Sussex, tandis qu’il passait à la hâte une large robe fourrée, et s’ajustait de son mieux pour paraître devant la reine. Mais quelque soin qu’il donnât à sa toilette, il ne pouvait effacer les traces qu’avait laissées la maladie sur un visage que la nature avait doué de traits fortement prononcés plutôt qu’agréables. D’ailleurs, il était de petite taille, et, quoiqu’il eût de larges épaules et que ses formes athlétiques annonçassent un homme fait pour la guerre, son aspect n’était pas de nature à plaire dans une pacifique réunion de dames : circonstance fâcheuse, qui faisait, pensait-on, que Sussex, tout estimé et honoré qu’il fût de la reine, avait auprès d’elle un grand désavantage quand elle le comparait à Leicester, qui était également remarquable par l’élégance de ses manières et la beauté de sa personne.

Malgré toute sa diligence, le comte ne put se trouver à la rencontre de la reine au moment où elle entrait dans l’antichambre, et il s’aperçut tout d’abord qu’un nuage avait obscurci son front. Son œil jaloux avait remarqué ce train militaire de gentilshommes et de gardes armés dont la maison du comte était remplie, et ses premiers mots exprimèrent son mécontentement. « C’est ici une garnison royale, milord Sussex ? ou aurions-nous, par aventure, dépassé Say’s-Court et débarqué à notre Tour de Londres ? »

Lord Sussex voulait présenter quelques excuses. « Il n’en est pas besoin, dit-elle. Milord, nous nous proposons de faire cesser au plus tôt certaines querelles entre vous et un autre seigneur de notre cour, et de réprimer en même temps cette habitude barbare et dangereuse de vous entourer de gens armés, comme si, dans le voisinage de notre capitale, à la porte même de notre résidence royale, vous vous prépariez à une guerre civile l’un contre l’autre. Nous sommes bien aise de vous voir rétabli, milord, quoique sans l’assistance du savant médecin que nous vous avons envoyé… Point d’excuses !… Nous savons comme cela s’est passé, et nous avons, à ce sujet, corrigé ce jeune étourdi de Raleigh… Par la même occasion, milord, nous vous annonçons que nous comptons débarrasser au plus tôt de lui votre maison pour l’attacher à la nôtre. Il a des dispositions qui méritent d’être mieux cultivées qu’elles ne peuvent l’être parmi vos hommes de guerre. »

Sussex, qui ne comprenait pas trop le motif de cette résolution, ne sut que s’incliner et exprimer sa soumission. Il supplia ensuite la reine de s’arrêter le temps nécessaire pour qu’on lui servît quelques rafraîchissements ; mais sur ce point il ne put rien obtenir ; et après quelques compliments plus froids et plus ordinaires qu’on n’aurait dû l’attendre d’une visite aussi favorable, la reine quitta Say’s-Court où elle avait apporté la confusion, et laissa l’inquiétude et la crainte derrière elle.




CHAPITRE XVI.

LES DEUX RIVAUX.


Faites-les venir en notre présence ; face contre face, front courroucé contre front courroucé ; nous entendrons parler librement l’accusateur et l’accusé. Tous deux sont obstinés et pleins de colère, et leur rage est aussi sourde que la mer, aussi ardente que le feu.
Shakspeare. Richard II.


« J’ai l’ordre de me rendre demain à la cour, dit Leicester en s’adressant à Varney, pour m’y rencontrer, à ce qu’on suppose, avec milord Sussex. La reine a le dessein de faire cesser nos différends. Tel est le résultat de la visite à Say’s-Court, dont vous ne devriez pas parler si légèrement.

— Je soutiens qu’il n’en est rien, dit Varney ; je sais même d’une personne digne de foi, qui était à portée d’entendre une bonne partie de ce qui s’est dit, que Sussex a plutôt perdu que gagné à cette visite. La reine a dit, en remontant dans son canot, que Say’s-Court ressemblait à un corps-de-garde et avait une odeur d’hôpital. — Ou plutôt celle d’une cuisine de Ram’s-Alley[86], a repris la comtesse de Rutland, qui est toujours une des meilleures amies de Votre Seigneurie. Alors milord Lincoln, se croyant obligé de faire entendre sa charitable parole, a ajouté qu’il fallait pardonner à milord Sussex la manière bizarre et surannée dont était tenue sa maison, vu qu’il n’avait pas encore de femme.

— Et qu’a dit la reine ? » reprit Leicester avec vivacité.

« Elle l’en reprit sévèrement, et demanda quel besoin avait milord Sussex d’une femme, ou un évêque de parler d’un tel sujet. Si le mariage est permis, ajouta-t-elle, je n’ai lu nulle part qu’il fût enjoint.

— Elle n’aime pas les mariages ou les conversations relatives au mariage, de la part des ecclésiastiques, dit Leicester.

— Pas plus de la part des courtisans, » dit Varney ; mais observant que Leicester changeait de visage, il se hâta d’ajouter que toutes les dames qui étaient présentes s’étaient réunies pour tourner en ridicule la tenue de maison de lord Sussex, et pour lui opposer l’accueil bien différent que Sa Majesté aurait certainement trouvé chez le comte de Leicester.

« Vous avez recueilli bien des nouvelles, dit Leicester, mais vous avez oublié ou omis la plus importante de toutes : elle a ajouté un nouveau satellite à tous ceux qu’elle aime à voir se mouvoir autour d’elle.

— Votre Seigneurie veut parler de Raleigh, ce jeune homme du Devonshire, ce chevalier du manteau, comme on l’appelle à la cour.

— Il pourra bien être un jour chevalier de la Jarretière, si je ne me trompe, car il avance rapidement. Elle a récité des vers avec lui et fait d’autres folies semblables. J’abandonnerais de bon cœur, sans le moindre regret, la part que j’ai dans son inconstante faveur, mais je ne veux pas être supplanté par ce paysan de Sussex, ou par ce nouveau venu. J’ai ouï dire que Tressilian est aussi avec Sussex, et fort avant dans ses bonnes grâces. Je voudrais le ménager pour certaine cause, mais il court lui-même au devant de sa destinée. Et Sussex ! il paraît qu’il est mieux portant que jamais.

— Milord, répliqua Varney, la route la plus douce offre des difficultés, surtout quand elle va en montant. La maladie de Sussex était une faveur du ciel, dont j’espérais beaucoup. À la vérité, il s’est rétabli, mais il n’est pas plus redoutable qu’avant sa maladie ; et déjà il avait éprouvé plus d’une défaite en luttant avec Votre Seigneurie. Que le cœur ne vous manque pas, milord, et tout ira bien.

— Le cœur ne m’a jamais manqué, répondit Leicester.

— Non, milord, mais il vous a souvent trahi. Celui qui veut monter à un arbre doit saisir les branches et non les fleurs.

— Bien ! bien ! bien ! » dit Leicester avec impatience, « je comprends ce que tu veux dire. Mon cœur ne me manquera ni ne m’abusera jamais. Aie soin que ma suite soit en ordre, veille à ce que sa tenue soit assez brillante pour effacer non seulement les grossiers compagnons de Ratcliffe, mais encore le cortège de tous les autres seigneurs de la cour. Que, de plus, chacun soit bien armé, mais sans faire parade de ses armes, et en ayant l’air de les porter plutôt pour se conformer à la mode que pour s’en servir. Quant à toi, tu te tiendras toujours près de moi, je puis avoir besoin de tes services. »

Les préparatifs de Sussex et de ses partisans n’étaient pas l’objet d’une moindre sollicitude que ceux de Leicester.

« Le mémoire par lequel vous accusez Varney de séduction, dit le comte à Tressilian, est dans ce moment entre les mains de la reine ; je l’ai fait parvenir par une voie sûre. Il me semble que votre demande doit avoir du succès, étant, comme elle l’est, fondée sur la justice et l’honneur, dont Élisabeth se montre si jalouse. Mais je ne puis vous le dissimuler, l’Égyptien (c’est ainsi que Sussex avait coutume d’appeler son rival, à cause de son teint brun) a beau jeu à se faire écouter dans ce bienheureux temps de paix. Si la guerre était à nos portes, je serais un de ses enfants chéris ; mais les soldats, comme leurs boucliers et leurs lances de Bilbao, ne sont plus de mode en temps de paix, et les manches de satin et les épées de parade ont alors le dessus. Eh bien ! faisons-nous élégants, puisque c’est la mode. Blount, as-tu veillé à ce que notre maison fût équipée dans le goût du jour ? mais tu te connais aussi peu que moi à toutes ces fadaises ; tu t’y entendrais bien mieux s’il s’agissait de disposer un poste de piquiers.

— Milord, répondit Blount, Raleigh est venu et s’est chargé de cette affaire. Votre suite sera aussi brillante qu’une matinée de mai ; quant à la dépense, c’est une autre question. On entretiendrait un hôpital de vieux soldats avec ce que coûtent dix laquais d’aujourd’hui.

— Aujourd’hui, Nicolas, nous ne devons pas regarder à la dépense ; je suis obligé à Raleigh pour ses soins. J’espère cependant qu’il se sera souvenu que je suis un vieux soldat, et que je ne voudrais avoir de toutes ces niaiseries que ce qui est rigoureusement nécessaire.

— Je n’y entends rien, vous le savez ; mais voici que les braves parents et les amis de Votre Seigneurie arrivent par vingtaines pour l’accompagner à la cour, et il me semble que nous y ferons aussi belle figure que Leicester, quelques frais qu’il compte faire.

— Donnez-leur les ordres les plus formels pour qu’ils évitent toute querelle, sauf le cas de violence ouverte ; ils ont la tête chaude, et je ne voudrais pas qu’une imprudence de leur part donnât à Leicester l’avantage sur moi. »

Le comte de Sussex était si occupé de distribuer ses instructions, que Tressilian eut quelque peine à trouver un moment pour lui exprimer sa surprise de ce qu’il s’était avancé dans l’affaire de Hugh Robsart, au point de mettre si promptement la pétition sous les yeux de la reine. « L’opinion des amis de la jeune dame était, dit-il, d’en appeler d’abord à la justice de Leicester, vu que l’offense avait été commise par son écuyer, et j’avais pris soin de vous le dire.

— C’est ce qu’on aurait pu faire sans s’adresser à moi, » dit Sussex avec un peu de hauteur. « Du moins ce n’était pas moi qu’il fallait consulter dans une circonstance où il s’agissait de faire une démarche humiliante auprès de Leicester. Je suis surpris que vous, Tressilian, vous homme d’honneur et mon ami, vous ayez pu vous arrêter à un parti aussi peu honorable. Si vous me l’avez dit, assurément je ne vous ai pas compris, tant une semblable résolution est indigne de vous.

— Milord, dit Tressilian, la marche que j’aurais préférée est celle que vous avez adoptée ; mais les amis de cette malheureuse dame…

— Oh ! les amis ! les amis ! » dit Sussex en l’interrompant ; « il faut qu’ils nous laissent conduire cette affaire de la manière qui nous semble la meilleure. Voici le moment, l’heure d’accumuler les accusations contre Leicester et sa maison, et la reine regardera la vôtre comme fort grave. Mais, à tout événement, la plainte est à présent sous ses yeux. »

Tressilian ne put s’empêcher de soupçonner que, dans son empressement à se fortifier contre son rival, Sussex n’eût adopté à dessein le moyen le plus propre à jeter de l’odieux sur Leicester, sans considérer attentivement si cette manière de procéder était celle qui offrait le plus de chances de succès. Mais le mal était sans remède, et Sussex échappa à une plus longue discussion en congédiant ses amis avec cet ordre : « Que tout soit prêt pour onze heures ; je dois être à la cour et dans la chambre d’audience à midi précis. »

Tandis que les deux hommes d’état rivaux, pleins d’anxiété, se préparaient ainsi à leur prochaine rencontre sous les yeux de la reine Élisabeth, elle-même n’était pas sans appréhension de ce qui pouvait arriver du choc de deux esprits si hautains, soutenus l’un et l’autre par un corps nombreux de partisans, et qui partageaient entre eux, soit ouvertement, soit en secret, les espérances et les vœux de la cour. La troupe des gentilshommes pensionnaires était sous les armes, et un renfort de yeomen de la garde était venu de Londres par la Tamise ; en outre, une proclamation avait été publiée par la reine, qui défendait strictement aux nobles de tout rang d’approcher du palais avec des gardes ou une suite portant des armes à feu ou de longues armes ; on disait même tout bas que le haut shérif de Kent avait reçu de secrètes instructions pour tenir une partie de la milice du comté prête à marcher au premier signal.

L’heure de cette intéressante audience, à laquelle on s’était préparé de part et d’autre avec tant de sollicitude, arriva enfin, et chacun des deux comtes rivaux, accompagné de sa longue suite d’amis et de partisans, entra dans la cour du palais de Greenwich à midi précis.

Comme si c’eût été un arrangement pris à l’avance, ou peut-être parce qu’on leur avait intimé que tel était le bon plaisir de la reine, Sussex avec sa suite se rendit de Deptford au palais par eau, tandis que Leicester arriva par terre ; de sorte qu’ils entrèrent dans la cour par deux portes opposées. Cette circonstance frivole donna à Leicester un certain avantage dans l’opinion du vulgaire. Le cortège de ses partisans, tous à cheval, paraissait bien plus nombreux et bien plus imposant que la suite de Sussex, qui était nécessairement à pied. Les deux rivaux ne se firent pas le moindre salut, quoique chacun regardât l’autre en face, attendant peut-être une marque de politesse qu’il ne voulait pas donner le premier. Presque au moment même de leur arrivée, la cloche du château sonna, les portes du palais s’ouvrirent, et les deux comtes entrèrent accompagnés de toutes les personnes de leur suite à qui leur rang donnait ce privilège ; celles d’un rang inférieur restèrent avec les gardes dans la cour, où les partis opposés se lançaient des regards de haine et de mépris, comme s’ils eussent attendu avec impatience une occasion de tumulte ou quelque prétexte pour s’attaquer mutuellement. Mais ils furent retenus par les ordres formels de leurs chefs, et peut-être davantage par la présence d’une force armée plus nombreuse que de coutume.

Cependant les personnes les plus distinguées de chaque parti suivaient leur patron dans les magnifiques salles et antichambres du palais, semblables dans leur marche uniforme à deux fleuves qui coulent dans le même lit, mais qui évitent de mêler leurs eaux. Les deux troupes se rangèrent ensuite, comme par instinct, des deux côtés de l’appartement, et elles semblaient empressées de rompre l’union passagère à laquelle l’étroitesse de l’entrée les avait momentanément forcées de se soumettre. La porte à deux battants, située au bout de la longue galerie servant d’antichambre, s’ouvrit bientôt après, et un chuchotement universel annonça que la reine était dans sa chambre d’audience. Les deux comtes s’avancèrent à pas lents et d’un air majestueux vers la porte ; Sussex suivi de Tressilian, de Blount et de Raleigh ; et Leicester, de Varney seul. L’orgueil de Leicester fut obligé de céder à l’étiquette de la cour, et, en s’inclinant d’un air grave et cérémonieux devant son rival, il s’arrêta pour le laisser passer devant lui, en raison de sa qualité de pair de plus ancienne création. Sussex lui rendit son salut avec la même civilité cérémonieuse, et entra dans la chambre d’audience. Tressilian et Blount se présentèrent pour le suivre ; mais l’huissier à verge noire s’y opposa, en alléguant pour excuse qu’il avait l’ordre formel de n’admettre que les personnes qui lui avaient été désignées. Comme Raleigh se retirait sur le refus qu’avaient essuyé ses compagnons : « Vous, monsieur, lui dit l’huissier, vous pouvez entrer ; » en conséquence Raleigh entra.

« Suis-moi de près, Varney, » dit le comte de Leicester, qui s’était tenu un moment à l’écart pour observer la réception de Sussex ; et s’avançant vers la porte, il allait passer outre, quand Varney, qui le serrait d’aussi près que possible, et qui était vêtu avec la dernière élégance, fut arrêté par l’huissier, comme l’avaient été avant lui Tressilian et Blount. « Que veut dire ceci, maître Bower ? dit le comte de Leicester ; ne savez-vous pas qui je suis, et que ce gentilhomme est mon ami et attaché à ma suite ?

— Votre Seigneurie me pardonnera, répondit Bower ; mes ordres sont précis, et je me borne à la stricte exécution de mon devoir.

— Tu es un coquin, » dit Leicester à qui le sang montait au visage ; « c’est montrer à mon égard une partialité outrageante ; tout à l’heure tu as laissé entrer une personne de la maison de milord Sussex.

— Milord, répondit Bower, M. Raleigh est depuis quelque temps au service de Sa Majesté, et mes ordres ne le concernent pas.

— Tu es un coquin, un ingrat coquin, reprit Leicester ; mais celui qui a fait peut défaire ; tu ne feras pas long-temps parade de ton autorité. »

Il prononça cette menace d’un ton élevé, oubliant en cette circonstance sa discrétion et sa politique ordinaire, puis il entra dans la salle d’audience, et s’inclina devant la reine, qui, parée avec plus de magnificence encore que de coutume, et entourée de ces nobles guerriers et de ces hommes d’état qui ont immortalisé son règne, était prête à recevoir les hommages de ses sujets. Elle rendit gracieusement à son favori son salut ; et, regardant alternativement Leicester et Sussex, elle semblait s’apprêter à parler, lorsque Bower, ne pouvant supporter l’insulte qu’il avait reçue si publiquement dans l’exercice de sa charge, s’avança, sa verge noire à la main, et s’agenouilla devant elle.

« Eh bien ! qu’est-ce, Bower ? dit Élisabeth ; cette marque de respect me semble singulière en ce moment.

— Ma noble souveraine, » dit-il, tandis que tous les courtisans tremblaient de son audace, « je viens vous demander si, dans l’exercice de mes fonctions, je dois obéir aux ordres de Votre Altesse ou à ceux du comte de Leicester, qui m’a menacé publiquement de son déplaisir, et m’a traité d’une manière insultante, parce que j’ai refusé l’entrée à une personne de sa suite pour obéir aux ordres formels de Votre Majesté. »

L’esprit de Henri VIII se souleva sur-le-champ dans le sein de sa fille, et elle se tourna vers Leicester avec un air de sévérité qui le fit pâlir, lui et tous ses partisans.

« Par la mort de Dieu ! milord (telle était son exclamation ordinaire), que veut dire ceci ? Nous avons conçu une bonne opinion de vous, et nous vous avons appelé près de notre personne ; mais ce n’est pas pour que vous cachiez le soleil à nos autres sujets. Qui vous a donné le droit de contredire nos ordres et d’exercer votre contrôle sur nos officiers ? Je ne veux dans cette cour, dans ce royaume, qu’une maîtresse et point de maître. Voyez à ce qu’il n’arrive rien à Bower pour avoir rempli fidèlement son devoir envers moi ; car, aussi vrai que je suis chrétienne et reine, je vous le ferai payer cher… Allez, Bower, vous vous êtes conduit en honnête homme et en fidèle sujet. Nous ne souffrirons pas ici de maire du palais. »

Bower baisa la main de la reine, que celle-ci lui avait tendue, et retourna à son poste, étonné du succès de sa hardiesse. Un sourire de triomphe brilla sur le visage de tous les partisans de Sussex ; ceux de Leicester parurent effrayés à proportion, et le favori lui-même, prenant un air de profonde humilité, n’essaya pas même de dire un seul mot pour sa justification.

Il fit sagement ; car la politique d’Élisabeth était de l’humilier, non de le disgracier, et il était prudent de la laisser goûter à son aise et sans la moindre opposition le plaisir d’exercer son autorité. La dignité de la reine en fut satisfaite, et le cœur de la femme commença bientôt à sentir la mortification qu’elle avait fait éprouver à son favori. Son œil perçant remarqua aussi les regards de félicitation que se lançaient à la dérobée les partisans de Sussex, et il n’entrait pas dans sa politique de procurer à aucun des deux partis un triomphe décisif.

« Ce que je dis à milord Leicester, » ajouta-t-elle après un moment de silence, « je vous le dis aussi, milord Sussex ; vous aussi, vous vous montrez à la cour d’Angleterre à la tête d’une faction.

— Mes amis, il est vrai, gracieuse princesse, ont combattu pour votre cause en Irlande, en Écosse, et contre les révoltés du Nord ; mais j’ignore…

— Voulez-vous lutter de regards et de paroles avec moi, milord ? » dit la reine en l’interrompant ; « il me semble que vous pourriez, du moins, apprendre de milord Leicester à garder un modeste silence, lorsque nous vous adressons un reproche. Je vous dis, milord, que la sagesse de mon aïeul et de mon père a défendu aux nobles de ce pays civilisé de marcher accompagnés de cortèges aussi scandaleux ; et croyez-vous que parce que je porte une coiffe, le sceptre héréditaire se soit, entre mes mains, changé en quenouille ? Je vous le déclare, nul monarque de la chrétienté ne souffrira moins que celle qui vous parle, que sa cour soit un théâtre de désordres, que ses peuples soient opprimés, et que son royaume soit troublé par l’arrogance d’aucune puissance autre que la mienne… Milord Leicester, et vous, milord Sussex, je vous ordonne à tous deux d’être amis, ou, par la couronne que je porte, vous trouverez en moi un ennemi qui sera plus fort que vous.

— Madame, dit le comte Leicester, vous êtes la source de tout honneur, et vous savez mieux que personne ce qui convient au mien. Je le remets à votre disposition, et je dis seulement que la situation où je me trouve à l’égard de milord Sussex n’est pas de mon choix, et qu’il n’avait pas de motif de se croire mon ennemi avant de m’avoir outragé.

— Pour moi, madame, dit le comte Sussex Je ne puis que me conformer à votre souveraine volonté, mais je serais charmé que milord Leicester fît connaître en quoi je l’ai, comme il dit, outragé, car ma bouche n’a jamais prononcé un mot que je ne sois prêt à soutenir à pied et à cheval.

— Et quant à moi, madame, dit Leicester, sous le bon plaisir de ma gracieuse souveraine, mon bras sera toujours aussi prêt à soutenir mes paroles que celui de quiconque a jamais signé du nom de Ratcliffe.

— Milords, dit la reine, ce ne sont pas des discours qui doivent se tenir en notre présence, et si vous ne pouvez conserver votre sang-froid, nous trouverons des moyens de vous contenir tous deux. Donnez-vous la main, milords, et oubliez vos vaines animosités. »

Les deux rivaux se regardèrent l’un l’autre avec un air de dépit, qui annonçait combien il répugnait à chacun d’eux de faire les premières avances pour obéir à l’ordre de la reine.

« Sussex, dit Élisabeth, je vous en prie ; Leicester, je vous l’ordonne. »

Toutefois ces mots furent prononcés de telle manière, que la prière avait le ton du commandement, et le commandement celui de la prière… Ils demeurèrent pourtant encore immobiles jusqu’au moment où la reine éleva la voix assez haut pour montrer son impatience et sa volonté d’être obéie sur-le-champ.

« Sir Henri Lee, » dit-elle à un officier de service, « veillez à ce qu’une garde se tienne prête, et faites sur-le-champ avancer un bateau… Milord Sussex, milord Leicester, je vous commande encore une fois de vous donner la main ; et, par la mort de Dieu ! celui qui s’y refusera tâtera de notre tour[87] et ne verra pas de long-temps notre visage. J’abaisserai vos cœurs orgueilleux avant que nous nous séparions, je vous le promets sur ma parole de reine.

— La prison, dit Leicester, on pourrait la supporter ; mais perdre la présence de Votre Majesté, ce serait perdre à la fois la lumière et la vie. Sussex, voici ma main.

— Et voici la mienne, dit Sussex, en toute conscience et en tout honneur ; mais…

— Ne dites pas un mot de plus, sous peine de perdre notre faveur, dit la reine. Bien, je suis satisfaite, » ajouta-t-elle en les regardant d’un œil plus favorable ; « et quand vous, qui êtes les pasteurs du peuple, vous vous unirez pour le protéger, tout ira bien pour le troupeau que nous sommes chargée de conduire. Car, milords, je vous le dis franchement, vos extravagances et vos querelles ont causé d’étranges désordres parmi nos serviteurs. Milord Leicester, vous avez dans votre maison un gentilhomme appelé Varney ?

— Oui, madame, répondit Leicester ; je le présentai dernièrement à Votre Majesté quand elle fut à Nonsuch, et il eut l’honneur de baiser votre royale main.

— Il n’est pas mal de sa personne, dit la reine, mais cependant pas assez beau pour que je le crusse capable de faire tourner la tête à une jeune personne de bonne naissance, au point de l’amener à lui sacrifier sa réputation et à devenir sa maîtresse. C’est pourtant ce qui est arrivé. Il a séduit la fille d’un bon vieux chevalier du Devonshire, sir Hugh Robsart de Lidcote-Hall, et elle a fui avec lui de la maison paternelle, comme si elle en eût été bannie. Milord Leicester, vous trouvez-vous mal ?… vous êtes d’une pâleur mortelle !

— Non, madame, » dit Leicester ; et il eut besoin de toute sa force pour prononcer ce peu de mots.

« Certainement, vous vous trouvez mal, milord ! « dit Élisabeth en s’approchant de lui avec un empressement qui annonçait la plus vive sollicitude. « Appelez Masters… appelez notre chirurgien… Où sont-ils donc ? Nous allons perdre par leur négligence l’ornement de notre cour ! Est-il donc possible, Leicester, » continua-t-elle en le regardant de l’air le plus affectueux, « que la crainte de notre déplaisir ait produit sur toi une impression si profonde ? Ne crois pas, noble Dudley, que nous puissions te blâmer pour les folies de ton serviteur… toi dont les pensées, nous en sommes convaincue, ont une tout autre direction ! Celui qui veut atteindre le nid de l’aigle, milord, ne s’inquiète pas de ceux qui guettent les linottes au pied du rocher. »

« Entendez-vous cela ? dit Sussex à Raleigh : sûrement le diable l’aide ; car ce qui enfoncerait un autre à dix brasses sous l’eau ne sert qu’à le remettre à flot. Si quelqu’un des miens eût fait pareille chose…

— Silence, milord ! dit Raleigh ; pour Dieu, silence ! Attendez que la marée change, cela ne tardera pas à arriver. »

La pénétration de Raleigh ne le trompait guère ; car la confusion de Leicester était si grande en ce moment, et tellement irrésistible, qu’Élisabeth, après l’avoir regardé d’un œil étonné, et voyant, de plus, qu’elle ne recevait pas de réponse intelligible aux expressions peu ordinaires de faveur et d’affection qui lui étaient échappées, jeta un coup d’œil rapide sur le cercle des courtisans, et lisant peut-être sur leurs visages quelque chose qui s’accordait avec les soupçons qui s’éveillaient en elle, elle ajouta tout-à-coup : « Ou bien y aurait-il dans cette affaire plus que nous n’y voyons… ou que vous ne voudriez nous en laisser voir ?… Où est ce Varney ?… Qui de vous l’a vu ?

— Plaise à Votre Majesté, dit Bower ; c’est ce même gentilhomme à qui j’ai refusé tout à l’heure l’entrée de la salle d’audience.

— Qu’il me plaise ! » répéta avec aigreur Élisabeth, qui dans ce moment n’était pas d’humeur à ce que rien lui plût ; « il ne me plaît pas qu’il se présente d’autorité devant moi, ni que vous empêchiez d’y parvenir un homme qui vient se justifier d’une accusation.

— Plaise à Votre Majesté, » répondit l’huissier interdit ; « si je savais en pareil cas comment me conduire, je prendrais garde…

— Vous auriez dû nous instruire du désir de ce gentilhomme, maître huissier, et prendre mes ordres. Vous vous croyez un grand personnage, parce que nous venons de réprimander un lord à cause de vous ; mais, après tout, vous n’êtes que le poids qui fait fermer la porte. Appelez sur-le-champ ce Varney… Il est aussi question d’un certain Tressilian dans cette pétition… Faites-les venir tous deux… »

On obéit, et Tressilian ainsi que Varney parurent. Le premier regard de Varney fut pour Leicester, le second pour la reine. Il vit dans les yeux de celle-ci un orage près d’éclater, et dans l’air abattu de son patron il ne put lire aucun indice sur la manière dont il devait disposer son navire pour soutenir la bourrasque : il aperçut alors Tressilian, et reconnut en même temps le danger de sa position. Mais Varney était aussi effronté qu’il était adroit, et avait autant de présence d’esprit qu’il était peu scrupuleux. Pilote habile dans les circonstances critiques, il comprit aussitôt les avantages qu’il obtiendrait s’il pouvait tirer d’embarras Leicester, et vit également que sa ruine était certaine s’il échouait dans sa tentative.

« Est-il vrai, drôle ! » dit la reine avec un de ces regards scrutateurs auxquels peu de personnes avaient l’audace de résister ; « est-il vrai que tu aies séduit une jeune fille de bonne maison, la fille de sir Hugh Robsart de Lidcote-Hall ? »

Varney fléchit le genou, et répondit avec l’air de la plus profonde contrition, qu’il y avait eu des liaisons d’amour entre lui et mistress Amy Robsart.

Leicester frissonna d’indignation en entendant son serviteur faire un tel aveu, et un moment il se sentit le courage de s’avancer pour dire adieu à la cour et à la faveur royale en avouant tout le mystère de sa secrète union ; mais il regarda Sussex, et l’idée du sourire de satisfaction qui brillerait sur le visage de son rival en entendant cet aveu, lui ferma tout-à-coup la bouche. « Pas maintenant du moins, pensa-t-il ; pas en sa présence : je ne lui procurerai pas un si beau triomphe. » Et serrant fortement les lèvres, il demeura ferme et calme, attentif à chaque mot que prononçait Varney, et déterminé à cacher jusqu’à la fin le secret dont sa faveur semblait dépendre. Cependant la reine continuait à interroger Varney.

« Des liaisons d’amour ! » dit-elle en répétant ses dernières paroles ; « et quelle sorte de liaisons, misérable ? Et pourquoi ne pas demander la main de cette fille à son père, si ton amour était honnête ?

— N’en déplaise à Votre Majesté, » dit Varney toujours à genoux, » je n’osais le faire, parce que son père l’avait promise à un gentilhomme plein d’honneur (je dois lui rendre justice, quoique je sache qu’il me veut du mal), à M. Edmond Tressilian, que je vois en votre présence.

— Vraiment ! répondit la reine ; et quel droit aviez-vous de faire rompre à cette jeune écervelée l’alliance arrêtée par son digne père, en contractant avec elle des liaisons amoureuses, comme vous avez l’audace d’appeler vos coupables intrigues ?

— Madame, répondit Varney, il serait inutile de plaider la cause de la fragilité humaine devant un juge auquel elle est inconnue, ou celle de l’amour devant une personne qui jamais n’a cédé à cette passion… » Il s’arrêta un instant, puis il ajouta d’une voix basse et timide : « qu’elle inspire à tous les autres. »

Élisabeth essaya de froncer le sourcil, cependant elle sourit en répondant : « Tu es un coquin merveilleusement effronté !… Et as-tu épousé cette jeune fille ? »

À ces mots, les sentiments pénibles qui se combattaient dans l’âme de Leicester acquirent un tel degré d’intensité, qu’il lui sembla que sa vie allait dépendre de la réponse de Varney, qui, après un moment d’hésitation répondit : « Oui.

— Impudent menteur !… » s’écria Leicester bouillant de rage, et sans pouvoir finir la phrase qu’il avait commencée d’une manière si menaçante.

« Avec votre permission, milord, dit la reine, nous nous interposons entre ce drôle et votre colère. Nous n’avons pas encore fini avec lui… Ton maître, milord Leicester, savait-il quelque chose de cette belle équipée ? Dis la vérité, je te le commande, et je te garantirai de tout danger, de quelque part qu’il puisse venir.

— Gracieuse souveraine, dit Varney, la pure vérité est que milord a été cause de tout cela.

— Misérable ! tu me trahirais ? dit Leicester.

— Continue, » dit vivement la reine, les joues enflammées et les yeux étincelants, « continue ; ici on n’obéit qu’à moi seule.

— Votre ordre est tout-puissant, gracieuse reine, répondit Varney, et pour vous il ne peut y avoir de secret… Cependant je ne voudrais pas, ajouta-t-il, parler des affaires de mon maître à d’autres oreilles que les vôtres.

— Éloignez-vous, milords, » dit la reine à ceux qui l’entouraient, « et toi, continue Qu’est-ce que le comte a à faire avec cette criminelle intrigue ? Prends garde, drôle, de le calomnier.

— Loin de moi la pensée de diffamer mon noble patron, répondit Varney ; cependant je suis forcé d’avouer qu’un sentiment profond, insurmontable, secret, s’est emparé dernièrement de l’esprit de milord, et l’a détourné des soins de sa maison qu’il avait coutume de gouverner avec une attention si scrupuleuse, ce qui nous a fourni l’occasion de faire des folies dont la honte, en ce cas, retombe en partie sur lui. Sans cela je n’aurais eu ni les moyens ni le loisir de commettre la faute qui a attiré sur moi son déplaisir, le châtiment le plus pénible que je puisse encourir… excepté le courroux encore plus redoutable de Votre Majesté.

— Est-ce de cette manière et non autrement qu’il a été complice de ta faute ? dit Élisabeth.

— Oui, madame, et non autrement, répondit Varney ; mais depuis que certain événement lui est arrivé, on le prendrait à peine pour le même homme. Regardez-le, madame ; comme il est pâle et tremblant ! quelle différence de son air abattu avec son ancienne dignité de manières ! Cependant qu’a-t-il à craindre de ce que je puis dire à Votre Majesté ? Ah ! madame ! depuis qu’il a reçu ce fatal paquet…

— Quel paquet ? et d’où venait-il ? » demanda la reine avec vivacité.

« D’où il venait, madame ? je ne saurais vous le dire ; mais je suis trop près de sa personne pour ne pas savoir que depuis ce moment il a toujours porté à son cou, et près de son cœur, une tresse de cheveux à laquelle est suspendu un petit bijou d’or en forme de cœur. Il lui parle quand il est seul ; il ne le quitte pas pendant son sommeil. Jamais païen n’a adoré une idole avec autant de ferveur.

— Tu es un coquin bien curieux d’épier ton maître de si près, » dit Élisabeth en rougissant, mais non de colère, « et un bavard bien indiscret de redire ainsi ses folies… Et de quelle personne peut être cette tresse de cheveux dont tu parles ? »

Varney répondit : « Un poète, madame, les appellerait des fils du tissu d’or travaillé par Minerve ; mais, selon moi, ils sont plus clairs que l’or même le plus pur, ou plutôt ils ressemblent aux derniers rayons du soleil d’un beau jour de printemps.

— Quoi ! vous êtes poète vous-même, maître Varney, » dit la reine en souriant ; « mais je n’ai pas l’esprit assez subtil pour suivre vos belles métaphores… Regardez autour de vous, voyez ces dames… Y en a-t-il une… (elle hésita et s’efforça de prendre un air de parfaite indifférence) y en a-t-il ici une dont les cheveux vous rappellent la couleur de cette tresse ? Il me semble que, sans pénétrer dans les secrets amoureux de milord Leicester, je serais bien aise de savoir quels sont les cheveux qui ressemblent aux fils du tissu de Minerve… ou, comment disais-tu ? aux derniers rayons du soleil d’un jour de mai. »

Varney promena ses regards autour de la salle d’audience, fixant successivement ses yeux sur toutes les dames, jusqu’à ce qu’enfin il les arrêta sur la reine elle-même, mais avec l’air de la plus profonde vénération : « Je ne vois pas ici, dit-il, de tresses dignes de la comparaison, si ce n’est où je n’ose porter mes regards.

— Comment, monsieur le drôle, dit la reine, osez-vous donner à entendre… ?

— Pardon, madame ; ce sont les rayons du soleil de mai qui ont ébloui mes faibles yeux.

— Retire-toi, dit la reine, retire-toi, tu es un fou consommé ; » et lui tournant le dos elle s’avança vers Leicester.

Une vive curiosité, mêlée d’espérance, de crainte et de toutes les passions diverses qui agissent sur les factions des cours, avait régné dans la salle d’audience pendant la conférence de la reine avec Varney, comme si chacun eût été sous le charme d’un talisman. On était partout immobile comme le marbre, et on eût même cessé de respirer, si la nature eût permis une telle interruption des fonctions de la vie. Cette atmosphère était contagieuse, et Leicester, voyant autour de lui chacun souhaiter son élévation ou sa chute, oublia tout ce que l’amour lui avait d’abord suggéré, et ne vit plus en cet instant que sa faveur ou la disgrâce, qui dépendait d’un signe d’Élisabeth et de la fidélité de Varney. Il se remit promptement et se préparait à jouer son rôle dans la scène qui allait suivre, lorsqu’il jugea, à la manière dont la reine le regardait, que les aveux de Varney, quels qu’ils eussent été, avaient opéré en sa faveur. Élisabeth ne le laissa pas long-temps dans le doute, car la manière plus que favorable dont elle l’aborda fit éclater son triomphe aux yeux de son rival et de toute la cour d’Angleterre assemblée. « Vous avez, dit-elle, dans ce Varney un serviteur bien indiscret ; il est heureux que vous ne lui ayez rien confié qui pût vous nuire dans mon opinion, car, soyez en sûr, il ne vous eût pas gardé le secret.

— Le garder vis-à-vis de Votre Majesté, » dit Leicester en fléchissant le genou avec grâce, « serait une trahison. Je voudrais que mon cœur fût devant vos yeux plus net que la langue d’aucun de mes serviteurs ne peut vous le montrer.

— Quoi ! milord, » dit Élisabeth en le regardant avec tendresse, « n’y a-t-il pas quelque petit coin sur lequel vous voudriez jeter un voile ? Ah ! je vois que vous demeurez confus à cette demande ; mais votre reine sait qu’elle ne doit pas trop approfondir les motifs de la fidélité de son serviteur, de peur d’y voir ce qui pourrait, ou du moins ce qui devrait lui déplaire. »

Rassuré par ces dernières paroles, Leicester prodigua, dans les termes les plus passionnés, les assurances de son attachement, protestations qui peut-être, en ce moment, n’avaient rien que de sincère. Les diverses émotions qui l’avaient d’abord agité faisaient place maintenant à l’énergie avec laquelle il s’était déterminé à soutenir son rang dans les faveurs de la reine ; et jamais il ne parut à Élisabeth plus éloquent, plus beau, plus intéressant qu’au moment où, prosterné à ses pieds, il la conjura de le dépouiller de tout son pouvoir, mais de lui laisser le titre de son serviteur. « Retirez au pauvre Dudley, s’écria-t-il, tout ce que votre bonté lui a donné, et permettez qu’il redevienne un pauvre gentilhomme comme au temps où votre faveur s’est abaissée pour la première fois sur lui ; ne lui laissez que son manteau et son épée ; mais laissez-le se flatter qu’il possède encore ce qu’il n’a mérité de perdre ni par ses paroles, ni par ses actions, l’estime de son adorée reine et maîtresse.

— Non, Dudley, » dit Élisabeth en le relevant d’une main, tandis qu’elle lui donnait l’autre à baiser, « Élisabeth n’a pas oublié qu’au temps où vous n’étiez qu’un pauvre gentilhomme, dépouillé de votre rang héréditaire, elle était une pauvre princesse, et que pour sa cause vous avez aventuré tout ce que l’oppression vous avait laissé, votre vie et votre honneur. Levez-vous, milord, et laissez aller ma main. Levez-vous, et soyez ce que vous avez toujours été, l’ornement de notre cour et le soutien de notre trône ; votre maîtresse peut être forcée de vous réprimander de vos fautes, mais jamais elle ne méconnaîtra vos mérites. Et ainsi, que Dieu me soit en aide, » ajouta-t-elle en se tournant vers l’assemblée qui, avec des sentiments divers, assistait à cette scène intéressante, « Dieu me soit en aide que je crois que jamais souverain n’eut un serviteur plus fidèle que celui que j’ai dans ce noble comte. »

En ce moment il s’éleva des rangs de la faction de Leicester un murmure d’assentiment, auquel les amis de Sussex n’osèrent s’opposer. Ils restèrent les yeux fixés en terre, effrayés autant que mortifiés du triomphe public et absolu de leurs adversaires. Le premier usage que fit Leicester de la faveur que la reine lui avait si publiquement rendue, fut de lui demander ses ordres relativement à Varney. « Quoique, dit-il, ce drôle ne mérite que ma colère, cependant pourrais-je intercéder… ?

— En vérité, nous avions oublié cette affaire, dit la reine, et c’était fort mal à nous qui devons justice aux derniers de nos sujets comme aux premiers. Nous sommes charmée, milord, que vous l’ayez rappelée à notre souvenir. Où est Tressilian, l’accusateur ? Qu’il paraisse devant nous. »

Tressilian s’avança, et fit à la reine un profond salut. Sa personne, ainsi que nous l’avons fait observer ailleurs, avait un air de grâce et même de noblesse qui n’échappa pas à l’examen d’Élisabeth. Elle le regarda avec attention, tandis qu’il se tenait devant elle d’un air calme, mais profondément affligé.

« Je ne puis que plaindre ce gentilhomme, dit-elle à Leicester. J’ai pris des renseignements sur son compte, et son aspect confirme ce que j’ai entendu dire : on assure que littérateur et soldat, il est également familiarisé avec les arts et avec les armes. Nous autres femmes, milord, nous sommes capricieuses dans nos choix. J’eusse dit tout à l’heure, au premier coup d’œil, qu’il ne pouvait y avoir de comparaison entre votre écuyer et ce gentilhomme. Mais Varney est un effronté à la langue dorée ; et, à dire vrai, cela mène loin avec les personnes de notre sexe faible… Écoutez, monsieur Tressilian, pour une flèche perdue un arc n’est pas rompu. Votre affection sincère, comme je le crois, a été, ce me semble, mal récompensée ; mais vous êtes un homme instruit, et vous savez qu’il y a eu plus d’une Cresside infidèle depuis la guerre de Troie. Oubliez, mon bon monsieur Tressilian, cette inconstante, apprenez à être plus clairvoyant dans vos affections. Nos conseils sont plutôt puisés dans les écrits des savants que dans notre connaissance personnelle, notre rang et notre volonté nous ayant constamment interdit toute expérience de cette frivole passion. Pour le père de cette dame, nous pouvons adoucir sa peine en élevant son gendre à un poste qui lui permettra de maintenir son épouse sur un pied honorable. Toi-même, Tressilian, tu ne seras pas oublié… Suis notre cour, et tu verras qu’un Troïlus a quelques droits à notre faveur. Pense à ce que dit le bizarre Shakspeare[88]. Peste soit de lui ! ses fadaises me viennent à l’esprit quand je devrais penser à autre chose. Voyons… comment dit-il ?

Par de célestes nœuds Cresside était à vous ;
Mais ces liens du ciel sont rompus et dissous ;
Elle a donné sa main à quelque autre volage,
Sa flamme à Diomède est échue en partage.

Vous souriez, milord Southampton, peut-être ma mauvaise mémoire estropie-t-elle les vers de votre auteur favori… Mais c’en est assez, qu’il ne soit plus question de cette affaire. »

Puis, comme Tressilian restait dans l’attitude d’un homme qui aurait désiré d’être entendu, attitude pourtant pleine de respect, la reine ajouta avec quelque impatience : « Que veut-il encore ? Cette jeune fille ne peut pas vous épouser tous deux. Elle a fait son choix… Peut-être n’a-t-il pas été très sage, mais enfin elle est la femme de Varney.

— Si cela était, gracieuse souveraine, mes réclamations s’arrêteraient là, et avec mes réclamations expirerait ma vengeance. Mais je ne regarde pas la parole de ce Varney comme un gage de vérité.

— Si ce doute avait été exprimé partout ailleurs, répondit Varney, mon épée…

— Ton épée, » répéta Tressilian d’un ton de mépris ; « avec la permission de Sa Majesté, la mienne te fera voir…

— Silence, insolents ! dit la reine ; savez-vous bien où vous êtes ? Voilà le fruit de vos dissentions, milords, » ajouta-t-elle en regardant Leicester et Sussex ; « vos partisans prennent vos manières, et viennent se quereller et se défier jusqu’en ma présence comme de vrais matamores… Écoutez bien, messieurs, celui qui parlera de tirer l’épée pour une autre cause que la mienne ou celle de l’Angleterre, sur mon honneur, je lui ferai mettre des bracelets de fer aux poignets et aux jambes. » Alors elle s’arrêta un instant, et reprit d’un ton plus doux : « Cependant je dois interposer ma justice entre ces deux audacieux mutins… Milord Leicester, garantissez-vous sur votre honneur, c’est-à-dire sur votre conviction, que votre serviteur dit la vérité en avançant qu’il a épousé cette Amy Robsart ? »

L’attaque était directe, et Leicester en fut presque ébranlé. Mais il était allé trop loin pour pouvoir reculer, et il répondit après un moment d’hésitation : « D’après ma conviction… et ce que je sais de science certaine… elle est mariée.

— Madame, dit Tressilian, puis-je demander quand et dans quelles circonstances ce prétendu mariage ?…

— Comment, drôle ! répondit la reine, ce prétendu mariage ! N’avez-vous pas la parole de cet illustre comte qui garantit la vérité de ce qu’avance son serviteur ?… Mais tu es le perdant, du moins tu te regardes comme tel, et comme tel tu mérites de l’indulgence. Nous examinerons cette affaire plus à loisir… Milord Leicester, je pense que vous vous rappelez que je compte aller la semaine prochaine essayer de l’hospitalité de votre château de Kenilworth ? Nous vous prions d’inviter notre bon et estimable ami le comte de Sussex à venir nous y tenir compagnie.

— Si le noble comte de Sussex, » dit Leicester en saluant son rival avec une grâce et une politesse exquises, « veut honorer à ce point ma modeste habitation, j’y verrai une nouvelle preuve de l’amitié que Votre Majesté désire entre nous. »

Sussex fut plus embarrassé. « Je serais déplacé, madame, dit-il, au milieu de tant de réjouissances, après la cruelle maladie que je viens de faire.

— Avez-vous donc été si malade ? » dit Élisabeth en le regardant avec plus d’attention qu’elle ne l’avait encore fait. « Effectivement vous êtes bien changé, et j’en suis profondément affligée. Mais soyez tranquille, nous veillerons nous-même à la santé d’un serviteur aussi précieux et à qui nous devons tant. Masters ordonnera votre régime, et afin que nous puissions voir par nous-même s’il est obéi, il faut que vous nous suiviez dans notre voyage à Kenilworth. »

Ces mots furent prononcés d’un ton si absolu, en même temps si aimable, que Sussex, quelque répugnance qu’il éprouvât à devenir l’hôte de son rival, n’eut d’autre ressource que de s’incliner profondément devant la reine, en signe d’obéissance, et d’exprimer à Leicester, avec une politesse brusque et mêlée d’un peu d’embarras, qu’il acceptait son invitation. Tandis que les deux comtes échangeaient leurs compliments à ce sujet, la reine dit à son grand trésorier : « Il me semble que les physionomies de ces deux nobles pairs ressemblent à ces deux fameuses rivières classiques, dont l’une était si triste et si noire, l’autre si noble et si limpide. Mon vieux maître Ascham me grondera pour avoir oublié l’auteur qui en parle ; c’est César, il me semble. Voyez quel calme majestueux sur le front de Leicester, tandis que Sussex semble le complimenter comme s’il ne faisait notre volonté qu’à regret.

— Le doute de la faveur de Votre Majesté, répondit le lord trésorier, est peut-être cause de cette différence qui, comme toute autre chose, n’échappe pas à l’œil de Votre Majesté.

— Un pareil doute serait injurieux, milord, répondit la reine. Tous deux nous sont également chers, et nous les emploierons tous deux à d’honorables services pour le bien de notre royaume. Mais il est temps de mettre fin à leur entrevue… Milords Sussex et Leicester, nous avons encore un mot à vous dire : Tressilian et Varney sont attachés à vos personnes… vous aurez soin qu’ils nous suivent à Kenilworth ; et comme nous aurons alors près de nous Pâris et Ménélas, nous voulons aussi y voir la belle Hélène dont l’inconstance a causé cette querelle. Varney, ta femme viendra à Kenilworth, et se tiendra prête à paraître devant nous… Milord Leicester, vous veillerez à l’exécution de cet ordre. »

Le comte et son écuyer s’inclinèrent et se relevèrent sans oser regarder la reine, ni même se regarder l’un l’autre ; car tous deux en ce moment se sentaient sur le point d’être enveloppés dans leurs propres filets. La reine cependant ne remarqua pas leur confusion. « Milords Sussex et Leicester, ajouta-t-elle, nous avons besoin de votre présence au conseil privé que nous allons tenir et où doivent être discutées d’importantes affaires. Ensuite nous irons faire une promenade sur l’eau pour nous distraire, et vous nous y accompagnerez. Ceci nous rappelle une circonstance relative à cet écuyer au manteau sale, » dit-elle à Raleigh en souriant ; « ne manquez pas de vous souvenir que vous devez nous suivre dans notre voyage. On vous fournira les moyens de remonter convenablement votre garde-robe. »

Ainsi se termina cette mémorable audience, dans laquelle Élisabeth, comme dans tout le cours de sa vie, unit les caprices, apanage de son sexe, à ce bon sens et à cette politique profonde que ni homme ni femme n’ont possédés à un plus haut degré.



CHAPITRE XVII.

LEICESTER À LA COUR D’ÉLISABETH.


Eh bien donc ! notre route est choisie… Déployez la voile… jetez souvent le plomb, et notez soigneusement les sondes… Veillez au gouvernail, brave pilote ; de nombreux écueils et des rochers bordent cette triste côte où se tient la sirène qui, de même que l’ambition, attire les hommes à leur ruine.
Falconer. Le Naufrage.


Pendant le court intervalle qui s’écoula entre la fin de l’audience et la séance du conseil privé, Leicester eut le temps de voir qu’il venait de mettre lui-même le sceau à sa destinée. « Il m’est impossible maintenant, pensa-t-il, après avoir, à la face de tout ce qu’il y a d’honorable en Angleterre, attesté, quoique en termes ambigus, la vérité de la déclaration de Varney, de la contredire ou de la désavouer sans m’exposer non seulement à la perte de la faveur dont je jouis à la cour, mais même à toute la colère de la reine, ainsi qu’au mépris et à la dérision de mon rival et de tous ses partisans… » Cette pénible certitude se présenta à son esprit accompagnée de toutes les difficultés qu’il rencontrerait nécessairement pour garder un secret d’où semblaient dépendre maintenant sa sûreté, son pouvoir et son honneur. Il était dans la situation d’un homme qui marche sur la glace prête à se rompre sous lui, et dont l’unique ressource est d’avancer d’un pas ferme et assuré. Il lui fallait maintenant s’assurer par tous les moyens et à tout hasard la faveur de la reine, pour la conservation de laquelle il avait fait tant de sacrifices ; c’était son unique planche de salut au milieu de la tempête. Tous ses soins devaient donc s’appliquer non seulement à conserver, mais encore à augmenter la partialité que lui montrait la reine. Il devait être le favori d’Élisabeth, ou un homme perdu sans ressource dans sa fortune et dans son honneur. Toute autre considération devait être écartée pour le moment, et il repoussa les pensées importunes qui présentaient à son esprit l’image d’Amy, en se disant à lui-même qu’il aurait ensuite le temps d’aviser aux moyens de se tirer de ce labyrinthe. Ainsi le pilote qui se voit menacé par Scylla ne doit pas songer aux dangers plus éloignés de Charybde.

Ce fut dans cette disposition d’esprit que le comte de Leicester alla prendre sa place au conseil d’Élisabeth ; et quand l’heure des affaires fut passée, il occupa auprès d’elle une place d’honneur pendant sa promenade sur la Tamise. Jamais il ne déploya avec plus d’avantage les talents d’un politique de premier ordre et l’esprit d’un courtisan accompli.

Le hasard voulut que ce jour-là il fut question de l’affaire de l’infortunée Marie Stuart, qui était alors dans la septième année de sa douloureuse captivité en Angleterre. Des opinions avaient été émises dans le conseil en faveur de cette malheureuse princesse, et Sussex, avec plusieurs autres, les avait appuyées par de puissants arguments qui reposaient sur la loi des nations et les droits de l’hospitalité, arguments qui, quelque adoucis qu’ils fussent, avaient déplu à l’oreille d’Élisabeth. Leicester soutint l’opinion contraire avec beaucoup de chaleur et d’éloquence ; il représenta la continuation de la sévère détention de la reine d’Écosse comme une mesure nécessaire à la sûreté du royaume et, particulièrement, de la personne sacrée d’Élisabeth. Le moindre cheveu de la tête de la reine d’Angleterre devait être, selon lui, aux yeux des grands de la cour, l’objet d’une sollicitude plus active et plus inquiète que la vie et la fortune d’une rivale qui, après avoir fait valoir de vaines et d’injustes prétentions au trône d’Angleterre, était encore actuellement même, au sein de sa prison, l’espoir constant et le but des efforts des ennemis d’Élisabeth, soit au dedans, soit au dehors. Il finit en demandant pardon à Leurs Seigneuries si dans la chaleur de son discours il avait offensé quelqu’un d’eux ; mais la sûreté de la reine était un sujet qui le faisait sortir de sa modération ordinaire dans les débats.

Élisabeth le réprimanda, mais sans trop de sévérité, sur ce qu’il attachait trop d’importance à ce qui la concernait personnellement ; cependant elle avoua que, puisqu’il avait plu au ciel de combiner ses intérêts avec ceux de ses sujets, elle ne faisait que son devoir en adoptant pour sa propre conservation des mesures que les circonstances lui commandaient ; si donc le conseil, dans sa sagesse, était d’opinion qu’il fût nécessaire de continuer la captivité de sa malheureuse sœur la reine d’Écosse, elle croyait qu’il ne la blâmerait pas de prier la comtesse de Shrewsbury d’user envers elle de toute la douceur qui était compatible avec une exacte surveillance. Ayant ainsi fait connaître son bon plaisir, elle mit fin au conseil.

Jamais on ne fut plus attentif et plus empressé à faire place à milord Leicester, lorsqu’en sortant du conseil il traversa les antichambres encombrées de courtisans pour se rendre sur le bord de la rivière, et accompagner Sa Majesté dans son bateau. Jamais les huissiers n’avaient crié plus haut : Place ! place au noble comte ! Jamais on n’avait obéi à ce signal avec plus de promptitude et de respect ; jamais yeux plus inquiets ne se tournèrent vers lui pour obtenir un regard de bienveillance ou un simple signe qu’ils n’étaient pas inconnus, tandis que le cœur de ses plus humbles partisans hésitait entre le désir de lui offrir des félicitations et la crainte de montrer trop de hardiesse en se faisant remarquer d’un personnage autant au-dessus d’eux. Toute la cour considérait l’issue de cette audience, attendue avec tant d’anxiété, comme un triomphe décisif pour le parti de Leicester, et il passa pour certain que si l’astre de son rival n’était pas entièrement obscurci par l’éclat du sien, il serait placé désormais dans une sphère plus humble et plus éloignée du soleil. Ainsi pensaient la cour et les courtisans depuis le premier jusqu’au dernier, et ils se comportaient en conséquence.

D’un autre côté, jamais Leicester n’avait rendu les saints qui lui venaient de toutes parts avec une politesse aussi empressée et aussi étudiée ; jamais il n’avait aussi bien réussi à recueillir, selon l’expression d’un poète qui en ce moment n’était pas bien loin de lui, des opinions dorées de toutes sortes de personnes[89].

Le comte favori avait pour chacun ou un salut, ou au moins un sourire, et souvent un mot agréable. Ils étaient pour la plupart adressés à des courtisans dont les noms se sont perdus dans le fleuve de l’oubli, mais quelquefois aussi à des hommes dont les noms sonnent étrangement à nos oreilles quand ils se trouvent mêlés aux détails de la vie commune au-dessus desquels les a élevés la reconnaissance de la postérité.

Voici quelques-unes des phrases que Leicester laissait échapper sur son passage :

« Bonjour, Poynings ; comment se portent votre femme et votre charmanle fille ? pourquoi ne viennent-elles pas à la cour ?… Adams, votre demande est inadmissible : la reine n’accordera plus de monopoles ; mais je pourrai vous servir en toute autre circonstance… Mon bon alderman Aylford, je ferai marcher l’affaire de la Cité, relativement à Queenhite, aussi vite que me le permettra mon faible crédit… Maître Edmond Spencer, j’appuierais volontiers ta pétition irlandaise, si j’écoutais mon amour pour les muses ; mais tu as blessé le lord-trésorier.

— Milord, répondit le poète, s’il m’était permis de m’expliquer…

— Viens me trouver chez moi, reprit le comte, non pas demain, ni après-demain, mais bientôt… Ah ! Will Shakspeare… fou de Will… tu as donné à mon neveu Sidney de la poudre de sympathie, car il ne peut plus s’endormir sans avoir sous son oreiller ton poème de Vénus et Adonis. Nous te ferons pendre comme le plus grand sorcier de l’Europe. Quant à ton affaire de la patente, je ne l’ai pas oubliée, pas plus que celle des ours[90].

Le comédien s’inclina, et le comte, lui faisant un signe de tête, passa son chemin. C’est ainsi qu’à cette époque on eût raconté la chose ; de nos jours on pourrait dire que l’immortel avait rendu hommage au mortel. Le personnage que ce favori aborda ensuite était un de ses zélés partisans.

« Comment donc ! sir François Benning, « lui dit-il à mi-voix pour répondre à son salut triomphant, « ce sourire a raccourci la figure d’un tiers depuis ce matin… Eh bien ! monsieur Bower, pourquoi vous retirer ? pensez-vous que je vous ai gardé rancune ? Vous n’avez fait que votre devoir ce matin ; et si j’ai gardé quelque souvenir de ce qui s’est passé entre nous, il est tout en votre faveur. »

Le comte vit alors s’approcher de lui, avec les révérences les plus ridicules, un personnage bizarrement vêtu d’un pourpoint de velours noir également découpé et garni de satin cramoisi. Une longue plume de coq ornait un bonnet de velours qu’il tenait à la main, et il se faisait remarquer aussi par une énorme fraise empesée, selon l’absurde mode du temps. L’expression prétentieuse de sa physionomie semblait annoncer un fat plein de suffisance et sans le moindre esprit, tandis que la verge qu’il tenait et son air d’autorité indiquait qu’il était investi de quelque fonction officielle à laquelle il attachait une haute importance. Une perpétuelle rougeur, qui occupait plutôt le nez pointu que les joues creuses de ce personnage, semblait être un signe, sinon de modestie, du moins de bonne vie, comme on disait alors ; et la manière dont il aborda le comte confirmait singulièrement ce soupçon.

« Bonjour, monsieur Robert Lancham, » dit Leicester, qui paraissait vouloir passer outre sans en dire davantage.

« J’ai une requête à présenter à Votre noble Seigneurie, — dit ce personnage en le suivant hardimment.

« Et de quoi s’agit-il, brave maître gardien de la ehambre du conseil ?

Clerc de la porte de la chambre du conseil, » dit Robert Lancham avec emphase, et par manière d’erratum.

« Bon ! donne à la fonction le nom que tu voudras, répondit le comte ; mais que désires-tu de moi ?

— Simplement que Votre Seigneurie daigne, comme jusqu’à présent, être mon excellent patron, et me procurer la permission de suivre la cour dans son magnifique et incomparable château de Kenilworth.

— Et pourquoi cela, mon bon monsieur Lancham ? Songez donc que mes hôtes sont déjà bien nombreux.

— Pas assez nombreux, répondit le solliciteur, pour que Votre Seigneurie ne voulût pas accorder un petit coin à son ancien serviteur. Pensez, milord, combien ma verge est nécessaire pour écarter tous ces curieux qui obséderaient l’honorable conseil, et assiégeraient les trous de la serrure et les fentes de la porte. Ma baguette sera aussi utile qu’un chasse-mouche dans la boutique d’un boucher.

— Il me semble que vous avez choisi une comparaison qui n’est guère flatteuse pour l’honorable conseil, mais ne cherchez pas à la justifier. Venez à Kenilworth, si vous voulez ; il y aura bien d’autres sots ; et de cette faqon, tu te trouveras en bonne compagnie.

— Eh bien ! s’il y a des sots, « répondit Lancham avec un air de vive satisfaction, « je vous assure que je m’amuserai avec eux ; car il n’y a pas de lévrier qui ait autant de plaisir à poursuivre un lièvre que j’en ai à donner la chasse à un sot. Mais j’ai une autre faveur insigne à demander à Votre Honneur.

— Parle, et laisse-moi aller ; la reine va sortir à l’instant.

— Milord, je désirerais emmener avec moi un camarade de lit.

— Comment, impudent coquin !

— Mais, milord, en tout bien tout honneur. J’ai une femme aussi curieuse que sa grand’mère qui mangea la pomme : or je ne puis l’emmener avec moi, les ordres de Sa Majesté étant si sévères contre les officiers qui se font accompagner de leurs femmes dans les voyages, et qui encombrent ainsi la cour de cotillons. Mais ce que je demandeiais à Votre Seigneurie, ce serait de lui donner un rôle dans quelque mascarade et quelque divertissement où elle paraîtrait déguisée ; de sorte que, n’étant pas connue, il n’y eût rien à dire contre elle.

— Que le diable vous emporte tous les deux ! » dit Leîcester qui ne put se contenir à cause du souvenir que ces paroles réveillaient en lui ; « de pareilles sornettes valaient-elles la peine que tu me retinsses aussi longtemps ! »

Le clerc de la porte de la chambre du conseil, terrifié et stupéfait de l’accès de colère qu’il avait si innocemment provoqué, laissa échapper de sa main l’emblème de sa charge, et regarda le comte courroucé d’un air d’effroi et d’étonnement stupide qui fit rentrer sur-le-champ Leicester en lui-même.

« Je voulais seulement voir si tu possèdes l’audace qui convient à ta place, » dit-il précipitamment ; « viens à Kenilworlh, et amène le diable avec toi, si tu veux.

— Ma femme, milord, a joué jadis le rôle du diable dans un mystère, du temps de la reine Marie ; mais nous aurions besoin d’une bagatelle pour les costumes.

— Tiens, voici une couronne pour toi : débarrasse-moi de ta présence, j’entends la grosse cloche qui sonne. »

Robert Lancham regarda encore un instant le comte, tout surpris de l’emportement qu’il avait excité ; puis, il se dit à lui-même en se baissant pour ramasser sa verge : « Le noble comte est de mauvaise humeur aujourd’hui ; mais ceux qui donnent de l’argent s’attendent à nous voir, nous autres gens d’esprit, supporter leurs boutades, et, par ma foi, s’ils ne payaient pas pour se faire pardonner, nous les traiterions d’importance. »

Leicester se hâta de sortir, négligeant les salutations qu’il avait jusque-là distribuées si libéralement ; et traversant rapidement la foule des courtisans, il gagna un petit salon où il s’arrêta un moment pour reprendre haleine, loin de toute importunité.

« Que suis-je donc devenu, se dit-il à lui-même, pour que les vains discours d’un misérable, d’un sot oison, fassent sur moi une pareille impression ? Conscience, tu es comme le limier que le bruit léger d’un rat ou d’une souris éveille aussi bien que le pas d’un lion. Ne puis-je pas par un coup hardi sortir d’un état aussi pénible, aussi avilissant ? Si j’allais me jeter aux genoux d’Élisabeth, avouer tout, et me remettre à sa merci ? »

Comme il s’arrêtait sur cette pensée, la porte de l’appartement s’ouvrit, et Varney entra précipitamment.

« Grâce à Dieu, milord, je vous trouve enfin ! s’écria-t-il.

— Grâce au diahle, dont tu es l’agent, répliqua le comte.

— Grâce à qui vous voudrez, milord, répondit Varney ; mais hâtez-vous de gagner la rivière : la reine est à bord et demande où vous êtes.

— Va lui dire que je me suis trouvé mal tout-à-coup ; car, par le ciel, ma tête n’y est plus.

— C’est ce que je vais faire, » dit Varney avec amertume, « car votre place et la mienne à moi, qui, en qualité de votre écuyer, dois suivre Votre Seigneurie, sont déjà prises dans la barque de la reine. Le nouveau favori, Walter Raleigh, et notre ancienne connaissance Tressilian, ont été appelés pour les prendre, à l’instant où je partais pour vous chercher.

— Tu es un diable, Varney, » dit vivement Leicester ; « mais pour le présent tu es le maître… Je te suis. »

Varney ne répondit pas ; mais il conduisit hors du palais et du côté de la rivière son maître qui le suivait presque machinalement ; puis s’élant retourné, il lui dit d’un ton sinon d’autorité, du moins de familiarité : « Que veut dire ceci, milord ? votre manteau pend d’un côté, votre pourpoint est déboutonné… permettez-moi…

— Tu es un sot en même temps que tu es un coquin, Varney, » dit Leicester en repoussant son assistance, « et nous sommes fort bien ainsi, monsieur : quand nous vous demanderons votre aide, à la bonne heure ; mais maintenant nous n’avons pas besoin de vous. »

En parlant ainsi le comte reprit son air d’autorité et son sang-froid, il disposa ses vêtements de façon qu’ils parussent encore dans un plus grand désordre, passa devant Varney, avec un air de supériorité, et à son tour le conduisit vers la rivière.

La barque de la reine était sur le point de partir ; la place de Leicester à la poupe et celle de son écuyer à la proue étaient déjà remplies. Mais à l’approche de Leicester, les bateliers suspendirent leurs rames, comme s’ils eussent prévu quelque changement dans la compagnie. Cependant le mécontentement perçait sur la figure de la reine, et de ce ton froid qu’affectent les supérieurs pour cacher leur agitation intérieure en pailant à des personnes vis-à-vis desquelles ce serait déroger que de la laisser apercevoir, Élisabeth lui adressa ces paroles glaciales : « Nous vous avons attendu, milord Leicester.

— Madame et très gracieuse princesse, dit Leicester, vous qui pardonnez tant de faiblesses que votre cœur ne connut jamais, combien plus n’accorderez-vous pas votre pitié aux émotions intérieures qui m’ont un moment affecté l’esprit et le corps ! Je me suis présenté devant vous suspect et accusé ; votre bonté a percé les nuages de la calomnie, m’a rendu mon honneur, et, ce qui m’est encore plus cher, votre faveur. Est-il étonnant, quelque malheureux que ce soit pour moi, que mon écuyer m’ait trouvé dans un état qui me laissait à peine la force de l’accompagner jusqu’ici, où un regard de Votre Majesté, quoique, hélas ! ce soit un regard de courroux, a eu le pouvoir de produire sur moi ce qu’eût vainement tenté Esculape lui-même.

— Quoi donc ! » dit précipitamment Élisabeth en se tournant vers Varney, « votre maître s’est-il trouvé mal ?

— Il a éprouvé une espèce de faiblesse, répondit l’habile et rusé Varney, comme Votre Majesté peut le voir à son état actuel. L’empressement de milord ne lui a pas permis de réparer le désordre de sa toilette.

— Peu importe ! » dit Élisabeth en jetant un regard sur la noble figure de Leicester, à qui le mélange singulier des passions qui naguère l’avaient agité donnait un air plus intéressant encore : « Faites place à mon noble lord, dit-elle… Votre place, monsieur Varney, a été prise, vous en trouverez une dans une autre barque. «

Varney salua et se retira.

« Et vous aussi, notre jeune chevalier du manteau, » ajouta-t-elle en s’adressant à Raleigh, « il faut que vous passiez dans le bateau de nos dames d’honneur. Quant à Tressilian, il a déjà trop souffert des caprices des femmes, pour que je l’afflige encore en le déplaçant. »

Leicester prit place dans la barque, auprès de la reine ; Raleigh se leva pour se retirer, et Tressilian aurait été assez maladroitement poli pour offrir d’abandonner sa place à son ami, si un coup d’œil expressif de Raleigh lui-même, qui semblait maintenant être dans son élément, ne lui eût fait sentir qu’un pareil empressement à renoncer à la faveur royale pourrait être mal interprété. Il resta donc tranquillement assis, tandis que Raleigh, avec un profond salut, et un air de profonde humiliation, se préparait à se retirer.

Un noble courtisan, le galant lord Willoughby, crut lire dans les yeux de la reine une sorte de pitié pour la mortification réelle ou affectée de Raleigh. « Ce n’est pas à nous, vieux courtisans, dit-il, de cacher aux jeunes l’éclat du soleil. Avec la permission de Sa Majesté, je renoncerai pour une heure à ce que ses sujets ont de plus cher, au bonheur de sa présence, et je me mortifierai en me privant pour un court instant de l’aspect radieux de Diane, pour marcher à la clarté des étoiles. Je prendrai place dans le bateau des dames, et je laisserai jouir ce jeune cavalier de l’heure de félicité sur laquelle il comptait. »

La reine répondit d’un ton moitié enjoué, moitié sérieux : « Si vous avez tant d’envie de nous quitter, milord, il faut bien nous résigner à cette mortification. Mais, avec votre permission, quelque vieux et expérimenté que vous vous croyiez, nous ne vous confierons pas le soin de nos dames d’honneur. Votre âge vénérable, ajouta-t-elle en souriant, sera mieux assorti avec le lord-trésorier qui nous suit dans le troisième bateau, et dont l’expérience peut profiter même de celle de lord Willoughby. »

Lord Willougliby cacha son désappointement par un sourire, puis d’un air confus, quoique riant, il salua et quitta la barque de la reine, pour entrer dans celle de lord Burleigh. Leicester, qui s’efforçait de donner le change à sa pensée, en la fixant sur ce qui se passait autour de lui, remarqua cette circonstance. Mais quand la barque eut pris le large, quand la musique se fut fait entendre d’une barque voisine, quand les acclamations de la populace s’élevèrent du rivage, et que tout lui rappela la situation où il se trouvait, il fit un effort énergique pour détacher son esprit de toute autre pensée que la nécessité de se maintenir dans la faveur de sa protectrice. Il déploya avec tant de succès ses moyens de plaire, que la reine, charmée de sa conversation, mais alarmée pour sa santé, finit par lui imposer, d’un air riant et plein d’une aimable sollicitude, un silence momentané, de peur qu’une conversation trop animée n’épuisât ses forces.

« Milords, dit-elle, puisque nous avons rendu un édit de silence temporaire contre notre bon Leicester, nous vous demanderons votre avis sur un sujet plaisant, plus fait pour être traité au milieu de la gaîté et de la musique qu’avec la gravité de nos délibérations ordinaires… Qui de vous, milords, dit-elle en souriant, connaît une pétition d’Orson Pinnit, gardien, comme il se qualifie, de nos ours royaux ? Qui de vous se fera son avocat ?

— Avec la permission de Votre Majesté ce sera moi, dit le comte de Sussex ; Orson Pinnit a été un brave soldat, avant d’avoir été mutilé par les armes du clan irlandais de Mac-Donough, et j’ai la confiance que Votre Majesté se montrera, comme elle l’a toujours fait, une bonne maîtresse pour ses bons et loyaux serviteurs.

— Assurément, dit la reine, c’est notre intention, et surtout en faveur de nos pauvres soldats et matelots qui hasardent leur vie pour une chétive paie. Nous donnerions notre palais[91], dit-elle avec chaleur, pour en faire un hôpital à leur usage, plutôt que de les mettre dans le cas de nous appeler une maîtresse ingrate… Mais ce n’est pas ce dont il s’agit, » dit-elle en passant du ton énergique que lui avait fait prendre ce mouvement de patriotisme, à un ton de conversation enjouée et familière, « et la requête d’Orson Pinnit parle d’autre chose encore. Il se plaint de ce qu’au milieu de l’extrême plaisir que le public trouve à fréquenter les théâtres, et de l’empressement avec lequel il se porte surtout à la représentation des pièces d’un certain Will Shakspeare, dont vous avez dû, milord, entendre parler, je crois, le noble amusement des combats d’ours est négligé ; et cela parce qu’on aime mieux aller voir ces coquins de comédiens faire semblant de se tuer que nos chiens et nos ours royaux se déchirer à outrance. Qu’en dites-vous, milord Sussex ?

— Vous ne devez guère vous attendre, gracieuse princesse, à ce qu’un vieux soldat comme moi plaide en faveur des combats simulés, quand on les compare à des batailles véritables ; et cependant, sur ma foi, je ne veux pas de mal à ce Will Shakspeare. C’est un gaillard qui manie bien le bâton à deux bouts, et même le sabre, quoiqu’il soit boiteux, à ce qu’on dit ; et il paraît qu’il a vigoureusement tenu tête aux gardes-chasse du vieux sir Thomas Lucy de Charlecot, quand il a escaladé son parc pour embrasser la fille de son concierge.

— Je vous demande pardon, dit Élisabeth en l’interrompant, la chose a été jugée en conseil, et nous ne voulons pas que l’on exagère la faute de ce pauvre diable… Il n’y avait pas de galanterie dans l’affaire ; l’accusé a nié formellement le fait. Mais que dites-vous de son talent au théâtre ? Car c’est là la question, et il ne s’agit nullement de ses vieux péchés, de ses incursions dans les parcs, ni des autres folies dont vous parlez.

— Vraiment, madame, comme je l’ai déjà dit, je ne veux pas de mal à ce fou. Quelques-uns de ses vers ont retenti à mon oreille comme le boute-selle ; mais ce n’est que de la crème fouettée, il n’y a point de substance là-dedans, rien de sérieux, comme l’a déjà fait observer Votre Majesté. Qu’est-ce que c’est qu’une demi-douzaine de coquins, avec des fleurets rouillés et des boucliers de fer-blanc, transformant une belle bataille en une sotte plaisanterie ? qu’est-ce en comparaison du noble spectacle des combats d’ours qui a été honoré de la présence de Votre Majesté et de celle de vos prédécesseurs, en ce royaume fameux dans toute la chrétienté pour ses incomparables dogues et la hardiesse de ses gardiens d’ours ? Il est grandement à craindre que ces deux races d’animaux ne dégénèrent, si le public s’amuse de préférence à aller entendre un sot acteur cracher de ses poumons des phrases ampoulées et vides de sens, au lieu de donner leur penny pour encourager la plus noble image de la guerre qu’on puisse voir en temps de paix, c’est-à-dire les divertissements du parc aux ours. Là vous voyez l’ours en arrêt avec son œil étincelant, épiant l’attaque du dogue, comme un rusé capitaine qui reste sur la défensive pour attirer l’ennemi dans le piège. Alors sire Matin, en digne champion, s’élance dans la carrière et saute à la gorge de son adversaire ; sire Bruin lui montre quelle est la récompense de ceux qui, dans l’emportement de leur courage, négligent les règles de l’art de la guerre, et, le saisissant entre ses bras, il le presse contre sa poitrine à la manière d’un vigoureux lutteur, jusqu’à ce que les côtes de sa victime craquent l’une après l’autre, comme un pistolet. Alors un autre mâtin aussi hardi, mais plus avisé et plus prudent, saisit Bruin par la lèvre inférieure, et y reste suspendu, tandis que celui-ci vomit des flots de sang et de salive, et s’efforce vainement de faire lâcher prise à sire Talbot. Puis…

— Sur mon honneur, milord, votre description est si admirable que, si nous n’avions jamais vu de combats d’ours comme nous en avons vu, et nous espérons en voir encore avec l’aide du ciel, vos paroles suffiraient pour nous en donner une complète idée. Mais voyons, qui parlera encore sur ce sujet ? Milord Leicester, qu’avez-vous à dire ?

— Avec la permission de Votre Majesté, je dois donc me considérer comme démuselé ? dit Leicester.

— Sans doute, milord ; c’est-à-dire si vous vous sentez assez remis pour prendre part à notre badinage ; et cependant quand je pense que vous avez l’ours et le bâton brisé dans vos armes, il me semble qu’il vaudrait mieux entendre quelque orateur moins partial.

— Sur ma parole, gracieuse princesse, répliqua le comte, quoique mon frère de Warwick et moi ayons dans nos antiques armoiries les emblèmes dont Votre Majesté daigne se souvenir, mon vœu le plus ardent, cependant, est d’être équitable ; ou, comme on dit, de combattre chien contre ours. Quant aux comédiens, je suis forcé d’avouer, à leur avantage, que ce sont des drôles pleins d’esprit, dont les grands mots et les bouffonneries occupent le peuple et le déshabituent de s’immiscer dans les affaires de l’état et d’écouter les discours perfides, les vaines rumeurs et les insinuations déloyales. Lorsque les hommes sont occupés à voir comment Marlow et Shakspeare, et d’autres acteurs, ourdissent leurs complots imaginaires, le spectacle détourne leur attention de la conduite de ceux qui les gouvernent.

— Nous n’avons nullement l’intention de détourner l’esprit de nos sujets de l’examen de notre conduite, milord, reprit Élisabeth ; parce que plus on l’examinera de près, plus seront appréciés les véritables motifs qui nous dirigent.

— J’ai ouï dire cependant, madame, » dit le doyen de Saint-Asaph, puritain déterminé, « que ces comédiens ont non seulement coutume d’introduire dans leurs pièces des paroles profanes et licencieuses, tendant à entretenir le péché et le libertinage, mais même d’y mêler sur le gouvernement, son origine et son objet, des réflexions propres à provoquer le mécontentement chez les sujets, et à ébranler la société dans ses fondements. Or, il me semble, avec la permission de Votre Grâce, qu’il n’est pas très prudent de permettre à ces garnements de ridiculiser la décente gravité des hommes pieux, et de battre en brèche les lois divines et humaines en blasphémant contre le ciel, et en calomniant ses représentants sur la terre.

— Si nous pensions que cela fût vrai, milord, nous punirions sévèrement de pareilles offenses. Mais il est mal d’arguer de l’abus d’une chose contre son usage ; et quant à ce Shakspeare, nous croyons qu’il y a dans ses pièces des choses qui valent vingt combats d’ours, et que sa suite de Chroniques[92], comme il les appelle, peut offrir un divertissement honnête et une instruction utile, non seulement à nos sujets, mais même aux générations qui nous succéderont.

— Le règne de Votre Majesté n’aura pas besoin d’un si faible secours pour être connu de la postérité, dit Leicester. Et cependant Shakspeare a touché à sa manière quelques incidents du règne fortuné de Votre Majesté, qui peuvent contre-balancer tout ce que vient de dire Sa Révérence le doyen de Saint-Asaph. Il y a quelques vers, par exemple… Je voudrais que mon neveu Sidney fût ici, il les a presque toujours à la bouche… Ils se trouvent dans un conte sur des féeries, des charmes amoureux, et je ne sais quoi encore ; mais ils sont fort beaux, quoiqu’ils soient bien au-dessous du sujet auquel il osait faire allusion.

— Vous nous faites éprouver le supplice de Tantale, milord, dit la reine. Philippe Sidney, nous le savons, est un favori des muses, et nous nous en réjouissons. Jamais la valeur ne brille avec plus d’avantage que quand elle est unie au bon goût et à l’amour des lettres. Mais quelqu’un, je pense, de nos jeunes courtisans se rappellera ce que Votre Seigneurie a oublié au milieu d’affaires plus importantes. Monsieur Tressilian, on vous a dépeint à nous comme un adorateur de Minerve… Vous rappelez-vous ces vers ? »

Tressilian avait le cœur trop affligé, ses espérances de bonheur avaient été trop cruellement déçues, pour qu’il saisît l’occasion que lui offrait la reine de fixer son attention ; mais il résolut de transférer cette faveur à un jeune ami plus ambitieux. S’excusant donc sur son prétendu défaut de mémoire, il ajouta qu’il croyait que les beaux vers dont avait parlé milord Leicester étaient encore présents au souvenir de Walter Raleigh.

Par l’ordre de la reine, le jeune cavalier récita avec un accent et un goût qui ajoutaient encore à la délicatesse exquise de ce morceau, la célèbre vision d’Oberon[93] :

« En même temps je vis (tu ne pouvais le voir), je vis l’amour voler tout armé contre la froide lune et la terre. Son œil, sa main visaient une belle vestale aux blonds cheveux, assise sur un trône de l’Occident. La flèche partit avec une force capable de percer cent mille cœurs ; mais les chastes et humides rayons de la lune amortirent le trait de l’amour ; et la royale vestale suivit sans trouble le cours glorieux de ses pensées virginales. »

La voix de Raleigh en récitant le dernier vers devint un peu tremblante, comme s’il eût été incertain de la manière dont la souveraine à qui cet hommage était rendu l’accueillerait, quelque délicat qu’il fût. Si cette défiance était affectée, c’était une bonne politique ; si elle était réelle, elle avait peu de fondement. Ces vers n’étaient probablement pas nouveaux pour la reine ; car une flatterie aussi fine fut-elle jamais long-temps à parvenir aux oreilles royales auxquelles elle s’adressait ? Quoi qu’il en soit, déclamée par Raleigh, elle n’en fut pas moins bien reçue. Également charmée des vers, du ton, des formes gracieuses et de l’air animé du jeune courtisan qui les récitait, Élisabelh marquait la mesure de sa tête et de son doigt. Quand Raleigh eut fini, elle répéta à mi-voix les derniers vers, comme si elle eût ignoré qu’on l’écoutait, et quand elle arriva à la conclusion, elle laissa tomber dans la Tamise la supplique d’Orson Pinnit, gardien des ours royaux, pour qu’elle allât chercher un accueil plus favorable à Sheerness[94], ou en tout autre lieu où la marée la porterait.

Le succès que venait d’obtenir ce jeune courtisan excita l’émulation de Leicester, comme le vieux cheval de course se ranime quand un jeune poulain plein d’ardeur le dépasse. Il fit tomber la conversation sur les spectacles, les banquets, les fêtes, et sur le caractère de ceux qui recherchent ces divertissements. Il mêla des observations piquantes à quelques légers traits de satire, avec cet esprit de mesure qui évite également l’amertume de la méchanceté et l’insipidité de la louange. Il imita avec un naturel exquis les manières affectées ou grossières de certains individus ; et quand il reprit son ton ordinaire, ses manières n’en parurent que plus gracieuses. Les pays étrangers, leurs coutumes, leurs mœurs, leurs étiquettes de cour, leurs modes, et même l’habillement de leurs dames, lui servirent également de texte ; et rarement il quittait un sujet sans faire quelque compliment, toujours exprimé avec délicatesse, et applicable à la reine-vierge, à sa cour et à son gouvernement. Tel fut pendant cette agréable promenade le sujet de la conversation, à laquelle prirent part les autres personnes attachées à la suite de la reine, en y semant de gais propos, assaisonnés de remarques sur les anciens classiques et les auteurs modernes, tandis que les gens graves et les hommes d’état l’enrichissaient de maximes de profonde politique et de saine morale, et mêlaient ainsi le langage de la sagesse aux propos légers de la cour d’une femme.

Quand on retourna à Greenwich, Élisabeth accepta, ou plutôt choisit le bras de Leicester, pour se rendre de l’escalier au pied duquel on débarqua, jusqu’à la grande porte du palais. Le comte crut même s’apercevoir, quoique ce ne fût peut-être qu’une illusion flatteuse de son imagination, que, pendant ce court trajet, elle s’appuyait sur lui un peu plus que ne l’exigeait l’état du chemin, tout glissant qu’il fût. Au reste, les actions et les paroles de la reine étaient bien faites pour lui prouver qu’il jouissait d’un degré de faveur auquel, même dans ses jours les plus glorieux, il n’était pas encore parvenu. Son rival, il est vrai, avait été à plusieurs reprises honoré de l’attention d’Élisabeth ; mais elle paraissait bien moins l’expression spontanée d’une tendre affection, qu’une concession arrachée par le sentiment de son mérite. D’ailleurs, au jugement de plusieurs courtisans expérimentés, la faveur qu’elle lui avait témoignée avait été contre-balancée par ces mots qu’elle avait dits tout bas à l’oreille de la comtesse de Derby : « qu’elle reconnaissait que la maladie était un plus habile alchimiste qu’elle ne l’avait cru jusque-là, puisqu’elle avait changé en un nez d’or le nez cuivré de roi lord Sussex. »

Cette plaisanterie transpira, et le comte de Leicester jouit de son triomphe comme un homme dont toutes les pensées avaient pour objet la faveur de sa souveraine ; il oublia même, dans l’ivresse du moment, les embarras et les dangers de sa position. Quelque étrange que la chose puisse paraître, il pensait moins alors aux périls auxquels l’exposait sa secrète union, qu’aux marques de faveur que la reine accordait de temps en temps au jeune Raleigh. Elles étaient passagères, à la vérité, mais elles tombaient sur un jeune homme accompli au moral comme au physique, également remarquable par sa grâce, sa galanterie, la culture de son esprit et sa valeur. Un incident survint dans le cours de la soirée qui donna encore plus à réfléchir à Leicester.

Les nobles et les courtisans qui avaient accompagné la reine dans sa partie de plaisir furent invités, avec une hospitalité toute royale, à un banquet splendide qui eut lieu dans la salle du palais. La table, il est vrai, ne fut pas honorée de la présence de la souveraine ; car, fidèle à certaines idées de modestie et de dignité qu’elle s’était formées, la reine avait coutume, en ces occasions, de prendre en particulier, avec deux ou trois de ses favorites, un repas léger et frugal. Après le repas, la cour s’étant réunie dans les magnifiques jardins du palais, la reine demanda tout-à-coup à une dame, qui en raison de ses fonctions et de la faveur dont elle jouissait se trouvait près d’elle, ce qu’était devenu le jeune chevalier du manteau.

Lady Paget répondit qu’elle avait vu, deux ou trois minutes auparavant, M. Kaleigh à la fenêtre d’un petit pavillon qui avait vue sur la Tamise, et écrivant sur une vitre avec le diamant d’une bague.

« Cette bague, dit la reine, est un petit présent que je lui ai fait pour l’indemniser de la perte de son manteau. Venez, Paget, allons voir quel usage il en a fait ; car, autant que j’ai pu en juger, il a l’esprit merveilleusement fin. »

Elles se dirigèrent vers ce point, aux environs duquel rôdait encore le jeune cavalier, comme l’oiseleur veille sur le filet qu’il a tendu. La reine s’approcha de la fenêtre sur laquelle Raleigh avait gravé, au moyen du diamant qu’elle lui avait donné, le vers suivant :

Je voudrais bien monter, mais je crains de tomber.

La reine sourit et lut deux fois ce vers, la première de moitié avec lady Paget, la seconde à part elle. « C’est un joli commencement, » dit-elle après un moment de réflexion ; « mais il me semble que le jeune poète a été abandonné de sa muse à son début. Ce serait une bonne œuvre, n’est-ce pas, d’achever sa tâche ? Allons, lady Paget, essayez vos talents poétiques. »

Lady Paget, prosaïque dès son berceau autant que le fut jamais femme de la suite d’une reine avant ou depuis elle, déclara qu’il lui était de toute impossibilité d’assister le jeune poète.

— Eh bien donc ! dit Élisabeth, ce sera à nous de sacrifier aux muses.

— Nul encens ne peut leur être plus agréable, dit lady Paget, et Votre Majesté méritera ainsi la reconnaissance du Parnasse.

— Chut ! Paget, reprit la reine, votre langage sacrilège est un outrage aux neuf sœurs ; cependant, vierges elles-mêmes, elles devraient être favorables à une reine-vierge… Mais relisons son vers :

Je voudrais bien monter, mais je crains de tomber.


Ne pourrait-on pas, faute de mieux, répondre ainsi :

Si tu manques de cœur, renonce à t’élever ? »

La dame d’honneur poussa une exclamation de joie et de surprise en voyant la reine s’en tirer si heureusement, et certainement on a applaudi de plus mauvais vers, quoique venant d’un auteur moins illustre.

La reine, encouragée par ces marques d’approbation, prit une bague à diamant : « Le jeune homme, dit-elle en même temps, sera bien étonné quand il trouvera son distique achevé sans qu’il s’en soit mêlé. » Puis elle écrivit son vers au dessous de celui de Raleigh.

La reine quitta ensuite le pavillon. Comme elle se retirait lentement en regardant de temps à autre en arrière, elle vit le jeune cavalier voler avec la rapidité d’un vanneau vers l’endroit où il l’avait vue s’arrêter. Elle était encore en observation quand elle s’écria : « Bien ! mon amorce a pris ; » puis riant de l’aventure avec lady Paget, elle reprit le chemin du palais. Élisabeth recommanda à sa dame d’honneur de ne parler à personne de l’assistance qu’elle avait prêtée au jeune poète. Lady Paget promit un secret inviolable. Il est pourtant à supposer qu’elle fit une réserve mentale en faveur de Leicester, à qui elle conta sans délai cette anecdote si peu propre à lui faire plaisir.

Cependant Raleigh s’étant approché de la croisée lut avec un sentiment d’ivresse l’encouragement que lui donnait la reine à suivre sa carrière d’ambition ; puis glorieux de son succès et le cœur plein d’espérance, il alla rejoindre Sussex et sa suite qui étaient près de s’embarquer pour remonter la Tamise.

Le respect dû à la personne du comte empêcha qu’on ne s’entretînt de l’accueil qu’il avait reçu à la cour, avant qu’on fût débarqué et que toute la maison se trouvât rassemblée dans la grande salle de Say’s-Court. Alors Sussex, épuisé par sa dernière maladie et par les fatigues de la journée, se retira dans son appartement, en priant qu’on fit venir Wayland, dont les soins lui avaient été si utiles. Cependant on ne pouvait trouver nulle part l’artiste ; et tandis qu’une partie de la suite du comte, avec toute l’impatience militaire, le cherchait de tous côtés et maudissait son absence, le reste se pressa autour de Raleigh, pour le féliciter de la brillante perspective que lui offrait la cour.

