Kowalski le menuisier

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Kowalski le menuisier
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 139-155).
K O W A L S K I
LE MENUISIER[1]

Je dus sa connaissance au hasard, ou, pour mieux m’exprimer, je la dus au printemps de Yakoutz, cette saison sibérienne, étrange et merveilleuse, dont aucun Européen ne peut se faire une idée. Le soleil de Yakoutz commence ordinairement à chauffer dès la première quinzaine d’avril. Au mois de mai, son globe de feu disparaît à peine, pendant quelques heures, de l’horizon, et sa chaleur est extrêmement intense. Cependant, avant que la Grande-Léna ne se soit débarrassée de ses chaînes hivernales, avant que la fonte complète des neiges, amoncelées à perte de vue dans les vastes forêts-vierges, ne soit accomplie, on ne peut dire que le printemps soit arrivé. Une lutte gigantesque s’engage alors entre les puissans rayons du soleil et ces blocs formidables de glace, épais de deux mètres, que la terre, gelée elle-même à quelques centaines de pieds de profondeur, est impuissante à réchauffer.

Le soleil triomphe enfin, la sève éclate dans la profondeur des forêts ; la Grande-Léna, la reine des eaux, l’aïeule, comme l’appellent les Sibériens, est enfin rappelée à la vie. Et l’on assiste, vers les derniers jours de mai, dans la ville de Yakoutz, à un curieux spectacle. Le long des rues, tous les habitans, hommes, femmes, enfans, vieillards, marchent attentifs, le cou tendu, l’oreille au guet, surveillant le moindre bruit venant du fleuve. Chaque vibration de l’air arrête brusquement leurs pas; ils se tournent du côté du levant et écoutent dans un profond recueillement. Si les sous éloignés s’éteignent ou détonnent, ils continuent tranquillement leur route; mais si, au contraire, le bruit grandit, s’accentue, remplissant bientôt l’air d’un grondement de tonnerre, accompagné de sinistres craquemens souterrains qui ressemblent à des rafales de tempête, alors ces Yakoutes, si paisibles un moment auparavant, s’animent tout à coup d’une façon extraordinaire, et mille cris joyeux percent l’air :

— La glace craque!.. elle se brise!.. la débâcle commence!.. entendez-vous?..

Bruyamment ils se dispersent dans toutes les directions et se hâtent d’aller porter à ceux qui sont demeurés au logis la grande nouvelle. Et ce n’est pas seulement aux amis, mais à tous les indifférens, que, mus par un sentiment de fraternel devoir, ils jettent ces mots magiques :

— La Lena a bougé !..

Bientôt ces paroles, répétées à l’infini, modulées par des centaines de voix, arrivent aux yourtes (maisons) les plus reculées. Une fièvre saisit alors toute cette population; ceux qui peuvent seulement se lever s’empressent de se vêtir, et tous, d’un élan unanime, courent au bord du fleuve.

Là, sur la berge, une foule en délire suit anxieuse le plus imposant phénomène de la nature qu’il soit donné d’admirer en ce pays. Sur un lit d’une largeur de sept kilomètres, des glaçons énormes, poussés par le courant, s’amoncellent à la hauteur fabuleuse de maisons colossales, de montagnes géantes, qui s’effondrent, se fracassent avec des gémissemens terribles, semant, en se brisant, un éparpillement de millions d’aiguilles, qui poudroient et s’irradient sous le soleil en de merveilleux chatoiemens.

Mais pour bien comprendre ce qui rassemble ainsi sur les bords du fleuve cette population haletante, il faut avoir passé un hiver en Sibérie. Et, d’abord, il ne se mêle à son enthousiasme nulle préoccupation esthétique; la vue de cet incomparable spectacle n’est pour rien dans son émotion : non, ces hommes qui, dans leur lutte désespérée avec des froids insensés, des rigueurs inhumaines, ont épuisé leurs dernières forces, qui, depuis si longtemps, languissent, soupirent après la chaleur bienfaisante du soleil... ces hommes n’ont qu’un but : celui d’assister enfin de leurs propres yeux au triomphe final du soleil et à l’anéantissement complet de cet hiver impitoyable. Et une joie complète, une joie enfantine, éclate sur les visages jaunis des Yakoutes, leurs larges bouches naïves s’épanouissent, paraissant encore plus grandes que de coutume, et leurs petites prunelles noires brillent comme des braises ardentes.

