Koussaka

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Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 159-178).
KOUSSAKA[1]

I

Il n’appartenait à personne ; il n’avait pas de nom à lui et nul n’aurait pu dire où il avait passé le long hiver rigoureux ni comment il s’était nourri. Des chiens aussi affamés que lui, mais fiers et forts d’avoir des maîtres, le chassaient des chaumières bien chaudes. Quand il se montrait dans la rue, poussé par la faim ou par un instinctif besoin de société, les enfants lui lançaient des pierres, et les grandes personnes l’appelaient gaiement, le sifflant d’une façon terrible et prolongée. Affolé, il courait de côté et d’autre, se cognant aux palissades, aux passants et s’enfuyait au bout du village, au fond d’un grand jardin, dans un endroit qu’il connaissait. Là, il léchait ses plaies et ses blessures et, dans la solitude, la terreur et la haine s’amassaient en lui.

Une fois seulement, quelqu’un le caressa. C’était un paysan ivre qui sortait du cabaret. Il aimait tout le monde, fraternisait avec chacun et marmottait on ne sait quoi à propos des braves gens ; aussi eut-il pitié du vilain chien malpropre sur lequel ses regards vagues et troubles tombèrent par hasard.

— Médor ! appela-t-il du nom commun à toute l’espèce canine. Médor ! viens ici ! n’aie pas peur !

Le chien avait grande envie d’obéir ; il agitait la queue, mais sans se décider. Le paysan frappa sur son genou en répétant d’un ton persuasif :

— Mais viens donc, nigaud ! Parole, je ne te toucherai pas !

Tandis que le chien hésitait, tout en remuant la queue de plus en plus fort et en s’approchant à petits pas, l’humeur de l’ivrogne changea. Il se rappela tout ce qu’il avait eu à souffrir de la part des « braves gens » ; une colère sourde l’envahit et, quand Médor se coucha sur le dos à ses pieds, il lui lança dans le flanc un grand coup de botte.

— Tiens, sale bête !

Le chien se mit à hurler, plutôt de surprise et de chagrin que de douleur ; le paysan rentra chez lui en vacillant, puis, ayant rossé sa femme, il déchira en menus morceaux le fichu neuf qu’il lui avait donné la semaine précédente.

Dès lors, le chien se méfia de ceux qui voulaient le caresser ; la queue entre les jambes, il se sauvait, à moins qu’il ne se jetât avec rage sur les passants, s’efforçant de mordre, jusqu’à ce qu’on parvint à se débarrasser de lui à coups de bâton. Un hiver, il s’installa sous la terrasse d’une villa déserte qui n’avait pas de gardien et veilla sur la propriété avec désintéressement ; la nuit, il allait de temps en temps sur la route et hurlait à en devenir enroué. Puis, une fois recouché, il continuait à grogner avec fureur, mais on sentait qu’il était satisfait et fier de lui-même.

Les nuits d’hiver étaient terriblement longues et les fenêtres noires de la villa déserte regardaient, maussades, le jardin immobile et glacé. Parfois, une petite lueur bleuâtre éclatait sur une vitre : c’était le reflet d’une étoile filante ou un timide rayon envoyé par le croissant de la lune.


II

Le printemps arriva et autour de la maison silencieuse résonnèrent des grincements de roues, les pas lourds et les grosses voix de ceux qui amenaient les malles. Puis les propriétaires arrivèrent de la ville : toute une joyeuse bande de grandes personnes, de jeunes gens et d’enfants, grisés par l’air chaud et lumineux. On criait, on chantait, un rire aigu de femme vibrait.

La première personne avec laquelle le chien fit connaissance, fut une jolie petite fille qui courait dans le jardin, en uniforme brun d’écolière. Elle semblait impatiente d’étreindre tout ce qui l’entourait. Elle contempla le ciel clair, les rameaux rouges des cerisiers ; puis elle se coucha dans l’herbe, le visage tourné vers le soleil ardent. Tout à coup, se relevant brusquement, elle se serra elle-même dans ses bras, baisa l’air printanier de ses lèvres fraîches et s’écria d’un air de conviction profonde :

— Ah ! que je m’amuse !

Puis elle se mit à tourner sur elle-même. Au même instant, le chien, qui s’était approché sans bruit, happa brutalement le bas de la jupe gonflée, en arracha un morceau et disparut comme il était venu, derrière les épais buissons de groseillers et de cassis.