Il eut assez de tact et de jugement pour cacher l’incident décisif du distique qu’Élisabeth avait daigné achever elle-même ; mais d’autres circonstances avaient transpiré qui indiquaient, à n’en pas douter, qu’il avait fait de nouveaux progrès dans les faveurs de la reine. Tous s’empressèrent de le féliciter de la meilleure tournure que prenait désormais sa fortune ; quelques-uns par intérêt véritable, d’autres peut-être dans l’espoir que son avancement pourrait hâter le leur ; le plus grand nombre, par un mélange de ces deux sentiments, et dans l’idée que la protection accordée à une personne de la maison de Sussex était en effet un triomphe pour tout le parti. Raleigh leur répondit par les remercîments les plus affectueux, alléguant avec une modestie charmante, qu’un jour de bon accueil ne faisait pas plus un favori qu’une hirondelle ne fait le printemps. Mais il remarqua que Blount ne joignait pas ses félicitations à celles de tous les autres, et un peu blessé de cet étrange procédé il lui en demanda franchement le motif.

Blount répondit avec la même sincérité ; « Mon bon Walter, je te souhaite autant de bien que pas un de ces babillards qui t’assourdissent de leurs compliments parce que le temps semble te favoriser. Mais je crains pour toi, Walter, ajouta-t-il en essuyant son œil humide ; je crains pour toi de toute mon âme. Ces intrigues de cour, ces flatteries, ces éclairs de faveur des belles dames, sont des séductions qui souvent anéantissent les plus belles fortunes, et conduisent de jolies figures, et des sots réputés gens d’esprit, à faire connaissance avec le billot et la hache. »

À ces mots Blount se leva et quitta la salle, tandis que Raleigh le suivait des yeux avec une expression sous laquelle disparurent en un instant l’assurance et la vivacité ordinaires de sa physionomie.

En ce moment Stanley entra dans la salle, et dit à Tressilian : « Milord demande votre serviteur Wayland, et Wayland vient d’arriver dans un petit bateau ; mais il ne peut pas aller auprès de milord avant de vous avoir vu. Le pauvre diable a l’air d’avoir perdu la tête… Il désirerait que vous allassiez le voir sur-le-champ. »

Tressilian quitta aussitôt la salle, et ayant fait venir Wayland dans un cabinet voisin, il fut surpris de l’altération qu’il remarqua sur son visage.

« Qu’avez-vous donc, Smith ? dit Tressilian ; avez-vous vu le diable ?

— Pire, monsieur, cent fois pire ; j’ai vu un basilic… Grâce à Dieu ! je l’ai vu le premier sans qu’il me vît, et comme il ne m’a pas vu, il m’en fera moins de mal.

— Au nom de Dieu ! parlez raison, dit Tressilian ; expliquez-moi ce que vous voulez dire.

— J’ai vu mon ancien maître, dit l’artiste. Hier soir, un nouvel ami que je me suis fait m’emmena voir l’horloge du palais, jugeant que je serais curieux d’examiner ce chef-d’œuvre. À la fenêtre d’une tourelle voisine de l’horloge, j’ai aperçu mon ancien maître.

— Tu te seras probablement trompé, dit Tressilian.

— Je ne me suis pas trompé, répondit Wayland ; celui qui sait par cœur le moindre de ses traits, le reconnaîtrait entre mille. Il était vêtu à l’antique ; mais, Dieu soit loué ! il ne peut se déguiser à mes yeux, comme je puis me déguiser aux siens. Je ne tenterai cependant pas la Providence en restant à sa portée. Tarleton le comédien lui-même ne pourrait se déguiser assez bien pour n’être pas tôt ou tard reconnu par Doboobie. Il font que je m’éloigne dès demain ; car à la manière dont nous sommes ensemble, je serais un homme mort si je restais aussi près de lui.

— Mais le comte de Sussex ? dit Tressilian.

— Il y a peu de danger pour lui, au moyen de ce qu’il a déjà pris, pourvu qu’il avale, chaque matin, à jeun, gros comme une fève de l’orviétan… Mais qu’il prenne garde à une rechute ?

— Et comment s’en préserver ?

— Par les mêmes précautions dont on userait envers le diable. Que le chef de cuisine de milord tue lui-même la viande, l’accommode lui-même, et ne se serve que d’épices qu’il tienne de mains sûres ; que l’écuyer-tranchant le serve lui-même, et que le maître d’hôtel de milord veille à ce que le chef et l’écuyer-tranchant goûtent les plats que l’un prépare et que l’autre sert ; que milord n’use d’aucun parfum qui ne vienne de personnes dignes de confiance ; qu’il en soit de même pour les onguents et les pommades ; qu’en aucun cas il ne boive ou mange avec des étrangers, soit en collation ou autrement. Qu’il observe surtout ces précautions, s’il va à Kenilworth : son état de maladie, et le régime auquel il est soumis, suffiront pour justifier l’étrangeté de sa conduite.

— Et toi, dit Tressilian, que comptes-tu faire de ta personne ?

— Je me réfugierai en France, en Espagne, dans les Indes orientales ou occidentales, plutôt que de hasarder ma vie en restant à la portée de Doboobie, Démétrius, de mon ancien maître, enfin, quel que soit son nom aujourd’hui…

— Bon, dit Tressilian, cela n’arrive pas mal à propos ; j’ai une mission à te donner pour le Berkshire, mais du côté opposé à celui où tu es connu ; et avant que tu eusses trouvé ce motif de vivre caché, j’avais déjà résolu de t’envoyer en ce lieu pour un message secret. »

L’artiste déclara qu’il était tout prêt à recevoir ses ordres, et Tressilian, sachant qu’il connaissait le fond de son affaire à la cour, lui en expliqua franchement les détails, lui fit part de l’arrangement qu’il avait fait avec Giles Gosling, sans oublier ce qui avait été assuré devant la reine par Varney, et confirmé par Leicester.

« Tu vois, ajouta-t-il, que dans les circonstances où je me trouve, il est nécessaire que je surveille de près les mouvements de ces hommes sans principes, Varney et ses complices, Foster et Lambourne, aussi bien que ceux de milord Leicester lui-même, qui je le soupçonne, est en partie trompeur et non pas tout-à-fait trompé dans cette affaire. Voici mon anneau, comme signe de reconnaissance avec Giles Gosling, et, en outre, une somme en or qui sera triplée si tu me sers fidèlement. Pars donc pour Cumnor, et observe ce qui s’y passe.

— Je pars avec un double plaisir, dit l’artiste ; d’abord parce que je sers Votre Honneur qui a eu tant de bontés pour moi ; ensuite, parce que c’est un moyen d’échapper à mon ancien maître, qui, si ce n’est pas précisément un diable incarné, a, du moins, en intentions, en paroles, en actions, les qualités les plus diaboliques qui aient jamais déshonoré l’humanité. Pourtant qu’il prenne garde à moi. Je le fuis maintenant, comme je l’ai toujours fait jusqu’ici ; mais si, comme les taureaux sauvages d’Écosse, il me pousse à bout par une poursuite opiniâtre, je me retournerai contre lui plein de fureur et de désespoir. Votre Honneur veut-il bien ordonner qu’on selle mon cheval ?… Je vais donner à milord son médicament, divisé en doses convenables, en y joignant quelques conseils ; son salut dépendra ensuite de la vigilance de ses amis et de ses domestiques. Pour le passé, il est sauvé ; mais qu’il se garde de l’avenir. »

Wayland Smith fit en conséquence sa visite d’adieu au comte de Sussex, lui donna ses instructions sur le régime qu’il devait suivre, et sur les précautions qu’il devait prendre pour sa nourriture ; après quoi il quitta Say’s-Court sans attendre au lendemain matin.




CHAPITRE XVIII.

LEICESTER ET L’ASTROLOGUE.


Le moment approche. Il est déjà venu ce moment où il faut que tu écrives le total définitif de l’immense somme de ta vie. Les constellations brillent d’un éclat victorieux au dessus de ta tête ; les planètes t’annoncent une haute fortune, dans leurs conjonctions propices, et te disent : Voici l’instant.
Schiller. Wallenstein.


Quand Leicester fut de retour chez lui, à la suite d’une journée si décisive et si harassante pour lui, journée où sa barque, après avoir essuyé plus d’un coup de vent et touché plus d’un écueil, était enfin entrée dans le port, pavillon déployé, il parut éprouver autant de fatigue qu’un matelot après une furieuse tempête. Il ne dit pas un seul mot pendant que son chambellan remplaçait son riche manteau de cour par une robe de chambre fourrée, et quand un officier lui annonça que M. Varney désirait parler à Sa Seigneurie, il ne répondit que par un signe de tête. Varney, cependant, prenant ce signe de tête pour une permission, entra, et le chambellan se retira.

Le comte demeura silencieux et presque sans mouvement sur son fauteuil, la tête appuyée sur sa main, et le coude posé sur la table qui était près de lui, sans paraître s’apercevoir de l’entrée et de la présence de son confident. « Puis-je féliciter Votre Seigneurie, dit celui-ci, du triomphe mérité que vous avez obtenu aujourd’hui sur votre redoutable rival ?

Leicester leva la tête et répondit tristement, mais sans colère : « Toi, Varney, dont l’esprit fécond en artifices m’a enveloppé dans un tissu de mensonges des plus bas et des plus dangereux, tu sais mieux que personne s’il y a lieu de me féliciter.

— Me blâmez-vous, milord, de n’avoir pas trahi dès l’abord le secret d’où dépend votre fortune et que vous avez si souvent et si vivement recommandé à ma discrétion ? Votre Seigneurie était présente, elle aurait pu me démentir et se perdre elle-même en avouant la vérité ; mais assurément il n’appartenait pas à un fidèle serviteur de le faire sans vos ordres.

— Je ne puis le nier, Varney, » dit le comte en se levant et en se promenant à grands pas dans la chambre, « c’est ma propre ambition qui a trahi mon amour.

— Dites plutôt, milord, que votre amour a trahi votre élévation, et vous a ravi une perspective d’honneur et de puissance telle que le monde n’en peut offrir à aucun autre. Pour avoir fait comtesse mon honorable maîtresse, vous avez perdu la chance d’être vous-même… »

Varney s’arrêta et parut ne pas vouloir achever sa phrase.

« D’être moi-même quoi ? demanda Leicester : parle, que veux-tu dire, Varney ?

— D’être vous-même roi, milord, répliqua Varney, et roi d’Angleterre, qui plus est… Ce n’est point un crime de haute trahison envers la reine que de dire cela ; c’est une chose qui serait arrivée si elle eût pris le parti, comme tous ses fidèles sujets le désirent de se choisir un époux noble, brave et bien fait.

— Tu déraisonnes, Varney, répondit Leicester. D’ailleurs notre siècle en a vu assez pour dégoûter les hommes de la couronne qu’un mari reçoit de sa femme. On a vu Darnley en Écosse.

— Lui ! une oie, un sot, un âne trois fois bâté, qui se laissa lancer en l’air comme une fusée un jour de fête. Si Marie eût eu le bonheur d’épouser le noble comte, jadis destiné à partager son trône, elle eût eu affaire à un mari d’une autre trempe ; et son mari eût trouvé en elle une femme aussi docile, aussi aimante que la compagne du dernier écuyer qui suit à cheval la meute de son mari, et lui tient la bride quand il monte à cheval.

— La chose aurait bien pu être comme tu le dis, Varney, » dit Leicester ; et un léger sourire de contentement de lui-même passa sur sa figure inquiète. « Henri Darnley connaissait peu les femmes… Avec Marie un homme qui eût connu son sexe eût eu quelque chance de maintenir l’honneur du sien. Mais il n’en serait pas ainsi avec Élisabeth car je crois que Dieu en lui donnant le cœur d’une femme lui donna la tête d’un homme pour en réprimer les folies… Non, je la connais, elle acceptera de vous des gages d’amour, et vous rendra même la pareille… Elle mettra dans son sein des sonnets bien doucereux et y répondra… Elle poussera la galanterie jusqu’au point où elle devient échange de tendresse… Mais elle écrit nil ultrà à tout ce qui doit suivre, et ne troquerait pas un iota de son pouvoir suprême pour tout l’alphabet de Cupidon et de l’Hymen.

— C’est tant mieux pour vous, dit Varney ; c’est-à-dire en supposant que telles soient ses dispositions, puisque vous ne pensez pas pouvoir aspirer à devenir son mari. Vous êtes son favori, et vous pouvez continuer à l’être, si la dame de Cumnor-Place reste dans son obscurité actuelle.

— Pauvre Amy ! » dit Leicester avec un profond soupir, « elle désire si ardemment être reconnue devant Dieu et devant les hommes !

— Sans doute, milord : mais son désir est-il raisonnable ? voilà la question. Ses scrupules religieux sont levés : elle est épouse honorée et chérie… Elle jouit de la société de son mari toutes les fois que des devoirs plus importants lui permettent de venir lui tenir compagnie… Que veut-elle de plus ? Je suis convaincu qu’une femme aussi douce et aussi aimante consentirait à vivre dans une certaine obscurité, obscurité qui après tout n’est pas plus triste que celle où elle passait ces jours à Lidcote-Hall, plutôt que de porter la moindre atteinte à l’honneur et à la fortune de son époux par une tentative prématurée pour les partager.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis là, et son apparition ici serait fatale… Cependant il faut qu’on la voie à Kenilworth, Élisabeth n’oubliera pas qu’elle l’a ordonné ainsi.

— Laissez dormir cette difficulté, milord ; je ne puis sans cela accomplir un projet que j’ai en tête et qui, je l’espère, satisfera la reine et sera agréable à ma très honorée maîtresse : cependant laissez ce fatal secret enseveli où il est maintenant. Votre Seigneurie a-t-elle d’autres ordres à me donner ce soir ?

— Je voudrais être seul, dit Leicester ; laisse-moi, et mets sur la table ma cassette d’acier. Sois prêt à venir, si je t’appelle. «

Varney se retira, et le comte, ouvrant la fenêtre de son appartement, regarda long-temps et avec inquiétude la brillante armée des étoiles qui éclairaient de leurs feux le ciel d’une belle nuit d’été. Ces mots lui échappèrent comme par mégarde : « Je n’eus jamais un plus grand besoin du secours favorable des corps célestes ; car ma route sur la terre est bien obscure et bien embarrassée. »

On n’ignore pas que ce siècle avait une aveugle confiance dans les vaines prédictions de l’astrologie judiciaire ; et Leicester, quoique exempt des préjugés superstitieux généralement répandus, n’était pas à cet égard supérieur à son époque ; au contraire, il se faisait remarquer par les encouragements qu’il prodiguait à ceux qui professaient cette prétendue science. En effet, le désir de pénétrer dans l’avenir, si général parmi toutes les variétés de la race humaine, se manifeste particulièrement chez les hommes qui s’occupent des affaires d’état et prennent part aux intrigues dangereuses et aux cabales des cours. Avec de minutieuses précautions pour voir si elle n’avait pas été ouverte, et si la serrure n’en avait pas été forcée, Leicester introduisit une clef dans la serrure de sa cassette d’acier : il en tira d’abord une certaine quantité de pièces d’or qu’il mit dans une bourse de soie ; ensuite un parchemin sur lequel étaient tracés les signes planétaires avec les lignes et les calculs d’usage pour former les horoscopes, et qu’il considéra quelques instants ; enfin il prit une grosse clef, et, soulevant une tapisserie, il l’appliqua à une petite porte cachée qui ouvrait sur un escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur.

« Alasco, » dit le comte en élevant la voix, mais de manière seulement à être entendu par l’habitant de la petite tour à laquelle conduisait l’escalier, « Alasco, descends.

— J’y vais, milord, » répondit une voix d’en haut. Aussitôt se fit entendre le pas lent d’un homme âgé qui descendait péniblement l’escalier, et Alasco entra dans l’appartement du comte. L’astrologue était un petit homme et paraissait fort avancé en âge ; car sa barbe était blanche et si longue qu’elle descendait sur son pourpoint noir jusqu’à sa ceinture de soie. Ses cheveux étaient aussi blancs que sa barbe ; mais ses sourcils étaient noirs ainsi que les yeux vifs et perçants qu’ils ombrageaient, ce qui donnait un air étrange à la physionomie de ce vieillard. Ses joues étaient encore fraîches et rubicondes, et ses yeux, dont nous venons de parler, ressemblaient à ceux d’un rat pour la vivacité et même la férocité de leur expression. Ses manières ne manquaient pas d’une sorte de dignité ; et l’interprète des astres, quoique respectueux, semblait cependant à son aise, et prenait même un ton d’autorité en conversant avec le premier favori d’Élisabeth.

« Vos prédictions ne se sont pas accomplies, Alasco, dit le comte après avoir échangé un salut avec lui ; « il est convalescent.

— Mon fils, répondit l’astrologue, permettez-moi de vous rappeler que je n’ai pas garanti sa mort ; et puis aucune prédiction ne peut être tirée de l’inspection des corps célestes et de leurs conjonctions, qui ne soit soumise au contrôle de la volonté de Dieu.

À stra regunt hommes, sed regit astra Deus[95].

— De quelle utilité est donc votre science mystérieuse ? demanda le comte.

— D’une grande utilité, mon fils, répondit le vieillard, puisqu’elle peut dévoiler le cours naturel et probable des événements, quoique ce cours soit subordonné à un pouvoir supérieur. Ainsi, en repassant l’horoscope que Votre Seigneurie a soumis à ma science, vous observerez que Saturne étant dans la sixième maison en opposition à Mars, en arrière de la maison de vie, il ne peut que dénoter une longue et dangereuse maladie, dont l’issue dépend de la volonté du ciel, quoique la mort doive probablement s’ensuivre. Cependant si je savais le nom de la personne, je ferais un autre calcul.

— Son nom est un secret ; pourtant, je dois en convenir, ta prédiction n’a pas été entièrement fausse. Il a été malade et dangereusement malade, mais non pas jusqu’à la mort. As-tu de nouveau tiré mon horoscope, ainsi que Varney te l’a ordonné ? Es-tu préparé à me dire ce qu’annoncent les étoiles sur ma fortune présente ?

— Mon art est à vos ordres, dit le vieillard ; et voici, mon fils, la carte de votre fortune, aussi brillante que la rendirent jamais les signes bénis sous l’influence desquels s’écoule votre vie, semée néanmoins de craintes, de difficultés et de dangers.

— S’il en était autrement, mon lot ne serait plus celui d’un mortel. Continuez, et croyez que vous parlez à un homme préparé à subir toutes les vicissitudes de sa destinée, comme il convient à un noble d’Angleterre.

— Ton courage pour l’une et pour l’autre épreuve doit se montrer plus grand encore, dit le vieillard. Les étoiles annoncent un titre plus éminent. C’est à toi de deviner ce qu’elles indiquent, non pas à moi de te le dire.

— Dites-le-moi, je vous en conjure… dites-le-moi, je vous l’ordonne, » dit le comte les yeux étincelants.

« Je ne le puis pas, je ne le veux pas, répondit le vieillard. La colère des princes est comme la fureur du lion. Mais observe et juge toi-même. Ici Vénus montant dans la maison de vie, et conjointe avec le soleil, répand ses flots de lumière argentée mêlée d’or, présage de pouvoir, de richesse, de grandeur, de tout ce que le cœur le plus ambitieux peut désirer, et en telle abondance que jamais César, dans cette antique et puissante Rome, n’entendit de la bouche de ses aruspices des promesses de gloire égales à celles que ma science pourrait, d’après un texte si riche, dévoiler à mon fils favori.

— Tu te joues de moi, mon père, » dit le comte frappé de l’enthousiasme avec lequel l’astrologue avait prononcé sa prédiction.

« La plaisanterie convient-elle à celui qui a l’œil dans les cieux et le pied sur la tombe ? » répondit le vieillard d’un ton solennel.

Le comte fit deux ou trois pas dans la chambre, la main étendue en avant, comme un homme qui obéit au signe de quelque fantôme qui l’appelle à une entreprise importante. Mais en se retournant, il surprit l’œil de l’astrologue fixé sur lui ; un regard plein d’une maligne pénétration partait de dessous ses sourcils noirs et épais. L’âme hautaine et soupçonneuse de Leicester prit feu sur-le-champ ; du bout de l’appartement il s’élança sur le vieillard et ne s’arrêta que lorsque sa main ne se trouva plus qu’à un pied du corps de l’astrologue.

« Misérable, dit- il, si tu oses te jouer de moi, je te ferai écorcher vif ; avoue que tu as été payé pour me tromper et me trahir… que tu es un fourbe, et moi ta dupe et ta proie. »

Le vieillard manifesta quelques symptômes d’émotion, mais pas plus que l’emportement du comte, de son patron, n’en eût pu arracher à l’innocence elle-même.

« Que signifie cette violence, milord, répondit-il, et en quoi puis-je l’avoir méritée de votre part ?

— Prouve-moi, » dit le comte avec chaleur, « que tu n’es pas de connivence avec mes ennemis.

— Milord, répondit le vieillard avec dignité, vous ne pouvez en avoir de meilleure preuve que celle que vous avez choisie vous-même. Je viens de passer vingt-quatre heures enfermé dans cette tourelle, dont la clef est restée entre vos mains. Les heures de ténèbres je les ai employées à contempler les corps célestes avec ces faibles yeux ; et pendant tout le temps qu’a duré le jour, j’ai fatigué ma pauvre vieille tête à compléter le calcul qui résulte de leurs combinaisons. Je n’ai point goûté de nourriture terrestre, je n’ai entendu nulle voix terrestre ; vous-même vous avez pris des mesures pour qu’il en fût ainsi ; et cependant, je vous le dis, moi qui suis resté de la sorte confiné dans la solitude et dans le travail, je vous dis que dans l’espace de ces vingt-quatre heures votre étoile est devenue prédominante vers l’horizon, et le livre brillant des cieux ment, où il s’est opéré une révolution analogue dans votre fortune sur la terre. S’il n’est rien arrivé dans cet intervalle qui affermisse votre pouvoir ou qui ait fait grandir votre faveur, alors je suis vraiment un fourbe, et l’art divin découvert jadis dans les plaines de la Chaldée est une grossière imposture.

— C’est vrai, » dit Leicester après un moment de réflexion, « tu étais étroitement renfermé, et il n’est pas moins vrai qu’il s’est opéré dans ma position le changement qu’indique, selon toi, mon horoscope.

— D’où vient donc alors cette méfiance, mon fils ? » dit l’astrologue en prenant un ton de réprimande. « Les intelligences célestes ne souffrent pas ce manque de confiance, même de la part de leurs favoris.

— Paix ! silence, mon père ; je me suis trompé. Pas un mortel, pas une intelligence, excepté la suprême intelligence, n’entendra jamais la bouche de Dudley en dire davantage par condescendance ou pour se justifier. Parlons plutôt de l’objet en question. Au milieu de ces brillantes promesses, tu as dit qu’il y avait quelque chose de menaçant ; la science peut-elle me dire de quel côté et sous quelle forme ce danger semble me menacer ?

— Voici tout ce que mon art me permet de répondre à votre question : ce malheur est annoncé par un aspect contraire ; l’instrument est un jeune homme, un rival, je pense : mais est-ce en amour ou en faveur de cour ? je l’ignore ; et la seule indication que je puisse donner sur son compte, c’est qu’il vient de l’occident.

— De l’occident ! reprit Leicester ; ah ! c’en est assez. En effet, la tempête se forme de ce côté… les comtés de Cornouailles et de Devon… Raleigh et Tressilian… l’un des deux est indiqué par là… je dois me garder de l’un et de l’autre… Mon père, si j’ai fait injure à ton savoir, je vais te récompenser noblement. »

Il tira une bourse d’or de la solide cassette qui était devant lui. « Voici le double de la récompense que t’a promise Varney… Sois fidèle… sois discret… obéis aux ordres que tu recevras de mon écuyer, et ne te plains pas de quelques instants de retraite et de gêne consacrés à mon service : tu en seras amplement dédommagé. Holà ! Varney ! conduis ce vénérable vieillard à ton logement… traite-le avec toutes sortes d’égards, mais veille à ce qu’il n’ait de communication avec personne. »

Varney s’inclina. L’astrologue, après avoir baisé la main du comte en signe d’adieu, suivit l’écuyer dans un autre appartement où l’attendaient du vin et des rafraîchissements qu’on lui avait préparés.

L’astrologue s’assit pour prendre son repas ; alors Varney ferma les deux portes avec précaution, examina la tapisserie pour voir si quelque espion n’était pas aux écoutes ; puis s’asseyant en face du sage, il commença à le questionner.

« Avez-vous vu le signal que je vous ai fait de la cour ?

— Je l’ai vu, dit Alasco (car c’était sous ce nom qu’il se faisait appeler alors), et j’ai arrangé l’horoscope en conséquence ?

— Et a-t-il passé sans difficulté ?

— Non pas sans difficulté, répondit le vieillard, mais enfin il a passé, et j’ai parlé de plus, comme nous en étions convenus, du danger d’un secret découvert et d’un jeune homme d’occident.

— De ces deux prédictions, la crainte de milord nous garantit le succès de l’une, et sa conscience le succès de l’autre, répondit Varney. Certes, jamais homme décidé à courir une carrière comme la sienne n’a conservé ces sots scrupules ! je suis forcé de le tromper pour son propre intérêt. Mais pour ce qui est de vos affaires, je puis vous en dire plus sur votre fortune que vos calculs et vos figures ne peuvent vous en apprendre : il faut que vous partiez d’ici sur-le-champ.

Je ne le veux pas, » dit Alasco avec humeur ; « j’ai été dernièrement trop ballotté. Enfermé nuit et jour dans le réduit solitaire d’une tourelle, je veux jouir de ma liberté et continuer mes études qui sont de plus d’importance que le sort de cinquante hommes d’état ou favoris qui s’élèvent et crèvent comme des bulles de savon dans l’atmosphère d’une cour.

— Comme il vous plaira, » dit Varney avec un rire moqueur que l’habitude avait rendu familier à sa physionomie, et qui formait le trait caractéristique de la figure que les peintres ont prêtée à Satan. « Comme il vous plaira ; vous pouvez jouir de votre liberté et poursuivre vos études jusqu’à ce que les poignards des partisans de Sussex, pénétrant à travers votre pourpoint, viennent se heurter contre vos côtes. » Le vieillard pâlit, et Varney continua. « Ignorez-vous qu’une récompense est promise à qui livrera le charlatan, l’empoisonneur Démétrius, qui a vendu certaines épices précieuses au cuisinier de Sa Seigneurie ?… Quoi ! vous pâlissez, mon vieil ami ? Est-ce que Hali voit déjà quelque malheur dans la maison de vie ? Mais, écoute ; nous t’enverrons à la campagne, dans une vieille maison qui m’appartient, où tu vivras avec une espèce de rustre que ton alchimie pourra convertir en ducats, car voilà les seules opérations auxquelles ton art puisse être bon.

— C’est faux, railleur maudit, » dit Alasco frémissant d’une colère impuissante ; « il est de notoriété publique que j’ai approché de la projection plus près qu’aucun artiste hermétique existant. Il n’y a pas six chimistes dans le monde qui se trouvent aussi près de découvrir le grand secret…

— Allons, allons, » dit Varney en l’interrompant, « qu’est-ce que cela veut dire, au nom du ciel ? Ne nous connaissons-nous pas l’un l’autre ? Je te crois si avancé, si fort avancé dans les mystères de la fourberie, qu’après en avoir imposé à toute l’humanité, tu es arrivé, en quelque sorte, à te tromper toi-même ; et sans cesser de duper les autres, tu es devenu dupe de ta propre imagination. Ne rougis pas pour cela, mon cher ; tu es érudit, voici une consolation classique :


Ne quisquam Ajacem possit superare nisi Ajax[96]


Nul autre que toi-même n’aurait pu te tromper, et tu as trompé de plus la confrérie entière des Rose-Croix. Nul n’a approfondi le mystère que toi. Mais écoute, je te prie, si l’assaisonnement avec lequel a été épicé le bouillon de Sussex eût eu un plus sûr effet, j’aurais eu une meilleure idée des connaissances chimiques dont tu te vantes.

— Tu es un scélérat endurci, Varney, répondit Alasco ; bien des gens font des choses dont ils n’osent point parler.

— Et bien des gens parlent de choses qu’ils n’osent point faire, reprit Varney. Mais ne t’emporte pas ; je ne veux point te chercher chicane… Si je le faisais, je serais obligé de ne vivre que d’œufs pendant un mois, afin de pouvoir manger sans crainte. Mais dis-moi comment ton art t’a failli en une si importante occasion.

— L’horoscope du comte de Sussex annonce que le signe de l’ascendant étant en combustion…

— Laisse là tes billevesées ; crois-tu avoir affaire au patron ?

— Je vous demande pardon, reprit le vieillard ; mais je vous jure que je ne connais qu’un seul médicament qui ait pu sauver la vie du comte ; et comme nul homme vivant en Angleterre ne connaît cet antidote, excepté moi, et que de plus les ingrédients, l’un d’eux surtout, sont presque impossibles à trouver, je dois supposer qu’il a dû son salut à une constitution des poumons et des parties vitales, telle que n’en contint jamais corps pétri d’argile.

— On a parlé d’un charlatan qui l’a visité, » dit Varney après un moment de réflexion ; « es-tu sûr qu’il n’y ait personne en Angleterre qui possède ton secret ?

— Il y avait un homme, dit le docteur, qui fut autrefois mon domestique, et qui aurait pu me dérober ce secret avec deux ou trois autres. Mais rassurez-vous, monsieur Varney ; il n’entre pas dans ma politique de souffrir que de tels drôles se mêlent de mon métier. Il ne s’immiscera plus dans les mystères, je vous en réponds ; car j’ai lieu de croire qu’il a été enlevé au ciel sur les ailes d’un dragon de feu… La paix soit avec lui !… Mais dans ma nouvelle retraite, aurai-je l’usage de mon laboratoire ?

— Tu auras tout un atelier, dit Varney ; car un révérend père abbé qui fut obligé de céder la place au gros roi Hal[97] et à ses courtisans, il y a une vingtaine d’années, avait un laboratoire de chimiste complet, qu’il fut contraint de laisser à ses successeurs. Là tu pourras t’occuper à ton aise, fondre, souffler, faire de la flamme et multiplier jusqu’à ce que le dragon vert devienne une oie d’or, ou toute autre chose, selon qu’il plaira à la confrérie de l’appeler.

— Tu as raison, Varney, » dit l’alchimiste en grinçant des dents ; « tu as raison, même dans ton mépris de tout ce qui est juste et raisonnable ; car ce que tu dis par moquerie pourrait devenir une réalité avant que nous nous retrouvions. Si les sages les plus vénérables des temps anciens ont dit la vérité, si les plus savans de notre temps l’ont recrue dans toute sa pureté ; si partout où j’ai voyagé, en Allemagne, en Pologne, en Italie et aux extrémités de la Tartarie, j’ai été accueilli comme un être à qui la nature a dévoilé ses mystères les plus cachés ; si j’ai acquis les signes les plus secrets et les mots de passe de la cabale juive, à tel point que la plus grise barbe de la synagogue balaierait les chemins sur mon passage ; si tout cela est comme je le dis, et qu’il ne reste plus qu’un pas, un seul pas entre la route longue, obscure et souterraine que j’ai parcourue, et le foyer de lumière qui me montrera la nature veillant sur ses plus riches et ses plus nobles productions dans leur berceau ; s’il n’y a plus qu’un pas entre ma dépendance et le pouvoir suprême, qu’un pas entre ma pauvreté et une somme de richesse telle que la terre avec toutes ses mines de l’ancien et du nouveau monde ne pourrait la fournir sans ce secret ; si tout cela est comme je te le dis, n’ai-je pas raison d’y consacrer ma vie, certain que je suis, après une courte période d’études patientes, de m’affranchir de cette vile dépendance des favoris, et des favoris de favoris, dont je suis l’esclave maintenant ?

— Bravo ! bravo ! mon bon père, » dit Varney avec ce rire sardonique et cet air moqueur qui lui étaient habituels ; « mais tous ces progrès dans la découverte de la pierre philosophale ne tireront pas une seule couronne de la poche de milord Leicester, et encore moins de celle de Richard Varney. Il nous faut des services terrestres et substantiels, Alasco ; peu nous importe que tu en trompes d’autres avec ton charlatanisme philosophique.

— Mon fils Varney, reprit l’alchimiste, l’incrédulité répandue autour de toi, comme un épais brouillard, a obscurci ton intelligence pénétrante, et l’empêche de voir ce qui est une pierre d’achoppement pour le sage, mais qui cependant, aux yeux de l’homme qui cherche la science avec humilité, présente une leçon si claire qu’il peut la lire couramment. Penses-tu que l’art n’ait pas les moyens de compléter les concoctions imparfaites de la nature dans ses essais pour former les métaux précieux, de même qu’il a su perfectionner ces autres opérations d’incubation, de distillation, de fermentation, et tous les autres procédés d’un usage commun au moyen desquels on extrait la vie elle-même d’un œuf inanimé, on tire une liqueur pure et vivifiante d’une lie impure, on donne le mouvement à la substance inerte d’un liquide stagnant ?

— J’ai déjà entendu tout cela, dit Varney, et je suis à l’épreuve d’un pareil jargon, depuis que, novice comme j’étais, j’ai lâché, pour avancer le grand œuvre, vingt bonnes pièces d’or qui, Dieu aidant, se sont toutes évanouies in fumo. Depuis ce moment où j’ai acheté ma liberté d’opinion, je défie la chimie, l’astrologie, la chiromancie et toute autre science occulte, fût-elle aussi secrète que l’enfer lui-même, de délier les cordons de ma bourse. Pourtant je ne défie pas la manne de Saint-Nicolas, et je ne puis m’en passer. Ton premier soin doit être d’en préparer pendant que tu seras là-bas dans ma petite solitude ; et ensuite tu pourras faire de l’or tant que tu voudras.

— Je ne veux plus faire de cette drogue, » dit l’alchimiste d’un ton résolu.

« Hé bien ! dit l’écuyer, tu seras pendu pour ce que tu en as déjà fait, et de cette façon le grand secret sera à jamais perdu pour l’humanité. Ne fais pas ce tort à l’humanité, mon bon père, soumets-toi plutôt à ta destinée, et prépare-nous une once ou deux de la même drogue, quantité qui peut nuire tout au plus à deux personnes, afin de prolonger ta vie assez long-temps pour découvrir la panacée qui nous délivrera à la fois de toutes les maladies. Mais déride-toi un peu, toi le plus grave, le plus savant et le plus triste des fous. Ne m’as-tu pas dit qu’une dose modérée de ta drogue peut n’avoir que des effets très doux, nullement dangereux pour le système humain, en se bornant à produire un abattement général, des nausées, des maux de tête et de la répugnance à changer de place, enfin une disposition d’esprit telle que celle qui empêcherait un oiseau de s’envoler, si on laissait la porte de sa cage ouverte ?

— Je l’ai dit, et c’est la vérité, dit l’alchimiste ; tel est l’effet qu’elle produira, et l’oiseau qui en prendra dans cette proportion restera toute la saison languissant sur son perchoir, sans penser ni à l’azur du ciel, ni à la charmante verdure des bois voisins, même quand l’un serait éclairé par les rayons du soleil levant, et que l’autre retentirait du chant matinal de tous ses hôtes ailés.

— Et cela sans aucun danger de la vie ? » dit Varney avec quelque anxiété.

« Oui, pourvu qu’on ne dépasse pas la dose voulue, et qu’une personne qui connaisse bien la nature de la manne soit toujours là pour en surveiller les effets et administrer des secours en cas de besoin.

— Tu régleras le tout, dit Varney, et tu recevras une récompense digne d’un prince, si tu prends bien tes mesures, et que tu n’excèdes pas la dose convenable pour ne point la mettre en danger : autrement, ta punition ne sera pas moins éclatante.

— Pour ne point la mettre en danger ! répondit Alasco ; c’est donc sur une femme que va s’exercer ma science ?

— Non pas, sot que tu es ; ne t’ai-je pas dit que c’était un oiseau, une linotte apprivoisée, dont le chant pourrait arrêter un faucon prêt à fondre sur sa proie… ? Je vois ton œil étinceler, et je sais que ta barbe n’est pas aussi blanche que ton art a su la faire… Voilà du moins une chose que tu as pu changer en argent. Mais, écoute-moi, il ne s’agit pas d’une femme pour toi. Cette linotte en cage est chère à quelqu’un qui ne souffrira pas de rival, surtout un rival comme toi, et, sur toute chose, tu dois prendre garde à compromettre sa santé. Mais il peut se faire qu’elle soit appelée aux fêtes de Kenilworth ; et il est urgent, nécessaire, qu’elle ne dirige point son vol de ce côté. Quant à ces mesures et à leurs causes, il n’y a pas de nécessité qu’elle en sache rien, et il est à croire que son désir la porterait à combattre toutes les raisons ordinaires qu’on pourrait alléguer pour la retenir dans sa prison.

— C’est tout naturel, » dit l’alchimiste avec un sourire étrange, qui cependant se rapprochait plus du caractère humain que l’expression indifférente et extatique ordinaire à sa physionomie, expression qui semblait se rapporter à un monde éloigné de celui au milieu duquel il vivait.

« C’est juste, dit Varney ; tu connais bien les femmes, quoique probablement tu ne les fréquentes plus depuis long-temps. Eh bien donc ! il ne faut pas la contrarier cependant il ne faut pas non plus trop lui complaire… Or, tu comprends… une légère maladie suffisante pour lui ôter le désir de s’éloigner de sa demeure, et faire en sorte que ceux de tes savants confrères qu’on pourrait faire venir pour t’assister, lui recommandent de garder tranquillement sa chambre : voilà tout ce dont il s’agit. Tu rendras par là un grand service, et tu seras récompensé en conséquence.

— On ne me demande donc pas d’affecter la maison de vie ?

— Au contraire, nous te ferons pendre si tu le fais.

— Et l’on me ménagera, dit Alasco, une occasion pour faire le coup, et toute espèce de facilités pour me cacher ou m’échapper en cas de découverte ?

— Tout, tout, homme incrédule pour toutes choses, excepté pour les impossibilités de l’alchimie… Et pour qui me prends-tu donc, je te prie ? »

Le vieillard se leva, prit une lumière, et, traversant l’appartement, se dirigea vers une porte qui conduisait à la petite chambre à coucher où il devait passer la nuit… Arrivé à la porte, il se retourna, et répéta lentement la question de Varney avant d’y répondre… « Pour qui je te prends, Richard Varney ?… je te prends pour un démon pire que je ne l’ai été moi-même. Mais je suis dans vos filets, et je dois vous servir jusqu’à ce que mon terme soit expiré.

— Bien, bien, » répondit Varney vivement ; « sois levé au point du jour… Il se peut que nous n’ayons pas besoin de ta drogue… Ne fais rien avant que je vienne moi-même… Michel Lambourne te conduira au lieu de ta destination. »

Quand Varney eut entendu l’adepte tirer sa porte et la verrouiller soigneusement, il s’en approcha, et avec de semblables précautions, la ferma au dehors et ôta la clef, en murmurant entre ses dents : « Pire que toi, empoisonneur, vil charlatan, sorcier manqué ! si tu n’appartiens pas au diable, si tu n’es pas son esclave, c’est parce qu’il dédaigne un pareil apprenti. Je suis un homme, moi, et je cherche par des moyens humains à satisfaire mes passions et à réaliser mes projets de fortune ; mais toi, tu es un vassal de l’enfer même… Holà ! Lambourne ! » cria-t-il à une autre porte, et Michel parut le visage enluminé et d’un pas chancelant.

« Tu es ivre, coquin ? lui dit Varney.

— Sans doute, mon noble maître, « répondit l’imperturbable Michel, « nous avons bu toute la soirée à la gloire de ce jour, et au noble comte de Leicester, ainsi qu’à son vaillant écuyer. Oui, je suis ivre ! Poignards et épées ! celui qui refuserait de boire une douzaine de santés après un tel jour ne serait qu’un misérable, un bélître, et je lui ferais boire six pouces de ma dague.

— Écoute-moi, drôle : dégrise-toi sur-le-champ, je te l’ordonne. Je sais que tu peux quitter à volonté ces airs d’ivrogne, comme on quitte un costume de fou ; dépêche-toi, autrement il pourrait t’arriver malheur. »

Lambourne baissa la tête, sortit de l’appartement, et revint deux ou trois minutes après avec une figure rassise, les cheveux peignés, les habits en ordre, aussi différent de ce qu’il était d’abord que si c’eût été un autre homme.

« Es-tu dégrisé maintenant, et me comprends-tu ? » lui dit Varney avec sévérité.

Lambourne s’inclina en signe d’affirmation.

« Il faut que tu partes sur-le-champ pour Cumnor avec le respectable homme de l’art qui dort là-haut dans la petite chambre voûtée. Voici la clef, pour que tu puisses l’appeler quand il sera temps. Tu prendras avec toi un de tes compagnons sur qui l’on puisse compter. Traite notre homme avec égard pendant la route, mais ne le laisse pas échapper. Fais-lui sauter la cervelle s’il cherche à s’enfuir, et je me rendrai ta caution. Je te donnerai des lettres pour Foster. Le docteur doit occuper le rez-de-chaussée du pavillon de l’est, avec liberté de faire usage de l’ancien laboratoire et de tout ce qu’il contient… Il ne doit avoir accès auprès de la jeune dame que quand je l’aurai ordonné ; seulement elle pourra s’amuser de ses tours de sorcier. Tu m’attendras à Cumnor jusqu’à nouvel ordre ; et, sur ta vie, garde-toi du pot d’ale et du flacon d’eau-de-vie. L’air respiré à Cumnor-Place doit être complètement isolé du reste de l’atmosphère.

— Il suffit, milord… je veux dire mon digne maître, qui bientôt, je l’espère, serez mon honorable chevalier et maître. Vous m’avez donné mes instructions et ma liberté… J’exécuterai les unes et n’abuserai pas de l’autre. Je serai à cheval à la pointe du jour.

— Agis de la sorte, et mérite ma bienveillance… Attends, avant de t’en aller, remplis-moi un verre de vin… non pas de celui-là, diable ! » s’écria-t-il, comme Lambourne versait de celui qu’Alasco avait laissé. « Va m’en chercher un autre flacon. »

Lambourne obéit, et Varney, après avoir rincé sa bouche avec la liqueur, en but un plein verre et prit la lampe pour se retirer dans sa chambre à coucher. « C’est étrange ! personne n’est moins que moi esclave de son imagination ; cependant je ne puis parler pendant quelques minutes avec ce drôle d’Alasco, que je ne sente ma bouche et mes poumons comme infectés par des vapeurs d’arsenic calciné… Pouah ! »

En disant ces mots, il quitta l’appartement. Lambourne demeura pour boire un verre du flacon nouvellement débouché. « C’est du Saint-Johnsberg, » dit-il en s’arrêtant pour en savourer le bouquet, « et il a le vrai parfum de la violette. Mais je dois m’en abstenir aujourd’hui, afin de pouvoir un jour en boire tout à mon aise. » Alors, il avala un verre d’eau pour éteindre les fumées du vin du Rhin, se retira lentement vers la porte, s’arrêta, et enfin, ne pouvant résister à la tentation, revint promptement sur ses pas, et but un autre coup dans le flacon même, sans se donner la peine de prendre un verre.

« Si ce n’était cette maudite habitude, dit-il, je pourrais m’élever aussi haut que Varney lui-même : mais qui peut monter quand la chambre tourne autour de lui comme la pointe du clocher de la paroisse ? Je voudrais que la distance fût plus grande, et la route plus difficile de ma main à ma bouche. Mais je ne boirai rien demain, rien que de l’eau… de l’eau pure. »




CHAPITRE XIX.

COMMÉRAGES.


Pistol. J’apporte des nouvelles, de joyeuses, de précieuses nouvelles.

Falstaff. Je t’en prie, dis-nous-les comme à des gens de ce monde.

Pistol. Foin du monde et de ses vils habitants ! Je parle de l’Afrique et de joies d’or.

Shakspeare. Henri IV, part. II, acte V, scène 3.


La grande salle de l’Ours-Noir à Cumnor, dans laquelle nous ramène le cours de notre histoire, pouvait se vanter de contenir le soir du jour dont il est question ici une réunion d’hôtes peu ordinaire. Il y avait une foire dans le voisinage, et le sémillant mercier d’Abingdon, et quelques autres personnages que le lecteur connaît déjà comme les amis et les pratiques de Giles Gosling, avaient déjà formé leur cercle accoutumé autour du feu et causaient des nouvelles du jour.

Un individu vif, remuant, ayant tout l’air d’un franc espiègle, et que sa balle et son aune de bois de chêne, garnie de pointes de cuivre, faisaient reconnaître pour un homme de la profession d’Autolycus[98], occupait presque toujours à lui seul l’attention de la compagnie, et contribua puissamment aux amusements de la soirée. On doit se souvenir que les colporteurs de cette époque étaient des hommes d’une bien autre importance que les colporteurs dégradés et dégénérés de nos temps modernes. C’était par le moyen de ces vendeurs péripatéticiens que se faisait presque entièrement le commerce, surtout celui des belles étoffes manufacturées à l’usage des femmes ; et quand un marchand de cette classe parvenait au point de voyager avec un cheval de bât, il devenait un personnage d’importance et une compagnie digne des fermiers ou propriétaires les plus considérables qu’il put rencontrer dans ses tournées.

Le colporteur dont il est question put donc, sans le moindre obstacle, prendre une part active aux joyeux propos dont retentissaient les plafonds de l’Ours-Noir de Cumnor. Il eut le privilège d’échanger des sourires avec la jolie mademoiselle Cécile, de rire aux éclats avec mon hôte, de se divertir sur le compte du malin M. Goldthred, qui, sans en avoir l’intention, se trouvait le plastron des plaisanteries de la soirée. Le colporteur et lui étaient engagés dans une dispute très chaude sur la préférence qu’on devait accorder aux bas d’Espagne sur les bas noirs de Gascogne, et mon hôte avait fait signe à toute la compagnie comme pour lui dire : « Vous allez rire tout à l’heure, messieurs, » quand un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour, et le garçon d’écurie fut appelé à haute voix avec quelques-uns des jurons les plus à la mode alors, comme pour donner plus de force à l’appel. Aussitôt on vit sortir précipitamment Will Hostler, John Tapster, et toute la milice de l’auberge, qui avaient quitté leur poste pour recueillir çà et là les drôleries qui circulaient parmi les habitués. Mon hôte lui-même se rendit dans la cour pour faire à ces nouveaux venus les salutations d’usage ; puis bientôt après il revint, introduisant dans la salle son digne neveu Michel Lambourne, passablement ivre, et amenant sous son escorte l’astrologue Alasco, qui, bien qu’on retrouvât toujours en lui un petit vieillard, s’était cependant rajeuni de vingt années en remplaçant sa robe par un habit de voyage, et en peignant sa chevelure et ses sourcils ; on l’eût pris alors pour un homme de soixante ans ou un peu plus encore, vert et bien conservé. Il paraissait dans ce moment excessivement inquiet et avait fortement insisté auprès de Lambourne pour qu’ils n’entrassent point dans l’hôtellerie et pour qu’ils se rendissent directement au lieu de leur destination. Mais Lambourne ne voulait pas être contredit. « Par le Cancer et le Capricorne ! criait-il à tue-tête, par toute l’armée céleste, par toutes les étoiles que j’ai vues sous le ciel du midi et auprès desquelles ces étincelles du nord ne sont que des chandelles d’un liard, le caprice de personne ne fera jamais de moi un neveu dénaturé… Je veux m’arrêter ici pour saluer mon digne oncle… Jésus ! le sang ne doit jamais perdre ses droits entre amis… Un gallon de votre meilleur, mon oncle, et faites courir à la ronde la santé du noble comte Leicester. Quoi ! ne trinquerons-nous pas ? ne réchaufferons-nous pas notre vieille amitié ? ne trinquerons-nous pas, vous dis-je ?

— De tout mon cœur, mon neveu, » dit l’hôte qui évidemment voulait se débarrasser de lui ; « mais as-tu le moyen de payer toute cette bonne liqueur ? »

Une semblable question a plus d’une fois démonté plus d’un joyeux buveur, mais elle ne changea nullement les dispositions de Lambourne. « Vous mettez en doute mes moyens, mon oncle, » dit-il en tirant de sa poche une poignée de pièces d’or et d’argent. « Doutez donc des ressources du Mexique et du Pérou ; doutez du trésor de la reine. Dieu protège Sa Majesté : elle est la maîtresse de mon bon maître.

— Fort bien, mon neveu ; mon métier est de vendre du vin à qui peut le payer… ainsi donc, John Tapster, à l’ouvrage ! Mais je voudrais bien savoir gagner l’argent aussi facilement que toi.

— Eh bien ! mon oncle, dit Lambourne, je vais te dire un secret. Tu vois bien ce petit vieillard, il est aussi ridé, aussi sec qu’aucun morceau que le diable mit jamais dans son potage… et pourtant, mon oncle, entre nous, il a le Potose dans son cerveau… Corbleu ! il peut faire des ducats en moins de temps qu’il ne m’en faut pour lâcher un juron.

— Je ne veux pourtant pas avoir de sa monnaie dans ma bourse, Michel, dit mon hôte. Je sais ce que l’on gagne à contrefaire la monnaie de la reine.

— Tu es un âne, mon oncle, tout vieux que tu es. Ne me tire pas par les basques de mon habit, docteur, tu es aussi un âne bâté… Cela posé que vous êtes tous des ânes, je vous déclare que je n’ai parlé que par métaphore.

— Êtes-vous fou ? dit le vieillard ; avez-vous le diable au corps ? ne pouvez-vous nous laisser partir sans attirer sur nous les regards de tout le monde ?

— Que dis-tu ? reprit Lambourne ; tu te trompes. Personne ne te regardera, si je dis un mot. Par le ciel ! messieurs, si quelqu’un ose arrêter ses regards sur ce vieux gentilhomme, je lui arracherai les yeux de la tête avec mon poignard… Ainsi donc, asseyez-vous, mon vieil ami, et soyez joyeux. Tous ces gens-là sont mes anciens camarades et ne trahiront personne.

— Ne feriez-vous pas mieux, mon neveu, de vous retirer dans une pièce particulière ? dit Giles Gosling ; vous parlez d’étranges choses, et il y a des espions partout.

— Je m’en moque, dit le magnanime Lambourne ; nargue des espions ! Je sers le noble comte de Leicester. Voici le vin ; verse à la ronde, maître échanson, verse une rasade à la santé du noble comte de Leicester… oui, du noble comte de Leicester. Celui qui ne me fera pas raison est un porc de Sussex, et je le forcerai à le faire à genoux, dussé-je lui couper les jarrets et le fumer comme un jambon. »

Personne ne refusa une santé proposée sous une peine aussi terrible ; et Michel Lambourne, dont l’ivresse, comme de raison, n’avait pas été diminuée par cette nouvelle libation, continua ses extravagances en renouvelant connaissance avec ceux des hôtes avec qui il avait été lié autrefois, avances qui étaient accueillies avec une déférence à laquelle se mêlait une dose raisonnable de crainte ; car le moindre serviteur du comte favori, et surtout un homme de la trempe de Lambourne, était bien fait pour inspirer ces deux sentiments.

Cependant le vieillard, voyant l’humeur intraitable de son guide, cessa de lui faire aucune remontrance ; et, s’asseyant dans le coin le plus obscur de la salle, il demanda une petite mesure de vin d’Espagne, sur laquelle il eut l’air de s’endormir, se dérobant autant que possible à l’attention de la compagnie, et ne faisant rien qui pût rappeler son existence au souvenir de son compagnon de voyage. Celui-ci, de son côté, avait formé une intime liaison avec son ancien camarade Goldthred d’Abingdon.

« Ne crois jamais rien de ce que je te dirai, brave Michel, dit le mercier, si je ne suis pas aussi content de t’avoir vu que si je voyais l’argent d’une pratique. C’est maintenant que tu peux introduire adroitement un ami dans une mascarade ou dans une fête ; que tu peux, lorsque Sa Seigneurie vient dans ces cantons et a besoin d’une fraise d’Espagne ou de quelque chose semblable, lui glisser dans l’oreille : Il y a ici un de mes vieux amis, le jeune Lawrence Goldthred d’Abingdon, qui a de bonnes marchandises, des linons, des gazes, des batistes, etc. ; de plus, c’est un des plus braves qu’il y ait dans le Berkshire, et il se mesurera, pour Votre Seigneurie, avec tout homme de sa taille ; tu peux encore dire…

— Je puis encore dire une centaine de damnés mensonges, n’est-ce pas, monsieur le mercier ? mais on ne doit pas être arrêté par un mot, lorsqu’il s’agit de servir un ami.

— À ta santé, Michel, et de tout mon cœur, dit le mercier, et tu peux aussi dire au vrai quelles sont les nouvelles modes. Il y avait tout à l’heure ici un coquin de colporteur qui mettait les bas d’Espagne, ces bas passés de mode, au-dessus de ceux de Gascogne ; tu vois cependant comme le bas français fait bien sur la jambe et le genou, orné comme il l’est de jarretières bariolées et d’une garniture assortie.

— Parfait ! parfait ! répondit Lambourne : d’honneur, ta cuisse en manière de bâton, au milieu de cette touffe de bougran tailladé et de gaze de soie, ne ressemble pas mal à la quenouille d’une ménagère dont le lin est à moitié filé.

— Ne l’ai-je pas dit ? » s’écria le mercier, dont la pauvre cervelle était à son tour inondée par le vin. « Où est donc ce drôle de colporteur ? Il y avait, il me semble, un colporteur ici tout à l’heure. Mon hôte, où diable est allé ce colporteur ?

— Où tout homme sage devrait être, monsieur Goldthred ; il est renfermé dans sa chambre, faisant le compte de ses ventes d’aujourd’hui, et se préparant pour sa journée de demain.

— Au diable soit le rustaud ! dit le mercier. Ce serait vraiment une bonne action de le soulager de ses marchandises ; c’est un de ces mauvais porte-balle qui rôdent dans le pays et font tort aux marchands établis. Il y a encore de bons garçons dans le Berkshire, mon hôte, et votre colporteur peut être rencontré d’ici à Meiden-Castle.

— Oui, » reprit l’aubergiste en riant, « et celui qui le rencontrera pourra bien trouver son homme… c’est un gaillard de taille que le colporteur.

— Vraiment ? dit Goldthred.

— Oui, vraiment, répondit l’hôte ; et je gagerais que c’est le colporteur qui rossa si vigoureusement Robin Hood, comme dit la chanson :

« Robin Hood prit l’épée en main
Et le colporteur sa flamberge,
Et Robin Hood, près de l’auberge,
Fut si rossé par le matin,
Qu’il ne pouvait plus voir ni suivre son chemin. »

— Au diable soit le belître ! alors qu’on le laisser passer ; s’il est ce que vous dites, il n’y a rien de bon à gagner avec lui. Maintenant, dis-moi, honnête Michel, comment te va la toile de Hollande que tu m’as gagnée ?

— Fort bien, comme tu peux le voir, répondit Michel ; je te verserai une rasade pour l’étrenne. Remplis le flacon, maître sommelier.

— Si la gageure était à recommencer, je crois bien, mon cher Michel, que tu ne me gagnerais plus de toile de Hollande, dit le mercier ; car ce mauvais sujet de Foster ne fait que déblatérer contre toi, et jure que tu ne toucheras plus le seuil de sa porte, parce que tu pousses des jurons à faire écrouler la demeure d’un bon chrétien.

— Dit-il cela, ce misérable, ce vil hypocrite ? s’écria Lambourne ; eh bien, je veux qu’il vienne recevoir ici mes ordres, ce soir même, sous le toit de mon oncle, et je lui chanterai une telle antienne, que pendant un mois il croira avoir le diable à ses trousses, pour le seul fait de m’avoir entendu…

— Décidément le vin est le plus fort, dit le mercier. Quoi ! Tony Foster obéir à ton coup de sifflet ! ah, mon bon Michel ! va te coucher, va te coucher, te dis-je.

— A-t-on vu un pareil oison ? » s’écria Michel enflammé de colère. « Je te parie cinquante anges d’or contre la garniture des cinq premières tablettes de ta boutique, à partir d’en haut du côté opposé à la fenêtre, que je fais venir Tony Foster dans cette auberge avant que nous ayons bu trois fois à la ronde.

— Je ne veux point risquer un tel pari, » dit le mercier, quelque peu dégrisé par une offre qui annonçait de la part de Lambourne une connaissance trop exacte des secrets de sa boutique ; « je ne veux point d’une pareille gageure ; mais je parierai, si tu veux, cinq anges d’or de ma poche contre cinq de la tienne, que Tony Foster ne quittera pas sa demeure, et ne viendra pas dans un cabaret après la prière du soir, pour toi ni pour toute autre personne.

— Accepté, dit Lambourne. Venez, mon oncle, prenez les enjeux, et ordonnez à un de vos jeunes saigne-tonneaux, à un de vos apprentis sommeliers, de courir sur-le-champ à Cumnor-Place, et de remettre cette lettre à Foster, en lui disant que son ami Michel Lambourne désire lui parler ici, dans le manoir de son oncle, d’une affaire de la plus grande importance. En route, mon garçon, car le soleil est bas, et le misérable se couche avec les poules afin d’épargner la chandelle. En route. »

Après un court intervalle, qui fut rempli par des rasades et des bouffonneries, le messager revint annonçant que M. Foster allait venir à l’instant.

« Gagné ! gagné ! » s’écria Lambourne en se jetant sur les enjeux.

« Non pas, jusqu’à ce qu’il soit venu, » dit le mercier en l’arrêtant.

« Que diable ! il est à la porte, répondit Michel. Qu’a-t-il dit, mon garçon ?

— Plaise à Votre Seigneurie, répondit le messager, il a regardé par la fenêtre, un mousqueton à la main, et quand je lui ai eu donné connaissance de votre message, ce que j’ai fait en tremblant de peur, il m’a dit d’un ton terrible que Votre Seigneurie pouvait s’en aller aux régions infernales.

— Ou en enfer, je suppose, dit Michel ; c’est là qu’il envoie tous ceux qui ne sont pas de sa congrégation.

— C’est cela même, dit le jeune garçon ; je me suis servi de l’autre expression comme étant plus poétique.

— Le gaillard a de l’esprit, » dit Michel en parlant de l’enfant : « tu boiras un coup pour rafraîchir ton poétique gosier. Et qu’a dit ensuite Foster ?

— Il m’a rappelé, et m’a chargé de vous dire de venir le trouver, si vous aviez quelque chose à lui dire.

— Et puis ?

— Il a lu la lettre, qui a paru l’embarrasser, puis il m’a demandé si Votre Seigneurie était dans les vignes… et je lui ai répondu que vous parliez un peu espagnol, comme un homme qui a été aux Canaries.

— Au diable ! mauvais diminutif de pinte, qui naquit d’un mémoire enflé… au diable !… Mais que dit-il après ?

— Eh bien ! il a murmuré entre ses dents que, s’il ne venait pas, Votre Seigneurie lâcherait peut-être ce qu’il vaudrait mieux garder pour soi ; et, là-dessus, il a pris son vieux bonnet, son manteau râpé, et, comme je l’ai déjà dit, il sera ici dans un instant.

— Il y a du vrai dans ce qu’il a dit, » reprit Lambourne en se parlant à lui-même ; « ma cervelle m’a joué un de ses tours ; mais courage ! laissons-le venir ! Je n’ai pas roulé aussi long-temps dans le monde pour craindre un Foster, que je sois ivre ou non. Apportez-moi un flacon d’eau froide, pour baptiser ce vin que j’ai là-dedans. »

Tandis que Lambourne, que l’approche de Foster semblait avoir rappelé au sentiment de sa position, se préparait à le recevoir, Giles Gosling monta tout doucement à la chambre du colporteur. qu’il trouva se promenant d’un bout à l’autre de la pièce dans la plus grande agitation.

« Vous avez quitté bien brusquement la compagnie, dit l’aubergiste à son hôte.

— Il était temps de le faire, lorsque le diable est venu s’introduire parmi nous, répondit le colporteur.

— Il n’est pas trop poli de votre part de donner un pareil nom à mon neveu, dit Gosling, et il y a peu de charité à moi à vous répondre ; cependant, à quelques égards, Michel peut être considéré comme un agent de Satan.

— Bah ! je ne parle pas du fier-à-bras, répondit le colporteur ; c’est de l’autre, qui, d’après ce que j’en sais… Mais quand s’en vont-ils ? ou plutôt pourquoi sont-ils venus ?

— Diable ! voilà des questions auxquelles je ne puis répondre. Mais, voyez-vous, monsieur, vous vous êtes présenté avec un signe qui m’a fait reconnaître en vous un envoyé de ce digne M. Tressilian… C’est une jolie pierre, ma foi ! » Il prit la bague, la regarda, et la remettant dans sa bourse, ajouta que c’était une trop riche récompense, quelque chose qu’il pût jamais faire pour la digne personne qui la lui donnait. Il était fait, disait-il, pour gagner sa vie à servir le public, et il lui convenait peu de se mêler des affaires d’autrui. Il avait déjà dit qu’il n’avait pu rien apprendre, sinon que la dame était toujours à Cumnor-Place, plus étroitement enfermée que jamais, et qu’elle paraissait, à ceux qui par hasard l’avaient aperçue, pensive et mécontente de sa solitude. « Mais, ajouta-t-il, si vous voulez faire plaisir à votre maître, vous avez la meilleure occasion qui se soit présentée jusqu’à ce jour. Tony Foster va venir ici et nous n’avons qu’à laisser Michel Lambourne flairer un autre flacon de vin, et les ordres de la reine même ne le feraient pas déloger de son banc. Ainsi ils sont cloués là pour une heure au moins… Si donc vous voulez prendre votre balle, qui sera pour vous le meilleur passeport, peut-être obtiendrez-vous du vieux domestique, assuré de l’absence de son maître, de vous laisser tenter la fortune auprès de sa maîtresse, et alors vous pourrez en apprendre sur sa position plus que moi ni aucun autre ne pourrons vous en dire.

— C’est juste, parfaitement juste, » répondit Wayland (car c’était lui-même). « Le stratagème est excellent ; mais il me semble un peu dangereux… car si Foster revenait…

— C’est possible en effet, dit l’hôte.

— Ou bien, continua Wayland, si la dame allait se montrer peu satisfaite de mes démarches ?

— Ce qui est assez vraisemblable, répondit Giles Gosling. Je m’étonne que M. Tressilian se donne tant de peine pour une dame qui ne se soucie pas de lui.

— Dans les deux cas je serais honteusement éconduit, dit Wayland ; ainsi, tout bien considéré, je goûte peu votre expédient.

— Vous voudriez peut-être que je me misse de la partie, monsieur le brave serviteur, répondit l’autre ; ma foi ! c’est votre affaire et non la mienne ; vous savez mieux que moi les risques que vous pouvez rencontrer, et jusqu’à quel point vous êtes disposé à les braver. Mais n’attendez pas que d’autres hasardent ce que vous-même vous ne voulez pas risquer.

— Un instant, un instant, dit Wayland ; dites-moi seulement une chose : ce vieillard se rend-il aussi à Cumnor-Place ?

— Sûrement ; je le pense, du moins, répondit l’aubergiste ; le domestique a dit qu’il allait y transporter leur bagage ; mais le pot d’ale a eu le même effet sur lui que les flacons de vin de Canaries sur Michel.

— Il suffit, » dit Wayland en prenant un air résolu. « Je traverserai les projets de ce vieux coquin. L’effroi que m’inspirait son odieux aspect commence à diminuer, et la haine à prendre racine. Aidez-moi à charger ma balle, mon bon hôte… Et toi, vieil Albumazar, prends garde à toi…. Il y a une maligne influence dans ton horoscope, et elle part de la constellation de la Grande-Ourse. »

En disant ces mots, il prit sa balle sur ses épaules, et guidé par l’hôte vers la porte de derrière de l’Ours-Noir, il prit le chemin le moins fréquenté pour gagner Cumnor-Place.



CHAPITRE XX.

LE COLPORTEUR ET LA COMTESSE.


Clown. Il y a des colporteurs qui valent mieux que vous ne pensez, ma sœur.
Shakspeare.. Le Conte d’hiver, acte IV, scène 3.


Dans sa sollicitude à se conformer aux instructions du comte, qui lui recommandaient le plus grand secret, et par suite de ses habitudes sordides et insociables, Tony Foster, dans son intérieur, s’appliquait bien plus à éviter d’attirer l’attention sur lui, qu’à résister aux entreprises d’une curiosité indiscrète. En conséquence, au lieu de s’entourer d’un nombreux domestique pour veiller sur le dépôt qui lui était confié, et défendre au besoin sa maison, il avait cherché, autant que possible, à échapper à l’observation en diminuant le nombre de ses serviteurs. Ainsi, hors les cas où il y avait chez lui des gens de la suite du comte ou de Varney, un domestique mâle, et deux vieilles femmes qui aidaient à tenir en ordre les appartements de la comtesse, étaient les seuls serviteurs qui fussent employés dans la maison. Ce fut une de ces vieilles femmes qui ouvrit la porte à laquelle frappa Wayland et répondit à sa demande d’être admis à montrer ses marchandises aux dames de la maison, par une bordée d’injures empruntées à ce qu’on appelle le dictionnaire des halles. Le colporteur trouva moyen d’apaiser ses clameurs en lui glissant un groat d’argent dans la main, et en lui promettant de lui faire cadeau d’un morceau d’étoffe pour se faire une coiffe, si la dame lui achetait quelque marchandise.

« Dieu te bénisse, car la mienne est en pièces… Glisse-toi dans le jardin avec ton paquet, mon brave homme, elle s’y promène en ce moment. » Elle introduisit donc le colporteur dans le jardin, et, lui montrant du doigt un vieux pavillon en ruine, elle ajouta : « Elle est là-bas, mon brave homme, elle est là-bas… Elle vous achètera si vos marchandises sont de son goût. »

« Elle me laisse aller à la garde de Dieu, » se dit Wayland quand il entendit la vieille fermer la porte derrière lui. « Mais on ne me battra pas, on ne me tuera pas pour une faute si légère et par un aussi beau crépuscule. Au diable ! je veux avancer : jamais bon général ne songe à la retraite avant d’avoir été défait. J’aperçois deux femmes dans ce vieux pavillon là-bas ; mais comment leur adresser la parole ? réfléchissons ! Will Shakspeare, viens à mon aide dans cette occurrence. Donnons-leur un morceau d’Autolycus ! » Alors il se mit à chanter d’une voix forte et avec toute l’assurance nécessaire, ce couplet d’une pièce fort en vogue alors[99] :

Du linon blanc comme la neige,
Du crêpe noir comme un corbeau,
Des masques et des gants de peau ;
Laissez-vous prendre à ce doux piège.

« Quel heureux hasard nous procure cette visite inattendue ? dit la dame.

— Un de ces marchands de vanités, qu’on appelle colporteurs, » dit Jeannette avec froideur, « qui annonce ses futiles marchandises en vers plus futiles encore… Je m’étonne que la vieille Dorcas l’ait laissé passer.

— C’est une bonne fortune, ma fille, dit la comtesse ; nous menons ici une triste vie, et cela peut nous sauver une heure d’ennui.

— Sans doute, ma gracieuse maîtresse ; mais mon père ?

— Il n’est pas le mien, Jeannette, ni mon maître non plus, j’espère, répondit la dame… Ainsi donc appelle cet homme… j’ai besoin de quelques petites choses.

— S’il en est ainsi, madame, vous n’avez qu’à l’écrire par le prochain courrier, et si ce dont vous avez besoin peut se trouver en Angleterre, on vous l’enverra sûrement… Il nous en arrivera malheur… Je vous prie, ma chère maîtresse, permettez que je dise à cet homme de s’en aller.

— Je veux au contraire que tu lui dises d’approcher, dit la comtesse… Ou bien reste, toi qui as si grand’peur ; je le lui dirai moi-même, et je t’épargnerai ainsi d’être grondée.

— Ah ! plût à Dieu, ma chère maîtresse, que ce fût là tout ce qu’il y a à craindre, » dit Jeannette avec tristesse, pendant que la dame appelait :

« Colporteur… Avance ici, brave homme, et défais ta balle. Si tu as de bonnes marchandises, le hasard t’a envoyé ici pour ma convenance et pour ton profit.

— De quoi Votre Seigneurie a-t-elle besoin ? « dit Wayland en défaisant sa balle, et en exhibant son contenu avec autant de dextérité que s’il eût fait ce métier toute sa vie. Il est vrai que dans le cours de sa vie aventureuse il n’avait pas été sans l’exercer quelquefois : aussi faisait-il valoir ses marchandises avec toute la volubilité d’un marchand de profession, et montrait-il quelque habileté dans le grand art d’en fixer le prix.

« De quoi j’ai besoin ? dit la dame ; comme depuis six grands mois je n’ai pas acheté une aune de linon ou de batiste, ni même le moindre colifichet pour mon propre usage et à mon choix, il y a une question plus simple : Qu’as-tu à vendre ? Mets-moi de côté cette fraise et ces manches de batiste ; ces tours de gorge de franges d’or garnis de crêpe, ce petit manteau de joli drap couleur de cerise, garni de boutons d’or et de ganses d’or… N’est-il pas d’un goût parfait, Jenny ?

— Eh bien, madame, répondit la jeune fille, puisque vous consultez mon pauvre jugement, je vous dirai qu’il est trop recherché pour être de bon goût.

— Garde ton jugement pour toi, ma pauvre amie, s’il n’est pas plus fin ; tu porteras ce manteau pour ta peine, et comme les boutons d’or sont un peu massifs, je te garantis qu’ils disposeront ton père à l’indulgence et le réconcilieront avec la couleur de cerise de l’étoffe. Seulement prends garde qu’il ne mette la main dessus, et qu’il ne les envoie faire compagnie aux écus qu’il tient en prison dans son coffre-fort.

— Oserais-je vous prier, madame, d’épargner mon pauvre père ? dit Jeannette.

— Pourquoi épargnerait-on un homme qui est de sa nature si disposé à l’épargne ? répondit la dame ; mais revenons à nos marchandises. Cette garniture de tête et cette aiguille en argent ornée de perles sont pour moi ; prends, Jeannette, deux robes de cette étoffe brune pour Dorcas et Alison, afin de mettre ces pauvres vieilles à l’abri du froid de l’hiver prochain… Mais, dis-moi, n’as-tu pas des parfums et des sachets de senteurs, ou quelques jolis flacons à la dernière mode ?

— Si j’étais colporteur tout de bon, ma fortune serait en bon train, » pensa Wayland, comme il s’occupait à répondre aux demandes que la comtesse accumulait les unes sur les autres, avec l’empressement d’une jeune femme qui a été long-temps privée d’un passe-temps aussi agréable. « Mais comment l’amener, pour un moment, à de sérieuses réflexions ? » Alors, en lui montrant ce qu’il avait de mieux en fait de parfums, il fixa tout d’un coup son attention, en observant que ces articles avaient presque doublé de valeur depuis les magnifiques préparatifs faits par le comte de Leicester pour recevoir la reine et toute sa cour dans son superbe château de Kenilworth.

« Ah ! » dit la comtesse avec vivacité, » il paraît que cette nouvelle est vraie, Jenny.

— Certainement, madame, répondit Wayland ; et je m’étonne qu’elle ne soit point parvenue à vos oreilles. La reine d’Angleterre doit aller, à l’époque des voyages d’été, passer une semaine de fêtes chez le comte de Leicester ; et il y a des gens qui vous diront que l’Angleterre aura un roi et Élisabeth d’Angleterre un mari, avant que la saison des voyages soit terminée.

— Ils mentent comme des misérables, » dit la comtesse, incapable de contenir son impatience.

« Pour l’amour de Dieu ! madame, faites attention, » dit Jeannette en tremblant d’effroi ; « faut-il s’embarrasser des nouvelles d’un colporteur ?

— Oui, Jeannette ! s’écria la comtesse, tu as eu raison de me reprendre. De pareils propos, qui ternissent la réputation du plus noble et du plus illustre pair du royaume, ne peuvent trouver cours que parmi des hommes vils, abjects et infâmes.

— Que je meure, madame, » dit Wayland Smith, qui sentait que cette sortie était dirigée contre lui, « si j’ai rien fait pour mériter cet étrange emportement ! Je n’ai fait que répéter ce que tout le monde dit. »

Cependant la comtesse avait repris son sang-froid, et, dans l’alarme que lui avait causée l’attitude inquiète de Jeannette, s’efforçait de faire disparaître toute trace de déplaisir. « Je serais fâchée, dit-elle, mon brave homme, que notre reine renonçât à son titre de vierge, si cher à ses sujets… N’en croyez rien. » Puis, comme pour détourner la conversation : « Mais quelle est cette pâte si soigneusement enfermée dans une boîte d’argent ? » ajouta-t-elle en examinant le contenu d’une cassette où des drogues et des parfums étaient distribués dans des cases séparées.

« C’est un remède, madame, contre une maladie dont j’espère que vous n’aurez jamais sujet de vous plaindre. Gros comme un pois de ce médicament, avalé chaque jour pendant une semaine, fortifie le cœur contre ces vapeurs noires qui naissent de la solitude, de la mélancolie, d’une affection mal récompensée, et d’un espoir déçu…

— Êtes-vous fou, l’ami ? » dit la comtesse avec sévérité, « ou pensez-vous que, parce que j’ai bonnement acheté vos mauvaises marchandises à un prix qu’il a plu à votre friponnerie de me les faire, vous pouvez me faire croire tous les mensonges qu’il vous plaira ? Qui jamais a entendu dire que les affections du cœur pussent être guéries par les médecines données au corps ?

— Sous votre bon plaisir, dit Wayland, je suis un honnête homme, et je vous ai vendu de bonnes marchandises à un prix honnête. Quant à cette médecine précieuse, lorsque je vous en ai énuméré les qualités, je ne vous ai point demandé de l’acheter ; pourquoi donc vous mentirais-je ! Je ne prétends pas qu’elle puisse guérir une affection de l’âme depuis long-temps enracinée, ce que Dieu et le temps ont seuls le pouvoir de faire ; mais j’affirme que ce restaurant chasse les vapeurs noires qu’engendre dans le corps la mélancolie qui tourmente l’esprit. J’ai guéri ainsi plus d’une personne de la cour et de la ville, et en dernier lieu un M. Edmond Tressilian, digne gentilhomme de Cornouailles, lequel par suite, à ce qu’on m’a dit, des dédains d’une personne à laquelle il avait voué ses affections, était tombé dans un état de mélancolie qui faisait craindre pour sa vie. »

Il se tut, et la dame garda le silence pendant quelques instants ; puis elle demanda d’une voix à laquelle elle essaya vainement de donner le ton de l’indifférence et de la fermeté : « Le gentilhomme dont vous venez de me parler est-il parfaitement rétabli ?

— Passablement, madame, répondit Wayland ; du moins il n’éprouve aucune souffrance physique.

— Je prendrai un peu de cette médecine, Jeannette, dit la comtesse. Moi aussi j’éprouve quelquefois cette sombre mélancolie qui trouble le cerveau.

— Vous ne le ferez pas, madame, dit Jeannette ; qui peut vous répondre que la drogue que vend cet homme n’est pas malfaisante ?

— Je serai moi-même le garant de ma bonne foi, » dit Wayland ; et prenant une certaine quantité de sa drogue, il l’avala devant elles. La comtesse, excitée encore davantage par les objections de Jeannette, acheta alors le reste. Elle en prit même sur-le-champ une première dose, et déclara qu’elle se sentait le cœur plus léger et un redoublement de force vitale, effet qui, selon toute probabilité, n’existait que dans son imagination. La dame ensuite rassembla toutes les emplettes qu’elle venait de faire, et jetant sa bourse à Jeannette, l’engagea à faire le compte et à payer le colporteur. Quant à elle, comme si elle se trouvait fatiguée de l’amusement qu’elle avait d’abord trouvé à converser avec Wayland, elle lui souhaita le bonsoir, et s’achemina nonchalamment vers la maison, ôtant ainsi au brave messager tout moyen de lui parler en particulier. Il essaya cependant d’obtenir une explication de Jeannette.

« Jeune fille, dit-il, tu as l’air d’aimer ta maîtresse. Elle a besoin d’être servie fidèlement.

— Et elle le mérite de ma part, répondit la jeune fille. Mais pourquoi cette question ?

— Jeune fille, je ne suis point ce que je parais être, » dit le colporteur en baissant la voix.

« Raison de plus pour que vous ne soyez pas honnête homme, dit Jeannette.

— Raison de plus pour l’être, répondit Wayland, puisque je ne suis point colporteur.

— Sors donc d’ici à l’instant, ou j’appellerai du secours, dit Jeannette ; mon père doit être de retour.

— Ne sois pas si prompte, dit Wayland, tu pourrais avoir sujet de t’en repentir. Je suis un des amis de ta maîtresse ; elle a trop besoin d’amis pour que tu cherches à perdre ceux qu’elle a.

— Comment pourrai-je en avoir la certitude ? dit Jeannette.

— Regarde-moi en face, dit Wayland, et vois si tu ne lis pas la loyauté dans mes regards. »

Et dans le fait, quoique sa figure ne fût nullement belle, il y avait dans sa physionomie cette expression fine d’un génie inventif et d’une prompte intelligence qui, jointe à des yeux vifs et brillants, à une bouche bien faite et à un sourire spirituel, donne souvent de la grâce et de l’intérêt à des traits communs et irréguliers. Jeannette le regarda avec la simplicité maligne de sa secte et répondit : « Malgré l’honnêteté dont tu te vantes, l’ami, et quoique je ne sois pas accoutumée à lire et à juger des livres de l’espèce de celui que tu soumets à mon jugement, je crois reconnaître dans ta figure quelque chose du coquin.

— Du moins sur une petite échelle, sans doute, « dit Wayland Smith en riant. « Mais ce soir ou demain il viendra ici avec ton père un vieillard qui a la démarche hypocrite du chat, l’œil méchant et vindicatif du rat, la fourberie canine de l’épagneul, et la dent impitoyable du dogue. Prenez-garde à lui, pour votre maîtresse et pour vous. Vois-tu, belle Jeannette, il cache le venin de l’aspic sous les formes innocentes de la colombe. Quels sont précisément ses projets contre vous, je ne saurais le deviner ; mais la mort et la maladie ont toujours accompagné ses pas. Ne dis rien de tout cela à ta maîtresse… mon art m’apprend que dans son état, la crainte du mal serait aussi dangereuse pour elle que le mal même. Mais veille à ce qu’elle prenne mon spécifique ; car (lui dit-il à l’oreille d’un ton bas, mais expressif) c’est un antidote contre le poison. Écoute, on entre dans le jardin. »

En effet, les éclats d’une joie bruyante et des voix confuses se faisaient entendre du côté de la porte du jardin. Wayland alarmé se jeta au milieu d’un épais taillis, tandis que Jeannette se retira dans le pavillon, afin de ne pas être remarquée, et de cacher en même temps, du moins pour le moment, les objets achetés au prétendu colporteur, qui étaient encore épars sur le plancher de cette aimable retraite.

Jeannette, cependant, n’avait aucun sujet de s’inquiéter. Son père, avec son vieux serviteur, le domestique de lord Leicester et le vieil astrologue, arrivaient dans le plus grand désordre et tous dans un extrême embarras. Ils s’efforçaient de calmer Lambourne, à qui la boisson avait tout-à-fait bouleversé la cervelle. Il était du nombre de ces malheureux qui, une fois travaillés par le vin, ne se laissent pas aller au sommeil comme tant d’autres ivrognes, mais restent long-temps soumis à son influence, jusqu’à ce qu’enfin, à force de boire coups sur coups, ils arrivent à un état de frénésie indomptable. Comme la plupart des gens qui se trouvent dans cet état, Lambourne ne perdait pas la faculté de se mouvoir et de s’exprimer ; au contraire, il parlait avec une emphase et une volubilité extraordinaire, et disait tout haut ce que dans d’autres moments il aurait désiré le plus tenir secret.

« Quoi ! » s’écria Michel de toute la force de ses poumons, « ne me donnera-t-on pas la bienvenue, ne fera-t-on pas ripaille, lorsque j’amène dans votre vieux chenil la fortune sous la forme d’un compère le diable, qui peut changer des ardoises en piastres d’Espagne… Ici, toi, Tony Allume-Fagots, papiste, puritain, hypocrite, ladre, débauché, diable, assemblage de tous les péchés humains, incline-toi, et révère celui qui a amené dans ta maison le Mammon que tu adores.

— Au nom de Dieu, dit Foster, parle bas. Viens dans la maison, tu auras du vin et tout ce que tu voudras.

— Non, vieux chenapan, j’en veux ici, criait le misérable ivrogne, ici, al fresco, comme font les Italiens. Non, non, je ne veux pas boire entre quatre murs avec ce démon d’empoisonneur, de peur d’être suffoqué par les vapeurs de l’arsenic ou du vif-argent ; j’ai appris de ce drôle de Varney à me tenir sur mes gardes.

— Allez lui chercher du vin, au nom de tous les diables ! dit l’alchimiste.

— Ah, ah ! et tu voudrais me l’épicer, monsieur l’honnête homme, n’est-ce pas ? Oui, tu me ferais avaler de la couperose, de l’ellébore, du vitriol, de l’eau-forte, et vingt autres drogues infernales qui fermenteraient dans ma tête comme un charme pour faire sortir le diable du chaudron d’une sorcière. Remets-moi le flacon toi-même, vieux Tony Allume-Fagots, et qu’il soit frais ; je ne veux pas de vin chauffé au bûcher des évêques. Mais non, arrête… que Leicester soit roi, s’il le veut… fort bien… et Varney, ce scélérat de Varney, grand visir… parfait !… moi, que serai-je à mon tour ?… Je serai empereur, l’empereur Lambourne !… Je verrai cette merveille de beauté qu’ils ont cloîtrée ici pour leurs plaisirs secrets… Je veux que ce soir même elle me présente le verre et me mette mon bonnet de nuit. Que ferait un homme de deux femmes, fût-il vingt fois comte ? Réponds-moi, Tony, mon garçon, toi, vieux chien d’hypocrite, réprouvé que Dieu a rayé du livre de vie, et qui es tourmenté du désir constant d’y être rétabli… Réponds-moi, vieux brûleur d’évêques, blasphémateur enragé.

— Je ne sais ce qui me retient de lui plonger mon couteau dans le ventre jusqu’au manche, » dit à voix basse Foster qui tremblait de colère.

« Pour l’amour du ciel, point de violence, dit l’astrologue, nous ne saurions être trop circonspects… Viens ici, honnête Lambourne : veux-tu boire avec moi à la santé du noble comte de Leicester et de M. Richard Varney ?

— Je le veux bien, mon vieil Albumazar, je le veux bien, mon vieux vendeur de mort-aux-rats… Je t’embrasserais, mon honnête infracteur de la loi Julia (comme ils disent à Leyde), si tu ne sentais si horriblement le soufre et tant d’autres drogues de la boutique du diable… Allons, haut le coude ! à Varney et à Leicester !… ces deux nobles ambitieux, qui font servir l’enfer à leur malice, pour qui la terre et le ciel, ces deux mécréants… suffit ; je n’en dis pas davantage ; mais j’aiguiserai mon poignard sur le cœur de celui qui refusera de me faire raison. Ainsi donc, mes maîtres… »

En parlant ainsi, il vida la coupe que l’astrologue lui avait présentée, et qui contenait non du vin, mais une liqueur spiritueuse. Il prononça à demi un jurement, laissa échapper de sa main la coupe vide, porta sa main sur son sabre sans pouvoir le tirer, trébucha, et tomba sans connaissance ni mouvement dans les bras du domestique, qui l’emporta dans sa chambre et le mit au lit.

Au milieu de la confusion générale, Jeannette regagna la chambre de sa maîtresse sans être vue. Tremblante comme une feuille, elle n’en était pas moins déterminée à cacher à sa maîtresse les soupçons terribles qu’elle n’avait pu s’empêcher de concevoir en entendant les extravagances de Lambourne. Ses craintes, cependant, quoiqu’elles n’eussent pas le caractère d’une certitude, s’accordaient avec les avis du colporteur ; et elle confirma sa maîtresse dans son projet de prendre le remède que cet homme lui avait recommandé, ce dont elle l’eût probablement détournée dans tout autre cas.

Les révélations de Lambourne n’avaient pas non plus échappé aux oreilles de Wayland, qui était bien plus habile à les interpréter. Il ressentit une vive compassion en voyant une aussi aimable créature que la comtesse, cette femme qu’il avait vue autrefois au sein du bonheur domestique, exposée aux machinations d’une pareille bande de scélérats. Ses sens aussi avaient été fortement émus en entendant la voix de son ancien maître contre lequel il nourrissait au même degré tout ce que la haine et la crainte peuvent inspirer de passions. Mais en même temps il était fier de son art et des ressources de son esprit ; et quelque périlleuse que fût cette tâche, il n’en forma pas moins, ce soir-là même, la résolution de pénétrer le fond du mystère, et de secourir les malheureux, si la chose était encore possible. D’après quelques paroles qui étaient échappées à Lambourne au milieu de ses divagations, Wayland, pour la première fois, se sentit disposé à douter que Varney eût agi pour son propre compte en courtisant et séduisant cette charmante créature. La renommée publiait que ce zélé serviteur avait antérieurement servi son maître dans ses intrigues amoureuses ; et l’idée vint à Wayland Smith que Leicester pouvait être la partie la plus intéressée dans cette affaire. Il ne put toutefois soupçonner que le comte l’eût épousée ; mais la seule découverte d’une intrigue passagère avec une femme du rang d’Amy Robsart était un secret d’où pouvait dépendre la stabilité de l’ascendant du favori sur Élisabeth. « Si Leicester, se disait-il, pouvait hésiter à étouffer un pareil bruit par des moyens violents, il a autour de lui des gens qui lui rendraient ce service sans attendre son consentement. Si je veux me mêler de cette affaire, je dois procéder comme mon maître quand il compose sa manne de Satan, en me mettant un masque sur le visage. Je dirai donc adieu demain à Giles Gosling, et je changerai d’allure et de gîte aussi souvent qu’un renard pressé par le chasseur. Je désirerais pourtant revoir encore une fois cette petite puritaine. Elle me semble bien jolie et bien intelligente, pour être née d’un drôle comme ce Tony Allume-Fagots. »

Giles Gosling reçut les adieux de Wayland avec plus de joie que de chagrin. L’honnête aubergiste voyait tant de péril à traverser les projets du favori du comte de Leicester, que sa vertu suffisait à peine à le soutenir dans la tâche qu’il avait entreprise, et il éprouva un singulier plaisir à voir qu’il allait en être débarrassé. Toutefois, il protesta encore de sa bonne volonté, et de son empressement à seconder, en cas de besoin, M. Tressilian ou son émissaire, autant du moins que le lui permettait son caractère d’aubergiste.




CHAPITRE XXI.

LE BILLET.


L’impatiente ambition qui dépasse le but, et tombe de l’autre côté.
Shakspeare. Macbeth.


La splendeur des fêtes qui allaient avoir lieu à Kenilworth était alors le sujet des conversations de toute l’Angleterre ; et à l’intérieur comme à l’extérieur on rassemblait tout ce qui pouvait ajouter à l’éclat et à la magnificence de la réception d’Élisabeth dans le château de son premier favori. Cependant Leicester paraissait faire, chaque jour, de nouveaux progrès dans le cœur de la reine. Au conseil il était toujours à ses côtés ; dans les moments d’amusement de la cour, toujours écouté avec plaisir… Sa faveur avait presque le caractère d’une intimité familière. Recherché par tous ceux qui avaient quelque chose à espérer de la reine, courtisé par les ministres étrangers qui lui apportaient de la part de leurs souverains les témoignages de respect les plus flatteurs, il paraissait l’alter ego de la superbe Élisabeth, qui, à ce qu’on croyait généralement, attendait le moment et l’occasion de l’associer par le mariage à sa puissance souveraine.

Au milieu de ce flux de prospérités, ce favori de la fortune et de la reine était probablement l’homme le plus malheureux du royaume qui paraissait lui être soumis. Il avait sur ses amis et ses serviteurs la supériorité du roi des génies, et il voyait beaucoup de choses qu’ils ne pouvaient voir. Le caractère de sa maîtresse lui était parfaitement connu ; c’était la profonde et minutieuse étude qu’il avait faite de ses goûts, aussi bien que de ses nobles qualités, qui, jointe à la puissance de ses facultés intellectuelles et à l’éclat de ses avantages extérieurs, l’avait élevé aussi haut dans sa faveur ; mais c’était aussi cette même connaissance de son caractère qui lui faisait craindre à chaque instant une disgrâce soudaine et accablante. Leicester était dans la position d’un pilote, muni d’une carte qui lui révèle tous les détails de sa navigation, mais qui lui montre tant d’écueils, de brisants, de récifs et de rochers, qu’il ne retire guère d’autre avantage de l’observer, que la triste conviction qu’un miracle seul pourra le faire échapper à sa perte.