Enivrée de bonheur, la foule chancelle presque :

— Loué soit le Seigneur !.. Loué soit Dieu !.. murmure-t-elle à l’envi, et, tournée vers les gigantesques montagnes de glace qui s’écroulent avec une rapidité qui tient du prodige, elle salue par des trépignemens joyeux. la chute de son implacable ennemi.

Rapidement les glaçons énormes, poussés par un torrent de vagues tumultueuses, éclatent, s’engouffrent et disparaissent.

A peine la Lena a-t-elle charrié et englouti cette masse fabuleuse de glaçons, la terre dégèle vite, et quoiqu’elle ne s’amollise jamais plus profondément qu’à deux pieds environ du sol, la nature se hâte de profiter des trois mois de chaleur qui lui sont assignés. En très peu de temps, tout se développe, tout fleurit, et la vaste vallée où s’étend la ville de Yakoutz présente alors aux regards un aspect féerique.

Fertile et verdoyante, cultivée par endroits, semée de bouquets de bouleaux, de taillis touffus, de prairies fécondes et d’une quantité innombrable de lacs miroitans, cette vallée, vue des cimes élevées qui l’entourent, fait l’effet d’un parc gigantesque, serpenté majestueusement par le ruban d’argent de la Lena. Et la beauté naturelle de cette plaine est encore rehaussée par la ceinture solennelle des mornes forêts vierges qui l’encerclent, faisant d’elle, au milieu de ce pays sauvage et inaccessible, comme une oasis merveilleuse au fond d’un désert.

La tribu des Yakoutes est sans contredit l’une des meilleures de toutes les tribus sibériennes. Elle s’entend surtout à profiter largement des bienfaits du soleil. A peine délivrés des étroites et nauséabondes yourtes hivernales (car ce ne sont que les très pauvres Yakoutes qui séjournent l’été en ville), les habitans remplissent l’air d’un tel mouvement, déploient une vie si intense, ils attaquent leur rude sol avec tant d’énergie, que les pulsations de cette terre, réveillée d’une façon autrement vigoureuse que partout ailleurs, semblent tressaillir avec une double sonorité.

On célèbre ensuite la fête du printemps, fête qui oblige les Yakoutes à maintes offrandes reconnaissantes, ainsi qu’à d’amples libations de koumys (boisson faite de fait de jument fermenté). Après cela, l’atmosphère de fête ne change plus. L’herbe semble sortir de terre connue par miracle, les vaches et les jumens sont gonflées de lait, cette ambroisie de Yakoutz, et le koumys fermenté ne sèche plus dans les coupes de bois. La vue de ces collines adorables, l’épanouissement de cette population qu’on rencontrait à chaque pas, cette molle béatitude qui semblait ne faire qu’un avec l’air ambiant, commençaient à éveiller en moi un enchantement tel que je m’y abandonnai bientôt de toute la puissance de mon être. Chaque jour je sortais de la ville, j’allais repaître mes regards de la merveilleuse nature et me baigner avidement dans la tiédeur du soleil.

Je prenais ordinairement pour but de mes excursions l’une ou l’autre de ces yourtes qui, disséminées dans la campagne et fort espacées entre elles, font paraître le pays plus peuplé qu’il ne l’est en réalité. Dans chaque cabane, l’habitant vous offre habituellement du koumys et du fait frais. Certes, ces boissons ne sont point exemptes d’une odeur particulièrement désagréable, répulsive même, qui fait dire aux étrangers en y portant les lèvres : Ça sent le Yakoute !.. Mais faute d’autre chose on finit par s’y faire, et, pour ma part, j’étais arrivé à en prendre en très grande quantité, et sans la moindre répugnance.

Parmi les différentes yourtes que je fréquentais, il s’en trouvait une qui me plaisait particulièrement à cause de sa position écartée, en pleine forêt, au bord d’un lac profond. Cette cabane appartenait à un vieillard si âgé, qu’on le désignait généralement sous le nom respectueux d’Ohonior (patriarche). Il habitait avec sa femme et un jeune gars. Tout son avoir consistait en quelques jumens, deux vaches et un poulain.