— Ah ! le vilain chien ! s’écria la petite fille en s’enfuyant ; et longtemps encore on entendit sa voix agitée : « Maman ! Enfants ! N’allez pas au jardin… il y a un chien ! Un gros chien très méchant ! »

La nuit, le chien revint furtivement à la villa endormie et se coucha à sa place accoutumée, sous la terrasse. Des odeurs humaines flottaient et par les fenêtres ouvertes arrivaient de faibles bruits de respiration. Les nouveaux venus dormaient ; ils étaient désarmés, mais le chien les protégeait jalousement : il ne dormait que d’un œil, et au moindre frôlement, il allongeait son museau aux deux taches immobiles et phosphorescentes. Et il y avait beaucoup de bruits inquiétants dans cette vibrante nuit de printemps : dans l’herbe chuchotait quelque chose de petit et d’invisible qui venait jusque sous le nez luisant du chien ; une branche sèche craquait sous le poids d’un oiseau endormi, une charrette cahotait, et des camions lourdement chargés grinçaient sur la route. Et dans l’air immobile se répandaient les frais arômes de la résine qui donnaient envie de s’en aller vers le lointain empourpré.

Ces citadins étaient de très bonnes gens, rendus encore meilleurs par le fait qu’ils étaient loin de la ville, qu’ils respiraient un air pur et ne voyaient autour d’eux que des choses vertes, bleues et inoffensives. Les rayons du soleil les pénétraient de leur chaleur et les disposaient à la gaîeté et à la bienveillance. Au premier moment, ils voulurent chasser le chien qui les avait effrayés et même le tuer à coups de revolver s’il ne s’en allait pas ; puis ils s’accoutumèrent à ses aboiements nocturnes et, parfois, le matin, quelqu’un demandait :

— Où est donc notre Koussaka ?

Ce nom lui resta. Pendant la journée on apercevait dans les buissons un corps sombre disparaissant au premier geste d’une main qui lui lançait du pain, comme on lance une pierre. Bientôt tout le monde s’habitua à Koussaka ; on le considérait comme le chien de la maison et on s’amusait de sa sauvagerie et de sa terreur insensée. Chaque jour, Koussaka diminuait d’un pas l’espace qui le séparait des habitants de la villa ; il examinait leur visage et se pliait à leurs coutumes : une demi-heure avant le dîner, on le voyait déjà dans les buissons, qui clignait de l’œil avec amitié. Et ce fut Lélia, la petite écolière, qui, oubliant leur première rencontre, l’introduisit complètement dans le cercle de ces gens heureux de se reposer et de se divertir.

— Koussaka, viens ici, appela-t-elle. Viens, mon petit chien, viens donc. Veux-tu du sucre ?… Je te donnerai du sucre, veux-tu ? Viens donc !

Mais Koussaka ne venait pas : il avait peur. Et de la façon tendre qu’on peut prendre quand on a une jolie voix et une jolie frimousse, lentement Lélia s’avança vers le chien, tout en frappant des mains, non sans craindre d’être mordue.

— Je t’aime, Koussaka, je t’aime beaucoup. Tu as un gentil petit nez et des yeux si expressifs. Tu ne me crois pas, Koussaka ?

Les sourcils de Lélia s’élevèrent ; elle avait elle-même un si joli petit nez et des yeux si expressifs que le soleil avait bien raison de baiser ardemment ses joues roses et tout son jeune visage d’une beauté naïve.

Alors, pour la seconde fois de sa vie, le chien se coucha sur le dos et ferma les yeux, ignorant si on allait le battre ou le caresser. Mais on le caressa. Une petite main tiède se posa en hésitant sur la tête hérissée et, comme si c’eût été le signe d’une prise de possession inéluctable, elle glissa libre et hardie sur tout le corps velu, qu’elle chatouilla en le houspillant.

— Maman ! Enfants ! Voyez : je caresse Koussaka ! s’écria Lélia.

Lorsque les enfants accoururent, bruyants, animés, lumineux et agiles comme des gouttes de vifargent, Koussaka demeura glacé d’effroi ; il attendit, désarmé : il savait que si on le maltraitait, il lui serait impossible d’enfoncer ses dents aiguës dans le corps de l’agresseur : on lui avait enlevé sa colère implacable. Et quand chacun se mit à le caresser, il frémit longtemps encore à chaque contact des mains amies, souffrant de ces gestes inaccoutumés comme si on l’eût battu.