Dans le fait, la reine offrait l’étrange assemblage de la raison la plus mâle et de toutes les faiblesses qui sont regardées comme l’attribut particulier du sexe féminin. Ses sujets avaient tout le profit de ses vertus, qui l’emportaient de beaucoup sur ses faiblesses ; mais les courtisans et ceux qui approchaient de sa personne avaient souvent à essuyer les caprices les plus bizarres et les boutades de son humeur jalouse et despotique. Elle était la mère nourricière de son peuple, mais elle était aussi la véritable fille de Henri VIII ; et quoique les souffrances de sa jeunesse et une excellente éducation eussent réprimé et modifié le caractère altier qu’elle tenait de ce monarque indomptable[100], elles n’avaient pu cependant parvenir à le détruire entièrement. Son esprit, dit son spirituel filleul, sir John Harrington[101], qui avait éprouvé toutes les alternatives de sa bonne et de sa mauvaise humeur, était souvent comme la brise caressante qui vient de l’occident par une matinée d’été, il était doux et frais pour tout ce qui l’environnait. Sa parole gagnait tous les cœurs. Mais en même temps il s’opérait un tel changement en elle quand on lui désobéissait, qu’il était aisé de reconnaître de qui elle était fille. Son sourire était comme un rayon de soleil dont chacun se disputait la bénigne chaleur ; mais bientôt après, au sein d’un amas soudain de nuages, éclatait la tempête, et le tonnerre tombait, d’une manière épouvantable, sur tous indistinctement. Cette inégalité d’humeur, comme le savait fort bien Leicester, était surtout redoutable pour ceux qui avaient part à la bienveillance de la reine, et dont le crédit provenait plutôt de son affection personnelle que des services indispensables qu’ils pouvaient rendre à ses conseils et à sa couronne. La faveur de Burleigh et de Walsingham, moins éclatante que celle à laquelle s’était élevé Leicester, était fondée, comme le savait parfaitement ce dernier, sur l’estime d’Élisabeth et non sur une partialité irréfléchie : aussi était-elle à l’abri de ces causes de changements et de décadence auxquelles étaient nécessairement sujettes celles qui devaient principalement leur origine à des agréments personnels ou à la prédilection momentanée d’une femme. Ces grands hommes d’état étaient jugés par la reine, d’après les mesures qu’ils proposaient et les raisons dont ils appuyaient leurs opinions dans le conseil, tandis que la fortune de Leicester dépendait de ces accès changeants de caprice ou d’humeur, qui contrarient ou favorisent les progrès d’un amant dans les bonnes grâces de sa maîtresse ; de plus, c’était une maîtresse qui craignait sans cesse d’oublier sa dignité ou de compromettre son autorité de reine en s’abandonnant à ses affections de femme. De tous les périls qui environnaient une puissance trop grande pour qu’il pût la garder ou la céder, aucun n’échappait à la pénétration de Leicester ; et quand il cherchait avec anxiété les moyens de se maintenir dans sa position précaire, et quelquefois ceux d’en descendre sans danger, il ne voyait d’espoir de parvenir à l’un ni à l’autre de ces deux résultats. Dans de tels moments ses pensées se reportaient sur son mariage secret et ses conséquences, et c’était avec un sentiment d’aigreur contre lui-même, sinon contre la malheureuse comtesse, qu’il attribuait à cette résolution précipitée, adoptée dans l’ardeur de ce qu’il appelait alors une passion inconsidérée, l’impossibilité d’asseoir son pouvoir sur une base solide, et l’imminence de sa chute terrible.

« On dit, » pensait-il dans ces moments d’anxiété et de repentir, « que je pourrais épouser Élisabeth et devenir roi d’Angleterre : tout me porte à le croire. Ce mariage est chanté dans des ballades, aux grands applaudissements de la multitude ; on en a touché quelques mots dans les écoles… on en a causé dans les salons de réception ; on l’a recommandé du haut de la chaire… il a été l’objet de prières particulières dans les églises calvinistes du continent… Nos hommes d’état y ont fait allusion dans le conseil même. Ces insinuations hardies n’ont été réprimées par aucune censure, par aucune marque de déplaisir, par aucun reproche ; à peine Élisabeth les a-t-elle repoussées par la protestation d’usage de vivre et de mourir vierge. Ses paroles ont été plus aimables que jamais, bien qu’elle sût que ces bruits s’étaient répandus, ses manières plus gracieuses, ses regards plus doux. Rien ne semble me manquer pour devenir roi d’Angleterre et me placer au dessus de l’inconstance de la faveur de cour, que d’étendre ma main pour saisir cette couronne, la gloire de l’univers ! Et quand je pourrais avancer cette main avec hardiesse, elle est arrêtée par un lien secret et indissoluble… J’ai là des lettres d’Amy, » disait-il en les prenant avec humeur ; « elle me persécute pour que je la reconnaisse publiquement, pour que je fasse ce que je dois à elle et à moi-même… et je ne sais quoi encore. Il me semble que je n’en ai déjà que trop fait. Puis, elle parle comme si Élisabeth devait recevoir la nouvelle de cette union avec la joie d’une mère qui apprend le mariage d’un fils, objet de toutes ses espérances ! Elle, la fille de ce Henri qui n’épargnait aucun homme dans sa colère, aucune femme dans ses désirs, se voir ainsi jouée, et amenée par les apparences trompeuses d’une passion au point d’avouer son amour à un de ses sujets, et à un sujet marié ! Élisabeth apprendre qu’elle a été dupée de la même manière qu’une fille de campagne l’est par un libertin de cour, c’est alors que nous apprendrions aussi furens quid femina[102] ».

Ensuite il s’arrêtait et appelait Varney, aux avis duquel il avait recours plus fréquemment que jamais, se souvenant des remontrances que celui-ci lui avait faites au sujet de son mariage secret. Leurs consultations se terminaient d’ordinaire par la délibération la plus embarrassante, savoir, comment et de quelle manière la comtesse serait présentée à Kenilworth. Ces délibérations avaient eu, pendant quelque temps, pour résultat unique de différer le voyage de jour en jour. Mais enfin il devenait nécessaire de prendre un parti décisif.

« Élisabeth ne sera satisfaite qu’après qu’elle l’aura vue, dit le comte ; je ne sais si quelque soupçon est entré dans son esprit, comme l’indiquent mes appréhensions, ou si la pétition de Tressilian lui est rappelée par Sussex ou par quelque autre ennemi secret ; mais au milieu de toutes les marques de faveur qu’elle me donne, elle revient souvent à l’histoire d’Amy Robsart. Je crois qu’Amy est l’esclave placé dans le char par ma mauvaise fortune pour entraver et troubler mon triomphe au moment même où il est le plus éclatant. Donne-moi quelque moyen, Varney, pour me tirer de ce labyrinthe inextricable. J’ai imaginé tous les empêchements que décemment je pourrais faire valoir pour retarder ces maudites fêtes, mais l’entrevue d’aujourd’hui ne m’a plus laissé d’espoir que dans le hasard. Elle m’a dit avec douceur, mais d’un ton impératif : « Nous ne voulons pas vous accorder un plus long délai pour vos préparatifs, de peur que vous ne vous ruiniez. Samedi, 9 juillet, nous serons chez vous, à Kenilworth. Nous vous prions de n’oublier aucun des hôtes que nous vous avons désignés, surtout cette volage Amy Robsart. Nous désirons voir la femme qui a pu préférer à Tressilian, ce favori des muses, votre écuyer Richard Varney. » Ainsi, Varney, appelle à ton aide ton génie inventif qui si souvent nous a été utile ; car, aussi vrai que mon nom est Dudley, le danger dont je suis menacé par mon horoscope plane en ce moment sur moi.

— Ne pourrait-on, d’aucune manière, persuader à milady de jouer, pendant un court espace de temps, le rôle obscur que les circonstances lui imposent ? » dit Varney après un moment d’hésitation.

« Comment, coquin ! la comtesse paraîtrait sous le nom de ta femme ? Ceci n’est compatible ni avec mon honneur ni avec le sien.

— Hélas ! milord, répondit Varney, tel est pourtant le titre sous lequel la connaît Élisabeth, et la désabuser, c’est tout découvrir.

— Imagine quelque autre expédient, Varney, » dit le comte en proie à une vive agitation, « celui-ci est inadmissible. Quand j’y consentirais, elle ne le voudrait pas ; car je te l’apprends, Varney, si tu ne le sais pas, Élisabeth sur son trône n’a pas plus d’orgueil que la fille de cet obscur gentilhomme du Devonshire. Elle est docile en beaucoup de circonstances, mais quand elle croit son honneur engagé, son esprit a toute la pénétration et toute la vivacité d’action de l’éclair.

— Nous l’avons éprouvé, milord ; sans cela nous ne nous trouverions pas dans cette position embarrassante. Mais je ne sais quel autre conseil vous donner. Il me semble que celle qui fait naître le danger devrait aussi le détourner.

— C’est impossible, » dit le comte en avançant la main ; « je ne connais point d’autorité, point de prière qui pût la décider à porter ton nom pendant une heure.

— C’est un peu dur cependant, » dit Varney d’un ton sec ; et sans s’arrêter sur ce sujet, il ajouta : « Supposons que l’on trouvât quelqu’un pour la représenter ; de pareils tours ont été joués à la cour de monarques aussi clairvoyants que la reine Élisabeth.

— Pure folie, répondit le comte ; la prétendue Amy serait confrontée avec Tressilian, et la découverte deviendrait inévitable.

— Tressilian peut être éloigné de la cour, » dit Varney sans hésiter.

« Et par quels moyens ?

— Il y en a plusieurs par lesquels un homme d’état dans votre situation, milord, peut éloigner de la scène un homme qui se mêle de ses affaires et se met dans une position dangereuse avec lui.

— Ne me parle pas d’une pareille politique, Varney, » dit le comte vivement, « politique d’ailleurs qui serait sans profit dans la circonstance actuelle. Il peut y avoir à la cour bien d’autres personnes à qui Amy soit connue ; et puis, en l’absence de Tressilian, son père ou quelqu’un de ses amis pourra être mandé sur-le-champ. Voyons, fais un nouvel effort de génie.

— Milord, je ne sais que dire ; mais si j’étais en pareil embarras, je volerais à toute bride à Cumnor-Place, et je forcerais ma femme à donner son consentement à telle mesure qu’exigerait son salut et le mien.

— Varney, dit Leicester, je ne puis la forcer à faire une chose qui répugnerait à son noble caractère ; ce serait bassement récompenser l’amour qu’elle a pour moi.

— Fort bien, milord, dit Varney ; Votre Seigneurie est un homme plein de sagesse, plein d’honneur, fidèle à ses scrupules romanesques, qui sont peut-être de mise en Arcadie, comme l’écrit votre neveu Sidney. Pour moi, votre serviteur, je suis un homme de ce monde, un homme assez heureux pour que la connaissance que j’ai de ce monde ait pu mériter d’être utilisée par Votre Seigneurie. Maintenant je voudrais bien savoir qui de vous ou de milady a de l’obligation à l’autre dans cette union fortunée ; et lequel des deux a le plus de motifs de montrer de la complaisance à l’autre, de prendre en considération ses désirs, ses convenances et sa sûreté.

— Je te le répète, Varney, tout ce qu’il était en mon pouvoir de lui donner n’était pas seulement mérité, mais mille fois au dessous de sa vertu et de sa beauté ; car jamais la grandeur ne vint trouver une créature aussi digne de l’orner et de l’embellir.

— Il est fort heureux, milord, que vous soyez aussi satisfait, » répondit Varney avec ce sourire sardonique qui lui était familier, et que même son respect pour son maître ne pouvait pas toujours réprimer. « Vous avez tout le loisir de jouir en paix de la société d’une femme aussi gracieuse et aussi belle, c’est-à-dire après un emprisonnement dans la Tour de Londres, dont la durée sera proportionnée au crime de se jouer des affections d’Élisabeth Tudor. Je ne pense pas que vous vous attendiez à une peine plus douce.

— Malicieux démon ! répondit Leicester, tu me railles dans mon infortune. Fais ce que tu voudras.

— Si vous parlez sérieusement, milord, il faut partir à l’instant, et courir ventre à terre à Cumnor-Place.

— Vas-y toi-même, Varney ; le diable t’a donné cette espèce d’éloquence qui est la plus puissante dans une mauvaise cause. Je serais coupable d’infamie à mes propres yeux si je me prêtais à une pareille perfidie. Pars, te dis-je. Dois-je te demander à genoux mon propre déshonneur ?

— Non, milord, dit Varney ; mais si vous voulez me charger de la tâche de poursuivre le succès de cette mesure indispensable, il faut me donner un billet pour milady, qui me serve de lettre de créance, et fiez-vous à moi pour appuyer son contenu de toute ma force et de tout mon pouvoir. Telle est, au reste, mon opinion de l’amour de milady pour Votre Seigneurie, de son désir de faire tout ce qui peut contribuer à votre satisfaction et à votre sûreté, que je suis sûr qu’elle condescendra à porter, pendant peu de jours, un nom aussi honorable que le mien, surtout lorsque ce nom n’est nullement inférieur, pour l’ancienneté, à celui de sa propre famille. »

Leicester prit la plume pour écrire, et, à deux ou trois reprises, commença une lettre qu’il déchira par morceaux. Enfin il parvint à tracer quelques lignes sans suite, par lesquelles il conjurait la comtesse, par des motifs qui intéressaient sa vie et son honneur, de consentir à porter le nom de Varney quelques jours seulement, pendant les fêtes de Kenilworth. Il ajoutait que Varney lui communiquerait toutes les raisons qui rendaient cette surpercherie indispensable ; puis, ayant signé et scellé cette lettre de créance, il la jeta sur la table à Varney en lui faisant signe de partir, signe que son conseiller n’eut pas de peine à comprendre, et auquel il eut bientôt obéi.

Leicester demeura comme pétrifié jusqu’au moment où il entendit le pas des chevaux, lorsque Varney, qui n’avait pas même pris le temps de changer d’habit, se jeta en selle, et, suivi d’un seul domestique, se mit en route pour le Berkshire. À ce bruit le comte se leva précipitamment de son siège et courut à la fenêtre avec l’intention momentanée de révoquer l’indigne commission qu’il venait de donner à un homme dont il avait l’habitude de dire qu’il ne lui connaissait aucune bonne qualité, excepté son affection pour son maître. Mais Varney était déjà hors de la portée de sa voix, et la voûte brillante du firmament, que dans ce siècle on considérait comme le livre du destin, s’étant offerte aux yeux de Leicester au moment où il ouvrit la fenêtre, cette vue le détourna de la résolution plus courageuse et plus digne de lui qu’il venait de former.

« Elles roulent dans leur cours silencieux et puissant, » dit le comte en regardant les étoiles ; « elles n’ont point de langage pour nos oreilles, mais des influences qui, dans tous les changements, se font sentir aux habitants de cette vile planète. Si les astrologues ne mentent point, voici le moment de crise pour ma destinée. L’heure à laquelle on m’a averti de prendre garde approche… l’heure aussi à laquelle on m’a exhorté à espérer… Roi, c’est le mot… Mais comment ? la couronne matrimoniale… tout espoir est perdu… Eh bien ! n’y pensons plus… Les riches provinces des Pays-Bas me demandent pour chef, et, si Élisabeth y consent, elles me donnent la couronne… Eh ! n’ai-je pas des droits même à ce royaume ? les droits d’York, transmis par George de Clarence à la maison de Huntingdon, droits qui, si cette femme mourait, m’offrent une belle chance… Je suis de la maison d’Huntingdon… Mais je ne veux pas m’enfoncer plus avant dans ces profonds mystères. Il faut, pendant quelque temps encore, poursuivre ma carrière dans le silence et l’obscurité, comme un fleuve souterrain… Le temps viendra où je pourrai éclater dans toute ma force et renverser tout obstacle devant moi. »

Tandis que Leicester cherchait ainsi à étouffer le cri de sa conscience, soit en colorant sa conduite de la nécessité politique, soit en s’égarant au milieu des rêves de l’ambition, son agent laissait derrière lui la ville et ses tours, s’avançant rapidement vers le Berkshire. Lui aussi nourrissait de hautes espérances. Il avait amené Leicester au point où il voulait, à lui confier les pensées les plus secrètes de son cœur, et à le choisir comme intermédiaire dans ses rapports les plus intimes avec sa femme. Il prévoyait que désormais il serait difficile à son patron de se passer de ses services et de lui rien refuser, quelque déraisonnables que fussent ses demandes ; et si cette dédaigneuse personne, comme il nommait la comtesse, souscrivait à la demande de son époux, Varney, son prétendu mari, se trouverait forcément à son égard dans une situation où son audace ne connaîtrait plus de bornes et ne s’arrêterait peut-être pas jusqu’à ce que les circonstances lui eussent procuré un triomphe auquel il ne pouvait penser sans un mélange de sentiments diaboliques, parmi lesquels le désir de se venger des dédains d’Amy était le plus puissant et le plus impérieux. Il envisageait ensuite la possibilité de la trouver absolument intraitable, et de la voir refuser obstinément de jouer ici le rôle qui lui était assigné dans le drame de Kenilworth.

« Alors, disait-il, Alasco jouera son rôle ; la maladie sera une excuse à donner à Sa Majesté si elle se plaint de ne pas recevoir les hommages de mistress Varney… Oui, et cette maladie pourra devenir longue et dangereuse si Élisabeth continue à regarder Leicester d’un œil aussi favorable. Je ne veux pas perdre la chance de devenir le favori d’un monarque en reculant devant les mesures extrêmes, si elles deviennent nécessaires… En avant, mon bon cheval, en avant… L’ambition, l’ardent amour de la puissance, du plaisir, de la vengeance, enfoncent leurs aiguillons aussi profondément dans mon sein que je plonge mes éperons dans tes flancs… Sus, mon cheval, sus… le diable nous pousse tous les deux en avant… »




CHAPITRE XXII.

LADY LEICESTER.


Ici ma beauté est fort peu de chose, et les dames de la cour n’ont que du mépris pour elle ; pourquoi donc, indigne comte, m’avoir arrachée à ce séjour où elle était estimée si haut ?

Tu ne viens plus avec ton empressement accoutumé voir celle qui fut jadis ton amante adorée ; qu’elle soit vivante ou morte, je crains bien, cruel, que ce ne soit pour toi la même chose.

Le Château de Cumnor, par Williams Julius Mickle.


Les dames à la mode de nos jours, ou de toute autre époque, eussent été obligées de convenir que la jeune et aimable comtesse de Leicester avait, indépendamment de la jeunesse et de la beauté, deux qualités qui lui méritaient une place parmi les femmes de distinction. Elle montrait, comme on a pu s’en apercevoir dans son entrevue avec le colporteur, le plus vif empressement à faire des achats inutiles, uniquement pour le plaisir de se procurer ces vains et brillants colifichets qui cessaient de lui plaire aussitôt qu’ils étaient en sa possession ; elle savait aussi passer chaque jour un temps considérable à orner sa personne, quoique l’éclat varié de sa toilette n’eût d’autre effet que de lui attirer les éloges satiriques de la précisienne Jeannette, ou un regard d’approbation des beaux yeux qui voyaient leur expression de triomphe réfléchie dans le miroir.

La comtesse Amy pouvait, il est vrai, alléguer pour excuse à ses goûts frivoles que l’éducation de cette époque n’avait eu que peu d’influence sur un esprit naturellement superficiel et ennemi de l’étude. Si elle n’eût point autant aimé la parure, elle eût pu s’occuper de tapisserie ou de broderie, jusqu’à ce que tous les murs et tous les sièges de Lidcote-Hall eussent été couverts de ses ouvrages répandus partout avec profusion ; ou bien se distraire des travaux de Minerve en préparant un beau pudding pour le moment où sir Hugh Robsart revenait de courir les bois. Mais Amy n’avait naturellement de goût ni pour le métier ni pour l’aiguille, ni pour les livres de compte. Elle avait perdu sa mère dès son enfance. Son père ne l’avait jamais contredite en rien ; et Tressilian, le seul de ceux qui l’approchaient qui fût capable ou eût le désir de cultiver son esprit, s’était fait beaucoup de tort auprès d’elle en montrant un peu trop d’empressement à jouer le rôle de précepteur : aussi inspirait-il à cette jeune personne, vive, frivole, et habituée à être gâtée, quelque crainte et beaucoup de respect, mais peu ou point de ce sentiment plus doux qu’il avait eu l’espoir et l’ambition de faire naître en elle. Le cœur d’Amy était ouvert au premier qui saurait s’en emparer, et son imagination fut aisément captivée par le noble extérieur, les manières gracieuses et les séduisantes flatteries de Leicester, bien qu’elle le connût pour le favori de la richesse et du pouvoir.

Les fréquentes visites de Leicester à Cumnor, dans les premiers temps de leur union, avaient réconcilié la comtesse avec la solitude et la privation auxquelles elle était condamnée ; mais quand ces visites devinrent de plus en plus rares, et que ce vide fut rempli par des lettres d’excuses, dont les termes n’étaient pas toujours fort passionnés, et qui généralement étaient fort courtes, le mécontentement et le soupçon commencèrent à habiter ce splendide appartement que l’amour avait préparé pour la beauté. Les réponses d’Amy à Leicester dévoilaient trop ouvertement ces sentiments, et elle insistait avec plus de franchise que de prudence pour sortir de sa demeure obscure et isolée par l’aveu public de son mariage avec le comte ; en développant ses arguments avec tout l’art dont elle était capable, elle comptait principalement sur la chaleur des prières dont elle les appuyait. Quelquefois elle s’aventurait à y mêler des reproches dont Leicester croyait avoir de justes motifs de se plaindre.

« Je l’ai faite comtesse, » disait-il à Varney ; « certainement elle pourrait attendre que ce fût mon plaisir de lui en faire prendre la couronne. »

La comtesse Amy voyait les choses sous un tout autre aspect.

« Que signifie, disait-elle, d’avoir en réalité ce rang et ces honneurs, si je dois vivre dans l’obscurité d’une prison, sans société ni considération, exposée chaque jour à être outragée comme une personne d’une réputation équivoque ? Je ne fais aucun cas, Jeannette, de ces cordons de perles que tu places dans mes tresses au détriment de ma pauvre tête. Je te dis qu’à Lidcote-Hall, il suffisait que je misse dans mes cheveux une rose fraîchement cueillie, pour que mon bon père m’appelât à lui pour voir ma coiffure de plus près ; et le bon vieux ministre souriait, et M. Mumblazen disait quelques mots sur les roses de gueule. Maintenant je suis ici couverte d’or et de pierreries comme une madone, et il n’y a personne pour voir ma parure que toi, ma Jeannette. Il y avait aussi le pauvre Tressilian… Mais à quoi bon parler de lui ?

— En effet, dit Jeannette, cela ne sert de rien, et franchement vous me faites quelquefois désirer que vous ne parliez pas de lui si souvent et si imprudemment.

— Tes avis sont complètement inutiles, Jeannette. Je suis née libre, quoique je sois renfermée comme une belle esclave d’Orient plutôt que comme la femme d’un seigneur anglais. J’ai tout supporté avec plaisir, tant que j’ai été sûre qu’il m’aimait ; mais à présent, qu’ils enchaînent mes membres comme ils voudront, mon cœur et ma langue seront libres. Je te le dis, j’aime mon époux ; je l’aimerai jusqu’à mon dernier soupir. Je ne pourrais cesser de l’aimer quand même je le voudrais, quand même, ce qui, Dieu le sait, peut fort bien arriver, il cesserait de m’aimer. Mais je le dirai, et le dirai hautement, j’eusse été plus heureuse que je ne suis si j’étais restée à Lidcote-Hall, eussé-je dû même épouser ce pauvre Tressilian avec son air mélancolique et sa tête pleine de science, dont je ne me souciais nullement. Il me disait que si je voulais lire ses livres favoris, il viendrait un temps où je me réjouirais de l’avoir fait… Je crois que ce temps est venu.

— Je vous ai acheté quelques livres, madame, dit Jeannette, d’un boiteux qui me les a vendus sur la place du marché… et qui, je vous l’assure, m’a regardée d’une façon passablement hardie.

— Montre-les-moi, Jeannette, dit la comtesse ; mais que ce ne soient point des livres de ta secte précisienne… Qu’est-ce que tout cela, très vertueuse demoiselle ? Une paire de mouchettes pour le chandelier d’or. — Une poignée de myrrhe et d’hysope pour donner un purgatif à une âme malade. — Un verre d’eau de la vallée de Baca.— Les Renards et les Tisons. Comment appelles-tu toutes ces niaiseries, ma fille ?

— Madame, il m’a semblé convenable de placer la grâce devant vous ; mais puisque vous la refusez, voici des livres de comédie et des poésies, je crois. »

La comtesse continua nonchalamment son examen, rejetant maints volumes rares qui feraient aujourd’hui la fortune de vingt bouquinistes. C’était le Livre de cuisine, imprimé par Richard Lant. — Les Œuvres de Skelton. — Le Passe-temps du peuple. — Le château de la Science. Mais la comtesse ne se sentit pas plus de goût pour ces savants ouvrages, et ce fut avec joie qu’elle abandonna la tâche fastidieuse de feuilleter des bouquins, et qu’elle les fit voler sur le plancher, quand, à un bruit de pas de chevaux qui se fit entendre dans la cour, elle courut à la fenêtre en s’écriant : « C’est Leicester ! c’est mon noble comte !… chaque pas de son cheval a pour mon oreille le son d’une musique divine. »

Il y eut un court moment de tumulte dans la maison, et bientôt après, Foster, les yeux baissés, l’air sombre comme de coutume, entra dans l’appartement pour dire que M. Richard Varney venait d’arriver de la part de milord, qu’il avait couru toute la nuit, et qu’il demandait à parler sur-le-champ à milady.

« Varney ?… Et pour me parler… Grand Dieu !… Mais il vient de la part de milord… Faites-le donc entrer sur-le-champ… »

Varney entra dans le cabinet de toilette de la comtesse, où elle était assise, dans tout l’éclat de ses grâces naturelles, embellies encore par le goût de Jeannette, et par tout ce que pouvait y ajouter un négligé riche et élégant. Mais sa plus belle parure était sa belle chevelure châtain, dont les boucles nombreuses flottaient autour de son cou blanc comme celui d’un cygne et sur son sein agité par l’inquiétude de l’attente qui avait répandu une vive rougeur sur toute sa figure.

Varney parut dans le même costume avec lequel il avait accompagné le matin son maître à la cour, et dont l’éclat contrastait singulièrement avec le désordre produit par un voyage rapide au milieu d’une nuit obscure, et par de mauvais chemins. Son front avait une expression inquiète et embarrassée, comme celui d’un homme chargé d’annoncer des nouvelles qu’il doute de voir bien accueillies, et qui, cependant, est accouru en toute hâte, pressé par la nécessité de les communiquer. La comtesse, dans son anxiété, prit aussitôt l’alarme, et elle s’écria : « Vous m’apportez des nouvelles de milord, monsieur Varney ?… Ciel ! serait-il malade ?

— Non, madame, grâce au ciel ! répondit Varney ; calmez-vous, et permettez-moi de reprendre haleine avant de vous communiquer les nouvelles que j’apporte.

— Non, monsieur, » répliqua la comtesse avec impatience ; « je connais vos artifices de théâtre. Puisque votre haleine a suffi pour vous conduire jusqu’ici, elle vous suffira bien encore pour me dire, au moins sommairement, ce qui vous amène.

— Madame, répondit Varney, nous ne sommes pas seuls, et le message de milord ne doit être entendu que de vous seule.

— Laissez-nous, Jeannette et Foster, dit la comtesse ; mais restez dans la pièce voisine et à portée de ma voix. »

Foster et sa fille se retirèrent, en conséquence de l’ordre de lady Leicester, dans la pièce voisine, qui était le salon. La porte qui communiquait à la chambre à coucher fut soigneusement fermée au verrou, et le père ainsi que sa fille demeurèrent tous deux dans l’attitude d’une inquiète attention ; le premier avec un air sombre et soupçonneux, et Jeannette, les mains jointes, partagée entre le désir de connaître le sort de sa maîtresse, et les prières qu’elle adressait au ciel pour qu’il la protégeât. Foster paraissait lui-même avoir quelque idée de ce qui se passait dans l’esprit de sa fille, car il traversa l’appartement et lui prit la main avec sollicitude en lui disant : « C’est bien ! prie, Jeannette, prie… nous avons besoin de prières, et quelques-uns de nous plus que d’autres. Prie, Jeannette : je prierais moi-même ; mais je dois écouter ce qui se passe là-dedans. Quelque événement nous menace, ma fille ; il se prépare quelque chose de fâcheux. Dieu nous pardonne nos péchés ! mais l’arrivée soudaine de Varney ne nous présage rien de bon. »

Jeannette n’avait, jusqu’alors, jamais entendu son père l’exciter, ou même l’autoriser à faire attention à ce qui pouvait se passer dans leur mystérieux séjour, et maintenant elle ne savait pourquoi sa voix retentissait à son oreille comme celle du hibou qui présage quelque action terrible ou quelque malheur. Elle tourna ses yeux avec crainte vers la porte, comme si elle se fût attendue à quelque bruit horrible, ou à quelque affreux spectacle.

Tout néanmoins était silencieux comme la mort, et la voix de ceux qui parlaient dans la chambre fermée, si toutefois ils parlaient, était si basse de ton, qu’on ne pouvait l’entendre dans la pièce voisine. Tout-à-coup, cependant, on entendit parler haut et précipitamment, et un instant après, la comtesse s’écrier avec l’accent de l’indignation la plus vive : « Ouvrez la porte, monsieur, je vous l’ordonne !… ouvrez la porte !… point de réplique… ; » et couvrant des éclats de sa voix les sons bas et étouffés de celle de Varney, qui de temps en temps se faisait entendre : « Hors d’ici ! sortez !… » continuait-elle en accompagnant ses paroles des cris perçants : « Jeannette, appelle toute la maison !… Foster, brisez la porte… un traître me retient ici… employez la hache et le levier, monsieur Foster, j’en répondrai pour vous !…

— Il n’en est pas besoin, « dit à la fin Varney, de manière à être entendu distinctement ; « si vous voulez faire connaître à tout le monde les importantes affaires de milord et les vôtres, je ne vous en empêcherai point. «

Les verroux furent tirés, et la porte ouverte toute grande ; Jeannette et son père se précipitèrent dans la chambre, inquiets de connaître la cause de ces exclamations.

Quand ils entrèrent dans l’appartement, Varney était près de la porte, grinçant des dents d’un air qui exprimait la rage, la honte et la crainte. La comtesse était debout au milieu de l’appartement, comme une jeune pythonisse sous l’influence de la fureur prophétique. Les veines de son beau front s’étaient gonflées en lignes bleues au milieu de ses violents efforts pour grossir sa voix, ses joues et son cou étaient rouges comme de l’écarlate, ses yeux étincelaient comme ceux de l’aigle emprisonné, qui lance des éclairs sur l’ennemi qu’il ne peut atteindre de ses serres. S’il eût été possible qu’une des Grâces fût animée par une Furie, sa figure n’aurait pas uni tant de beauté à tant de haine, de mépris, d’assurance et de colère. Les gestes et l’attitude répondaient à la voix et aux regards, et dans son ensemble, elle présentait un spectacle à la fois magnifique et terrible : tant il y avait de sublime dans cette combinaison de la passion avec les grâces naturelles de la comtesse Amy ! Jeannette, aussitôt que la porte fut ouverte, courut vers sa maîtresse, et Foster, plus lentement que sa fille, quoique avec plus de vivacité que de circonspection, s’approcha de Richard Varney. « Au nom du ciel, qu’arrive-t-il à Votre Seigneurie ? dit la première.

— Au nom de Satan, que lui avez-vous fait ? dit Foster à son ami.

— Qui ? moi ! Rien, » répondit Varney, mais d’une voix sombre et abattue ; « rien, que de lui communiquer les ordres de son maître ; mais s’il ne plaît pas à milady d’y obéir, elle sait mieux que moi ce qu’elle pourra lui répondre.

— Le ciel m’en est témoin, Jeannette ! dit la comtesse ; le perfide, le traître a menti par la gorge ! il doit mentir, car il outrage par ses paroles l’honneur de mon époux ; il doit mentir doublement, car il parle pour arriver à un but également exécrable et impossible à atteindre.

— Vous m’avez mal compris, madame, » dit Varney avec un air de soumission et de repentir forcé ; « laissons là cette affaire jusqu’à ce que votre emportement soit calmé, alors j’expliquerai tout.

— Tu n’auras jamais plus l’occasion de le faire, dit la comtesse. Regarde-le, Jeannette, il est richement vêtu, il a les dehors d’un gentilhomme, et il est venu ici pour me persuader que c’est le bon plaisir de milord, que dis-je ? l’ordre de mon époux que je parte avec lui pour Kenilworth, et que là, devant la reine et sa cour, en présence de mon propre époux, je le reconnaisse, lui, lui Varney, ce brosseur d’habits, ce décrotteur de souliers ; lui Varney, ce laquais de milord, pour mon maître et pour mon époux : je devrais, grand Dieu ! fournir contre moi-même, si j’avais à réclamer mes titres et mon rang, des armes assez puissantes pour ruiner dans leurs fondements mes justes prétentions, pour détruire mes droits à être regardée comme une des dames les plus honorables de la noblesse anglaise !

— Vous l’entendez, Foster, et vous, jeune fille ; vous entendez cette dame, » reprit Varney profitant de la pause que la comtesse avait faite, moins pour chercher une suite à sa philippique que pour reprendre haleine ; « vous entendez que sa colère est uniquement dirigée contre le plan de conduite que notre bon seigneur, dans le but de tenir secrètes certaines affaires, lui propose dans la lettre qu’elle tient maintenant entre ses mains. »

Foster essaya alors d’intervenir avec un air d’autorité qui convenait à la charge qui lui était confiée. « Vraiment, madame, je dois le dire, vous avez été trop prompte à vous emporter. Une telle fraude n’est pas absolument condamnable, quand elle est employée dans un but honnête ; c’est ainsi que le patriarche Abraham feignit que Sara était sa sœur quand ils partirent pour l’Égypte.

— Oui, monsieur, répondit la comtesse ; mais Dieu blâma cette fraude, même dans le père de son peuple, par la bouche du païen Pharaon. Loin de moi ceux qui lisent l’Écriture, seulement pour lui emprunter de semblables faits, qui nous sont présentés plutôt comme des avertissements que comme des exemples !

— Mais Sara ne contraria pas la volonté de son mari, ne vous en déplaise, dit Foster ; elle fit ce qu’ordonnait Abraham, et prit le nom de sa sœur, afin de seconder les bonnes intentions de son époux, et afin que son âme ne fût pas compromise par sa beauté.

— Que le ciel me pardonne mon inutile colère ! dit la comtesse ; mais tu es un aussi audacieux hypocrite que ce drôle-là est un impudent menteur. Jamais je ne croirai que le noble Dudley ait donné son assentiment à un projet aussi lâche, aussi déshonorant. Ainsi, je mets sous mes pieds son infamie, si réellement elle est la sienne ; ainsi j’en détruis à jamais le souvenir. »

En disant ces derniers mots, elle mit en pièces la lettre de Leicester, la foula aux pieds dans l’excès de son emportement, comme si elle eût voulu anéantir les morceaux qu’elle en avait faits.

« Soyez témoins, » dit Varney en prenant son air d’assurance, « qu’elle a déchiré la lettre de milord, afin de mettre sur mon compte le plan qu’il a imaginé, et, quoiqu’il n’en doive résulter pour moi ni danger, ni inquiétude, elle voudrait me l’imputer, comme si j’avais en vue quelque dessein personnel.

— Tu mens, perfide esclave ! dit la comtesse Amy, en dépit des efforts que faisait, pour l’engager à garder le silence, Jeannette, qui craignait que sa violence ne fournît des armes contre elle. « Tu mens ! .. Laisse-moi parler, Jeannette ; quand ce devraient être mes dernières paroles, je le répète, il ment. Il a voulu accomplir ses infâmes desseins, et il les eût exposés plus clairement, si mon indignation m’avait permis de garder le silence, qui, d’abord, l’avait encouragé à dévoiler ses vils projets.

— Madame, » dit Varney confondu en dépit de son effronterie, « je vous prie de croire que vous vous trompez.

— Je croirai plutôt que le jour est la nuit… Ai-je bu la coupe de l’oubli ?… Mon souvenir ne me rappelle-t-il pas des événements antérieurs qui, connus de Leicester, t’auraient valu la potence au lieu de l’honneur de son intimité ?… Si je pouvais être homme pendant cinq minutes seulement ! ce temps suivrait pour faire confesser à un lâche comme toi sa scélératesse. Mais, va-t’en… va dire à ton maître, que, lorsque je suivrai la voie honteuse dans laquelle doivent nécessairement me conduire d’aussi indignes manèges que ceux que tu m’a conseillés en son nom, je lui donnerai un rival un peu plus digne de ce titre. Il ne sera pas supplanté par un vil laquais, dont le plus grand bonheur est de se parer du vêtement de son maître avant qu’il soit complètement usé, et qui ne peut tout au plus séduire qu’une fille de faubourg par l’élégance des rosettes neuves qu’il a fait mettre aux vieilles pantoufles de son maître. Sortez d’ici, monsieur ; sortez !… Je te méprise tant, que je suis honteuse de m’être mise en colère contre toi. »

Varney quitta la chambre avec une expression de rage concentrée ; il fut suivi de Foster, dont l’esprit naturellement lent à émouvoir fut bouleversé par cette violente explosion d’indignation, qui, pour la première fois, avait saisi une personne qui lui avait paru jusqu’alors trop indolente et trop douce pour nourrir aucune pensée de colère, ou proférer aucune parole emportée. Foster suivit donc Varney pas à pas, le persécutant de questions auxquelles celui-ci ne répondit rien, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans l’aile opposée du bâtiment, et dans la vieille bibliothèque avec laquelle le lecteur a déjà pu faire connaissance. Là, Varney se tourna vers l’inexorable Foster, et lui adressa la parole d’un ton assez calme ; car ce court instant avait suffi pour rendre la présence d’esprit à un homme aussi habitué à commander à ses passions.

« Tony, » dit-il avec le rire moqueur qui lui était familier, « il ne sert de rien de le nier : la femme et le diable qui, comme ton oracle, M. Holdforth, pourra te le confirmer, trompèrent l’homme au commencement du monde, se sont trouvés aujourd’hui plus forts que ma sagesse. Cette petite sorcière avait quelque chose de si séduisant ; elle a si bien gardé son sang-froid pendant que je lui communiquais ce message de milord, que, sur ma foi, j’ai cru que je pouvais parler un peu pour mon compte. Elle croit maintenant me tenir la tête sous sa ceinture, mais elle se trompe grossièrement… Où est le docteur Alasco ?

— Dans son laboratoire, répondit Foster ; c’est l’heure où on ne peut lui parler. Nous devons attendre que midi soit passé, ou bien nous troublerions ses importantes… que dis-je, importantes !… ses divines études.

— Oui, il étudie la divinité du diable, dit Varney ; mais j’ai besoin de lui, une heure en vaut une autre. Conduis-moi à son Pandœmonium. »

Ainsi parla Varney, et d’un pas précipité et mal assuré il suivit Foster qui le conduisit à travers des corridors secrets, dont plusieurs tombaient presque en ruine, dans un appartement souterrain, à l’autre extrémité du bâtiment. Cet appartement, maintenant occupé par Alasco, était celui où un des abbés d’Abingdon, adonné aux sciences occultes, avait, au grand scandale de son couvent, établi un laboratoire dans lequel, comme tant d’autres fous de cette époque, il perdit un temps précieux et beaucoup d’argent à la recherche du grand secret.

Foster s’arrêta devant la porte, qui était soigneusement fermée en dedans, et montra de nouveau de la répugnance à troubler le sage dans ses occupations. Mais Varney, moins scrupuleux, l’appela du marteau et de la voix, jusqu’à ce qu’enfin, après beaucoup de lenteur et d’hésitations, celui-ci vînt ouvrir la porte de sa chambre. L’alchimiste parut, les yeux obscurcis par la chaleur et les vapeurs du fourneau ou de l’alambic sur lequel il travaillait. L’intérieur de sa cellule présentait un assemblage confus de substances hétérogènes et d’ustensiles extraordinaires relatifs à sa profession. Ce vieillard murmurait avec impatience : « Me rappellera-t-on toujours aux affairés de la terre, quand je suis tout entier à celles du ciel ?

— À celles de l’enfer ! dit Varney, car c’est là ton véritable élément… Foster, nous avons besoin de toi à cette conférence. «

Foster entra lentement dans la chambre ; Varney, qui le suivit, ferma la porte, et ils se formèrent en conseil secret.

Cependant la comtesse se promenait dans sa chambre, les joues encore rouges de honte et de colère.

« Quel scélérat ! disait-elle, quel sang-froid à calculer le crime !… Mais je l’ai démasqué, Jeannette ; j’ai laissé le serpent dérouler ses replis devant moi, et se produire en rampant dans sa hideuse nudité. J’ai suspendu ma colère, au risque d’en étouffer, jusqu’à ce qu’il m’eût fait voir le fond d’un cœur plus noir que le gouffre le plus ténébreux de l’enfer… Et toi, Leicester, se peut-il que tu me demandes de renier pour un moment le titre de ton épouse, ou que tu songes à le céder à un autre ? Mais c’est impossible… le scélérat à menti de tous points… Jeannette, je ne veux pas rester ici plus long-temps, je crains ce misérable, je crains ton père ; je le dis avec douleur. Jeannette, mais je crains ton père, et par-dessus tout cet odieux Varney. Je m’échapperai de Cumnor.

— Hélas ! madame, où voudriez-vous fuir, et par quels moyens pourriez-vous vous échapper de cette enceinte ?

— Je ne saurais le dire, Jeannette, » dit l’infortunée comtesse en levant les yeux au ciel et joignant les mains ; « je ne sais où je fuirai ; mais je suis certaine que le Dieu que j’ai servi ne m’abandonnera pas dans cette terrible crise, car je suis entre les mains des méchants.

— Ne croyez pas cela, ma chère dame, dit Jeannette ; mon père est d’un caractère sévère et rigide, et il exécute ponctuellement les ordres qu’on lui donne ; mais cependant… »

En ce moment Foster entra dans l’appartement, portant dans sa main une coupe de verre et une petite fiole. Ses manières étaient étranges ; car bien qu’il n’approchât jamais la comtesse qu’avec le respect dû à son rang, il avait pourtant toujours laissé éclater, ou plutôt il n’avait pu réussir à dissimuler la brusquerie ordinaire de son caractère ; et, comme ceux qui ont ce malheureux défaut, il le faisait surtout sentir à ceux sur lesquels les circonstances lui donnaient quelque autorité. Mais cette fois, il ne montra rien du ton désagréablement impérieux qu’il avait coutume de cacher sous une affectation maladroite de civilité et de déférence, comme un brigand cache ses pistolets et son poignard sous son mauvais manteau. Cependant son sourire semblait être l’expression de la crainte plutôt que de la politesse, et en pressant la comtesse de goûter d’un excellent cordial propre à calmer ses sens, après la secousse qu’elle venait d’éprouver, il avait l’air d’être le complice de quelque nouvel attentat contre elle. Sa main aussi tremblait, sa parole était entrecoupée, et il y avait dans sa manière d’être quelque chose de si suspect, que sa fille Jeannette, après être demeurée quelques secondes à le regarder avec étonnement, sembla tout-à-coup se recueillir pour exécuter quelque dessein hardi. Elle leva la tête, prit un air et une attitude de résolution et d’autorité ; et se plaçant doucement entre son père et sa maîtresse, elle prit la coupe de la main de celui-ci, et dit d’un ton bas, mais ferme et décidé : « Mon père, je remplirai la coupe pour ma noble maîtresse, quand ce sera son bon plaisir.

— Toi, ma fille ? » dit Foster vivement et avec effroi… « Non, mon enfant… ce ne sera pas toi qui rendras ce service à milady.

— Et pourquoi ? je vous prie, dit Jeannette, s’il est absolument nécessaire qu’elle boive de ce cordial ?

— Pourquoi ? pourquoi ? » dit le sénéchal en hésitant ; puis se mettant en colère à défaut de bonne raison, « pourquoi ? parce que c’est mon bon plaisir, mignonne, que cela ne soit pas. Allez entendre l’office du soir.

— Aussi vrai que j’espère l’entendre encore, répliqua Jeannette, je ne m’y rendrai pas ce soir que je ne sois rassurée sur le compte de ma maîtresse. Donnez-moi ce flacon, mon père, » et elle l’arracha malgré lui de sa main, qui s’ouvrit comme par une impulsion irrésistible de sa conscience. « Maintenant, mon père, ce qui doit faire du bien à ma maîtresse ne peut me faire du mal… Je bois à votre santé. »

Foster, sans dire un mot, se précipita sur sa fille et lui ôta le flacon des mains ; puis, comme embarrassé de ce qu’il avait fait, et tout-à-fait hors d’état de décider ce qu’il ferait ensuite, il resta immobile le flacon à la main, une jambe en avant, l’autre en arrière, et regardant sa fille d’un air où la fureur, la crainte et le sentiment de sa scélératesse se combinaient d’une manière hideuse.

« Voilà qui est étrange, mon père, » dit Jeannette en l’observant de ce regard auquel les gardiens de fous ont recours, dit-on, pour effrayer ces malheureux ; « ne voulez-vous me permettre ni de servir milady ni de boire moi-même ? »

Le courage de la comtesse la soutint pendant cette terrible scène, d’autant plus significative que pas un mot n’avait été dit pour l’expliquer. Elle conserva même cette insouciance irréfléchie qui faisait le fond de son caractère, et quoique ses joues eussent pâli à la première alarme, son œil était calme et presque dédaigneux. « Voulez-vous goûter de ce merveilleux cordial, monsieur Foster ? dit-elle ; peut-être ne refuserez-vous pas de me faire raison, quoique vous ne le permettiez pas à Jeannette. Buvez donc, monsieur, je vous prie.

— Je ne le veux pas, répliqua Foster.

— Et pour qui donc est réservé ce précieux cordial, monsieur ? ajouta la comtesse.

— Pour le diable qui l’a brassé, » répondit Foster en tournant sur ses talons ; et il quitta la chambre.

Jeannette regarda sa maîtresse avec une expression de figure où se peignaient au plus haut degré la honte, l’effroi et la douleur.

« Ne pleure pas pour moi, Jeannette, » dit la comtesse avec bonté.

« Non, madame, » répondit la jeune suivante d’une voix entrecoupée par les sanglots, « ce n’est pas pour vous que je pleure ; c’est pour moi-même, c’est pour ce malheureux. Ceux qui sont déshonorés devant les hommes, ceux qui sont condamnés par Dieu, ceux-là ont sujet de s’affliger ; non pas ceux qui sont innocents ! Adieu, madame, » dit-elle en prenant à la hâte le manteau avec lequel elle avait coutume de sortir.

« Vous me laissez, Jeannette ? dit sa maîtresse ; vous m’abandonnez au milieu de cette pénible situation !

— Moi vous abandonner, madame ! » s’écria Jeannette en revenant de toute sa vitesse auprès de sa maîtresse, et couvrant sa main de baisers, « vous abandonner ! Puisse l’espoir de ma foi m’abandonner quand je vous quitterai. Non, madame ; vous avez dit avec raison que le Dieu que vous servez vous ouvrira un chemin à la délivrance : il y a un moyen de salut ; j’avais invoqué nuit et jour la lumière du ciel afin d’apprendre comment accorder ce que je dois à ce malheureux homme, et ce que je vous dois. Cette lumière a brûlé à mes yeux d’une manière tout effrayante, et je ne dois pas fermer la porte du salut que Dieu m’a ouverte. Ne m’en demandez pas davantage ; je reviendrai dans un instant. »

En disant ces mots elle s’enveloppa dans son manteau, et, après avoir dit à la vieille qu’elle rencontra dans l’antichambre qu’elle allait à la prière du soir, elle sortit de la maison.

Cependant son père avait regagné le laboratoire, où il trouva les complices du crime qu’il avait essayé de commettre.

« L’aimable oiseau a-t-il bu ? » dit Varney avec un demi-sourire, tandis que l’astrologue faisait la même question des yeux, mais sans proférer une parole.

« Non, et ce n’est pas moi qui me chargerai de la faire boire ; voudriez-vous que je commisse un meurtre en présence de ma fille ?

— Ne t’a-t-on pas dit, lâche coquin, « répondit Varney avec amertume, « que ce n’est point d’un meurtre, comme tu le dis avec ce regard effaré et cette voix tremblotante, qu’il s’agit en cette affaire ? Ne t’a-t-on pas dit qu’une courte indisposition, comme les femmes savent en feindre au besoin, afin de pouvoir garder leur habillement de nuit pendant le jour, et rester sur le lit de repos au lieu de s’occuper des affaires du ménage, était tout ce dont il s’agissait ? Voici un savant qui te le jurera par la clef du château de la sagesse.

— Je jure, dit Alasco, que l’élixir contenu dans ce flacon ne peut d’aucune manière porter préjudice à la vie. Je le jure par cette immortelle et indestructible quintessence de l’or, qui entre dans toutes les substances de la nature, quoique sa secrète existence ne puisse être découverte que par celui à qui Trismégiste remit la clef de la cabale.

— Voilà un serment conditionné, dit Varney ; Foster, tu serais pire qu’un païen si tu n’y croyais pas. D’ailleurs tu peux m’en croire, moi qui ne jure que par ma simple parole ; si tu ne te montres pas accommodant, il n’y a pas d’espoir, pas la moindre lueur d’espoir que ton bail soit changé en un titre de propriété. Ainsi, Alasco n’opérera pas la transmutation de ton étain en bel or, et moi, honnête Antony, je te laisserai confiné dans tes fonctions de fermier.

— Je ne sais, messieurs, où tendent vos desseins, mais il est une chose à laquelle je suis résolu… Quoi qu’il arrive, je veux avoir ici quelqu’un qui puisse prier pour moi, et ce sera ma fille… J’ai mal vécu, j’ai trop aimé le monde, mais ma fille est aussi innocente aujourd’hui que lorsqu’elle était sur les genoux de sa mère ; elle, du moins, aura une place dans cette cité bienheureuse dont les murailles sont d’or pur et les fondements enrichis de toutes espèces de pierres précieuses.

— Oui, Tony, ce serait un paradis selon les désirs de ton cœur… Débattez la question avec lui, docteur Alasco ; je viendrai vous retrouver tout à l’heure. »

En disant ces mots Varney se leva, prit le flacon qui était sur la table, et quitta la chambre.

« Je te proteste, » dit Alasco à Foster aussitôt que Varney les eut laissés seuls, « que, malgré ce que peut dire cet audacieux et éhonté railleur de la grande science, dans laquelle, grâce au ciel, je suis avancé au point que, parmi les plus savants artistes de l’époque il n’en est aucun que je voulusse reconnaître pour mon maître et pour mon égal ; que, malgré les railleries de ce réprouvé contre des choses trop saintes pour être comprises par des hommes occupés uniquement de pensées charnelles et coupables, il est de toute certitude que la cité aperçue par saint Jean dans sa brillante vision de l’Apocalypse, que cette nouvelle Jérusalem, dans laquelle tout chrétien peut espérer d’entrer, nous promet d’une manière typique la découverte du grand secret par lequel les œuvres les plus précieuses et les plus parfaites de la nature peuvent être extraites des matières les plus viles et les plus grossières ; absolument de même que le léger et brillant papillon sort de l’enveloppe d’une immonde chrysalide.

— M. Holdforth n’a jamais rien dit de tout cela, » répondit Foster d’un air de doute ; « et de plus, docteur Alasco, la sainte Écriture dit que l’or et les pierres précieuses de la Cité sainte ne sont nullement pour ceux qui commettent l’abomination et qui forgent les mensonges.

— Fort bien, mon fils ; mais qu’en concluez-vous ?

— Que ceux qui distillent les poisons et les administrent en secret ne peuvent avoir part à ces ineffables richesses.

— Il faut savoir établir une distinction, mon fils, entre ce qui est nécessairement mal dans ses moyens et dans sa fin, et ce qui, tout en étant mal en soi, peut néanmoins produire le bien. Si, par la mort d’une personne, nous pouvons avancer l’heureuse période où il suffira pour atteindre le bien de désirer sa présence, pour échapper au mal de désirer son éloignement ; où la maladie, la souffrance, le chagrin, seront les obéissants serviteurs de la sagesse humaine, et seront mis en fuite au moindre signal du sage ; où tout ce qu’il y a maintenant de plus riche et de plus rare sera à la portée de quiconque obéira à la voix de la sagesse ; où l’art de guérir se perdra et se confondra dans le remède universel ; où les sages deviendront les monarques de la terre, et où la mort elle-même se retirera devant leur puissance : si, dis-je, cette bienheureuse consommation de toutes choses peut être accélérée par une circonstance aussi légère que de faire descendre au tombeau, quelques instants avant l’arrêt de la nature, un corps fragile et terrestre qui tôt ou tard doit participer à la commune corruption, qu’est-ce qu’un pareil sacrifice quand il s’agit d’avancer l’époque du saint Millenium.

— Le Millenium[103] est donc le règne des saints ? » dit Foster du même air de doute.

« Dis que c’est le règne des sages, mon fils, répondit Alasco.

— J’ai touché cette dernière question avec M. Holdforth lors de notre dernière conférence du soir, dit Foster ; mais il prétend que votre doctrine est hétérodoxe, et que c’est une explication fausse et damnable.

— Il est dans les liens de l’ignorance, mon fils, répondit Alasco, et brûle encore des briques en Égypte, ou tout au plus erre-t-il dans les déserts arides de Sinaï. Tu as mal fait de parler de ces sortes de choses à un pareil homme. Quoi qu’il en soit, je te donnerai, et cela dans peu, une preuve que je défie ce théologien de malheur de réfuter, quand il disputerait avec moi comme les magiciens disputèrent avec Moïse devant le roi Pharaon. J’opérerai la projection devant toi… devant toi, mon fils, et tes yeux seront témoins de la vérité.

— N’en démors pas, le plus sage des sages, » dit Varney qui dans ce moment entra dans la chambre ; « s’il refuse le témoignage de ta bouche, comment pourrait-il récuser celui de ses yeux ?

— Varney, dit l’adepte ; quoi ! Varney déjà de retour ! Avez-vous… ? Il s’arrêta court.

— Si j’ai rempli ma mission, veux-tu dire ? répondit Varney. Oui, je l’ai remplie. Et toi, » ajouta-t-il en montrant un plus vif intérêt qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, « es-tu bien sûr de n’avoir versé que la dose juste, ni plus ni moins ?

— Oui, répondit l’alchimiste, aussi sûr qu’un homme peut l’être lorsqu’il s’agit de proportions si délicates ; car il y a une grande diversité de constitutions.

— Eh bien donc ! dit Varney, je ne crains rien. Je sais que tu ne feras pas vers le diable un pas de plus que tu n’es payé pour le faire. Tu as reçu un salaire pour faire naître une maladie, et tu regarderais comme un acte de prodigalité de commettre un meurtre au même prix. Allons, retournons chacun dans notre chambre… Nous verrons demain le résultat.

— Comment avez-vous fait pour le lui faire avaler ? » dit Foster en frissonnant.

« Rien, répliqua Yarney, que de la regarder de cet air qui fait obéir les fous, les femmes et les enfants. On m’a dit à l’hôpital de Saint-Luc[104] que j’avais le regard qu’il faut pour venir à bout d’un malade rebelle. Les gardiens m’en ont fait leur compliment ; de sorte que je sais comment gagner mon pain si la faveur de la cour vient à me manquer.

— Et ne craignez-vous pas, dit Foster, que la dose ne soit trop forte ?

— Si cela est, dit Varney, elle n’en dormira que plus profondément ; et cette crainte, du reste, ne troublera pas mon repos. Bonsoir, messieurs. »

Antony Foster poussa un profond soupir, et leva les yeux au ciel. L’alchimiste déclara qu’il se proposait d’employer une grande partie de la nuit à continuer une expérience de haute importance, et ses compagnons se retirèrent chacun dans leur chambre à coucher.




CHAPITRE XXIII.

L’ÉVASION.


Maintenant que Dieu m’assiste dans ce terrible voyage ! j’ai laissé derrière moi tout espoir de secours humain. Oh ! qui voudrait être une femme ! Quel est le fou qui voudrait être une femme fidèle, aimante, toujours entre le chagrin et les larmes ? Elle éprouve de mauvais traitemens de celui en qui elle avait placé ses plus douces espérances, et toutes ses bontés ne font que des ingrats.
Le Pèlerinage d’amour.


Cette soirée d’été venait de finir lorsque Jeannette, au moment où son absence plus long-temps prolongée eut pu donner lieu à des soupçons et à des recherches de la part des ombrageux habitants de la maison, revint à Cumnor-Place, et rentra à la hâte dans l’appartement où elle avait laissé sa maîtresse. Elle la trouva les coudes appuyés sur une table et la tête entre ses mains. À l’approche de Jeannette, elle ne leva pas les yeux, et ne fit aucun mouvement.

La fidèle suivante courut vers sa maîtresse avec la rapidité de l’éclair ; et la touchant de la main pour la tirer de son immobilité, elle la conjura de la manière la plus pressante de la regarder et de lui dire ce qui l’affectait à ce point. La malheureuse comtesse leva aussitôt la tête ; et montrant à sa suivante un œil hagard et un visage aussi pâle que la mort : « Jeannette, dit-elle, je l’ai bu.

« Dieu soit loué ! » dit Jeannette avec vivacité ; « je veux dire, Dieu soit loué de ce qu’il n’est pas arrivé pis ! la potion ne vous fera pas de mal. Levez-vous, secouez cette léthargie dont sont atteints vos membres, et ce désespoir qui accable votre esprit.

— Jeannette, répéta la comtesse, ne me trouble point ; laisse-moi en paix ; laisse-moi mourir tranquillement… Je suis empoisonnée.

— Vous ne l’êtes point, ma chère maîtresse, « répondit la jeune fille avec chaleur. « Ce que vous avez bu ne peut pas vous faire de mal ; et je suis venue ici en toute hâte pour vous dire qu’un moyen de fuir vous est offert.

— Fuir ! » s’écria la comtesse en se levant précipitamment de son siège, tandis que ses yeux reprenaient leur éclat et ses joues leur vivacité ; « mais, hélas ! Jeannette, il est trop tard !

— Non, ma chère maîtresse… Levez-vous, prenez mon bras ; faites un tour d’appartement… Ne laissez pas votre imagination faire l’effet du poison. C’est cela ; ne sentez-vous pas que vous reprenez l’entier usage de vos membres ?

— L’engourdissement semble diminuer, » dit la comtesse en se promenant dans la chambre, appuyée sur le bras de Jeannette ; « mais est-il bien vrai que ce breuvage n’est pas mortel ? Varney est venu ici après que tu as été partie, et il m’a ordonné, avec des yeux dans lesquels j’ai lu ma destinée, d’avaler cette horrible boisson. Ô Jeannette ! elle doit être mortelle ! Jamais breuvage innocent ne fut servi par un semblable échanson !

— Je ne l’ai pas cru innocent, je ne le crains que trop ; mais Dieu confond les desseins des méchants. Croyez-moi, je le jure par le saint Évangile, auquel nous avons foi, votre vie est à l’abri de ses coupables pratiques. Ne lui avez-vous pas résisté ?

— Le silence régnait dans toute la maison ; tu étais dehors ; personne que lui dans la chambre, que cet homme capable de tous les crimes. Je stipulai seulement qu’il me délivrerait de son odieuse présence, et je bus tout ce qu’il me présenta… Mais tu me parles de fuite. Jeannette, suis-je donc si heureuse ?

— Êtes-vous assez forte pour supporter cette nouvelle, et vous sentez-vous capable d’un pareil effort ?

— Assez forte ! s’écria la comtesse. Demande à la biche, lorsque les dents du limier sont prêtes à la saisir, si elle est assez forte pour franchir le ravin[105]. Je suis capable de tout effort qui aura pour effet de me tirer de ce séjour.

— Écoutez-moi donc, dit Jeannette. Un homme que je crois vous être entièrement dévoué, s’est montré à moi sous divers déguisements, a cherché à entrer en conversation avec moi, ce que… jusqu’à ce soir que j’ai commencé à voir clair… j’avais toujours évité. C’est le colporteur qui vous a apporté ces marchandises, le bouquiniste ambulant qui m’a vendu ces livres ; chaque fois que je sortais, partout où j’allais, j’étais sûre de le rencontrer. L’événement de ce soir m’a déterminée à lui parler. Il vous attend en ce moment même à la porte de derrière du parc, avec tout ce qui peut faciliter votre fuite. Mais vous sentez-vous assez de force de corps, assez de courage pour tenter l’entreprise ?

— Celle qui fuit la mort trouve la force du corps ; la force d’âme ne peut pas manquer à celle qui veut échapper à la honte. La pensée de laisser derrière moi le scélérat qui menace à la fois ma vie et mon honneur, me donnera la force de me lever de mon lit de mort.

— Alors, milady, sans plus tarder, je dois vous dire adieu, et vous remettre à la garde du Tout-Puissant.

— Ne veux-tu donc pas fuir avec moi, Jeannette ? dit la comtesse alarmée. Dois-je te perdre ? Est-ce ainsi que tu me sers fidèlement ?

— Madame, je fuirais avec vous d’aussi bon cœur que jamais oiseau a fui de sa cage, mais alors on ne tarderait pas à tout découvrir et à se mettre à votre poursuite. Il faut que je reste et que je m’emploie à déguiser la vérité le plus long-temps possible. Puisse le ciel me pardonner cette supercherie en considération de la nécessité !

— Il faudra donc que je voyage seule avec cet étranger, dit la comtesse. Pensez-y, Jeannette, ne serait-ce pas quelque nouveau projet plus noir et mieux combiné dont le but serait de me séparer de toi qui es mon unique amie ?

— Non, madame, ne le supposez pas, » répondit sur-le-champ Jeannette ; « ce jeune homme est sincère dans sa résolution de vous servir, et c’est un ami de M. Tressilian, d’après les instructions duquel il est venu ici.

— Si c’est un ami de Tressilian, je me confierai à sa garde comme à celle d’un ange envoyé du ciel ; car jamais mortel plus que Tressilian n’a été étranger à tout ce qui est bassesse, fausseté ou égoïsme. Il s’oubliait lui-même toutes les fois qu’il s’agissait de servir les autres. Hélas ! comment en a-t-il été récompensé ? »

Elles rassemblèrent à la hâte le peu d’objets qu’il fut jugé nécessaire que la comtesse emportât avec elle pour son usage. Jeannette en fit avec promptitude et dextérité un paquet, auquel elle n’oublia pas d’ajouter toutes les parures de quelque valeur qui leur tombaient sous la main, notamment un écrin qu’elle jugea sagement pouvoir lui devenir utile dans quelque moment d’embarras. La comtesse de Leicester changea ensuite ses vêtements pour ceux que Jeannette portait d’ordinaire lorsqu’elle faisait quelque court voyage, car elles jugèrent indispensable d’éviter toute distinction extérieure qui pourrait attirer l’attention. Avant que ces préparatifs rapides fussent terminés, la lune s’était levée, et tous les habitants de ce séjour mystérieux, s’ils n’étaient pas encore endormis, s’étaient retirés dans leurs silencieux appartements.

Il n’y avait nulle difficulté pour elles à sortir de la maison ou du jardin, pourvu qu’elles ne fussent pas observées. Antony Foster était accoutumé à regarder sa fille comme un pécheur qui a la conscience de ses torts regarderait un ange gardien qui, malgré ses fautes, continuerait à le protéger visiblement : aussi sa confiance en elle ne connaissait pas de bornes. Jeannette était maîtresse de ses actions pendant la journée, et avait un passe-partout qui ouvrait la porte de derrière du parc, de sorte qu’elle pouvait aller au village quand elle le voulait, soit pour les affaires de la maison, dont le soin lui était entièrement confié, soit pour remplir ses devoirs de piété au lieu de rassemblement de sa secte. Il est vrai qu’elle ne jouissait de cette entière liberté que sous la condition expresse qu’elle n’en abuserait pas pour rien faire qui favorisât l’évasion de la comtesse ; car, on ne s’en cachait plus, lady Leicester était prisonnière à Cumnor-Place depuis qu’elle avait commencé à montrer quelque impatience de la contrainte où on la tenait. Il est à présumer que sans les violents soupçons que lui inspira la scène de cette soirée, nulle circonstance n’eût décidé Jeannette à violer sa parole et à tromper la confiance de son père. Mais après ce qu’elle avait vu, elle se regardait non seulement comme justifiée, mais même comme obligée de faire de la sûreté de sa maîtresse le principal objet de ses soins en mettant de côté toute autre considération.

La fugitive comtesse et son guide traversaient d’un pas précipité un sentier inégal et entrecoupé : ce sentier, qui jadis avait été une belle avenue, était tantôt obscurci par les branches des arbres qui se réunissaient en berceau touffu, tantôt éclairé par la lumière incertaine et trompeuse des rayons de la lune qui pénétraient partout où la hache avait fait quelque trouée dans le bois. Leur marche était continuellement interrompue par des arbres abattus ou de grandes branches qu’on avait laissées là jusqu’à ce qu’on les employât en fagots ou en bûches. Les désagréments et les difficultés qui provenaient de ces interruptions, la précipitation avec laquelle s’était faite la première partie de leur route, les pénibles alternatives de la crainte et de l’espérance, avaient tellement épuisé les forces de la comtesse, que Jeannette fut forcée de lui proposer de se reposer un instant pour reprendre haleine et recouvrer ses sens. Elles s’arrêtèrent donc sous l’ombrage d’un vieux chêne noueux, et toutes deux tournèrent naturellement leurs regards vers la maison dont elles s’éloignaient. De loin, à travers l’obscurité, on en apercevait la vaste et noire façade avec ses grands tuyaux de cheminée, ses tourelles et son horloge, qui s’élevaient au dessus du niveau du toit et se détachaient sur le fond azuré du ciel pur d’une nuit d’été. Une seule lumière s’échappait du sein de cette sombre masse ; mais elle était placée tellement bas, qu’elle paraissait plutôt partir d’un point situé en avant de l’édifice que de l’une des fenêtres. Il n’en fallut pas davantage pour alarmer la comtesse. « On nous poursuit, » dit-elle en montrant à Jeannette la lumière, cause de son effroi.

Moins agitée que sa maîtresse, Jeannette reconnut que la lumière était immobile, et fit observer à voix basse à la comtesse que cette clarté provenait de la cellule solitaire dans laquelle l’alchimiste se livrait à ses expériences occultes. « Il est de ceux, ajouta-t-elle, qui veillent la nuit pour commettre l’iniquité. C’est un grand malheur que le hasard ait amené ici un homme dont les discours empreints à la fois de l’amour de la richesse terrestre et de la prétendue connaissance d’une science surnaturelle ne sont que trop propres à séduire mon pauvre père. Le bon M. Holdforth avait bien raison de le dire, et je crois que son intention était de donner une leçon utile aux personnes de notre maison : « Il y a des gens, et leur nombre est celui d’une légion, qui aimeront mieux, comme le méchant Achab, écouter les rêves du faux prophète Zédéchias que les paroles de celui par la bouche duquel le Seigneur a parlé. « Et il ajoutait avec force : « Ah, mes frères ! il y a plus d’un Zédéchias parmi vous, des hommes qui vous promettent la lumière de leur science charnelle, si vous voulez renoncer pour eux aux lumières de votre céleste intelligence. Valent-ils mieux, dites-moi, que le tyran Naas, qui demandait l’œil droit de ceux qui lui étaient soumis ? » Il insista ensuite… »

Il est difficile de dire jusqu’à quel point la mémoire de la jolie puritaine l’eût aidée dans la récapitulation du sermon de M. Holdforth, si la comtesse ne l’eût interrompue pour lui assurer qu’elle était assez bien remise pour pouvoir atteindre la porte du parc sans avoir besoin de s’arrêter une seconde fois.

Elles se remirent donc en route et firent la seconde partie du trajet avec plus de précaution, et conséquemment avec plus de facilité que la première, qui avait été d’autant plus pénible qu’elles s’étaient pressées davantage. Cette lenteur leur donna le temps de réfléchir ; et Jeannette, pour la première fois, se hasarda à demander à sa maîtresse de quel côté elle comptait diriger sa fuite. Ne recevant point de réponse immédiate (car il est possible que, dans le trouble de son esprit, ce point important de la délibération ne se fût pas présenté à la pensée de la comtesse), Jeannette ajouta : « Probablement vers la maison de votre père, où vous êtes certaine de trouver sûreté et protection.

— Non, Jeannette, « dit tristement la comtesse ; « j’ai quitté Lidcote-Hall lorsque mon cœur était pur et mon nom honorable, et je n’y retournerai pas jusqu’à ce que la permission de milord et la reconnaissance publique de notre mariage m’aient rendue à ma famille avec le rang et les honneurs qui m’appartiennent à présent.

— Et où pensez-vous donc aller, madame ? dit Jeannette.

— À Kenilworth, ma fille, » répondit la comtesse avec assurance ; « je verrai ces fêtes, ces fêtes royales dont les préparatifs font tant de bruit d’un bout du pays à l’autre. Il me semble que, lorsque la reine d’Angleterre est fêtée dans le château de mon époux, la comtesse de Leicester ne saurait y être déplacée.

— Je prie Dieu que vous y soyez la bien-venue, dit vivement Jeannette.

— Vous abusez de ma position, Jeannette, » dit la comtesse d’un ton piqué, « et vous oubliez la vôtre.

— Loin de moi une pareille intention, ma chère maîtresse, » dit la jeune fille avec tristesse ; « mais avez-vous oublié que le noble comte n’a ordonné si sévèrement de tenir votre mariage secret, qu’afin de conserver sa faveur à la cour ? et pouvez-vous croire que votre soudaine apparition dans ce château, en une pareille conjoncture, en présence d’un pareil témoin, puisse lui être agréable ?

— Tu penses donc que je lui ferais tort ? dit la comtesse. Allons, laisse mon bras, je puis marcher sans aide et agir sans conseil.

— Ne vous fâchez pas contre moi, madame, » dit Jeannette avec douceur, « et permettez que je vous soutienne encore ; le chemin est rude, et vous êtes peu accoutumée à marcher dans l’obscurité.

— Si vous ne croyez pas que je puisse ainsi faire honte à mon époux, » dit la comtesse avec le même ton d’aigreur, « vous supposez donc milord Leicester capable d’encourager ou d’autoriser les infâmes procédés de votre père et de Varney, dont je compte informer mon excellent époux ?

— Pour l’amour de Dieu, madame, épargnez mon père dans votre rapport, dit Jeannette ; que mes services, quelque chétifs qu’ils soient, expient une partie de ses torts.

— Je serais souverainennent injuste, ma chère Jeannette, si j’agissais autrement, » dit la comtesse en reprenant tout d’un coup ses manières douces et confiantes à l’égard de sa fidèle suivante. « Oui, Jeannette, pas un mot ne sera prononcé par moi qui puisse faire tort à ton père ; mais tu le vois, ma bonne amie, je n’ai d’autre désir que de me placer sous la protection de mon mari. J’ai quitté la demeure qu’il m’avait assignée, à cause de la scélératesse des personnes dont j’étais entourée ; mais en aucune chose je ne désobéirai à ses ordres. J’en appellerai à lui seul… À lui seul je demanderai protection. À qui que ce soit, sans sa permission préalable, je n’ai fait connaître et je ne ferai connaître l’union secrète qui lie nos cœurs et nos destinées : je veux le voir et recevoir de sa propre bouche des instructions pour ma conduite future. Ne cherche point à ébranler ma résolution, Jeannette ; tu ne ferais que m’y confirmer ; et pour t’avouer la vérité, je veux une bonne fois connaître mon sort de la bouche même de mon époux : l’aller trouver à Kenilworth est le plus sûr moyen d’atteindre mon but. »

Jeannette, en repassant dans son esprit les difficultés et les incertitudes inhérentes à la position de l’infortunée comtesse, se sentit disposée à modifier l’opinion qu’elle avait d’abord émise, et commença à croire qu’après tout, puisque sa maîtresse avait quitté la retraite où l’avait placée son mari, son premier devoir était d’aller le trouver et de lui exposer les motifs de sa conduite. Elle savait quelle importance le comte attachait à ce que son mariage demeurât caché, et elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître que toute démarche ayant pour but de le rendre public sans son autorisation, exposerait la comtesse au courroux de son époux. Si elle se retirait dans la maison de son père sans lui faire l’aveu formel de son rang, sa situation pouvait porter le plus grand tort à sa réputation, et si elle faisait un pareil aveu, il pourrait en résulter une rupture éternelle entre son époux et elle. À Kenilworth, d’ailleurs, elle pourrait plaider sa cause auprès de son époux lui-même, et Jeannette, quoiqu’elle n’eût pas de lui aussi bonne opinion que la comtesse, le croyait cependant incapable de s’associer aux moyens bas et criminels que ses agents mettaient en œuvre pour étouffer les plaintes de la comtesse sur les mauvais traitements auxquels elle venait de se soustraire. Mais en mettant les choses au pis, et en admettant que le comte lui-même lui refusât justice et protection, si elle se décidait à rendre ses griefs publics, la comtesse aurait encore, à Kenilworth, Tressilian pour avocat et la reine pour juge ; car Jeannette avait appris tout cela dans sa courte conférence avec Wayland. Elle finit donc par approuver le dessein qu’avait formé sa maîtresse de se rendre à Kenilworth, et s’exprima dans ce sens, lui recommandant de prendre toutes les précautions possibles pour informer son époux de son arrivée.

« As-tu été, prudente toi-même, Jeannette ? dit la comtesse ; ce guide à qui je dois accorder ma confiance, ne lui as-tu pas confié le secret de ma condition ?

— Il n’a rien appris de moi, dit Jeannette, et je ne crois pas qu’il sache plus que ce que le public pense généralement de votre position.

— Et que pense-t-on donc ?

— Que vous avez quitté la maison de votre père… Mais je vous offenserai de nouveau si je continue, » dit Jeannette en s’interrompant.

« Non, continue, dit la comtesse ; je dois apprendre à supporter les bruits injurieux auxquels mon extravagance a donné lieu. Ils croient, je suppose, que j’ai fui la maison de mon père pour former une liaison illégitime ; c’est une erreur qui sera bientôt dissipée ; oui ; elle sera promptement dissipée ; car je veux vivre avec une réputation sans tache, ou cesser de vivre. On s’imagine donc que je suis la maîtresse de mon Leicester ?

— La plupart disent que vous êtes celle de Varney ; cependant il y en a qui pensent qu’il n’est que le manteau dont son maître cache ses plaisirs ; car, en dépit de toutes les précautions, il a percé quelque chose dans le public des dépenses énormes faites pour meubler ces appartements, et de pareilles prodigalités dépassent de beaucoup les moyens de Varney. Toutefois cette dernière opinion est celle qui a le moins de crédit ; car on n’ose guère ébruiter des soupçons qui se rattachent à un si grand nom, de peur d’être puni par la Chambre étoilée, pour avoir calomnié la noblesse.

— Ils font bien de parler bas, dit la comtesse, ceux qui peuvent accuser l’illustre Dudley d’être complice d’un misérable tel que Varney… Voilà que nous touchons à la porte du parc… Hélas ! Jeannette, il faut que je te dise adieu ! Ne pleure pas, ma bonne Jeannette ! » dit-elle en s’efforçant de cacher sous un air riant le regret qu’elle éprouvait elle-même de se séparer de sa fidèle suivante. « En attendant que nous nous revoyions, remplace-moi cette fraise de précisienne par un collet de dentelle ouvert et échancré, afin qu’on puisse voir ton joli cou. Change-moi aussi ce juste d’indienne avec sa garniture grossière, bon tout au plus pour une femme de chambre, contre une robe de velours triple en drap d’or… Tu trouveras dans ma chambre beaucoup de ces étoffes, je te les donne de bon cœur. Il faut te faire belle, Jeannette ; car bien que tu ne sois maintenant que la suivante d’une dame errante et malheureuse, tu dois être habillée comme il sied à la dame d’honneur et la confidente la plus intime de la première comtesse d’Angleterre.

— Dieu vous écoute, ma chère maîtresse ; non pour que je porte de plus beaux vêtements, mais pour que nous puissions porter toutes deux nos justes sur des cœurs plus tranquilles. »

À ce moment, la serrure de la porte de sortie, que Jeannette s’efforçait depuis long-temps d’ouvrir, céda enfin au passe-partout, et la comtesse, non sans un frissonnement intérieur, se vit hors des murs que les ordres sévères de son époux avaient assignés pour limites à ses promenades. Wayland, qui attendait leur arrivée avec une vive anxiété, était à quelque distance, caché derrière une haie qui bordait la grande route.

« Tout est-il prêt ? « demanda Jeannette d’un ton inquiet, comme il s’approchait d’elle avec précaution.

« Oui, répondit-il ; mais je n’ai pu me procurer un cheval pour la dame. Giles Gosling, ce vil poltron, n’a voulu à aucun prix m’en louer un, de peur qu’il ne lui en arrivât malheur : mais n’importe, elle montera le mien, et je marcherai à côté d’elle jusqu’à ce que je trouve un autre cheval. On ne nous poursuivra pas, si vous n’oubliez pas, jolie Jeannette, la leçon que je vous ai faite.

— Pas plus que la sage veuve de Tekoa n’oublia les paroles que Joab mit dans sa bouche, répliqua Jeannette : demain je dirai que ma maîtresse est hors d’état de se lever.

— Oui, et qu’elle éprouve du malaise, une grande pesanteur de tête, des palpitations de cœur, et qu’elle ne veut pas être troublée. N’ayez pas peur, ils sauront ce que cela veut dire, et ne vous ennuieront guère de leurs questions : ils connaissent la nature de cette maladie.

— Mais, dit la comtesse, ils découvriront bientôt mon absence, et l’assassineront pour se venger. J’aime mieux rentrer que de l’exposer à un pareil danger.

— N’ayez point d’inquiétude sur mon compte, madame, dit Jeannette ; je voudrais que vous fussiez aussi sûre d’obtenir satisfaction de ceux auxquels vous devez vous adresser, que je le suis que mon père, malgré toute sa colère, ne souffrira pas qu’on me fasse du mal. »

En ce moment, Wayland plaça la comtesse sur son cheval, dont il avait recouvert la selle de son manteau, en l’arrangeant de manière à lui former un siège commode.

« Adieu, et que la bénédiction du ciel vous accompagne ! » dit Jeannette en baisant de nouveau la main de sa maîtresse, qui lui rendit sa bénédiction par une caresse muette. Elles se séparèrent alors, et Jeannette, en s’adressant à Wayland, s’écria : « Puisse le ciel vous tenir compte de vos œuvres, selon que vous serez fidèle ou déloyal à l’égard de cette dame malheureuse et abandonnée !

— Ainsi soit-il ! charmante Jeannette, répondit Wayland ; croyez-moi, je m’acquitterai de ma commission de manière à donner à vos jolis yeux, quelque saints qu’ils soient, la tentation de me regarder avec moins de dédain la première fois que nous nous reverrons. »

La dernière partie de cet adieu fut dite à l’oreille de Jeannette, et quoiqu’elle n’y eût point fait de réponse directe, ses manières, dictées sans doute par le désir de n’atténuer aucune des circonstances qui pouvaient contribuer à sauver sa maîtresse, étaient de nature à ne pas détruire entièrement l’espoir qu’exprimaient les paroles de Wayland. Elle rentra par la porte dérobée, et la ferma derrière elle, tandis que Wayland, en marchant près de la tête du cheval, commença à guider silencieusement la comtesse dans son périlleux voyage qu’éclairait la lune.

Quoique Wayland usât de toute la diligence possible, cette manière de voyager était si lente que, lorsque le jour commença à poindre à travers les vapeurs de l’orient, ils ne se trouvèrent guère qu’à dix milles de Cumnor.

« Peste soit des aubergistes au langage doucereux ! » dit Wayland incapable de dissimuler plus long-temps son dépit et son inquiétude. « Si ce traître maudit de Giles Gosling m’avait déclaré, seulement il y a deux jours, que je ne devais point compter sur lui, je me serais arrangé en conséquence ; mais ils ont tellement l’habitude de promettre tout ce qu’on leur demande, que ce n’est qu’au moment de ferrer le cheval que vous vous apercevez qu’ils n’ont pas de fer. Si je l’avais su, j’aurais pu trouver vingt expédients pour un ; et même dans cette circonstance, et pour une si bonne cause, je n’aurais pas hésité à enlever un cheval dans quelque prairie voisine, sauf à renvoyer l’animal au bourgmestre. Que le farcin et la morve emportent tous les chevaux des écuries de l’Ours-Noir !

La comtesse s’efforça de calmer son guide en lui faisant remarquer que le jour qui paraissait leur permettrait d’aller plus vite.

« Sans doute, madame, répondit-il ; mais aussi le jour permettra aux passants de nous observer, et ce peut être un mauvais commencement de voyage. Je ne m’en soucierais pas plus que d’une étincelle qui jaillit de l’enclume, si nous étions plus avancés dans notre route ; mais ce Berkshire, depuis que je le connais, a été en tout temps fréquenté par cette espèce de malins esprits qui se couchent tard et se lèvent matin, dans l’unique but d’espionner les actions des autres. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai appris à les craindre. Mais ne craignez rien, ma bonne dame, ajouta-t-il, avec de la présence d’esprit on sait trouver des remèdes à tous les maux. »

Les alarmes de Wayland firent plus d’impression sur l’esprit de la comtesse que les paroles rassurantes qu’il jugea à propos d’y joindre. Elle regarda autour d’elle avec anxiété, et en voyant les ténèbres se dissiper à l’horizon, et la lumière croissante de l’orient annoncer le prompt lever du soleil, elle tremblait à chaque instant que les feux du jour ne l’exposassent aux regards de ses ennemis acharnés à sa poursuite, ou que quelque obstacle insurmontable ne vînt soudainement empêcher la continuation de son voyage. Wayland Smith s’aperçut de son inquiétude, et, fâché d’avoir lui-même donné prétexte à ses alarmes, il se mit à hâter le pas avec une gaîté affectée, tantôt parlant au cheval, comme un homme familiarisé avec le langage de l’écurie, tantôt fredonnant à voix basse quelque bout de chanson, tantôt assurant la dame qu’il n’y avait point de danger, ce qui ne l’empêchait pas de regarder attentivement autour de lui pour voir s’il ne se trouvait rien en vue qui pût donner un démenti aux paroles qui sortaient de sa bouche. C’est ainsi que nos voyageurs cheminèrent jusqu’à ce qu’un incident imprévu leur fournit les moyens de continuer leur route d’une manière plus rapide et plus commode.



CHAPITRE XXIV.

INCIDENTS DE L’ÉVASION.


Richard. Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval.

Catesby. Milord, je vais vous procurer un cheval.

Shakespeare. Richard III.


La fugitive comtesse et son guide allaient traverser un petit bois qui bordait la route, quand le premier être vivant qu’ils eussent vu depuis leur départ de Cumnor-Place se présenta à leurs yeux. C’était un paysan à l’air stupide qui paraissait être un garçon de ferme. Vêtu d’une jaquette grise, il avait la tête nue, les bas sur les talons et d’énormes souliers aux pieds. Il tenait par la bride ce dont, par dessus toutes choses, nos voyageurs avaient le plus besoin, un cheval, en un mot, avec une selle de femme et tout l’équipement à l’avenant. Il salua Wayland en lui disant : Sûrement, vous êtes de la partie ?

— Sans doute, mon garçon, » répondit Wayland sans hésiter un moment ; et il faut avouer que des consciences formées à une école de morale plus sévère auraient pu céder à une occasion aussi tentante. Tout en disant cela, il prit les rênes des mains du jeune garçon, et presque en même temps il aida la comtesse à descendre de cheval et la fit monter sur celui que le hasard avait ainsi présenté devant elle. Tout cela se fit si naturellement, que la comtesse, comme la suite le démontra, ne douta pas que ce cheval n’eût été placé sur leur passage par la précaution de son guide ou de quelqu’un de ses amis.

Cependant le jeune garçon qui venait d’être si lestement débarrassé du dépôt commis à sa garde, commença à ouvrir de grands yeux et à se gratter la tête comme s’il eût été saisi de quelque remords de conscience pour avoir remis l’animal sur une aussi courte explication. « Je suis bien sûr que tu es de la partie, « marmotta-t-il entre ses dents, « mais tu aurais dû dire fèves, tu sais…

— Oui, oui, » dit Wayland au hasard, « et toi lard, tu sais…

— Non, non, dit le rustaud ; attendez donc, attendez,… c’est pois que j’aurais dû dire.

— Fort bien, répondit Wayland ; va pour pois, quoique lard eût été un meilleur mot de passe. »

Wayland, qui pendant ce temps-là était monté sur son cheval, prit les rênes du palefroi de la main incertaine du jeune homme qui hésitait encore, lui jeta une petite pièce de monnaie, et regagna le temps perdu en partant au trot sans plus d’explication. Le jeune paysan continua à rester au pied de la colline que nos voyageurs gravissaient, et Wayland, en se retournant, l’aperçut les doigts dans ses cheveux, immobile comme un terme, et la tête tournée du côté où ils fuyaient. Enfin, au moment où ils arrivèrent au haut de la colline, le maréchal-ferrant vit le lourdaud se baisser pour ramasser le groat d’argent dont l’avait gratifié sa munificence.

« Voilà ce qui s’appelle un présent du ciel, dit Wayland ; c’est une jolie bête, d’une allure charmante, et qui nous conduira jusqu’à ce que nous trouvions à vous monter aussi bien ; alors nous la renverrons pour faire cesser les menaces et les cris. »

Mais il fut trompé dans son attente, et la fortune, qui d’abord avait semblé le favoriser, menaça bientôt de changer en une cause de ruine l’incident inespéré dont il se montrait si glorieux.

Ils n’étaient pas encore à un mille de l’endroit où ils avaient laissé le jeune garçon, qu’ils entendirent la voix d’un homme qui criait derrière eux dans la direction de leur fuite : « Au voleur ! au voleur ! arrête, coquin ! etc. ; » clameurs qui, ainsi que la conscience de Wayland ne le lui apprenait que trop bien, étaient le résultat de sa belle équipée.

« J’aurais mieux fait d’aller pieds nus toute ma vie, dit-il ; c’est le cri de haro, je suis un homme perdu. Ah ! Wayland, Wayland ! que de fois ton père t’a dit que la chair de cheval serait la cause de ta mort ! Que je me retrouve sain et sauf parmi les amateurs de courses de Smithfield et de Turnball-Street, et je veux qu’ils me pendent aussi haut que le coq de Saint-Paul, si jamais je me mêle des affaires des nobles, des chevaliers et des dames de qualité. »

Au milieu de ces tristes réflexions, il tourna la tête à plusieurs reprises pour voir qui le poursuivait, et il fut singulièrement rassuré quand il découvrit qu’il n’y avait qu’un seul cavalier. Pourtant il était bien monté, et il s’avançait avec une rapidité qui ne lui laissait nul espoir d’échapper, quand même les forces de la comtesse lui eussent permis de supporter toute la vitesse du galop de son cheval.

La partie n’est pas trop mauvaise, pensa Wayland, puisqu’il y a un homme de chaque côté. D’ailleurs, ce drôle se tient à cheval plutôt comme un singe que comme un cavalier. Bah ! en mettant les choses au pis, il sera facile de le désarçonner. Mais, Dieu me pardonne, son cheval va s’en charger, car le voilà qui a pris le mors aux dents. « Que je suis bon de m’inquiéter de lui ! » dit-il lorsque ce menaçant adversaire fut arrivé plus près de lui, « ce n’est après tout que ce petit animal de mercier d’Abingdon. »

L’œil expérimenté de Wayland ne l’avait pas trompé, malgré la distance. En effet, le cheval naturellement fort ardent du vaillant mercier se sentant éperonné et apercevant les chevaux de nos voyageurs qui couraient à quelques centaines de verges devant lui, partit avec une telle vitesse qu’il dérangea tout-à-fait l’équilibre de son cavalier, qui non seulement atteignit, mais même passa ceux qu’il poursuivait, quoiqu’il tirât la bride de toutes ses forces et criât à tue-tête : « Arrête ! arrête ! « exclamation qui semblait s’adresser plutôt à sa propre monture qu’à ce que les marins appellent le chassé. Ce fut avec la même vitesse involontaire qu’il dériva (pour nous servir encore d’un terme nautique) d’environ un quart de mille, avant qu’il pût arrêter et faire tourner son cheval. Alors il rebroussa chemin du côté de nos voyageurs, réparant de son mieux le désordre de sa toilette, se remettant en selle, et s’efforçant de remplacer par un air martial et décidé la confusion et l’effroi qui avaient bouleversé son visage pendant sa course forcée.


Wayland eut le temps de recommander à la comtesse de ne point s’alarmer ; il ajouta : « Ce drôle est un sot s’il en fut jamais, et je vais le traiter comme tel. »

Quand le mercier eut repris haleine et retrouvé assez de courage pour les aborder, il ordonna à Wayland, d’un ton menaçant, de lui remettre son cheval.

« Comment, « dit le maréchal avec la fierté du roi Cambyse[106], « on nous commande de nous arrêter et de remettre notre bien sur le grand chemin du roi ! Eh bien donc ! hors du fourreau, Excalibar[107], et apprends à ce preux chevalier que les armes doivent décider entre nous.

— Haro ! au secours ! sus au brigand ! à moi, tout honnête homme ! on m’empêche de reprendre ce qui est à moi.

— Tu invoques tes dieux en vain, vil mécréant, car j’en viendrai à mes fins, dût-il m’en coûter la vie. Cependant, sache, traître maudit, sache, mauvais marchand de batiste et d’étoffes avariées, que je suis ce même colporteur à qui tu te flattais d’enlever sa balle dans le marais de Maiden ; ainsi défends tes jours.

— J’ai dit cela par manière de plaisanterie, camarade ; je suis un honnête boutiquier, un brave citoyen, incapable de me cacher derrière une haie pour attaquer qui que ce soit.

— Alors, par ma foi, très haut et très puissant mercier, je suis fâché du vœu que j’ai fait de t’enlever ton palefroi partout où je te rencontrerais, et de le donner à ma maîtresse, à moins que tu ne le défendisses les armes à la main. Mais ce vœu est passé et enregistré, et tout ce que je puis faire pour toi, c’est de laisser le cheval à Donnington, dans l’hôtellerie la plus voisine.

— Mais sache donc, mon ami, que c’est le cheval même sur lequel je devais aujourd’hui conduire Johanna Thackham, de Shottesbrok, à l’église paroissiale, pour devenir dame Goldthred. Elle a sauté par la fenêtre du vieux Gaffer Thackham ; et, voyez, elle est là-bas, à la place où elle devait trouver le palefroi, vêtue de sa capote de camelot, et son fouet à manche d’ivoire à la main, immobile comme la femme de Loth. Je vous en prie, en termes honnêtes, laissez-moi remmener mon cheval.

— J’en suis fâché, dit Wayland, autant pour la belle demoiselle que pour toi, très noble chevalier de la mousseline ; mais il faut que les vœux aient leur cours. Tu trouveras ton palefroi à l’auberge de l’Ange à Donnington. C’est tout ce que je puis en conscience faire pour toi.

— Le diable emporte ta conscience ! dit le mercier consterné. Voudrais-tu qu’une fiancée se rendît à pied à l’église ?

— Tu peux la prendre en croupe, sir Goldthred ; ce sera merveille de dompter l’ardeur de ton coursier.

— Bien ! mais si vous… si vous oubliez de laisser mon cheval, comme vous me le proposez ? » dit Goldthred non sans quelque hésitation, car il tremblait jusqu’au fond de l’âme.

« Ma balle en répondra. Elle est restée chez Giles Gosling, dans la chambre à la tenture de cuir damasquiné ; elle est remplie de velours simple, double, triple ; de taffetas uni et rayé, de panne de Damas, de moquette, de peluche et de gourgouran…

— Suffit ! suffit ! si, en bonne vérité, il y a seulement la moitié de ces marchandises… Mais que je sois pendu si jamais ce lourdaud a la garde de mon charmant Bayard !

— Comme il vous plaira, mon bon monsieur Goldthred ; et là-dessus je vous souhaite le bonjour… et un bon voyage, » ajouta-t-il en partant au trot avec la dame, tandis que le mercier, tout décontenancé, s’en retournait beaucoup plus lentement qu’il n’était venu, cherchant quelles excuses il pourrait faire à sa fiancée désappointée, qui, debout au milieu de la grande route, attendait son galant serviteur.

« Il m’a semblé, » dit la comtesse pendant qu’ils cheminaient, « que ce ridicule personnage me regardait comme s’il avait quelque souvenir de moi ; pourtant je me cachais le visage de mon voile autant que je le pouvais.

— Si je le croyais, dit Wayland, je retournerais et je lui fendrais la tête : je ne risquerais pas de lui endommager la cervelle, car il n’en a jamais eu plus gros que la tête d’une épingle. Cependant il vaut mieux songer à pousser en avant, et à Donnington nous laisserons le cheval de cet imbécile, afin qu’il n’ait pas une autre fois la tentation de nous poursuivre ; en même temps nous changerons notre costume de façon à déjouer ses recherches, s’il lui prenait fantaisie de les continuer. »

Les voyageurs atteignirent sans autre accident Donnington, où il devint nécessaire que la comtesse prît deux ou trois heures de repos. Pendant ce temps-là, Wayland s’occupa, avec autant d’adresse que d’activité, à concerter les mesures d’où semblait dépendre la sécurité du reste de leur voyage.

Il changea d’abord son manteau de colporteur pour une espèce de blouse, puis conduisit le cheval de Goldthred à l’auberge de l’Ange, qui était à l’extrémité du village opposée à celle où s’étaient logés nos voyageurs. Dans la matinée, comme il courait pour d’autres affaires, il vit le cheval amené et remis à l’intrépide mercier lui-même, qui, à la tête d’une nombreuse cohorte de paysans ameutés par ses cris, était venu pour le reprendre par la force des armes. Il lui fut remis sans d’autre rançon qu’une énorme quantité de bière que burent ses auxiliaires altérés apparemment par la promenade qu’il leur avait fait faire, et dont le paiement fut le sujet d’une violente dispute entre maître Goldthred et le bourgmestre, qu’il avait sommé de l’aider à soulever les gens du pays.

Après avoir fait cet acte de restitution aussi juste que prudent, Wayland se procura pour la comtesse aussi bien que pour lui des habillements qui leur donnaient l’air de campagnards de la classe la plus aisée. Il fut en outre résolu qu’afin de moins prêter aux observations, la comtesse passerait sur la route pour la sœur de son guide. Un bon cheval, mais point fougueux, capable de suivre celui de Wayland, et aussi doux qu’il fallait pour une dame, compléta les préparatifs du voyaye ; cette acquisition fut payée des fonds plus que suffisants que Tressilian avait remis pour cet objet à son agent. En conséquence, vers midi, après que la comtesse se fut rétablie par quelques heures de bon sommeil, ils se remirent en route, avec le projet de se rendre le plus promptement possible à Kenilworth, par Coventry et Warwick. Toutefois ils ne devaient pas aller bien loin sans rencontrer de nouveaux sujets d’alarmes.

Il est nécessaire de prévenir le lecteur que le maître de l’auberge avait informé nos voyageurs qu’une troupe de bons vivants, destinée, à ce qu’il avait entendu dire, à figurer dans quelques-unes des farces et intermèdes qui faisaient partie des amusements offerts d’ordinaire à la reine dans ses tournées d’été, avait quitté Donnington une heure ou deux avant eux pour se diriger vers Kenilworth. Or, l’idée était venue à Wayland qu’en s’attachant en quelque sorte à cette troupe aussitôt qu’ils l’auraient rejointe sur la route, ils attireraient bien moins l’attention que s’ils continuaient à voyager entièrement seuls. Il fit part de cette réflexion à la comtesse, qui, n’ayant d’autre désir que d’arriver immédiatement à Kenilworth, le laissa libre de choisir les moyens de la réaliser. Ils poussèrent donc leurs chevaux, dans l’intention de joindre la bande joyeuse et de voyager de compagnie avec elle. Ils venaient de découvrir la petite troupe, composée partie de cavaliers, partie de piétons, cheminant environ à un demi-mille de distance, sur le sommet d’une petite montagne derrière laquelle ils disparurent bientôt, lorsque Wayland, qui, aussi loin que sa vue pouvait s’étendre, observait tout ce qui se passait, aperçut un cavalier qui venait derrière eux sur un cheval d’une légèreté extraordinaire. Il était accompagné d’un domestique, qui, pour que son cheval pût suivre le trot de celui de son maître, avait été obligé de le mettre au galop. Wayland regarda ces cavaliers avec inquiétude, manifesta le plus grand trouble, se retourna de nouveau, devint pâle, et dit à la dame : « C’est le trotteur de Varney, je le reconnaîtrais entre mille ; voilà une plus fâcheuse rencontre que celle du mercier.

— Tirez votre épée, répondit la comtesse, et percez-moi le sein, plutôt que de permettre que je tombe entre ses mains.

— J’aimerais mille fois mieux, répondit Wayland, la lui passer au travers du corps, ou m’en percer moi-même. Mais, à dire vrai, combattre n’est point mon fort, quoique je puisse tout comme un autre soutenir la vue d’un fer froid, quand il le faut. D’ailleurs, mon épée (hâtez le pas, je vous prie), c’est une pauvre vieille rapière, et je vous garantis que la sienne est une fine lame de Tolède. Il a en outre un domestique, et je crois que c’est ce coquin d’ivrogne de Lambourne, qui le suit sur le cheval qu’il montait, dit-on (je vous en conjure, avancez plus vite), quand il dévalisa ce riche nourrisseur de l’ouest. Ce n’est pas que je craigne Varney ou Lambourne dans une bonne cause (votre cheval ira plus vite, si vous voulez le presser) ; mais cependant… (ne lui laissez pas prendre le galop, je vous prie, de peur qu’ils ne s’aperçoivent que nous les craignons et qu’ils ne nous donnent la chasse… Maintenez-le au grand trot) ; mais cependant, quoique je n’aie pas peur d’eux, je voudrais bien que nous en fussions débarrassés, et plutôt par la ruse que par la violence. Si une fois nous pouvions atteindre la troupe qui marche devant nous, nous nous mêlerions à elle, et nous passerions outre sans être observés, à moins que Varney ne vienne réellement à notre poursuite ; nous serions alors trop heureux de nous en tirer. »

Tout en parlant ainsi, il pressait et retenait tour à tour son cheval, désirant conserver une allure rapide, mais telle cependant qu’elle n’eût rien que d’ordinaire, et éviter une précipitation qui pût faire soupçonner qu’ils fuyaient.

Bientôt ils gravirent la colline dont nous avons parlé, et en arrivant au sommet, ils eurent le plaisir de voir que la troupe qui avait quitté Donnington avant eux se trouvait au bas de la colline, dans une petite vallée où la route était traversée par un ruisseau bordé de deux ou trois chaumières. La joyeuse caravane semblait s’être arrêtée en cet endroit, ce qui donna à Wayland l’espoir de la rejoindre et de se perdre au milieu de la foule avant que Varney les eût atteints. Il était d’autant plus inquiet, que sa compagne de voyage, quoiqu’elle ne fît entendre aucune plainte et ne manifestât aucune crainte, commençait à pâlir d’une manière si effrayante, qu’il tremblait qu’elle ne tombât de cheval. Malgré ce symptôme de défaillance, elle poussa son palefroi si vigoureusement, qu’ils atteignirent la troupe au fond de la vallée, avant que Varney parût sur le sommet de la colline dont ils venaient de descendre.

Ils trouvèrent la compagnie à laquelle ils comptaient s’associer dans le plus grand désordre. Les femmes, échevelées, étaient réunies avec un air d’importance à la porte d’une des chaumières, entrant et sortant alternativement, tandis que les hommes se pressaient à l’entour, tenant leurs chevaux par la bride, et faisant assez sotte mine, comme c’est l’ordinaire dans le cas où leur assistance n’est point nécessaire.

Wayland et la comtesse s’arrêtèrent comme par curiosité, puis, tout doucement, sans faire aucune question, et sans qu’on leur demandât rien, ils se mêlèrent à la troupe, comme s’ils en eussent toujours fait partie.

Il n’y avait pas plus de cinq minutes qu’ils étaient là, cherchant à s’écarter de la route le plus possible, et de manière à placer les autres voyageurs entre eux et Varney, lorsque l’écuyer de lord Leicester, suivi de Lambourne, commença à descendre la colline à toute bride ; les flancs de leurs chevaux et les molettes de leurs éperons portaient les marques sanglantes de la rapidité de leur course. Ce groupe arrêté autour de la cabane, ces individus vêtus de surtouts de bougran pour cacher leur costume de théâtre, leur charrette destinée à transporter leurs décorations, et une foule d’objets bizarres qu’ils tenaient à leur main pour les ménager davantage, tout cela eut bientôt mis nos cavaliers au fait du caractère et des projets de cette réunion.

« Vous êtes des comédiens qui vous rendez à Kenilworth ? dit Varney.

Recte quidem, domine spectatissime[108], répondit un personnage de la bande.

— Et pourquoi diable vous arrêtez-vous ici, dit Varney, lorsque, en faisant toute la diligence possible, vous arriverez à peine à temps à Kenilworth ? La reine dîne demain à Warwick, et vous vous amusez ici, fainéants ?

— En vérité, monsieur, » dit un petit homme qui portait un masque orné d’une grande paire de cornes de bel écarlate, une jaquette de serge noire étroitement lacée autour de son corps, des bas rouges, et des souliers qui, par leur forme, imitaient un pied fourchu ; « en vérité, monsieur, vous avez parfaitement raison. C’est mon père le diable, qui, se trouvant pris du mal d’enfant, nous a arrêtés dans notre marche pour augmenter notre troupe d’un diablotin de trop.

— Il a le diable au corps ! » répondit gaîment Varney, dont le rire n’allait jamais au delà d’un sourire malin.

« Ce que dit le jeune homme est exact, » ajouta le masque qui avait parlé le premier ; « notre diable major, car celui-ci n’est que le minor, est en ce moment criant : Lucina, feropem[109], dans l’intérieur de ce tugurium.

— Par saint George ! ou plutôt par le dragon, qui peut bien être le parent du diable en couches, voilà une plaisante aventure ! dit Varney ; qu’en dis-tu, Lambourne ? ne veux-tu pas profiter de l’occasion pour être parrain ? Si le diable avait à choisir un compère, je ne connais personne qui pût en faire mieux l’office.

— Excepté, pourtant, quand mes supérieurs sont présents, » répliqua Lambourne avec l’impudence polie d’un domestique qui sait que ses services sont tellement indispensables, qu’une pareille plaisanterie passera.

« Et quel est le nom de ce diable ou de cette diablesse qui a si drôlement pris son temps ? « dit Varney ; car il ne nous est guère possible de nous passer d’avance de nos acteurs.

« Gaudet nomine Sibyllœ[110], » répondit le premier interlocuteur ; elle s’appelle Sibylle Lancham, femme de maître Richard Lancham.

— L’huissier de la chambre du conseil, dit Varney ; vraiment elle est inexcusable, elle a assez d’expérience pour savoir mieux arranger ses affaires. Mais qui sont cet homme et cette femme, qui tout à l’heure, avant que j’arrivasse, montaient la colline avec tant de hâte ? appartiennent-ils à votre compagnie ? »

Wayland allait hasarder une réponse à cette question alarmante, quand le petit diablotin s’avança encore pour dire son mot.

« Sous votre bon plaisir, » dit-il en s’approchant de Varney, et en parlant de manière à ne pas être entendu de ses compagnons, « l’homme est notre diable-major, qui a assez de ressources pour en remplacer une centaine ; et quant à la femme… sous votre bon plaisir… c’est la sage personne dont l’assistance est le plus spécialement nécessaire à notre malencontreuse compagne de voyage.

— Oh ! oh ! vous avez donc pu trouver une sage-femme ? dit Varney. Dans le fait elle trottait comme une personne qui se rend dans un lieu où l’on a grand besoin d’elle. Et vous avez sans doute en réserve quelque autre disciple de Satan pour tenir la place de mistress Lancham ?

— Sans doute, monsieur, dit le petit démon ; ils ne sont pas si rares en ce monde que les éminentes vertus de Votre Honneur le lui feraient supposer. Ce maître diable crachera des traînées de feu, vomira sur-le-champ des tourbillons de fumée, si cela peut vous faire plaisir : vous croiriez qu’il a l’Etna dans l’abdomen.

— Je n’ai pas le temps, très digne rejeton du prince des ténèbres, de m’arrêter en ce moment pour assister à ce beau spectacle ; mais voici de quoi boire à l’heureux événement ; et, là-dessus, comme dit la comédie, Dieu bénisse vos travaux ! »

En disant ces mots, il piqua son cheval et se remit en route.

Lambourne resta un instant en arrière de son maître, et fouilla dans sa poche pour en tirer une pièce d’argent qu’il donna au communicatif diablotin, afin de l’encourager, dit-il, à poursuivre sa route vers les régions infernales, vu qu’il avait déjà distingué en lui quelques étincelles du feu sacré. Puis, après avoir reçu du petit drôle les remercîments dus à sa générosité, il donna à son tour de l’éperon à son cheval, et courut après son maître avec la rapidité de l’éclair.

« Maintenant, » dit le rusé diablotin en s’approchant du cheval de Wayland, et en faisant une gambade qui semblait justifier sa prétendue parenté avec le prince des régions aériennes ; « je leur ai dit qui vous êtes ; dites-moi, à votre tour, qui je suis.

— Ou Flibbertigibbet, répondit Wayland, ou un véritable rejeton du diable.

— Tu l’as deviné, répliqua Dickie Sludge ; je suis, comme tu dis, ton Flibbertigibbet ; je me suis débarrassé des liens qui m’enchaînaient à mon savant précepteur, comme je t’avais dit que je le ferais, qu’il le voulût ou non. Mais quelle dame as-tu amenée là avec toi ? J’ai vu que tu étais en défaut, à la première question qui te fut faite, c’est pourquoi je suis accouru à ton secours. Mais il faut que je sache qui elle est.

— Tu sauras cinquante autres choses plus belles encore, mon cher petit lutin ; mais trêve à tes questions pour le moment. Et puisque vous allez à Kenilworth, je vous y suivrai, ne fût-ce que pour ton aimable figure et ta maligne compagnie.

— Tu aurais dû dire ma maligne figure et mon aimable compagnie, reprit Dickie ; mais comment veux-tu voyager avec nous, je veux dire en quelle qualité ?

— Je n’en veux pas d’autre que celle que tu m’as assignée, celle d’escamoteur ; tu sais que je suis au fait du métier.

— Oui, mais la dame, demanda Flibbertigibbet ; car sur ma parole, je crois que c’en est une, et que tu es en ce moment fort en peine pour elle, comme je m’en aperçois à ton extrême agitation.

— Quant à elle, mon enfant, c’est ma pauvre sœur, dit Wayland ; elle chante et joue du luth à attirer le poisson hors de la rivière.

— Fais-la-moi entendre à l’instant, dit le jeune lutin ; j’aime le luth par dessus toutes choses, quoique je n’en aie jamais entendu jouer.

— Alors, comment peux-tu l’aimer, Flibbertigibbet ? dit Wayland.

— Comme les chevaliers aiment les dames dans les vieux contes, par ouï-dire.

— Eh bien donc, continue à l’aimer par ouï-dire, jusqu’à ce que ma sœur soit remise de la fatigue du voyage, » dit Wayland, qui ensuite murmura entre ses dents : « Le diable emporte ce petit drôle avec sa curiosité ! Il faut cependant que je continue à lui faire bonne mine, autrement nous nous en trouverions mal. »

Wayland, s’adressant ensuite à maître Holyday, commença à vanter ses talents comme escamoteur, et ceux de sa sœur comme musicienne. Quelques preuves de sa dextérité lui furent demandées ; il les offrit sur-le-champ, et elles eurent tant de succès que, charmée de s’être recrutée d’un aussi habile homme, la troupe admit sans difficulté les excuses qu’il présenta en faveur de sa sœur, dont on désirait connaître le talent. Les nouveaux venus furent invités à prendre part aux rafraîchissements dont la bande s’était munie, et ce ne fut pas sans peine que Wayland Smith trouva l’occasion de parler en particulier à sa prétendue sœur pendant le repas. Il en profita pour la conjurer d’oublier, pour le présent, son rang et ses chagrins, et de condescendre à se mêler à la société avec laquelle elle allait faire route, ce qui serait le moyen le plus efficace de demeurer inconnue.

La comtesse apprécia la justesse de cette recommandation, et quand ils se remirent en chemin, elle s’efforça de suivre le conseil de son guide en s’adressant à une femme qui se trouvait près d’elle, et en témoignant de l’intérêt à celle qu’ils étaient obligés de laisser en arrière.

« Oh ! elle est bien soignée, madame, » répondit la comédienne, qu’à son air de gaîté, à son penchant à rire de tout, on eût pu prendre pour le type de la femme de Bath[111] ; « et puis ma commère Lancham attache fort peu d’importance à ces affaires-là. Le neuvième jour, si les fêtes durent aussi long-temps, nous la reverrons parmi nous à Kenilworth, quand même elle devrait voyager avec son enfant sur le dos. »

Il y avait dans ce discours quelque chose qui ôta à la comtesse de Leicester tout désir de continuer la conversation ; mais ayant rompu le charme en parlant la premiere à sa compagne de voyage, la bonne dame, qui devait jouer le rôle de dame Gillian de Croydon, dans un des intermèdes, prit soin que la conversation ne tombât point de tout le voyage. Elle entretint sa silencieuse compagne d’un millier d’anecdotes de fêtes à partir du règne du roi Henri, lui détaillant l’accueil que les grands avaient fait à leur troupe, sans oublier le nom des acteurs qui avaient rempli les principaux rôles ; cependant, elle concluait toujours en disant que tout cela n’était rien auprès des fêtes royales de Kenilworth.

« Et quand arriverons-nous à Kenilworth ? » dit la comtesse avec une agitation qu’elle essayait vainement de cacher.

« Nous qui avons des chevaux, nous pouvons de ce pas arriver ce soir à Warwick, et Kenilworth n’est guère qu’à quatre ou cinq lieues au delà ; mais il faudra attendre que nos piétons nous rejoignent, quoiqu’il soit probable que l’excellent lord Leicester enverra des chevaux ou des voitures à leur rencontre, afin qu’ils ne se ressentent pas trop de la fatigue du voyage ; car la fatigue, comme vous pouvez le croire, serait un fort mauvais prélude quand il s’agit de danser devant l’élite du royaume. Et pourtant. Dieu me soit en aide ! j’ai vu un temps où, après avoir fait mes cinq lieues à pied, j’aurais pirouetté toute la soirée sur la pointe du pied, comme un plat d’étain qu’un jongleur fait tourner sur la pointe d’une aiguille. Mais le temps m’a un peu chiffonnée dans ses griffes, comme dit la chanson ; quoique, si la musique et mon partner me conviennent, je puisse encore pincer mon rigodon aussi joliment qu’aucune fille un peu dégourdie du Warwickshire, dont l’âge serait le malheureux chiffre quatre suivi d’un gros zéro. »

Si la comtesse fut assourdie par le bavardage de cette bonne dame, Wayland Smith, de son côté, avait assez à faire à soutenir et à parer continuellement les attaques que lui livrait l’infatigable curiosité de son ancienne connaissance Richard Sludge. La nature avait doué ce maître espiègle d’un penchant à tout épier qui cadrait parfaitement avec la subtilité de son esprit ; de là sa manie d’espionner tout le monde et son ardeur à se mêler des affaires des autres, après avoir acquis la connaissance des choses qui ne le regardaient pas. Il passa toute la journée à pénétrer des yeux sous le voile de la comtesse, et ce qu’il put distinguer ne fit apparemment que piquer sa curiosité.

« Sais-tu, Wayland, que cette sœur que tu as amenée, dit-il, a un bien joli cou pour être née dans une forge, et une main bien délicate et bien transparente pour avoir été habituée à tourner le fuseau ? Sur ma foi, je croirai à ta parenté quand l’œuf du corbeau produira un cygne.

— Allons, dit Wayland, tu es un petit bavard, et tu mériterais d’être fouetté pour ton audace.

— Fort bien ! » dit le diablotin en se retirant à l’écart ; « tout ce que je puis faire, c’est de vous engager à ne point oublier que vous m’avez caché un secret ; si je ne vous rends pas la monnaie de votre pièce, je ne m’appelle pas Dickie Sludge. »

Cette menace et la distance à laquelle le lutin se tint pendant le reste de la route alarmèrent beaucoup Wayland, et il insinua à sa prétendue sœur de feindre d’être accablée de fatigue et de témoigner, sous ce prétexte, le désir de s’arrêter à deux ou trois milles de la belle ville de Warwick, en promettant de rejoindre la troupe le lendemain. Une petite auberge de village leur offrait un pied-à-terre, et ce fut avec un secret plaisir que Wayland vit toute la bande, y compris Dickon, passer outre, après un adieu amical, et les laisser en arrière.

« Demain, madame, dit-il à la comtesse, nous nous lèverons de bonne heure, si c’est votre bon plaisir, afin d’atteindre Kenilworth avant la foule qui doit s’y rassembler. »

La comtesse adhéra à la proposition de son fidèle guide ; mais il éprouva quelque surprise de voir qu’elle ne disait rien de plus sur ce sujet. Ce silence, qui inquiétait Wayland, lui laissait ignorer si elle avait formé quelque plan pour sa conduite future, car il savait que sa situation demandait une grande circonspection, quoiqu’il ne la connût encore qu’imparfaitement. Il conclut cependant qu’elle devait avoir dans le château des amis sur les avis et l’assistance desquels elle pouvait compter, et pensa que sa tâche ne pourrait être mieux remplie qu’en l’y conduisant, conformément à ses ordres réitérés.



CHAPITRE XXV.

L’ARRIVÉE À KENILWORTH.


Entendez le son des cloches et l’appel du cor ; mais la plus belle n’y répond pas : des flots de nobles et de dames se pressent dans les salles ; mais la plus aimable doit rester cachée dans l’obscurité. Quels yeux étaient les tiens, orgueilleux prince, lorsque l’éclat de ces brillants météores te fit perdre ce bon sens qui fait préférer l’étoile au ver luisant, et le mérite modeste et timide à l’insolence de la cour ?
La Pantoufle de verre.


L’infortunée comtesse de Leicester avait été, depuis sa plus tendre enfance, traitée par ceux qui l’entouraient avec une indulgence aussi illimitée que peu réfléchie. La douceur naturelle de son caractère l’avait empêchée de devenir hautaine et difficile à vivre ; mais ce caprice, qui lui avait fait préférer le beau et insinuant Leicester à Tressilian, dont elle appréciait si bien les sentiments d’honneur et l’inaltérable affection, cette fatale erreur qui détruisit le bonheur de sa vie, avait sa source dans cette tendresse mal entendue qui avait épargné à son enfance les pénibles mais nécessaires leçons qui apprennent la soumission et l’art de se commander à soi-même. Il était résulté de cette même indulgence, qu’elle ne s’était jamais inquiétée que de former et d’exprimer ses désirs, laissant aux autres la tâche de les satisfaire ; de sorte qu’aux époques les plus importantes de sa vie, elle se trouva en même temps dépourvue de présence d’esprit et inhabile à se former aucun plan de conduite prudent et raisonnable.

Cet embarras se fit sentir avec plus de force que jamais à la malheureuse comtesse, le matin du jour qui semblait devoir décider de son sort. Passant sur toute considération d’un ordre inférieur elle avait uniquement désiré d’être à Kenilworth, et d’arriver en présence de son époux ; mais maintenant qu’elle était sur le point d’obtenir l’un et l’autre, mille considérations nouvelles se présentaient à la fois à son esprit en proie aux plus cruelles incertitudes. Des dangers sans nombre l’épouvantaient, les uns réels, les autres imaginaires, tous grossis et exagérés par son état d’abandon et par l’absence de tout appui et de tout conseil.

Une nuit sans sommeil l’avait tellement affaiblie, qu’elle se trouva le lendemain incapable de se rendre à l’appel de Wayland, qui se présenta à sa porte de bon matin. Le fidèle guide, vivement alarmé de son état, et non sans quelque crainte pour lui-même, était sur le point de partir seul pour Kenilworth, dans l’espoir d’y rencontrer Tressilian et de l’informer de l’approche de la comtesse, lorsque, sur les neuf heures, elle le fit demander. Il la trouva habillée et prête à se mettre en route, mais d’une pâleur qui lui donna des inquiétudes sur sa santé. Elle exprima le désir que les chevaux fussent amenés sur-le-champ, et résista avec impatience aux instances que lui fit son guide pour qu’elle prît quelque nourriture avant de partir. « J’ai bu, dit-elle, un verre d’eau ; le malheureux qu’on traîne au supplice n’a pas besoin d’un meilleur cordial, et ce qui lui suffit doit me suffire… Faites ce que je vous demande. » Comme Wayland hésitait encore : « Que voulez-vous de plus ? ajouta-t-elle ; n’ai-je pas parlé clairement ?

— Oui, répondit Wayland ; mais puis-je vous demander ce que vous comptez faire ? Je ne cherche à le savoir qu’afin de pouvoir me conduire selon vos désirs. Tout le pays est en mouvement et se porte comme un torrent vers Kenilworth. Il serait difficile d’y parvenir, quand même nous aurions les passeports nécessaires pour nous tenir lieu de saufs-conduits et nous donner la libre entrée. Inconnus et sans amis, il peut nous arriver quelque malheur. Votre Honneur me pardonnera de m’exprimer librement. Ne ferions-nous pas mieux d’essayer de retrouver nos comédiens et de nous joindre de nouveau à eux ? » La comtesse secoua la tête, et son guide continua : « Alors, je ne vois qu’un seul remède.

— Expliquez-vous donc, » dit la comtesse qui n’était peut-être pas fâchée qu’il lui donnât son avis, car elle aurait eu honte de le lui demander. « Je te crois fidèle… Que me conseillerais-tu ?

— Ce serait de m’envoyer prévenir M. Tressilian que vous êtes ici. Je suis convaincu qu’il monterait à cheval avec quelques uns des partisans de Sussex, et qu’il pourvoirait à votre sûreté personnelle.

— Et c’est à moi que vous proposez, dit la comtesse, de me placer sous la protection de Sussex, de l’indigne rival de Leicester ? »

Puis, voyant l’air de surprise avec lequel Wayland la regardait, et craignant d’avoir manifesté trop énergiquement l’intérêt qu’elle portait à Leicester, elle ajouta : « Quant à Tressilian, cela ne se peut… Ne prononcez pas devant lui mon malheureux nom, je vous le recommande ; cela ne ferait que doubler mes malheurs, et l’entraîner, lui, dans des dangers qu’il serait au dessus de son pouvoir d’éviter. » Elle s’arrêta ; mais quand elle aperçut que Wayland continuait à la regarder avec cette expression inquiète et incertaine qui indiquait des doutes sur l’état de son esprit, elle prit un air froid et ajouta : « Guide-moi seulement jusqu’au château de Kenilworth, brave homme, et ta tâche sera terminée ; car alors je verrai ce que j’aurai à faire. Tu m’as servie fidèlement jusqu’ici ; voici quelque chose qui te dédommagera amplement de ta peine.

Elle offrit à l’artiste une bague enrichie d’une pierre de grand prix. Wayland la regarda, hésita un moment et la rendit. « Ce n’est pas, madame, que je me considère comme au-dessus de vos bontés, n’étant qu’un pauvre diable qui a été forcé, Dieu le sait ! de vivre par des moyens au-dessous des bienfaits d’une personne telle que vous. Mais comme mon ancien maître le maréchal-ferrant avait coutume de le dire à ses pratiques : « Point de cure, point de salaire. » Nous ne sommes pas encore à Kenilworth, et vous serez assez à temps pour vous acquitter envers votre guide, lorsque, comme on dit, vous en serez au débotté. Puissiez-vous être aussi assurée d’être accueillie convenablement à votre arrivée à Kenilworth que vous pouvez être certaine de mes efforts pour vous y amener à bon port. Je vais seller nos chevaux : pourtant permettez-moi de vous supplier encore une fois, et comme votre pauvre médecin et comme votre guide, de prendre quelque nourriture.

— Je le ferai… je le ferai… » dit la comtesse avec vivacité. « Allez, allez sur-le-champ… » « C’est en vain que je veux montrer de l’assurance, » dit-elle quand Wayland eut quitté la chambre, « ce pauvre garçon lui-même, à travers mon courage affecté, mesure l’étendue de mes craintes. »

Elle essaya alors de suivre les avis de son guide, en prenant un peu de nourriture ; mais elle fut forcée d’y renoncer, car l’effort qu’elle fit pour avaler le premier morceau lui fit tant de mal, quelle faillit en être suffoquée. Un moment après, les chevaux parurent sous la fenêtre. La comtesse monta sur le sien, et le grand air ainsi que le mouvement lui procurèrent le soulagement qu’on en éprouve souvent en pareil cas.

Il fut très heureux pour les projets de la comtesse que Wayland Smith, à qui sa vie errante et aventurière avait appris à connaître presque toute l’Angleterre, fût aussi au fait des chemins de traverse que des grandes routes qui sillonnent le beau comté de Warwick ; car si grande était la foule qui de toutes parts se pressait vers Kenilworth, pour voir l’entrée de la reine dans cette splendide demeure de son premier favori, que les principaux chemins étaient maintenant obstrués et impraticables, et que c’était seulement par des sentiers détournés que les voyageurs pouvaient achever leur route.

Les pourvoyeurs de la reine s’étaient répandus dans les environs, enlevant dans les fermes et dans les villages toutes les provisions qu’on exigeait d’ordinaire dans les tournées royales, provisions dont les propriétaires obtenaient ensuite le paiement tardif de la cour du Tapis vert[112]. Les officiers de la maison du comte de Leicester avaient aussi parcouru le pays pour le même objet ; et plusieurs des amis et des parents, proches ou éloignés, de ce puissant personnage avaient saisi cette occasion de se mettre dans ses bonnes grâces, en envoyant des voitures de provisions et de friandises de toute espèce, ainsi qu’une énorme quantité de gibier et des tonneaux des meilleurs boissons anglaises ou étrangères. Les grandes routes étaient donc couvertes de troupeaux de bœufs, de moutons, de veaux et de porcs, et encombrées de pesantes charrettes, dont les essieux criaient sous le poids des barriques de vin, des tonnes d’ale, des paniers d’épiceries, des pièces de gibier, des viandes salées et des sacs de farine. À chaque instant la circulation était arrêtée par ces voitures qui s’accrochaient entre elles ; et leurs grossiers conducteurs, jurant et criant jusqu’à ce que leurs brutales passions fussent excitées au dernier degré, ne tardaient pas à se disputer le pas avec leurs fouets et leurs bâtons. Ces rixes se terminaient d’ordinaire par l’intervention de quelque pourvoyeur attaché au grand prévôt, ou de quelque autre agent de l’autorité, qui tombait indistinctement sur les deux parties.

Il y avait en outre des comédiens, des baladins, des jongleurs et des charlatans de toute espèce, qui suivaient par joyeuses bandes les chemins conduisant au palais du Plaisir royal ; car c’était ainsi que les ménestrels ambulants avaient baptisé Kenilworth dans les chansons qui avaient déjà paru par anticipation sur les fêtes qui devaient avoir lieu. Au milieu de ce bizarre assemblage, des mendiants étalaient leurs infortunes réelles ou prétendues, contraste étrange, quoique fort ordinaire, entre les vanités et les misères de la vie humaine ! Tous ces individus flottaient au milieu d’un immense débordement de la population que la seule curiosité avait attirée. Ici l’ouvrier avec son tablier de cuir coudoyait l’élégante dame à laquelle il obéissait à la ville ; là des paysans avec leurs souliers ferrés marchaient sur les pieds de braves bourgeois et de dignes gentilshommes ; plus loin, Jeanne la laitière à la démarche lourde et aux gros bras rouges, se frayait un chemin au milieu de ces poupées bien délicates et bien jolies, dont les pères étaient chevaliers ou écuyers.

Cependant au milieu de cette foule et de cette confusion régnait la plus franche gaîté. Tous venaient pour se divertir et tous riaient de ces petits inconvénients qui, en d’autres temps, eussent échauffé leur bile. À l’exception des disputes passagères qui s’élevaient, ainsi que nous l’avons dit, parmi la race irritable des charretiers, tous les accents confus qui se faisaient entendre au sein de cette multitude étaient ceux du contentement et de la plus vive allégresse. Les musiciens préludaient sur leurs instruments, les ménestrels fredonnaient leurs chansons ; le bouffon privilégié poussait des cris moitié gais, moitié fous, en agitant sa marotte ; les danseurs moresques secouaient leurs clochettes, les paysans criaient et sifflaient : au gros rire des hommes répondaient les éclats perçants de celui des femmes ; tandis que de grosses plaisanteries envoyées d’un côté de la route, comme un volant, étaient saisies à la volée et renvoyées par celui à qui elles étaient adressées.

Il n’y a peut-être pas de plus grand supplice pour une personne absorbée par la tristesse que de se trouver jetée au milieu d’une scène de fête et de réjouissance dont l’aspect riant forme un contraste si pénible avec l’état de son âme. Dans cette circonstance, cependant, le bruit et le tumulte de cette scène bizarre, en changeant le cours des pensées d’Amy, l’empêcha de s’appesantir sur son infortune et de s’abandonner à de tristes pressentiments sur sa prochaine destinée. Elle poursuivait sa marche comme au milieu d’un songe, suivant aveuglément Wayland qui, avec la plus grande adresse, tantôt lui frayait un passage à travers le gros de la foule, tantôt s’arrêtait pour attendre une occasion favorable d’avancer de nouveau, et souvent aussi, s’écartant de la route directe, prenait des chemins détournés qui les ramenaient sur la grande route après leur avoir procuré la satisfaction de faire un trajet considérable avec plus d’aisance et de rapidité.

Ce fut ainsi qu’il évita Warwick dont le château (magnifique monument de la splendeur des temps chevaleresques, qui jusqu’à nos jours a résisté aux injures du temps) avait reçu la nuit précédente la reine Élisabeth : elle devait s’y arrêter jusqu’après midi, heure à laquelle on dînait alors dans toute l’Angleterre, comptant ensuite se remettre en route pour Kenilworth. À mesure que nos voyageurs avançaient, ils ne rencontraient pas de groupe qui n’eût quelque chose à dire à la louange de la reine ; toutefois ce n’était pas sans y mêler un peu de cette satire obligée par laquelle nous manifestons d’ordinaire le plus ou moins d’estime que nous faisons des autres, surtout s’il leur arrive d’être nos supérieurs. »

« Avez-vous entendu, disait l’un, quelles gracieuses paroles elle a adressées à M. le bailli, au greffier et à ce bon M. Griffin le prédicateur, quand ils se sont mis à genoux à la portière de sa voiture ?

— Oui, et comme elle a dit au petit Aglionby : « Monsieur le greffier, on voudrait me persuader que vous avez peur de moi : mais vous m’avez si bien fait l’énumération de toutes les vertus d’un souverain, que je crois vraiment que j’ai encore plus sujet d’avoir peur de vous. » Et puis avec quelle grâce elle a pris la belle bourse où étaient les vingt souverains d’or ; elle semblait ne la prendre qu’à regret, et cependant elle l’a prise.

— Oui, oui, disait un autre, il m’a semblé que ses doigts la serraient assez volontiers quand elle l’a tenue ; et il m’a semblé aussi qu’elle la pesait un moment comme pour dire : « J’espère qu’ils sont de poids. »

— Il n’en était pas besoin, mon cher voisin, disait un troisième ; c’est seulement quand la corporation solde les comptes d’un pauvre artisan comme moi, qu’elle les renvoie avec des pièces rognées. C’est fort bien, après tout : le petit greffier, puisqu’on l’appelle ainsi, va être maintenant plus grand que jamais.

— Allons, mon bon voisin, dit le premier interlocuteur, ne soyez pas jaloux… c’est une bonne reine, une reine généreuse… elle a donné la bourse au comte de Leicester.

— Moi jaloux ! le diable t’emporte pour un pareil mot, répondit l’artisan ; mais bientôt elle donnera tout au comte de Leicester, je crois. »

« Vous vous trouvez mal, madame, » dit Wayland Smith à la comtesse de Leicester, et il lui proposa de s’écarter de la route et de faire halte jusqu’à ce qu’elle fût remise. Mais elle se fit violence en cette occasion, comme en entendant d’autres discours du même genre qui frappèrent son oreille le long de la route ; seulement elle insista auprès de son guide pour qu’il la conduisit à kenilworth avec toute la célérité que permettraient les embarras de la route. Cependant l’inquiétude de Wayland au sujet de ses faiblesses répétées et du dérangement visible de son esprit augmentait à chaque instant, et il commençait à souhaiter vivement que, conformément à ses demandes réitérées, elle pût arriver sans encombre à Kenilworth, où il ne doutait pas qu’elle ne fût assurée d’un bon accueil, quoiqu’elle parût peu disposée à lui révéler sur quoi elle fondait ses espérances.

« Si je suis une fois quitte de ce danger, pensait-il, et qu’on me retrouve jouant le rôle d’écuyer près d’une demoiselle errante, je permets qu’on me casse la tête avec mon marteau d’enclume. »

Enfin parut à leurs yeux ce magnifique château de Kenilworth. Ses embellissements et l’amélioration des domaines qui en dépendaient n’avaient pas coûté, dit-on, au comte de Leicester moins de soixante mille livres sterling, somme qui en représente cinq cent mille de notre époque[113].

Les murs de ce superbe et gigantesque édifice entouraient un espace de sept acres[114], dont une partie était occupée par de vastes écuries et par un jardin de plaisance avec ses bosquets et ses parterres ; le reste formait la grande cour ou cour extérieure du noble château. L’édifice lui-même, qui s’élevait à peu près au centre de ce vaste enclos, était composé de plusieurs magnifiques bâtiments revêtus de pierres de taille, qui paraissaient avoir été construits à différentes époques. Ils entouraient une cour intérieure, et les noms que portait chaque portion du bâtiment, ainsi que les armoiries qui les décoraient, rappelaient de puissants seigneurs morts depuis long-temps, et dont l’histoire, si l’ambition eût su y prêter l’oreille, aurait pu servir de leçon à l’orgueilleux favori qui avait acquis ce beau domaine et s’occupait de l’améliorer. Le vaste et solide donjon qui formait la citadelle du château était d’une très haute antiquité, quoique l’époque de sa construction fût incertaine. Il portait le nom de César, peut-être à cause de sa ressemblance avec celui de la Tour de Londres, qui a le même nom. Quelques antiquaires font remonter sa construction au temps de Kenelph, roi saxon de la Mercie, dont le château avait reçu le nom ; d’autres voulaient qu’il eût été bâti peu de temps après la conquête des Normands. Sur les murs extérieurs se dessinait l’écusson des Clinton, par qui ils furent élevés sous le règne de Henri Ier ainsi que celui d’un homme plus redoutable encore, du célèbre Simon de Montfort qui, durant la guerre des Barons, avait long-temps défendu Kenilworth contre Henri III. Là aussi Mortimer, comte de Marck, fameux par son élévation et par sa chute, avait donné de brillantes fêtes pendant que son souverain détrôné, Édouard II, languissait dans les cachots du château. Le vieux Jean de Gand, de l’antique race des Lancastre, avait beaucoup agrandi le château en élevant le vaste et massif bâtiment qui porte encore aujourd’hui son nom. Leicester avait surpassé ceux qui l’avaient possédé avant lui, tout magnifiques et puissants qu’ils eussent été, en élevant un autre corps de bâtiment, qui maintenant est enseveli sous ses ruines, emblème de l’ambition de son fondateur. Les murailles extérieures de ce château vraiment royal étaient, du côté du sud-ouest, baignées et défendues par un lac en partie artificiel, sur lequel Leiceister avait fait construire un superbe pont, afin qu’Élisabeth pût entrer dans ce château par un chemin nouveau, au lieu d’y arriver par l’entrée ordinaire, située du côté du nord. À la place de cette entrée il avait construit une espèce de barbacane, qui existe encore et qui égale en étendue et surpasse en architecture le manoir de plus d’un baron du nord.

De l’autre côté du lac était un parc immense, rempli de daims, de chevreuils et de toute espèce de gibier. Il était partout ombragé par de magnifiques arbres, du milieu desquels on voyait s’élever majestueusement la large façade du château et ses tours massives. Il faut bien ajouter que ce superbe palais, où des princes donnèrent des fêtes et où des héros combattirent, tantôt par les sanglants engagements de l’assaut et du siège, tantôt dans des joutes chevaleresques, où la beauté décernait le prix gagné dans la valeur, ne présente plus aujourd’hui qu’une scène de désolation. Le lit du lac n’est plus qu’un marais peuplé de joncs, et les ruines massives du château ne servent plus qu’à montrer quelle fut autrefois sa splendeur, et à faire sentir au voyageur la valeur passagère des biens de ce monde et le bonheur de ceux qui jouissent d’une humble fortune et de la paix du cœur.

Ce fut avec des sentiments bien différents que l’infortunée comtesse de Leicester contempla ces tours grisâtres et massives, quand pour la première fois elle les vit s’élever au dessus des bois touffus et majestueux sur lesquels elles semblaient dominer en reines. Épouse légitime du grand comte de Leicester, le favori d’une reine, idole de l’Angleterre, elle approchait du séjour de son époux et de sa souveraine, sous la protection plutôt que sous la conduite d’un pauvre jongleur ; et bien que, maîtresse de ce superbe château, le moindre mot de sa bouche dût, en toute justice, en faire ouvrir les portes, elle ne pouvait se dissimuler les difficultés et les périls qu’elle devait rencontrer pour se faire admettre dans sa propre demeure.

Les dangers et les obstacles semblaient en effet augmenter à chaque instant, et elle se vit sur le point d’être définitivement arrêtée dans sa marche à son arrivée devant une grande porte ouvrant sur une large et belle avenue qui traversait le parc dans une étendue d’environ deux milles, et d’où l’œil jouissait des plus beaux points de vue du château et du lac. Cette avenue aboutissait au pont nouvellement construit, dont elle était une dépendance, et c’était celle que devait suivre la reine pour se rendre au château dans cette mémorable circonstance.

La comtesse et Wayland trouvèrent la porte de cette avenue, qui donnait sur la route de Warwick, gardée par un détachement de yeomen à cheval de la garde de la reine, armés de cuirasses richement guillochées et dorées, coiffés de casques au lieu de bonnets, et portant la crosse de leurs carabines appuyée sur la cuisse. Ces cavaliers, qui faisaient le service partout où la reine se rendait en personne, étaient placés là sous les ordres d’un poursuivant d’armes, ayant au bras une plaque aux armes du comte de Leicester, pour indiquer qu’il lui appartenait, et ils refusaient impitoyablement l’entrée à tout le monde, excepté aux personnes invitées à la fête, ou aux individus appelés à jouer quelque rôle dans les divertissements qui devaient avoir lieu.

La foule était immense aux approches de cette entrée, et des gens de toute espèce faisaient valoir des motifs de toute sorte pour obtenir d’être admis ; mais les gardes étaient inexorables, et aux belles paroles, même aux offres séduisantes des solliciteurs, ils opposaient la sévérité de leur consigne, fondée sur l’aversion bien connue de la reine pour les embarras de la foule. Quant à ceux qui ne se payaient pas de ces raisons, ils étaient traités plus rudement : les soldats les repoussaient sans cérémonie par le choc de leurs chevaux bardés de fer, ou avec la crosse de leur carabine. Ces dernières manœuvres produisaient parmi la foule des ondulations qui firent craindre à Wayland de se trouver, malgré lui, séparé de sa compagne. Il ne savait pas non plus quelle raison faire valoir pour obtenir l’entrée, et il cherchait dans sa tête comment il se tirerait d’embarras, lorsque le poursuivant du comte, ayant jeté un coup d’œil de son côté, s’écria, à sa grande surprise : « Yeomen, faites place à cet homme au manteau orange foncé. Avancez, maître faquin, et dépêchez-vous. Quel diable vous a retenu en chemin ?… Avancez avec votre balle de babioles pour les dames. »

Tandis que le poursuivant adressait cette invitation pressante, mais peu polie, à Wayland Smith qui, d’abord, ne put imaginer qu’elle fût pour lui, les yeomen se hâtaient de lui frayer un passage. Il se borna à recommander à sa compagne de se bien cacher le visage avec son voile, puis il passa la porte, conduisant par la bride le palefroi de la comtesse, mais d’un air si craintif et si inquiet, que la foule, qui n’était nullement satisfaite de la préférence dont ils étaient l’objet, salua leur entrée de huées et de rires moqueurs.

Introduits de la sorte dans le parc, quoiqu’ils eussent peu à se louer de l’accueil qu’on leur avait fait, Wayland et la comtesse s’avançaient vers le château, songeant aux obstacles qu’ils allaient rencontrer encore en traversant la large avenue garnie des deux côtés par une longue file de gens armés d’épées et de pertuisanes. Richement vêtus des livrées du comte de Leicester, et portant au bras son écusson, ces hommes d’armes étaient placés à trois pas l’un de l’autre, de manière à border toute la route, depuis la porte du parc jusqu’au pont. Lorsque la comtesse aperçut pour la première fois l’ensemble imposant du château, avec ses tours majestueuses qui s’élevaient du sein d’une longue ligne de murailles extérieures, ornées de créneaux, de tourelles et de plates-formes, partout où le demandait la défense de la place ; lorsqu’elle aperçut tant de bannières flottant sur ces remparts, tant de casques étincelants, tant de plumes ondoyantes qui brillaient au dessus des terrasses et des créneaux, enfin tous ces signes d’un luxe et d’une magnificence auxquels elle était demeurée jusqu’alors étrangère, elle sentit son cœur défaillir, et se demanda un moment ce qu’elle avait offert à Leicester pour mériter de partager avec lui cette splendeur vraiment royale. Mais son orgueil et sa noblesse d’âme lui donnèrent du courage pour résister au secret sentiment qui la disposait à perdre tout espoir.

« Je lui ai donné, pensait-elle, tout ce qu’une femme peut donner… Mon nom et ma réputation, mon cœur et ma main, voilà ce que j’ai donné au pied des autels au maître de ce magnifique séjour, et la reine d’Angleterre ne pourrait lui offrir davantage. Il est mon mari ; je suis sa femme : ce que Dieu a joint, l’homme ne saurait le séparer. Je serai hardie à réclamer mes droits, d’autant plus hardie, que je viens à l’improviste et sans aucun appui. Je connais bien mon noble Dudley ! Il montrera un peu d’impatience de ce que je lui ai désobéi ; mais Amy pleurera, et Dudley lui pardonnera. «

Ces réflexions furent interrompues par un cri de surprise de Wayland, qui se sentit tout-à-coup saisi fortement au milieu du corps par une paire de longs bras noirs et décharnés, appartenant à un être animé, qui s’était laissé glisser des branches d’un chêne sur la croupe de son cheval, au milieu des éclats de rire des sentinelles.

« Ce ne peut être que le diable, ou encore Flibbertigibbet ! » dit Wayland après avoir fait de vains efforts pour se dégager, et désarçonner le lutin qui le serrait de toutes ses forces. « Les chênes de Kenilworth portent-ils de pareils glands ?

— Sans doute, maître Wayland, répondit son importun compagnon, et bien d’autres trop durs pour que vous puissiez les croquer, tout vieux que vous êtes, si je ne vous enseignais à le faire. Comment auriez-vous passé cette première porte, si je n’avais prévenu le poursuivant que notre jongleur en chef allait arriver derrière nous ? puis, m’élançant du haut de notre charrette sur cet arbre, je m’y suis blotti pour vous attendre, et je suppose qu’en ce moment ils perdent la tête parce qu’ils ne savent où je suis passé.

— Il faut vraiment que tu sois un émissaire de Satan, dit Wayland ; allons, je te donne carte blanche, bienfaisant diablotin, et je marcherai d’après tes conseils ; seulement, sois aussi bon que tu es puissant. »

Tout en causant ainsi, ils arrivèrent près d’une grosse tour, située à l’extrémité méridionale du vaste pont dont nous avons parlé, et qui avait été bâtie pour couvrir la porte extérieure du château de Kenilworth.

Ce fut dans cette pénible situation et dans une aussi singulière compagnie que l’infortunée comtesse de Leicester se présenta pour la première fois devant la magnifique demeure de son époux, de ce puissant seigneur, l’égal de plus d’un prince.



CHAPITRE XXVI.

LA LETTRE.


Snug. Avez-vous par écrit le rôle du lion ? Si vous l’avez, donnez-le-moi, je vous en prie, car je suis lent à apprendre.

Quince. Vous pouvez bien l’improviser, car il ne s’agit que de rugir.


Lorsque la comtesse de Leicester arriva à la porte extérieure du château de Kenilworth, elle trouva la tour, sous laquelle s’ouvrait la porte principale, gardée d’une manière étrange. Sur les créneaux étaient placés des gardes d’une taille gigantesque, avec des massues, des haches d’armes et d’autres instruments de guerre des temps anciens. Ils représentaient les soldats du roi Arthur, ces anciens Bretons par qui, suivant la tradition, le château avait été primitivement occupé, quoique l’histoire ne fît pas remonter son antiquité plus haut qu’aux temps de l’Heptarchie. Quelques-uns de ces redoutables guerriers étaient de véritables hommes portant des masques et des brodequins ; les autres étaient de simples mannequins de carton habillés de bougran, qui, vus d’en bas, offraient une image assez fidèle de ce qu’on avait voulu leur faire représenter. Mais le gigantesque personnage qui gardait l’entrée, et faisait en ce moment les fonctions de portier, ne devait aucune des terreurs qu’il inspirait à des moyens factices. C’était un homme que sa stature colossale, ses muscles saillants, ses membres énormes et sa vaste corpulence rendaient digne de représenter Colbrant, Ascapart, ou tout autre géant dont parlent les romans, sans avoir besoin de se grandir de la hauteur d’une semelle de soulier. Les jambes et les genoux de ce fils d’Anak étaient nus, aussi bien que ses bras, jusqu’à une palme des épaules, mais ses pieds étaient chaussés de sandales attachées avec des courroies de cuir écarlates, et garnies de plaques de bronze. Un étroit justaucorps de velours écarlate, orné de ganses d’or, et de courtes culottes de la même étoffe, couvraient son corps et une partie de ses membres, et au lieu de manteau il portait sur ses épaules une peau d’ours noir. La tête de ce formidable personnage était découverte ; toute sa coiffure consistait en une forêt de cheveux noirs qui tombaient des deux côtes d’une de ces grosses figures hébétées, telles qu’en ont souvent les hommes d’une stature extraordinaire, et qui, malgré d’honorables exceptions, ont fait naître un préjugé fort commun contre les géants, et les ont fait regarder comme des êtres stupides et insociables. Ce redoutable portier était armé, comme de raison, d’une lourde massue garnie de pointes d’acier ; en un mot, il représentait à merveille un de ces géants fabuleux qui figurent dans tous les contes de fée, ou dans les romans de chevalerie. Les manières de ce moderne Titan, lorsque Wayland arrêta son attention sur lui, avaient quelque chose qui dénotait beaucoup d’embarras et de mécontentement ; de temps en temps il s’asseyait sur un vaste banc de pierre qui semblait avoir été placé pour lui près de la porte, puis tout-à-coup il se levait, grattait son énorme tête, et marchait de long en large devant son poste, comme un homme en proie à l’impatience et à l’anxiété. Ce fut tandis que le géant se promenait devant la porte, dans cet état d’agitation, que Wayland, d’un air modeste mais pourtant assuré, quoiqu’au fond il ne fût pas sans crainte, se présenta pour passer outre et pénétrer sous le guichet. Le portier l’arrêta dans sa marche en lui criant d’une voix de tonnerre : « Retirez-vous ! » et il appuya son injonction en levant sa terrible massue et la laissant retomber devant le nez du cheval de Wayland avec une telle force que le feu jaillit du pavé, et que la voûte du guichet en retentit. Wayland, profitant d’un avis de Dickie, exposa qu’il appartenait à une troupe de comédiens auxquels sa présence était indispensable ; qu’il avait été retenu en arrière par un accident, et d’autres raisons semblables. Mais le Cerbère se montra inexorable, et continua à marmotter entre ses dents quelques paroles auxquelles Wayland ne comprenait que fort peu de chose, et qu’il interrompait de temps en temps par des refus d’admission, exprimés en termes qui n’étaient que trop intelligibles. Voici un échantillon de son discours : « Qu’est-ce à dire, mes maîtres ?… (se parlant à lui-même) C’est un tumulte… c’est un vacarme !… (puis à Wayland) Vous êtes un coquin de fainéant, et vous n’entrerez pas… (à lui-même) C’est une foule… c’est une presse ! Je ne m’en tirerai jamais !… C’est une… hom !… ah !… (à Wayland) Quitte la porte, ou je te casse la tête ! (à lui-même) C’est une… Non… non… je ne m’en tirerai jamais !… »

« Restez là, » dit tout bas Flibbertigibbet à l’oreille de Wayland ; « je sais où le bât le blesse, en un instant je vais l’apprivoiser. »

Il se laissa glisser en bas du cheval de Wayland, et s’approchant du portier, il le tira par la queue de sa peau d’ours de façon à lui faire baisser son énorme tête, et lui dit quelques mots à l’oreille. Jamais talisman aux ordres d’un prince d’Orient ne força plus promptement Afrite[115] à changer sa mine horrible et renfrognée en air d’aimable soumission, que le géant n’adoucit son regard menaçant au moment où les paroles de Fiibbertigibbet arrivèrent à son oreille. Il jeta sa massue à terre, et prenant dans ses bras Dickie Sludge, il l’éleva à une telle distance du sol, qu’il eût été fort dangereux qu’il le laissât tomber.

« C’est cela même, dit-il de sa voix de tonnerre et avec un air joyeux ; « c’est cela même, mon petit poupon… Mais qui diable a pu te l’apprendre ?

— Ne vous en inquiétez pas, » répondit Flibbertigibbet ; mais alors il regarda du côté de Wayland et de la dame, et acheva ce qu’il avait à dire en parlant tout bas ; il n’avait pas besoin d’élever la voix, car le géant, pour sa commodité, le tenait tout près de son oreille. Le colloque terminé, le portier embrassa tendrement Dickie, et le remit à terre avec autant de précaution qu’une ménagère soigneuse pose sur le manteau de la cheminée un vase de porcelaine fêlé. En même temps rappelant Wayland et sa compagne de voyage : « Entrez, entrez, leur dit-il, et une autre fois prenez garde de ne pas être en retard quand il m’arrivera d’être portier.

— Oui, oui, entrez ; ajouta Flibbertigibbet ; il faut que je reste encore un moment avec mon honnête Philistin, mon Goliath de Gath ; mais je vous rejoindrai tout à l’heure, et je pénétrerai vos secrets, fussent-ils aussi profonds et aussi obscurs que les souterrains du château.

— Je crois que tu y parviendras, dit Wayland ; mais j’espère que ce secret ne sera bientôt plus sous ma garde, et alors je me soucierai fort peu que toi ou un autre le connaisse. »

Ils traversèrent alors la tour d’entrée, qui avait reçu le nom de Tour de la Galerie à cause des circonstances suivantes : tout le pont qui s’étendait depuis l’entrée jusqu’à une autre située du côté opposé du lac, et appelée Tour de Mortimer, était disposé de manière à former un vaste champ clos d’environ cent trente pieds de longueur sur dix de largeur. Il était couvert du sable le plus fin, et défendu des deux côtés par de hautes et fortes palissades. La large et belle galerie destinée aux dames qui assistaient aux fêtes chevaleresques données dans cette enceinte, était élevée sur le côté nord de la tour extérieure à laquelle elle donnait son nom. Nos voyageurs traversèrent lentement le pont ou champ clos, et arrivèrent à l’extrémité opposée, sous la Tour de Mortimer qui les conduisit dans la cour extérieure du château. La Tour de Mortimer portait sur son fronton l’écusson du comte de Marck, dont l’audacieuse ambition renversa le trône d’Édouard II et aspira à partager son pouvoir avec la louve de France[116], dont cet infortuné monarque était l’époux. La porte au-dessus de laquelle s’élevait cet écusson de sinistre présage était gardée par des hommes vêtus de riches livrées ; mais ils ne mirent aucune opposition à l’entrée de la comtesse et de son guide qui, maintenant que le portier principal les avait laissés passer, ne pouvaient raisonnablement être arrêtés par ces subalternes. Ils entrèrent donc en silence dans la grande cour extérieure du château, d’où ils purent voir, dans toute son étendue, ce vaste et magnifique monument avec ses tours majestueuses. Toutes les portes en étaient ouvertes en signe d’une hospitalité illimitée, et les appartements remplis d’hôtes, de nobles hôtes de tout rang, ainsi que de serviteurs de toute espèce et de gens qui venaient contribuer aux joies de la fête.

Au milieu de cette scène pompeuse, Wayland arrêta son cheval et regarda la comtesse, comme pour lui demander ce qu’il avait à faire maintenant qu’ils étaient arrivés heureusement au lieu de leur destination. Comme elle demeurait silencieuse, Wayland, après avoir attendu quelques minutes, se hasarda à lui demander, d’une manière directe, quels ordres elle avait à lui donner actuellement. Elle porta la main à son front comme pour se recueillir et se donner du courage, et en même temps répondit d’une voix basse et étouffée, semblable au murmure d’une personne qui parle dans un rêve : « Des ordres ! je puis en effet prétendre à en donner, mais qui voudra m’obéir ici ? »

Alors relevant tout-à-coup sa tête comme une personne qui a pris une résolution décisive, elle s’adressa à un domestique richement vêtu, qui traversait la cour d’un air important et affairé : « Arrêtez, monsieur, lui dit-elle, je désire parler au comte de Leicester.

— À qui, s’il vous plaît ? » dit le valet surpris de cette demande ; et jetant les yeux sur le triste équipage de celle qui lui parlait avec un pareil ton d’autorité, il ajouta avec insolence : « Bon ! quelle est cette échappée de Bedlam, qui demande à voir milord, un pareil jour ?

— L’ami, dit la comtesse, point d’insolence… mon affaire avec le comte est très urgente.

— Il vous faut chercher quelque autre personne pour faire votre commission, fût-elle trois fois plus urgente encore, dit le domestique. J’irais déranger milord qui, peut-être, est en ce moment en présence de la reine, pour qu’il s’occupât de votre affaire ! Je serais le bienvenu ! On pourrait bien m’en remercier à coups de fouet ! Je m’étonne que notre vieux portier n’ait pas pris la mesure de ces gens-là avec sa massue, au lieu de les laisser entrer ; mais le discours qu’il apprend par cœur lui fait perdre la tête. »

Deux ou trois personnes s’arrêtèrent, attirées par le ton de moquerie du domestique, et Wayland, alarmé tant pour lui que pour la dame, s’adressa sur-le-champ à un autre qui paraissait plus poli, et lui glissant une pièce de monnaie dans la main, il tint un instant conseil avec lui, dans le but de trouver un endroit où la dame pût momentanément se retirer. La personne à laquelle il parlait, ayant quelque autorité, blâma les autres de leur incivilité, et ordonnant à un valet de prendre soin des chevaux de ces étrangers, il les invita à le suivre. La comtesse conserva assez de présence d’esprit pour sentir qu’il était absolument nécessaire de se rendre à cette invitation ; et, laissant les grossiers laquais continuer leurs brutales plaisanteries sur les écervelées, les coureuses, etc., Wayland et elle suivirent en silence l’huissier adjoint qui s’était chargé de les conduire.

Ils entrèrent dans la cour intérieure du château par une grande porte percée entre le donjon, appelé la Tour de César, et un magnifique bâtiment désigné sous le nom de Logement du roi Henri ; ils se trouvèrent ainsi au centre de ce bel édifice, qui présentait sur ses différentes façades de magnifiques échantillons de toutes les espèces d’architecture de château, depuis la conquête jusqu’au règne d’Élisabeth, avec le style et les ornements particuliers à chaque époque.

Après qu’ils eurent traversé cette cour, leur guide les conduisit dans une tour petite, mais remarquablement forte, située à l’angle nord-est du château, qui touchait à la grande salle, et remplissait l’espace compris entre une immense rangée de cuisines et l’extrémité de cette même salle. Le rez-de-chaussée de cette tour était occupé par des officiers de la maison de Leicester, en raison de la proximité des endroits où les appelaient les devoirs de leurs charges ; mais à l’étage supérieur, auquel on montait par un petit escalier tournant, était une petite chambre qui, à cause de la rareté des logements, avait été arrangée dans cette circonstance pour recevoir quelque hôte, quoiqu’elle passât généralement pour avoir jadis servi de prison à un malheureux qui y avait été assassiné. La tradition appelait ce prisonnier Mervyn, et après sa mort son nom était passé à la tour. Que ce lieu eût servi de prison, la chose n’était pas invraisemblable ; car le plafond de chaque étage était voûté, les murs étaient d’une épaisseur formidable, et l’étendue de la chambre n’excédait pas quinze pieds carrés. La fenêtre, quoique étroite, offrait une vue agréable : elle donnait sur un endroit délicieux, appelé la Plaisance, espace de terrain clos de murs, décoré d’arcades, de trophées, de statues, de fontaines, et d’autres ornements d’architecture, qui servait de passage pour se rendre du château dans le jardin. Il y avait un lit dans l’appartement, et tout ce qu’il fallait pour recevoir un hôte ; mais la comtesse ne fit que peu d’attention à tout cela, ses regards s’étant sur-le-champ arrêtés sur d’autres objets placés sur une table, et qu’on trouvait rarement dans les chambres à coucher de cette époque, nous voulons dire les objets nécessaires pour écrire. Cette circonstance lui donna aussitôt l’idée d’écrire à Leicester, et de rester enfermée jusqu’à ce qu’elle eût reçu sa réponse.

Après les avoir introduits dans ce commode appartement, l’huissier en second demanda poliment à Wayland, dont il avait éprouvé la générosité, s’il pouvait faire encore quelque chose pour leur service. Wayland lui ayant insinué que quelques rafraîchissements ne seraient point de refus, il conduisit sur-le-champ le maréchal à l’office, où des provisions de toute espèce étaient préparées et distribuées à tous ceux qui en demandaient. Wayland se pourvut, en un instant, de quelques aliments légers, qu’il crut devoir convenir le mieux à l’estomac affaibli de la comtesse ; mais en même temps il ne s’oublia pas, et fit à la hâte un repas d’une nature un peu plus substantielle. Il retourna ensuite à l’appartement de la tour, où il trouva la comtesse qui venait de finir sa lettre à Leicester, et qui, à défaut de cachet et de fil de soie, l’avait entourée d’une tresse de ses beaux cheveux assujettis de ce qu’on appelait un nœud d’amour.

« Mon bon ami, dit-elle à Wayland, toi que le ciel a envoyé à mon aide dans le moment le plus critique de ma vie, je te demande à titre de grâce et comme le dernier embarras que te donnera une femme infortunée, de remettre cette lettre au noble comte de Leicester. De quelque manière qu’elle soit accueillie, » ajouta-t-elle avec un air d’agitation qui participait de la crainte et de l’espérance, « je te le promets, brave homme, tu n’auras plus à te déranger pour moi. Mais j’ai bon espoir ; et si jamais dame a enrichi un pauvre serviteur, tu as certainement mérité que je le fasse pour toi, et je le ferai si mes jours de bonheur luisent de nouveau pour moi. Remets, je t’en prie, cette lettre entre les mains du lord Leicester, et observe de quel air il la recevra. «

Wayland se chargea sur-le-champ de la commission ; mais, à son tour, il pria instamment la comtesse de prendre quelque nourriture ; ce qu’elle finit par faire moins par goût que pour se délivrer de ses importunités, et afin qu’il partît aussitôt après pour porter sa lettre. Il la quitta alors, en lui recommandant de fermer sa porte en dedans, et de ne pas sortir de son petit appartement ; puis il alla chercher une occasion d’accomplir son message et d’exécuter un projet de sa conception que les circonstances lui avaient dicté.

Dans le fait, en considérant la conduite de la comtesse pendant le voyage, ses longs accès de silence, l’irrésolution et l’incertitude qui semblaient présider à toutes ses démarches, et son incapacité visible de penser et d’agir par elle-même, Wayland s’était formé l’opinion assez vraisemblable que les embarras de sa position avaient, jusqu’à un certain point, affecté son intelligence.

Lorsqu’elle se fut échappée de sa prison de Cumnor-Place, et qu’elle se fut dérobée aux dangers qui l’y menaçaient, le parti le plus raisonnable eût été pour elle de se retirer chez son père, ou partout ailleurs, loin de ceux qui lui avaient suscité ces dangers. Quand, par une manière d’agir toute différente, elle demanda à être menée à Kenilworth, Wayland n’avait pu se rendre compte de sa conduite, qu’en supposant qu’elle avait l’intention de se mettre sous la garde de Tressilian et de recourir à la protection de la reine. Mais maintenant, au lieu de suivre une route si naturelle, elle lui remettait une lettre pour Leicester, le patron de Varney, et avec l’aveu duquel, sinon par son commandement exprès, elle avait enduré tous les maux auxquels elle venait de se soustraire. Cette démarche parut à Wayland une imprudence, même un acte de désespoir ; et il commença à craindre pour sa propre sûreté non moins que pour celle de la dame, s’il remplissait sa commission avant de s’être assuré de l’approbation et de l’appui d’un protecteur. Il résolut donc, avant de remettre la lettre à Leicester, de chercher Tressilian, et de lui faire part de l’arrivée d’Amy à Kenilworth, et de se décharger ainsi de toute responsabilité ultérieure, en abandonnant le soin de protéger cette malheureuse personne au maître qui primitivement l’avait attaché à son service.

« Il jugera mieux que moi, dit Wayland, s’il est convenable de satisfaire son désir d’en appeler à milord Leicester, ce qui me paraît un acte de folie ; ainsi donc, je mettrai l’affaire entre ses mains, je lui abandonnerai la lettre, je recevrai ce qu’on voudra bien me donner à titre de récompense ; puis je montrerai au château de Kenilworth une paire de talons des plus agiles ; car après avoir été compromis dans une pareille affaire, ce lieu ne serait pour moi une résidence ni bien sûre, ni bien saine, et j’aimerais mieux ferrer les rosses de la plus triste commune de l’Angleterre que de prendre part à leurs belles réjouissances. »




CHAPITRE XXVII.

LA COMTESSE ET TRESSILIAN.


Dans mon temps, j’ai vu un enfant faire des merveilles. Robin le chaudronnier avait un garçon qui eût passé par une chatière.


Au milieu de la confusion générale qui régnait dans le château et dans ses environs, il n’était pas facile de trouver un individu ; et Wayland était moins propre qu’un autre à découvrir Tressilian, qu’il cherchait avec tant d’ardeur, parce que, connaissant tout le danger d’attirer sur lui l’attention, dans les circonstances où il était placé, il n’osait pas s’adresser indistinctement aux serviteurs et aux domestiques de Leicester. Il apprit toutefois par des questions indirectes, que, selon toute probabilité, Tressilian devait faire partie d’une troupe nombreuse de personnes de la suite du comte de Sussex qui, le matin même, étaient arrivées avec leur patron, et avaient été reçues par Leicester avec toutes sortes de marques de distinction. Il apprit en outre que les deux comtes, avec leur suite et une foule d’autres nobles personnages, chevaliers et gentilshommes, étaient montés à cheval, et s’étaient dirigés sur Warwick, depuis quelques heures, afin d’escorter la reine jusqu’à Kenilworth.

L’arrivée de la reine, comme bien d’autres grands événements, était espérée d’heure en heure, quand un courrier hors d’haleine vint annoncer que Sa Majesté, retenue par le désir de recevoir les hommages de ses vassaux qui s’étaient portés en foule à Warwick pour l’y attendre, ne serait pas au château avant la fin du jour. Cette nouvelle donna un instant de relâche à ceux qui, dans l’attente de la venue inopinée de la reine, étaient sur leurs gardes et se tenaient prêts à jouer leur rôle dans les fêtes qui devaient signaler cette réception. Wayland, en ce moment, voyant entrer plusieurs cavaliers dans le château, eut quelque espoir de trouver Tressilian parmi eux. Afin de ne point perdre l’occasion de rencontrer son patron dans le cas où il arriverait effectivement, il se plaça dans la cour extérieure, près de la tour de Mortimer, surveillant attentivement tous ceux qui remontaient ou descendaient le pont, dont l’extrémité était protégée par cet édifice. Posté de la sorte, il ne pouvait manquer de voir tous ceux qui entraient dans le château ou qui en sortaient, et il mettait toute son attention à étudier l’extérieur et la tournure de chaque cavalier, quand, après avoir débouché par la tour de la galerie, il traversait le champ clos au pas ou au galop, et s’avançait vers l’entrée de la grande cour.

Tandis que Wayland cherchait ainsi à découvrir celui qu’il ne voyait nulle part, il se sentit tirer la manche par quelqu’un dont il aurait tout autant aimé n’être pas vu.

C’était Dickie Sludge ou Flibbertigibbet qui, de même que le lutin dont il portait le nom, et dont, pour plus de ressemblance, il avait pris le costume, semblait se faire un jeu de surprendre ceux qui pensaient le moins à lui. Quels que fussent les sentiments intérieurs de Wayland, il jugea convenable d’exprimer de la joie de cette rencontre inattendue.

« Ah ! c’est toi, mon brin d’homme, mon petit poucet, mon prince des cacodémons, mon petit rat.

— Oui, répondit Dickie ; le rat qui tout à l’heure a rongé les rets, quand le lion qui s’y était laissé prendre commençait à avoir tout l’air d’un âne.

— Bon ! mon petit trotte-gouttières, tu es acide comme du vinaigre cette après-midi. Mais dis-moi, comment t’en es-tu tiré avec ce lourdaud de géant aux mains de qui je t’ai laissé ? J’avais peur qu’il ne te dépouillât de tes vêtements, et ne t’avalât comme les autres pèlent et croquent un marron rôti.

— S’il l’eût fait, répliqua l’enfant, il aurait eu plus de cervelle dans son ventre qu’il n’en a jamais eu dans la tête. Mais le géant est un monstre courtois, et plus reconnaissant que bien d’autres que j’ai tirés d’embarras, maître Wayland Smith !

— Le diable m’emporte, Flibbertigibbet, tu es plus tranchant qu’un couteau de Sheffield ! Je voudrais bien savoir par quel charme tu es parvenu à museler ce vieil ours.

— Ah ! voilà bien comme vous êtes, répondit Dickie, vous croyez que de belles paroles peuvent suppléer à la bonne volonté. Pour ce qui est de cet honnête portier, il faut que vous sachiez que, lorsque vous vous présentâtes à sa porte, sa cervelle était bouleversée par un discours qu’on lui avait préparé et qui était au-dessus de ses facultés gigantesques. Or ce chef-d’œuvre d’éloquence ayant été composé, comme plusieurs autres, par mon savant maître Erasmus Holyday, je l’ai entendu assez souvent pour me le rappeler mot pour mot. Aussitôt que j’entendis notre géant marmotter sa leçon, et que je le vis au premier vers se démener comme un poisson sur le sable, et puis rester tout court, je reconnus tout de suite où le bât le blessait. Je lui soufflai donc le mot suivant, et transporté de joie, il me prit dans ses bras comme vous l’avez vu. Je lui promis, s’il voulait vous laisser entrer, de me cacher sous sa peau d’ours, et d’aider sa mémoire dans le moment critique. Je viens de prendre un peu de nourriture dans le château, et je me dispose à retourner près de lui.

— C’est juste, c’est juste, mon cher Dickie, répondit Wayland ; dépêche-toi pour l’amour du ciel, autrement le pauvre géant serait dans la plus grande désolation de se voir privé du secours de son nain. Alerte donc, Dickie !

— Oui, oui, répondit l’enfant, alerte, Dickie ! quand on a obtenu de lui tout ce qu’on en pouvait tirer. Ainsi donc vous ne voulez pas m’apprendre l’histoire de cette dame, qui est votre sœur comme moi ?

— Eh ! quel profit en résulterait-il pour toi, impertinent lutin ? dit Wayland.

— C’est tout ce que vous avez à dire ? reprit l’enfant : fort bien, je ne m’en soucie guère… Seulement sachez que je ne flaire jamais un secret que je ne le tire au clair du bon ou du mauvais côté, et là-dessus je vous souhaite le bonsoir.

— Mais, mon cher Dickie, » reprit Wayland, qui connaissait trop bien le caractère inquiet et remuant du jeune garçon pour ne pas craindre son inimitié, « Arrête, mon enfant, ne quitte pas aussi brusquement un ancien ami ! Tu sauras un jour tout ce que je sais au sujet de la dame.

— Oui, et ce jour viendra une de ces nuits. Porte-toi bien, Wayland… Je vais retrouver mon ami aux formes gigantesques, lequel, s’il n’a pas autant d’esprit que certaines gens, est du moins plus reconnaissant des services qu’on lui rend. Bonsoir donc une seconde fois. »

En parlant ainsi, il franchit la porte d’une gambade, traversa le pont, courut avec cette agilité extraordinaire qui était un de ses attributs particuliers, vers la tour de la galerie, et fut hors de vue en un instant.

— Plaît à Dieu que j’eusse déjà quitté ce château ! se dit Wayland à lui-même ; car maintenant que ce maudit lutin a mis le doigt dans le plat, il ne peut manquer de trouver que c’est un mets digne de la bouche du diable. Ah ! si M. Tressilian pouvait paraître ! »

Tressilian, qu’il attendait avec tant d’impatience de ce côté, venait de rentrer à Kenilworth par une autre porte, ainsi que Wayland l’avait supposé, et il était parti dès le matin pour Warwick avec les deux comtes, non sans quelque espoir d’avoir dans cette ville des nouvelles de son émissaire. Trompé dans son attente, et ayant aperçu, parmi les personnes de la suite de Leicester, Varney qui avait l’air de vouloir l’aborder et lui adresser la parole, il pensa que, dans l’état actuel des choses, le plus sage était d’éviter cette entrevue. Il quitta donc la salle d’audience au moment où le haut-shérif du comté était au milieu de sa respectueuse harangue à Sa Majesté, et montant à cheval, il retourna par un chemin détourné et peu fréquenté à Kenilworth, où il entra par une porte dérobée pratiquée dans le mur occidental du château. Cette porte lui fut ouverte aussitôt comme à un des gentilshommes de la suite du comte de Sussex, à qui Leicester avait ordonné de témoigner les plus grands égards. De là vint qu’il ne put rencontrer Wayland, qui attendait son arrivée avec tant d’impatience, et que de son côté il désirait pour le moins autant de rencontrer.

Ayant remis son cheval à la garde de son domestique, il se promena quelque temps dans l’endroit appelé la Plaisance, et dans le jardin, plutôt pour s’y livrer à ses réflexions avec plus de liberté que pour admirer ces prodiges de l’art et de la nature que Leicester y avait rassemblés. La plupart des personnes de distinction avaient momentanément quitté le château pour se joindre à la cavalcade des deux comtes ; celles qui étaient restées s’étaient placées d’avance sur les créneaux, les murs extérieurs et les tours, afin de jouir du magnifique spectacle de l’entrée de la reine. Ainsi, tandis que toutes les autres parties du château retentissaient de mille clameurs, le silence du jardin n’était interrompu que par le frôlement des feuilles, le gazouillement des hôtes d’une vaste volière, dignes émules de leurs compagnons plus fortunés qui erraient en liberté dans l’air, et la chute des eaux qui, lancées à perte de vue par des figures d’une forme fantastique et grotesque, retombaient avec un bruit continuel dans de grands bassins de marbre d’Italie.

Les pensées mélancoliques de Tressilian répandaient une teinte sombre sur tous les objets qui l’entouraient ; il comparait les scènes magnifiques qu’il avait sous les yeux aux épaisses forêts et aux vastes marécages qui entouraient Lidcote-Hall, et l’image d’Amy Robsart errait comme un fantôme au milieu de tous les paysages qu’évoquait son imagination. Rien n’est peut-être plus funeste au bonheur futur des hommes enclins à la rêverie et amis de la retraite que d’avoir éprouvé dans leur jeunesse une passion malheureuse ; elle s’enracine si profondément dans leur cœur qu’elle devient l’objet de leurs songes pendant la nuit, de leurs visions pendant le jour ; elle se mêle à toutes leurs occupations et à toutes leurs jouissances ; et lorsque le désappointement a fini par l’user et la flétrir, il semble que les sources du cœur se soient desséchées avec elle. Cette souffrance de l’âme, ces soupirs après une ombre qui a perdu la vivacité de ses couleurs, ce souvenir fixe d’un songe dont on a été brusquement éveillé, c’est la faiblesse d’une âme douce et généreuse ; c’était celle de Tressilian.

Il sentit à la fin la nécessité de reporter sa pensée sur d’autres objets, et, dans ce dessein, il quitta la Plaisance pour aller se mêler avec la foule bruyante qui était réunie sous les murs, et voir les préparatifs de la fête. Mais quand il fut sorti du jardin, et qu’il entendit le bruit confus de la musique et des éclats de rire qui retentissaient autour de lui, il éprouva une répugnance invincible à se mêler à des gens dont les sentiments étaient si peu en harmonie avec les siens. Il changea donc d’avis et résolut de se retirer dans la chambre qui lui avait été donnée, afin de s’y livrer à l’étude, jusqu’à ce que le son de la grande cloche lui annonçât l’arrivée d’Élisabeth.

Tressilian traversa le passage qui séparait la longue file des cuisines de la grande salle, et monta au troisième étage de la tour de Mervyn. Là, poussant la porte du petit appartement qui lui avait été assigné, il fut surpris de la trouver fermée. Il se rappela alors que le chambellan en second lui avait donné un passe-partout, en l’avertissant de tenir sa porte fermée autant que possible, en raison de la confusion qui régnait dans le château. Il appliqua la clef à la serrure, le pêne céda, il entra, et au même instant il vit, assise dans sa chambre, une femme dans les traits de laquelle il reconnut Amy Robsart. Sa première idée fut que son imagination exaltée lui présentait l’image réelle de l’objet de ses rêveries, la seconde qu’il voyait un fantôme ; la troisième enfin lui donna la conviction que c’était Amy en personne, pâle, il est vrai, et plus maigre que dans ces jours d’heureuse insouciance où elle unissait les formes et la fraîcheur d’une nymphe des bois aux grâces d’une sylphide, mais toujours cette Amy supérieure en beauté à tout ce qu’avaient jamais vu ses yeux.

L’étonnement de la comtesse ne fut guère moindre que celui de Tressilian, quoique de plus courte durée, vu qu’elle avait appris de Wayland qu’il était dans le château. Elle s’était levée précipitamment à son entrée ; mais en le reconnaissant elle demeura immobile, et la pâleur de ses joues fit place à une vive rougeur.

« Tressilian, dit-elle enfin, pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pourquoi plutôt y êtes-vous venue vous-même, Amy ? répondit Tressilian, à moins que ce ne soit pour réclamer mon assistance, qui vous sera accordée sur-le-champ aussi puissante que peuvent l’offrir le cœur et le bras d’un homme. »

Elle demeura un instant silencieuse, puis d’un ton plutôt chagrin qu’irrité, elle répondit : « Je ne demande point d’assistance, Tressilian, et celle que votre bonté pourrait m’offrir me ferait plus de tort que de bien. Croyez-moi, je suis près de quelqu’un que la loi et l’amour obligent de me protéger.

— Le scélérat vous a donc donné la seule satisfaction qu’il était encore en son pouvoir de vous donner ; et je vois devant moi l’épouse de Varney !

— L’épouse de Varney ! » reprit-elle avec toute l’emphase du mépris ; » de quel odieux nom votre témérité ose-t-elle flétrir la… la… la… ? » Elle hésita, quitta son ton de mépris, baissa les yeux, demeura confuse et silencieuse, frappée de tout le danger qu’il y aurait eu à achever sa phrase en ajoutant « la comtesse de Leicester, » mots qui s’étaient naturellement présentés à son esprit. C’eût été trahir le secret duquel son mari lui avait assuré que dépendait sa fortune, le dévoiler à Tressilian, à Sussex, à la reine et à toute la cour réunie. « Jamais, pensa-t-elle, je ne romprai le silence que j’ai promis ; j’aime mieux m’exposer à toute espèce de soupçons. »

En ce moment des larmes coulèrent de ses yeux, et Tressilian, tout en fixant sur elle un regard où la douleur se mêlait à la compassion, s’écria : « Hélas ! Amy, vos yeux démentent votre bouche. Celle-ci me parle d’un protecteur disposé à veiller sur vous ; mais celles-là me disent que vous êtes abusée et abandonnée par le misérable auquel vous vous êtes attachée. »

Elle le regarda avec des yeux où la colère étincelait à travers les larmes, mais elle se contenta de répéter, avec une emphase méprisante, ces mots : « Le misérable ! »

— Oui, le misérable ! dit Tressilian ; car s’il était quelque chose de mieux, pourquoi seriez-vous ici, seule dans mon appartement ? Pourquoi n’a-t-on pas pris des mesures convenables pour vous recevoir honorablement ?

— Dans votre appartement ! répéta la comtesse ; dans votre appartement ! Il sera à l’instant même délivré de ma présence. » Elle courut précipitamment vers la porte, mais le souvenir de l’abandon où elle se trouvait se présenta en même temps à sa pensée, et s’arrêtant sur le seuil, elle ajouta, du ton le plus pathétique : « Hélas ! je l’avais oublié… je ne sais où aller.

— Je le vois, je vois tout, » s’écria Tressilian en s’élançant après elle, et en la reconduisant vers son siège, où elle se laissa tomber. « Vous avez besoin de secours, vous avez besoin de protection, bien que vous ne vouliez point l’avouer ; ce ne sera pas en vain que vous l’aurez laissé voir. Appuyée sur mon bras, sur le bras du représentant de votre excellent et malheureux père, vous vous présenterez à Élisabeth, sur le seuil même de la porte de ce château ; et le premier acte qui signalera son entrée dans les murs de Kenilworth sera un acte de justice envers son sexe et envers ses sujets. Fort de ma cause et de la justice de la reine, la présence de son favori n’ébranlera pas ma résolution. Je vais à l’instant même chercher Sussex.

— Pour tout au monde n’en faites rien ! » s’écria la comtesse alarmée au dernier point et sentant la nécessité de gagner du temps, ne fût-ce que pour réfléchir. « Tressilian, vous êtes généreux d’ordinaire, accordez-moi une grâce, et croyez que si vous voulez me sauver de la misère et du désespoir, vous ferez plus en m’accordant ce que j’implore de vous, que ne peut faire pour moi toute la puissance d’Élisabeth.

— Demandez-moi des choses dont vous puissiez m’alléguer les motifs ; mais ne me demandez point…

— Oh ! ne mettez point de limite à votre bonté, mon cher Edmond !… Vous aimiez autrefois que je vous appelasse de ce nom… Ne subordonnez point votre bonté à la raison ! car ma situation est celle d’une folle, et la seule folie doit m’inspirer les démarches qui peuvent me sauver.

— Si vous déraisonnez de la sorte, » dit Tressilian à qui l’étonnement fit oublier et sa douleur et sa résolution, « je dois croire que vous êtes réellement incapable de penser ou d’agir par vous-même.

— Oh ! non ! » s’écria-t-elle en fléchissant un genou devant lui. « Je ne suis point folle, mais je suis la plus malheureuse des créatures ; et, par un bizarre concours de circonstances, je suis poussée dans le précipice par le bras de celui qui croit m’en garantir… par le vôtre même, Tressilian… par vous que j’ai honoré, respecté, envers qui je n’ai eu d’autre tort que de ne pas vous aimer… et cependant je vous aimais ; oui, je vous aimais, quoique ce ne fût pas comme vous le souhaitiez. »

Il y avait dans sa voix et dans sa manière une énergie, un calme, une confiance aveugle en la générosité de Tressilian, qui, joints à la douceur de ses expressions, touchèrent profondément celui-ci. Il la releva, et, d’une voix entrecoupée, la supplia de prendre courage.

« Je ne puis, dit-elle, je ne puis prendre courage tant que vous ne m’aurez pas accordé ma demande. Je vous parlerai aussi ouvertement que je puis l’oser ; j’attends en ce moment les ordres de quelqu’un qui a le droit de m’en donner… L’intervention d’un tiers, de vous surtout, Tressilian, me perdrait, me perdrait sans ressource. Attendez seulement vingt-quatre heures, et il se pourra que la pauvre Amy ait alors les moyens de vous prouver qu’elle apprécie et peut récompenser votre amitié désintéressée… qu’elle est heureuse elle-même, et qu’elle peut vous rendre heureux. Certes, la chose vaut la peine que vous ayez patience pour ce peu de temps. »

Tressilian se tut en pesant dans son esprit les diverses probabilités qui pouvaient rendre une intervention violente de sa part plutôt nuisible qu’avantageuse au bonheur ou à la réputation d’Amy ; considérant aussi qu’elle était dans les murs de Kenilworth, et qu’il ne pouvait lui arriver de mal dans un château honoré du séjour de la reine, et plein de ses gardes et de ses serviteurs, il comprit qu’au total il risquerait de lui faire plus de mal que de bien en sollicitant malgré elle Élisabeth à s’intéresser en sa faveur. Toutefois il exprima à Amy sa résolution avec ménagement, incertain si son espoir de sortir de sa pénible position n’avait pas d’autre fondement que son aveugle attachement pour Varney, qu’il supposait être son séducteur.

« Amy, » dit-il en fixant son regard triste et expressif sur les yeux que, dans l’excès de sa perplexité, de sa frayeur et de son angoisse, elle levait vers lui ; « Amy, j’ai toujours remarqué que lorsque d’autres vous traitaient d’enfant et de fille volontaire, il y avait, sous cette apparence d’enfantillage et de folle obstination, une vive sensibilité et une raison profonde. Plein de cette conviction, je remets entre vos mains votre propre destinée pendant vingt-quatre heures, renonçant à toute intervention en paroles ou en actions.

— Me le promettez-vous ? dit la comtesse. Est-il possible que vous puissiez avoir encore autant de confiance ? Me promettez-vous, aussi vrai que vous êtes gentilhomme et homme d’honneur, de ne prendre aucune part à mes affaires ni en paroles ni en actions, quelque chose que vous voyiez ou entendiez qui semble rendre votre intervention nécessaire ?

— Je vous le promets, sur mon honneur, dit Tressilian ; mais ce délai expiré…

— Ce délai expiré, » ajouta-t-elle en l’interrompant, « vous serez libre de faire ce que vous suggérera votre prudence.

— N’est-il rien que je puisse faire pour vous, Amy ? dit Tressilian.

— Rien, dit-elle, que de me quitter ; c’est-à-dire, si… je rougis d’avouer mon abandon en vous le demandant… si vous pouvez me laisser pour vingt-quatre heures l’usage de cet appartement.

— Voilà qui est surprenant, dit Tressilian ; quel espoir, quel crédit pouvez-vous avoir dans un château où vous ne pouvez pas même disposer d’un appartement ?

— Ne cherchez pas à approfondir, mais laissez-moi. » Puis, comme il se retirait lentement et à regret : « Généreux Edmond, ajouta-t-elle, un temps viendra peut-être où Amy pourra te prouver qu’elle méritait ton noble attachement. »



CHAPITRE XXVIII.

LE POUR-BOIRE.


Bah ! l’ami, ne le prive pas de boire un coup quand un broc plein est sous la main et ne demande qu’à être vidé. Va, ne crains rien de moi ; car je ne me fais pas un plaisir d’épier les vices d’autrui, n’ayant moi-même aucune vertu dont je puisse me vanter. Je suis un franc vaurien. Je voudrais que tout le monde, pêle-mêle, fît les cent coups avec moi.
Le Pandœmonium.