III

Koussaka s’épanouit de toute son âme de chien. Il avait un nom ; il accourait à toute vitesse du fond du jardin en l’entendant ; il appartenait à des êtres humains et pouvait leur être utile. N’est-ce pas suffisant pour le bonheur d’un chien ?

Grâce à sa sobriété, acquise au cours des longues années de sa vie errante et affamée, il mangeait très peu ; néanmoins il se transforma complètement : ses longs poils qui tombaient auparavant en mèches rousses et ternes, toujours couverts de boue sous le ventre, foncèrent, devinrent propres et luisants comme du satin. Lorsque, pour se distraire, il courait au portail et restait sur le seuil à observer la route d’un bout à l’autre, personne ne pensait plus à le taquiner ou à lui lancer des pierres.

Mais cette fierté et cette indépendance ne lui venaient que dans la solitude. Au fond de son cœur, la peur ne s’était pas encore tout à fait évaporée et chaque fois qu’il voyait quelqu’un s’approcher de lui, il perdait la tête, s’attendait à recevoir des coups. Longtemps encore, il lui semblait que chaque caresse était une surprise, un miracle auquel il ne pouvait répondre. Il ne savait pas rendre cajolerie pour cajolerie. D’autres chiens sont habiles à se dresser sur leurs pattes de derrière, à se frotter contre les gens et même à sourire, Koussaka ne savait pas.

La seule chose en son pouvoir était de se coucher sur le dos, et, les yeux clos, de japper doucement. Mais c’était trop peu pour exprimer son ravissement, sa reconnaissance et son amour. Et par une inspiration soudaine, Koussaka se mit à imiter ce qu’il avait peut-être vu faire jadis à ses congénères, mais qu’il avait oublié depuis longtemps. Il culbutait drôlement, sautait avec gaucherie, tournait sur lui-même ; et son corps d’ordinaire si souple et si élastique devenait lourd, ridicule et piteux.

— Maman ! Enfants ! Regardez Koussaka qui joue, s’écria Lélia, et elle ajouta en étouffant de rire :

— Encore, Koussaka, encore ! Oui comme cela.

Tout le monde accourut, ce fut une joie générale de voir Koussaka qui virait et culbutait, mais personne n’aperçut la prière bizarre peinte dans ses yeux. Et de même qu’autrefois on appelait le chien qu’on injuriait pour voir sa peur insensée, de même maintenant on le caressait afin d’exciter ces accès d’affection infiniment risibles. Il ne se passait pas une heure sans qu’un des enfants ne criât :

— Koussaka, joli Koussaka, joue un peu !

Et Koussaka tournait et culbutait au milieu de rires inextinguibles. On célébrait ses talents devant lui et en son absence on regrettait seulement qu’il ne voulût pas répéter ses tours devant les visites ; mais il s’enfuyait alors dans le jardin ou se cachait sous la terrasse.

Peu à peu Koussaka s’habitua à ne plus s’inquiéter de sa nourriture ; à une heure déterminée, la cuisinière lui donnait sa pâtée et des os ; il se couchait avec assurance à sa place favorite, et déjà il recherchait les caresses. Il s’était alourdi, quittait rarement la villa, et quand les enfants l’appelaient pour aller au bois, il secouait la queue et disparaissait sans qu’on s’en aperçût. Mais, la nuit, ses aboiements protecteurs étaient toujours aussi sonores.


IV

Les flammes d’or de l’automne s’allumèrent, de fréquentes averses noyaient le ciel ; rapidement les villas se vidèrent, devenant silencieuses, pareilles à des flambeaux éteints par le vent et les ondées.

— Qu’allons-nous faire de Koussaka ? demanda pensivement Lélia. Les mains autour des genoux, elle était près de la fenêtre, contemplant avec tristesse les gouttes de pluie ruisselant sur les vitres.

— Quelle pose tu prends, Lélia ! A-t-on jamais vu quelqu’un se tenir ainsi ? dit la mère, puis elle ajouta : Quant à Koussaka, il faut le laisser ici, tant pis pour lui.