Tressilian, dans une singulière agitation d’esprit, avait à peine descendu les deux ou trois premières marches de l’escalier tournant, quand, à sa grande surprise et à son grand déplaisir, il se trouva face à face avec Michel Lambourne, qui le regarda avec une familiarité tellement impudente qu’il éprouva une vive tentation de le jeter du haut en bas de l’escalier. Mais il se souvint du tort que causerait à Amy, l’unique objet de sa sollicitude, le moindre acte de violence de sa part, dans ce moment et dans ce lieu.

Il se contenta donc de regarder Lambourne avec dédain, comme on regarde un homme qui ne mérite pas qu’on fasse attention à lui, et il essaya de passer son chemin, sans paraître l’avoir reconnu. Mais Lambourne qui, au milieu de la profusion hospitalière de la journée, n’avait pas manqué de boire un bon coup de vin des Canaries, sans pourtant s’enivrer complètement, n’était pas d’humeur à s’en laisser imposer par le regard d’aucun homme. Il arrêta sans façon Tressilian sur l’escalier, comme s’il eût été avec lui dans les termes de la plus parfaite intimité : « Ah çà, j’espère, monsieur Tressilian, que vous ne me gardez point rancune pour nos anciens démêlés ? Pour moi, je suis homme à me rappeler plutôt une ancienne liaison qu’une querelle récente. Je vous prouverai que mes intentions sont honnêtes, bienveillantes, et, je dis plus, avantageuses pour vous.

— Je ne veux nullement de votre intimité, dit Tressilian ; réservez votre compagnie pour vos pareils.

— Voyez donc comme il est vif ! dit Lambourne, et comme ces gentilshommes qui, sans contredit, sont pétris de pâte de porcelaine, regardent de haut en bas le pauvre Michel Lambourne ! Ne prendrait-on pas en ce moment monsieur Tressilian pour le plus modeste, le plus pudibond, le plus timide soupirant qui ait jamais fait l’amour aux dames quand les chandelles étaient soufflées ? Pourquoi vouloir jouer le saint avec nous, monsieur Tressilian ? Oubliez-vous qu’en cet instant même vous avez une bonne fortune dans votre chambre à coucher, au grand scandale du château de milord ? Ha ! ha ! ha ! j’ai touché juste, monsieur Tressilian.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, » répliqua Tressilian, qui toutefois ne comprenait que trop bien que cet impudent coquin savait qu’Amy était renfermée dans son appartement ; « mais, ajouta-t-il, si tu es un des valets qui font le service des chambres, et que tu veuilles un pour-boire, prends ceci et laisse la mienne en repos. »

Lambourne regarda la pièce d’or et la mit dans sa poche, en disant : « Bien ! mais je ne sais pas trop si vous n’auriez pas plus obtenu de moi avec une parole amicale qu’avec cette bagatelle sonnante ; mais après tout il paie bien, celui qui paie avec de l’or, et Michel Lambourne n’a jamais été un boute-feu, un trouble-fête, ni rien de semblable. Vivre et laisser les autres vivre, voilà ma devise ; seulement je ne voudrais pas que certaines gens fissent les fiers avec moi, comme s’ils étaient d’or et moi d’étain. Si donc je garde votre secret, monsieur Tressilian, vous pouvez bien me regarder d’un air plus doux ; et si j’avais jamais besoin d’un coup d’épaule et d’un peu de protection pour être tombé dans une semblable peccadille, comme vous voyez que cela peut arriver à l’homme le plus parfait, hé bien ! il serait de votre devoir de m’aider. Ainsi donc, que votre chambre vous serve, et à cet aimable oiseau par-dessus le marché, peu importe à Michel Lambourne.

— Faites-moi place, monsieur, » dit Tressilian incapable de contenir son indignation, « vous avez reçu votre pour-boire.

— Hum ! » dit Lambourne en faisant place, mais en murmurant entre ses dents les paroles de Tressilian : « Faites place… vous avez reçu votre pour-boire… N’importe, je ne veux point être un trouble-fête, comme je l’ai déjà dit, mais je ne suis pas un chien à la mangeoire, entendez-vous ? »

Il parlait de plus en plus haut, à mesure que Tressilian, dont la présence lui imposait, s’éloignait davantage de la portée de sa voix. « Je ne suis pas un chien à la mangeoire, je ne veux point tenir la chandelle, entendez-vous, monsieur Tressilian ? et je veux donner un coup d’œil à cette belle que vous avez logée si commodément dans votre vieille chambre… Apparemment que vous avez peur des esprits et que vous ne voulez pus coucher seul. Si, moi, j’eusse fait une pareille chose dans le château d’un lord étranger, ce n’eût été qu’un cri : À la porte, le drôle !… châtiez-le !… faites-le rouler du haut en bas de l’escalier comme un navet !… Mais vous autres, vertueux gentilshommes, vous prenez d’étranges privilèges sur nous, qui sommes les humbles serviteurs de nos sens. Fort bien ! je suis maître de M. Tressilian par cette heureuse découverte, c’est une chose certaine ; et j’essaierai d’apercevoir sa Dulcinée, cela n’est pas moins certain. »




CHAPITRE XXIX.

LES GARDIENS.


Adieu donc, mon maître… Si les bons services ne sont récompensés que par de mauvais traitements, coupez la remorque, et que nos barques sillonnent l’immensité des mers chacune de son côté.
Parnell. Le Naufrage.


Tressilian se promenait dans la cour extérieure du château, ne sachant que penser de son entrevue aussi étrange qu’inattendue avec Amy Robsart, et doutant s’il avait bien fait, lui, à qui le père de cette malheureuse personne avait délégué son autorité, de donner aussi solennellement sa parole de l’abandonner à sa seule direction pour un laps de temps aussi long. Pourtant, comment aurait-il pu se refuser à sa demande, Amy s’étant rendue dépendante de l’autorité de Varney, comme il n’était que trop probable ? Tel fut le raisonnement qui s’offrit naturellement à sa pensée. En poussant Amy à de fâcheuses extrémités, il pouvait compromettre son bonheur futur ; et puisque le pouvoir de Tressilian ne pouvait l’arracher à la puissance de Varney, en supposant que celui-ci dût la reconnaître pour sa femme, quel droit avait-il de détruire l’espoir de paix domestique qui restait encore à cette infortunée, en semant la discorde entre elle et son époux ? Tressilian résolut donc de tenir scrupuleusement la promesse qu’il avait faite à Amy, d’abord, parce qu’il avait donné sa parole, ensuite parce que, plus il réfléchissait à cette singulière entrevue, plus il reconnaissait qu’il n’eût pu refuser ce qu’elle lui demandait, sans blesser la justice et les convenances.

Sous un certain rapport, il avait fait un grand pas vers son but, d’assurer une protection efficace à cet objet encore chéri de ses premières affections. Amy n’était plus renfermée dans une retraite éloignée et solitaire, sous la surveillance de personnes d’une réputation équivoque : elle était dans le château de Kenilworth, sous la police de la cour, à l’abri de toute crainte de violence, et à portée de paraître devant Élisabeth au premier appel. C’étaient autant de circonstances qui ne pouvaient que seconder puissamment les efforts qu’il aurait occasion de faire en sa faveur.

Tandis qu’il pesait ainsi les avantages et les périls qui résultaient de la présence inattendue d’Amy à Kenilworth, Tressilian fut tout-à-coup accosté par Wayland qui, après s’être écrié précipitamment : « Grâce à Dieu ! je trouve enfin Votre Honneur ! » commença à lui conter à l’oreille, avec toutes les précautions du mystère, que la jeune dame s’était échappée de Cumnor-Place.

« Et elle est à présent dans ce château, ajouta Tressilian ; je le sais et je l’ai vue. Est-ce de son propre mouvement qu’elle a cherché un refuge dans ma chambre ?

— Non, répondit Wayland ; mais je ne pus imaginer d’autre moyen de la mettre en sûreté, et je fus trop heureux de trouver un huissier en second qui savait où vous étiez logé… La belle société vraiment ! d’un côté la grande salle et la cuisine de l’autre.

— Silence ! ce n’est point le moment de plaisanter, » répondit Tressilian d’un ton sévère.

« Je ne le sais que trop bien, répliqua l’artiste, car j’ai passé ces trois derniers jours comme si j’avais eu la corde au cou. Cette dame ne sait pas ce qu’elle veut elle ne veut pas de votre assistance… elle ne veut pas entendre parler de vous… et elle est sur le point de se remettre aux mains de lord Leicester. Je n’eusse jamais obtenu d’elle qu’elle se cachât dans votre chambre, si elle avait su à qui elle appartenait.

— Est-il possible ? dit Tressilian. Mais elle peut avoir l’espoir que le comte emploiera en sa faveur l’influence qu’il a sur son méprisable serviteur.

— Je n’en sais rien, dit Wayland ; mais je crois que si elle se réconcilie avec Leicester ou avec Varney, le côté du château de Kenilworth qui sera le plus sûr pour nous, sera le côté extérieur, d’où nous pourrons fuir le plus vite. Je compte bien ne pas y rester un instant après avoir remis à Leicester la lettre que je ne voulais pas lui faire parvenir avant d’avoir pris vos ordres. Tenez, la voilà… Mais non… peste soit d’elle !… Je l’aurai laissée dans mon chenil, au grenier à foin dans lequel on m’a logé.

— Mort et furie ! » s’écria Tressilian sortant de son caractère ordinaire, « tu n’as pas perdu, j’espère, cette lettre d’où dépend peut-être un objet plus important que mille vies comme la tienne ?

— Perdue, » répondit vivement Wayland, « ce serait par trop plaisant ! Non, monsieur, je l’ai soigneusement renfermée avec mon sac de nuit et quelques objets à mon usage. Je vais la chercher de ce pas.

— Vas-y, dit Tressilian ; sois fidèle, et tu seras bien récompensé. Mais si j’ai quelque sujet de te soupçonner, un chien mort vaudrait mieux que toi. »

Wayland s’inclina, et quitta Tressilian avec un air de confiance et de légèreté, mais, dans le fond, troublé et inquiet au dernier point. La lettre était perdue, le fait était constant, nonobstant l’excuse qu’il avait donnée à Tressilian pour calmer son emportement. Elle était perdue… elle pouvait être tombée en des mains hostiles… alors elle dévoilerait entièrement l’intrigue dans laquelle il avait été engagé ; quoique, dans aucun cas, il ne vit la possibilité qu’elle demeurât secrète. En outre, il se sentait vivement blessé de l’accès d’impatience de Tressilian.

« Vraiment, pensa-t-il, si l’on paie de cette manière des services où il y va de ma vie, il est bien temps que je pense à moi-même. J’ai offensé mortellement, j’en suis convaincu, le seigneur de ce magnifique château, dont un seul mot peut aussi sûrement faire tomber ma tête que le moindre souffle peut éteindre une chandelle ; et tout cela pour une jeune folle et son mélancolique amant qui, pour la perte d’un chiffon de papier plié en quatre, porte la main à son poignard et jure mort et furie ! Joignez à cela le docteur et Varney… Mieux vaut me tirer de leurs griffes. La vie est plus précieuse que l’or ; fuyons donc sans plus tarder, quoique je laisse ma récompense derrière moi.

« Je me soucie fort peu de M. Tressilian, se disait-il ; j’ai fait plus que je ne m’étais engagé à faire, et j’ai amené sous sa main sa dame errante, de telle sorte qu’il peut veiller sur elle par lui-même ; mais je crains que cette infortunée créature ne coure de grands dangers au milieu de ces esprits fougueux. Je vais monter à sa chambre et lui raconter ce qui est arrivé à sa lettre, afin qu’elle puisse en écrire une autre, si elle le juge convenable. Elle ne peut manquer de messager, il me semble, dans un endroit où il y a tant de laquais qui peuvent porter une lettre à leur maître. Je lui dirai aussi que je quitte le château, en la laissant à la garde de Dieu, à sa propre direction et aux soins de M. Tressilian. Peut-être se rappellera-t-elle la bague qu’elle m’a offerte… Je l’ai bien gagnée, je crois… Mais, après tout, c’est une aimable créature, et… le diable emporte la bague ! je ne voudrais pas m’avilir pour un si mince objet. Si dans ce monde je suis dupe de ma bonté, j’aurai une chance d’autant meilleure dans l’autre. Ainsi donc allons trouver la dame, et ensuite en route. »

Le pied léger et l’œil ouvert comme le chat qui emporte sa proie, Wayland reprit le chemin de la chambre de la comtesse, se glissant le long des cours et des couloirs, observant tout ce qui se passait autour de lui, et mettant tous ses soins à échapper à toute observation. De cette manière il traversa les cours extérieures et intérieures du château, et le grand passage voûté situé entre les cuisines et la grande salle, qui conduisait au petit escalier tournant par lequel on montait aux chambres de la tour de Mervyn.

L’artiste se félicitait d’avoir échappé aux divers périls de ce voyage, et déjà il se disposait à monter les degrés deux à deux, quand il aperçut une ombre d’homme projetée par une porte qui se dessinait sur le mur opposé. Wayland se retira avec précaution, redescendit dans la cour intérieure, se promena environ un quart d’heure, dont la durée lui parut au moins quadruple, et retourna ensuite à la tour, dans l’espoir que l’homme aux aguets aurait disparu. Il monta jusqu’à l’endroit où la peur l’avait pris ; il n’y avait plus d’ombre sur le mur… Il gravit quelques marches de plus… La porte était encore entr’ouverte, et comme il délibérait s’il avancerait ou rétrograderait, la porte tout-à-coup s’ouvrit toute grande, et Michel Lambourne s’offrit aux regards étonnés de Wayland. « Qui diable es-tu, que cherches-tu dans cette partie du château ? avance dans cette chambre ; viens, qu’on te pende !

— Je ne suis point un chien pour répondre au premier qui siffle, » dit l’artiste, affectant une confiance que démentait le tremblement de sa voix.

« Est-ce à moi que tu par les ainsi ?… Approche, Lawrence Staples ! »

Une espèce de colosse mal bâti, au regard sinistre, et haut de plus de six pieds, parut aussitôt à la porte, et Lambourne continua : « Puisque tu aimes tant cette tour, mon bon ami, tu pourras bien en visiter les fondations à une douzaine de pieds au-dessous du fond du lac ; c’est un lieu charmant, habité par une aimable réunion de crapauds, de serpents et d’autres animaux du même genre dont la compagnie te plaira singulièrement. Or donc, je te le demande encore une fois, qui es-tu ? que viens-tu chercher ici ? »

« Si la porte du cachot se ferme derrière moi, pensa Wayland, je suis un homme perdu. » Il répondit donc d’un air soumis, qu’il était le pauvre escamoteur que Son Honneur avait rencontré la veille en bas de Weatherly.

« Et quel tour d’escamotage viens-tu jouer dans cette tour ? Ta bande est logée de l’autre côté, près des bâtiments de Clinton.

— Je suis venu ici pour voir ma sœur, qui est ici-dessus, dans la chambre de M. Tressilian.

— Ah, ah ! » dit Lambourne en souriant, « voilà le fin mot… Sur mon honneur, pour un étranger, ce M. Tressilian en use chez nous fort à son aise ; il meuble sa cellule fort joliment et fort commodément. Écoute-moi, drôle… ce sera une charmante histoire à raconter sur ce vertueux M. Tressilian, et elle fera autant de plaisir à certaine personne que m’en ferait une bourse remplie de bonnes pièces d’or. Écoute, maître fripon, » continua-t-il en s’adressant à Wayland, « il ne faut pas que tu fasses lever le lièvre, nous voulons le prendre au gîte. Ainsi donc, décampe avec ta piteuse figure de mouton, ou je te jette par la fenêtre de la tour pour voir si avec ta science d’escamoteur tu sauras garantir tes os.

— Votre Excellence n’aura point l’âme aussi cruelle, j’en suis sûr, dit Wayland ; il faut laisser vivre les pauvres diables. J’espère que Votre Honneur me permettra de parler à ma sœur.

— Sœur du côté d’Adam, je parie, répondit Lambourne ; ou s’il en est autrement, tu n’en es qu’un plus grand coquin. Mais qu’elle soit ta sœur ou non, je le tais mourir comme un renard, si tu reviens encore fureter dans cette tour. Mais j’y pense, mille morts et mille poignards ! il faut que je te voie au plus tôt hors de ce château, car ceci est une affaire plus sérieuse que tes jongleries.

— Mais, n’en déplaise à Votre Excellence, dit Wayland, je dois représenter Orion dans la fête qui a lieu ce soir même sur le lac.

— Je le jouerai moi-même, par saint Christophe ! dit Lambourne. Orion, dis-tu ? je représenterai Orion avec son baudrier, et ses sept étoiles par dessus le marché. Allons, canaille, suis-moi… Mais non… Lawrence, emmène-moi ce drôle. »

Lawrence saisit par le collet de son habit le jongleur peu disposé à résister, tandis que Lambourne, d’un pas précipité, se dirigeait vers la porte dérobée par laquelle Tressilian était rentré au château, et qui était pratiquée dans le mur occidental, à peu de distance de la tour de Mervyn.

Pendant qu’il traversait rapidement l’espace qui séparait la tour de la poterne, Wayland se mettait en vain la cervelle à la torture pour trouver quelque moyen de secourir la pauvre dame pour laquelle, malgré son propre danger, il ressentait le plus vif intérêt. Mais quand il eut été jeté hors du château, et que Lambourne lui eut déclaré, avec un effroyable jurement, qu’une mort prompte suivrait la première tentative qu’il ferait pour y rentrer, il leva les mains et les yeux au ciel comme pour prendre Dieu à témoin qu’il n’avait cessé qu’à la dernière extrémité de s’employer à la défense de l’opprimée. Puis il tourna le dos aux superbes tours de Kenilworth, et s’en alla chercher un refuge plus humble et plus sûr.

Lawrence et Lambourne, après avoir suivi un instant Wayland de leurs regards, reprenaient le chemin de la tour, quand le premier adressa en ces termes la parole à son compagnon : « Le diable m’emporte, monsieur Lambourne, si je devine pourquoi tu as expulsé ce pauvre hère du château, au moment même où il allait jouer un rôle dans le spectacle qui va commencer, et le tout pour une femme.

— Ah ! Lawrence ! répondit Lambourne, tu penses à la noire Joan Jugges de Slingdon, et tu compatis aux faiblesses humaines. Mais courage, très noble duc des cachots, puissant seigneur des limbes, tu ne vois pas plus clair dans cette affaire qu’on n’y voit dans tes domaines de Mal-à-l’aise. Mon révérendissime seigneur des pays-bas de Kenilworth, apprenez que le très considérable maître Richard Varney donnerait pour trouver un trou dans le manteau de ce M. Tressilian autant d’argent qu’il nous en faudrait pour passer cinquante nuits à riboter, et avec cela, le plein pouvoir d’envoyer promener l’intendant s’il voulait nous faire quitter trop tôt nos gobelets.

— Oui dà ! S’il en est ainsi, tu as raison, » dit Lawrence Staples, le gardien en chef, ou, en style ordinaire, le premier geôlier du château de Kenilworth. « Mais comment vous arrangerez-vous, maître Lambourne, pour assister à l’entrée de la reine ; car il me semble que vous deviez y accompagner votre maître ?

— Eh bien ! toi, mon honnête prince des prisons, tu feras la garde en mon absence. Laisse entrer Tressilian, s’il le veut, mais veille à ce que personne ne sorte. Si la donzelle essayait de faire une sortie, comme il ne serait pas impossible, fais-lui rebrousser chemin, en lui parlant durement ; après tout, ce n’est que la maîtresse d’un mauvais comédien.

— Oh ! quant à cela, répondit Lawrence, je n’ai qu’à fermer sur elle la grille de fer qui est en dehors de la double porte, et, bon gré mal gré, elle sera obligée de se tenir tranquille.

— De cette façon, Tressilian ne pourra arriver jusqu’à elle, » dit Lambourne après un moment de réflexion. « Mais n’importe… on la trouvera dans sa chambre, et c’est tout ce qu’il nous faut. Avoue cependant, vieux geôlier aux yeux de chauve-souris, que tu as peur de garder à toi seul la tour de Mervyn.

— Quant à la peur, je ne m’en embarrasse pas plus que d’un tour de clef ; mais d’étranges choses ont été vues et entendues dans cette tour. Quoique vous ne soyez que depuis peu de temps à Kenilworth, on n’aura pas manqué de vous dire qu’elle est hantée par l’esprit d’Arthur Mervyn, ce chef farouche qui fut pris par le terrible lord Mortimer, quand il était un des commandants des frontières de Galles, et assassiné, à ce qu’il paraît, dans cette tour qui porte son nom.

— Oh ! j’ai entendu faire ce conte cinq cents fois, dit Lambourne, et raconter comment l’esprit n’est jamais plus bruyant que quand on fait bouillir des poireaux ou frire du fromage dans les régions culinaires. Santo diavolo, mon brave, retiens ta langue ; je sais tout ce qu’il en est.

— Oui ; mais pourtant tu ne retiens guère la tienne, quelque sage que tu veuilles te faire. Ah ! c’est une horrible chose que d’assassiner un prisonnier dans son cachot !… Toi qui, peut-être, as donné quelque coup de poignard à un homme dans une rue obscure, tu ne sais point cela. Appliquer à un prisonnier mutin un bon coup de clef sur la tête, et le prier de se tenir tranquille, voilà ce que j’appelle maintenir l’ordre dans la prison ; mais tirer l’épée et le tuer, comme fit ce seigneur gallois, cela vous fait surgir un fantôme qui rend pendant un siècle votre prison inhabitable pour tout honnête prisonnier. Avec cela, j’ai tant d’égards pour mes prisonniers, les pauvres diables ! que j’ai toujours mieux aimé loger à cinquante pieds sous terre les bons gentilshommes ou les gens comme il faut qui avaient battu la grande route, médit du lord Leicester, ou commis quelque autre faute du même genre que de les enfermer dans cette chambre d’en haut, qu’on appelle le cabinet de Mervyn. En vérité, par le bon saint Pierre-ès-liens, je m’étonne que mon noble maître, ou M. Varney, aient songé à y loger un hôte ; et si ce M. Tressilian a pu trouver quelqu’un pour lui tenir compagnie, et surtout une femme, sur mon honneur, je pense qu’il a eu raison.

— Je te dis, » ajouta Lambourne en s’avançant dans la chambre du porte-clefs, « que tu n’es qu’un âne… Va fermer le guichet au bas de l’escalier, et ne t’embarrasse pas des esprits. Donne-moi un coup de vin, mon brave ; je me suis un peu échauffé en mettant tout à l’heure ce drôle à la porte. »

Tandis que Lambourne buvait à longs traits un pot de claret, ce qu’il faisait sans se servir d’un verre, le gardien continuait à justifier sa croyance aux apparitions.

« Tu n’es que depuis quelques heures dans ce château, et pendant tout ce temps-là tu t’es enivré tellement, que tu es à la fois sourd, muet et aveugle. Mais tu ferais moins de bravades, si tu devais passer la nuit avec nous à l’époque de la pleine lune ; car c’est alors que l’esprit est le plus remuant, et surtout lorsque le vent souffle avec violence du nord-ouest, qu’il tombe quelques gouttes de pluie, et que de temps en temps l’on entend gronder le tonnerre. Grand Dieu ! quels craquements, quels ébranlements, quels gémissements, et quels hurlements se font entendre alors dans la chambre de Mervyn, juste au dessus de nos têtes ! c’est à tel point, que deux quartes d’eau-de-vie ne suffisent pas pour nous soutenir, mes garçons et moi.

— Bah ! l’ami, » répondit Lambourne, sur qui ce dernier coup, joint aux accolades réitérées qu’il avait données antérieurement au pot, commençait à opérer quelque changement ; « bah ! tu parles des esprits comme un homme qui n’y connaît rien. Personne ne sait au juste ce qu’il faut en dire, et, bref, moins on en parle mieux on fait. Ceux-ci croient une chose, ceux-là une autre… Tout cela est pure imagination. J’en ai connu de toute espèce, mon cher Lawrence Ferme-Porte, et même des hommes d’esprit. Il y a un grand seigneur, je tairai son nom, Lawrence, qui a foi aux étoiles et à la lune, aux planètes et à leur cours, et qui va jusqu’à croire qu’elles ne brillent que pour lui ; quand, foi d’homme à jeun, ou plutôt d’homme ivre, elles ne luisent, mon brave Lawrence, que pour empêcher d’honnêtes garçons comme moi de tomber dans l’eau. À la bonne heure, qu’il se passe ses fantaisies, il est assez grand pour pouvoir le faire. Et puis, vois-tu, il y en a un autre, un homme instruit, je t’assure, qui crache du grec et de l’hébreu, comme moi du latin de cuisine ; il a un système de sympathies et d’antipathies ; il prétend changer du plomb en or, etc. Mais laissons-le payer de ses transmutations ceux qui sont assez fous pour le prendre pour comptant… Puis tu viens après eux, toi aussi, grand homme, qui n’es ni savant ni noble, mais qui as six pieds de haut, et je te vois, aussi peu clairvoyant qu’une taupe, croire aux esprits, aux revenants, et autres choses semblables… Il y a encore un grand homme, c’est-à-dire un petit homme, ou plutôt un petit grand homme, mon cher Lawrence, et son nom commence par un V… Celui-ci, que croit-il ? rien sur la terre, ni dans le ciel, ni dans l’enfer ; et, pour ma part, si je crois qu’il y a un diable, c’est seulement parce que je pense qu’il doit y avoir quelqu’un pour empoigner notre ami par les épaules, « quand l’âme et le corps se sépareront », comme dit la ballade ; car il ne peut y avoir d’antécédent sans conséquent… rarò antecedentem… avait coutume de dire le docteur Breham. Mais ceci est du grec pour toi, mon brave Lawrence, et, au fait, la science est une chose insipide… Donne-moi encore le pot.

— Sur ma foi, Michel, si tu bois davantage, dit le geôlier, tu te trouveras dans un fâcheux état, soit que tu joues Orion, soit que tu accompagnes ton maître dans cette soirée de grande solennité ; et je m’attends à tout moment à entendre la grosse cloche nous appeler à la tour de Mortimer, pour y recevoir la reine. »

Tandis que Staples lui faisait ses remontrances, Lambourne buvait ; mais quittant enfin le pot, qui était presque vide, il dit, en poussant un profond soupir, et d’une voix sourde qui bientôt s’éleva à mesure qu’il parlait : « N’aie pas peur, Lawrence : si je suis ivre, je sais ce que j’ai à faire pour que Varney ne s’en aperçoive pas. Mais, comme je te l’ai déjà dit, n’aie pas peur, Lawrence, je sais porter mon vin. D’ailleurs, je dois aller sur l’eau comme Arion, et je m’enrhumerais si je ne prenais d’avance quelques réconfortants. Je ne jouerai pas Arion ! Certes le plus habile braillard qui ait jamais fatigué ses poumons pour douze sous, n’aurait pas l’avantage sur moi. Que m’importe qu’ils me voient un peu gris ? Y a-t-il un seul homme qui doive s’abstenir de boire aujourd’hui ? réponds-moi : c’est une affaire de loyauté que de se mettre en gaîté… et j’ajoute qu’il y a des gens dans ce château qui, s’ils ne sont pas gris quand ils ont bu, n’ont guère de chance de l’être quand ils restent à jeun. Je ne nomme personne, Lawrence ; mais ton broc de vin est un excellent spécifique pour faire éclater la gaîté et la loyauté. Huzza pour la reine Élisabeth ! pour le noble Leicester ! pour le digne M. Varney !… et pour Michel Lambourne qui pourrait les faire danser autour de son doigt. »

En disant ces mots, il descendit l’escalier, et traversa la cour intérieure.

Le geôlier le suivit des yeux, hocha la tête, et tout en fermant et verrouillant la grille de fer, qui, placée au milieu de l’escalier, rendait impossible de monter plus haut qu’à l’étage immédiatement au-dessous du cabinet de Mervyn, ainsi que s’appelait la chambre de Tressilian, il se dit à lui-même : « C’est une bien excellente chose que d’être favori. Un jour je faillis perdre ma place parce que le matin M. Varney crut s’apercevoir que je sentais l’eau-de-vie ; et ce drôle peut paraître devant lui, ivre comme le vin, sans s’exposer à être grondé. Mais c’est un coquin fieffé, un serpent pour la ruse, et on ne comprend jamais que la moitié de ce qu’il dit. »




CHAPITRE XXX.

RÉCEPTION D’UNE SOUVERAINE.


Que le clocher tremble en ses fondements ; elle vient, elle vient ! Parlez pour nous, clochers ; parlez pour nous, trompettes aux sons aigus. Canonnier, à ta mèche ; que ton canon fasse autant de bruit que si le païen, coiffé du turban, s’avançait en rangs serrés pour attaquer nos remparts. Nous aurons aussi des spectacles ; mais cela demande de l’esprit, et je ne suis qu’un grossier soldat.
La Reine-Vierge, tragi-comédie.


Tressilian, lorsque Wayland l’eut quitté, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, était demeuré incertain de ce qu’il devait faire, quand Raleigh et Blount s’approchèrent de lui, se donnant le bras, mais, comme de coutume, se disputant avec chaleur. Tressilian, dans la situation actuelle de son esprit, ne désirait guère leur société, mais il n’y avait pas moyen de les éviter ; aussi il sentit que lié par sa promesse de ne pas voir Amy et de ne faire aucune démarche en sa faveur, ce qu’il avait de mieux à faire était de se mêler à la foule, et de laisser paraître le moins possible les angoisses et les inquiétudes qui pesaient sur son cœur. Il fit donc de nécessité vertu, et appelant ses camarades, s’écria : « La joie soit avec vous, camarades ! D’où venez-vous, amis ?

— De Warwick, comme de raison, répondit Blount. Nous sommes revenus pour changer d’habits comme de pauvres acteurs qui sont obligés de conformer leur extérieur à leurs rôles ; et vous auriez bien fait de nous imiter, Tressilian.

— Blount a raison, dit Raleigh, la reine aime ces marques de déférence, et considère comme un manque de respect de ne point se rendre sur-le-champ à son cortège et de paraître devant elle dans le négligé du voyage. Mais regarde Blount lui-même, Tressilian, pour peu que tu aimes à rire, regarde-le, et vois comme son coquin de tailleur l’a équipé, avec du bleu, du vert et du cramoisi relevés par des rubans couleur de chair et des rosettes jaunes à ses souliers.

— Et que vous faut-il donc ? dit Blount. J’ai commandé à ce voleur aux jambes croisées de faire de son mieux et de ne pas épargner la dépense ; et il me semble que tout cela ne fait pas mal, mieux même que ton costume. Je m’en rapporte au jugement de Tressilian.

— Je le veux bien, je le veux bien, répondit Walter Raleigh, pour l’amour du ciel, prononce entre nous, Tressilian. »

Tressilian, choisi pour juge, les examina tous les deux, et s’aperçut au premier coup d’œil que l’honnête Blount avait pris, sur la foi du tailleur, le costume qu’il avait plu à celui-ci de lui faire, et qu’il était aussi embarrassé de la surabondance des rubans qui garnissaient son habillement, qu’un paysan de ses vêtements du dimanche. L’habit de Raleigh, au contraire, était un habit riche et de bon goût, que celui-ci portait comme un costume trop bien approprié à son élégante personne pour être l’objet d’une attention particulière. Tressilian prononça donc que les habits de Blount étaient plus beaux, mais ceux de Raleigh d’un meilleur goût.

Blount fut satisfait de cette décision. « Je savais bien que le mien était plus beau ; si ce coquin de Double-Point m’eût apporté un pourpoint tout simple comme celui de Raleigh, je lui aurais l)risé la tête avec son carreau. Si nous devons être des fous, soyons du moins des Tous de première classe.

— Mais toi, Tressilian, pourquoi n’as-tu pas fait de toilette ? dit Raleigh.

— Je me trouve chassé de ma chambre par une singulière méprise, et pour le moment séparé de mon bagage. J’allais te chercher pour te prier de partager avec moi ton logement.

— Et tu es le bien-venu, dit Raleigh. Diable ! c’est un beau logement. Milord Leicester nous a fait cette galanterie ; il nous a logés comme des princes : si sa courtoisie lui a coûté, du moins elle a été fort loin. Je vous conseille de conter votre embarras au chambellan du comte, on vous fera justice sur-le-champ.

— Bon ! cela n’en vaut pas la peine, puisque vous pouvez me donner la moitié de votre chambre, répondit Tressilian ; je ne veux point causer d’embarras. Quelqu’un est-il venu avec vous ?

— Oui, parbleu ! dit Blount ; Varney et tout une tribu de Leicestériens, sans compter une vingtaine de nous autres, honnêtes partisans de Sussex. Nous devons tous, à ce qu’il paraît, recevoir la reine dans ce qu’ils appellent la tour de la Galerie, et assister à quelques drôleries qu’on y prépare ; ensuite nous ferons le service dans la grande salle, près de Sa Majesté, dont Dieu bénisse les pas, tandis que ceux qui l’attendent maintenant iront se nettoyer et quitter leurs habits de voyage. Le ciel me soit en aide ! si Sa Grâce m’adresse la parole, je ne saurai jamais que répondre !

— Et qu’est-ce qui les a tenus si long-temps à Warwick ? » dit Tressilian qui ne voulait pas que la conversation revînt sur ses affaires.

« Une telle succession de farces, répondit Blount, qu’on n’a jamais rien vu de pareil à la foire de Saint-Barthélémy[117]. Nous avons eu des orateurs et des comédiens, des chiens et des ours, des hommes qui faisaient les singes et des femmes qui faisaient leur propre caricature. Je m’étonne que la reine ait pu supporter tout cela. À tout moment c’était quelque chose sur l’aimable lumière de sa gracieuse figure, ou quelque niaiserie semblable. Mais allons à cette tour de la Galerie, quoique je ne voie pas ce que tu y pourras faire, Tressilian, avec tes habits et les bottes de voyage.

— Je prendrai place derrière toi, Blount, » dit Tressilian qui s’était aperçu que l’élégance extraordinaire de son ami préoccupait singulièrement son esprit ; « ta belle taille et ton brillant costume dissimuleront mon triste équipement.

— Et tu feras vraiment ce que tu dis ? ajouta Blount. De bonne foi, je suis charmé que tu trouves mon habit de bon goût, surtout à cause de ce maître espiègle ; car quand un homme fait une folie, il faut au moins qu’il s’en acquitte bien. »

En disant ces mots, Blount retroussait son chapeau, tendait le jarret, et allongeait le pas d’un air fier, comme s’il eût été à la tête de sa brigade de piquiers ; de temps à autre il abaissait avec complaisance son regard sur ses bas cramoisis et sur les énormes rosettes jaunes qui ornaient ses souliers. Tressilian le suivait, absorbé dans ses tristes pensées, sans faire à peine attention aux plaisanteries que Raleigh, dont la gaîté naturelle était excitée par la ridicule vanité de son respectable et ancien camarade, soufflait à l’oreille de son mélancolique ami.

Ils traversèrent de la sorte le Long-Pont, ou Champ-Clos, et se placèrent avec quelques gentilshommes devant la porte extérieure de la Galerie, ou tour d’entrée. Leur troupe montait à quarante personnes environ, toutes choisies dans la classe qui était immédiatement au-dessous de celle de chevaliers ; elles formaient une espèce de garde d’honneur rangée en double ligne de chaque côté de la porte, au milieu d’une haie serrée de piques et de pertuisanes, formée des vassaux de Leicester, vêtus de sa livrée. Les gentilshommes ne portaient d’autres armes que leurs épées et leurs poignards ; ils étaient vêtus avec toute l’élégance imaginable ; et comme le costume du temps permettait de déployer une magnificence somptueuse, on ne voyait partout que velours, étoffes d’or et d’argent, rubans, plumes, pierreries et chaînes d’or. En dépit des sombres pensées qui l’occupaient, Tressilian ne put s’empêcher de s’apercevoir qu’avec son costume de voyage, quelque élégant qu’il pût être, il faisait une triste figure parmi ces brillants cavaliers, et que son négligé était un sujet d’étonnement pour ses amis et de mépris pour les partisans de Leicester.

Nous ne pouvons taire ce fait, quoiqu’il semble peu d’accord avec la gravité du caractère de Tressilian ; il est certain cependant que le soin extérieur de la personne est une espèce d’amour-propre dont les hommes les plus sages ne sont pas exempts ; et nous y sommes portés d’une manière tellement instinctive, que, non seulement le soldat qui court à un trépas inévitable, mais le condamné même qui marche à une mort certaine, se montrent jaloux de paraître avec avantage. Mais ceci est une digression.

C’était vers le soir d’un jour d’été (le 9 juillet 1575) ; le soleil venait de se coucher, et chacun attendait impatiemment la prochaine arrivée de la reine. La multitude était restée assemblée depuis plusieurs heures, et elle ne cessait de grossir encore. Une abondante distribution de comestibles, de bœufs rôtis et de tonnes de bière, faite sur différents points de la route, avait entretenu la populace dans des sentiments de parfait amour et de dévouement envers la reine et son favori, sentiments qui se fussent quelque peu affaiblis si le jeûne se fût joint à l’attente. Le peuple passait cependant le temps à ses amusements chéris, à crier, huer, hurler, et à se jouer mutuellement de bons tours, ce qui formait un assemblage de sons discordants ordinaire en pareille occasion. Tout cela avait lieu sur les chemins encombrés de monde, au milieu des champs, et principalement en dehors de la porte du parc, où l’affluence du peuple était le plus considérable, quand tout-à-coup une fusée sillonna l’atmosphère, et presque au même instant le son de la grosse cloche du château se fit entendre au loin dans la plaine.

À ce signal il se fit un instant de profond silence, auquel succéda un murmure sourd d’attente formé par les voix réunies de plusieurs milliers d’individus s’efforçant tous de parler bas ; c’était, pour me servir d’une expression singulière, le chuchotement d’une immense multitude.

« Les voici, à coup sûr, dit Raleigh à Tressilian. Ce bruit a quelque chose d’imposant : nous l’entendons dans le lointain de même que les matelots, après un long voyage, entendent pendant leur quart les flots qui viennent se briser sur quelque plage éloignée et inconnue.

— Par la messe, répondit Blount, il me semble plutôt entendre le mugissement de mes vaches dans le pâturage de Wittens-West-Lowe.

— Vous allez le voir brouter lui-même tout à l’heure, dit Raleigh à Tressilian. Il ne rêve que bœufs bien gras et fertiles pâturages. Lui-même ne vaut guère mieux qu’une de ses bêtes à cornes, et il ne devient vraiment beau que lorsqu’on l’irrite et qu’on le met en fureur.

— Nous l’y verrons bientôt, dit Tressilian, si vous ne lui épargnez pas vos plaisanteries.

— Bon ! je ne m’en inquiète guère, répondit Raleigh ; mais, toi aussi, Tressilian, tu es devenu une espèce de hibou qui ne vole que de nuit ; tu as remplacé tes chansons par des cris lugubres, et abandonné la bonne compagnie pour un buisson de lierre.

— Et quelle espèce d’animal es-tu donc toi-même, Raleigh, demanda Tressilian, pour nous traiter tous si lestement ?

— Qui ? moi ! répondit Raleigh, je suis un aigle qui n’ai pas une pensée à donner à cette terre toute matérielle, tant qu’il y aura un ciel vers lequel je pourrai diriger mon vol, un soleil que mon œil pourra fixer.

— Par saint Barnabé ! voilà de belles fanfaronnades, dit Blount ; mais, monseigneur l’aigle, prenez garde à la cage et surtout à l’oiseleur. Plus d’un oiseau, qui avait volé aussi haut, a été empaillé et a servi d’épouvantail aux autres. Mais chut ! quel profond silence vient de se faire tout-à-coup ?

— C’est, dit Raleigh, la procession qui s’arrête à la porte du parc, où une sibylle, l’une des fatidicœ, doit aller au devant de la reine pour lui dire sa bonne aventure. J’ai vu les vers qu’elle doit lui présenter : ils ont peu de sel, et Sa Grâce a déjà été rassasiée de tous ces compliments poétiques. Pendant que l’assesseur la haranguait, lorsqu’elle entra sur les franchises du comte de Warwick, elle me dit tout bas à l’oreille, qu’elle était pertœsa barbarœ loquelœ[118].

— La reine lui a parlé bas à l’oreille, » dit Blount comme se parlant à lui-même. « Bon Dieu ! il ne faut plus s’étonner de rien en ce monde. »

Ici ses réflexions furent interrompues par une salve d’applaudissements qui partit du sein de la multitude, avec un bruit si terrible que le pays en retentit à plusieurs milles à la ronde. Les gardes placés en foule sur la route répétèrent ces acclamations, qui se communiquèrent comme une étincelle électrique jusqu’au château, et annoncèrent à tout le monde que la reine Élisabeth venait d’entrer dans le parc royal de Kenilworth. Toute la musique du château commença en même temps, et l’on tira des remparts une salve d’artillerie accompagnée d’une décharge de mousqueterie ; mais le son des tambours et des trompettes, celui même du canon, ne furent entendus que faiblement au milieu des cris et des acclamations répétées de la multitude.

Lorsque le bruit commença à s’affaiblir, on vit paraître près de la porte du parc un grand éclat de lumière qui, s’élargissant et devenant plus vif à mesure qu’il s’approchait, s’avança le long de la vaste et belle avenue qui conduisait vers la tour de la Galerie, et qui, comme nous l’avons déjà dit, était bordée de chaque côté par les vassaux du comte de Leicester. Le cri de : « La reine ! la reine ! silence ! à vos places ! » se répéta de bouche en bouche. La cavalcade s’avança éclairée par deux cents torches de cire, portées par autant de cavaliers, et qui répandaient un éclat de lumière semblable à celui du grand jour. Tout le cortége, mais particulièrement le groupe principal, dont la reine, vêtue avec la plus grande magnificence et resplendissante de pierreries, occupait elle-même le centre, en était éclairé. Élisabeth était montée sur un cheval blanc comme la neige, qu’elle conduisait avec une grâce et une dignité remarquables, et à sa tournure noble et imposante on reconnaissait la fille de cent rois.

Les dames de la cour, qu’on voyait à cheval auprès de la reine, avaient eu soin que leur extérieur ne fût pas plus brillant que ne le comportaient leur rang et la présente occasion, afin qu’aucun astre inférieur ne parût dans l’orbite de la royauté. Mais, à leurs charmes personnels et à la magnificence qui les distinguait, malgré la contrainte que la prudence leur avait prescrite, on reconnaissait la fleur d’un royaume célèbre par la beauté des femmes et par son faste. Les courtisans, affranchis des précautions que les dames s’étaient imposées, les surpassaient encore par le luxe dont ils brillaient.

Leicester, tout étincelant de bijoux et de drap d’or, comme une image dorée, se tenait à cheval à la droite de Sa Majesté, tant comme son hôte qu’en sa qualité de grand-écuyer. Le noir coursier qu’il montait n’avait pas un seul poil blanc sur le corps ; c’était un des chevaux de guerre les plus estimés de l’Europe, et le comte l’avait acheté à grands frais pour s’en servir dans cette occasion. Le noble animal, s’irritant de la lenteur de la marche, courbait sa tête majestueuse, rongeait son frein d’argent, et l’écume qui jaillissait de sa bouche sur ses membres élégants les parsemait de taches de neige. Le cavalier était digne de la place distinguée qu’il occupait et du superbe animal sur lequel il était monté, car nul homme en Angleterre, et peut-être en Europe, ne surpassait Dudley dans l’art de l’équitation et dans tous les autres exercices propres à son rang. Il avait la tête nue comme tous les autres courtisans qui fermaient le cortège, et l’éclat rougeâtre des torches éclairait ses longues boucles d’un noir d’ébène et ses nobles traits, auxquels la critique la plus sévère n’aurait pu reprocher autre chose que le superbe défaut, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’un front un peu trop élevé. Pendant cette glorieuse soirée, sa physionomie était empreinte du zèle reconnaissant d’un sujet pénétré de l’honneur que lui faisait sa souveraine, et respirait l’orgueil et la satisfaction dont le remplissait un si beau moment. Cependant, quoique ni son regard, ni aucun de ses traits, ne trahît la moindre émotion étrangère à la circonstance, quelques-uns des gens du comte remarquèrent qu’il était d’une pâleur extraordinaire, et ils s’exprimèrent mutuellement la crainte que leur seigneur ne se fatiguât d’une manière qui pourrait nuire à sa santé.

Varney, comme premier écuyer du comte, le suivait tenant sa toque de velours noir, qui était ornée d’une agrafe de diamants et surmontée d’une plume blanche. Son regard était constamment fixé sur son maître, et pour des raisons qui ne sont pas inconnues au lecteur, c’était celui des nombreux gentilshommes de Leicester qui souhaitait avec le plus d’anxiété que la force et le courage du comte lui permissent de supporter convenablement les agitations d’une telle journée ; car, bien que Varney fût du très petit nombre de ces monstres qui sont parvenus à étouffer les remords de leur conscience, et qui, au moyen de l’athéisme, se procurent une espèce d’insensibilité morale semblable au repos qui est le résultat de l’opium administré pour des souffrances aiguës, il savait cependant que le cœur de son maître commençait à être en proie à cette flamme dévorante qui, une fois allumée, ne s’éteint plus, et qu’au milieu de toute la pompe et de toute la magnificence que nous venons de décrire, le comte se sentait rongé par ce ver qui ne meurt point. Néanmoins, assuré comme l’était lord Leicester, par la nouvelle que Varney lui en avait apportée, que la comtesse éprouvait une indisposition qui devait excuser suffisamment auprès de la reine son absence de Kenilworth, son astucieux écuyer ne croyait pas qu’il fût très à craindre qu’un homme aussi ambitieux se trahît en donnant des signes extérieurs de faiblesse.

Les personnes qui composaient la suite immédiate de la reine, hommes et femmes, étaient naturellement choisies parmi les plus braves guerriers, les plus belles dames, la noblesse la plus illustre et les sages les plus célèbres de ce règne remarquable, et répéter leurs noms ne serait que fatiguer le lecteur. Derrière eux venait une longue suite de chevaliers et de gentilshommes, dont le rang et la naissance, quelque distingués qu’ils fussent, étaient confondus comme leurs personnes à la suite d’un cortège à la tête duquel brillait tant de majesté.

Dans cet ordre, la cavalcade s’approchait de la tour de la Galerie, qui, comme nous l’avons observé, formait la dernière barrière du château.

Ce fut alors le tour du gigantesque portier de s’avancer ; mais l’énorme et indolent personnage était si troublé par une excessive quantité d’ale double qui avait affaibli sa mémoire loin de la fortifier, qu’il ne put que proférer un soupir lamentable en restant assis sur son banc de pierre. La reine serait vraisemblablement passée sans qu’il l’eût complimentée, si l’allié secret du gigantesque concierge, Flibbertigibbet, qui se tenait caché derrière lui, n’eût enfoncé une épingle dans la partie postérieure des courts hauts-de-chausses que nous avons décrits ailleurs.

Le portier poussa une espèce de hurlement qui ne convenait pas mal à son rôle, il se leva en sursaut avec son bâton qu’il brandit autour de lui avec vigueur ; puis, comme un cheval de carrosse qui a senti l’éperon, il se lança au grand galop dans la carrière oratoire, et à l’aide de Dickie Sludge qui le souffla très activement, il réussit à proférer, d’une voix dont les intonations répondaient à sa taille de géant, un discours dont les premiers vers devaient être adressés à la foule qui obstruait la porte, et le reste prononcé au moment de l’approche de la reine, à l’aspect de laquelle le gigantesque portier, comme frappé d’une vision céleste, laissa tomber son bâton, déposa ses clefs, et fit place à la déesse de la nuit et à son magnifique cortège. Élisabeth reçut très gracieusement l’hommage du concierge herculéen, et lui faisant une inclination de tête en remercîment passa sous la tour si bien gardée, du haut de laquelle on entendit éclater dans l’air les sons bruyants d’une musique guerrière, à laquelle répondirent des troupes de musiciens placées sur différents points des murs du château ou stationnées dans le parc. Ainsi les échos répétaient les accords qui se répondaient les uns aux autres de différents côtés.

Au milieu de ces sons mélodieux qui éclataient comme par enchantement tantôt tout près, tantôt affaiblis par la distance, et quelquefois ne formaient plus qu’un murmure doux et plaintif, Élisabeth traversa la tour de la Galerie et arriva sur le pont, d’une longueur assez remarquable, qui s’étendait depuis cette galerie jusqu’à la tour de Mortimer. Un grand nombre de torches attachées de chaque côté des palissades produisaient une lumière presque égale à celle du jour. La plupart des nobles descendirent là, envoyèrent leurs chevaux au village voisin de Kenilworth, et suivirent la reine à pied, comme les gentilshommes qui avaient été formés en troupe pour la recevoir à la porte de la tour de la Galerie.

En ce moment, et plusieurs fois dans la soirée, Raleigh adressa la parole à Tressilian, et ne fut pas médiocrement surpris de ses réponses vagues et peu satisfaisantes. Cette hésitation, la manière dont il avait quitté son appartement sans en donner aucune raison, son obstination à se montrer dans un négligé qui devait déplaire à la reine, enfin quelques autres symptômes de désordre qu’il crut remarquer en lui, tout le porta à craindre que l’esprit de son ami ne fût atteint de quelque aliénation momentanée.

Cependant la reine n’eut pas plus tôt mis le pied sur le pont, qu’elle y trouva un nouveau spectacle ; car du moment où la musique donna le signal de son approche, on vit paraître sur le lac, sortant derrière une petite héronnière qui le cachait, et se dirigeant doucement vers l’autre extrémité du pont, un radeau imaginé de manière à offrir l’aspect d’une île flottante, illuminée par une grande quantité de torches et environnée de machines mouvantes faites pour représenter des chevaux marins sur lesquels étaient assis des tritons, des néréides et autres divinités fabuleuses de la mer.

Sur cette île on découvrait une belle femme vêtue d’une mante de soie couleur verdâtre, attachée par une large ceinture, sur laquelle étaient gravés des caractères semblables aux phylactères des Hébreux. Ses pieds et ses bras étaient nus, mais elle portait aux poignets et aux chevilles des bracelets d’or d’une largeur peu commune. Au milieu de sa longue et soyeuse chevelure noire, elle portait un diadème ou guirlande de gui artificiel, et tenait à la main une baguette d’ébène dont le bout était d’argent ; deux nymphes la suivaient, vêtues comme elle d’un costume antique et symbolique.

Cette machine était si bien construite que la dame de l’île flottante ayant achevé son voyage d’une manière très pittoresque, débarqua à la tour de Mortimer avec ses deux suivantes, précisément à l’instant où Élisabeth elle-même arriva devant cette fortification. L’étrangère alors, dans un discours ingénieux, annonça qu’on voyait en elle cette célèbre Dame du Lac si renommée dans l’histoire du roi d’Arthur, qui avait pris soin du redoutable sir Lancelot dans sa jeunesse, et dont la beauté avait triomphé des enchantements et de la sagesse du grand Merlin. Depuis cette époque reculée elle était restée en possession de ses domaines aquatiques, malgré les divers personnages pleins de gloire et de puissance auxquels Kenilworth avait successivement appartenu. Les Saxons, les Danois, les Normands, les Saintlowe, les Clinton, les Montfort, les Mortimer, les Plantagenet, tout grands qu’ils étaient par leurs armes et leur magnificence, ne lui avaient jamais fait élever la tête au-dessus de la surface des eaux qui renfermaient son palais de cristal ; mais un nom plus glorieux que tous ces grands noms s’était fait entendre, et elle venait rendre hommage à l’incomparable Élisabeth et mettre à ses pieds tous les divertissements que le château et ses environs, que la terre ou l’onde, pouvaient lui offrir.

La reine accueillit aussi cette harangue avec beaucoup de courtoisie, et répondit en plaisantant : « Nous avions cru, belle dame, que ce lac appartenait à notre royaume ; mais puisqu’une personne aussi célèbre le réclame, nous serons bien aise d’avoir dans quelque autre moment un nouvel entretien avec vous sur nos intérêts communs. »

Après cette gracieuse réponse, la Dame du Lac disparut, et Arion, qui était parmi les divinités maritimes, parut sur son dauphin. Mais Lambourne, qui était chargé de ce rôle en l’absence de Wayland, se trouvant tout transi d’être resté plongé dans un élément dont il n’était nullement l’ami, n’ayant d’ailleurs jamais su son discours par cœur, et ne possédant pas comme le portier l’avantage d’un souffleur, paya d’impudence, et arrachant son masque, il se mit à jurer par son âme et ses os, qu’il n’était ni Orion, ni Arion, mais l’honnête Michel Lambourne, qui avait bu à la santé de Sa Majesté, depuis le matin jusqu’au soir, et qui était venu pour lui présenter ses hommages à Kenilworth.

Cette bouffonnerie impromptu remplit probablement mieux le but que la harangue préparée d’avance ne l’aurait fait. La reine rit de tout son cœur, et jura à son tour que c’était le meilleur discours qu’elle eût encore entendu. Lambourne, qui s’aperçut à l’instant que sa plaisanterie avait sauvé son dos, se hâta de sauter à terre, et, donnant un coup de pied à son dauphin, il déclara qu’il ne voulait plus avoir rien à démêler avec les poissons, à moins que ce ne fût à table. Ce fut au moment où la reine allait entrer dans le château qu’on tira sur la terre et sur les eaux ces mémorables feux d’artifice pour la description desquels maître Lancham, déjà cité, a épuisé toute son éloquence.

« Tel fut, dit le greffier de la chambre du conseil, l’éclat des dais enflammés, la lueur des étoiles étincelantes, les pluies de feu, les torrents d’étincelles ardentes, les éclairs de feu grégeois, les éclats de la foudre qui se succédaient avec une rapidité et une violence effrayante, que le ciel gronda, les eaux se soulevèrent, et la terre en tressaillit. Et quant à moi, tout hardi que je suis, j’en éprouvai une frayeur mortelle[119]. »




CHAPITRE XXXI.

LA PROMESSE FATALE.


Vraiment c’est une affaire digne du mois de mars, où les lièvres sont le plus fous. Mettez de la raison dans vos paroles, et que la passion soit remplacée par des arguments calmes, ou je dissous ma cour.
Beaumont et Fletcher.


Notre but n’est nullement de raconter en détail les fêtes somptueuses de Kenilworth à la manière de maître Robert Lancham, que nous avons cité à la fin du chapitre dernier. Qu’il nous suffise de dire que ce fut pendant qu’on tirait les magnifiques feux d’artifice pour la description desquels nous avons eu recours à l’éloquence de Lancham, que la reine entra dans la cour de Kenilworth par la tour de Mortimer, et, s’avançant au milieu d’un cortège de dieux du paganisme et de héros de l’antiquité, qui lui offraient des présents et des hommages en ployant le genou, elle parvint enfin à la grande salle du château, qu’on avait ornée, pour la recevoir, des plus riches tentures de soie, et où l’on voyait briller une multitude de torches à travers les vapeurs des parfums les plus précieux, tandis qu’elle résonnait des accords de la musique la plus douce et la plus délicieuse. À l’extrémité de ce brillant salon était un dais de parade qui surmontait un trône royal, à côté duquel se trouvait une porte communiquant à une longue suite d’appartements décorés avec la plus grande magnificence, pour la reine et ses dames lorsqu’il leur plairait de s’y retirer.

Le comte de Leicester ayant donné la main à la reine pour la conduire au trône, et l’y ayant fait asseoir, fléchit le genou devant elle avec l’expression d’une galanterie respectueuse et passionnée, heureusement tempérée par celle du plus loyal dévouement, et la remercia dans des termes qui exprimaient la plus profonde reconnaissance, de l’honneur qu’il recevait d’elle, le plus grand qu’un souverain pût accorder à un sujet. Il était si beau en s’agenouillant ainsi, qu’Élisabeth céda à la tentation de faire durer cette scène un peu plus long-temps que le besoin ne l’exigeait ; avant de le relever, elle approcha sa main de la tête du comte de si près, qu’elle dut presque toucher ses longues boucles parfumées, et joignit à ce geste une expression de tendresse qui semblait indiquer que, si elle l’eût osé, ce mouvement fût devenu une caresse.

Elle le releva enfin ; et, debout à côté du trône, il lui détailla les différents préparatifs qui avaient été faits pour contribuer à ses plaisirs, à sa commodité, et auxquels elle s’empressa de donner sa gracieuse approbation. Le comte sollicita alors de Sa Majesté, pour lui et les seigneurs qui l’avaient accompagnée pendant le trajet, la permission de se retirer pendant quelques minutes, afin de prendre un costume plus convenable pour reparaître en sa présence, ajoutant que, pendant cet intervalle, les gentilshommes qui avaient déjà changé de vêtements (désignant en même temps Varney, Blount, Tressilian et d’autres) auraient l’honneur de lui faire leur cour.

« Soit, milord, répondit la reine ; vous seriez un excellent directeur de théâtre puisque vous pouvez commander ainsi à une double compagnie d’acteurs. Quant à nous, nous recevrons vos politesses ce soir avec moins de façon ; car notre dessein n’est pas de changer notre costume de voyage, étant un peu fatiguée d’un trajet que le concours de notre bon peuple a un peu ralenti, quoique l’amour qu’il a témoigné pour notre personne l’ait en même temps rendu délicieux. »

Leicester ayant reçu cette permission, se retira suivi des nobles qui avaient accompagné la reine à Kenilworth. Les gentilshommes qui les avaient précédés, et qui naturellement étaient dans un costume convenable à la circonstance, restèrent dans le salon. Mais la plupart étant d’un rang inférieur, ils se tinrent à une distance respectueuse du trône occupé par Élisabeth. L’œil perçant de la reine eut bientôt distingué Raleigh au milieu d’eux, ainsi que deux ou trois autres qui lui étaient personnellement connus : elle leur fit à l’instant signe d’approcher, et les accueillit très gracieusement. Raleigh surtout, dont l’aventure du manteau et les vers improvisés étaient gravés dans sa mémoire, fut reçu avec beaucoup d’affabilité, et ce fut à lui qu’elle s’adressa le plus souvent pour connaître le nom et le rang de ceux qui étaient en sa présence. Il répondit à ses questions d’une manière concise, non sans y mêler quelques traits de satire dont l’originalité parut beaucoup amuser la reine. « Et quelle est cette espèce de rustre ? » dit-elle en regardant Tressilian, dont le costume en désordre déparait beaucoup la bonne mine.

« Un poète, sous le bon plaisir de Votre Grâce, dit Raleigh.

— J’aurais dû le deviner à la négligence de sa toilette, dit Élisabeth ; j’ai connu des poètes assez écervelés pour jeter leurs manteaux dans la fange.

— C’est que probablement le soleil éblouissait à la fois leurs yeux et leur jugement, répondit Raleigh. »

Élisabeth sourit et continua. « Je vous ai demandé le nom de cet individu si négligé, et vous ne m’avez appris que sa profession.

— Son nom est Tressilian, » dit Raleigh avec une répugnance secrète, car la manière dont elle l’avait remarqué ne lui faisait rien augurer de favorable à son ami.

« Tressilian ! reprit Élisabeth ; oh ! c’est le Ménélas de notre roman. En vérité, il s’est habillé d’une manière qui peut contribuer à disculper sa belle et perfide Hélène. Et où est Farnham ; je ne sais si c’est son nom ; le gentilhomme de milord Leicester, le Pâris de cette histoire du Devonshire. «

Avec plus de répugnance encore, Raleigh lui nomma et lui montra Varney, pour qui le tailleur avait fait tout ce que l’art peut imaginer pour rendre un extérieur agréable et qui, s’il n’avait pas d’élégance réelle dans les manières, possédait du moins cette espèce de tact, cette habitude du monde qui en tient lieu.

La reine détourna son regard de l’un pour le porter sur l’autre. « Je soupçonne, dit-elle, que ce maître Tressilian, le poète, qui est trop savant, à ce que j’imagine, pour se rappeler devant qui il devait paraître, peut bien être un de ces hommes dont Jeoffrey Chaucer a dit spirituellement que les plus grands sages ne sont pas les plus sages des hommes. Je me rappelle que ce Varney est muni d’une langue dorée, et je soupçonne que la belle fugitive a eu ses raisons pour manquer de foi. «

Raleigh n’osa pas faire de réponse à ces paroles, sentant que ce n’était guère le moyen de servir Tressilian que de contredire la reine, et ne sachant trop lui-même si la chose la plus heureuse qui pût lui arriver n’était pas que, de sa propre autorité, elle ne terminât cette affaire sur laquelle, dans son opinion, Tressilian attachait toutes ses pensées avec une opiniâtreté aussi inutile qu’affligeante. Pendant que ces réflexions occupaient son imagination toujours active, une porte s’ouvrit, et Leicester, accompagné de plusieurs de ses parents et des nobles qui avaient embrassé son parti, rentra dans la grande salle du château.

Le favori était alors tout habillé de blanc. Ses souliers étaient de velours de cette couleur, ses bas d’un tissu de soie pareil, ses hauts de chausses également de velours blanc doublé de drap d’argent, que laissait voir l’espèce de feston pratiqué vers le milieu de la cuisse. Son pourpoint était aussi de drap d’argent, et son justaucorps de velours blanc brodé en argent et en perles ; sa ceinture et le fourreau de son épée, de cette dernière étoffe, avaient des agrafes d’or ; son poignard et son épée montés en or avaient la poignée du même métal. Par dessus tout cela flottait une longue robe de satin blanc avec une bordure d’or d’un pied de largeur. Il portait le collier de la Jarretière, et la jarretière, azurée elle-même, entourait son genou et complétait sa parure si parfaitement en harmonie avec sa belle taille, ses mouvements gracieux, les heureuses proportions de ses membres, et la beauté de ses traits, que tous ceux qui le virent dans ce moment convinrent que c’était le plus bel homme qui eût jamais frappé leurs regards. Sussex et les autres seigneurs étaient aussi fort richement vêtus ; mais Leicester les surpassait tous en grâce et en magnificence.

Élisabeth le reçut avec beaucoup de satisfaction. « Nous avons à nous occuper d’un acte de justice royale, dit-elle, et cet acte de justice nous intéresse autant en notre qualité de femme que comme mère et protectrice du peuple anglais. »

Un frisson involontaire s’empara de Leicester pendant qu’il s’inclinait pour exprimer qu’il était prêt à recevoir les ordres de Sa Majesté. Le même frissonnement se communiqua à Varney, dont les yeux s’étaient rarement éloignés de son maître pendant cette soirée, et qui devina immédiatement au changement de sa physionomie, tout léger qu’il fût, quel était le sujet dont la reine lui parlait. Mais Leicester avait rassemblé toute la fermeté dont il jugeait avoir besoin, et quand Élisabeth lui dit : « C’est de l’affaire de Varney et de Tressilian que nous parlons : la dame est-elle ici, milord ? » sa réponse ne se fit pas attendre : « Gracieuse souveraine, dit-il, elle n’y est pas. »

Élisabeth fronça le sourcil et se pinça les lèvres. « Nos ordres étaient stricts et positifs, milord ; » telle fut sa réponse.

« Et ils auraient été exécutés, madame, répondit Leicester, n’eussent-ils été exprimés que comme le plus faible désir, mais… Varney, avancez… Ce gentilhomme apprendra à Votre Grâce pourquoi cette dame (il ne put contraindre sa langue rebelle à la nommer la femme de Varney) ne peut paraître en votre présence royale. »

Varney s’avança, et exposa avec présence d’esprit, comme il le croyait fermement, l’incapacité absolue de la personne (car lui-même, en présence de Leicester, n’osa pas l’appeler sa femme) de se présenter devant Sa Grâce.

« Voici, dit-il, des attestations d’un très savant médecin dont le mérite et l’honneur sont bien connus de mon bon lord de Leicester, et d’un honnête et zélé protestant, homme recommandable par son crédit et sa fortune, un nommé Antony Foster, dans la maison duquel elle loge, qui déclarent qu’elle est maintenant en proie à une maladie qui la met tout-à-fait hors d’état de supporter un voyage tel que celui qu’il faut faire pour se rendre à ce château des environs d’Oxford.

— Ceci change l’affaire, » dit la reine, prenant les certificats entre ses mains et jetant un coup d’œil sur leur contenu. « Que Tressilian s’avance. Maître Tressilian, nous prenons beaucoup de part à votre situation, et d’autant plus que vous paraissez avoir profondément placé vos affections sur cette Amy Robsart. Le pouvoir dont nous jouissons peut, grâce à Dieu et à la soumission volontaire de nos sujets affectionnés, compter pour quelque chose ; cependant il est des circonstances qui sont hors de sa portée. Nous ne pouvons, par exemple, commander au cœur d’une jeune étourdie, et la contraindre à préférer le bon sens et une instruction solide au brillant justaucorps d’un courtisan. Nous ne pouvons rien non plus sur la maladie dont il paraît que cette dame est atteinte et qui la met dans l’impossibilité de paraître devant notre cour, comme nous l’avions désiré. Voici les témoignages du médecin qui la soigne et du gentilhomme chez lequel elle loge, qui affirment ce fait.

— Sauf la permission de Votre Majesté, » dit avec précipitation Tressilian, à qui la crainte des résultats de cette déception fit oublier en partie la promesse faite à Amy Robsart, « ces certificats n’affirment pas la vérité.

— Comment, monsieur, dit la reine, osez-vous mettre en doute la véracité de lord Leicester ? Mais il vous sera permis de parler en notre présence ; le plus humble et le plus obscur de nos sujets sera entendu, plaidât-il contre le plus superbe et le plus favorisé. Ainsi donc vous serez écouté avec impartialité, mais prenez garde de ne pas parler sans preuve. Prenez les certificats entre vos mains, regardez-les bien, et dites hardiment si vous en attaquez la véracité et sur quels témoignages. »

Pendant que la reine parlait, sa promesse et toutes ses conséquences vinrent se retracer à l’esprit du malheureux Tressilian, et cette pensée réprimant son penchant naturel à déclarer faux ce qu’il savait d’après le témoignage de ses sens ne pas être vrai, il en résulta une incertitude et une indécision dans ses mouvements et dans sa manière de s’exprimer qui déposèrent fortement contre lui dans l’esprit d’Élisabeth et de tous ceux qui le regardaient ; il tourna et retourna les papiers entre ses mains, comme l’eût fait un idiot incapable de comprendre leur contenu. L’impatience de la reine commença à se manifester : « Vous êtes un savant, monsieur, dit-elle, et de quelque réputation, à ce que j’ai entendu dire, cependant vous paraissez avoir bien de la peine à lire l’écriture ; qu’en dites-vous, ces certificats sont-ils vrais ou non ?

— Madame, » dit Tressilian avec un embarras et une hésitation visibles, et désirant éviter d’admettre une preuve qu’il pourrait plus tard avoir lieu de réfuter, non moins que de tenir parole à Amy en lui donnant, suivant sa promesse, l’occasion de plaider sa propre cause comme elle le jugerait convenable ; « madame, Votre Grâce me somme de reconnaître des preuves dont la validité devrait être prouvée par ceux qui ont fondé sur elles leur défense.

— Comment donc ! Tressilian, » dit la reine en fixant sur lui un regard mécontent, « tu es un critique en même temps qu’un poète ; il me semble que ces écrits étant présentés devant le noble comte à qui ce château appartient, dès qu’il en a été appelé à son honneur comme garant de leur authenticité, cette évidence devrait te suffire. Mais, puisque tu tiens à ce point aux formes, Varney, ou plutôt milord Leicester, car cette affaire devient la vôtre (ces mots, quoique dits au hasard, firent frémir le comte intérieurement), quelle preuve avez-vous de la validité de ces certificats ? »

Varney se hâta de prévenir la réponse de Leicester. « Mais, ne déplaise à Votre Majesté, dit-il, le jeune lord d’Oxford, ici présent, connaît l’écriture de maître Antony Foster. »

Le comte d’Oxford, jeune dissipateur, auquel Foster avait plus d’une fois prêté de l’argent à un intérêt usuraire, étant interpellé, déclara qu’il le connaissait pour un propriétaire riche et indépendant, auquel on supposait beaucoup d’argent, et affirma que le certificat qu’on lui présentait était de son écriture.

« Et qui répondra du certificat du docteur ? dit la reine ; Alasco, je crois, est son nom. «

Masters, médecin de Sa Majesté, s’avança avec d’autant plus d’empressement qu’il se rappelait la manière dont il avait été renvoyé de Say’s-Court ; il pensa que son témoignage, dans cette occasion, pourrait flatter Leicester et mortifier le comte de Sussex. Il affirma donc qu’il s’était plus d’une fois consulté avec le docteur Alasco, lui attribua une science extraordinaire et la connaissance des choses secrètes, quoiqu’il n’exercât pas tout-à-fait de la manière régulière. Le comte de Huntingdon, beau-frère de lord Leicester, et la vieille comtesse de Rutland, firent ensuite son éloge, et tous deux se rappelèrent que ses ordonnances étaient écrites en caractères italiens remarquables par leur finesse et leur beauté, et qui répondaient entièrement à ceux du certificat qu’on venait de produire.

« Et maintenant j’espère, monsieur Tressilian, que cette affaire est finie, dit la reine. Nous ferons quelque chose, avant la fin de la soirée, pour réconcilier le vieux sir Hugh Robsart avec ce mariage. Vous avez fait votre devoir avec une hardiesse qui a quelque peu dépassé les bornes, mais nous ne serions pas femme si nous n’avions compassion des blessures faites par le véritable amour. Ainsi nous vous pardonnons votre audace, et même vos bottes crottées qui ont failli l’emporter sur tous les parfums de lord Leicester. »

Ainsi parla Élisabeth, chez qui la finesse d’odorat était un des caractères de son organisation, comme elle le prouva une autre fois, dans la suite, lorsqu’elle chassa Essex de sa présence, à cause d’un reproche fait à ses bottes, semblable à celui qu’elle venait d’exprimer contre celles de Tressilian.

Mais Tressilian avait eu le temps de revenir à lui après avoir été d’abord confondu par l’audace de la fausseté soutenue d’une manière si plausible, et qui lui était présentée contre l’évidence de ses propres yeux. Il s’élança en avant, s’agenouilla, et saisissant la reine par le bas de sa robe : « Comme vous êtes une femme chrétienne, madame ; comme vous êtes une reine couronnée pour rendre également la justice à tous vos sujets ; comme vous espérez vous-même être écoutée avec impartialité (ce que Dieu veuille vous accorder !) à ce dernier tribunal devant lequel nous devons tous plaider, accordez-moi une légère faveur ! ne décidez pas si précipitamment dans cette affaire ; donnez-moi seulement un intervalle de vingt-quatre heures, et, ce court intervalle expiré, je produirai des preuves qui démontreront jusqu’à l’évidence que ces certificats qui affirment que cette malheureuse dame est maintenant malade dans le comté d’Oxford, sont aussi faux que l’enfer !

— Laissez aller ma robe, monsieur, » dit Élisabeth étonnée de cette véhémence, quoiqu’il y eût trop du lion en elle pour qu’elle fût accessible à la crainte. « Il faut que cet homme soit fou ! Mon filleul, le spirituel Harrington, le mettra quelque jour dans son poème d’Orlando furioso ! Et cependant, par la lumière qui m’éclaire, il y a quelque chose de singulier dans l’ardeur de sa prière… Parle, Tressilian ; que feras-tu si, au bout de vingt-quatre heures, tu ne peux réfuter un fait aussi solennellement prouvé que celui de la maladie de cette dame ?

— J’apporterai ma tête sur l’échafaud, répondit Tressilian.

— Bon ! dit la reine. Par la clarté du ciel, tu parles comme un fou ! Quelle tête tomba jamais en Angleterre, si ce n’est d’après le juste arrêt des lois anglaises ? Je te demande, jeune homme, s’il te reste assez de bon sens pour m’entendre, si, dans le cas où tu viendrais à échouer dans cette tentative improbable, tu pourrais la justifier par de bonnes et suffisantes raisons ? »

Tressilian garda le silence et hésita encore, parce qu’il sentit que, si, dans l’intervalle demandé, Amy se réconciliait avec son mari, ce serait lui rendre un très mauvais service que de dévoiler à Élisabeth toutes les circonstances de cette affaire, en apprenant à cette sage et jalouse princesse comment on l’avait abusée par de faux témoignages. Le sentiment de cette difficulté redonna un embarras visible à son regard, à son allocution et à toutes ses manières. Il hésita, baissa les yeux, et lorsque la reine lui répéta sa question d’une voix sévère et avec un coup d’œil étincelant, il convint, en balbutiant, qu’il était possible qu’il ne pût positivement… c’est-à-dire en cas de certaines circonstances, expliquer les raisons et les motifs qui l’avaient fait agir.

« Maintenant, par l’âme du roi Henri ! dit la reine, il y a dans tout ceci ou la folie complète d’un lunatique, ou l’astuce d’un vrai fripon. Vois-tu, Raleigh, ton ami est beaucoup trop pindarique pour notre présence. Emmène-le, et délivre-nous-en, où il pourra s’en trouver plus mal, car ses écarts sont un peu trop désordonnés pour être soufferts autre part qu’au Parnasse ou à l’hôpital Saint-Luc. Mais reviens à l’instant même, après l’avoir mis sous bonne garde. Nous voudrions avoir vu la beauté qui a fait un tel ravage dans la cervelle d’un sage. »

Tressilian voulait encore parler à la reine, lorsque Raleigh, pour obéir aux ordres qu’il avait reçus, intervint, et, avec l’aide de Blount, le conduisit, moitié de gré, moitié de force, hors de la salle du trône, où il commençait lui-même à s’apercevoir que sa présence était plus nuisible qu’utile.

Lorsqu’ils eurent atteint l’antichambre, Raleigh pria Blount de veiller à ce que Tressilian fût conduit dans les appartements réservés aux gentilshommes du comte de Sussex, et lui recommanda, s’il le fallait, de le faire garder.

« Cette passion extravagante, dit-il, et, à ce qu’il paraîtrait, la nouvelle de la maladie de cette dame ont entièrement bouleversé son excellent jugement. Mais il le recouvrera s’il peut être tenu tranquille ; seulement ayez soin qu’il ne sorte sous aucun prétexte, car il n’a déjà que trop excité le mécontentement de Sa Majesté, et s’il l’irritait de nouveau, elle lui trouverait un lieu de captivité plus rigoureux et de plus sévères gardiens.

— Je me suis bien aperçu qu’il était fou, » dit Nicolas Blount en jetant les yeux sur ses bas cramoisis et ses rosettes jaunes, « lorsque je le vis avec les maudites bottes qui ont tant offensé l’odorat de la reine. Je vais le mettre en sûreté, et je reviens à l’instant près de vous. Mais, Walter, la reine vous a-t-elle demandé qui j’étais ? Il me semble qu’elle a jeté un regard sur moi.

— Un regard ! c’est-à-dire vingt ! et je n’ai pas manqué de lui dire que tu étais un vaillant soldat et un… Mais, pour l’amour de Dieu, emmène Tressilian !

— Oui, oui, dit Blount ; mais il me semble que fréquenter la cour est assez avantageux, après tout. Nous nous avancerons de ce côté-là. Walter, mon brave, tu lui as dit que j’étais un vaillant soldat et un… que lui as-tu dit encore, mon cher Walter ?

— Un tout unique… inexprimable. Mais, morbleu, va-t’en, pour l’amour du ciel ! »

Tressilian, sans plus de résistance, suivit Blount, ou plutôt se laissa conduire par lui dans la chambre de Raleigh, où il fut dans toutes les formes couché sur un petit lit de sangle placé dans un cabinet et destiné à un domestique. Il vit trop clairement qu’aucune remontrance ne lui servirait de rien avec ses amis, et que le laps de temps pendant lequel il s’était engâgé à rester dans l’inaction étant expiré, il ne lui serait pas permis de leur expliquer toutes les circonstances de cette affaire, à moins qu’Amy, ayant trouvé moyen d’amener une réconciliation entre elle et son mari, il ne se trouvât désormais sans excuse ou sans intérêt pour se mêler plus long-temps de son sort.

Ce fut avec la plus grande peine et au moyen des représentations les plus douces et les plus patientes envers Blount, qu’il échappa à l’humiliation d’avoir deux des plus vigoureux gardes de Sussex en faction dans son appartement.

À la fin cependant, lorsque Nicolas l’eut vu déposé sur son lit de camp, et qu’il eut donné quelques coups de pied et autant de malédictions à ces bottes malencontreuses, que, dans son nouveau goût pour la toilette, il regardait comme un symptôme évident, sinon comme la cause de la maladie de son ami, il se contenta de la simple précaution d’enfermer à clef l’infortuné Tressilian, dont les efforts généreux et désintéressés pour sauver une femme qui ne l’avait traité qu’avec mépris, n’avaient eu encore d’autre résultat que de lui attirer le mécontentement de sa souveraine, et de convaincre ses amis qu’il s’en fallait de bien peu qu’il ne fût fou.



CHAPITRE XXXII.

LES NOUVEAUX CHEVALIERS.


Les plus sages souverains sont sujets à Terreur comme de simples particuliers ; et de royales mains ont quelquefois marqué du sceau de la chevalerie une épaule qui aurait mérité d’être flétrie par le bourreau. Qu’y pouvons-nous ? Les rois font de leur mieux, et comme nous ils répondront de l’intention et non de l’événement.
Ancienne Comédie.


« C’est une triste chose, » dit la reine lorsque Tressilian se fut retiré, « de voir la raison d’un sage et savant homme si cruellement égarée. Cependant le désordre de sa tête manifesté en public nous montre clairement que les prétendus outrages qui lui avaient été faits, ainsi que tout le reste de l’accusation, étaient sans fondement. C’est pourquoi, milord Leicester, nous nous rappelons la requête que vous nous avez adressée en faveur de votre fidèle serviteur Varney ; ses bonnes qualités et son attachement pour vous doivent recevoir de nous la récompense qui leur est due ; car nous savons que Votre Seigneurie et tout ce qu’elle possède est ardemment dévoué à notre service. Nous conférons à Varney l’honneur que vous sollicitez pour lui, d’autant plus volontiers que, dans le château de Votre Seigneurie, nous craignons d’être une convive à charge à son hospitalité, et nous voulons aussi complaire au bon chevalier du comté de Devon, sir Hugh Robsart, dont il a épousé la fille, espérant que cette marque spéciale de faveur que nous allons accorder à son gendre le réconciliera avec lui. Votre épée, milord Leicester ! »

Le comte détacha son épée, la prit par la pointe, et un genou en terre en présenta la poignée à Élisabeth.

Elle la prit lentement, la tira du fourreau, et tandis que les dames qui l’entouraient détournaient leurs yeux avec un frémissement réel ou affecté, elle remarqua d’un œil curieux le brillant poli et les riches ornements damasquinés de la lame étincelante.

« Si j’avais été homme, dit-elle, il me semble qu’aucun de mes ancêtres n’eût aimé plus que moi une bonne épée ; toute femme que je suis, j’ai du plaisir à en regarder une, et comme la Fata Morgana, dont j’ai lu l’histoire dans quelque poème italien… si mon filleul Harrington était ici il me rappellerait ce passage… je pourrais arranger mes cheveux et ajuster ma coiffure dans un miroir d’acier semblable à celui-ci. — Richard Varney, approchez, et mettez-vous à genoux. Au nom de Dieu et de saint George, nous te faisons chevalier. Sois fidèle, brave et heureux. Relevez-vous, sir Richard Varney. »

Varney se leva, et se retira en faisant un profond salut à sa souveraine qui venait de lui conférer un si grand honneur.

« Quant à attacher les éperons et aux autres cérémonies qui restent, elles peuvent être achevées demain dans la chapelle, car nous destinons à sir Richard Varney un camarade d’honneur ; et comme nous devons mettre de l’impartialité dans une telle distinction, notre projet est de nous en entretenir avec notre cousin de Sussex. »

Le noble comte, qui depuis son arrivée à Kenilworth, et même depuis le commencement de ce voyage, s’était trouvé dans une situation subordonnée envers Leicester, avait le front couvert de sombres nuages ; et cette circonstance n’était pas échappée à la reine, qui espéra apaiser son mécontentement, et, fidèle à son système politique de maintenir l’équilibre, lui donner une marque de faveur particulière d’autant plus flatteuse qu’il l’obtiendrait au moment où le triomphe de son rival paraissait complet.

Sur l’ordre de la reine Élisabeth, Sussex s’empressa de s’approcher, et lorsqu’elle lui demanda auquel des gentilshommes recommandables par leur naissance et leur mérite, il désirait voir conférer l’ordre de la chevalerie, il répondit avec plus de sincérité que de politique qu’il aurait pris la liberté de nommer Tressilian, auquel il croyait être redevable de la vie ; que c’était d’ailleurs un savant et un militaire distingué, d’une famille sans tache, mais qu’il craignait que les événements de la soirée… Là il s’arrêta.

« Je suis bien aise que Votre Seigneurie montre autant de circonspection, dit Élisabeth. Les événements de cette soirée nous auraient rendue aussi folle aux yeux de nos sujets que ce pauvre gentilhomme au cerveau fêlé (car nous n’attribuons sa conduite à aucune malice), si nous choisissions ce moment pour lui accorder cette faveur.

— En ce cas, » dit le comte de Sustex un peu décontenancé, « Votre Majesté me permettra de nommer mon écuyer, maître Nicolas Blount, gentlhomme qui possède un beau domaine et un ancien nom, et qui a reçu en Écosse et en Irlande d’honorables blessures au service de Votre Majesté. »

La reine ne put s’empêcher de lever légèrement les épaules à ce second choix, et la duchesse de Rutland, qui crut s’apercevoir qu’elle s’était attendue à ce qu’il nommât Raleigh et lui permît ainsi de satisfaire ses propres désirs, tout en paraissant déférer à sa recommandation, n’attendit que l’assentiment de la reine à ce qu’il venait de proposer, pour dire que, puisqu’il avait été permis à deux seigneurs de présenter un candidat pour les honneurs de la chevalerie, elle espérait, au nom des dames présentes, obtenir une semblable faveur.

« Je ne serais pas femme si je refusais une telle requête, » dit la reine en souriant.

« Alors, poursuivit la duchesse, au nom des belles dames ici présentes, je demande à Votre Majesté de conférer le rang de chevalier à Walter Raleigh, dont la naissance, les faits d’armes et l’empressement à servir notre sexe, de son épée ou de sa plume, méritent une telle distinction de notre part.

— Grand merci, belles dames, dit Élisabeth, votre requête est accordée, et le gentil écuyer sans manteau deviendra le bon chevalier sans manteau, d’après votre désir. Que les deux aspirants aux honneurs de la chevalerie s’avancent. »

Blount, qui était allé veiller à ce que Tressilian fût mis en lieu de sûreté, n’était pas encore revenu ; mais Raleigh s’approcha, et s’agenouillant, il reçut des mains de la reine vierge ce titre d’honneur qui ne fut jamais accordé à un sujet plus distingué ni plus illustre.

Bientôt après Nicolas Blount rentra, et Sussex, qui le rencontra à la porte de la salle, lui ayant appris la gracieuse intention de la reine à son égard, il eut ordre de s’avancer vers le trône. C’est un spectacle trop commun, mais douloureux et plaisant à la fois, que de voir un honnête homme, doué de sens commun, devenir, par la coquetterie d’une jolie femme ou par toute autre cause, l’esclave de ces frivolités puériles qui ne conviennent qu’à la brillante jeunesse ou à ceux pour qui l’habitude les a rendues une seconde nature. Le pauvre Blount était dans cette situation, sa tête était déjà tout étourdie par le sentiment d’une élégance inaccoutumée, et la prétendue nécessité de faire accorder ses manières avec la recherche de sa toilette. Mais cette perspective soudaine d’honneur et d’avancement acheva, sur son caractère naturel, la conquête du nouvel esprit de fatuité qui l’avait saisi, et convertit un homme simple, honnête et gauche, en un fat de l’espèce la plus nouvelle et la plus ridicule.

Le chevalier en perspective s’avança le long de la salle, qu’il lui fallait malheureusement traverser dans toute sa longueur, tournant ses pieds en dehors avec tant d’application qu’il présentait à chaque pas le gras de sa jambe, qui ne ressemblait pas mal à un couteau d’une forme ancienne à pointe recourbée, quand on le regardait de côté. Le reste de sa démarche répondait à cette allure bizarre, et le mélange qu’on y remarquait de gauche embarras et de satisfaction de soi-même était si inconcevablement ridicule, que les amis de Leicester ne purent réprimer un chuchotement duquel plusieurs des partisans de Sussex ne purent non plus se défendre, quoique prêts à se mordre les doigts de mortification. Sussex lui-même perdit toute patience et ne put s’empêcher de dire tout bas à son ami : « Peste soit de toi ! ne peux-tu marcher en homme et en soldat ? » exclamation qui n’eut d’autre effet que de faire tressaillir l’honnête Blount, qui s’arrêta jusqu’à ce qu’un coup d’œil jeté sur ses rosettes jaunes et ses bas cramoisis lui eût rendu sa première confiance en lui-même ; ensuite il se remit à marcher du même pas qu’auparavant.

La reine conféra au pauvre Blount l’honneur de la chevalerie avec un sentiment de répugnance marqué. Cette sage princesse sentait parfaitement la convenance d’user de beaucoup de circonspection et d’économie dans la distribution de ces titres d’honneur que les Stuarts, qui lui succédèrent au trône, accordèrent avec une prodigalité qui diminua beaucoup leur valeur. Blount ne se fut pas plus tôt levé et retiré, que se retournant vers la duchesse de Rutland, la reine lui dit : « Notre esprit de femme, chère Rutland, est plus pénétrant que celui de ces êtres orgueilleux en pourpoint et en hauts-de-chausses. Vois-tu, de ces trois chevaliers, le tien est formé du seul vrai métal digne de recevoir l’empreinte de la chevalerie.

— Sir Richard Varney est pourtant l’ami de milord Leicester : assurément celui-là doit avoir du mérite, répondit la duchesse.

— Varney a une figure artificieuse et la langue dorée, reprit la reine, et je crains qu’on ne découvre en lui un fripon ; mais la promesse était d’ancienne date. Il faut, je pense, que milord Sussex ait perdu l’esprit pour nous recommander d’abord un insensé comme Tressilian, et puis un personnage aussi grossier que cet autre homme. Je vous assure, Rutland, que, pendant qu’il était à genoux devant moi, faisant une aussi piteuse grimace que s’il eût eu de la bouillie brûlante dans la bouche, j’ai eu bien de la peine à m’empêcher de lui donner de l’épée sur le crâne, au lieu de le frapper sur l’épaule.

— Votre Majesté lui a donné une rude accolade, dit la duchesse ; nous qui étions derrière, nous avons entendu le bruit de l’épée retentir sur les clavicules, et le pauvre homme en a tressailli comme s’il l’avait bien senti.

— Je n’ai pu m’en empêcher, ma chère, dit la reine en riant ; mais nous enverrons ce sir Nicolas en Irlande ou en Écosse pour débarrasser notre cour d’un si grotesque chevalier. »

La conversation devint alors plus générale, et bientôt après on annonça le souper.

La compagnie fut obligée de traverser la cour intérieure du château qui conduisait à des bâtiments neufs dans lesquels se trouvait la vaste salle à manger où les préparatifs du banquet avaient été faits avec une profusion et une magnificence digne de la circonstance.

Pendant ce trajet, et surtout dans la cour, les nouveaux chevaliers furent assaillis par les hérauts, les poursuivants d’armes et les ménestrels, des cris ordinaires de : Largesse ! largesse, chevaliers très hardis ! — ancienne invocation destinée à exciter la générosité des nouveaux membres de la chevalerie envers ceux qui étaient chargés d’enregistrer leurs armoiries et de célébrer les exploits par lesquels ils s’étaient illustrés. Cet appel fut naturellement accueilli avec libéralité et courtoisie par ceux auxquels il était adressé. Varney distribua ses largesses avec une affectation de complaisance et d’humilité ; Raleigh départit les siennes avec l’aisance gracieuse d’un homme qui a atteint une place qui lui est propre et dont la dignité lui est familière : quant à l’honnête Blount, il donna ce que son tailleur lui avait laissé d’une demi-année de revenu, laissant tomber quelques pièces dans sa précipitation, puis se baissant pour les ramasser et les distribuant aux divers réclamants avec l’air important et chagrin d’un bedeau répartissant une aumône entre les pauvres de la paroisse.

Les gratifications furent reçues avec les Vivat et les applaudissements ordinaires en de telles occasions. Mais comme ceux qui les recevaient étaient principalement de la dépendance de lord Leicester, ce fut le nom de Varney qu’on répéta avec les plus bruyantes acclamations. Lambourne surtout se distingua par ses vociférations : « Longue vie à sir Richard Varney ! santé et honneur à sir Richard ! jamais plus digne chevalier ne reçut l’accolade ; » puis baissant soudainement la voix, il ajouta : « depuis le vaillant sir Pandarus de Troie… » manière de terminer ses applaudissements qui fit rire tous ceux qui furent à portée de l’entendre.

Il est inutile de rien dire de plus sur les réjouissances de la soirée, qui furent si brillantes et dont la reine témoigna une si visible et si flatteuse satisfaction, que Leicester se retira dans son appartement avec tout l’enivrement d’une ambition satisfaite. Varney, qui avait quitté son costume brillant, se présenta devant son maître dans un négligé simple et modeste pour faire son service pendant le coucher du comte.

« Comment, sir Richard ! dit Leicester en souriant ; l’humilité de ce service ne s’accorde guère avec votre nouvelle dignité.

— Je désavouerais cette dignité, milord, dit Varney, si je pensais qu’elle dût m’éloigner de Votre Seigneurie.

— Tu es un serviteur reconnaissant, dit Leicester, mais je ne dois pas te permettre de faire ce qui te rabaisserait dans l’opinion des autres. »

Tout en parlant ainsi, il acceptait encore, sans hésiter, les services que le nouveau chevalier lui rendait avec autant d’empressement que s’il eût réellement senti dans l’accomplissement de cette tâche le plaisir que ses paroles exprimaient.

« Je ne crains pas que personne s’y méprenne, » dit-il en réponse à la remarque de Leicester, « puisqu’il n’y a pas un homme dans le château (permettez-moi de défaire le collier) qui ne s’attende à voir des personnes d’un rang bien supérieur à celui que je tiens maintenant de votre bonté, remplir bientôt auprès de vous le service de la chambre, et le regarder comme un honneur.

— Cela aurait pu être, en effet, » dit le comte avec un soupir involontaire ; puis il ajouta : « Ma robe de chambre, Varney… je veux regarder la nuit… la lune n’est-elle pas bientôt dans son plein ?

— Je le pense, milord, d’après le calendrier, » répondit Varney.

Il y avait à l’extrémité de l’appartement une croisée qui s’ouvrait sur un petit balcon de pierre en saillie qui, suivant l’usage dans les châteaux gothiques, était crénelé. Le comte ouvrit le vitrage et s’avança. Du balcon l’on avait une vue étendue sur le lac et les bois environnants. La brillante clarté de la lune reposait sur les eaux bleuâtres et sur les masses éloignées des chênes et des ormes, et des milliers d’étoiles formaient le cortège de l’astre des nuits. Tout se taisait sur la terre, et le silence n’était interrompu de temps à autre que par la voix de la sentinelle, et l’aboiement lointain des chiens, réveillés par les préparatifs que faisaient les valets et les piqueurs pour une chasse magnifique, destinée à former l’amusement du lendemain. Leicester regarda la voûte azurée du ciel avec des gestes et une physionomie où se peignaient l’impatience et l’orgueil, tandis que Varney, qui était resté dans le sombre appartement, contemplait lui-même, sans être remarqué, et avec une secrète satisfaction, son maître élevant ses mains vers les corps célestes avec un geste animé.

« Globes de feu qui roulez dans l’espace immense, » telle était l’invocation qui s’échappait en murmures confus des lèvres de l’ambitieux comte… « vous accomplissez au milieu d’un éternel silence vos mystérieuses révolutions, mais la sagesse des hommes a su vous donner un langage. Dites-moi donc quel sera le terme de la haute carrière que je parcours. La grandeur à laquelle j’aspire sera-t-elle éclatante, suprême et stable comme la vôtre, ou suis-je destiné à tracer dans l’obscurité de la nuit un sillon fugitif de lumière pour retomber ensuite à terre comme les débris de ces feux d’artifice par lesquels les hommes veulent imiter vos rayons ? »

Il contempla encore le firmament pendant une minute ou deux dans un profond silence, puis rentra dans l’appartement, où Varney parut s’être occupé à serrer les bijoux du comte dans une cassette.

« Que dit Alasco de mon horoscope ? demanda Leicester ; vous me l’aviez déjà dit, mais cela m’est échappé, car je ne fais pas grand cas de cet art.

— Bien des grands hommes et des savants en ont jugé différemment, dit Varney ; et sans vouloir flatter Votre Seigneurie, mon opinion penche de ce côté.

— Ah, ah ! oui, oui, Saül parmi les prophètes ?… Je te croyais sceptique en tout ce que tu ne pouvais voir, entendre, sentir, goûter ou toucher ; je supposais ta foi renfermée dans les limites de tes sens.

— Peut-être, milord, dit Varney, me laissé-je maintenant égarer par mon désir de voir s’accomplir les prédictions actuelles de l’astrologue. Alasco dit que votre planète favorite est maintenant arrivée au point culminant, et que l’influence contraire, quoique non vaincue, est évidemment rétrograde : ce sont, je crois, les termes dont il s’est servi.

— C’est bien cela, » dit Leicester, regardant l’extrait d’un calcul astrologique qu’il avait à la main ; « l’influence la plus forte l’emportera, et je crois que l’heure fatale est passée… Donnez-moi un coup de main, sir Richard, pour ôter ma robe de chambre, et restez un instant, si ce n’est pas une tâche trop pénible pour vous, monsieur le chevalier, jusqu’à ce que j’aie pu m’endormir. Je crois que le tumulte de la journée m’a enflammé le sang, car il coule dans mes veines comme des flots de plomb fondu… Restez un instant, je vous prie… Je voudrais sentir mes yeux s’appesantir avant de les fermer. »

Varney aida officieusement son seigneur à se mettre au lit, et plaça une lampe d’argent massif, ainsi qu’une courte épée, sur une table de marbre qui était placée auprès du chevet du lit. Soit afin d’éviter la lumière de la lampe, ou pour cacher son visage à Varney, Leicester tira le lourd rideau tissu de soie et d’or, de manière à voiler entièrement sa figure. Varney prit un siège auprès du lit, mais resta le dos tourné vers son maître, comme pour lui faire comprendre qu’il ne l’observait pas, et attendit tranquillement que Leicester lui-même mît la conversation sur le sujet qui absorbait toutes ses pensées.

« Ainsi donc, Varney, » dit le comte après avoir attendu en vain que son gentilhomme commençât la conversation, « on parle de la faveur que la reine me témoigne.

— Et vraiment, mon bon lord, de quoi parlerait-on quand elle se manifeste d’une manière si éclatante ?

— C’est, en effet, une bonne et gracieuse souveraine, » dit Leicester après un autre moment de silence, « mais il est écrit : Ne mets pas ta confiance dans les princes.

— Cette sentence est belle et vraie, dit Varney, à moins que vous ne puissiez unir leurs intérêts si complètement avec les vôtres, qu’ils soient forcés de vous rester attachés au poing, comme des faucons chaperonnés.

— Je sais ce que tu voudrais dire, » reprit Leicester avec impatience, « quoique tu mettes ce soir tant de réserve et de prudence dans tes discours avec moi. Tu voudrais faire entendre qu’il ne tiendrait qu’à moi d’épouser la reine.

— C’est vous qui l’avez dit, non pas moi, milord, répondit Varney ; mais peu importe, c’est la pensée de quatre-vingt-dix-neuf individus sur cent en Angleterre.

— Ah ! oui, « dit Leicester en se retournant dans son lit ; « mais le centième est le plus sage. Toi, par exemple, tu connais l’obstacle qui ne peut être franchi.

— Il le sera, milord, si les astres disent vrai, » répondit Varney avec calme.

« Que parles-tu des astres, reprit Leicester, toi qui ne crois ni à eux ni à autre chose ?

— Vous vous trompez, milord, avec votre permission, dit Varney ; je crois à bien des choses qui prédisent l’avenir. Je crois, lorsqu’il tombe des ondées en avril, qu’il y aura des fleurs au mois de mai, et que, si le soleil brille, le grain mûrira ; je crois beaucoup à la philosophie naturelle pour les choses de ce genre, et si les astres me les annoncent, je dirai que les astres ont raison. Par la même raison je ne repousserai pas la croyance d’un événement que je vois attendu et désiré sur la terre, seulement parce que les astrologues l’auront lu dans le ciel.

— Tu as raison, » dit Leicester en s’agitant de nouveau dans son lit ; « on le désire sur la terre, et j’ai reçu avis des églises réformées de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Suisse, qui sollicitent cet événement comme un point d’où dépend la sûreté de l’Europe. La France ne s’y opposera pas ; le parti dominant en Écosse fonde sur lui sa sécurité ; l’Espagne le craint, mais ne peut l’empêcher ; et malgré tout cela tu sais qu’il est impossible.

— Je ne sais pas, milord, dit Varney ; la comtesse est indisposée.

— Scélérat ! » dit Leicester en se levant en sursaut sur son lit, et saisissant l’épée posée sur la table à côté de lui, « sont-ce là tes pensées ? voudrais-tu commettre un assassinat ?

— Pour qui me prenez-vous, milord ? » répondit Varney en affectant la supériorité d’un homme innocent, objet d’un injuste soupçon. « Je n’ai rien dit qui pût mériter une imputation aussi horrible. J’ai dit seulement que la comtesse était malade ; et toute comtesse, toute belle, toute chérie qu’elle soit, Votre Seigneurie doit cependant se rappeler qu’elle est mortelle. Elle peut donc venir à mourir, et la main de Votre Seigneurie redevenir libre.

— Assez, assez ! dit Leicester ; que je n’entende plus rien de semblable.

— Une bonne nuit, milord, » dit Varney feignant de voir dans ces paroles l’ordre de se retirer ; mais Leicester l’arrêta.

« On ne m’échappe pas ainsi, sir John, dit-il ; je crois que ta chevalerie t’a aliéné la raison : avoue que tu as parlé d’impossibilités comme de choses qui pouvaient arriver.

— Milord, je souhaite une longue vie à votre belle comtesse, dit Varney ; mais ni votre amour, ni tous mes vœux ne peuvent la rendre immortelle. Cependant que Dieu fasse qu’elle vive assez long-temps pour être heureuse elle-même et faire votre bonheur ! Je ne vois pas que cela puisse vous empêcher d’être roi d’Angleterre.

— Oh ! maintenant, Varney, tu es fou à lier, dit Leicester.

— Je voudrais être aussi à portée de posséder un bon fief indépendant, dit Varney. N’avons-nous pas vu dans d’autres pays qu’un mariage de la main gauche peut subsister entre des personnes d’un rang différent, et même n’être pas un obstacle à ce que le mari s’unisse lui-même ensuite à un parti plus convenable ?

— J’ai entendu parler de choses de ce genre en Allemagne, dit Leicester.

— Sans doute ; et les plus savants docteurs des universités étrangères citent l’Ancien-Testament pour justifier cette coutume, dit Varney. Et après tout, où serait le mal ? La belle compagne que vous avez choisie pour être l’objet de votre fidèle amour occuperait ces moments secrets de délassements donnés aux épanchements de l’affection. Sa réputation est en sûreté, sa conscience peut dormir tranquille ; vous avez assez de richesses pour assurer un sort brillant à votre postérité, si le ciel vous accordait des enfants ; en attendant vous pouvez consacrer à Élisabeth dix fois autant de loisir et dix mille fois autant de tendresse que don Philippe d’Espagne en donna jamais à sa sœur Marie ; ce qui n’empêchait pas, comme vous le savez, qu’elle ne l’aimât à la folie, quoiqu’il fût si froid et si négligent. Il ne faut pour cela que savoir fermer la bouche et montrer un front serein, et vous tiendrez votre Éléonore et votre belle Rosemonde à une distance convenable l’une de l’autre. Confiez-vous à moi, et je vous construirai un labyrinthe tel qu’il n’y a pas de reine jalouse qui puisse en trouver le fil. »

Leicester garda un moment le silence, puis il dit : « C’est impossible ! Bonne nuit, sir Richard Varney ; cependant attendez… Pouvez-vous deviner quelle était l’intention de Tressilian en se montrant aujourd’hui devant la reine dans un costume si négligé ? C’était, je présume, pour toucher son tendre cœur de toute la compassion due à un amant abandonné par sa maîtresse et s’abandonnant lui-même. »

Varney répondit, en étouffant un rire moqueur, qu’il croyait que maître Tressilian n’avait pas un tel projet en tête.

« Comment ! dit Leicester, que veux-tu dire ? Il y a toujours quelque méchanceté au fond de ton rire, Varney.

— Je voulais dire seulement, milord, que Tressilian a pris le parti le plus sûr pour ne pas mourir de chagrin. Il a une compagne… une maîtresse, la femme ou la sœur, je crois, d’une espèce de comédien, logée avec lui dans la tour de Mervyn, où je l’ai cantonné pour raisons à moi connues.

— Une maîtresse, que dis-tu ? une maîtresse ?

— Oui, milord : quelle autre donc passerait des heures entières dans la chambre d’un gentilhomme ?

— Par ma foi, en temps et lieu, voilà une bonne histoire à raconter, dit Leicester ; je me suis toujours méfié de ces savants hypocrites, si adonnés à leurs livres, si vertueux en apparence. Eh bien, maître Tressilian en agit un peu sans gêne dans ma maison ; si je lui passe cela, il en a l’obligation à certains souvenirs. Je ne veux pas lui faire plus de mal qu’il n’est nécessaire ; cependant aie l’œil sur lui, Varney.

— C’est pour cette raison que je l’ai logé dans la tour de Mervyn où il est sous la surveillance de mon domestique, le plus vigilant des serviteurs s’il n’en était en même temps le plus ivrogne ; c’est Michel Lambourne dont j’ai parlé à Votre Grâce.

— À Ma Grâce, répéta Leicester ; que veux-tu dire avec cette épithète ?

— Elle m’est involontairement échappée, milord ; mais elle me semble si naturelle que je ne puis la révoquer.

— C’est ta propre élévation qui te tourne la tête, » dit Leicester en riant ; « les nouveaux honneurs entêtent comme le vin nouveau.

— Puisse Votre Seigneurie être bientôt dans le cas de parler ainsi par expérience ! » dit Varney. Et souhaitant une bonne nuit à son maître, il se retira.



CHAPITRE XXXIII.

ATTENTE TROMPÉE.



Voici la victime… Plus loin le cruel ravisseur… Semblable au faon abattu par des chiens avides, elle est étendue aux pieds du chasseur, qui offre avec courtoisie à quelque haute dame, la Diane de la chasse, et dont il attend une récompense, sa tranchante épée pour renfoncer dans sa gorge palpitante.
Le Bûcheron.


Revenons maintenant à la tour de Mervyn, dans l’appartement ou plutôt la prison de la malheureuse comtesse de Leicester, qui, pendant quelque temps, sut contenir son impatience et son inquiétude. Elle comprenait que, dans le tumulte d’un tel jour, sa lettre pourrait éprouver quelques délais avant d’être remise entre les mains de Leicester, et qu’il s’écoulerait peut-être encore quelque temps avant qu’il pût s’arracher aux devoirs qu’il lui fallait nécessairement remplir auprès d’Élisabeth pour venir la trouver dans son asile secret. « Je ne dois pas l’attendre avant la nuit, se dit-elle, il ne pourra s’éloigner de la reine, même pour venir me voir ; je sais bien qu’il viendra plus tôt si cela lui est possible ; mais je ne dois pas l’attendre avant la nuit. » Et cependant elle ne fut pas un instant sans être dans l’attente, et tandis qu’elle tâchait de se persuader le contraire, au moindre bruit elle croyait entendre Leicester montant l’escalier pour venir la serrer dans ses bras.

La fatigue corporelle qu’Amy venait si récemment d’éprouver, jointe à l’agitation d’esprit si naturelle à un état d’incertitude aussi cruelle, commençait à affecter fortement ses nerfs : elle craignit presque de se trouver totalement incapable de conserver assez d’empire sur elle-même pour supporter les épreuves auxquelles elle pouvait être réservée : mais, quoique gâtée par un système d’éducation trop indulgent, Amy avait naturellement une grande force d’âme unie à une constitution que l’habitude qu’elle avait prise de partager avec son père l’exercice de la chasse avait rendue saine et vigoureuse. Elle rappela donc tout son courage, et n’ignorant pas combien son sort pourrait dépendre de sa fermeté, elle pria intérieurement le ciel de lui accorder la grâce de conserver l’énergie de ses facultés de corps et d’esprit, et résolut de ne s’abandonner à aucune impulsion nerveuse qui pourrait ébranler l’une et l’autre.

Cependant, quand la grande cloche du château, qui était placée dans la tour de César, à peu de distance de celle de Mervyn, commença à faire entendre son bruyant tintement, signal de l’arrivée du cortège royal, ces sons pénétrèrent si douloureusement à ses oreilles rendues plus sensibles par l’inquiétude qui l’agitait, qu’elle eut de la peine à s’empêcher de pousser un cri d’angoisse à chaque coup étourdissant de l’impitoyable cloche.

Bientôt après, quand le petit appartement fut soudainement illuminé par la pluie de feux d’artifice dont l’air fut tout-à-coup rempli, et qui se croisaient les uns les autres comme des esprits infernaux dont chacun remplissait une mission séparée, ou comme des salamandres exécutant une danse fantastique dans la région des sylphes, la comtesse éprouva d’abord la même sensation que si chaque fusée passait devant ses yeux et venait lancer ses éclats et ses étincelles assez près d’elle pour qu’elle en sentît la chaleur ; mais elle lutta contre ces terreurs imaginaires, et faisant effort sur elle-même, elle s’approcha de la croisée, regarda au dehors et contempla un spectacle qui dans tout autre moment lui aurait paru aussi beau qu’effrayant. Les superbes tours du château étaient couronnées de guirlandes de feu, ou surmontées de diadèmes de pâle fumée. La surface du lac étincelait comme du fer fondu, tandis que plusieurs pièces d’artifice, qui, bien que très communes maintenant, étaient regardées alors comme fort étonnantes, et dont la flamme continuait à subsister dans l’autre élément, s’y plongeaient et en sortaient alternativement, sifflaient, et vomissaient la flamme comme autant de dragons enchantés se jouant sur une mer de feu.

Amy elle-même regarda un moment avec intérêt un spectacle si nouveau pour elle. « J’aurais cru que c’était l’effet d’un art magique, se dit-elle ; mais j’ai appris du pauvre Tressilian à juger ces choses ce qu’elles sont réellement. Grand Dieu ! ces vaines splendeurs ne ressembleraient-elles pas au bonheur dont je m’étais flattée, et celui-ci n’est-il aussi qu’une étincelle immédiatement engloutie par les ténèbres qui l’environnent, une clarté précaire qui ne s’est élevée un moment dans l’air que pour retomber plus bas ! Leicester, tu avais tant dit, tant juré qu’Amy était ton amour, ta vie ; est-il possible que tu sois le magicien dont le moindre signe fasse naître de tels enchantements, et qu’elle soit ici à les contempler comme une proscrite, sinon comme une captive ! »

L’harmonie soutenue, prolongée et répétée qui éclata de tant de côtés différents et sur tant de points éloignés, et résonna comme si non seulement le château de Kenilworth, mais tout le pays environnant eût été en même temps le théâtre de quelque grande solennité nationale, oppressa encore son cœur d’un sentiment plus douloureux. Il lui semblait, dans les sons lointains et expirants de certains accords, reconnaître l’accent de la compassion, tandis que d’autres éclataient avec bruit à ses oreilles, et paraissaient insulter à sa misère par le contraste d’une gaîté sans frein. « Cette musique, se disait-elle, m’appartient, puisqu’elle est à lui. Cependant je ne puis pas dire : Cessez… Ces accords bruyants ne me conviennent pas, et la voix du plus chétif des paysans qui se mêlent à la danse aurait plus de pouvoir pour moduler cette harmonie que l’ordre de celle qui est maîtresse de ces lieux. »

Par degrés le bruit de la fête s’affaiblit, et la comtesse se retira de la fenêtre auprès de laquelle elle s’était assise pour y prêter l’oreille. Il faisait nuit, mais la lune donnait une vive clarté dans la chambre, de sorte qu’Amy put y faire les dispositions qu’elle jugea nécessaires. Elle avait l’espoir que Leicester viendrait à son appartement aussitôt que la fête du château serait terminée ; mais il y avait à craindre aussi qu’elle ne fût troublée par quelque importun. Elle avait perdu toute confiance dans la clef, depuis que Tressilian était entré si facilement, quoique la porte fut fermée en dedans. Cependant tout ce qu’elle put imaginer pour ajouter à sa sécurité fut de placer la table devant la porte, afin d’être avertie par le bruit si quelqu’un faisait une tentative pour entrer. Ayant pris ces précautions nécessaires, l’infortunée comtesse s’étendit sur son lit, s’y abandonna à la rêverie d’une inquiète attente, et compta plus d’une heure après minuit, jusqu’à ce que la nature épuisée l’emportant sur l’amour, la douleur, la crainte, même sur l’incertitude, elle finit par s’endormir.

Oui, elle dormit ; l’Indien attaché au poteau dort aussi dans les intervalles de ses tortures, et de même les tourments de l’âme épuisent par leur durée la sensibilité de celui qui en est la proie, et quelques moments d’un repos léthargique doivent nécessairement les suivre avant que de semblables angoisses puissent se renouveler.

La comtesse dormit donc quelques heures, et rêva qu’elle était dans la vieille maison de Cumnor-Place, écoutant les coups du sifflet mystérieux par lesquels Leicester avait coutume d’annoncer sa présence quand il venait à l’improviste lui rendre une de ses visites secrètes. Mais dans cette occasion, au lieu d’un sifflet, elle entendit les sons du cor, les mêmes que son père faisait éclater dans les airs à la chute du cerf et que les chasseurs appellent la mort. Elle courut, à ce qu’il lui sembla, vers une croisée donnant sur la cour, qu’elle vit remplie de gens en deuil. Le vieux curé semblait prêt à lire le service funèbre. Mumblazen, vêtu d’un antique costume comme un ancien héraut, tenait en l’air un écusson avec tous ses ornements ordinaires de crânes, ossements et sabliers, environnant une cotte d’armes où elle ne put distinguer autre chose sinon qu’elle était surmontée d’une couronne de comte. Le vieillard la regardait avec un effrayant sourire, et lui dit : « Amy, ces armes ne sont-elles pas bien écartelées ? » Au moment où elle parlait, les cors frappèrent de nouveau ses oreilles des sons mélancoliques et sauvages de la mort, et elle s’éveilla.

Au même instant elle entendit les véritables sons d’un cor ou plutôt les sons réunis de plusieurs de ces instruments qui faisaient résonner l’air non de la mort, mais du joyeux réveillé, pour rappeler aux habitants du château que les plaisirs du jour allaient commencer par une chasse magnifique dans les bois voisins. Amy se leva en sursaut, prêta l’oreille au bruit du dehors, vit les premiers rayons du matin luire déjà à travers le grillage de sa fenêtre, et se rappela avec une sensation de vertige et de déchirante angoisse où et dans quelles circonstances elle était placée.

« Il ne pense pas à moi, dit-elle, il ne veut pas venir près de moi ! une reine est sa convive : que lui importe que, dans un coin de son vaste château, une malheureuse comme moi languisse dans une incertitude qui va bientôt se changer en désespoir ! » Tout-à-coup un bruit qui se fit à la porte, comme si quelqu’un cherchait à l’ouvrir doucement, vint la remplir d’un ineffable mélange de joie et d’agitation ; se hâtant de courir à la porte pour écarter les obstacles qu’elle y avait placés et l’ouvrir, elle eut la précaution de demander auparavant : « Est-ce toi, mon ami ?

— Oui, ma belle comtesse, » murmura-t-on en réponse.

Elle ouvrit précipitamment la porte en s’écriant : « Leicester ! » et se jeta au cou de l’individu qui se tenait en dehors enveloppé dans son manteau.

« Non pas tout-à-fait, Leicester, » répondit Michel Lambourne, lui rendant cette caresse avec vivacité ; « pas tout-à-fait Leicester, ma belle et tendre duchesse, mais un homme qui le vaut bien. »

Avec une force dont en tout autre temps elle ne se serait pas crue capable, la comtesse se débarrassa des bras profanes de l’ivrogne, et se retira au milieu de la chambre, où le désespoir lui donna le courage de s’arrêter.

Comme Lambourne en entrant avait laissé tomber la partie de son manteau qui lui couvrait la figure, elle avait reconnu le valet débauché de Varney, le dernier individu, excepté son odieux maître, par lequel elle eût voulu être découverte. Mais elle était encore enveloppée dans son habit de voyage, et comme Lambourne n’avait presque jamais été admis en sa présence à Cumnor-Place, elle espéra que sa personne ne lui serait pas si bien connue que la sienne l’était d’elle, Jeannette le lui ayant montré fréquemment quand il traversait la cour, et lui ayant raconté des traits de sa perversité. Elle aurait eu encore plus de confiance dans son déguisement, si son peu d’expérience ne l’avait empêchée de remarquer qu’il était ivre, remarque peu propre d’ailleurs à la rassurer contre le danger qu’elle pouvait courir avec un tel individu dans un lieu et en des circonstances semblables.

Lambourne jeta la porte sur lui en entrant, et croisant les bras comme pour se moquer de l’attitude désespérée à laquelle Amy s’était abandonnée, il commença ainsi : « Écoute, incomparable Callipolis, charmante comtesse des cuisines, ou divine duchesse des antichambres, si tu te donnes la peine de prendre cette posture par la même raison que l’on retrousse une volaille afin qu’elle soit plus agréable à découper, épargne-toi ce soin ; la franchise de ton premier abord me plaisait davantage. J’ai aussi peu de goût pour tes manières actuelles (il fit un pas vers elle en chancelant) que pour ce maudit plancher raboteux, où un gentilhomme risque de se casser le cou s’il ne marche pas aussi droit qu’un baladin sur la corde tendue.

— Recule-toi, dit la comtesse ; ne m’approche pas davantage, à tes risques et périls.

— À mes périls ! recule-toi ? Que veut dire cela, madame ? vous faut-il un meilleur compagnon que l’honnête Michel Lambourne ? J’ai été en Amérique, ma belle, en Amérique où l’or croît, et j’en ai rapporté une telle charge que…

— Mon bon ami, » dit la comtesse très effrayée du ton audacieux du misérable, « sors, je t’en prie, et laisse-moi.

— Je le ferai, ma belle, quand nous serons fatigués l’un de l’autre, pas une minute plus tôt. » Il la saisit par le bras, tandis qu’incapable de se défendre davantage elle ne cessait de crier. « Allons, allons ! criez tant qu’il vous plaira, » dit-il en continuant de la tenir d’une main ferme ; « j’ai entendu les mugissements de la mer au plus fort de la tempête, et je me soucie autant d’une femme qui crie que d’un chat qui miaule ; Dieu me damne ! j’en ai entendu crier cinquante et même plus de cent à la fois au sac d’une ville. »

Les cris de la comtesse, cependant, lui procurèrent un secours inattendu dans la personne de Lawrence Staples qui, ayant entendu ses exclamations de l’appartement au-dessous, arriva à temps pour la préserver d’être reconnue, peut-être même pour la sauver de la plus atroce violence. Lawrence était ivre aussi des débauches de la nuit précédente, mais heureusement son ivresse avait pris un cours différent de celle de Lambourne.

« Quel diable de bruit fait-on dans ce quartier ? Quoi ! un homme et une femme ensemble dans la même cellule ? c’est contre la règle de la décence dans mon département, par saint Pierre-ès-liens !

— Descends-moi l’escalier, animal d’ivrogne, dit Lambourne ; ne vois-tu pas que la dame et moi voulons être seuls ?

— Mon bon monsieur, mon digne monsieur, » dit la comtesse en s’adressant au geôlier, « sauvez-moi de ses mains, au nom de la miséricorde !

— Elle parle bien, dit le geôlier, et je veux prendre son parti. J’aime mes prisonniers, et j’ai sous ma clef des prisonniers qui valent ceux qu’on peut avoir à Newgate et au Compter. Ainsi, puisqu’elle fait partie de mon troupeau, personne ne viendra la troubler dans la bergerie ; lâchez-moi donc cette femme, ou je vous ferai sauter la cervelle avec mes clefs ?

— Je ferai un boudin de ton diaphragme, » répondit Lambourne en mettant la main gauche sur son poignard, mais en tenant toujours de la droite la comtesse par le bras. « Ainsi prends garde à toi, vieille autruche, qui ne vis que d’un trousseau de clefs. »

Lawrence saisit le bras de Michel et l’empêcha de tirer son poignard ; et comme Lambourne luttait et tentait de s’en débarrasser, la comtesse de son côté fit un effort soudain, et glissant sa main hors du gant par lequel le garnement la tenait encore, elle recouvra la liberté, s’enfuit de l’appartement, et se mit à descendre l’escalier de toute sa vitesse. Au même instant elle entendit les deux combattants tomber sur le plancher avec un bruit qui augmenta sa terreur. Le guichet extérieur n’offrit pas d’obstacles à sa fuite, ayant été ouvert pour laisser passer Lambourne, de sorte qu’elle réussit à s’échapper par l’escalier et s’enfuit dans les jardins qui lui semblaient, au regard rapide qu’elle y jeta, l’endroit où il lui serait le plus facile d’éviter les poursuites.

Cependant Lawrence et Lambourne roulaient sur le plancher de l’appartement, se tenant étroitement enlacés l’un l’autre. Aucun, heureusement, n’eut la possibilité de tirer son poignard, mais Lawrence trouva assez d’espace pour frapper de ses lourdes clefs la figure de Michel, et Michel à son tour saisit le guichetier si vigoureusement à la gorge que le sang jaillit de son nez et de sa bouche ; tous deux offraient un spectacle hideux, quand un des autres officiers de la maison, attiré par le bruit du combat, entra dans la chambre, et parvint non sans quelque peine à séparer les combattants.

« Que la peste vous étouffe tous deux, dit le charitable médiateur, et vous surtout, maître Lambourne ! Comment diable se fait-il que vous soyez là tous deux étendus sur le plancher, comme deux chiens de boucher au milieu du ruisseau de la boucherie ? »

Lambourne se leva, et un peu remis par l’intervention d’un tiers, il prit un air un peu moins impudent qu’à l’ordinaire. « Nous nous battions pour une fille, puisque tu veux le savoir, répondit-il.

— Une fille ! et où est-elle ? reprit l’officier.

— Ma foi, elle a disparu, je crois, » dit Lambourne en regardant autour de lui, à moins que Lawrence ne l’ait avalée. Sa grosse bedaine engloutit autant de demoiselles affligées et d’orphelins opprimés que le géant dans l’histoire du roi Arthur. C’est sa principale nourriture. Il les dévore corps et âme et substance. »

— Oui, oui, n’importe, » dit Lawrence en relevant de terre sa grande et lourde carcasse. « Mais j’ai eu à la disposition du pouce et de l’index des gens qui valaient mieux que toi, et je t’aurai toi-même avant peu sous mes verrous. Ton front d’airain ne sauvera pas toujours tes jambes des fers, ni ton gosier altéré d’une corde de chanvre. Ces mots ne furent pas plus tôt prononcés que Lambourne s’élança de nouveau sur lui.

« Allons, ne recommencez pas, reprit l’écuyer tranchant, ou j’appellerai quelqu’un qui vous mettra tous deux à la raison, et c’est maître Varney, sir Richard, je veux dire. Il est debout, je vous assure ; je viens de lui voir traverser la cour.

— Est-il vrai, de par Dieu ? » dit Lambourne en saisissant un pot et une cuvette qui étaient dans l’appartement ; « alors donc, maudit élément, fais ton devoir, quoique hier soir je crusse avoir bien assez de toi, tandis que je flottais en Orion comme un bouchon sur une barrique d’ale. »

En disant ces mots, il se mit à purifier son visage et ses mains des signes sanglants du combat et à rajuster ses habits.

« Que lui as-tu donc fait ? » demanda l’écuyer tranchant au geôlier en le prenant à part, « son visage est horriblement enflé ?

— Ce n’est que l’empreinte de la clef de mon armoire, et c’est une marque trop honorable pour sa figure patibulaire. Aucun homme ne maltraitera et n’insultera mes prisonniers ; ce sont mes bijoux à moi, et c’est pourquoi je les mets en lieu de sûreté ; ainsi donc, mistress, cessez vos gémissements… Hé, hé ! que veut dire cela ? assurément il y avait là une femme tout à l’heure.

— Je crois que vous êtes tous fous ce matin ; je n’ai pas vu de femme ici, ni même d’homme, à proprement parler, mais seulement deux animaux se roulant sur le plancher.

— Alors donc je suis perdu. La prison est forcée, voilà tout ; la prison de Kenilworth, la geôle la plus forte qui existe d’ici aux frontières de Galles ; oui, et un château dans lequel dorment des chevaliers, des comtes et des rois, aussi en sûreté que s’ils étaient dans la Tour de Londres. La prison est ouverte, la prisonnière enfuie, et le geôlier en grand danger d’être pendu. »

En parlant ainsi il s’achemina vers son propre gîte pour y achever ses lamentations, ou pour recouvrer sa raison par le sommeil. Lambourne et l’officier tranchant le suivirent de près, ce dont ils eurent lieu de s’applaudir, car le geôlier, par pure habitude, était sur le point de fermer le guichet derrière lui, et s’ils ne fussent arrivés à temps pour l’en empêcher, ils auraient eu le plaisir d’être enfermés dans l’appartement d’où la comtesse venait de s’échapper.

Cette infortunée ne s’était pas plus tôt vue libre qu’elle s’était enfuie comme nous l’avons dit, dans les jardins. Elle avait contemplé de la fenêtre de la tour de Mervyn cet espace de terrain richement orné, et il lui sembla au moment de sa fuite que parmi ces nombreux bosquets, ces bois, ces fontaines, ces statues et ces grottes, elle pourrait trouver quelque retraite pour y rester cachée jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion de s’adresser à quelque protecteur auquel elle pourrait communiquer tout ce qu’elle oserait avouer de sa situation désespérée, et qui lui procurerait une entrevue avec son mari.

« Si je pouvais voir mon guide, pensait-elle, je saurais s’il a remis ma lettre. Si je pouvais même voir Tressilian, il vaudrait encore mieux m’exposer à la colère de Dudley en confiant ma triste situation à un homme qui est l’honneur même, que de courir le risque de me voir insultée de nouveau par les insolents valets de ce lieu de désordre. Je ne veux plus me renfermer dans un appartement. J’attendrai… je saisirai l’occasion. Au milieu de tant de créatures humaines il doit se trouver quelque bon cœur capable de comprendre ce que le mien souffre, et d’y compatir. »

En effet, plus d’une société entra dans les jardins et les traversa. Mais c’étaient des groupes joyeux de quatre ou cinq personnes, riant et plaisantant ensemble avec la gaîté d’un esprit libre de soucis. La retraite qu’avait choisie la comtesse lui permettait de se tenir cachée. Elle n’avait pour cela qu’à se retirer dans la profondeur d’une grotte décorée d’ornements rustiques et de sièges de mousse, et terminée par une fontaine. Là elle pouvait aisément rester cachée ou se découvrir, à son gré, à quelque promeneur solitaire que la curiosité pouvait attirer dans cette retraite romantique. Dans l’attente d’une occasion de ce genre, elle se regarda dans le clair bassin que la silencieuse fontaine lui présentait comme un miroir, et fut effrayée de son aspect au point de douter que, défigurée comme elle croyait l’être par son déguisement, aucune femme (car c’était surtout de son propre sexe qu’elle attendait le plus de compassion) consentît à entrer en conversation avec une personne d’une tournure aussi suspecte. En raisonnant ainsi, et comme une femme pour laquelle il n’est presque pas de circonstance dans la vie où le soin de son extérieur n’ait de l’importance, et comme une beauté qui avait quelque confiance dans le pouvoir de ses charmes, elle se débarrassa de son manteau de voyage et de son capuchon, et les mit à côté d’elle, afin de pouvoir les reprendre à l’instant, et avant que personne put arriver jusqu’à l’extrémité de la grotte, dans le cas où la présence importune de Varney ou de Lambourne lui rendrait ce déguisement nécessaire. Le costume qu’elle portait sous ses vêtements était d’un genre un peu théâtral et pouvait convenir au personnage fictif d’une des femmes qui devaient jouer un rôle dans la fête. Wayland, qui, dès le premier jour de leur voyage, avait été frappé de l’avantage de s’être fait passer pour un des acteurs, lui avait procuré le lendemain cet habillement. La fontaine lui offrant à la fois le miroir et l’eau qui lui étaient si nécessaires, Amy en profita pour faire promptement une courte toilette. Elle prit ensuite à la main sa petite cassette de bijoux, dans le cas où elle pourrait trouver en eux de puissants intercesseurs, et se retirant dans le coin le plus sombre et le plus reculé, elle s’assit sur un banc de mousse, espérant que la fortune lui enverrait quelque chance de salut ou quelque protecteur dont elle pût solliciter l’intervention.




CHAPITRE XXXIV.

RENCONTRE INATTENDUE.


Avez-vous vu la perdrix tremblante quand le faucon paraît dans le voisinage ? elle se blottit sous le buisson, craignant également d’y rester ou de s’envoler.
Prior.


Il arriva ce jour mémorable qu’une des personnes les plus matinales de la troupe chasseresse, qui parut tout équipée pour le départ, fut celle en l’honneur de qui on célébrait toutes ces fêtes, la reine-vierge d’Angleterre. Soit par hasard, soit par une courtoisie due à une maîtresse qui lui faisait un si grand honneur, à peine Élisabeth avait-elle dépassé le seuil de son appartement, que Leicester se trouva près d’elle et lui proposa, en attendant que les préparatifs de la chasse fussent terminés, de parcourir le parc et les jardins attenants à la cour du château.

Ils se dirigèrent donc vers ce nouveau théâtre de plaisirs, le comte offrant de temps à autre à sa souveraine l’appui de son bras, lorsque des escaliers, fort à la mode alors dans les jardins, se présentaient pour les conduire de terrasse en terrasse, de parterre en parterre. Les dames de la suite, soit par prudence, soit par désir obligeant de faire pour les autres ce qu’elles auraient voulu qu’on fît pour elles-mêmes, ne crurent pas devoir se tenir assez près de la personne de la reine pour être à portée de prendre part à sa conversation avec le comte, son hôte en ce moment et de plus celui de tous ses sujets qui possédait au plus haut degré son estime, sa confiance et sa faveur. Elles se contentèrent donc d’admirer la grâce de l’illustre couple, dont les habits de cérémonie avaient été remplacés par un costume de chasse presque aussi magnifique.

L’habit que portait Élisabeth était de soie bleu-tendre, orné de galons d’argent et aiguillettes : il ressemblait pour la forme à celui des anciennes Amazones, et convenait à sa taille et à la dignité de son maintien, auquel le sentiment de son rang et la longue habitude de l’autorité avaient donné quelque chose d’un peu trop masculin pour qu’elle parût avec autant d’avantage sous les vêtements ordinaires à son sexe. Leicester était vêtu d’un habit vert de Lincoln richement brodé en or, et orné d’un brillant baudrier soutenant un cor et un couteau de chasse, au lieu d’une épée ; et ce costume était aussi avantageux que ceux dont il se parait à la cour ou à l’armée, car le vêtement qu’il choisissait semblait toujours le plus propre à relever la perfection de sa taille et de sa figure.

La conversation d’Élisabeth et de son favori ne nous est pas parvenue en détail. Mais ceux qui les examinaient à quelque distance (et le coup d’œil des courtisans et des dames de la cour est sûr et pénétrant) étaient d’avis que dans aucune circonstance la dignité de gestes et de maintien de la princesse n’avait été si près de se changer en une expression d’indécision et de tendresse. Son pas était non seulement lent, mais même inégal, chose inaccoutumée dans sa démarche. Ses regards semblaient fixés sur la terre, et paraissaient avoir une tendance timide à fuir ceux de son compagnon, signe extérieur qui, dans les femmes, indique presque toujours que leur cœur renferme secrètement un désir contraire. On dit que la duchesse de Rutland, qui se hasarda à les approcher de plus près, assura même qu’elle avait remarqué une larme dans les yeux d’Élisabeth et de la rougeur sur ses joues. « La reine, dont le regard intimiderait un lion, dit encore la duchesse, baissa les yeux vers la terre pour éviter ceux de Leicester. » La conclusion qu’on pouvait tirer de ces signes extérieurs est assez évidente, et il est probable que ces remarques n’étaient pas sans fondement. Une conversation particulière prolongée entre deux personnes de sexe divers décide souvent de leur sort, et les entraîne quelquefois à des écarts qu’elles étaient loin de prévoir. La galanterie vient se mêler à la conversation, la tendresse et la passion finissent par se mêler à la galanterie. Les grands ainsi que les bergers, dans un moment aussi critique, en disent plus qu’ils n’avaient projeté, et les reines comme les bergères les écoutent plus long-temps qu’elles ne devraient.

Pendant ce temps les chevaux hennissaient et rongeaient leur frein d’impatience dans la cour ; les chiens, attachés par couples hurlaient, et les garde-chasse ainsi que les piqueurs se plaignaient de ce que la rosée ferait perdre le nez aux chiens et les empêcherait de lancer. Mais Leicester était à la poursuite d’un autre gibier, ou, pour lui rendre plus de justice, il se trouvait engagé sans préméditation, comme l’amateur de la chasse qui s’écarte de son chemin pour suivre une meute dont il entend au loin les aboiements. La reine, femme aussi belle qu’accomplie, l’orgueil de l’Angleterre, l’espoir de la France et de la Hollande, la terreur de l’Espagne, avait probablement accueilli avec plus de bonté qu’à l’ordinaire ce mélange de galanterie romanesque dont l’hommage lui était si agréable, et le comte, cédant à la vanité ou à l’ambition, peut-être à ces deux sentiments, avait employé des expressions de plus en plus animées, jusqu’à ce que son langage fût devenu celui de l’amour même.

« Non, Dudley, » disait Élisabeth ; mais, en parlant ainsi, sa voix était entrecoupée ; « non, je dois être la mère de mon peuple : d’autres liens, qui font le bonheur d’une femme obscure, sont refusés à une souveraine. Non, Leicester, ne me pressez pas davantage… Si j’étais, comme les autres femmes, libre de songer à ma félicité, alors peut-être… Mais cela ne se peut… cela ne saurait être… Retardez la chasse d’une demi-heure, et laissez-moi, milord.

— Quoi ! vous laisser, madame ! Ma folie vous aurait-elle offensée !

— Non, Leicester, non, non, répondit la reine ; mais c’est une folie, et il ne faut pas la répéter. Allez, mais ne vous éloignez pas trop ; et en attendant, que personne ne vienne me troubler : je veux être seule. »

Élisabeth ayant parlé ainsi, Dudley lui fit un salut, et se retira avec lenteur et de l’air le plus mélancolique. Elle resta un moment à le regarder, et murmura : « S’il était possible… si je pouvais seulement… Mais non, non ; Élisabeth ne doit être la femme et la mère que de l’Angleterre seule. »

En se disant ces mots, et afin d’éviter la rencontre de quelqu’un qu’elle entendait approcher, la reine fit un détour, et entra dans la grotte où se tenait cachée sa malheureuse rivale, objet infortuné d’un amour qui lui avait été si fatal.

L’âme d’Élisabeth d’Angleterre, quoiqu’un peu ébranlée par l’agitation que lui avait causée l’entrevue à laquelle elle venait de mettre un terme, était de cette trempe ferme et décidée qui retrouve bientôt toute sa vigueur. Elle pouvait être comparée à un de ces monuments druidiques appelés pierres mouvantes. Le doigt de Cupidon, tout enfant qu’on nous le représente, pouvait agiter son esprit, mais la puissance d’Hercule n’aurait pu détruire son équilibre. À peine avait-elle parcouru la moitié de la longueur de la grotte, vers l’extrémite de laquelle elle s’avançait à pas lents, que son regard avait repris sa dignité, et son maintien l’imposante autorité qui lui était habituelle.

Ce fut alors que la reine s’aperçut qu’une figure de femme était placée à côté, ou plutôt presque derrière une colonne d’albâtre, au pied de laquelle coulait la fontaine qui occupait toute la profondeur de cette grotte, où il ne régnait qu’un faible crépuscule. L’esprit classique d’Élisabeth lui rappela l’histoire de Numa et de la nymphe Égérie ; et elle ne douta pas que quelque sculpteur italien n’eût voulu représenter la naïade dont les inspirations donnèrent des lois à Rome. En avançant davantage, elle se demanda si elle voyait une statue ou une créature humaine. En effet, la malheureuse Amy, partagée entre le désir de faire part de sa situation à une personne de son sexe, et le trouble que lui inspirait la figure majestueuse de celle qui s’avançait, et que ses craintes lui firent reconnaître pour ce qu’elle était réellement, était restée immobile. Amy s’était d’abord levée de son siège dans le dessein de s’adresser à la princesse, dont l’arrivée dans la grotte lui semblait si propice ; mais se rappelant que Leicester lui avait témoigné la crainte que la reine ne vînt à apprendre leur union, et de plus en plus convaincue que la personne qu’elle contemplait était Élisabeth elle-même, elle resta un pied en avant, l’autre en arrière, les bras, la tête et les mains parfaitement immobiles, et les joues aussi pâles que le pilier d’albâtre contre lequel elle s’appuyait. Sa robe de soie, d’un vert marin qui se distinguait à peine au milieu de cette clarté douteuse, ressemblait un peu à la draperie d’une nymphe grecque : ce déguisement antique avait paru le plus sûr au milieu d’une réunion si nombreuse de masques et d’acteurs. L’incertitude où était la reine si elle voyait une figure vivante était donc fortement justifiée par le concours de toutes les circonstances, ainsi que par les joues décolorées et le regard fixe de la comtesse.

Élisabeth n’était plus qu’à quelques pas, qu’elle doutait encore si une statue assez habilement formée pour qu’à cette lueur incertaine elle ne put être distinguée d’une figure humaine, ne se présentait pas à sa vue. Elle s’arrêta donc, et fixa sur cet objet intéressant un regard si pénétrant, que l’étonnement, qui avait rendu Amy immobile, fit place à une timidité respectueuse. Baissant peu à peu les yeux, elle inclina alors la tête, incapable de soutenir plus long-temps le coup d’œil imposant de sa souveraine. Cependant, à l’exception de cette lente et profonde inclination de tête, elle continua de rester immobile et silencieuse.

D’après son costume et la petite cassette qu’elle tenait à la main, Élisabeth conjectura naturellement que la belle et muette figure qu’elle contemplait était celle d’une actrice d’un des nombreux divertissements qui avaient été préparés de différents côtés pour la surprendre par de nouveaux hommages, et que la pauvre actrice avait oublié le rôle dont elle était chargée ou manquait de courage pour le remplir. Il était naturel et digne de la courtoisie de la reine de lui donner quelques encouragements. Élisabeth lui dit donc d’un ton plein de douceur et d’affabilité : « Comment donc, belle nymphe de cette charmante grotte, es-tu sous le pouvoir d’un charme et frappée de mutisme par les enchantements de cette vilaine magicienne que les hommes appellent la Crainte ? Nous en sommes l’ennemie jurée, jeune fille, et nous pouvons détruire le charme. Parle donc, nous te le commandons. »

Au lieu de répondre par des paroles, l’infortunée comtesse tomba à genoux devant la reine, laissa échapper sa cassette de ses mains, et, les joignant avec force, leva sur elle des regards où se peignaient si énergiquement les angoisses de la crainte et les supplications les plus ardentes, qu’Élisabeth en fut très affectée. « Que signifie cela ? dit-elle ; il y a ici quelque chose d’extraordinaire. Relève-toi, damoiselle ; que veux-tu de nous ?

— Votre protection, madame, » dit en balbutiant la malheureuse suppliante.

« Il n’y a pas de fille en Angleterre qui ne l’ait, si elle en est digne, répondit la reine. Mais votre douleur semble avoir une source plus profonde que celle qui peut résulter d’un rôle oublié. Pourquoi sollicitez-vous notre protection ? »

Amy essaya de se rappeler à la hâte ce qu’il convenait le mieux de dire, afin d’écarter les dangers imminents qui l’entouraient, sans exposer son mari ; et, se plongeant d’une pensée dans une autre, au milieu du chaos qui remplissait son esprit, elle ne put trouver d’autre réponse à faire à la reine, dont elle réclamait la protection, que celle-ci, qu’elle prononça d’une voix entrecoupée : « Hélas ! je ne sais pas.

— Il y a de la folie là-dedans, jeune fille, » dit impatiemment Élisabeth ; car il y avait dans l’extrême confusion de la suppliante quelque chose qui lui inspirait autant de curiosité que d’intérêt : « Le malade doit dire sa maladie, et nous ne sommes pas habituée à répéter si souvent les mêmes questions sans recevoir de réponse.

— Je demande… j’implore, bégaya l’infortunée comtesse ; je sollicite votre gracieuse protection contre… contre un nommé Varney… » Elle pensa suffoquer en prononçant ce nom fatal, qui fut immédiatement répété par la reine.

« Qui ? Varney ? sir Richard Varney, le gentilhomme de lord Leicester !… Que lui êtes-vous, ou que vous est-il, damoiselle ?

— Je… j’étais sa prisonnière, et il a attenté à ma vie, et je me suis enfuie pour… pour…

— Pour venir vous mettre sous ma protection, sans doute ? dit Élisabeth ; elle te sera accordée, c’est-à-dire si tu en es digne, car nous voulons examiner cette affaire à fond. Tu es, dit-elle en fixant sur Amy un œil qui semblait vouloir pénétrer dans la profondeur de son âme, « tu es Amy, fille de sir Hugh Robsart de Lidcote-Halle.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, très gracieuse princesse ! » dit Amy en tombant à genoux.

« Que te pardonnerais-je, jeune folle ? dit Élisabeth, d’être la fille de ton père ! Assurément tu as le cerveau malade. Mais allons, je vois qu’il faut que je t’arrache ton histoire mot par mot : tu as trompé ton vieux et respectable père, tes regards en font l’aveu ; trahi maître Tressilian, ta rougeur en fait foi ; et épousé ce même Varney. »

À ces mots Amy se releva brusquement et interrompant la reine avec vivacité : « Non, madame, non, dit-elle ; aussi vrai qu’il est un Dieu au-dessus de nos têtes, je ne suis pas la misérable pour laquelle vous me prenez ; je ne suis pas la femme de ce méprisable esclave, de ce scélérat consommé ! Je ne suis pas la femme de Varney ; j’aimerais mieux mille fois la mort ! »

La reine, étourdie à son tour par la véhémence d’Amy, garda un moment le silence ; puis reprit : « Que Dieu nous soit en aide, jeune femme ; je vois que tu peux trouver assez de paroles, lorsque le sujet te concerne. Eh bien ! dis-moi donc, jeune femme, » continua-t-elle, car au sentiment de la jalousie commençait à se joindre celui d’une vague défiance que quelque tromperie lui avait été faite ; « dis-moi donc, jeune femme, et, de par la clarté du ciel, je veux le savoir, de qui tu es la femme ou la maîtresse ! Parle clairement, et sans te faire attendre ; il vaudrait mieux pour toi t’attaquer à une lionne que vouloir tromper Élisabeth. »

Réduite aux dernières extrémités, poussée comme par une force irrésistible sur le bord d’un précipice qu’elle voyait sans pouvoir l’éviter, les paroles impérieuses et les gestes menaçants de la reine offensée ne lui permettant plus d’hésiter, Amy répondit enfin, dans son désespoir : « Le comte de Leicester sait tout.

— Le comte de Leicester ! dit Élisabeth avec le plus profond étonnement. Le comte de Leicester ! répéta-t-elle enflammée de colère. Femme, tu es poussée à parler ainsi, tu le calomnies ; il ne s’occupe pas de créatures comme toi ; tu es payée pour noircir le plus noble lord, le plus loyal gentilhomme de l’Angleterre. Mais fût-il notre bras droit, le dépositaire de notre confiance, nous fût-il même quelque chose de plus cher encore, tu seras entendue, et cela en sa présence. Viens avec moi… viens avec moi sur-le-champ. »

Amy recula d’effroi, mouvement que la reine attribua à une conscience coupable. Élisabeth, s’avançant avec précipitation, la saisit par le bras, et, se hâtant de sortir de la grotte, parcourut d’un pas rapide la grande allée du jardin, entraînant avec elle la comtesse épouvantée qu’elle continuait de tenir par le bras, et qui pouvait à peine suivre la reine indignée.

Leicester était dans ce moment au centre d’un groupe brillant de seigneurs et de dames assemblées sous un portique qui terminait l’allée. La compagnie s’était réunie dans cet endroit et attendait les ordres de Sa Majesté pour la chasse. On peut se figurer l’étonnement général quand, au lieu de voir Élisabeth s’avancer avec la dignité mesurée qui lui était habituelle, on l’aperçut marchant si rapidement qu’elle était au milieu du groupe avant qu’on y songeât, et lorsqu’on remarqua avec crainte et surprise que ses traits étaient enflammés de colère et d’indignation, que ses cheveux s’étaient détachés dans la précipitation de sa marche, et que dans ses regards se peignait l’âme de Henri VIII. L’étonnement ne fut pas moins grand à l’aspect de la femme pâle, exténuée, mourante, mais belle encore, que la reine tenait avec force d’une main, tandis que de l’autre elle écartait les nobles et les dames qui s’étaient pressés autour d’elle dans l’idée d’une indisposition subite. « Où est milord Leicester ? » demanda-t-elle d’un ton qui fit tressaillir de surprise tous les courtisans qui l’entouraient. « Avancez, milord Leicester. »

Si au milieu du jour le plus serein de l’été, quand tout est rayonnant d’allégresse et de clarté, la foudre venait à tomber de la voûte azurée du ciel, et entr’ouvrir la terre aux pieds de quelque voyageur étonné, sa surprise et sa crainte en contemplant l’abîme ouvert sous ses pas d’une manière si inattendue, ne sauraient égaler celles que Leicester éprouva à ce spectacle imprévu. Il venait de recevoir un moment auparavant, en affectant politiquement de les désavouer et de ne pas les comprendre, les félicitations, en partie exprimées, en partie sous-entendues, des courtisans sur la faveur de la reine, qui paraissait avoir été portée à son plus haut degré pendant l’entrevue du matin. La plupart auguraient que du rang de leur égal il pourrait bien passer à celui de leur maître ; et le sourire comprimé, mais plein d’orgueil, avec lequel il combattait ces conclusions, était encore sur ses lèvres, lorsque la reine s’élançant dans le cercle, animée de la plus vive colère, soutenant d’une main et sans aucun effort apparent la comtesse pâle et défaillante, et montrant de l’autre ses traits couverts de l’empreinte de la mort, demanda au comte, d’une voix qui retentit à ses oreilles comme la redoutable trompette du jugement dernier : « Connais-tu cette femme ? »

De même qu’au son de cette dernière trompette le méchant demandera aux montagnes de le couvrir, ainsi Leicester invoqua secrètement le majestueux portique qu’il avait bâti dans son orgueil, pour qu’il s’écroulât et l’ensevelît sous ses ruines ; mais les pierres de taille, les architraves et les créneaux restèrent debout, et ce fut leur superbe maître lui-même qui, penché vers la terre comme par quelque calamité soudaine, s’agenouilla devant Élisabeth, et prosterna son front sur les pavés de marbre qu’elle foulait aux pieds.

« Leicester, » dit Élisabeth d’une voix tremblante de colère, « si je croyais que tu m’eusses abusée, moi ta souveraine, moi ta confiante et trop indulgente maîtresse, par la trahison pleine d’ingratitude que ta confusion semble avouer ; par tout ce qu’il y a de sacré, perfide lord, je jure que ta tête serait en aussi grand péril que le fut jamais celle de ton père. «

Leicester ne fut pas soutenu par le sentiment de son innocence, mais par son orgueil. Il releva lentement la tête, et le visage livide et gonflé par la violence des émotions qui l’agitaient, il se contenta de répondre : « Ma tête ne peut tomber que sur une sentence de mes pairs ; c’est devant eux que je plaiderai ma cause, et non devant une princesse qui récompense ainsi mes fidèles services.

— Quoi ! milords, » dit Élisabeth en regardant autour d’elle, « on nous défie, je crois ; on nous défie dans ce même château que nous donnâmes à cet orgueilleux ! Milord Shrewsbury, vous êtes grand-maréchal d’Angleterre, accusez-le de haute trahison.

— De qui veut parler Votre Grâce ? « dit Shrewsbury fort surpris, car il rejoignait à l’instant le cercle consterné.

« De qui puis-je parler, si ce n’est du traître Dudley, comte de Leicester ? Cousin Hunsdon, donnez des ordres à votre troupe de Gentilshommes à bec de corbin, et arrêtez-le à l’instant ; vous m’entendez, hâtez-vous. »

Hunsdon, vieux seigneur un peu brusque, qui, à cause de sa parenté avec les Boleyn, avait conservé l’habitude de parler à la reine avec plus de liberté que tout autre, répondit avec un peu de rudesse : « Et il est probable que Votre Grâce me ferait mettre à la Tour demain pour m’être trop hâté. Je vous supplie d’avoir patience.

— Patience ! de par le ciel, s’écria la reine, ne prononce pas ce mot-là ; tu ne sais pas de quoi il est coupable ! »

Amy, qui avait eu le temps de se remettre un peu, et qui vit son mari menacé des plus grands dangers, par suite de la colère de sa souveraine, oublia immédiatement (combien de femmes, hélas ! n’ont pas fait de même) ses propres injures et ses propres dangers, et, se jetant devant la reine, embrassa ses genoux en s’écriant : « Il est innocent, madame, il est innocent ! aucune accusation ne peut être portée contre le noble Leicester.

— Comment donc ! dit la reine ; ne viens-tu pas toi-même de dire que le comte de Leicester connaissait toute cette affaire ?

— L’ai-je dit ? » répéta la malheureuse Amy, mettant de côté toute considération de justification ou d’intérêt personnel. « Oh ! si je l’ai dit, je l’ai odieusement calomnié. Dieu m’est témoin que je ne crois pas qu’il ait jamais conçu une pensée qui dût me faire du tort.

— Femme, dit Élisabeth, je veux savoir pourquoi tu m’as ainsi parlé, ou ma colère, et la colère des rois est une flamme dévorante, le consumera comme un brin de paille dans une fournaise. »

Comme la reine prononçait cette menace, le bon ange de Leicester appela son orgueil à son aide, et lui reprocha l’extrême bassesse dont il se couvrirait à jamais s’il s’avilissait au point de chercher un refuge dans la généreuse intervention de sa femme, et de l’abandonner, en récompense de sa tendresse, au ressentiment de la reine. Il avait déjà relevé sa tête avec la dignité d’un homme d’honneur, pour avouer son mariage et se déclarer le protecteur de la comtesse, lorsque Varney, destiné apparemment à être le mauvais génie de son maître, s’élança devant lui, la figure et les vêtements en désordre,

« Que signifie cette insolente intervention ? » demanda Élisabeth.

Varney, de l’air d’un homme accablé de douleur et de confusion, se prosterna à ses pieds en s’écriant : « Pardon, ma souveraine, pardon, ou du moins que votre justice ne frappe que moi ; mais épargnez mon noble, mon généreux maître, qui n’est pas coupable. »

Amy, qui était encore à genou, se releva en tressaillant quand elle vit l’homme du monde qui lui était le plus odieux venir se placer aussi près d’elle : son premier mouvement fut de se réfugier près de Leicester ; mais s’apercevant de l’incertitude et même de la timidité que les regards du comte exprimaient de nouveau depuis que l’arrivée de son confident changeait encore une fois la scène, elle se retira, et, poussant un faible cri, elle supplia Sa Majesté de la faire enfermer dans le cachot le plus obscur du château, de la traiter comme la plus vile criminelle ; « Mais épargnez-moi, dit-elle, l’aspect de ce traître, de ce monstre infâme qui détruirait en moi le peu de raison qui me reste.

— Et pourquoi, la belle ? » dit la reine agitée d’une nouvelle inquiétude, « ce chevalier perfide, puisque tu le déclares tel, que t’a-t-il fait ?

— Oh ! le plus grand mal, madame, le plus grand des outrages : il a semé la dissension là où il ne devait exciter que la concorde. Je deviendrai folle si je l’ai plus long-temps devant les yeux.

— Malheur à moi si je ne crois pas déjà ta raison troublée ! répondit la reine. Milord Hunsdon, veillez sur cette malheureuse jeune femme ; faites-la mettre en lieu de sûreté, et qu’on en ait soin jusqu’à ce que je la fasse demander. »

Deux ou trois des dames de la suite, émues de compassion pour une créature si intéressante, ou par quelque autre motif, offrirent de prendre soin d’elle ; mais la reine leur répondit d’un ton bref : « Avec votre permission, mesdames, non ; vous avez toutes, rendez-en grâce à Dieu, l’oreille fine et la langue bien affilée ; notre parent Hunsdon a l’oreille dure et la langue un peu rude, mais non pas des plus déliées. Hunsdon, veille à ce que personne ne lui parle.

— Par Notre-Dame, » dit Hunsdon en prenant dans ses bras nerveux Amy à moitié évanouie ; « c’est une belle enfant, et quoique Votre Grâce lui ait donné une gouvernante un peu brusque, elle ne manquera cependant pas de soins ; elle sera aussi bien avec moi qu’une de mes propres filles. «

En parlant ainsi, il emporta sans résistance de sa part Amy qui conservait à peine assez de connaissance pour s’en apercevoir. Les cheveux du vieux lord, blanchis par la fatigue et le temps, et sa longue barbe grise, se mêlaient aux tresses châtain foncé de la jeune comtesse, dont la tête était appuyée sur sa robuste épaule. La reine le suivit de l’œil ; elle avait déjà, avec cet empire sur soi-même qui est une des facultés les plus essentielles d’un souverain, réussi à faire disparaître de son maintien toute apparence d’agitation, et, comme si elle eût désiré effacer les traces de son emportement du souvenir de ceux qui en avaient été témoins : « Milord Hunsdon, dit-elle, est une gouvernante un peu rude pour une si tendre enfant.

— Milord Hunsdon, dit le doyen de Saint-Asaph, sans faire tort à toutes ses autres qualités, a une licence grossière de langage et entremêle ses paroles un peu trop librement de jurons barbares et superstitieux qui ont quelque chose de profane et qui sent l’ancien papisme.

— C’est la faute de son sang, monsieur le doyen, » dit la reine en se tournant vivement vers le révérend dignitaire, « et vous pouvez adresser au mien le même reproche. La race des Boleyn a toujours eu un caractère franc et emporté, plus prompt à dire ce qu’elle pense qu’à choisir les expressions, et, sur ma parole, j’espère qu’il n’y a pas de péché dans cette exclamation ; je doute que le mélange de son sang avec celui des Tudor l’ait beaucoup refroidi. »

En faisant cette dernière observation, elle sourit gracieusement et tourna presque insensiblement les yeux autour d’elle, pour chercher ceux du comte de Leicester, qu’elle craignait d’avoir traité avec un peu trop d’emportement, d’après un soupçon mal fondé. Au premier coup d’œil, la reine s’aperçut que le comte n’était pas d’humeur à accepter l’offre de conciliation qui lui était faite. Ses regards, pleins d’un douloureux et tardif repentir, avaient suivi la pale beauté qu’Hunsdon venait de transporter hors de sa présence, ils s’étaient ensuite fixés d’un air sombre vers la terre, mais plutôt, à ce qu’il parut du moins à Élisabeth, avec l’expression de quelqu’un qui vient d’être injustement outragé que comme un homme dont la conscience est coupable. Elle détourna les yeux avec mécontentement, et dit à Varney : « Parlez, sir Richard, et expliquez-moi cette énigme : vous avez du sens et l’usage de la parole, du moins, que nous cherchons vainement ailleurs. »

En parlant ainsi, elle jeta un autre regard plein de ressentiment sur Leicester, tandis que l’artificieux Varney s’empressait d’expliquer cet événement à sa manière.

« L’œil perçant de Votre Majesté, dit-il, a déjà découvert la cruelle maladie de mu bien-aimée femme, que moi, malheureux que je suis, je n’ai pas voulu permettre qu’on spécifiât dans le certificat de son médecin, car je voulais cacher ce qui vient d’éclater avec tant de publicité.

— Ainsi donc elle est aliénée ? dit la reine ; vraiment nous n’en doutions pas, toute sa conduite l’indique : je l’ai trouvée gémissant au fond de cette grotte, et toutes les paroles qu’elle a prononcées, et qu’à la vérité je lui arrachais comme par la torture, étaient le moment d’après révoquées et démenties par elle. Mais comment est-elle venue ici, pourquoi ne l’avez-vous pas fait garder à vue ?

— Ma gracieuse souveraine, dit Varney, le digne personnage à la garde duquel je l’avais laissée, maître Antony Foster, vient d’arriver avec toute la célérité que peuvent y mettre un homme et un cheval, pour m’apprendre sa fuite, qu’elle est parvenue à effectuer avec l’art qui appartient à ceux qui sont affligés de cette maladie. Il est tout prêt à répondre aux interrogations.

— Ce sera pour une autre fois, dit la reine. Mais, sir Richard ; nous ne vous envions pas votre bonheur conjugal ; votre femme vous a fort mal traité, et a pensé s’évanouir en vous voyant.

— C’est le propre des personnes atteintes de sa maladie, sous le bon plaisir de Votre Grâce, dit Varney, de témoigner le plus d’aversion à ceux qui leur sont le plus attachés, et qu’elles chérissent le plus dans leurs bons moments.

— Nous l’avons entendu dire, dit Élisabeth, et nous voulons bien le croire.

— En ce cas, dit Varney, Votre Grâce daignera-t-elle permettre que mon infortunée femme soit remise sous la surveillance de sa famille ? »

Leicester ne put s’empêcher de tressaillir, mais, faisant un violent effort sur lui-même, il parvint à contenir son émotion, tandis qu’Élisabeth répondit vivement : « Vous êtes un peu trop prompt, maître Varney ; nous voulons auparavant avoir le rapport de Masters, notre médecin, sur la santé et l’état intellectuel de votre femme, et nous déciderons ensuite ce qui nous paraîtra juste. Vous aurez cependant la permission de la voir, afin que s’il y a eu quelque dispute conjugale entre vous, et l’on nous dit que les couples même les plus tendres n’en sont pas exempts, vous puissiez vous réconcilier sans donner un nouveau scandale à notre cour, ou sans que nous ayons besoin de nous en mêler davantage. »

Varney s’inclina profondément et ne répondit pas.

Élisabeth regarda encore Leicester, et dit d’un ton affectueux qui ne pouvait naître que du plus profond intérêt : « La discorde, comme dit le poète italien, s’introduit dans le couvent paisible de même que dans le sein des familles ; et nous craignons que nos huissiers et nos gardes du palais aient de la peine à l’exclure de notre cour. Milord Leicester, vous êtes fâché contre nous, et nous avons aussi sujet de vous en vouloir. Nous jouerons le rôle du lion, et serons la première à pardonner. »

Leicester fit un effort pour montrer un front serein ; mais il était encore trop ému pour recouvrer la tranquillité. Cependant il répondit comme l’exigeait la circonstance, qu’il n’était pas dans le cas d’avoir le bonheur de pardonner, puisque celle qui lui commandait de le faire ne pouvait avoir de torts envers lui.

Élisabeth parut satisfaite de cette réponse, et exprima le désir de voir commencer les plaisirs de la journée. Alors on entendit les cors de chasse sonner, les chiens aboyer, les chevaux hennir, mais les dames et les courtisans portèrent dans les amusements qui les appelaient, des dispositions bien différentes de celles qui avaient fait palpiter leur cœur en entendant le joyeux réveillé. Tous les fronts portaient l’empreinte du doute, de l’inquiétude excitée par l’attente de quelque événement, et tous les courtisans, chuchotant ensemble, se livraient aux conjectures les plus opposées.

Blount trouva moyen de dire tous bas à Raleigh : « Cette tempête est arrivée comme un vent d’est dans la Méditerranée.

Varium et mutabile, » répondit Raleigh du même ton.

« Je ne connais rien à votre latin, reprit Blount ; mais je remercie le ciel que Tressilian n’ait pas péri en mer pendant cette bourrasque ; il aurait eu de la peine à éviter le naufrage, sachant si mal orienter ses voiles par un vent de cour.

— Tu l’aurais dirigé, dit Raleigh.

— Ma foi, j’ai profité de mon temps aussi bien que toi, répondit l’honnête Blount ; je suis chevalier ni plus ni moins que toi, et même de plus ancienne création.

— Que Dieu vienne au secours de ton esprit, dit Raleigh ; mais quant à Tressilian, je voudrais savoir ce qui se passe en lui. Il m’a dit ce matin qu’il ne quitterait pas sa chambre pendant l’espace de douze heures ou à peu près, étant lié par une promesse. Je crains que la folie de la dame, quand la nouvelle en viendra à ses oreilles, ne guérisse pas la sienne. La lune est dans son plein, et la cervelle des hommes fermente comme du levain. Mais silence ! on sonne le départ ; à cheval, Blount : nous autres jeunes chevaliers, nous devons gagner nos éperons. »



CHAPITRE XXXV.

L’ENTREVUE.


Sincérité, c’est toi qui es la première des vertus ! Que tout mortel se garde de quitter le droit chemin, quand même la terre viendrait à s’entr’ouvrir, et que de l’abîme des enfers le génie de la destruction le sommerait de prendre la voie oblique de la dissimulation.
Hume. Douglas.


Ce ne fut qu’après une longue et favorable matinée de chasse, et un repas prolongé qui suivit le retour de la reine au château, que Leicester se trouva enfin seul avec Varney, dont il apprit alors tous les détails de la fuite de la comtesse, comme ils lui avaient été communiqués par Foster qui, dans la crainte des résultats, était accouru lui-même à Kenilworth en porter la nouvelle. Comme Varney, dans sa narration, eut un soin particulier de garder le silence sur les tentatives, funestes à la santé de la comtesse, qui l’avaient poussée à une résolution si désespérée, Leicester dut supposer qu’elle l’avait adoptée par une jalouse impatience d’être reconnue publiquement et de jouir des honneurs dus à son rang, et fut vivement offensé de la légèreté avec laquelle sa femme avait enfreint ses ordres les plus positifs et l’exposait au ressentiment d’Élisabeth.

« J’ai donné, dit-il, à cette fille d’un obscur gentilhomme du Devonshire le plus beau nom de l’Angleterre ; je lui ai fait partager mon lit et ma fortune. Je ne lui demande rien qu’un peu de patience avant de se lancer dans le tourbillon des grandeurs ; et l’insensée risque sa perte et la mienne, m’expose à mille tempêtes, à mille écueils, me force à employer mille subterfuges qui me font rougir à mes propres yeux, plutôt que d’attendre quelque temps dans l’obscurité où elle est née. Si belle, si délicate, si tendre, si fidèle ! comment se fait-il que, dans une circonstance si grave, elle manque de la patience que je pourrais attendre de la femme la plus ordinaire ? c’est ce que je ne puis supporter.

— Nous pouvons encore nous en tirer passablement, dit Varney, si madame veut se laisser conduire, et joue le rôle que la circonstance lui commande.

— Il n’est que trop vrai, sir Richard, il n’y a pas en effet d’autre remède. Je l’ai entendu nommer ta femme en ma présence sans le démentir : il faut qu’elle en porte le titre jusqu’à ce qu’elle soit loin de Kenilworth.

— Et long-temps encore après, je pense, » dit Varney ; puis il ajouta immédiatement : « car je crois qu’il se passera encore longtemps avant qu’elle puisse prendre le titre de lady Leicester. Je crains que, pendant la vie de la reine, cela ne soit incompatible avec votre sûreté. Mais Votre Seigneurie en est le meilleur juge, sachant seul ce qui s’est passé entre Élisabeth et vous.

— Vous avez raison, Varney, dit Leicester ; j’ai ce matin joué le rôle d’un scélérat et d’un fou, et quand Élisabeth apprendra mon malheureux mariage, il est impossible qu’elle ne pense pas avoir été traitée avec ce mépris prémédité que les femmes ne pardonnent jamais. Nous avons été tous deux aujourd’hui dans des termes voisins de l’inimitié, et j’ai bien peur que nous ne devions nous y retrouver encore.

— Son ressentiment est-il donc si implacable ?

— Loin de là ; car, en considérant son rang et son caractère, elle n’a montré aujourd’hui que trop de condescendance, puisqu’elle m’a elle-même fourni l’occasion de réparer ce qu’elle croyait devoir attribuer à la malheureuse vivacité de mon caractère.

— Oui, les Italiens ont raison, dans les querelles des amants c’est celui qui aime le mieux qui est toujours le premier à se donner les torts. Ainsi donc, milord, si votre union avec cette dame pouvait être cachée, vous vous retrouveriez avec Élisabeth dans la même position qu’auparavant. »

Leicester soupira, et garda un moment le silence avant de répondre.

« Varney, je crois que tu m’es dévoué, et je te dirai tout. Je ne suis plus dans la même position ; j’ai parlé à Élisabeth, entraîné par je ne sais quelle folle impulsion ; j’ai abordé un sujet qu’on ne peut abandonner auprès d’une femme sans blesser au vif tous ses sentiments de femme, et que cependant je n’ose et ne puis continuer. Elle ne saurait jamais me pardonner d’avoir excité sa sensibilité, d’avoir vu qu’elle pouvait s’abandonner aux passions humaines.

— Il faut prendre un parti, milord, dit Varney, et cela au plus tôt.

— Il n’y a rien à faire, » reprit Leicester avec découragement. « Je ressemble à un homme qui a long-temps gravi les bords d’un dangereux précipice, et qui, n’ayant plus pour arriver au sommet qu’un pas périlleux, se trouve arrêté dans sa marche sans pouvoir retourner en arrière. Je vois devant moi le sommet que je puis atteindre, et à mes pieds l’abîme dans lequel je dois tomber dès que l’affaiblissement de mes forces et les vertiges de ma tête se réuniront pour me faire perdre ma position précaire.

— N’ayez pas si mauvaise opinion de votre situation, milord. Essayons l’expédient auquel vous venez de consentir. Cachons votre mariage à Élisabeth, et vous pouvez encore être sauvé. Je vais trouver immédiatement la comtesse. Elle me hait, parce qu’elle soupçonne avec raison que j’ai été constant dans mon opposition auprès de Votre Seigneurie à ce qu’elle appelle ses droits. Je m’inquiète peu de ses préventions. Elle m’écoutera, et je lui donnerai de si bonnes raisons pour céder à la nécessité du moment, que je ne doute pas de vous rapporter son consentement à toutes les mesures que les circonstances pourront exiger.

— Non, Varney ; j’ai pensé à ce que je devais faire, et c’est moi qui irai parler à Amy. »

Ce fut alors le tour de Varney d’éprouver pour son propre compte les craintes qu’il affectait de ne ressentir que pour son maître. « Votre Seigneurie, dit-il, ne peut vouloir aller en personne parler à la comtesse.

— C’est ma résolution bien arrêtée, dit Leicester ; va me chercher un manteau de livrée ; je passerai auprès de la sentinelle pour ton domestique ; tu dois avoir libre accès auprès d’elle.

— Mais, milord…

— Je ne veux pas de mais, dit Leicester ; il en sera ainsi et non autrement. Hunsdon couche, je crois, dans la tour de Saint-Lowe ; nous pouvons nous y rendre d’ici par le passage secret, sans crainte de rencontrer personne. Et d’ailleurs, quand je rencontrerais Hunsdon, il est plus mon ami que mon ennemi, et a l’esprit assez épais pour croire tout ce qu’on voudra lui persuader. Va me chercher le manteau sur-le-champ. »

Varney n’avait d’autre parti à prendre que celui de l’obéissance. En moins de quelques minutes, Leicester, couvert du manteau, et ayant tiré son bonnet sur ses yeux, suivit Varney le long du passage secret qui communiquait aux appartements d’Hunsdon, dans lequel il n’y avait pas grand danger de rencontrer des curieux, et où il faisait à peine assez clair pour que personne pût satisfaire sa curiosité. Ils s’arrêtèrent à une porte où lord Hunsdon, avec la prudence d’un militaire, avait placé une sentinelle qui se trouva être heureusement un de ses vassaux du nord, qui laissa entrer sur-le-champ sir Richard et son domestique, en disant seulement dans son dialecte septentrional : « Je voudrais que tu pusses faire tenir tranquille la folle qui est là-dedans, car ses gémissements m’étourdissent tellement que j’aimerais mieux être en faction au milieu de la neige, dans le désert de Catlondie. »

Ils se hâtèrent d’entrer et fermèrent la porte derrière eux.

« Maintenant, bon diable (s’il y en a un), se dit Varney en lui-même, viens pour cette fois au secours d’un de tes serviteurs dans l’embarras, car ma barque est au milieu des écueils. »

La comtesse Amy, les vêtements et les cheveux en désordre, était assise sur une espèce de couche, dans l’attitude de la plus profonde affliction, lorsque le bruit de la porte qui s’ouvrait la fit tressaillir. Elle se retourna brusquement, et fixant son regard sur Varney, elle s’écria : « Monstre ! es-tu venu ici pour mettre en œuvre quelque nouvelle scélératesse ?… »

Leicester coupa court à ses reproches en s’avançant et laissant tomber son manteau, tandis qu’il lui dit d’un ton plus impérieux que tendre : « C’est avec moi, madame, que vous allez communiquer, et non avec sir Richard Varney. »

Le changement qui s’opéra dans les traits et les manières de la comtesse parut être l’effet d’un enchantement. « Dudley ! s’écria-t-elle ; Dudley, viens-tu donc à la fin ! » et avec la rapidité de l’éclair elle s’élança vers son mari, s’attacha à son cou, et sans faire attention à la présence de Varney, l’accabla de caresses, tandis qu’elle baignait sa figure d’abondantes larmes, murmurant en même temps, mais en accents entrecoupés et interrompus, les plus tendres expressions que l’amour puisse enseigner à ceux qu’il pénètre de ses flammes.

Leicester croyait avoir sujet de se plaindre de sa femme qui avait enfreint ses ordres et l’avait mis dans la situation critique où il s’était trouvé le matin. Mais quel mécontentement pouvait tenir contre de semblables témoignages d’affection de la part d’un être si charmant, embelli encore par le désordre même de sa parure et les traces visibles de la crainte et de la douleur, qui auraient altéré la beauté de toute autre femme ! Il reçut ses caresses et les lui rendit avec une tendresse mêlée d’une mélancolie dont elle ne parut s’apercevoir que lorsque les premiers transports de sa joie furent calmés ; alors, le regardant fixement et avec inquiétude : « Êtes-vous malade, milord ? dit elle.

— Non pas de corps, Amy, répondit-il.

— Alors je me trouverai bien aussi. Ô Dudley ! j’ai été malade, bien malade depuis notre dernière entrevue ; car je n’appelle pas ainsi l’horrible vision de ce matin. J’ai connu la maladie, la douleur et le danger ; mais tu es revenu, et j’ai retrouvé santé, repos et bonheur.

— Hélas ! Amy, dit Leicester, tu m’as perdu.

— Moi, milord ! dit Amy, dont les joues perdirent tout d’un coup l’éclat fugitif de la joie ; comment ai-je pu faire du tort à celui que j’aime plus que moi-même ?

— Je ne voudrais pas vous faire de reproches, Amy, reprit le comte ; mais n’avez-vous pas quitté Cumnor malgré ma défense expresse, et votre présence en ces lieux ne nous met-elle pas tous les deux en danger ?

— Vraiment, vraiment ! s’écria-t-elle avec inquiétude, alors pourquoi resté-je ici un moment de plus ? Oh ! si vous saviez quelles furent les craintes qui me décidèrent à quitter Cumnor-Place ! Mais je ne dirai rien de moi-même : seulement, que s’il peut en être autrement, je n’y retournerais pas volontiers ; mais si votre sûreté en dépend…

— Nous songerons à quelque autre retraite, dit Leicester, et vous irez dans un de mes châteaux du nord, sous le nom (que vous n’aurez besoin de prendre, je l’espère, que pour quelques jours) de la femme de Varney.

— Comment, milord Leicester ! » dit la comtesse en se dégageant de ses bras ; « c’est à votre femme que vous donnez le conseil déshonorant de se reconnaître l’épouse d’un autre, et du dernier de tous les hommes, de ce Varney ?

— Madame, je parle sérieusement ; Varney est mon loyal et fidèle serviteur, initié dans mes plus intimes secrets. J’aimerais mieux perdre la main droite que de perdre ses services dans ce moment. Vous n’avez pas de raison pour le mépriser ainsi.

— J’en pourrais donner une, milord, répondit la comtesse ; et je le vois même trembler malgré ce regard assuré qu’il a su prendre ; mais celui qui est aussi nécessaire à votre repos que votre main droite, est à l’abri de toute accusation de ma part. Puisse-t-il vous être fidèle ! et afin qu’il le soit, ne lui accordez pas une confiance excessive. Je me contenterai de vous dire que la force seule pourra me faire le suivre, et que je ne le reconnaîtrai jamais pour mon mari, quand tous…

— Ce n’est qu’une feinte momentanée, madame, » répondit le comte irrité de son opposition, « nécessaire à votre sûreté et à la mienne, que vous avez compromise par un caprice digne de votre sexe, ou par le désir prématuré de vous emparer d’un rang auquel je ne vous donnai de droits que sous la condition que notre mariage resterait quelque temps secret. Si ma proposition vous révolte, songez que vous-même m’en avez donné l’idée. Il n’y a pas d’autre remède : il faut vous résigner à une mesure que votre imprudence a rendue nécessaire. Je vous l’ordonne.

— Vos ordres, milord, répondit Amy, ne peuvent pas balancer en moi ceux de l’honneur et de la conscience. Je ne vous obéirai pas dans cette circonstance. Vous pouvez achever votre déshonneur, car c’est là que cette politique tortueuse doit infailliblement vous conduire ; mais je ne ferai rien qui puisse entacher le mien. Comment pourriez-vous, milord, me reconnaître comme une pure et chaste épouse, digne de partager avec vous le haut rang que vous occupez, après que j’aurai parcouru le pays comme la femme reconnue d’un libertin sans principes tel que votre serviteur Varney ?

— Milord, dit Varney en intervenant, madame est malheureusement trop prévenue contre moi pour prêter l’oreille au parti que je pourrais indiquer. Cependant, il pourrait lui plaire plus que ce qu’elle propose. Elle a du pouvoir sur M. Edmond Tressilian, et il lui serait sans doute facile de le décider à l’accompagner jusqu’à Lidcote-Hall, où elle pourrait rester en sûreté jusqu’à ce que le temps permît de révéler ce mystère. »

Leicester garda le silence, mais fixa attentivement sur Amy des yeux qui parurent soudainement étincelants de jalousie autant que de ressentiment.

La comtesse répondit seulement : « Plût à Dieu que je fusse dans la maison de mon père !… Quand je la quittai, j’étais loin de penser que je laissais derrière moi l’honneur et la paix de l’âme. »

Varney continua d’un ton délibéré : « À la vérité, il deviendra nécessaire de mettre des étrangers dans les secrets de milord ; mais sans doute la comtesse sera garant de l’honneur de M. Tressilian et de ceux de la maison de son père qui…

— Paix ! Varney, dit Leicester ; par le ciel ! je te frappe de mon poignard si tu parles encore de Tressilian comme du dépositaire de mes secrets.

— Et pourquoi pas, dit la comtesse, à moins que ce ne soient des secrets plus convenables à des gens tels que Varney qu’à un homme d’un honneur et d’une intégrité sans tache. Milord, milord, ne froncez pas le sourcil d’un air irrité en me regardant… c’est la vérité, et c’est moi qui vous la fais entendre. Je fis autrefois injure à Tressilian pour l’amour de vous ; je ne commettrai pas une nouvelle injustice à son égard en gardant le silence quand il est question de son honneur. Je puis me défendre, » ajouta-t-elle en regardant Varney, « de démasquer l’hypocrisie, mais je ne souffrirai pas que la vertu soit calomniée devant moi. »

Il y eut un moment de profond silence. Leicester était mécontent, mais irrésolu, et sentait trop bien la faiblesse de sa cause, tandis que Varney, avec l’affectation hypocrite d’une profonde douleur mêlée d’humilité, baissait les yeux vers la terre.

Ce fut alors que la comtesse Amy, dans une position si douloureuse et si pleine de difficultés, déploya cette énergie naturelle de caractère qui, si le sort l’avait voulu, l’aurait rendue l’ornement du rang qu’elle devait occuper. Elle s’approcha de Leicester d’un pas calme, d’un air imposant, et avec des regards où la plus puissante affection ne parvenait pas à ébranler en elle ce sentiment consciencieux de la vérité, et cette rectitude de principes qui la dirigeaient. « Milord, pour sortir des difficultés où nous sommes, vous avez ouvert un avis, auquel malheureusement je ne me suis pas sentie capable de me rendre Ce gentilhomme, cet individu, veux-je dire, a parlé d’un autre projet que je ne repousse que parce qu’il vous déplaît. Votre Seigneurie daignera-t-elle entendre ce qu’une femme jeune et timide, mais dévouée à ses devoirs, à ses affections d’épouse, peut suggérer dans cette circonstance ? »

Leicester garda le silence, mais inclina la tête en regardant la comtesse comme pour lui faire signe qu’elle pouvait parler.

« Il n’y a qu’une seule et unique cause de tous ces maux, milord, continua-t-elle, et elle réside tout entière dans la mystérieuse duplicité dont on vous a persuadé de vous entourer… Dégagez-vous tout d’un coup, milord, de la tyrannie de ces honteuses entraves… montrez-vous un véritable gentilhomme, chevalier, comte, Anglais, qui regarde la vérité comme la base de l’honneur, et auquel l’honneur est plus cher que l’air qu’il respire. Prenez votre malheureuse épouse par la main, conduisez-la au pied du trône d’Élisabeth… dites que, dans un moment d’aveuglement, touché par une prétendue beauté dont personne peut-être ne peut plus reconnaître aujourd’hui les traces, vous avez donné votre main à Amy Robsart ; VOUS m’aurez alors rendu justice, milord, ainsi qu’à votre propre honneur, et si les lois ou le pouvoir exigent que vous vous sépariez de moi, je n’y mettrai plus d’obstacle, puisque je pourrai alors, sans rougir, aller cacher ma profonde affliction dans cette solitude dont votre amour m’a tirée. »

Il y avait tant de dignité et de tendresse dans le langage de la comtesse, qu’il toucha tout ce que l’âme du comte renfermait de noble et de généreux. Le bandeau parut tomber de ses yeux, et la duplicité, les tergiversations de sa conduite, le remplirent tout-à-coup de honte et de remords.

« Je ne suis pas digne de toi, Amy, dit-il, moi qui ai pu hésiter entre ce que l’ambition pouvait m’offrir, et un cœur tel que le tien. Quelle honte pour moi d’être forcé de déployer aux yeux de mes ennemis triomphants et de mes amis consternés tous les détours de ma trompeuse politique ! Et la reine ?… mais qu’elle prenne ma tête, ainsi qu’elle m’en a menacé.

— Votre tête, milord ! dit la comtesse, et parce que vous avez fait usage de la liberté et des droits d’un sujet anglais, en vous choisissant une femme ? Quoi ! c’est cette méfiance de la justice de la reine, cette crainte d’un danger qui ne peut être qu’imaginaire, qui, semblable à un épouvantail, vous a fait quitter le droit chemin, toujours le meilleur et le plus sûr ?

— Ah ! Amy, tu ne sais guère, » dit Dudley ; mais, se reprenant immédiatement, il ajouta : « Cependant elle ne trouvera pas en moi la victime passive et facile d’une vengeance arbitraire. J’ai des amis, j’ai des alliés… je ne me laisserai pas, ainsi que Norfolk, conduire à l’échafaud comme une paisible victime. Ne crains rien, Amy ; tu verras Dudley se comporter d’une manière digne de son nom. Il faut que je parle, à l’instant même, à quelques-uns de ces amis sur lesquels je puis le plus compter, car, dans l’état des choses, je puis être arrêté dans mon propre château.

— Ah, mon cher lord ! dit Amy, ne soulevez pas de factions dans un état paisible. Il n’y a pas d’ami qui puisse nous servir aussi bien que l’honneur et la vérité. N’ayez pas recours à d’autres auxiliaires, et vous ne courrez aucun danger au milieu d’une armée d’envieux et de méchants. Si vous les appelez à votre aide, toute autre défense deviendra vaine… La vérité, mon noble lord, est représentée sans armes, et c’est avec raison.

— Mais la sagesse, Amy, répondit Leicester, est revêtue d’une armure à l’épreuve. Ne discutez pas avec moi sur les moyens que j’emploierai pour que ma confession (puisque c’est ainsi qu’il faut l’appeler) soit accompagnée d’aussi peu de dangers que possible ; car, malgré ces précautions, et quoi que nous puissions faire, il en restera encore assez. Varney, il faut partir… Adieu, Amy, toi que je vais proclamer comme mon épouse à un prix et en m’exposant à des périls dont toi seule pouvais être digne… tu recevras bientôt de mes nouvelles. »

Il l’embrassa tendrement, s’enveloppa de son manteau, et, suivi de Varney, il sortit de l’appartement. Ce dernier, en quittant la chambre, s’inclina profondément, puis se releva en regardant Amy avec une expression particulière, curieux de savoir jusqu’à quel point son pardon était compris dans la réconciliation qui venait d’avoir lieu entre elle et son mari. La comtesse fixa sur lui les yeux, mais sans paraître s’apercevoir de sa présence pas plus que si la place qu’il occupait n’eût été remplie que par le vide de l’air.

« Elle m’a amené à cette crise, se dit-il à lui-même, l’un de nous deux est perdu… Il y avait quelque chose en moi, je ne sais si c’était crainte ou pitié, qui m’aurait porté à éviter d’en venir à cette fatale extrémité. Mais tout est maintenant décidé, un de nous doit périr. »

Pendant qu’il se parlait ainsi, il remarqua avec surprise qu’un jeune garçon, repoussé par la sentinelle, s’était approché de Leicester et lui parlait. Varney était un de ces fins politiques dont le coup d’œil ne laisse rien échapper. Il demanda à la sentinelle ce que lui voulait l’enfant, et en reçut pour réponse que ce jeune garçon l’avait prié de remettre un paquet à la dame folle mais qu’il avait refusé de s’en charger, sa consigne ne comportant pas de telles communications. Varney ayant satisfait sa curiosité sur ce point, s’approcha de son patron, et entendit qu’il disait : « C’est bien, mon garçon, le paquet sera remis…

— Merci, mon bon monsieur le domestique, » répondit l’enfant, et il disparut en un moment.

Leicester et Varney rentrèrent à pas pressés dans l’appartement du comte, par le même passage qui les avait conduits à la tour de Saint-Lowe.



CHAPITRE XXXVI.

MACHINATIONS PERFIDES.


J’ai dit que c’était un adultère… J’ai dit qu’il était son complice ; de plus, c’est une traîtresse, et Camillo est ligué avec elle, et il sait ce qu’elle devrait rougir de savoir elle-même.
Shakspeare. Le Conte d’hiver.