— C’est dommage ! répliqua Lélia lentement.

— Que faire ? Nous n’avons pas de cour et on ne peut pas garder ce chien dans l’appartement ; c’est facile à comprendre.

— Quel dommage ! répéta Lélia, prête à pleurer. Ses sourcils noirs se soulevaient déjà, comme les ailes d’une hirondelle ; son petit nez se ridait plaintivement, quand la mère reprit :

— Il y a longtemps que les Dogaïef m’offrent un petit chien. Ils disent qu’il est de très bonne race et déjà dressé… Tu m’écoutes ? Tandis que celui-ci c’est un chien vulgaire.

— C’est dommage ! dit encore Lélia, mais elle ne pleura pas.

De nouveau se montrèrent des gens inconnus et les camions gémirent, tandis que les ais des planchers grinçaient sous leurs pas pesants ; mais personne ne riait, les voix étaient moins bruyantes. Effrayé par les figures étrangères, pressentant vaguement un malheur, Koussaka s’enfuit au fond du jardin ; de là, au travers des buissons dépouillés de leurs feuilles il regarda fixement le coin, visible de la terrasse, où allaient et venaient des hommes en blouses rouges.

— Tu es là, mon pauvre Koussaka, dit Lélia survenant. Elle était déjà en costume de voyage et portait la jupe brune à laquelle Koussaka avait enlevé un morceau. Viens avec moi !

Le chien la suivit sur la route. La pluie tombait par intervalles, et tout l’espace entre le ciel et la terre était rempli par des nuages ondoyants qui couraient avec rapidité. Ils semblaient lourds, et le soleil s’attristait de cette muraille compacte.

À gauche de la route s’étendaient des chaumes noircis, tandis que l’horizon seul, l’horizon montueux et proche, se hérissait d’îlots faits d’arbustes et de buissons. Tout près, à l’entrée de la ville, il y avait un cabaret, au toit de zinc peint en rouge ; devant la porte des gens s’amusaient à taquiner l’idiot du village, Jlioucha.

— Donnez-moi un copeck ! nasillait-il.

Des voix irritées et moqueuses lui répondaient avec ensemble :

— Veux-tu fendre du bois ?

Jlioucha proférait des injures basses et cyniques, qui faisaient rire sans gaieté les auditeurs.

Un rayon de soleil se fit jour, d’un jaune anémique comme si le soleil eût été incurablement malade. Le lointain automnal et brumeux devint encore plus large et plus triste.

— Je m’ennuie, Koussaka, murmura Lélia et, les yeux baissés, elle revint à la villa. Ce fut seulement à la gare qu’elle se rappela ne pas avoir dit adieu au chien.


V

Longtemps Koussaka courut à toute vitesse sur les traces de ceux qui partaient ; il alla jusqu’à la gare, puis il retourna, sale et mouillé, à la villa déserte. Là, il exécuta un nouveau tour de force que personne ne vit : pour la première fois, il monta sur la terrasse, se dressa sur ses pattes de derrière et regarda par la porte vitrée en grattant des ongles. Mais les chambres étaient vides et on ne lui répondit pas.

Une pluie fine se mit à tomber et de tous côtés s’abattirent les ténèbres des longues nuits d’automne. Sans bruit et rapidement, elles remplirent la maison vide ; elles sortaient en rampant des buissons, glissaient avec la pluie du haut du ciel lugubre. Sur la terrasse, dont on avait enlevé la tente, ce qui la faisait paraître plus grande et étrangement vide, la lumière lutta longtemps encore contre l’obscurité, éclairant tristement des traces de pas boueux ; mais bientôt elle succomba aussi.

La nuit tombait.

Et quand il ne fut plus possible de douter, le chien se mit à hurler avec une violence plaintive. En une note sonore et aiguë comme le désespoir, son cri se mêla au bruit monotone de la pluie, déchira l’air et s’en alla mourir au-dessus des champs noirs et nus.

Le chien hurlait, obstinément, à intervalles égaux, avec un désespoir tranquille. Et il semblait à ceux qui entendaient ce hurlement que c’était la nuit elle-même, la nuit ténébreuse qui gémissait, clamant vers la lumière, vers un chaud foyer, vers un cœur aimant de femme.

Le chien hurlait.


  1. Koussaka : celui qui mord. — Koussat : mordre.