Ils ne furent pas plus tôt dans le cabinet du comte, que, tirant ses tablettes de sa poche, celui-ci se mit à écrire en parlant tantôt à lui-même et tantôt à Varney : « Il y a beaucoup de gens qui me touchent de près, surtout ceux qui ont de beaux domaines et des postes élevés, et qui, s’ils se rappellent mes bienfaits passés et les dangers qui peuvent les menacer dans l’avenir, ne seront pas disposés, je crois, à me voir chanceler sans appui… Voyons ?… Knollis est sûr, et par lui Guernesey et Jersey… Hosley commande l’île de Wight… Mon beau frère Huntingdon et Pembroke ont de l’autorité sur le pays de Galles ; par Bedford, je dispose des puritains et de leur crédit si puissant dans tous les bourgs… Mon frère Warwick est presque mon égal en richesses, en vassaux et en partisans… Sir Owen Hopton m’est dévoué, il commande à la Tour de Londres, et le trésor national y est déposé. Mon père et mon grand-père n’auraient jamais été forcés d’apporter leurs têtes sur l’échafaud s’ils avaient ainsi appuyé leurs entreprises… Pourquoi as-tu l’air si triste, Varney ? Je te dis qu’un arbre qui a de si profondes racines ne peut être si facilement arraché par la tempête.

— Hélas ! milord ! » dit Varney avec une agitation parfaitement jouée ; après quoi il reprit le même air d’abattement que Leicester venait de remarquer.

« Hélas ! répéta Leicester, et pourquoi hélas, sir Richard ? Est-ce que votre nouvel esprit de chevalerie ne vous fournit pas d’exclamation plus énergique quand il s’agit d’une noble résistance ? Ou si cette exclamation signifie que tu veux déserter ma cause, tu peux quitter le château, ou te joindre à mes ennemis, comme tu le jugera à propos.

— Non pas, milord, répondit son confident ; on verra Varney combattre et mourir à vos côtés. Pardonnez-moi si mon attachement pour vous me fait découvrir, plus que votre noble cœur ne vous le permet, les difficultés insurmontables qui vous environnent. Vous êtes fort et puissant, milord ; cependant souffrez que je le dise sans vous offenser, vous l’êtes seulement par l’éclat que répand sur vous la faveur de la reine. Tant que vous restez le favori d’Élisabeth, vous êtes en tout, à l’exception du nom, un véritable souverain. Mais qu’elle révoque les honneurs qu’elle vous accorde, et la gourde du prophète ne fut pas plus tôt flétrie que votre étoile ne pâlira. Déclarez-vous contre la reine : et je ne dis pas seulement que dans toute la nation et dans cette province seule vous vous trouverez à l’instant abandonné et trahi ; mais je dis encore que dans ce même château, au milieu de vos parents, de vos vassaux et de vos amis, vous deviendrez captif, et captif condamné, s’il lui plaît de dire un mot. Songez à Norfolk, milord, au puissant Northumberland, au brillant Westmoreland ; pensez à tous ceux qui ont voulu résister à cette sage princesse. Ils sont morts captifs ou fugitifs. Son trône ne ressemble pas à d’autres, qui peuvent être renversés par une réunion de seigneurs puissants ; les larges bases qui le soutiennent ne posent que sur l’amour et les profondes affections du peuple. Vous pourriez le partager avec Élisabeth, si vous vouliez ; mais ni votre puissance, ni aucune autre, soit étrangère, soit domestique, ne parviendra à le détruire ou même à l’ébranler. »

Il s’arrêta, et Leicester jeta ses tablettes avec dépit et désespoir.

« Il peut en être ainsi, dit-il, et peu m’importe que la vérité ou la poltronnerie ait dicté tes présages ! Mais du moins il ne sera pas dit que je sois tombé sans avoir fait aucune tentative. Donne des ordres pour que ceux de mes vassaux qui ont servi sous moi en Irlande se rassemblent dans le quartier principal, que nos gentilshommes et amis se tiennent sur leurs gardes et armés, comme s’ils s’attendaient à être attaqués par les partisans de Sussex. Répands l’alarme parmi les gens de la ville ; qu’ils prennent les armes, et soient prêts, à un signal donné, à s’emparer des gentilshommes à bec de corbin et de la garde.

— Permettez-moi de vous rappelez, milord, » dit Varney avec le même air de tristesse et de profond intérêt, « que vous venez de me donner l’ordre de tout préparer pour désarmer la garde de la reine : c’est un acte de haute trahison ; néanmoins vous serez obéi.

— Peu m’importe ! « dit Leicester d’un air désespéré ; « la honte est derrière moi ; la ruine me précède ; il faut que j’avance. »

Ici il y eut un autre silence que Varney rompit enfin par les paroles suivantes : « Les choses sont arrivées au point que je redoutais depuis long-temps ; il faut que je sois le témoin stupide et ingrat de la chute du meilleur et du plus noble maître, ou que je révèle ce que j’aurais voulu ensevelir dans le plus profond oubli, ou laisser dire à une autre bouche que la mienne.

— Que dis-tu, ou que voudrais-tu dire ? Nous n’avons que peu de temps à perdre en paroles quand il faut agir.

— Ce que j’ai à dire ne sera pas long, milord… Plût au ciel que votre réponse ne le fût pas davantage ! Votre mariage est la seule cause de la rupture dont vous êtes menacé avec votre souveraine, n’est-il pas vrai, milord ?

— Tu le sais bien ; pourquoi cette vaine question ?

— Pardonnez-moi, milord, mais elle renferme tout. Un homme jouera ses biens et sa vie pour la possession d’un riche diamant, milord ; mais la prudence ne demande-t-elle pas d’abord qu’il s’assure que ce diamant est sans défaut ?

— Que veut dire ceci ? » demanda Leicester en fixant les yeux avec sévérité sur son écuyer ; « et de qui oses-tu parler ainsi ?

— C’est de la comtesse Amy, milord, dont je suis malheureusement forcé de parler, et dont je parlerai, dût Votre Seigneurie me donner la mort pour prix de mon zèle.

— Il peut arriver que tu la mérites de moi, répondit le comte ; mais parle, je t’entendrai.

— Alors, milord, je ne craindrai rien. Je parle pour ma vie autant que pour celle de Votre Seigneurie. Je n’aime pas le manège de cette dame avec cet Edmond Tressilian. Vous le connaissez, milord ? Vous savez qu’il eut autrefois de l’empire sur elle, et que Votre Seigneurie eut quelque peine à le supplanter ; vous avez été témoin de la vivacité avec laquelle il a poursuivi contre moi en faveur de la comtesse une accusation dont le but est évidemment de forcer Votre Seigneurie à reconnaître son fatal mariage ; car je ne puis l’appeler autrement ; et c’est cette reconnaissance que la comtesse elle-même veut obtenir de vous à tout prix. »

Leicester sourit d’un air contraint. « Tu as d’excellentes intentions, bon sir Richard, et tu voudrais, je crois, sacrifier ton propre honneur, et même celui d’une autre personne, pour me sauver d’une extrémité qui te paraît si terrible. Mais rappelle-toi (et il prononça ces derniers mots avec la fermeté la plus sévère), rappelle-toi que tu parles de la comtesse de Leicester.

« Je ne l’ai pas oublié, milord, mais il s’agit de la destinée du comte de Leicester. Mon récit ne fait que commencer. Je crois très fermement que ce Tressilian, depuis le moment où il est intervenu dans sa cause, a été secrètement d’accord avec la comtesse.

— Tu parles comme un fou, Varney, et pourtant avec la gravité d’un prédicateur. En quel lieu, comment ont-ils pu communiquer ensemble ?

— Milord, répondit Varney, je ne puis malheureusement vous le démontrer que trop clairement. C’est précisément avant que la supplique eût été présentée à la reine au nom de Tressilian, que je rencontrai ce dernier, à mon grand étonnement, à la poterne par laquelle nous entrons dans Cumnor-Place.

— Tu l’as rencontré, traître ! et tu ne l’as pas étendu mort à tes pieds ? s’écria Leicester.

— Nous tirâmes nos épées, milord ; et si mon pied n’avait pas glissé, il ne se trouverait vraisemblablement pas aujourd’hui sur le chemin de Votre Seigneurie comme une pierre d’achoppement. »

Leicester resta muet de surprise ; à la fin il répondit : « Quelle autre preuve as-tu de ceci, Varney, outre ta propre assertion ? car puisque le châtiment sera terrible, l’examen doit se faire froidement et avec précaution ; avec précaution, « répéta-t-il encore plus d’une fois, comme s’il y eût eu dans le son de ces mots une vertu calmante ; et comprimant de nouveau ses lèvres comme s’il eût craint que quelque expression de violence lui échappât encore, il ajouta : « Quelle autre preuve ?

— Il y en a assez et trop, milord ; j’aurais voulu en être le seul dépositaire, car avec moi elles eussent été à jamais ignorées. Mais mon domestique, Michel Lambourne, a été témoin de tout, et c’est même par son moyen que Tressilian parvint à s’introduire dans Cumnor-Place : c’est à cause de cela que je le pris à mon service, et que je l’y garde : quoique ce soit un drôle assez débauché j’ai voulu m’assurer de sa discrétion. » Il apprit alors à lord Leicester combien Il serait aisé de prouver la vérité du fait de leur entrevue par le témoignage d’Antony Foster, et les déclarations à l’appui de différents individus de Cumnor, qui avaient entendu proposer la gageure et avaient vu Tressilian et Lambourne sortir ensemble. Dans tout ce récit, Varney n’avança rien que de vrai : seulement, non par des affirmations directes, mais par des conclusions probables, il porta son patron à supposer que l’entrevue entre Amy et Tressilian avait duré plus long-temps que les cinq ou six minutes auxquelles elle s’était réellement bornée.

« Et pourquoi n’ai-je pas su tout cela ? « dit Leicester d’un air sévère ; « pourquoi tous tant que vous êtes, et toi surtout, Varney, m’as-tu caché des faits si importants ?

— C’est, milord, parce que la comtesse prétendit avec Foster et avec moi que Tressilian s’était introduit chez elle sans son aveu, d’où je conclus que l’entrevue s’était passée en tout honneur et qu’elle en ferait part elle-même à Votre Seigneurie. Milord sait avec quelle répugnance on prête l’oreille à des conjectures défavorables à ceux que l’on aime, et, grâce au ciel, je ne suis ni un boute-feu ni un délateur empressé à les faire naître.

— Vous êtes du moins assez prompt à les accueillir, sir Richard ; comment savez-vous si en effet cette entrevue ne s’est pas passée en tout honneur ? Il me semble que l’épouse de lord Leicester peut bien parler un moment à un individu comme Tressilian, sans qu’il en doive résulter d’outrage pour moi, ou des soupçons sur elle.

— Sans aucun doute, milord ; si j’avais pensé différemment, je n’aurais pas gardé le secret ; mais voici la difficulté. Tressilian ne quitta pas le bourg sans établir une correspondance avec un pauvre homme, maître d’une auberge à Cumnor, dans le but d’enlever la dame. Il lui envoie un de ses émissaires, que j’espère bientôt avoir sous bonne garde dans la Tour de Mervyn : Killigrew et Lambsbey battent en ce moment le pays pour le retrouver. L’hôte reçoit une bague pour le récompenser d’avoir gardé le secret ; Votre Seigneurie peut l’avoir remarquée au doigt de Tressilian…  voilà… L’agent de Tressilian arrive à Cumnor, déguisé en colporteur ; il a des conférences avec la comtesse, ils se sauvent ensemble nuitamment ; ils volent à un pauvre homme son cheval dans leur criminel empressement d’arriver ; et atteignent enfin ce château, où la comtesse de Leicester se réfugie… je n’ose dire dans quel endroit…

— Parle, je te le commande, dit Leicester ; parle, tandis qu’il me reste encore assez de raison pour t’écouter.

— Puisqu’il le faut, répondit Varney, j’ajouterai que la dame se rendit immédiatement à l’appartement de Tressilian, où elle resta plusieurs heures, en partie avec lui et en partie seule. Je vous avais dit que Tressilian avait une maîtresse dans sa chambre, je ne me doutais guère que cette maîtresse était…

— Amy, voudrais-tu dire ! répondit Leicester ; mais c’est faux, faux comme la fumée de l’enfer… Elle peut être ambitieuse, légère, impatiente ! mais m’être infidèle, jamais ! jamais !… La preuve ! la preuve de ceci ! » s’écria-t-il avec violence.

« Carrol, le domestique chargé des logements, l’y a conduite d’après son propre désir, hier après midi. Lambourne et le garde de la tour l’y ont tous deux trouvée ce matin de bonne heure…

— Tressilian y était-il avec elle ? demanda le comte du même ton.

« Non, milord ; vous devez vous rappeler qu’il a été mis pendant la nuit aux arrêts dans l’appartement de sir Nicolas Blount.

— Carrol et les autres savaient-ils qui elle était ?

— Non, milord ; Carrol et le garde de la tour n’avaient jamais vu la comtesse, et Lambourne ne la reconnut pas sous son déguisement. Mais en cherchant à l’empêcher de quitter la chambre, il resta en possession d’un de ses gants que Votre Seigneurie peut reconnaître.

— Oui, je le reconnais ; ce fut moi qui les lui donnai… Elle portait aujourd’hui même le pareil à cette main qu’elle passa autour de mon cou. » Le comte prononça ces mots avec une violente agitation.

« Votre Seigneurie, dit Varney, peut encore questionner la comtesse sur la vérité de ces rapports.

— Il n’en est pas besoin, il n’en est pas besoin, » dit le comte en proie à mille tortures, « elle est écrite en caractères enflammés ; mes yeux en ressentent l’impression brillante. Je vois son infamie, je ne puis voir que cela. Dieu de bonté ! et c’est pour cette femme perfide que j’allais exposer la vie de tant de nobles amis, ébranler les fondements d’un trône légitime, porter le fer et le feu au sein d’un état paisible, outrager la généreuse maîtresse qui m’a fait ce que je suis, et qui, sans cet odieux mariage, m’aurait élevé aussi haut qu’un homme peut l’être. Voilà tout ce que j’allais faire pour cette femme qui complote avec mes plus cruels ennemis ! Et toi, traître ! pourquoi ne m’en avoir pas parlé plus tôt ?

— Milord, dit Varney, une larme de la comtesse aurait effacé tout ce que j’aurais pu dire. D’ailleurs je n’ai eu toutes ces preuves que ce matin même, lorsque Antony Foster, arrivant inopinément avec les réponses et les déclarations qu’il a arrachées à l’aubergiste Gosling et à d’autres, m’a expliqué de quelle manière elle s’était enfuie de Cumnor-Place ; et que, par mes propres recherches, je suis parvenu à découvrir tout ce qui s’est passé depuis qu’elle est dans ce château.

— Que Dieu soit béni de m’éclairer d’une manière si complète, si satisfaisante, qu’il n’y a pas un homme en Angleterre qui puisse accuser ma conduite d’imprudence ou ma vengeance d’injustice ! Et cependant, Varney, si jeune, si belle, si caressante, et si perfide ! Voilà donc d’où provenait sa haine envers toi, mon fidèle et bienaimé serviteur ! tu t’opposais à ses complots et tu avais mis en danger la vie de son amant !

— Je ne lui ai jamais donné d’autre cause d’aversion, milord, reprit Varney ; mais elle savait que mes conseils tendaient directement à diminuer son influence sur Votre Seigneurie, et que j’ai toujours été et serai toujours prêt à exposer ma vie pour combattre vos ennemis.

— Ce n’est que trop évident, répondit Leicester ; et cependant avec quel air de magnanimité elle m’exhortait à abandonner ma tête à la clémence de la reine plutôt que de porter un moment de plus le voile de la dissimulation ! Il me semble que l’ange de la vérité lui-même n’aurait pu faire entendre de plus nobles accents. Est-il possible, Varney, que la fausseté emploie avec cette hardiesse le langage de la vérité ? l’infamie peut-elle se revêtir d’une forme aussi pure ? Varney, tu m’as été attaché dès mon enfance ; je t’ai élevé, je puis t’élever davantage encore. Pense, pense pour moi ; ton esprit fut toujours pénétrant et judicieux : n’est-il pas possible qu’elle soit innocente ? Prouve-le-moi, et tout ce que j’ai encore fait pour toi ne sera rien, rien en comparaison de ta récompense. »

Les angoisses déchirantes auxquelles son maître était livré ne furent pas sans effet sur Varney, tout endurci qu’il fût ; car, au milieu de ses complots criminels et ambitieux, il aimait son maître autant qu’un misérable de son espèce était capable d’aimer quelque chose. Mais il se raffermit et étouffa les reproches de sa conscience, par la réflexion que s’il causait au comte quelque peine momentanée, c’était afin de lui ouvrir une route au trône qu’il jugeait qu’Élisabeth était prête à partager avec son bienfaiteur, si le mariage du comte était dissous par la mort ou de quelque autre manière. Il persévéra donc dans sa politique infernale, et, après un moment de réflexion, répondit aux impatientes questions de Leicester par un regard mélancolique, comme s’il eût cherché vainement à disculper la comtesse. Puis, relevant soudainement la tête, il dit, avec une expression d’espérance qui se communiqua soudainement à la figure de son maître : « Et cependant, si elle était coupable, pourquoi se serait-elle exposée à venir ici ? pourquoi ne pas fuir plutôt chez son père, ou toute autre part ? quoiqu’à la vérité ceci eût pu contrarier son désir de se faire reconnaître comtesse de Leicester.

— C’est vrai, c’est trop vrai, » s’écria Leicester, dont les traits animés par un fugitif rayon d’espoir reprirent aussitôt l’expression des sensations les plus amères. « Tu n’es pas fait pour pénétrer dans les replis de la malice d’une femme. Elle ne voulait pas renoncer aux biens et au titre de la dupe qui l’avait épousée. Et si, dans ma frénésie, j’eusse pris le parti de la rébellion, ou si la reine irritée avait fait tomber ma tête, le riche douaire que la loi aurait assigné à la veuve du comte de Leicester n’aurait pas été une mauvaise aubaine pour le mendiant Tressilian. Était-il étonnant qu’elle m’excitât à braver des dangers qui ne pouvaient que tourner à son avantage ! Ne parle pas pour elle, Varney, je veux avoir son sang !

— Milord, la démence de votre douleur se peint dans la démence de vos paroles.

— Je te répète de ne pas me parler pour elle. Elle m’a déshonoré elle m’aurait assassiné. Tout lien est rompu entre nous. Perfide et adultère, elle périra de la mort qu’elle a si bien méritée d’après les lois divines et humaines ! Et quelle est cette cassette qui vient de m’être remise par un enfant, en me priant de la donner à Tressilian si je ne pouvais la faire tenir à la comtesse ? De par le ciel ! ces mots m’étonnèrent lorsqu’il les prononça, quoique d’autres pensées les eussent bientôt chassés de ma tête ; mais maintenant ils se retracent à moi avec plus de force. C’est sa boîte de pierreries ! force-la, Varney, brises-en les charnières avec ton poignard. »

« Elle refusa une fois de se servir de mon poignard, » pensa Varney en dégainant cette arme, « elle le refusa pour couper la soie qui attachait une lettre : aujourd’hui il va avoir une influence plus puissante sur son sort. »

Tout en faisant cette réflexion il se servait du stylet à trois-quarts comme d’un coin, et eut bientôt forcé les faibles charnières d’argent de la cassette. Le comte ne les vit pas plus tôt céder qu’il saisit la boîte des mains de sir Richard, en arracha le couvercle et le brillant contenu qu’il jeta par terre dans un transport de rage, pendant qu’il cherchait avidement quelque lettre ou billet qui pût lui prouver encore davantage le crime imaginaire de l’innocente comtesse. Puis, foulant aux pieds les bijoux avec fureur, il s’écria : « C’est ainsi que j’anéantis les misérables colifichets pour lesquels tu as vendu ton corps et ton âme, te dévouant à une mort prématurée, et moi à un malheur et à des remords éternels ! Ne me parle pas de pardon, Varney ; sa sentence est prononcée. »

En parlant ainsi il quitta la chambre et s’élança dans un cabinet voisin, dont il ferma la porte sur lui au verrou.

Varney resta les yeux fixés du côté de cette porte, et un sentiment un peu plus humain que de coutume semblait lutter avec son égoïsme ordinaire. « Je suis peiné de sa faiblesse, dit-il, mais l’amour en a fait un enfant. Il jette et foule aux pieds ces bijoux précieux, et voudrait mettre en pièces avec la même fureur le bijou, le plus fragile de tous, qui causait son délire il y a quelques instants. Mais ce goût présent disparaîtra comme tout autre quand l’objet qui l’a fait naître ne sera plus. Il ne sait pas apprécier les choses à leur valeur, et c’est une faculté que la nature a donnée à Varney. Quand Leicester sera devenu souverain, il ne pensera pas plus à ces orages de la passion, au milieu desquels il sera parvenu au trône, qu’un marin ne pense aux périls du voyage lorsqu’il a jeté l’ancre. Mais ces bijoux délateurs ne doivent pas rester ici, ce sont de trop riches profits pour les domestiques de la chambre. »

Pendant que Varney s’occupait à recueillir les bijoux et à les mettre dans un tiroir secret d’une armoire qui se trouva ouverte, il vit la porte du cabinet où était Leicester s’ouvrir, la tapisserie s’en écarter, et le comte avancer la tête et montrer des yeux si mourants, un visage et des lèvres si décolorés, que ce changement soudain le fit tressaillir. Les regards du comte n’eurent pas plus tôt rencontré les siens que ce dernier retira la tête et ferma la porte du cabinet. Leicester se présenta ainsi deux fois sans dire un mot, de manière que Varney commença à craindre que la douleur ne lui eût troublé l’esprit. La troisième fois, cependant, il fit un signe, et Varney, obéissant à ce signal, s’aperçut bientôt que l’agitation de son maître n’était pas causée par la folie, mais par le cruel dessein qu’il méditait, et que combattaient plusieurs passions contradictoires. Ils passèrent une grande heure en consultation secrète, après quoi le comte, faisant sur lui-même un incroyable effort, s’habilla pour aller faire les honneurs du château à sa souveraine.



CHAPITRE XXXVII.

LA MASCARADE.


Vous avez fait fuir la gaîté et troublé notre bonne réunion avec le plus admirable désordre.
Shakspeare. Macbeth.


On se souvint, par la suite, que pendant les banquets et les fêtes qui occupèrent le reste de ce jour fatal, la conduite de Leicester et de Varney fut entièrement différente de leur manière d’être habituelle. Sir Richard Varney avait été regardé jusque-là comme un homme propre au conseil et à l’action, plutôt que comme un homme de plaisir. Les affaires civiles et militaires semblaient être sa sphère naturelle ; et au milieu des divertissements et des fêtes, quoiqu’il s’entendît parfaitement à les ordonner, il ne jouait d’autre rôle que celui de simple spectateur ; ou, s’il exerçait son esprit, c’était d’une manière tranchante, caustique et railleuse, et plutôt pour se moquer de ces passe-temps et de ceux qui y prenaient part, que pour partager l’amusement général.

Mais ce jour-là, son caractère sembla changé. Il se mêla aux jeunes courtisans et aux dames, paraissant animé de la plus insouciante gaîté, et capable de rivaliser avec le plus fou. Ceux qui l’avaient regardé comme un homme livré à des vues plus graves et plus ambitieuses, d’après le ton caustique et amer avec lequel il parlait des gens qui, prenant la vie comme elle est, sont disposés à saisir tous les amusements qu’elle présente, s’aperçurent alors avec étonnement que son esprit ne le cédait point au leur en vivacité, son rire en gaîté, et son front en sérénité. Par quelle infernale hypocrisie put-il réussir à couvrir de ce voile de joie apparente les noirs desseins d’un des plus perfides cœurs qui aient jamais battu parmi les hommes ? c’est un secret inconnu à tout autre qu’à ses pareils, s’il en exista jamais. Doué de facultés extraordinaires, il ne les consacrait qu’aux plus criminelles actions.

Il en était tout autrement de Leicester. Quelque habitué qu’il fût à jouer le rôle de courtisan, à paraître gai, attentif, libre de tous soins, excepté celui d’augmenter le plaisir du moment, tandis que son cœur était secrètement en proie aux tourments de l’ambition mécontente, de la jalousie ou du ressentiment, ce cœur renfermait alors un hôte encore plus terrible, dont le cri ne pouvait être étouffé ni réduit au silence. L’on pouvait lire dans son œil distrait et sur son front sourcilleux que ses pensées étaient bien loin des lieux où il s’efforçait de faire bonne contenance. Ses regards, ses gestes, ses paroles, semblaient être le résultat d’une suite d’efforts continuels ; on eût dit que sa volonté avait en quelque sorte perdu la promptitude de son empire sur son esprit pénétrant et sur sa noble personne. Ses actions et ses gestes, au lieu de paraître la conséquence de la simple volonté, semblaient, comme ceux d’un automate, attendre la révolution de quelque machine intérieure avant de pouvoir s’accomplir ; et ses lèvres laissaient échapper ses paroles une à une, comme s’il eût dû penser d’abord à ce qu’il devait dire, puis de quelle manière il devait le dire, et comme si, après tout, ce n’eût été que par l’effort d’une attention continue qu’il achevait une phrase sans oublier l’un et l’autre.

Les effets singuliers que ces distractions produisaient sur les manières et la conversation du courtisan le plus accompli de l’Angleterre, et dont s’apercevait le plus humble et le dernier des domestiques qui approchaient de sa personne, ne pouvaient échapper à l’attention de la princesse la plus pénétrante de ce siècle. On ne peut pas douter non plus que la négligence et le désordre de sa conduite n’eussent attiré au comte de Leicester le plus sévère mécontentement de la part d’Élisabeth ; heureusement elle crut y voir le résultat de la crainte inspirée par ce mécontentement qu’elle avait exprimé le matin même avec tant de vivacité, et pensa qu’en dépit de tous les efforts du comte, cette crainte altérait l’aisance gracieuse qui lui était habituelle, et s’opposait au libre développement de son esprit aimable. Lorsque cette idée si flatteuse pour la vanité d’une femme se fut une fois emparée de l’imagination d’Élisabeth, elle servit à excuser de la manière la plus complète et la plus satisfaisante les nombreuses méprises et les distractions du comte de Leicester ; et le cercle attentif qui les entourait remarqua avec étonnement que, loin d’être irritée de ses négligences répétées et de son défaut continuel d’attention (points sur lesquels elle était ordinairement fort rigoureuse), la reine cherchait à lui donner le temps et les moyens de se remettre, avec une indulgence qui paraissait incompatible avec son caractère naturel. Il était évident cependant qu’Élisabeth n’aurait pas long-temps toléré l’inconvenance de cette conduite, et aurait fini par lui donner une interprétation différente et plus sévère, lorsque le comte fut demandé par Varney qui désirait lui parler dans un autre appartement.

Après s’être fait deux fois répéter ce message, il se leva et allait sortir sans réflexion ; mais s’arrêtant, il se retourna, et sollicita de la reine la permission de s’absenter pendant quelques moments pour des affaires de la plus grave importance.

« Allez, milord, dit la reine ; nous savons que notre présence doit donner lieu à des circonstances qui peuvent demander qu’on y pourvoie à l’instant. Cependant, milord, si vous voulez que nous vous regardions comme honoré de notre séjour, nous vous supplions de moins veiller à nos plaisirs, et de nous recevoir avec un visage un peu plus satisfait que celui que vous nous avez offert en ce jour ; car, que le convive soit un prince ou un paysan, c’est le bon accueil de l’hôte qui forme la meilleure partie de la fête. Allez donc, milord, et nous espérons vous voir revenir avec un front sans nuages, et avec cette liberté d’esprit que vous apportez ordinairement au milieu de vos amis. »

Leicester s’inclina profondément pour toute réponse, et sortit. À la porte de l’appartement il trouva Varney, qui s’empressa de le prendre à part, et lui dit tout bas : « Tout va bien !

— Masters l’a-t-il vue ? demanda le comte.

— Oui, milord ; et comme elle n’a voulu ni répondre à ses questions, ni alléguer aucune raison de son refus, il donnera une déclaration complète qu’elle est atteinte d’une aliénation mentale, et qu’il faut la confier aux soins de sa famille ; l’occasion est donc favorable pour l’emmener comme nous l’avons projeté.

— Mais Tressilian, dit Leicester.

— Il n’apprendra pas son départ au moment même, répondit Varney, car il aura lieu ce soir, et demain on aura soin de lui.

— Non, sur mon âme, répondit Leicester ; je veux satisfaire ma vengeance sur lui de mes propres mains.

— Vous, milord, sur un personnage aussi insignifiant que Tressilian… Non, milord ! il y a long-temps qu’il désire parcourir les pays étrangers. Laissez-moi vous en débarrasser… J’aurai soin qu’il ne revienne pas ici faire de mauvais rapports.

— Il n’en sera pas ainsi, Varney, de par le ciel ! s’écria Leicester. Appelles-tu insignifiant un ennemi qui a eu le pouvoir de me faire une blessure si profonde, que toute ma vie ne doit plus être maintenant qu’une suite de douleurs et de remords ? Non, plutôt que d’abandonner le droit de me faire justice de ma propre main sur cet abominable scélérat, je dévoilerais toute la vérité au pied du trône d’Élisabeth, et j’appellerais à la fois sa vengeance sur leur tête et sur la mienne. »

Varney vit avec beaucoup d’inquiétude que son maître était parvenu à un tel point d’agitation que, s’il ne lui cédait pas, il était capable de suivre la résolution désespérée qu’il annonçait, et qui amènerait la ruine immédiate de tous les projets d’ambition qu’il avait formés pour le comte et pour lui. Mais la rage de Leicester paraissait à la fois furieuse et profondément concentrée ; et tandis qu’il parlait, ses yeux lançaient des éclairs : l’excès de sa fureur faisait trembler sa voix, et une légère écume se montrait sur ses lèvres.

Son confident fit une tentative hardie et qui lui réussit, pour obtenir de l’ascendant sur lui dans ce moment de violente émotion. « Milord, » lui dit-il en le conduisant devant une glace, « regardez votre image dans ce miroir, et jugez si les traits décomposés qu’il réfléchit appartiennent à quelqu’un qui, dans une pareille extrémité, soit capable de prendre une résolution par lui-même.

— Eh bien ! que voudrais-tu donc faire de moi ? » dit Leicester frappé du changement de sa physionomie, quoique offensé de la liberté de Varney. « Dois-je être ton pupille, ton vassal, le sujet et l’esclave de mon serviteur ?

— Non, milord, » répondit Varney avec fermeté, « mais soyez maître de vous-même et de vos passions. Milord, moi, né votre vassal, je suis honteux de voir le peu de fermeté que vous opposez aux orages des passions. Allez aux pieds d’Élisabeth, accusez votre femme et son amant d’adultère ; reconnaissez-vous au milieu de tous vos pairs pour une dupe qui, ayant épousé une campagnarde, a été trompé par elle et par son galant érudit. Allez, milord ; mais auparavant recevez les adieux de Richard Varney, et reprenez tous les bienfaits que vous lui accordâtes jusqu’à ce jour. Il servait le noble, le superbe, le magnanime Leicester, et il était plus fier de dépendre de lui que de commander à des milliers d’hommes. Mais le faible lord qui plie à chaque circonstance contraire, et dont les résolutions judicieuses se dissipent dans l’agitation tumultueuse de ses passions, comme la paille chassée par le vent, n’est pas le maître de Richard Varney. Ce dernier est autant au-dessus de lui par la force d’âme qu’il lui est inférieur par la fortune et par le rang. »

Varney parla ainsi sans hypocrisie, car bien que la fermeté d’esprit dont il se vantait fût de la dureté et de l’inflexibilité, cependant il se sentait réellement l’ascendant dont il faisait gloire, et l’intérêt véritable qu’il prenait au sort de Leicester donnait à sa voix et à son air une émotion inaccoutumée.

Leicester fut vaincu par le ton de supériorité que venait de prendre son serviteur. Le malheureux comte crut voir son dernier ami prêt à l’abandonner. Il étendit la main vers Varney en lui disant : « Ne m’abandonne pas… Que veux-tu donc que je fasse ?

— Redevenez vous-même, mon noble maître, » dit Varney en touchant de ses lèvres la main du comte, après l’avoir respectueusement saisie entre les siennes. « Montrez-vous ce que vous êtes, supérieur aux orages des passions qui brisent les âmes faibles. Êtes-vous le premier qui ait été trompé en amour, le premier auquel une femme vaine et licencieuse ait réussi à inspirer un amour qu’elle a ensuite méprisé et dont elle s’est joué ? et vous laisserez-vous aller à la frénésie pour n’avoir pas été plus sage que les plus sages des hommes ? Qu’elle soit comme si elle n’avait jamais été qu’elle s’efface de votre souvenir, comme indigne d’y avoir jamais eu de place. Que votre énergique résolution de ce matin, que j’ai assez de zèle et de courage pour exécuter, soit comme le décret d’un être supérieur… un acte de justice sans passion… Elle a mérité la mort… qu’elle meure ! »

Pendant qu’il parlait ainsi, le comte lui pressait fortement la main et comprimait ses lèvres avec violence, comme s’il se fût efforcé de prendre de son confident une portion de cette fermeté calme, froide et inflexible qu’il lui recommandait. Lorsque celui-ci se tut, le comte continua de tenir sa main jusqu’à ce qu’après un effort pour arriver à une décision calme, il fût en état de prononcer : « Qu’il en soit ainsi, qu’elle meure ! mais une larme, du moins, m’est permise.

— Pas une seule, milord, » interrompit Varney, qui vit à l’œil troublé et aux traits renversés de son maître, qu’il allait céder à son émotion ; « pas une larme, le temps ne le permet pas : il faut songer à Tressilian…

— En effet, dit le comte, c’est là un nom qui n’appelle pas les larmes, mais le sang. Varney, j’y ai songé, et j’ai pris ma résolution. Aucun argument, aucune prière ne pourra m’en faire changer. Tressilian sera ma victime.

— C’est une folie, milord ; mais votre volonté est trop puissante pour que je mette obstacle à votre vengeance. Cependant consentez, du moins, à choisir l’occasion favorable, et à ne point agir jusqu’à ce que cette dernière se présente.

— Tu me dirigeras dans tout, comme tu l’entendras, dit Leicester ; seulement, ne me contredis pas sur ce point.

— Eh bien donc, milord, dit Varney, j’exige de vous, d’abord, que vous vous observiez et que vous changiez cette conduite étrange et pleine d’égarement qui a attiré sur vous, ce soir, les yeux de toute la cour, et que, sans l’obligeance indulgente avec laquelle la reine vous traite, obligeance qui va bien au delà de son caractère, elle ne vous eût jamais donné l’occasion de réparer.

— Ai-je, en effet, été si imprudent ? » dit Leicester, comme quelqu’un qui s’éveille d’un rêve. « Il me semblait avoir assez bien dissimulé ; mais ne crains rien, mon cœur est maintenant soulagé… je suis calme… mon horoscope s’accomplira ; et, pour qu’il s’accomplisse, je vais appeler à mon aide toutes les facultés de mon esprit. Ne crains rien, te dis-je… je vais rejoindre la reine… Tes regards et ton langage même ne seront pas plus impénétrables que les miens. As-tu quelque autre chose à me dire ?

— J’ai à vous demander la bague[120] qui porte votre sceau, dit Varney gravement, afin qu’elle me soit un gage près des domestiques qu’il me faudra employer, que j’ai toute votre autorité pour les faire agir. »

Leicester tira la bague servant de cachet dont il faisait ordinairement usage, et la remit à Varney d’un air troublé, ajoutant à demi-voix, mais avec une expression terrible… « Ce que tu feras, fais-le vite. »

Cependant l’absence prolongée du noble lord avait excité dans le salon où était la reine un peu d’étonnement et d’inquiétude ; la joie de ses amis fut donc grande quand ils le virent entrer comme un homme qui, suivant toute apparence, venait d’être allégé du poids de tous ses soucis. Leicester tint fidèlement, ce soir-là, la promesse qu’il avait faite à Varney qui, ne voyant plus la nécessité de soutenir un caractère aussi différent du sien que celui qu’il avait affecté pendant la première partie de la journée, reprit insensiblement le rôle qu’il jouait d’ordinaire dans la société, celui d’observateur grave, pénétrant et caustique.

Leicester se comporta auprès d’Élisabeth comme un homme qui connaissait bien toute la force de ses facultés naturelles et sa faiblesse sur un ou deux points particuliers. Il était trop adroit pour quitter tout-à-coup l’air sombre qu’il avait avant de sortir avec Varney ; mais en approchant d’elle, cette expression parut se changer en une teinte de mélancolie mêlée de tendresse. Dans le cours de la conversation avec Élisabeth, et lorsque celle-ci, touchée de compassion, lui eut donné des marques répétées de sa faveur pour le consoler, ces sentiments apparents firent place à une galanterie passionnée, la plus soutenue, la plus délicate, la plus insinuante, et pourtant la plus respectueuse qu’un sujet ait jamais adressée à sa souveraine. Élisabeth l’écoutait dans une espèce d’enchantement, sa jalousie du pouvoir s’était endormie par degrés, sa résolution de renoncer à tous les liens domestiques et sociaux pour se consacrer exclusivement au bonheur de son peuple commençait à s’affaiblir, et l’étoile de Dudley dominait encore une fois sur l’horizon de la cour.

Mais cette victoire de Leicester sur la nature et sur sa conscience était amèrement troublée, non seulement par la révolte secrète de ses sentiments contre la violence qu’il leur faisait, mais encore par plusieurs circonstances accidentelles, qui, pendant la durée du banquet et dans le cours des divertissements de la soirée, vinrent faire vibrer en lui cette corde dont le moindre frémissement était douloureux.

Les courtisans, par exemple, étaient dans la grande salle, après avoir quitté celle du banquet, et attendaient l’entrée d’une brillante mascarade qui devait composer le divertissement de la soirée, lorsque la reine interrompit une conversation pleine des plus folles saillies entre le comte de Leicester, lord Willoughby, Raleigh, et d’autres courtisans, en disant : « Nous vous accuserons de haute trahison, milord, si vous continuez, dans le complot que vous avez formé, de nous assassiner à force de nous faire rire. Mais voici quelqu’un qui peut à son gré nous rendre à tous la gravité, notre savant médecin Masters, avec des nouvelles sans doute de notre pauvre suppliante lady Varney… Non, milord, nous ne vous permettrons pas de nous quitter ; car, comme il s’agit ici d’une discussion entre gens mariés, nous ne regardons pas notre expérience comme capable d’en décider sans de bons avis. Eh bien ! Masters, que pensez-vous de l’épouse fugitive ? »

Le sourire qui était sur les lèvres de Leicester quand la reine l’interrompit, y resta arrêté comme s’il y eût été formé par le ciseau de Michel-Ange ou de Chantry, et il écouta les paroles du médecin avec la même immobilité d’expression : « Lady Varney, gracieuse souveraine, est sombre et taciturne, et a voulu à peine me répondre sur l’état de sa santé. Elle paraît poursuivie de l’idée de plaider elle-même sa cause devant vous, et ne veut satisfaire aux questions d’aucun personnage inférieur.

— Que le ciel nous en préserve ! dit la reine ; nous avons déjà assez souffert des mésintelligences et du trouble que cette pauvre aliénée semble porter avec elle partout où elle va… Ne le pensez-vous pas, milord ? » ajouta-t-elle en faisant cet appel à Leicester, avec une expression dans le regard qui indiquait un regret, mêlé de quelque chose de tendre, inspiré par leur mésintelligence du matin. Leicester eut la force de s’incliner profondément ; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne trouva point celle d’exprimer, par des paroles, qu’il partageait l’opinion de la reine.

« Vous êtes vindicatif, milord, dit-elle ; mais nous vous en punirons un jour. Pour revenir encore une fois à ce trouble-fête, à cette lady Varney, comment va-t-elle, Masters ?

— Elle est taciturne, madame, comme je l’ai déjà dit, répondît Masters, et refuse de répondre aux questions qu’on lui fait, et de se soumettre à l’autorité du médecin. Je la crois atteinte d’un délire que je suis porté à appeler hypocondria, plutôt que frénésie ; et je pense qu’il vaudrait mieux qu’elle fût soignée chez elle par son mari, et transportée loin de tout ce fracas de fêtes qui trouble sa faible imagination et la remplit d’images fantastiques. Elle a l’air de vouloir faire entendre qu’elle est quelque grande dame déguisée, une comtesse ou une princesse peut-être… Que Dieu leur soit en aide ! telles sont les illusions de ces pauvres aliénés.

— Alors, dit la reine, qu’on se hâte de l’emmener. Que Varney lui donne tous les soins que l’humanité réclame ; mais que le château en soit débarrassé à l’instant. Elle s’en croirait bientôt la dame, je gage. C’est bien dommage, cependant, qu’une si belle personne ait une raison si faible. Qu’en pensez-vous, milord ?

— C’est bien dommage, assurément, » dit le comte, répétant ces mots comme une tâche qui lui aurait été imposée.

« Mais peut-être, dit Élisabeth, n’êtes-vous pas de notre avis quant à sa beauté ; et en effet, nous avons vu des hommes préférer une taille plus imposante et plus majestueuse à celle de cet être délicat et fragile qui penche la tête comme un lis brisé. Oui, les hommes sont des tyrans, milord, qui estiment les difficultés d’un combat bien plus que le triomphe d’une conquête facile, et qui, semblables à de vigoureux champions, préfèrent les femmes qui leur disputent le plus long-temps la victoire. Je suis de votre avis, Rutland, que si milord Leicester avait pour femme cette poupée de cire coloriée, il voudrait la voir morte avant l’expiration de la lune de miel. »

En parlant ainsi, elle regarda Leicester d’une manière si expressive que, bien que son cœur se révoltât contre son insigne perfidie, il se fit assez de violence pour répondre à demi-voix que l’amour de Leicester était plus humble que Sa Majesté ne pensait, puisqu’il l’avait placé là où il ne devait jamais commander, mais toujours obéir.

La reine rougit, et lui ordonna de se taire, d’un air qui annonçait assez qu’elle ne s’attendait pas à être obéie. Mais à ce moment, les fanfares des trompettes et des timbales, qui se firent entendre du haut d’un balcon qui dominait la salle, annoncèrent l’entrée des masques, et soulagèrent Leicester de l’horrible état de contrainte et de dissimulation où l’avaient conduit les résultats de sa duplicité.

La mascarade qui entra était composée de quatre troupes séparées, se suivant alternativement à de courts intervalles, et dont chacune se composait de six personnages principaux et d’autant de porteurs de torches, représentant une des nations qui jadis avaient envahi l’Angleterre.

Les Bretons aborigènes, qui entrèrent d’abord, étaient précédée de deux anciens druides, dont les cheveux blancs étaient ornés d’une couronne de chêne, et qui portaient à la main des branches de gui. Les masques qui marchaient après ces vénérables personnages étaient suivis de deux bardes habillés de blanc et portant des harpes, dont ils jouaient de temps à autre en chantant un ancien hymne à Bélus ou le Soleil. Les Bretons aborigènes avaient été choisis parmi les jeunes gentilshommes de la taille la plus haute et la plus robuste qui suivaient la cour. Leurs masques étaient accompagnés de longues barbes frisées et de chevelures épaisses. Leurs vêtements étaient de peaux de loup et d’ours, tandis que leurs jambes, leurs bras et la partie supérieure de leur corps étaient couverts par un léger tissu de soie couleur de chair, sur lequel on avait tracé en lignes grotesques des images des corps célestes, d’animaux, et d’autres objets de la création : ce tatouage leur donnait l’aspect vivant de nos ancêtres, dont les Romains furent les premiers conquérants.

Les fils de Rome, venus pour civiliser autant que pour conquérir, se présentèrent ensuite devant l’assemblée, et le directeur de la fête avait imité avec exactitude les casques élevés et le costume militaire de ce peuple célèbre, auquel il avait donné le bouclier léger et solide à la fois et la courte épée à deux tranchants, dont l’usage les avait rendus les vainqueurs du monde. Les aigles romaines étaient portées devant eux par deux porte-étendards, qui récitaient un hymne à Mars, et les guerriers classiques suivaient du pas grave et majestueux d’hommes qui aspirent à la conquête de l’univers.

Le troisième quadrille représentait les Saxons, revêtus des peaux d’ours qu’ils avaient apportées avec eux des forêts de la Germanie, et tenant dans leurs mains ces redoutables haches d’armes qui firent tant de carnage parmi les naturels bretons. Ils étaient précédés de deux scaldes qui chantaient les louanges d’Odin.

Venaient enfin les chevaliers normands avec leurs cottes de mailles, leurs casques d’acier, et tout l’attirail de la chevalerie ; devant eux marchaient deux ménestrels qui chantaient la gloire des armes et l’amour des dames.

Ces quatre troupes entrèrent dans la vaste salle avec le plus grand ordre, chaque quadrille s’arrêtant un moment pour que les spectateurs pussent satisfaire leur curiosité. Ensuite ils marchèrent tous ensemble autour de la salle, afin de se déployer avec plus d’effet ; et enfin, faisant ranger derrière eux les porteurs de torches, ils formèrent plusieurs rangs des deux côtés de la salle, de telle sorte que les Romains en face des Bretons, et les Saxons en face des Normands, semblaient se regarder mutuellement avec des yeux de surprise, et parurent bientôt s’animer d’une fureur qu’ils exprimèrent par des gestes menaçants. Au moment où les éclats d’une musique guerrière se firent entendre de la galerie, les masques tirèrent leurs épées de tous côtés, et s’avancèrent l’un contre l’autre avec le pas mesuré d’une espèce de pyrrhique, ou danse militaire, frappant leurs armes contre le bouclier de leurs adversaires, et les croisant avec fracas lorsqu’ils se rencontraient dans les évolutions de la danse. C’était un spectacle très agréable que l’ordre et la régularité observés par ces différentes troupes au milieu de mouvements qui n’avaient rien de régulier, se mêlant et se séparant ensuite pour reprendre leurs places premières, suivant les variations de la musique.

Cette danse symbolique représentait les combats qui avaient eu lieu parmi les différentes nations qui avaient anciennement habité l’Angleterre.

À la fin, après plusieurs évolutions qui causèrent beaucoup de plaisir aux spectateurs les sons d’une bruyante trompette se firent entendre, comme si elle sonnait le combat, ou même la victoire. Les guerriers cessèrent immédiatement leur lutte simulée, et se rassemblant sous leurs premiers chefs, ou sous leurs introducteurs, car c’était là le terme adopté, ils semblèrent partager l’impatience avec laquelle les assistants attendaient le spectacle qui allait s’offrir à leurs regards.

Les portes de la salle s’ouvrirent, et le personnage que l’on vit entrer n’était rien moins que l’enchanteur Merlin dans un costume étrange et mystique, qui convenait à sa naissance ambiguë et à son pouvoir magique. Derrière lui et à ses côtés sautaient et gambadaient plusieurs figures extraordinaires, destinées à représenter les esprits prêts à exécuter ses ordres puissants ; et cette partie du spectacle avait tant d’intérêt pour les subalternes du château et autres individus de la classe inférieure, que beaucoup en oublièrent le respect dû à la reine, jusqu’à se glisser à l’entrée de la salle.

Le comte de Leicester, voyant que ses officiers avaient quelque peine à les repousser, sans occasionner un désordre inconvenant en présence de la reine, se leva pour aller lui-même à l’autre extrémité de la salle. Élisabeth, toujours pleine d’égards pour la classe du peuple, demanda qu’on le laissât jouir de ce spectacle sans le troubler. Ce n’était qu’un prétexte pour Leicester ; son véritable motif était de s’affranchir, ne fût-ce qu’un seul instant, de la tâche cruelle de cacher sous le voile de la gaîté et de la galanterie les angoisses déchirantes de la honte, de la fureur et du remords, mêlées à la soif de la vengeance. Il imposa silence, du regard et du geste, à la foule vulgaire rassemblée au bout inférieur de la salle ; mais au lieu de retourner auprès de Sa Majesté, il s’enveloppa de son manteau, et se mêlant à la foule, resta en quelque sorte spectateur inaperçu de la mascarade.

Merlin étant entré et s’étant avancé dans la salle, appela auprès de lui, par un mouvement de sa baguette magique, les introducteurs des troupes rivales, et leur annonça, dans un discours poétique, que l’île de la Grande-Bretagne était maintenant gouvernée par une vierge royale à laquelle ils devaient rendre hommage selon les arrêts du destin, en la priant de prononcer sur les diverses prétentions que chacun élevait d’être la tige principale d’où les habitants actuels, heureux sujets de cette angélique princesse, tiraient leur origine.

Conformément à ces ordres, les quatre troupes, marchant d’un pas solennel au son de la musique, défilèrent successivement devant Élisabeth, lui faisant en passant, chacune, d’après la coutume du peuple qu’elle représentait, le salut le plus profond et le plus respectueux, qu’elle leur rendit avec la courtoisie gracieuse qu’elle s’était plu à montrer depuis son arrivée à Kenilworth.

Les introducteurs des différentes mascarades ou quadrilles alléguèrent alors, chacun en faveur de sa troupe, les motifs qu’ils avaient pour réclamer la préséance sur les autres ; et quand ils eurent tous été entendus à leur tour, la reine leur fit cette gracieuse réponse : « Qu’elle regrettait de n’être pas plus capable de décider la question embarrassante qui lui était proposée par l’ordre du célèbre Merlin ; mais qu’il lui semblait qu’aucune de ces nations ne pouvait réclamer en particulier la gloire d’avoir le plus contribué à former les Anglais de son temps, qui lui paraissaient tenir de chacune d’elles quelque digne attribut de leur caractère. Ainsi, ajouta-t-elle, les Anglais ont conservé des anciens Bretons leur esprit hardi et indomptable de liberté ; des Romains leur courage discipliné, leur amour pour les lettres et la civilisation pendant la paix ; des Saxons leurs lois sages et équitables ; et des chevaliers normands leur passion pour l’honneur et la courtoisie, et leur généreux enthousiasme pour la gloire. «

Merlin répondit avec présence d’esprit qu’il fallait en effet que tant de nobles qualités se réunissent chez les Anglais et en fissent en quelque sorte le modèle des autres nations, puisqu’elles pouvaient les rendre dignes du bonheur dont ils jouissaient sous le règne d’Élisabeth d’Angleterre.

La musique recommença alors, et les quadrilles avec Merlin et sa troupe sortaient déjà de la salle remplie d’une multitude de spectateurs, lorsque Leicester, qui, comme nous l’avons dit, était resté à l’extrémité inférieure, et se trouvait en conséquence mêlé à une partie de la foule, se sentit tirer par son manteau, et entendit en même temps une voix lui dire tout bas à l’oreille : « Je désire avoir immédiatement une conférence avec vous. »



CHAPITRE XXXVIII.

LE DUEL.


Qu’y a-t-il donc en moi pour que chaque bruit me fasse pâlir ?
Shakspeare. Macbeth.


« Je désire avoir une conférence avec vous ; » ces mots étaient simples en eux-mêmes, mais l’esprit de lord Leicester était dans cet état d’agitation et d’alarme qui donne de sombres couleurs aux circonstances les plus ordinaires ; et il se retourna brusquement pour voir la personne qui lui parlait. Il n’y avait rien de remarquable dans l’aspect de cet individu, qui portait un pourpoint de soie noire avec un manteau court, et dont un masque noir couvrait le visage ; car il paraît qu’il s’était mêlé à la foule de masques qui étaient entrés dans la salle à la suite de Merlin, quoiqu’il ne portât pas un déguisement bizarre comme la plupart d’entre eux.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » demanda Leicester, non sans trahir, par l’inflexion de sa voix, l’agitation de son esprit.

« Aucun mal, milord, répondit le masque, beaucoup de bien, au contraire, et un grand respect, si vous daignez comprendre mes intentions ; mais il faut que je vous parle plus secrètement.

— Je ne puis m’entretenir avec un étranger sans nom, » répondit Leicester, dans l’esprit duquel la requête de l’inconnu faisait naître une crainte qu’il ne pouvait définir ; « et ceux que je connais doivent choisir un moment plus opportun pour me demander une entrevue. »

Il se serait éloigné, mais le masque continua de l’arrêter.

« Ceux qui ont à parler à Votre Seigneurie de ce que son honneur exige doivent avoir des droits sur votre temps, quelles que soient les occupations que vous deviez abandonner pour les satisfaire.

— Comment ? mon honneur ! qui ose l’attaquer ? dit Leicester.

— Votre conduite seule peut fournir des motifs de l’attaquer, milord, et c’est sur ce point que je voudrais vous parler.

— Vous êtes un insolent, dit Leicester, et vous abusez de la liberté hospitalière de ce moment qui me défend de vous faire punir. Quel est votre nom ?

— Edmond Tressilian de Cornouailles, dit le masque ; ma langue a été liée par une promesse pendant vingt-quatre heures. Cet intervalle est écoulé, je puis parler maintenant, et je rends à Votre Seigneurie la justice de m’adresser d’abord à elle. »

Le frémissement de surprise qui vint agiter Leicester quand il entendit prononcer ce nom par la voix de l’homme qu’il détestait le plus, et par lequel il se regardait comme profondément outragé, le rendit d’abord immobile, mais sa surprise se changea l’instant d’après en une soif de vengeance aussi ardente que celle qu’éprouve le pèlerin au milieu des sables arides du désert. Il lui resta à peine assez de raison et d’empire sur lui-même pour s’abstenir de frapper au cœur le scélérat qui, après avoir causé sa perte, osait avec une telle assurance se jouer encore de lui. Résolu à contenir pour le moment toute marque d’agitation, afin de découvrir jusqu’au bout quel était le but de Tressilian, autant que pour assurer sa vengeance, il répondit d’une voix si altérée par les efforts qu’il faisait pour étouffer sa colère, qu’elle était à peine intelligible : « Et que demande de moi monsieur Edmond Tressilian ?

— Justice, milord, » répondit Tressilian avec calme et fermeté.

« Justice ! dit Leicester : tous les hommes y ont droit, et vous en particulier, monsieur Tressilian ; soyez donc assuré que vous l’aurez.

— Je n’en attendais pas moins de votre magnanimité, répondit Tressilian ; mais le temps presse, et il faut que je vous parte ce soir. Puis-je vous voir dans votre appartement ?

— Non, » répondit Leicester d’une voix sévère, « non pas dans une maison, surtout pas dans la mienne. Nous nous rencontrerons sous la voûte du ciel.

— Vous êtes agité ou mécontent, milord, reprit Tressilian ; bannissez ce trouble. Le lieu m’est indifférent, pourvu que vous m’accordiez une demi-heure sans interruption.

— Un temps plus court suffira, j’espère, répondit Leicester. Venez me joindre dans le jardin quand la reine se sera retirée.

— C’est assez, » dit Tressilian, et il s’éloigna pendant que l’esprit de Leicester semblait livré à une espèce de transport.

« Le ciel, se dit-il, m’est enfin favorable, et il me livre le misérable qui m’a flétri de cette ineffaçable ignominie qui m’a rendu la proie d’un cruel désespoir. Je ne me plaindrai plus du sort, puisqu’il me donne les moyens de découvrir les pièges qu’il voudrait me tendre encore, et de confondre et punir en même temps sa scélératesse. Allons, achevons notre tâche ; j’aurai la force de n’y pas succomber, puisque minuit, au plus tard, amènera ma vengeance. »

Tout en se livrant à ces réflexions, Leicester s’ouvrait un chemin au milieu de la foule obséquieuse qui se sépara pour lui donner passage, et, objet de l’envie et de l’admiration générale, il alla reprendre sa place auprès de sa souveraine. Mais si, devant la foule brillante qui remplissait la salle, le cœur de celui qu’on enviait universellement avait pu être mis à découvert avec toutes ses sombres pensées d’ambition coupable, d’amour trahi, de profonde vengeance, avec tous ses projets barbares, semblables à de noirs fantômes qui s’agitent en sens contraire dans le cercle formé par quelque impure magicienne, quel est celui, depuis le seigneur le plus ambitieux du cercle de la cour jusqu’au plus misérable des valets, jusqu’à celui qui gagne sa vie à laver des assiettes, quel est celui, dis-je, qui aurait voulu changer de rôle avec le favori d’Élisabeth, le seigneur de Kenilworth ?

De nouveaux tourments l’attendaient dès qu’il eut rejoint la reine.

« Vous venez à temps, milord, dit-elle, pour décider une dispute entre nous et une autre dame ; voilà sir Richard Varney qui vient de nous demander permission de quitter le château avec son épouse malade, ayant, à ce qu’il nous dit, le consentement de Votre Seigneurie, s’il peut obtenir le nôtre. Certes, nous n’avons aucune envie de mettre obstacle aux tendres soins qu’il veut donner à cette pauvre jeune femme. Mais vous saurez que sir Richard Varney s’est montré ce soir si enchanté de nos dames, que voici la duchesse de Rutland qui prétend qu’il ne mènera pas sa pauvre insensée de femme plus loin que le lac, et qu’il l’y enverra habiter le palais de cristal dont la nymphe enchantée nous a parlé, pour revenir ensuite, joyeux veuf, sécher ses larmes au milieu des dames de notre suite, et y réparer sa perte. Qu’en dites-vous, milord ? Nous avons vu Varney avec deux ou trois visages différents. Vous savez quelles sont ses qualités naturelles : croyez-vous qu’il soit capable d’agir ainsi avec sa femme ? »

Leicester était confondu, mais le danger était pressant, et une réponse absolument nécessaire. « Les dames, dit-il, pensent un peu légèrement d’une personne de leur sexe, en supposant qu’elle pût mériter un tel sort, et un peu trop mal du nôtre, si elles nous croient capables de leur faire subir un pareil châtiment.

— Écoutez-le, mesdames, dit Élisabeth ; comme tout le reste de son sexe, il voudrait excuser sa cruauté par la légèreté qu’il nous impute.

— Ne dites pas nous, madame, reprit le comte ; nous disons que des femmes ordinaires, semblables aux astres inférieurs du firmament, ont leurs révolutions et leurs phases ; mais qui osera accuser d’instabilité le soleil, ou Élisabeth ? »

La conversation prit ensuite une tournure moins dangereuse, et Leicester continua de la soutenir avec vivacité, quelle que fût la torture secrète que cet effort lui coûtât. Elle parut si agréable à Élisabeth, que la cloche du château avait sonné minuit avant qu’elle se retirât, circonstance peu ordinaire dans les habitudes régulières et tranquilles qui partageaient son temps. Son départ fut, comme on le pense bien, le signal de la séparation de la compagnie, qui se dispersa et alla dans les différents appartements qui lui étaient destinés, rêver aux plaisirs du jour ou à ceux du lendemain.

Le malheureux seigneur du château, celui qui était l’auteur de ces fêtes superbes, se retira avec des pensées bien différentes. Le valet qui le suivit à son appartement reçut l’ordre de lui envoyer Varney immédiatement. Le messager revint, après avoir un peu tardé, et lui apprit qu’une heure s’était écoulée depuis que sir Richard Varney avait quitté le château par la poterne avec trois autres personnes, dont l’une était dans une litière portée par des chevaux.

« Comment se fait-il qu’il ait quitté le château après la fermeture des portes ? dit Leicester ; je croyais qu’il ne devait partir qu’au point du jour.

— J’ai cru comprendre qu’il a donné à la garde des raisons satisfaisantes, reprit le domestique, et de plus j’ai entendu dire qu’il avait montré la bague de Votre Seigneurie.

— C’est vrai, c’est vrai, dit le comte ; cependant il s’est trop pressé. A-t-il laissé ici quelques-uns de ses domestiques ?

— Michel Lambourne, milord, répondit le valet, qui ne s’est pas trouvé quand sir Richard est parti, et contre lequel son maître était fort irrité. Je viens de le voir à l’instant même seller un cheval pour courir après son maître.

— Dites-lui de venir ici à l’instant, dit Leicester, j’ai un message à lui donner pour Varney. »

Le domestique quitta l’appartement, et Leicester le parcourut quelques moments dans une profonde méditation ; « Varney est par trop zélé, se dit-il, par trop empressé. Il m’aime, je le crois, mais il a aussi ses vues personnelles, et il les poursuit d’une manière inexorable. Si je m’élève il s’élève aussi, et il ne s’est déjà montré que trop ardemment disposé à me débarrasser de l’obstacle qui semble se placer entre moi et la souveraineté. Cependant je n’aurai pas la lâcheté de supporter un pareil outrage ; elle sera punie, mais elle le sera après de plus mûres réflexions. Je sens déjà comme par anticipation qu’une vengeance trop précipitée pourrait allumer dans mon sein les flammes de l’enfer ; non, une victime suffit à la fois, et cette victime m’attend déjà.

Il saisit tout ce qui lui était nécessaire pour écrire, et traça à la hâte ces mots : « Sir Richard Varney, nous avons résolu de différer l’affaire confiée à vos soins, et vous enjoignons positivement de ne pas aller plus loin dans ce qui regarde la comtesse, que vous n’ayez reçu d’autres ordres. Nous vous commandons aussi de revenir immédiatement à Kenilworth, aussitôt que vous aurez mis en lieu de sûreté le dépôt qui vous est confié ; mais si ce soin vous retenait plus long-temps que nous ne l’avons prévu, nous vous ordonnons de nous renvoyer, par un prompt et fidèle messager, notre bague dont nous avons besoin sur-le-champ. Comptant sur votre obéissance en cette circonstance, nous vous recommandons à la garde de Dieu, et nous restons votre sincère ami et bon maître.

D. Leicester.

Donné à notre château de Kenilworth, le 10 juillet de l’an du salut 1575. »

Comme Leicester finissait de cacheter ce billet, Michel Lambourne, botté jusqu’aux genoux, ayant son manteau de voyage attaché par un large ceinturon et un bonnet de fourrure sur la tête à la manière des courriers, entra dans l’appartement conduit par le valet.

« Quel est le service que tu remplis ? demanda le comte.

— Celui d’écuyer de l’écuyer de Votre Seigneurie, » répondit Lambourne avec son assurance accoutumée.

« Retiens ta langue mal apprise, drôle, dit Leicester ; les plaisanteries que tu peux te permettre avec sir Richard Varney, ne te conviennent pas en ma présence. Dans combien de temps peux-tu rejoindre ton maître ?

— Dans une heure, milord, si l’homme et le cheval tiennent bon, » dit Lambourne en changeant immédiatement son air presque familier contre le ton le plus respectueux. Le comte le toisa de la tête aux pieds.

« J’ai entendu parler de toi, dit-il ; on dit que tu es un drôle alerte et zélé, mais un peu trop adonné au vin et aux querelles pour que l’on puisse te charger de commissions importantes.

— Milord, dit Lambourne, j’ai été soldat, matelot, voyageur et aventurier, et ce sont là des métiers dans lesquels les hommes se hâtent de jouir, parce qu’ils ne sont pas sûrs du lendemain ; mais quoique j’aie fait un mauvais usage de mes loisirs, je n’ai jamais négligé mes devoirs envers mes maîtres.

— Aie soin qu’il en soit de même dans cette circonstance, et tu t’en trouveras bien ; remets cette lettre promptement et soigneusement entre les mains de sir Richard Varney.

— Ma commission ne s’étend-elle pas plus loin ? demanda Lambourne.

— Non, répondit Leicester, mais il m’est de la plus grande importance qu’elle soit exécutée avec exactitude et rapidité.

— Je n’épargnerai ni mes peines ni les flancs de mon cheval, » répondit Lambourne, qui prit à l’instant congé. « Ainsi donc, se disait-il à lui-même en traversant la longue galerie et descendant l’escalier secret ; ainsi donc voilà le résultat de cette audience particulière, dont j’avais conçu de si belles espérances ! Peste ! j’espérais que le comte aurait eu besoin d’un tour de mon métier pour quelque intrigue secrète ; et le tout se borne à porter une lettre ! N’importe, sa volonté sera faite, et, comme le dit Sa Seigneurie, je puis m’en trouver bien une autre fois. Il faut que l’enfant rampe avant de marcher, il en est de même de l’apprenti courtisan. Cependant je veux jeter un coup d’œil dans l’intérieur de cette lettre qu’il a cachetée avec tant de négligence. » Ayant exécuté ce projet, il s’écria en se frottant les mains dans un transport d’étonnement : « La comtesse ! la comtesse ! j’ai surpris un secret qui fera ma fortune ou ma perte ; mais allons, Bayard, » ajouta-t-il en amenant son cheval dans la cour, « il faudra bientôt que tes flancs fassent connaissance avec mes éperons. »

Lambourne monta donc en selle, et sortit du château par la poterne dont on lui laissa le libre passage, en conséquence d’un ordre que sir Richard Varney avait donné à cet effet.

Aussitôt que Lambourne et le valet furent sortis de l’appartement, Leicester s’occupa de changer son costume contre un autre fort simple, s’enveloppa dans son manteau, et prenant une lampe à la main alla gagner par le passage de communication une petite porte secrète qui donnait dans la cour près de l’entrée des jardins. Ses réflexions avaient un caractère plus calme et plus déterminé qu’elles ne l’avaient eu précédemment, et il essayait de se faire passer à ses propres yeux pour un homme plus outragé que coupable.

« J’ai reçu le plus cruel outrage, pensait-il, cependant je me suis interdit la vengeance immédiate qui était en mon pouvoir, et l’ai bornée à celle qui est digne d’un homme généreux. Mais l’union qui existe entre moi et cette femme perfide demeurera-t-elle comme un lien destiné à m’arrêter éternellement dans la noble carrière que m’ouvre ma destinée ? Non, il est d’autres moyens de rompre de tels nœuds sans attaquer les sources de la vie. Aux yeux de Dieu je ne suis plus engagé que par une union qu’elle a rompue. Des royaumes entiers nous sépareront, l’Océan mugira entre nous, et ses flots, dont les abîmes ont dévoré des flottes entières, seront les seuls confidents de cet affreux secret. »

C’est par une suite de réflexions de ce genre que Leicester essayait de réconcilier sa conscience avec des projets de vengeance si précipitamment adoptés, et des desseins ambitieux tellement identifiés avec toutes les actions de sa vie, dont ils étaient devenus le but principal, qu’il ne pouvait trouver la force d’y renoncer. Au milieu de ces raisonnements, cette vengeance se revêtit insensiblement à ses yeux des couleurs de la justice, et même d’une modération généreuse.

Dans une pareille disposition d’esprit, le vindicatif et ambitieux lord entra dans l’enceinte superbe des jardins, alors éclairés par la pleine lune. Sa lumière, d’un jaune pâle, se reflétait de tous côtés sur les blanches pierres de taille dont le pavé, les balustrades et les ornements d’architecture étaient revêtus. Pas un nuage ne se montrait sur le sombre azur du ciel, en sorte que la clarté était presque aussi grande que si le soleil venait de quitter l’horizon. Les nombreuses statues de marbre blanc paraissaient, à ce jour incertain, comme autant de spectres couverts de leurs linceuls et sortant du tombeau ; les gerbes d’eau qui s’élevaient dans les airs reflétaient les rayons argentés de la lune, puis retombaient en pluie étincelante dans les vastes bassins préparés pour les recevoir. La journée avait été brûlante, et le doux zéphyr qui effleurait de son aile la terrasse du jardin était aussi léger que le vent produit par l’éventail d’une jeune beauté. L’oiseau des nuits d’été avait élevé plus d’un nid dans les jardins adjacents, et leurs habitants, se dédommageant alors du silence qu’ils avaient gardé pendant le jour, formaient un concert de gazouillements enchanteurs, tantôt joyeux, tantôt mélancoliques : tantôt mêlant leurs voix, tantôt se répondant l’un à l’autre, ils semblaient exprimer les délices qu’ils goûtaient au milieu de ces lieux ravissants et paisibles, en les remplissant de leur douce harmonie.

Rêvant à des sujets très peu en rapport avec la chute des eaux, le clair de lune et le chant du rossignol, Leicester parcourut lentement la terrasse, enveloppé de son manteau, tenant son épée sous son bras, sans rien voir qui ressemblât à une figure humaine.

« J’ai été dupe de ma générosité, se dit-il, en laissant échapper le scélérat, et peut-être même en lui laissant le moyen de courir à la délivrance de sa complice, qui est si faiblement escortée. »

Telles étaient ses pensées, qui s’évanouirent bientôt quand il vit, en se retournant pour regarder du côté de l’entrée, une figure d’homme s’avancer lentement du portique, et obscurcir de son ombre les divers objets devant lesquels il passait en s’approchant de lui.

« Le frapperai-je avant d’entendre sa voix détestée ? » pensa Leicester en saisissant la poignée de son épée. « Mais non ; je veux voir quel est le but que le lâche se propose ; je veux suivre, quelque dégoûtante que soit cette tâche, les plis et replis de ce serpent venimeux avant d’employer ma force pour l’écraser. »

Sa main abandonna la garde de son épée, et il s’avança lentement vers Tressilian, rassemblant pour cette entrevue tout l’empire qu’il pouvait avoir sur lui-même. Il se trouvèrent enfin en face l’un de l’autre.

Tressilian fit un profond salut ; le comte y répondit par une inclination de tête pleine de hauteur, et lui adressa les paroles suivantes : « Vous m’avez demandé une conférence secrète, monsieur ; me voici, et je vous écoute.

— Milord, dit Tressilian, ce que j’ai à vous dire est d’une telle importance, et je désire si ardemment que vous m’écoutiez avec patience, je dirai plus, même favorablement, que je me soumettrai à me disculper auprès de Votre Seigneurie de tout ce qui aurait pu l’indisposer contre moi. Vous me croyez votre ennemi, milord ?

— Et n’en ai-je pas quelque motif apparent ? » dit le comte qui s’aperçut que Tressilian attendait sa réponse.

« Vous me connaissez mal, milord ; je suis l’ami et non le dépendant ou le partisan du comte de Sussex, que les courtisans appellent votre rival, et il y a déjà fort long-temps que j’ai cessé de regarder la cour et les intrigues de cour comme faites pour mon esprit et mon caractère.

— Assurément, monsieur, reprit Leicester, il y a d’autres occupations plus dignes d’un savant ; car le monde tient pour tel maître Tressilian. L’amour a ses intrigues aussi bien que l’ambition.

— Je vois, milord, que vous donnez beaucoup d’importance à mon ancien attachement pour l’infortunée jeune personne dont je vais vous parler, et que vous pensez peut-être que je soutiens sa cause plutôt par rivalité que par un sentiment de justice.

— Peu importe ce que j’en pense, monsieur ! continuez ; vous n’avez encore parlé que de vous-même, sujet très important et très digne d’occuper sans doute, mais qui ne m’intéresse pas assez vivement pour que je diffère d’aller me livrer au sommeil pour vous entendre. Épargnez-moi donc un plus long préambule, monsieur, et allez au but, si toutefois vous avez quelque chose à dire qui me concerne ; quand vous aurez fini, j’aurai à mon tour quelque chose à vous communiquer.

— Je parlerai donc sans retard, milord ; et, ayant à vous entretenir d’une chose qui intéresse l’honneur de Votre Seigneurie, j’ai la confiance qu’elle ne croira pas perdre son temps en m’écoutant. J’ai à prier Votre Seigneurie de m’apprendre quel est le sort de la malheureuse Amy Robsart, dont l’histoire vous est trop connue. Je regrette vivement de n’avoir pas d’abord pris ce parti, et de ne vous avoir pas fait juge entre moi et le scélérat qui l’a outragée. Milord, elle a échappé à un état de captivité illégal et plein de dangers ; mais, se fiant à l’effet que ses représentations pourraient avoir sur son indigne époux, elle m’arracha la promesse de ne pas intervenir en sa faveur avant qu’elle eût tout employé auprès de lui pour le décider à reconnaître ses droits.

— Ah ! dit Leicester, oubliez-vous de qui vous parlez ?

— Je parle de son indigne époux, milord, et tout mon respect ne peut me fournir de termes plus doux. La malheureuse jeune femme a disparu de l’endroit où elle était ; elle est enfermée dans quelque coin secret de ce château, si même elle n’a pas été transférée dans quelque retraite plus favorable à de sinistres desseins. Il faut y mettre un terme, milord ; il faut que ce fatal mariage soit déclaré et reconnu en présence de la reine, que la jeune dame soit affranchie de toute contrainte, et libre de disposer d’elle-même. Et permettez-moi de dire que l’honneur de personne n’est plus intéressé que celui de Votre Seigneurie à ce que mes justes demandes reçoivent satisfaction. »

Le comte restait, pour ainsi dire, pétrifié de l’extrême sang-froid avec lequel l’homme qu’il croyait l’avoir si profondément outragé plaidait la cause de sa criminelle maîtresse, comme si elle eût été la plus innocente des femmes, et lui le plus désintéressé des avocats. Ce qui ne contribuait pas moins à exciter son étonnement, c’était la chaleur avec laquelle Tressilian demandait pour elle l’aveu d’un rang et d’un titre qu’elle avait déshonorés, et dont elle devait sans doute, d’après lui, partager les avantages avec l’amant qui soutenait sa cause avec tant d’effronterie. Tressilian avait cessé de parler depuis plus d’une minute, avant que le comte fût revenu de l’excès de sa surprise ; et, si l’on se rappelle les préventions auxquelles son esprit était livré, on ne s’étonnera pas que la colère l’ait emporté sur toute autre considération. « Je vous ai écouté, maître Tressilian, dit-il, sans vous interrompre, et je rends grâces à Dieu de ce que mes oreilles, jusqu’à ce jour, n’avaient pas encore entendu le langage d’un aussi audacieux scélérat. La tâche de vous châtier conviendrait mieux au fouet du bourreau qu’à l’épée d’un gentilhomme ; mais, n’importe, traître, dégaine, et défends-toi. »

En prononçant ces derniers mots il laissa tomber son manteau, et frappa vivement Tressilian du fourreau de son épée ; puis, la dégainant aussitôt, il se mit en posture d’attaquer. La violence de son langage avait d’abord excité dans Tressilian une surprise égale à celle que Leicester avait éprouvée en l’écoutant ; mais bientôt son étonnement se changea en indignation, lorsque les injustes outrages qu’il lui adressait furent suivis d’une insulte qui fit évanouir en lui toute autre pensée que celle d’un combat. Tressilian tira immédiatement son épée, et quoiqu’un peu inférieur à Leicester dans le maniement de cette arme, il s’en servait avec assez d’adresse pour soutenir la lutte avec avantage, d’autant plus qu’il était alors le plus calme des deux, puisqu’il ne pouvait s’empêcher d’attribuer la conduite de Leicester à une véritable frénésie, ou à quelque fatale erreur.

Le combat durait depuis quelques minutes, sans qu’aucun des deux eût reçu de blessure, lorsque tout-à-coup des voix et le bruit des pas d’individus qui s’approchaient à la hâte, se firent entendre sous le portique qui servait d’entrée à la terrasse : « Nous sommes interrompus, dit Leicester à son antagoniste, suivez-moi. »

En même temps une voix s’écria du côté du portique : « Le petit drôle avait raison ; on se bat ici. »

Leicester attira alors Tressilian dans une espèce d’enfoncement derrière une des fontaines, où ils se cachèrent pendant que six des gardes de la reine traversaient la grande allée du jardin. Ils purent entendre l’un d’eux dire : « Nous ne pourrons jamais les trouver ce soir, au milieu de toutes ces niches et de tous ces faux-fuyants ; mais si nous ne mettons pas la main dessus quand nous serons là-bas au bout, nous reviendrons monter la garde à la porte, et de cette manière nous les bloquerons jusqu’au matin.

— Voilà une belle affaire, dit un autre, de venir tirer l’épée aussi près de la personne de la reine, et comme qui dirait dans son propre palais ! Le ciel les confonde ! Il faut que ce soient de vieux coqs de combat qui, étant ivres, se seront sauté aux yeux. Il serait presque dommage de les trouver ; car ils courent risque d’avoir le poignet coupé, et il est dur de perdre une main pour avoir touché un morceau de fer dont il est si naturel de se servir.

— Tu es un querelleur toi-même, George, dit un autre ; mais prends garde à toi, car la loi est telle que tu le dis.

— Oui, dit le premier, à moins que la chose ne soit favorablement interprétée ; car tu sauras que ce palais n’est pas à la reine, mais à lord Leicester.

— Ma foi ! quant à cela, la peine pourrait être tout aussi sévère, dit l’autre ; car si notre gracieuse maîtresse, que Dieu protège, est reine, comme il est vrai qu’elle l’est, milord Leicester est autant qu’un roi.

— Chut donc, drôle ! dit un troisième ; qui sait si quelqu’un ne t’écoute pas ? » Ils passèrent leur chemin en continuant négligemment leurs recherches, mais plus occupés en effet de leur conversation que de découvrir les individus qui avaient causé ces troubles nocturnes.

Ils ne se furent pas plutôt avancés à quelque distance sur la terrasse, que Leicester, faisant signe à Tressilian, sortit furtivement avec lui de l’endroit où ils s’étaient cachés ; et, prenant un autre chemin, tous deux s’échappèrent par le portique sans être aperçus. Il conduisit Tressilian à la tour de Mervyn, où celui-ci était de nouveau logé, et avant de s’en séparer, il lui adressa ces paroles :

« Si tu as le courage de continuer et de mettre à fin la partie qui vient d’être ainsi interrompue, sois près de moi quand la cour sera réunie demain ; nous trouverons un moment, et je te ferai connaître par mon signal quand il sera favorable.

— Milord, dit Tressilian, dans toute autre circonstance j’aurais pu demander la cause de la haine étrange et invétérée qui vous anime contre moi : mais vous avez empreint sur mon épaule une marque que le sang seul peut laver ; et fussiez-vous en possession du plus haut rang auquel vos désirs ambitieux aient jamais pu aspirer, je ne vous en demanderais pas moins satisfaction de l’atteinte portée à mon honneur. »

Ils se séparèrent après ces mots. Mais les aventures de la nuit n’étaient pas encore terminées pour Leicester : obligé de passer par la tour de Saint-Lowe pour gagner le corridor secret qui conduisait à son appartement, il rencontra à l’entrée de ce passage lord Hunsdon à demi vêtu, et une épée nue sous le bras.

« Cette alarme vous a-t-elle donc aussi éveillé, milord Leicester ? dit le vieux militaire. C’est bien ! de par Dieu, les nuits sont aussi bruyantes que les jours dans votre château. Il y a à peu près deux heures que j’ai été réveillé par les cris de cette pauvre insensée de lady Varney, que son mari emmenait de force ; je vous assure qu’il a fallu à la fois votre autorité et celle de la reine pour m’empêcher de me mêler de la partie, et de couper les oreilles à votre Varney ; et maintenant ne voilà-t-il pas qu’il y a des querelles là-bas dans les jardins, du côté de cette terrasse ornée de si nombreuses statues ! »

Les premières paroles du vieillard étaient entrées dans le cœur de Leicester comme la pointe d’un poignard. Il répondit aux dernières, qu’il avait été réveillé lui-même par le cliquetis des épées, et était descendu pour rappeler à l’ordre ceux qui avaient commis une telle insolence si près de la personne de la reine.

« Eh bien donc ! dit Hunsdon, je serai fort aise d’avoir la compagnie de Votre Seigneurie. »

Leicester fut ainsi forcé de retourner dans le jardin avec le vieux lord, qui y apprit des soldats de la garde dont il avait le commandement le mauvais succès de leurs recherches, et leur donna pour leur peine quelques douzaines de malédictions, les appelant des fainéants, des drôles qui n’avaient pas d’yeux. Leicester crut aussi qu’il devait paraître fâché que la découverte n’eût pas eu lieu ; mais il finit par persuader à lord Hunsdon, qu’après tout ce n’étaient sans doute que de jeunes fous qui avaient fait des libations un peu trop fortes, et qui seraient assez effrayés par les recherches qui avaient eu lieu. Hunsdon, qui était lui-même assez attaché à la bouteille, convint que la liqueur vermeille pouvait servir d’excuse à beaucoup des folies qu’elle faisait commettre ; « mais, ajouta-t-il, si Votre Seigneurie ne se montre pas moins libérale dans son hospitalité, et si vous ne diminuez pas les flots de vin, d’ale et de liqueurs, je prévois qu’il faudra que quelques-uns de ces bons garçons finissent par aller en prison, et reçoivent les étrivières. Et, après cet avis, je vous souhaite une bonne nuit.

Charmé d’être débarrassé de sa compagnie, Leicester prit congé du vieux lord à l’entrée de sa chambre, où il l’avait d’abord rencontré ; et revenant dans le passage secret, il reprit la lampe qu’il y avait laissée, et à sa lueur expirante regagna enfin son appartement.




CHAPITRE XXXIX.

LA LETTRE.


Place ! place ! mon cheval va ruer s’il arrive à quelques pas d’un prince : car pour vous dire la vérité, et vous la dire en rimes, il a été conçu du temps de la reine Élisabeth, lorsque le grand comte de Leicester la fêta dans son château.
Ben Johnson. La Mascarade des hiboux.


Le divertissement dont Élisabeth et sa cour devaient être régalées le lendemain était un spectacle donné par ses fidèles sujets de Coventry, qui devaient représenter les combats entre les Anglais et les Danois, suivant une coutume long-temps conservée dans leur ancienne ville, et confirmée par les historiens et les chroniqueurs. Dans ce spectacle, une partie des gens de la ville représentaient les Saxons, et l’autre les Danois, et peignaient en vers grossiers, accompagnés de coups vigoureux, les débats de ces deux nations orgueilleuses, et le courage comparable à celui des amazones que montrèrent les femmes anglaises qui, suivant l’histoire, furent les auteurs principaux du massacre général des Danois qui eut lieu à Hock-Tide, l’an 1012. Ce divertissement, qui était depuis longtemps l’amusement favori des gens de Coventry, avait, à ce qu’il paraît, été supprimé par l’influence de quelque ecclésiastique zélé de la secte la plus austère, qui avait beaucoup de crédit sur les magistrats. Mais la majorité des habitants avait présenté une pétition à la reine pour que leur divertissement leur fût de nouveau permis, et qu’on leur accordât l’honneur de l’exécuter devant Sa Majesté, Lorsque cette demande fut discutée dans le petit conseil qui entourait la reine pour l’expédition des affaires, cette requête, malgré l’opposition qu’elle rencontra de la part de quelques-uns de ses membres les plus sévères, trouva grâce aux yeux d’Élisabeth, qui dit que de telles frivolités occupaient sans aucun danger l’esprit de bien des gens qui, à leur défaut, pourraient trouver des passe-temps plus coupables, et que leurs pasteurs, tout recommandables qu’ils fussent par leur savoir et leur piété, mettaient un peu trop d’aigreur dans leurs sermons contre les amusements de leurs ouailles. En conséquence la représentation fut autorisée.

Après le repas du matin, que maître Lancham appelle un déjeuner ambroisien, la reine, accompagnée des principaux personnages de sa cour, se dirigea vers la tour de la Galerie pour assister à l’entrée des deux partis ennemis, les Anglais et les Danois ; et, au signal donné, la porte qui donnait sur le parc s’ouvrit pour les introduire dans le château. On les vit arriver alors à pied et à cheval, car quelques-uns des bourgeois et des fermiers les plus ambitieux s’étaient revêtus de costumes bizarres, ressemblant à ceux des chevaliers, pour chercher à représenter la noblesse des deux différentes nations. Cependant, pour empêcher des accidents qui auraient pu devenir funestes, on ne leur avait pas permis de paraître sur de véritables chevaux, mais seulement de monter ces chevaux de bois qui faisaient autrefois le principal agrément de la danse moresque, et qui se voient encore sur la scène dans la grande bataille donnée au dénoûment de la tragédie de M. Bayes. L’infanterie suivait pareillement déguisée. Tout ce spectacle pouvait être considéré comme une espèce de mascarade, ou imitation burlesque de représentations plus imposantes où la noblesse et la classe des gentilshommes remplissaient un rôle et représentaient leur personnage avec autant de fidélité que le leur permettait une instruction plus étendue. La représentation du combat d’Hock-Tide était d’un genre différent, les acteurs étant des gens de classe inférieure, que leurs habitudes grossières rendaient d’autant plus propres à bien s’acquitter de leur rôle dans cette occasion. Leur équipement, que la marche de notre histoire ne nous donne pas le loisir de décrire, était donc passablement bizarre, et leurs armes, quoique capables de porter de rudes coups, étaient non des lances et des épées, mais des épieux et de bons bâtons. Quant aux armes défensives, cavalerie et infanterie étaient pourvues de casques solides et de boucliers de cuir épais.

Ce même capitaine Coxe, cet illustre plaisant de Coventry, dont le recueil entier de ballades, d’almanachs et d’histoires à deux sous, bien enveloppé de parchemin et lié par une corde pour plus de sûreté, est encore un objet recherché par les antiquaires, était l’ingénieux personnage chargé de la direction du spectacle, et se montrait vaillamment sur son cheval de bois à la tête de la troupe d’Anglais. « Bien troussé, » dit Lancham en brandissant sa longue épée, « et ainsi qu’il convenait à un vieil homme de guerre qui s’était battu au siège de Boulogne, sous le fier Henri VIII, père de la reine. » Ce chef fut, comme l’exigeaient la raison et le droit, le premier à entrer en lice ; et en passant devant la Galerie, à la tête de ses mirmidons, il baissa la poignée de son épée en face de la reine, et exécuta une gambade telle qu’on n’en avait jamais vu faire à cheval de bois à deux jambes. Défilant ensuite avec toute sa troupe de cavaliers et de fantassins, il les rangea, avec son expérience militaire, à l’extrémité opposée du pont, sur l’emplacement qui devait servir d’arène, en attendant que ses antagonistes fussent préparés au combat.

Il n’attendit pas long-temps ; car la cavalerie et l’infanterie danoises, qui n’étaient nullement inférieures aux Anglais en nombre et en valeur, arrivèrent immédiatement, précédées de la cornemuse du Nord, en signe de leur origine, et commandés par un habile ingénieur qui ne le cédait en fait de discipline militaire (si toutefois il le cédait à quelqu’un) qu’au célèbre capitaine Coxe. Les Danois, comme assaillants, prirent leur poste sous la Galerie de la tour, en face de celle de Mortimer. Tous ces arrangements terminés, on donna le signal du combat.

La première attaque ne fut pas très vive, car chaque parti craignait d’être poussé dans le lac ; mais des renforts arrivant de tous côtés, ce qui n’était d’abord qu’une escarmouche devint une véritable bataille. Ils fondirent les uns sur les autres, comme l’affirme maître Lancham, ainsi que des béliers enflammés de jalousie, et le choc fut si furieux que les deux partis furent souvent renversés, et qu’il y eut un horrible fracas causé par le retentissement des bâtons sur les boucliers. Alors arriva ce qu’avaient redouté les guerriers les plus expérimentés au commencement du combat : les balustrades qui garnissaient les bords du pont, et qui, peut être à dessein, n’avaient été que faiblement construites, cédèrent sous la pression de la foule qui se portait au combat, en sorte que le brillant courage de quelques uns des combattants put suffisamment se refroidir. Cet accident aurait pu occasionner un mal plus sérieux que celui qui devait résulter de cette bataille ; car beaucoup de ces champions malencontreux ne savaient pas nager, et ceux qui le savaient étaient trop embarrassés de leur équipement de cuir et de leurs armures de carton pour en profiter : mais ce cas avait été prévu, et il y avait plusieurs bateaux tout prêts à recueillir les guerriers infortunés et à les ramener sur la terre ferme, où, tout dégoutants d’eau et fort découragés, ils se réconfortèrent avec l’ale chaude et les liqueurs qui leur furent libéralement distribuées, sans témoigner aucun désir de recommencer un combat si dangereux.

Le capitaine Coxe seul, ce type des amateurs des antiquités gothiques, après avoir fait deux fois, homme et cheval, le saut périlleux du pont dans le lac, capable d’affronter tous les dangers auxquels les champions les plus célèbres de la chevalerie, dont il étudiait les exploits, les Amadis, les Behami, les Bavir ou son favori Guy de Warwick, avaient jamais été soumis ; le capitaine Coxe, disons-nous, s’élança seul au fort de la mêlée, ses jambes et les couvertures de son cheval de bois dégoutantes d’eau, et deux fois il ranima par sa voix et son exemple le courage abattu des Anglais ; de sorte qu’à la fin leur victoire sur les Danois, leurs antagonistes, devint, comme de raison, complète et décisive. Ce héros mérita d’être immortalisé par la plume de Ben-Johnson qui, cinquante ans après, jugea qu’une mascarade représentée à Kenilworth ne pouvait être mieux introduite que par l’ombre du capitaine Coxe monté sur son cheval de bois.

Ces jeux grossiers ne répondent peut-être pas très bien à l’idée que le lecteur pouvait avoir conçue d’une fête donnée à Élisabeth, sous le règne de laquelle les lettres fleurirent avec tant d’éclat, et dont la cour, gouvernée par une femme chez laquelle le sentiment des convenances égalait la force d’esprit, n’était pas moins distinguée par sa politesse et son élégance que ses conseillers l’étaient par leur prudence et leur fermeté. Mais, soit par désir politique de paraître s’intéresser à ces divertissements populaires, soit par une étincelle de cet esprit mâle et belliqueux du vieil Henri, qu’on remarquait quelquefois dans sa fille, il est certain que la reine rit de tout son cœur de cette imitation, ou plutôt de cette parodie burlesque de la chevalerie, qui lui fut présentée par les habitants de Coventry. Elle appela près sa personne le comte de Sussex et lord Hunsdon, peut-être en partie pour dédommager le premier des longues et secrètes audiences qu’elle avait accordées au comte de Leicester, en le mettant à même de converser sur un divertissement plus d’accord avec ses goûts que ces spectacles dont les sujets avaient été puisés dans les trésors de l’antiquité. La disposition où il vit la reine de rire et de plaisanter avec ses vieux guerriers, fournit à Leicester l’occasion qu’il cherchait de se retirer ; et il sut si bien choisir son temps, que toute la cour attribua sa retraite à la délicate attention de laisser à son rival un libre accès auprès de sa souveraine, au lieu de profiter de son droit d’hospitalité pour se mettre perpétuellement devant les autres seigneurs et leur cacher le soleil.

Cependant les pensées de Leicester avaient un but bien différent de celui que la courtoisie lui prêtait ; car à peine eut-il vu la reine tout occupée de sa conversation avec Sussex et Hunsdon, derrière lesquels se tenait sir Nicolas Blount faisant une grimace qui lui fendait la bouche de l’une à l’autre oreille à chaque parole qu’il entendait, que, faisant signe à Tressilian qui, d’après leur convention, suivait à quelque distance tous ses mouvements, il se débarrassa de la foule, et se dirigea vers le parc, en se faisant un passage à travers des groupes nombreux de spectateurs de la classe du peuple, qui, la bouche béante, contemplait le combat des Anglais et des Danois. Lorsqu’il fut parvenue dépasser cette multitude, ce qui n’était pas sans difficulté, il jeta un regard derrière lui pour s’assurer si Tressilian avait eu le même succès, et le voyant également dégagé de la foule, il le conduisit vers un petit bois taillis dans lequel était un domestique avec deux chevaux tout sellés. Il s’élança sur l’un d’eux, et fit signe à Tressilian de monter l’autre ; celui-ci obéit sans prononcer un mot.

Leicester alors donna de l’éperon à son cheval, et le fit galoper sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un endroit solitaire entouré de chênes majestueux, à un mille environ du château, et du côté opposé aux lieux où la curiosité attirait tous les spectateurs. Il mit alors pied à terre, attacha son cheval, et, sans prononcer d’autres mots que ceux-ci : « Ici, il n’y a pas de danger d’être interrompu, » il jeta son manteau sur la selle et tira son épée.

Tressilian suivit à l’instant son exemple ; cependant il ne put s’empêcher de dire en tirant son arme : « Milord, comme je suis connu pour un homme qui ne craint pas la mort, et qui ne balancerait pas s’il s’agissait de choisir entre elle et l’honneur, il me semble que je puis sans honte demander, au nom de tout ce qu’il y a de sacré, pourquoi Votre Seigneurie s’est cru permis à mon égard le traitement outrageant qui nous a placés en de pareils termes l’un envers l’autre.

— Si ces marques de mon mépris vous déplaisent, répondit le comte, défendez-vous à l’instant même, dans la crainte que je ne renouvelle le traitement dont vous vous plaignez.

— Il n’en sera pas besoin, milord, dit Tressilian ; que Dieu soit juge entre nous, et que votre sang, si vous périssez, retombe sur votre tête. »

Il finissait à peine cette phrase que leurs épées se croisèrent de nouveau.

Mais Leicester qui, entre autres talents recherchés à cette époque, possédait parfaitement l’art de l’escrime, avait suffisamment remarqué la veille le savoir et l’adresse de Tressilian, pour se battre avec un peu plus de précaution que la première fois, car il préférait une vengeance certaine à une vengeance précipitée. Pendant quelques minutes ils combattirent avec une habileté égale, de part et d’autre, lorsque Tressilian, ayant fait un écart désespéré, que Leicester réussit à éviter, se trouva découvert ; dans une seconde tentative pour recroiser le fer, le comte lui arracha son épée des mains et l’étendit à terre. Avec un sourire farouche il posa la pointe de son arme à deux pouces de la gorge de son ennemi renversé, et lui plaçant le pied sur la poitrine, il lui dit d’avouer ses criminels outrages envers lui, et de se préparer à la mort.

« Je n’ai à me reprocher ni crimes ni outrages à ton égard, répondit Tressilian, et je suis mieux préparé à la mort que toi. Use de ton avantage comme il te plaira, et puisse Dieu te pardonner ; je ne t’ai pas donné de cause d’en agir ainsi.

— Pas de cause ! s’écria le comte, pas de cause ! Mais pourquoi parlementer avec un tel misérable ? meurs en menteur, comme tu as vécu. »

Il avait levé le bras dans le dessein de lui porter le coup fatal, lorsqu’il se sentit soudainement arrêté par derrière.

Le comte se retourna avec fureur pour se débarrasser de cet obstacle inattendu ; mais il fut surpris de voir un enfant d’une physionomie bizarre, qui s’était saisi du bras avec lequel il tenait l’épée, et s’y attachait avec une telle ténacité, qu’il ne put s’en débarrasser sans une violente lutte, pendant laquelle Tressilian trouva le moyen de se relever et de ressaisir son arme. Leicester se retourna de nouveau de son côté avec des regards pleins d’un acharnement qui ne s’était pas affaibli ; et le combat allait recommencer avec plus de fureur des deux côtés, lorsque le jeune garçon se jeta aux genoux de Leicester, et d’une voix perçante le supplia de l’écouter un moment avant de recommencer à poursuivre sa querelle.

« relève-toi, et lâche-moi, dit Leicester, ou, de par le ciel, je te perce de mon épée ! Pourquoi viens-tu ici porter obstacle à ma vengeance ?

— Oh ! j’ai de puissants motifs, s’écria l’intrépide enfant, puisque ma folie a été cause de ces sanglantes querelles entre vous, et peut-être de plus grands maux ! Si vous voulez jouir encore du repos d’une âme innocente, si vous espérez dormir en paix à l’abri de tout remords, prenez seulement le temps de lire cette lettre, et faites ensuite ce que vous voudrez. »

Tout en parlant de cette manière avec une vivacité et une force à laquelle ses traits bizarres et le son étrange de sa voix donnaient quelque chose de surnaturel, il présentait à Leicester un petit paquet entouré d’une longue mèche de cheveux de femme d’un beau châtain foncé. Quoique plein de rage de s’être vu si étrangement frustré de la vengeance qu’il s’était promise, le comte ne put résister à ce suppliant extraordinaire. Il lui arracha la lettre, changea de couleur en lisant l’adresse, délia d’une main tremblante le lien qui l’assujettissait, jeta un coup d’œil sur le contenu, et, chancelant, il serait tombé sans l’appui d’un tronc d’arbre contre lequel il s’appuya. Il resta un moment dans cette position, les yeux fixés sur la lettre, la pointe de son épée tournée vers la terre, sans paraître s’apercevoir de la présence d’un adversaire auquel il avait montré peu de pitié, et qui pouvait à son tour profiter de son avantage. Mais Tressilian avait l’âme trop noble pour commettre une telle lâcheté, et il restait également immobile de surprise, attendant l’issue de cet étrange accès de fureur, mais tenant son arme de manière à être promptement en état de défense contre quelque attaque nouvelle et soudaine de Leicester, qu’il regardait encore comme atteint d’une véritable frénésie. Il avait, à la vérité, immédiatement reconnu dans le jeune garçon son ancienne connaissance Dickon, dont il n’était pas facile d’oublier les traits quand on l’avait vu une fois ; mais de quelle manière était-il venu là dans un moment si critique ? pourquoi mettait-il tant d’énergie dans son intervention ? et surtout, comment avait-elle pu produire un effet si puissant sur Leicester ? C’étaient là autant de questions qu’il ne pouvait résoudre.

Mais la lettre était bien capable en elle-même de produire des effets encore plus étonnants. C’était celle que l’infortunée Amy avait adressée à son mari, et dans laquelle elle lui alléguait les raisons qui l’avaient obligée à quitter Cumnor-Place, de quelle manière elle l’avait fait, et s’était réfugiée à Kenilworth pour jouir de sa protection ; elle l’informait aussi des circonstances qui l’avaient forcée de se retirer dans l’appartement de Tressilian, le priant ardemment de lui indiquer sans délai un asile plus convenable. La lettre était terminée par les assurances les plus vives de l’attachement et de la soumission la plus dévouée à sa volonté en toutes choses, et surtout quant à sa situation et au lieu de sa résidence, le conjurant seulement de ne pas la mettre sous la garde ou dans la dépendance de Varney.

La lettre tomba des mains de Leicester quand il eut achevé de la lire ; « Prenez mon épée, Tressilian, dit-il, et percez-moi le cœur comme je voulais percer le vôtre il n’y a qu’un moment.

— Milord, dit Tressilian, vous m’avez fait une grande injustice ; mais il y avait en moi une voix secrète qui ne cessait de me dire que c’était l’effet de quelque fatale erreur.

— D’une fatale erreur, en effet, » dit Leicester en lui présentant la lettre ; « j’ai été induit à regarder un homme d’honneur comme un scélérat, et la meilleure, la plus pure des femmes, comme une créature criminelle et perfide. Misérable enfant, comment se fait-il que cette lettre me parvienne maintenant, et pourquoi le porteur a-t-il tant différé à la remettre ?

— Je n’ose vous le dire, milord, » répondit l’enfant, se reculant comme pour se mettre hors de sa portée ; « mais voici celui qui en était chargé. »

Wayland effectivement arriva dans le moment, et, interrogé par Leicester, il se hâta de lui expliquer toutes les circonstances de sa fuite avec Amy, les horribles tentatives qui l’avaient décidée à s’échapper, et son désir ardent de se mettre sous la protection immédiate de son mari, s’appuyant du témoignage des domestiques de Kenilworth, qui ne pouvaient avoir oublié avec quelle vivacité elle s’était informée du comte de Leicester à son arrivée.

« Les scélérats ! s’écria Leicester. Mais, ô le plus scélérat de tous ! Varney ! faut-il qu’elle soit en ce moment même en ton pouvoir ?

— Et Dieu fasse surtout, dit Tressilian, qu’il n’ait pas reçu quelque ordre funeste à son égard !

— Non, non, non, » s’écria précipitamment le comte ; « quelques paroles m’étaient échappées dans ma folie, mais je les ai révoquées, complètement révoquées, en lui dépêchant un exprès ; et maintenant elle est, elle doit être en sûreté.

— Oui, dit Tressilian, il faut qu’elle soit en sûreté ; et moi je dois en avoir l’assurance ; ma querelle personnelle est maintenant terminée avec vous, milord ; mais j’ai une autre satisfaction à demander au séducteur d’Amy Robsart, à celui qui n’a pas craint de cacher son crime sous le manteau de l’infâme Varney.

— Le séducteur d’Amy ! » répondit Leicester d’une voix de tonnerre ; « dites son époux, son coupable, son aveugle, son indigne époux. Elle est comtesse de Leicester aussi vrai que je porte la couronne de comte ; et vous-même, monsieur, ne pouvez indiquer aucune réparation que je ne sois disposé à lui offrir de mon propre mouvement. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je ne craindrais pas les moyens que vous pourriez employer pour m’y forcer. »

Le caractère généreux de Tressilian le porta à abandonner sur-le-champ toute considération personnelle pour ne s’occuper que de la sûreté d’Amy. Il n’éprouvait pas une confiance entière dans les résolutions flottantes de Leicester, dont l’esprit lui paraissait trop agité pour que le calme de la raison pût y exercer son empire ; et malgré toutes les assurances qu’il en avait reçues, il ne pouvait croire davantage qu’Amy fût à l’abri de tous dangers entre les mains de ses dépendants. « Milord, » dit-il d’un ton calme, « je suis loin de vouloir vous offenser et de vous chercher querelle, mais mon devoir envers sir Hugh Robsart me force à porter cette affaire immédiatement devant la reine, afin que le rang de la comtesse soit reconnu en sa personne.

— Vous n’en aurez pas besoin, monsieur, » répondit le comte avec hauteur ; « nulle autre voix que celle de Dudley ne proclamera sa honte : c’est à Élisabeth elle-même que je vais l’apprendre, pour voler ensuite à Cumnor-Place avec toute la rapidité dont on est capable quand il y va de la vie. »

En parlant ainsi, il détacha son cheval, se jeta en selle, et se dirigea rapidement vers le château.

« Prenez-moi devant vous, monsieur Tressilian, » dit l’enfant en voyant Tressilian monter à cheval avec la même promptitude ; « mon récit n’est pas encore fini, et je puis avoir besoin de votre protection. »

Tressilian y consentit, et suivit le comte, quoique d’un pas moins précipité. En chemin, le jeune garçon lui avoua, avec beaucoup de repentir, que, par rancune contre Wayland, qui avait éludé toutes ses questions au sujet de la dame, après que lui Dickon avait, à ce qu’il s’imaginait, acquis de diverses manières des droits à sa confiance, il lui avait dérobé par vengeance la lettre qu’Amy lui avait confiée pour le comte de Leicester. Son dessein avait été de la lui rendre le soir même, se croyant sûr de le rencontrer, parce que Wayland devait remplir le rôle d’Arion dans la fête. À la vérité, il avait été un peu effrayé en voyant à qui la lettre était adressée ; mais d’après son raisonnement, Leicester ne devait revenir à Kenilworth que le soir, cette lettre se trouverait entre les mains de celui qui en avait été chargé, aussitôt qu’il aurait la possibilité de la remettre. Cependant Wayland ne vint pas jouer son rôle dans la fête, ayant été, dans l’intervalle, chassé du château par Lambourne ; et l’enfant ne pouvant le trouver ni arriver jusqu’à Tressilian, et se voyant en possession d’une lettre adressée à un personnage aussi élevé que le comte de Leicester, commença à être fort alarmé sur les suites de son espièglerie. La méfiance et même les craintes que Wayland avait exprimées à ce sujet lui firent juger que la lettre devait être remise au comte en mains propres, et qu’il pourrait nuire à la dame en la donnant à quelqu’un des domestiques. Il fit plusieurs tentatives pour parvenir jusqu’à Leicester ; mais la bizarrerie de ses traits et la pauvreté de son extérieur le firent toujours repousser des valets insolents auxquels il s’adressa. Une fois cependant il fut sur le point de réussir, lorsqu’en errant à l’aventure il trouva dans la grotte la cassette qu’il reconnut pour appartenir à l’infortunée comtesse, l’ayant vue entre ses mains pendant le voyage : car rien ne pouvait échapper à son œil curieux. Ayant vainement cherché à la remettre à Tressilian ou à la comtesse, il la remit, comme nous l’avons vu, à Leicester lui-même, que malheureusement il ne reconnut pas sous le déguisement qu’il portait.

L’enfant se croyait enfin près d’atteindre son but lorsque le comte vint du côté de l’entrée de la salle ; mais au moment où il allait l’aborder, il en fut empêché par Tressilian. Ayant l’oreille aussi fine qu’il avait l’esprit délié, l’enfant entendit le rendez-vous qu’ils se donnèrent dans les jardins, et résolut de se mettre en tiers avec eux, dans l’espoir qu’en allant ou en revenant il trouverait l’occasion de remettre la lettre à Leicester ; car il commençait à circuler d’étranges histoires parmi les domestiques, qui l’inquiétaient pour la sûreté de la dame. Un accident, cependant, arrêta Dickon un moment derrière le comte, et quand il arriva sous le portique, il vit que le combat était engagé. Il se hâta donc d’aller porter l’alarme parmi les gardes, ne doutant pas que son escapade ne fût cause du sang qui pourrait être répandu. Continuant à rôder sous le portique, il entendit le second rendez-vous que Leicester donna à Tressilian lorsqu’ils se séparèrent, et ne cessait de les suivre des yeux pendant le combat des hommes de Coventry, lorsqu’à sa grande surprise il reconnut Wayland, très déguisé à la vérité, mais pas assez pour échapper au regard pénétrant de son ancien camarade. Ils se retirèrent à l’écart de la foule pour s’expliquer mutuellement leur situation. L’enfant avoua à Wayland ce que nous venons de raconter, et l’artiste lui apprit à son tour que sa profonde inquiétude sur le sort de cette malheureuse dame l’avait ramené dans le voisinage du château, où il apprit le matin même que Varney et Lambourne, dont il redoutait la violence, avaient tous deux quitté Kenilworth dans la nuit. Pendant qu’ils parlaient, ils virent Leicester et Tressilian sortir de la foule ; ils les suivirent jusqu’au moment où ils montèrent à cheval. Alors le jeune garçon, dont nous avons déjà remarqué la rapidité à la course, courut derrière eux, et quoiqu’il ne lui fût pas possible d’aller aussi vite, il arriva cependant à temps pour sauver la vie à Tressilian. L’enfant finissait son récit au moment même où ils arrivèrent à la tour de la Galerie.




CHAPITRE XL.

L’EXPLOSION.


Le soleil élève ses rayons au-dessus des montagnes de l’est, et les ténèbres s’enfuient avec leurs ombres trompeuses ; de même la vérité triomphe du mensonge.
Vieille Comédie.


En traversant le pont qui venait d’être le théâtre de jeux bruyants, Tressilian ne put s’empêcher de remarquer qu’il s’était opéré un bien grand changement sur toutes les physionomies pendant un si court intervalle. Le combat fictif était terminé, mais les hommes, toujours dans leurs habits de travestissement, se tenaient assemblés en groupes, comme les habitants d’une ville parmi lesquels quelque nouvelle étrange et inquiétante vient de répandre l’alarme.

En arrivant dans la cour il vit que tout offrait le même aspect domestiques, dépendants, officiers subalternes étaient assemblés, et se parlaient tout bas en dirigeant leurs yeux vers les croisées de la grande salle avec un air à la fois mystérieux et effrayé.

Sir Nicolas Blount fut la première personne de sa connaissance que rencontra Tressilian ; et ne lui laissant pas le temps de lui adresser de questions, il le salua de ces paroles : « Dieu te bénisse, Tressilian ! tu es plus fait pour le rôle de campagnard que pour celui de courtisan ; tu ne sais pas faire ta cour comme il convient à un homme qui est à la suite de Sa Majesté. Pendant qu’on te demande, qu’on te désire, qu’on t’attend, qu’on ne peut se passer de toi, ne voilà-t-il pas que tu nous arrives avec un vilain marmot sur le cou de ton cheval, comme si on t’avait constitué nourricier de quelque diablotin en sevrage que tu viens de promener.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? » dit Tressilian en laissant aller l’enfant, qui sauta à terre avec la légèreté d’une plume, et en mettant lui-même pied à terre.

« Ma foi, personne ne sait ce qu’il y a, répondit Blount ; je ne puis pas le découvrir moi-même, quoique j’aie le nez aussi fin qu’aucun de nos courtisans : seulement milord Leicester vient de traverser le pont au galop, d’un train à tout renverser sur son passage ; il a demandé une audience à la reine, et est maintenant enfermé avec elle, Burleigh et Walsingham ; et l’on vous demande : mais est-ce une affaire de trahison, ou quelque chose de pis ? c’est ce que personne ne sait. »

« Il dit vrai, de par le ciel, » ajouta Raleigh qui survint dans ce moment ; « il faut que vous paraissiez sur-le-champ devant la reine.

— Ne soyez pas si pressé, Raleigh, dit Blount ; souvenez-vous de ses bottes, pour l’amour du ciel. Mon cher Tressilian, va dans ma chambre, et endosse mes nouvelles chausses de soie couleur de chair… je ne les ai portées que deux fois.

— Bah ! répondit Tressilian ; écoute, Blount, prends soin de cet enfant, traite-le avec bonté, et veille à ce qu’il ne s’échappe pas ; il est de la plus grande importance de pouvoir le faire paraître. »

En parlant ainsi il se hâta de suivre Raleigh, laissant l’honnête Blount tenant la bride de son cheval d’une main, et l’enfant de l’autre. Blount regarda long-temps du côté où il était allé.

« Personne, dit-il, ne m’appelle pour m’initier à ces mystères, et le voilà qui me laisse ici pour servir à la fois de gardien à son cheval et à cet enfant. Je pourrais l’excuser sur le premier point, car j’aime naturellement un bon cheval ; mais me laisser le soin de ce petit drôle ! D’où viens-tu, mon beau petit compère ?

— Des marécages, répondit l’enfant.

— Et qu’as-tu appris là, impudent petit diable ?

— À attraper des mouettes[121] avec leurs pattes d’oie et leurs becs jaunes.

— Peste ! » dit Blount en baissant les yeux sur les immenses rosettes de ses souliers, « je me garderai bien de te faire encore des questions. »

Cependant Tressilian traversa dans toute sa longueur la grande salle, où les courtisans étonnés formaient différents groupes et s’entretenaient mystérieusement, tandis qu’ils avaient tous les yeux fixés sur la porte qui donnait de l’extrémité supérieure de la salle dans l’appartement particulier de la reine. Raleigh lui désigna cette porte : Tressilian y frappa, et fut immédiatement admis. Plus d’un courtisan allongea le cou pour chercher à jeter un coup d’œil dans l’intérieur de l’appartement, mais la tapisserie qui couvrait la porte retomba trop vite pour accorder la plus légère satisfaction à la curiosité.

En entrant, Tressilian, violemment agité, se trouva en présence d’Élisabeth, qui se promenait en long et en large, en proie à une vive émotion qu’elle semblait dédaigner de cacher, tandis que deux ou trois de ses conseillers, les plus sages et les plus intimes, échangeaient des regards inquiets, mais semblaient attendre pour parler que sa colère fût calmée. Devant le siège royal où elle s’était assise, et qui restait vide et dérangé de sa place par la violence avec laquelle elle s’en était élancée, se tenait Leicester à genoux, les bras croisés, les regards fixés sur la terre, aussi immobile que les effigies qu’on voit sur les tombeaux. À côté de lui était lord Shrewsbury, alors grand-maréchal d’Angleterre, tenant son bâton de commandement. L’épée du comte était détachée et sur le plancher, à côté de lui.

« Hé bien ! monsieur, » dit Élisabeth en s’approchant de Tressilian, et frappant du pied avec le geste et l’emportement de Henri lui-même, « vous connaissiez tout ! vous êtes complice de la tromperie qui nous a été faite ! vous êtes la principale cause de l’injustice que nous avons commise ! » Tressilian, persuadé du danger qu’il y aurait à se défendre dans un moment de semblable irritation, fléchit un genou devant la reine : « Es-tu muet, traître ? continua-t-elle ; tu connaissais cette affaire, tu la savais, n’est-il pas vrai ?

— J’ignorais, gracieuse souveraine, que cette pauvre dame fût comtesse de Leicester.

— Et personne ne la reconnaîtra jamais pour telle, dit la reine. Mort de ma vie ! comtesse de Leicester ! nommez-la dame Amy Dudley, et elle pourra s’estimer heureuse si elle n’a pas lieu de signer veuve du traître Dudley. »

« Madame, dit Leicester, faites de moi selon votre bon plaisir, mais n’outragez pas ce gentilhomme, il ne l’a aucunement mérité.

— Et crois-tu qu’il puisse devoir quelque chose à ton intercession ? » dit la reine en quittant Tressilian, qui se releva peu à peu, et s’élançant vers Leicester qui continua à rester à genoux. « À quoi peut lui servir ton intercession, double traître, double parjure ? ton intercession, quand ta scélératesse m’a rendue ridicule aux yeux de mes sujets et odieuse à moi-même ! Je serais capable de m’arracher les yeux pour les punir de leur aveuglement. »

Ici Burleigh se hasarda à intervenir.

« Madame, dit-il, rappelez-vous que vous êtes reine, reine d’Angleterre, et la mère de votre peuple. Ne vous abandonnez pas ainsi à la fougue impétueuse de votre ressentiment. »

Élisabeth se tourna vers lui, et tandis qu’une larme brillait encore dans ses yeux pleins d’orgueil et de colère : « Burleigh, dit-elle, tu es un homme d’état, tu ne saurais comprendre la somme de mépris, de douleur, que cet homme a versée sur moi. »

Avec les ménagements les plus délicats, le respect le plus profond, Burleigh la prit par la main au moment où il vit que son cœur gonflé de chagrin et d’indignation ne pouvait plus se contenir, et, la conduisant dans l’embrasure d’une croisée :

« Madame, lui dit-il, je suis un homme d’état, il est vrai, mais je suis homme aussi, et un homme vieilli dans vos conseils, qui ne désire et ne peut désirer sur la terre que votre gloire et votre bonheur. Je vous en conjure, calmez-vous.

Ah ! Burleigh ! dit Élisabeth, tu ne sais guère…

— Pardonnez moi, je sais tout, ma très honorée souveraine ; mais, prenez-y garde, prenez garde de faire deviner aux autres ce qu’ils ne soupçonnent pas.

— Ah ! » dit Élisabeth, réfléchissant comme si un nouvel enchaînement de pensées s’était tout-à-coup présenté à son esprit, « Burleigh, tu as raison : tout, excepté la honte ; tout, excepté l’aveu d’une faiblesse ; tout, plutôt que de me montrer dupée, méprisée… De par la mort ! y penser seulement suffit pour égarer ma raison.

— Soyez seulement vous-même, ô ma souveraine, et élevez-vous au dessus d’une faiblesse dont aucun Anglais ne croira jamais son Élisabeth capable, à moins que la violence de sa douleur ne lui en apporte la triste conviction.

— De quelle faiblesse parlez-vous, milord ? » reprit Élisabeth avec hauteur ; « voudriez-vous faire entendre aussi que la faveur dont jouissait auprès de moi cet orgueilleux traître eut sa source dans aucun… ? » Mais ici elle s’interrompit, ne pouvant soutenir plus long-temps le ton de fierté qu’elle avait pris ; et s’attendrissant de nouveau, elle dit : « Mais pourquoi chercherais-je à te tromper aussi, mon brave et fidèle serviteur ? »

Burleigh se baissa pour baiser, avec une respectueuse affection, la main qu’elle lui tendait ; et, ce qui est rare dans les annales des cours, une larme de véritable compassion tomba des yeux du ministre sur la main de sa souveraine.

Il est probable que la conviction de l’intérêt qu’elle inspirait aida Élisabeth à supporter cette mortification et à étouffer la violence de son ressentiment ; mais elle y fut encore plus portée par la crainte que sa colère ne vînt révéler au public l’affront et le douloureux mécompte qu’en qualité de femme et de reine elle était si intéressée à cacher. Quittant Burleigh, elle se mit à parcourir la salle d’un air sombre, jusqu’à ce que ses traits, son maintien et ses gestes eussent repris leur dignité, leur calme et leur majesté habituels.

« Notre noble souveraine est encore une fois revenue à elle-même, » dit tout bas Burleigh à Walsingham. « Remarquez bien ce qu’elle va faire, et prenez garde de ne pas la contrarier. »

Élisabeth s’approcha alors de Leicester, et dit avec calme : « Milord Shrewsbury, nous vous déchargeons de la garde de votre prisonnier… Milord Leicester, levez-vous, et reprenez votre épée…. Un quart d’heure de contrainte sous la garde de notre grand-maréchal n’est pas, je pense, milord, un châtiment trop sévère pour des mois entiers passés à nous tromper. Nous voulons apprendre les détails de cette affaire. » Elle reprit alors son siège et dit : « Vous Tressilian, approchez, et dites ce que vous savez. »

Tressilian fit son récit, supprimant généreusement autant qu’il lui fut possible ce qui touchait Leicester, et ne disant rien du combat qui avait eu lieu entre eux à deux reprises différentes. Il est très probable qu’en agissant ainsi il rendit un très grand service au comte ; car si la reine avait trouvé dans ce moment quelque circonstance qui pût la justifier de se livrer à sa colère sans faire paraître des sentiments dont elle avait honte, la chose aurait pu tourner mal pour lui. Elle réfléchit un moment, après que Tressilian eut achevé sa narration.

« Nous prendrons ce Wayland à notre service, dit-elle, et nous placerons cet enfant dans les bureaux de la secrétairerie, afin qu’il reçoive de l’instruction et sache à l’avenir en agir avec discrétion en fait de lettres. Quant à vous, Tressilian, vous avez eu tort de ne pas nous communiquer toute la vérité, et la promesse que vous aviez faite de vous taire était aussi contraire à la prudence qu’à votre devoir. Cependant, ayant donné votre parole à cette malheureuse dame, il était d’un gentilhomme et d’un homme d’honneur de la tenir. Du reste, nous estimons le caractère que vous avez montré dans cette circonstance… Milord Leicester, c’est maintenant à votre tour de nous dire la vérité, qui nous paraît vous être depuis long-temps étrangère. »

En conséquence, elle obtint de lui par des questions successives toute son histoire avec Amy Robsart depuis leur première entrevue : leur mariage, sa jalousie, les motifs qui l’avaient fait naître, et beaucoup d’autres détails. La confession de Leicester, car on peut bien lui donner ce nom, lui fut arrachée mot à mot ; cependant elle fut fidèle, excepté qu’il omit entièrement de dire qu’il eût consenti par surprise ou de toute autre manière aux desseins formés par Varney contre la vie de la comtesse. Cependant la conscience de cet assentiment était alors ce qui pesait le plus douloureusement sur son cœur, et quoiqu’il se fiât en grande partie au contre-ordre très positif qu’il avait expédié par Lambourne, cependant son projet était de partir pour Cumnor en personne, aussitôt qu’il aurait pris congé de la reine, qui, à ce qu’il supposait, quitterait immédiatement Kenilworth.

Mais Leicester avait compté sans son hôte. Sa présence et ses révélations étaient, il est vrai, une source de fiel et d’absinthe pour cette maîtresse jadis si indulgente ; mais privée de tout autre moyen de vengeance plus direct, la reine s’apercevant que ses questions mettaient son perfide favori à la torture, se plaisait à les multiplier encore, aussi insensible à la peine qu’elle en éprouvait elle-même, que le sauvage dont les mains sont brûlées par les pinces ardentes qui lui servent à déchirer la chair de son ennemi captif.

À la fin cependant l’orgueilleux lord, comme un cerf aux abois, commença à témoigner que la patience lui échappait.

« Madame, dit-il, j’ai été fort à blâmer, bien plus peut-être même que votre juste ressentiment ne l’a exprimé ; cependant, madame, permettez-moi de dire que mon crime, s’il est impardonnable, ne fut pas sans provocation, et que si la beauté et la majesté peuvent égarer le faible cœur d’un mortel, elles doivent aussi me fournir une excuse pour avoir caché ce secret à Votre Majesté. »

La reine fut si frappée de cette réplique, que Leicester prononça de manière à n’être entendu que d’elle, qu’elle en resta muette un moment, et le comte eut la témérité de profiter de son avantage. « Votre Grâce, qui a tant pardonné, m’excusera de me livrer à la merci de sa clémence royale pour des expressions qui, hier matin, n’étaient regardées que comme une légère offense. »

La reine le regarda fixement en lui répondant : « De par le ciel, milord, tant d’effronterie passe les bornes de toute croyance comme de toute patience, mais cela ne te servira à rien. Venez, milords ! venez apprendre de belles nouvelles : le mariage clandestin de milord m’a coûté un mari, et à l’Angleterre un roi. Sa Seigneurie a quelque chose de patriarcal dans ses goûts ; une femme à la fois ne lui suffit pas, elle nous destinait l’honneur de sa main gauche… De par Dieu ! voilà qui est trop insolent ! N’ai-je pu l’honorer de quelque faveur de cour, sans qu’il ait osé penser que ma main et ma couronne étaient à sa disposition ! Vous autres, cependant, vous savez mieux me juger ; et je puis plaindre cet ambitieux, comme je plaindrais un enfant qui vient de voir s’évanouir entre ses mains sa bulle de savon. Nous passons dans la salle du trône, milord Leicester, et nous vous enjoignons de nous y suivre. »

Tout était attente et curiosité dans la salle. Mais quel fut l’étonnement universel, lorsque la reine dit aux personnes qui étaient près d’elle : « Les fêtes de Kenilworth ne sont pas encore terminées, milords et mesdames ; nous aurons à célébrer le mariage du noble propriétaire. »

Il y eut une expression générale de surprise.

« Le fait est vrai, sur notre parole royale, dit la reine ; il en avait gardé le secret même avec nous, afin de nous en faire la surprise dans ce lieu et en ce moment… Je lis dans vos regards votre désir de savoir quelle est l’heureuse épouse… C’est Amy Robsart, la même qui, pour compléter la fête, hier soir, a joué dans la mascarade le rôle de la femme de son serviteur Varney.

— Pour l’amour du ciel, madame, » dit le comte en s’approchant de la reine avec un mélange d’humilité, de mortification et de honte empreint sur tous ses traits, et parlant trop bas pour être entendu d’aucun autre, « prenez ma tête comme vous m’en avez menacé dans votre colère, mais épargnez-moi ces sarcasmes ; n’accablez pas un homme abattu ; ne foulez pas aux pieds un ver déjà écrasé.

— Un ver, » dit la reine du même ton : « un serpent, voulez-vous dire… c’est un reptile plus noble, et la comparaison serait plus exacte… Le serpent glacé dont vous parlez fut réchauffé dans le sein d’une certaine personne.

— Dans votre propre intérêt et dans le mien, madame, et tandis qu’il me reste encore une étincelle de raison…

— Parlez plus haut, milord, dit Élisabeth, et de plus loin, s’il vous plaît ; votre souffle amollit notre fraise… Qu’avez-vous à nous demander ?

— La permission de partir pour Cumnor-Place, » dit humblement le malheureux comte.

« Chercher votre nouvelle épouse, sans doute… C’est très juste, car, d’après ce que nous avons entendu, elle est en d’assez mauvaises mains là-bas… Mais, milord, vous n’irez pas en personne… Nous avons compté passer quelques jours dans ce château de Kenilworth, et notre hôte manquerait à la politesse s’il nous quittait pendant la résidence que nous voulons y faire. Tressilian ira à Cumnor à votre place avec quelqu’un des gentilshommes de notre chambre, de peur que milord Leicester ne redevienne jaloux de son ancien rival. Qui voudrais-tu pour compagnon, Tressilian ? »

Tressilian, se conformant à la volonté de la reine, désigna humblement Raleigh.

« Comment donc, dit la reine, sur ma parole, tu as fait un bon choix ! d’ailleurs c’est un jeune chevalier, et la délivrance d’une dame captive est précisément ce qui lui convient pour une première aventure ; car vous saurez, milords et mesdames, que Cumnor-Place ne vaut guère mieux qu’une prison. Il y a en outre certains traîtres que nous désirons faire mettre sous bonne garde. Nous vous remettrons, monsieur le secrétaire, le mandat nécessaire pour appréhender au corps Richard Varney et l’étranger Alasco, morts ou vifs. Prenez avec vous une force suffisante, messieurs ; amenez ici la dame en tout honneur, et que Dieu soit avec vous. »

Ils s’inclinèrent et sortirent.

Qui décrira comment se passa le reste de cette journée à Kenilworth ? La reine, qui ne semblait y rester que dans le seul dessein d’accabler de mortifications et de sarcasmes le comte de Leicester, se montra aussi habile dans l’art de la vengeance féminine que dans celui de gouverner sagement ses peuples. Toute sa suite ne tarda pas à l’imiter ; et au milieu de ces brillants préparatifs de fêtes, lord Leicester, dans son château, éprouva déjà le sort réservé aux courtisans disgraciés par l’abandon de ses amis, dans les regards desquels il ne trouvait plus que froideur et mépris, et par un triomphe mal déguisé par ceux de ses ennemis avoués. Sussex, en raison de la généreuse franchise de son caractère ; Burleigh et Walsingham, à cause de leur sagacité pénétrante qui les faisait lire dans l’avenir, et quelques dames, par la compassion naturelle à leur sexe, furent les seules personnes dont le visage continua d’être pour lui ce qu’il avait été le matin.

Leicester était habitué à regarder la faveur de la cour comme le but principal de sa vie, et toutes les autres sensations s’effacèrent dans ce moment devant la torture que firent éprouver à son âme orgueilleuse les basses intrigues et les mépris étudiés dont il se voyait l’objet ; mais quand le soir il se fut retiré dans son appartement, cette longue et belle tresse de cheveux qui entourait la lettre d’Amy vint frapper ses yeux : telle qu’un talisman dont l’effet est de conjurer les noirs fantômes, elle bannit toutes ces sombres pensées de son cœur pour y réveiller des sentiments plus nobles et plus purs. Il la baisa mille fois ; et se rappelant qu’il était toujours le maître de se dérober à des mortifications telles que celles qu’il venait d’éprouver, en passant sa vie dans une noble et royale retraite avec la compagne aimable et chérie de son avenir, il sentit qu’il pouvait s’élever au-dessus de la vengeance qu’Élisabeth s’était abaissée à tirer de lui.

En conséquence, le comte déploya tant de dignité et d’égalité d’âme, il se montra si attentif aux besoins et aux plaisirs de sa société, et si indifférent en même temps à la conduite qu’on tenait à son égard, si respectueux et si réservé envers la reine, si patient à supporter les attaques dont son ressentiment ne cessait de l’accabler, qu’Élisabeth, quoique toujours froide et hautaine, cessa enfin de l’outrager directement. Elle fit entendre aussi, avec assez d’aigreur, à ceux qui croyaient se conformer à ses intentions par le peu d’égards qu’ils témoignaient au comte, que, tant qu’ils seraient à Kenilworth, ils lui devaient la politesse que le seigneur du château avait droit d’attendre de ses hôtes. Enfin les choses changèrent tellement de face en vingt-quatre heures, que quelques courtisans les plus expérimentés et des plus judicieux prévirent qu’il était très probable que Leicester recouvrerait son ancienne faveur, et réglèrent leur conduite envers lui de manière à pouvoir un jour se faire un mérite de ne l’avoir pas abandonné dans l’adversité. Il est temps cependant de laisser de côté toutes ces intrigues pour suivre Tressillan et Raleigh dans leur voyage.

La troupe était composée de six personnes ; car, indépendamment de Wayland, il y avait avec elles un sergent royal et deux vigoureux domestiques. Tous étaient bien armés, et allaient aussi vite qu’ils le pouvaient, sans épuiser leurs chevaux, qui avaient à faire une longue route. Ils cherchèrent à se procurer quelques nouvelles en parcourant le chemin qu’avaient suivi Varney et sa bande, mais ne purent rien apprendre, parce que ces derniers avaient voyagé de nuit. Dans un petit village à douze milles environ de Kenilworth, où ils s’arrêtèrent pour faire rafraîchir leurs chevaux, un pauvre ecclésiastique, curé de l’endroit, sortit d’une petite chaumière, et supplia celui de la compagnie qui connaîtrait la chirurgie d’entrer un moment pour visiter un homme mourant.

L’empirique Wayland offrit de faire de son mieux ; et, pendant que le curé le conduisait, il apprit que le malade avait été trouvé la veille au matin sur la grande route, à un mille environ du village, par des laboureurs qui allaient travailler, et que le curé lui avait donné asile dans sa maison. Il avait reçu un coup de feu dont la blessure paraissait évidemment mortelle ; mais était-ce dans une querelle ou par des brigands, c’est ce qu’on n’avait pu apprendre, la fièvre s’étant emparée de lui, et ses paroles n’ayant aucune suite. Wayland entra dans une chambre basse et sombre, et n’eut pas plutôt tiré de côté le rideau du lit, qu’il reconnut dans les traits défigurés du blessé ceux de Michel Lambourne. Sous prétexte d’aller chercher quelque chose dont il avait besoin, Wayland se hâta d’apprendre à ses compagnons de voyage cette circonstance extraordinaire ; et Tressilian, ainsi que Raleigh, remplis de craintes sinistres, s’empressèrent d’entrer dans la maison du curé pour voir le mourant.

Le misérable était alors livré aux angoisses de la mort, dont un plus habile chirurgien que Wayland n’aurait pu le sauver, car une balle lui avait traversé le corps. Il avait cependant en partie sa tête ; car il reconnut Tressilian, et lui fit signe de se baisser sur son lit. Tressilian le fit ; et, après quelques murmures inarticulés, dans lesquels il ne put distinguer que les noms de Varney et de lady Leicester, Lambourne lui recommanda de se hâter, sans quoi il arriverait trop tard. En vain Tressilian le supplia de lui donner d’autres renseignements ; il parut tomber dans une espèce de délire, et lorsqu’il fit un nouveau signe pour attirer l’attention de Tressilian, ce fut seulement pour le prier d’apprendre à son oncle Giles Gosling, de l’Ours-Noir, qu’après tout il mourait dans son lit. Une convulsion justifia ces paroles quelques minutes après, et les voyageurs ne retirèrent d’autre résultat de cette rencontre que les craintes sur le sort de la comtesse, que ces dernières paroles étaient faites pour exciter, et qui les portèrent à poursuivre leur voyage avec la plus grande diligence, demandant des chevaux au nom de la reine, lorsque les leurs n’étaient plus capables de leur servir.




CHAPITRE XLI et dernier.

PIÈGE INFERNAL ET CONCLUSION.


On entendit trois fois la cloche mortuaire, trois fois on entendit l’appel d’une voix aérienne, et trois fois le corbeau agita ses ailes en s’approchant des tours de Cumnor.
Miecle.


Il nous faut maintenant revenir à cette partie de notre histoire où nous avons dit que Varney, muni de l’autorisation du comte de Leicester et d’une semblable permission de la reine, s’empressa de se mettre en sûreté contre la découverte de sa perfidie en emmenant la comtesse du château de Kenilworth. Il s’était d’abord proposé de partir de bonne heure le lendemain matin ; mais, réfléchissant que le comte pouvait s’adoucir pendant cet intervalle, et chercher à avoir une autre entrevue avec la comtesse, il résolut de prévenir, par un départ immédiat, tout événement qui aurait pu amener la connaissance de ses complots et le perdre. Dans ce dessein, il appela Lambourne, et fut excessivement irrité en apprenant que son fidèle serviteur était allé faire quelque excursion dans le village voisin ou toute autre part. Comme on l’attendait à tout moment, sir Richard ordonna qu’on lui signifiât de se préparer à l’accompagner dans un voyage qu’il allait entreprendre immédiatement, ou à le suivre s’il ne revenait qu’après le départ de son maître.

En même temps, Varney employa le ministère d’un domestique, nommé Robin Tider, qui avait souvent accompagné le comte, et auquel les secrets de Cumnor-Place étaient déjà connus en partie. Ce fut à cet individu, dont le caractère ressemblait à celui de Lambourne, quoiqu’il ne fût ni aussi alerte ni tout-à-fait aussi débauché, que Varney ordonna de faire seller trois chevaux, de préparer une litière et de l’attendre à la poterne. Le prétexte assez naturel de l’aliénation de la dame, aliénation à laquelle on croyait alors généralement, justifiait assez bien le mystère avec lequel on l’enlevait du château, et il comptait sur cette excuse dans le cas où la résistance et les cris de la malheureuse Amy la rendraient nécessaire. Le concours d’Antony Foster lui était indispensable, et Varney courut s’en assurer.

Ce personnage, d’un caractère naturellement sombre et insociable, et d’ailleurs un peu fatigué d’être venu si rapidement de Cumnor dans le Warwickshire apporter la nouvelle de la fuite de la comtesse, s’était retiré de bonne heure de la foule des buveurs pour aller se coucher, et il dormait profondément lorsque Varney, tout équipé pour le voyage, une lanterne sourde à la main, entra dans son appartement. Ce dernier s’arrêta un instant pour écouter ce que son associé marmottait dans son sommeil, et il distingua clairement ces mots : « Ave Maria, ora pro nobis. Non, ce n’est pas ainsi : Délivrez-nous du mal : oui, c’est cela. «

« Il prie en dormant, dit Varney, et confond ses anciennes et ses nouvelles oraisons. Il aura encore plus besoin de prières avant que nous en ayons fini ensemble… Holà ! ho ! saint homme, bienheureux pénitent, réveillez-vous, réveillez-vous ! le diable ne vous a pas encore congédié de son service. »

Comme Varney, en parlant ainsi, avait saisi le dormeur par le bras, cette pression changea le cours de ses idées, et il s’écria : « Au voleur ! au voleur ! je mourrai en défendant mon or. Où est Jeannette ? Jeannette est-elle en sûreté ?

— Assez en sûreté, diable de braillard, dit Varney ; n’es-tu pas honteux de faire tant de bruit ? »

Foster était alors complètement réveillé ; et se mettant sur son séant, il demanda à Varney ce que signifiait une visite faite à une heure aussi indue. « Elle ne me présage rien de bon, ajouta-t-il.

— Fausse prophétie, bienheureux Antony, répondit Varney ; elle présage que le moment est venu de changer l’acte de ton bail en un acte de propriété Que dis-tu à cela ?

— Si tu me l’avais dit en plein jour, je m’en serais réjoui ; mais à cette heure lugubre de la nuit, à cette heure, à la sombre lueur et à l’aspect de ton pâle visage, qui forme un effrayant contraste avec tes joueuses paroles, il m’est impossible de ne pas songer davantage à l’œuvre qu’il faudra accomplir qu’à la récompense qui en sera le résultat.

— Comment donc, imbécile, il ne s’agit que d’escorter ta pupille à Cumnor-Place.

— Est-ce là tout en effet ? Tu es d’une pâleur mortelle, et tu n’as pas l’habitude de t’émouvoir pour des bagatelles. Est-ce là tout en effet ?

— Oui, cela, et peut-être quelque chose de plus.

— Ah ! ce quelque chose ?… tu me parais de plus en plus pâle…

— Ne fais pas attention à mon visage, tu le vois à la lueur de cette triste lumière… Debout et agissons, mon cher ; pense à Cumnor-Place, pense à ton acte de propriété. Comment donc ? mais tu seras en état de faire dire un sermon par semaine, outre que tu pourras doter Jeannette comme la fille d’un baron… Soixante et dix livres et plus de revenu.

— Soixante-neuf livres cinq shellings et cinq sous et demi, et, en outre, la valeur du bois ; et serai-je propriétaire de la totalité ?

— Oui, mon ami, et sans en excepter un écureuil… Pas une sorcière ne t’enlèvera la valeur d’un balai, pas un enfant ne te prendra un nid d’oiseau sans t’en payer le prix. Allons, voilà qui est bien ; habille-toi aussi promptement que possible… Les chevaux… tout est prêt, tout, excepté ce maudit coquin de Lambourne, qui est sorti pour quelque infernale escapade.

— Voilà ce que c’est, sir Richard, vous n’avez pas voulu suivre mon conseil. Je vous ai toujours dit que cet ivrogne vous manquerait quand vous en auriez besoin ; moi, j’aurais pu vous procurer quelque jeune homme sobre.

— Oui, quelque frère de la congrégation à la parole doucereuse et lente. Eh bien ! nous aurons besoin aussi de quelque personnage de ce genre, mon cher, le ciel soit loué. Il nous faudra des travailleurs de toutes les sortes. Allons, voilà qui est bien ; n’oublie pas tes pistolets ; viens maintenant, et partons.

— Où allons-nous ? dit Foster.

— Dans la chambre de madame ; et songe qu’il faut qu’elle vienne avec nous : tu n’es pas homme à te laisser effrayer par des cris ?

— Non, quand on peut s’appuyer des paroles de l’Écriture ; et il est écrit : « Femmes, obéissez à vos maris… » Mais les ordres de milord nous autorisent-ils à employer la violence ?

— Bon ! dit Varney, voici son cachet. » Après avoir fait taire de cette manière les objections de son associé, ils se rendirent ensemble à l’appartement de lord Hunsdon, et donnant connaissance de leur dessein à la sentinelle comme ayant reçu la sanction de la reine et du comte de Leicester, ils entrèrent dans l’appartement de l’infortunée comtesse.

On peut concevoir quelle fut l’horreur d’Amy quand, éveillée en sursaut au milieu d’un sommeil agité, elle vit à côté de son lit ce Varney, l’homme qu’elle craignait et détestait le plus. Sa seule consolation fut de voir qu’il n’était pas seul, quoiqu’elle eût autant de raison de redouter son brutal compagnon.

« Madame, dit Varney, il n’y a pas de temps à perdre en cérémonies ; milord Leicester, ayant mûrement réfléchi aux difficultés du moment, vous envoie l’ordre de retourner immédiatement avec nous à Cumnor-Place. Regardez, voici sa bague, qui porte son sceau, comme gage de cet ordre immédiat et positif.

— C’est faux, dit la comtesse, tu lui as dérobé ce gage, toi qui es capable de toute espèce de scélératesse, depuis la plus basse jusqu’à la plus noire.

— Vous vous trompez, madame, répondit Varney ; cela est si vrai que, si vous ne vous levez pas à l’instant et ne vous préparez pas à nous suivre, nous devons vous forcer d’obéir à ces ordres.

— Me forcer ! tu n’oserais pas en venir à ce point, tout vil que tu es, s’écria la malheureuse comtesse.

— C’est ce qui reste à prouver, madame, » dit Varney, qui avait résolu de l’intimider, comme le seul moyen de vaincre sa résistance. « Si une fois vous me forcez à m’y mettre, vous trouverez en moi un rude valet-de-chambre. »

Ce fut à cette menace qu’Amy se mit à pousser des cris si effrayants que, sans l’opinion où l’on était qu’elle avait perdu l’esprit, elle aurait vu bientôt arriver lord Hunsdon et d’autres à son aide. S’apercevant cependant que ses cris étaient inutiles, elle en appela à Foster dans les termes les plus touchants, le conjurant, si l’honneur et l’innocence de sa fille Jeannette lui étaient chers, de ne pas souffrir qu’elle fût traitée avec cette brutale violence.

« Ma foi, madame, les femmes doivent obéir à leurs maris : telle est la loi de l’Écriture, dit Foster ; mais si vous voulez vous habiller, et venir avec nous sans faire résistance, personne ne vous touchera du bout du doigt tant que j’aurai la faculté de tirer un pistolet. »

Voyant qu’aucun secours n’arrivait, et un peu rassurée même par le langage bourru de Foster, la comtesse promit de se lever et de s’habiller s’ils voulaient se retirer de la chambre. Varney l’assura alors que son honneur et sa sûreté ne couraient aucun risque entre leurs mains, et lui promit même de ne pas l’approcher, puisque sa présence lui était désagréable. Son époux, ajouta-t-il, serait à Cumnor-Place vingt-quatre heures après leur arrivée.

Un peu consolée par cette assurance, quoiqu’elle ne vit pas beaucoup de raisons d’y compter, la malheureuse Amy fit sa toilette à la faible lueur de la lanterne qu’ils lui laissèrent en quittant l’appartement.

Tremblante, versant des pleurs, et adressant des prières au ciel, l’infortunée mit ses vêtements. Qu’elles étaient différentes, ses sensations, de celles qu’elle avait souvent éprouvées à se parer dans tout l’orgueil de sa beauté ! Elle essaya de faire durer sa toilette aussi long-temps que possible, jusqu’à ce que, effrayée de l’impatience de Varney, elle fut obligée de dire qu’elle était prête à les suivre.

Au moment où ils allaient partir, la comtesse s’attacha au bras de Foster avec un effroi si visible, causé par la présence de Varney, que ce dernier lui protesta avec serment qu’il n’avait aucune intention de s’approcher d’elle. « Si vous consentez seulement, dit-il, à obéir tranquillement à la volonté de votre mari, vous ne me verrez guère ; je vous laisserai aux soins de l’écuyer que vous avez le bon goût de me préférer.

— La volonté de mon mari ! s’écria-t-elle, mais c’est la volonté de Dieu, et cela doit me suffire. Je suivrai maître Foster avec aussi peu de résistance qu’une victime qui se laisse conduire volontairement au sacrifice : il est père, et s’il manque d’humanité, il respectera du moins la décence ; quant à toi, Varney, dussent ces paroles être les dernières que je dois prononcer, je te répète que tu es également étranger à toutes deux. »

Varney lui répondit seulement qu’elle était libre de choisir, et les précéda de quelques pas pour leur montrer le chemin, tandis que, moitié s’appuyant sur Foster, moitié portée par lui, la comtesse fut transportée de la tour de Saint-Lowe à la poterne, où Tider attendait avec la litière et les chevaux.

La comtesse se laissa placer dans la litière sans résistance ; elle vit avec quelque satisfaction que Foster et Tider se tenaient à ses côtés, et que le redoutable Varney restait en arrière, où il disparut bientôt dans l’obscurité. Elle essaya pendant quelque temps, car la route côtoyait les bords du lac, de suivre des yeux ces tours majestueuses qui reconnaissaient son époux pour seigneur, et qui, en quelques endroits où des buveurs attardés avaient prolongé leurs libations, étincelaient encore de lumières. Mais quand la direction de la route ne le lui permit plus, elle retira la tête, et, s’enfonçant dans sa litière, se recommanda à la protection de la Providence.

Outre le désir d’engager la comtesse à continuer paisiblement son voyage, Varney voulait aussi avoir un entretien particulier avec Lambourne, par lequel il s’attendait à tout moment à être rejoint. Il connaissait le caractère actif, ferme, cruel et rapace de cet homme, et le regardait comme l’agent le plus convenable qu’il pût employer pour l’exécution de ses projets ultérieurs. Mais la litière et son escorte avaient déjà un mille d’avance sur lui lorsqu’il entendit le galop rapide d’un cheval, et vit arriver Michel Lambourne.

Vivement irrité de son absence, Varney accueillit son domestique par des reproches pleins de dureté et d’amertume : « Coquin d’ivrogne, lui dit-il, ta paresse et tes débauches te prépareront une corde avant peu, et je suis d’avis que le plus tôt sera le mieux. »

Lambourne, dont la tête était exaltée à un degré peu ordinaire, non seulement par un verre de vin de plus que de coutume, mais par l’espèce d’entrevue confidentielle qu’il venait d’avoir avec le comte, et le secret dont il s’était rendu maître, ne reçut pas ces réprimandes avec son humilité ordinaire. Il répondit qu’il ne souffrirait aucune parole insolente, fût-ce du meilleur des chevaliers qui eût jamais porté des éperons ; lord Leicester l’avait retenu pour une affaire importante, et cela devait suffire à Varney, qui n’était qu’un serviteur comme lui.

Varney ne fut pas médiocrement surpris de ce ton d’impertinence inaccoutumé ; mais l’attribuant à l’ivresse, il le laissa dire sans y faire attention. Il commença alors à sonder Lambourne sur ses dispositions à écarter des pas du comte de Leicester l’obstacle qui entravait une élévation qui lui donnerait le moyen de récompenser ses fidèles serviteurs autant que pouvaient s’étendre leurs désirs les plus ambitieux. Michel Lambourne ne paraissait pas le comprendre ; il lui indiqua la litière comme l’entrave dont il fallait se débarrasser.

« Écoutez-moi, sir Richard, dit Michel Lambourne, il y a des gens qui valent mieux que d’autres, voilà un point ; il y en a aussi qui sont pires, et en voilà un autre. Je connais les intentions de milord sur cette affaire beaucoup mieux que vous, car il me l’a confiée à fond. Voici ses ordres, et voici ses derniers mots : « Michel Lambourne, m’a-t-il dit, » car Sa Seigneurie parle comme un gentilhomme accoutumé à porter l’épée, et ne se sert pas des mots de coquin, d’ivrogne, et autres semblables, comme les gens qui ne sont pas faits à leurs nouveaux honneurs ; « Michel Lambourne, m’a-t-il dit, Varney doit traiter la comtesse avec le plus grand respect, et c’est à vous que je m’en rapporte pour y avoir l’œil, Lambourne, m’a dit Sa Seigneurie ; et il faut aussi que vous me rapportiez sans délai le sceau que je lui ai confié.

— Vraiment, dit Varney, il vous a dit cela ? Ainsi donc, vous savez tout.

— Tout, tout ; et il serait sage à vous de vous faire un ami de moi avant qu’il ne s’élève quelque nuage entre nous.

— Et il n’y avait personne présent lorsque milord vous parla ainsi ? dit Varney.

— Pas une créature vivante, répondit Lambourne. Croyez-vous que milord voudrait confier de telles affaires à tout autre qu’à un homme de ma capacité ?

— Il est vrai, » dit Varney ; et, s’arrêtant un moment, il examina la route éclairée par la lune : c’était une vaste bruyère découverte. La litière les précédait au moins d’un mille, et ils en étaient dès lors trop éloignés pour qu’on pût les voir ou les entendre. Il jeta un regard derrière lui, et vit une immense étendue de pays où l’on n’apercevait pas une créature humaine. Alors il reprit la conversation avec Lambourne : « Vous tourneriez-vous donc contre votre maître ? contre celui qui vous a introduit dans la carrière de la faveur, contre celui dont vous avez été l’apprenti, Michel, et qui vous a initié aux intrigues de cour ?

— Ne me donnez pas ainsi du Michel ; j’ai un nom qui mérite autant qu’un autre d’être précédé du monsieur ; et quant au reste, si j’ai été apprenti, mon apprentissage est fini, et j’ai résolu de voler de mes propres ailes.

— Reçois donc d’abord ta récompense, insensé, » dit Varney, et déchargeant sur Lambourne un pistolet qu’il tenait à sa main, il lui envoya une balle à travers le corps.

Le misérable tomba de son cheval sans pousser un seul gémissement ; et Varney, mettant pied à terre, vida ses poches et en retourna la doublure, afin que l’on crût qu’il était tombé sous les coups des voleurs. Il s’empara de la lettre du comte, qui était son principal objet ; il prit aussi la bourse de Lambourne, qui contenait les restes de ce que ses débauches lui avaient laissé ; mais, par une étrange association de sentiments, il ne la porta que jusqu’à une petite rivière qui traversait la route, et dans laquelle il la jeta aussi loin qu’elle put aller.

Tels sont les bizarres scrupules d’une conscience qui semble les avoir tous étouffés : cet homme, inaccessible aux remords, aurait cru s’avilir en gardant quelques pièces d’or qui avaient appartenu au misérable qu’il venait d’assassiner avec tant de cruauté.

Le meurtrier rechargea son pistolet, après en avoir nettoyé la platine et le canon, de manière à ce qu’il n’y restât pas de trace de la dernière explosion. Il continua paisiblement son chemin, satisfait de s’être si adroitement débarrassé d’un témoin importun de plusieurs de ses intrigues, et du porteur d’un ordre auquel il n’avait nulle intention d’obéir, et qu’il désirait en conséquence faire croire qu’il n’avait jamais reçu.

Le reste du voyage se fit avec une rapidité qui montra le peu d’égards que l’on avait pour la santé de la malheureuse comtesse, ils ne s’arrêtèrent que dans des lieux où tout leur était soumis, et où l’histoire de la prétendue folie de lady Varney aurait inspiré toute confiance, dans le cas où elle aurait cherché à faire un appel à l’humanité du peu de personnes qui l’approchèrent. Amy ne vit donc aucun moyen de se faire écouter de ceux auxquels elle aurait eu l’occasion de s’adresser, et d’ailleurs la présence de Varney lui inspirait trop d’effroi pour violer la condition convenue, qu’il devait la délivrer de sa compagnie pendant le voyage. L’autorité de Varney, souvent employée de la même manière pendant les voyages secrets du comte à Cumnor, lui procura sans peine les relais dont il eut besoin ; de sorte qu’ils arrivèrent dans le voisinage de Cumnor-Place la seconde nuit après leur départ de Kenilworth. Varney vint alors rejoindre l’escorte derrière la litière, comme il avait déjà fait plusieurs fois pendant sa route, et demanda : « Que fait-elle ?

— Elle dort, dit Foster, je voudrais que nous fussions arrivés ; ses forces sont épuisées.

— Le repos la remettra, dit Varney ; elle dormira bientôt profondément et pour long-temps. Il faut réfléchir où nous la logerons.

— Dans son propre appartement, sans doute, dit Foster ; j’ai envoyé Jeannette chez sa tante, en lui faisant une bonne réprimande ; et quant aux vieilles femmes, elles sont la fidélité même ; car elles haïssent cordialement la jeune dame.

— Nous ne nous y fierons pas cependant, ami Antony, dit Varney ; il faut la mettre en sûreté dans cette forteresse où tu gardes ton or.

— Mon or ! » dit Antony fort alarmé ; « comment donc ? quel or ai-je ? Dieu m’assiste, je n’ai pas d’or ; plût au ciel que j’en eusse !

— Que Dieu te confonde, stupide animal ! qui songe à ton or ou s’en soucie ? Si c’était moi, ne pourrais-je pas trouver mille meilleurs moyens d’y arriver ? Bref, ta chambre à coucher, que tu as fortifiée si étrangement, doit lui servir de retraite ; et toi, vieux bouc, tu fouleras ses coussins de plume. Je parierais bien que le comte ne redemandera jamais le riche ameublement de ces quatre chambres. »

Cette dernière considération rendit Foster fort traitable. Il demanda seulement la permission de prendre les devants pour tout faire préparer ; et, donnant de l’éperon à son cheval, il galopa devant la litière, tandis que Varney, restant en arrière à environ soixante pas, continua d’être escorté par le seul Tider.

Lorsqu’ils arrivèrent à Cumnor-Place, la comtesse demanda Jeannette avec empressement, et montra beaucoup d’effroi en apprenant qu’elle ne devait plus compter sur les services ni sur la compagnie de cette aimable fille.

« Ma fille m’est chère, madame, dit Foster, et je n’ai aucun désir qu’elle prenne les vices de la cour, et apprenne à mentir et à faire des fugues ; elle n’en a déjà que trop appris, n’en déplaise à Votre Seigneurie. »

La comtesse, très fatiguée, et très épouvantée des circonstances qui avaient accompagné son voyage, ne fit pas de réponse à cette insolence, mais exprima avec douceur le désir de se retirer dans sa chambre.

« Oui, oui, murmura Foster, c’est juste ; mais, s’il vous plaît, vous n’irez pas vous coucher dans votre nouvel appartement, au milieu de tous vos brillants colifichets. Non, non, vous dormirez cette nuit sous meilleure garde.

— Je voudrais que ce fût dans la tombe, dit la comtesse, si la faiblesse humaine ne frémissait pas à l’idée de cette séparation de l’âme et du corps.

— Ce n’est pas vous, je pense, que cette idée doit faire tressaillir, dit Foster ; milord doit venir ici demain, et vous saurez bien, sans doute, vous justifier auprès de lui.

— Mais vient-il ici ? vient-il réellement ici ? bon Foster.

— Oui, oui, bon Foster ; mais comment parlerez-vous demain de Foster à milord, quoique tout ce que j’ai fait ait été pour obéir à ses ordres.

— Oh ! je vous nommerai mon protecteur, un protecteur un peu brusque, mais un protecteur du moins, dit la comtesse. Oh ! si Jeannette était ici !

— Elle est mieux où elle est, répondit Foster ; une de vous suffit pour faire tourner la tête d’un honnête homme. Mais ne voulez-vous pas prendre quelque chose ?

— Oh, non, non ! je ne veux que ma chambre… ma chambre ; j’espère, dit-elle, que je pourrai la fermer en dedans ?

— Tant qu’il vous plaira, de tout mon cœur, répondit Foster, pourvu que moi je puisse la fermer en dehors ; » et prenant une lumière, il la conduisit vers une partie du bâtiment qu’Amy n’avait jamais vue, et lui fit monter un escalier très élevé, précédée d’une vieille femme qui tenait une lampe. Au sommet de l’escalier, dont l’œil pouvait à peine mesurer la hauteur, ils eurent à traverser une courte galerie de bois de chêne noire et fort étroite, au bout de laquelle ils arrivèrent à une porte très solide, également de chêne, qui leur donna entrée dans l’appartement de l’avare, dont l’ameublement était grossier au dernier point, et qui, à l’exception du nom, ne différait guère d’un cachot.

Foster s’arrêta à la porte, et donna la lampe à la comtesse, sans lui permettre de recevoir les soins de la vieille femme qui l’avait éclairée. La malheureuse dame ne prit pas le temps de s’en inquiéter ; mais, saisissant la lampe avec précipitation, elle ferma la porte après elle et se barricada de son mieux en dedans.

Varney, pendant ce temps, s’était tenu aux aguets derrière eux sur l’escalier ; mais en entendant fermer la porte, il s’avança sur la pointe du pied, et Foster, lui faisant signe, lui montra avec beaucoup de satisfaction une espèce de bascule cachée dans le mur, qui, jouant avec beaucoup de facilité et peu de bruit, faisait tomber une partie de la galerie de bois à la manière d’un pont-levis, de manière à couper toute communication entre la chambre à coucher qu’il habitait ordinairement et le palier du haut escalier qui y conduisait. Le cordon qui faisait mouvoir cette machine était habituellement dans l’intérieur de la chambre, le but de Foster étant de se prémunir contre toute invasion du dehors ; mais dans cette circonstance, voulant s’assurer de sa prisonnière, il avait placé la corde du côté de l’escalier, et l’y avait assujettie après avoir laissé tomber la trappe secrète.

Varney examina cette machine avec beaucoup d’attention, et mesura plusieurs fois des yeux le profond abîme qu’avait ouvert le mouvement de la bascule. Il était noir comme l’enfer, et paraissait d’une profondeur considérable, descendant presque, comme lui apprit tout bas Foster, jusqu’aux caves les plus basses du château. Varney jeta pour la dernière fois un long et farouche regard sur ce noir abîme, et suivit ensuite Foster dans la partie du manoir le plus ordinairement habitée.

Quand ils arrivèrent dans le parloir, Varney pria Foster de lui faire donner à souper, et surtout de son meilleur vin. « Je vais aller trouver Alasco, dit-il, nous aurons de la besogne pour lui, et il faut lui donner du cœur.

Foster gémit en l’entendant parler ainsi, mais il ne répondit pas. La vieille femme assura Varney qu’Alasco n’avait presque ni bu ni mangé depuis le départ de son maître, restant continuellement enfermé dans son laboratoire, et parlant comme si la durée du monde dépendait de ce qu’il y faisait.

« Je vais lui apprendre que le monde attend autre chose de lui, » dit Varney en prenant une lumière pour aller chercher l’alchimiste. Il revint après un intervalle assez long, très pâle, mais portant encore sur sa physionomie l’expression de froide raillerie qui lui était habituelle.

« Notre ami, dit-il, s’est évaporé.

— Comment ? que voulez-vous dire ? s’écria Foster ; échappé, enfui avec mes quarante livres sterling qu’il devait multiplier mille fois ! Je le poursuivrai à cor et à cri.

— Je t’indiquerai un meilleur moyen, dit Varney.

— Comment ? quel moyen ? demanda Foster. Je veux ravoir mes quarante livres sterling. Je comptais avec certitude qu’elles seraient multipliées au centuple. Je veux avoir mon enjeu du moins.

— Va te pendre, alors, et plaide contre Alasco devant le chancellerie du diable, car c’est à ce tribunal qu’il a porté sa cause.

— Quoi ! que signifie cela ? est-il mort ?

— Oui vraiment, il l’est, répondit Varney, et joliment enflé de corps et de visage. Il paraît qu’il préparait quelques-unes de ses drogues infernales, et que le masque de verre qu’il portait habituellement est tombé de son visage, par lequel ce poison subtil s’est introduit dans le cerveau et l’a tué.

Sancta Maria ! s’écria Poster ; je veux dire que Dieu dans sa miséricorde nous préserve de l’envie et de tout péché mortel… N’avait-il pas obtenu de produit, croyez-vous ? n’avez-vous pas vu de lingots dans ses creusets ?…

— Ma foi, je n’ai rien vu que son cadavre, répondit Varney, assez vilain spectacle,… Il est enflé comme un corps qui aurait été exposé trois jours sur la roue… Allons ! donnez-moi un verre de vin.

— Je vais y aller, et l’examiner moi-même. » Il prit la lampe, et s’approcha rapidement de la porte ; mais là il balança et s’arrêta… « Ne voulez-vous pas venir avec moi ? dit-il à Varney.

— Pourquoi faire ? dit Varney ; j’en ai vu et senti assez pour m’ôter l’appétit. J’ai ouvert la croisée cependant, pour donner de l’air… la chambre était pleine de vapeurs sulfureuses et d’autres exhalaisons suffocantes, comme si le diable lui-même eût été là.

— Et ne serait-ce pas l’œuvre du démon lui-même ? » dit Foster en hésitant toujours. « J’ai entendu dire qu’il était puissant dans de telles circonstances et en de tels lieux.

— Et quand même, répondit Varney, ce serait l’œuvre de Satan, qui tourmente ainsi ton imagination ? tu es en parfaite sûreté, à moins qu’il ne soit un diable bien exigeant, car il a eu deux bons morceaux depuis peu.

— Comment, deux bons morceaux ! Qu’est-ce que cela signifie ? que voulez-vous dire par là ? demanda Foster.

— Tu le sauras quand il le faudra, dit Varney… Et puis cet autre banquet qu’on lui prépare… Mais tu la regardes peut-être comme un morceau trop friand pour la dent du démon… Il lui faudra ses hymnes, ses harpes et ses séraphins. «

Antony Foster, en entendant ces paroles, revint lentement près de la table : « Bon Dieu, sir Richard, eh ! faut-il donc aussi que cela ait lieu ?

— Oui, assurément, Antony, où il n’y a pas pour toi d’acte de propriété.

— J’avais prévu que cela en viendrait là… Mais comment, sir Richard ? comment ? car pour la possession du monde je ne voudrais pas porter les mains sur elle.

— Je ne puis pas t’en blâmer ; j’y aurais moi-même de la répugnance. Alasco et sa manne nous manquent cruellement, ainsi que ce chien de Lambourne.

— Et pourquoi Lambourne tarde-t-il tant ?

— Ne me fais pas de question : tu le reverras un jour, si ta croyance est vraie. Mais occupons-nous d’affaires plus graves… Je veux t’apprendre un piège, Tony, pour attraper les vanneaux… Cette trappe, cette bascule de ton invention, peut rester solide en apparence, n’est-ce pas, quoique les supports en soient retirés ?

— Oui, sans doute, dit Foster, tant qu’on ne marchera pas dessus.

— Mais si la dame cherchait à s’enfuir, reprit Varney, son poids ne suffirait-il pas pour la faire crouler ?

— Le poids d’une souris suffirait, dit Foster.

— Eh bien donc, si elle se tue en essayant de s’enfuir, qu’y pouvons-nous, vous ou moi, honnête Foster ? Allons nous coucher, et nous exécuterons ce projet demain. »

Le lendemain, à l’approche du soir, Varney somma Foster de songer à l’exécution de leur plan. Tider et un vieux domestique de Foster furent écartés sous prétexte d’une commission, et Antony lui-même, comme s’il désirait s’assurer que la comtesse ne manquât de rien, alla la trouver dans sa prison. Il fut si ébranlé par la douceur et la patience avec lesquelles elle semblait supporter sa captivité, qu’il ne put s’empêcher de lui recommander instamment de ne pas traverser le seuil de son appartement, sous aucun prétexte, que le comte de Leicester ne fût arrivé : « Et j’espère, ajouta-t-il, que ce sera sous peu. » Amy promit avec douceur de se résigner à son sort, et Foster retourna près de son compagnon plus endurci, la conscience à moitié soulagée du poids inquiétant qui l’accablait. « Je l’ai avertie, se dit-il ; c’est sûrement en vain qu’on tend un piège sous les yeux mêmes de l’oiseau. »

Il ne barricada donc pas la porte de la comtesse en dehors, et sous les yeux de Varney il retira les appuis qui soutenaient la galerie mobile qui, en conséquence, ne conservait sa position fixe que par une faible adhésion. Ils se retirèrent au rez-de-chaussée pour attendre le résultat de cette opération ; mais ils attendirent long-temps en vain. À la fin Varney, après s’être promené à grands pas, la figure enveloppée dans son manteau, le jeta tout d’un coup en arrière en s’écriant : « Assurément, jamais il n’y eut de femme assez sotte pour négliger une si belle occasion de s’échapper.

— Peut-être a-t-elle résolu, dit Foster, d’attendre l’arrivée de son mari.

— Ah ! c’est vrai, c’est très vrai, dit Varney en s’élançant dehors, je n’avais pas songé à cela. »

Il ne s’était pas écoulé deux minutes quand Foster, qui était resté à sa place, entendit le pas d’un cheval, puis un coup de sifflet semblable à celui qui servait ordinairement de signal au comte. Un instant après la porte de la comtesse s’ouvrit, et, au même moment, la galerie s’écroula ; on entendit le bruit de quelque chose qui se précipite et tombe pesamment, puis un faible gémissement… et tout fut fini…

Au même instant Varney vint se montrer à la fenêtre, et d’un ton qui offrait un mélange inexprimable d’horreur et de raillerie, il s’écria : « L’oiseau est-il pris ? la besogne est-elle faite ?

— Oh ! que Dieu ait pitié de nous ! » s’écria Antony Foster.

« Imbécile que tu es, dit Varney, ta tâche est finie, et ta récompense t’est assurée ; regarde dans le caveau, que vois-tu ?

— Je ne vois qu’un monceau de linge blanc semblable à un tas de neige, dit Foster. Ô Dieu ! elle remue un bras !

— Jette quelque chose sur elle ; ta cassette d’or, Tony… elle doit être pesante.

— Varney, tu es un démon incarné ; il n’est plus besoin de rien ; elle ne bouge plus ; elle a cessé de vivre.

— Ainsi finissent nos peines, » dit Varney en entrant dans l’appartement ; « je n’aurais jamais cru imiter si bien le signal du comte.

— Oh ! s’il existe une vengeance divine, tu l’as bien méritée, et tu ne saurais t’y soustraire. Tu t’es servi de ses plus tendres affections pour la détruire : c’est faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère.

— Tu es un stupide fanatique, Foster. Mais songeons maintenant au moyen de répandre l’alarme. Il faut que le corps reste où il est. »

Mais leur perversité ne devait pas être plus long-temps soufferte, car au moment où ils se consultaient sur ce point, ils furent interrompus par l’arrivée de Tressilian et de Raleigh, qui s’étaient procuré l’entrée de la maison au moyen de Tider et des domestiques de Foster, dont ils s’étaient assurés dans le village.

Antony Foster s’enfuit à leur aspect ; et connaissant tous les passages et tous les coins de cette vieille maison, dont les détours ressemblaient à un labyrinthe, il échappa à toutes les recherches.

Mais Varney fut arrêté à l’instant ; et au lieu de paraître se repentir de ce qu’il avait fait, il sembla prendre un plaisir infernal à leur montrer le corps de la comtesse assassinée, tout en les défiant de prouver qu’il eût eu aucune part à sa mort. Le désespoir de Tressilian en contemplant les restes mutilés et encore chauds d’un objet qui peu d’instants auparavant était encore si charmant et si tendrement aimé, fut tel, que Raleigh se vit obligé de le faire transporter de force hors de la maison, tandis qu’il se chargea lui-même de diriger tout ce qu’il y aurait à faire.

Varney, dans un second interrogatoire, ne chercha guère à cacher son crime et les motifs qui l’y avaient porté, donnant pour raison de sa franchise que, quoiqu’on ne pût concevoir contre lui des soupçons sur la plus grande partie des faits qu’il venait d’avouer, cependant ce soupçon même suffisait seul pour le priver de la confiance de Leicester, et détruire tous ses projets gigantesques d’ambition. « Je ne suis pas né, dit-il, pour traîner le reste de mes jours comme un proscrit, dans l’avilissement et la dégradation, et je ne veux pas non plus que ma mort soit un jour de fête pour le vulgaire. »

On craignit d’après ces paroles qu’il n’eût le dessein d’attenter à sa vie, et on eut soin de lui enlever tous les moyens d’exécuter ce projet ; mais comme quelques-uns des héros de l’antiquité, il partait sur lui une petite dose d’un poison actif, préparé probablement par le fameux Démétrius Alasco. Il avala cette potion le soir, et le lendemain on le trouva mort dans sa prison. Il ne parut pas même qu’il eût éprouvé une longue agonie ; sa physionomie présentait encore après sa mort cette expression d’amère raillerie qui lui était habituelle. Le méchant, dit l’Écriture, n’a pas de frein dans sa mort.

Le sort de son infâme complice fut long-temps inconnu. La résidence de Cumnor fut abandonnée immédiatement après le meurtre qui y avait eu lieu, car les domestiques prétendirent avoir entendu des gémissements, des cris et autres bruits surnaturels, dans le voisinage de ce qu’on appelait la chambre de lady Dudley. Après un certain laps de temps, Jeannette, n’entendant pas parler de son père, devint sans contestation maîtresse de tous ses biens, qu’elle donna avec sa main à Wayland, dont le caractère avait pris de la stabilité, et qui avait obtenu un emploi dans la maison d’Élisabeth ; mais ce ne fut que quelques années après la mort de l’un et de l’autre que leur fils aîné, faisant faire quelques fouilles dans la vieille maison de Cumnor, découvrit un passage secret, fermé par une porte en fer cachée derrière le lit de lady Dudley, et qui descendait dans une espèce de cave où l’on trouva une cassette de fer renfermant une assez grande quantité d’or, et sur laquelle était étendu le squelette d’un homme : le sort d’Antony Foster devint alors manifeste. Il s’était réfugié dans ce lieu secret, oubliant la clef de la serrure à ressort ; et ne pouvant pour en sortir user des moyens qu’il avait employés pour la conservation de cet or, qui était le prix de son salut, il avait péri misérablement dans ce lieu. Sans aucun doute, les cris et les gémissements entendus par les domestiques n’étaient pas entièrement imaginaires, et étaient ceux que ce misérable, dans son désespoir, poussait en appelant à son secours.

La nouvelle du sort affreux de la comtesse mit un terme soudain aux fêtes de Kenilworth. Leicester se retira de la cour, et pendant fort long-temps s’abandonna tout entier à ses remords. Mais comme Varney, dans ses derniers aveux, avait eu soin de ménager la réputation de son maître, le comte devint plutôt un objet de pitié que d’indignation. La reine finit par le rappeler à la cour ; il s’y distingua encore une fois en qualité d’homme d’état et de favori. Le reste de sa carrière est bien connu dans l’histoire ; mais il y eut une espèce de justice rétributive dans sa mort, si, d’après le bruit généralement accrédité, elle fut causée par une dose de poison destinée à une autre personne.

Sir Hugh Robsart mourut peu de temps après sa fille, laissant son bien à Tressilian. Mais ni la perspective de l’indépendance et de la vie champêtre, ni les promesses de faveur que lui fit Élisabeth pour l’engager à s’attacher à la cour, ne purent dissiper sa profonde mélancolie. En quelque lieu qu’il portât ses pas, il lui semblait voir le corps défiguré du premier et de l’unique objet de ses affections. À la fin, ayant pourvu au sort des vieux amis et serviteurs dont se composait la maison de sir Hugh à Lidcote-Hall, il s’embarqua avec son ami Raleigh pour l’expédition de la Virginie, et trouva une mort prématurée dans cette terre étrangère, jeune d’années, mais vieilli par les chagrins.

Quant aux personnages secondaires de cette histoire, il suffira de dire que le bon sens de Blount se ranima à mesure que ses rosettes jaunes se fanèrent, et qu’il devint un excellent officier . il se montra à la guerre beaucoup plus dans son élément que pendant le court espace de temps où il avait suivi la cour. Quant à Flibbertigibbet, son esprit subtil et pénétrant lui fit obtenir des distinctions ; il eut la faveur de Burleigh ainsi que de tous ceux qui l’employèrent.

On peut trouver l’esquisse de cette triste narration dans les Antiquités du Berkshire, par Ashmole ; il en est également question dans plusieurs autres ouvrages relatifs à Leicester. L’ingénieux traducteur du Camoëns, William Julius Mickle, a fait de la mort tragique de la comtesse le sujet d’une élégie que le lecteur a lue dans l’introduction de ce roman.




FIN DE KENILWORTH.



  1. Voir les romans du Monastère et de l’Abbé, A. M.
  2. Ce mot naturellement veut dire ici maître d’auberge,. On sait, du reste, que l’expression s’applique tant à ceux qui logent qu’à ceux qui sont logés. a. m.
  3. Grand faubourg ou quartier méridional de Londres, sur la rive droite de la Tamise. a. m.
  4. Expression tout anglaise. Le tapster est celui qui tire la bière du tonneau dans un cabaret. a. m.
  5. Valet d’écurie. On voit qu’ici l’auteur change la profession ou l’état en véritable nom. a. m.
  6. Petite bière anglaise, a. m.
  7. Le gallon anglais contient quatre quartes, et la quarte ou le quart équivaut à un litre. a. m.
  8. Évidemment l’auteur cherche ici à faire passer dans le langage de ses interlocuteurs les phrases ou expressions habituelles du lieu de la scène, c’est-à-dire d’Oxford avec son université. a. m.
  9. On appelle ainsi en Angleterre le lieu où se vend le vin. a. m.
  10. Mike, par abréviation ou corruption de Michel. a. m.
  11. Snort, ronfler, hogsditch, pour hohe, haut, et deutchen, allemand : comme qui dirait madame qui ronfle de haut allemand, de bon allemand. a. m.
  12. Mot à mot : bonhomme courroie. a. m.
  13. Gold or ; thred, enfilé ; c’est-à-dire, Laurent d’or enfilé. a. m.
  14. Rue de Londres, dans le quartier de la Cité : c’est la rue Saint-Honoré ou la rue Saint-Denis de la métropole britannique. a. m.
  15. Mot à mot : Je meurs, je suis mort, ou j’ai vécu, mourir. a. m.
  16. Je promets, je jure à Dieu ; phrase espagnole. a. m.
  17. Petite rivière du comté d’Oxford. a. m.
  18. Vin de Bordeaux. a. m.
  19. Îlot du comté de Cornouailles, dans la baie du Mont-Saint-Michel, dite Mount’s bay.a. m.
  20. Qui fut décapité pour avoir trahi Élisabeth, et servi Marie Stuart, dont il voulait devenir l’époux. a. m.
  21. Réformateurs brûlés sous la reine Marie. a. m.
  22. Les précisiens étaient une espèce de puritains. a. m.
  23. Dragon-fly, demoiselle aquatique. Pour conserver le jeu de mots qui existe dans l’original, nous avons hasardé le mot dragon-mouche. a. m.
  24. Quartier de Londres. a. m.
  25. Lieu d’exécution à Londres. a. m.
  26. Covetousness bursts the sack and spills the grain. a. m.
  27. Dudman et Ramhead (tête de bélier) sont les noms de deux caps sur la côte de Cornouailles, au sud-est de l’Angleterre. a. m.
  28. Espèce de corbeau comme on sait. a. m.
  29. Ka me, ka thee, dit le texte. a. m.
  30. Le poset, dit le texte ; sorte de punch fait de vin, de sucre, de lait et d’œufs. a. m.
  31. Crown, couronne, écu de 5 schellings, de chacune 1 fr. 20. a. m.
  32. Abréviation d’Amélie. a. m.
  33. Saint jour, ou jour de fête ; et, par extension, jour de congé. a. m.
  34. Taisez-vous. a. m.
  35. Game, jeu ; sludge, bourbe : voilà encore un nom inventé à plaisir par l’auteur, et qui revient à dire ceci : Joueuse dans la bourbe. a. m.
  36. Chemin par terre le forgeron.a. m.
  37. Qu’ai-je à démêler avec un cheval ? a. m.
  38. Salut, monsieur ; comprenez-vous le latin ? a. m.
  39. Peu versé dans la langue latine, avec votre permission, monsieur, je parlerais plus volontiers l’idiome du pays. a. m.
  40. De ces chaumières. a. m.
  41. Maréchal ferrant. a. m.
  42. Peu de paroles. a. m.
  43. Espèce de bouillie. a. m.
  44. Soignez le déjeuner. a. m.
  45. Deux et trois fois heureux. a. m.
  46. Ô esprit aveugle des mortels ! a. m. !
  47. Vœux exaucés par des dieux ennemis. a. m.
  48. En nos pauvres domaines. a. m.
  49. Elle a du foin jusqu’aux cornes, ce qui naturellement rappellerait au pédagogue, le foin dans les bottes, s’il était Français. a. m.
  50. Pas une obole. a. m.
  51. Hog, en anglais, signifie pourceau. a. m.
  52. L’auteur joue ici sur le nom holyday qui signifie, en anglais, jour de fête, jour de congé, comme nous l’avons déjà dit. a. m.
  53. Comme le mot lucus (bois) est une contraction de non lucendus (obscur), ce jeu de mots latin est intraduisible en français. a. m.
  54. Maître du jeu. a. m.
  55. Content de peu. a. m.
  56. Erasme de jour propice. C’est la traduction de holiday, saint jour ou joue de fêtea. m.
  57. Le tau (Τ τ) est la lettre grecque qui répond à notre T. a. m.
  58. Quel rapport cela a-t-il avec les bœufs d’Iphyctus ? a. m.
  59. Hâtez-vous lentement. a. m.
  60. Maître ès art. a. m.
  61. Du nom duquel est venu le nom vulgaire de gabeur, menteur. a. m.
  62. L’art difficile d’endurer les souffrances journalières. a. m.
  63. Ainsi du reste, et cœtera. a. m.
  64. Virgile. a. m.
  65. Au rameau arraché en succède un autre. a. m.
  66. J’y donne la main. a. m.
  67. Richard, viens ici, petit drôle. a. m.
  68. Donc, holà, Richard ! viens près de moi, je te prie, mon disciple. a. m.
  69. Bagatelles ! a. m.
  70. Attendez. a. m.
  71. Mon âme, mon petit cœur. a. m.
  72. Si, après avoir dissous un corps fixe, tu le fais évaporer, et qu’ensuite tu con denses ce corps volatilisé, cela te fera vivre long-temps en bonne santé ; si le composé produit du vent, cela vaudra cent pièces d’or. L’esprit souffle où il veut… Comprenne qui pourra. a. m.
  73. Wellington. a. m.
  74. Hoster, palefrenier. Voyez une note de Rob-Roy sur les appellations de ce genre. a. m.
  75. Richard-le-Bossu, c’est-à-dire Richard III, dont la difformité était passée pour proverbe. a. m.
  76. La Tempête de Shakespeare. a. m.
  77. Roi du pays de Galles. a. m.
  78. Vice-roi d’Irlande. a. m.
  79. Rue très marchande de la Cité, à Londres. a. m.
  80. Dans une vieille farce anglaise intitulée le Charbonnier de Croydon. a. m.
  81. Bell en anglais veut dire cloche ; avec un e, belle est l’ancienne orthographe. a. m.
  82. Edm. Spencer, aut. de la Reine des fées. a. m.
  83. Fantassins irlandais armés à la légère. a. m.
  84. Gardes nobles des rois d’Angleterre. a. m.
  85. En corps ; c’est-à-dire, tout nu. a. m.
  86. Le passage du Bélier, petite rue de Londres. a. m.
  87. La tour de Londres, prison d’état. a. m.
  88. Dans le drame de Troïlus et Cressida, acte v, scène ii. a. m.
  89. Edmond Spencer. a. m.
  90. Allusion à des querelles de la troupe de Shakspeare avec les conducteurs d’ours à Londres. a. m.
  91. Le palais de Greenwich a été en effet converti en hôtel des invalides, mais plus tard, sous le règne de Guillaume. a. m.
  92. Pièces historiques, comme Shakspeare appelait ses tragédies tirées de l’histoire. a. m.
  93. Shakspeare, le Songe d’une nuit d’été, acte II, scène iii. a. m.
  94. Petite ville à 18 lieues de Londres, à l’embouchure de la Medway dans la Tamise. a. m.
  95. Les astres gouvernent les hommes, mais Dieu gouverne les astres. a. m.
  96. Nul ne peut vaincre Ajax, hormis Ajax lui-même. a. m.
  97. Henri VIII. a. m.
  98. Nom d’un colporteur qui figure dans la pièce de Shakspeare intitulée le Conte d’hiver. a. m.
  99. Le Conte d’hiver, de Shakspeare, acte II. a. m.
  100. Hard-ruled. Le véritable mot serait indominable, si ce mot était français. a. m.
  101. Nugæ antiquæ (Vol. Ier, pages 335, 336), Recueil de John Harrington. a. m.
  102. Furens quid femina possit, ce que peut une femme en fureur ; pensée de Virgile. a. m.
  103. Millenium. Cette opinion appartient à une secte religieuse qui soutenait que mille ans après le jugement dernier la terre serait un paradis pour les élus de Jésus-Christ. a. m.
  104. Hôpital des fous à Londres. a. m.
  105. Ask the hind when the fangs of the deerhound are stretched to gripe her, if she is strong enough to spring the Chasm ; pensée énergiquement exprimée. a. m.
  106. On dirait chez nous : Fier comme Artaban. a. m.
  107. Nom de l’épée d’Arthur. a. m.
  108. Cela est vrai, respectable monsieur. a. m.
  109. Lucine, viens à mon aide. a. m.
  110. Elle porte le nom de Sibylle. a. m.
  111. Héroïne d’un conte de Chaucer. a. m.
  112. C’est ainsi qu’en France nous avions jadis les requêtes de l’hôtel. a. m.
  113. Plus de douze millions de francs. a. m.
  114. L’acre égale 720 pieds français de longueur sur 72 de largeur, ou bien 160 perches. a. m.
  115. Mauvais génie dont il est question dans les contes orientaux. a. m.
  116. Isabelle, fille de Philippe-le-Bel. a. m.
  117. Foire de Londres. a. m.
  118. Fatiguée de ce langage barbare. a. m.
  119. Voyez la relation de Lancham, des fêtes données à la reine au château de Kenilworth en 1575, opuscule très amusant, écrit par le plus grand fat qui ait jamais barbouillé du papier. L’original est extrêmement rare ; cependant il a été réimprimé deux fois : la première dans la collection très curieuse et très intéressante que M. Nichols nous a donnée des marches, voyages et processions publiques de la reine Élisabeth, volume Ier ; et la seconde, plus récemment, dans le 1er numéro d’un ouvrage intitulé Kenilworth décrit, magnifiquement imprimé à Chiswick pour Meridaw de Coventry et Radcliff de Birmingham, ouvrage qui, s’il est continué avec le goût et le soin qu’on y a apportés jusqu’ici, sera une des plus belles publications en fait d’antiquité qui aient paru depuis long-temps.
  120. Signet ring. a. m.
  121. To catch gulls with their webbed feet. Il y a ici un jeu de mots intraduisible, gulls voulant dire à la fois une mouette, espèce d’oiseau aquatique, et une dupe. a. m.