Le peuple de Yakoutz est curieux et bavard à l’excès ; le vénérable Ohonior possédait ces deux défauts à un degré extrême, et comme il savait baragouiner un peu de russe, c’est chez lui que je me rendais le plus souvent.

Son premier soin avait été naturellement de s’enquérir d’où je venais et de ce que j’étais.

Vis-à-vis d’un Russe, l’habitant de Yakoutz garde toujours une attitude humble et soupçonneuse; il est rampant. Un Moscovite, fût-il revêtu de haillons, représente toujours pour lui le maître, le conquérant. Avec le Polonais, ses relations sont plus familières. Je ne me souviens pas qu’un seul Yakoute soit resté indifférent à l’annonce de ma nationalité.

— Bilak! Bilak[2]! excellent frère, s’écrie ordinairement le moins expansif des Yakoutes.

Je fus donc, dès l’abord, sur un pied d’intimité avec Ohonior, et quand il apprit, par la suite, que j’étais lettré, que j’eusse pu remplir l’emploi de greffier de village et au besoin de fonctionnaire public, et qu’enfin je savais tourner et écrire des pétitions, son estime pour moi ne connut plus de bornes, sans tomber pourtant dans une trop grande familiarité. Grâce à cette sympathie, j’obtenais toujours de lui un fait et un koumys excellent, et sa bonne vieille, en me présentant l’écuelle de bois, avait toujours soin de l’essuyer de ses doigts ridés, et même elle léchait consciencieusement avec sa langue les taches qui lui paraissaient suspectes.

Un jour que je revenais de ma promenade journalière, je trouvai mon patriarche dans un état anormal; il était non-seulement bavard, mais d’une gaîté que je ne lui connaissais pas. J’appris bientôt que mon vénérable ami avait cherché, un peu trop ardemment, à réchauffer et à ranimer par de l’eau-de-vie ses membres, que l’âge commençait à raidir.

— Les Bilaks sont tous de braves garçons! — bredouillait-il très vite et assez indistinctement, tout en bourrant sa pipe de mon tabac. — Chaque Bilak est écrivain ou docteur,.. et, s’il n’est pas docteur,.. il est maréchal-ferrant!.. Oh! mais un maréchal-ferrant comme on n’en voit pas chez nous!.. Toi, tu es un brave homme, ça se voit, et un brave écrivain, et Sacha (c’est ainsi que le Yakoute se désigne lui-même) se rappellera toujours que Bilak est son frère... Mais si je te disais que je n’ai pas toujours pensé de même, tu ne me croirais pas... Tel que tu me vois, j’ai déjà vu soixante-dix fois pousser l’herbe que les veaux ont mangée sous mes yeux... Eh bien! il y a quinze ans à peine, je craignais encore les Bilaks, comme je crains les mauvais esprits.

Si j’en apercevais un sur la route, vite je me sauvais comme un lièvre tout au fond des forêts, et là je demeurais tapi au plus épais du fourré,.. et je n’étais pas le seul à penser comme ça!.. Tous les Yakoutes étaient de même, parce que, vois-tu, mon ami, on disait alors beaucoup de mal des Bilaks ; on racontait qu’ils avaient des cornes, qu’ils battaient les gens, et un tas d’autres choses.

Et comme je me moquais de la crédulité du patriarche qui jamais avait pu ajouter foi à de pareilles sornettes, il se fâcha tout rouge :

— Des sornettes, monsieur!.. quand moi et tous ceux de nos environs, nous avons entendu conter ces choses de père en fils! Des sornettes!.. Eh! nous prenez-vous pour des enfans?.. Je ne sais pas, moi, l’opinion qu’on a de vous autres Polonais dans les autres « ailleurs ; » mais ce que je sais bien, et ce que nous avions entendu répéter de tout temps, c’est que les Bilaks étaient des gens terribles et dangereux.

Le vieillard prit une gorgée de koumys, tira quelques bouffées de sa pipe.

— Et il y avait de quoi! continua-t-il... Mon père était encore de ce monde, mon fils commençait à peine à chercher à s’apparier, quand arriva ici un déporté bilak. Ses yeux étaient noirs et clairs comme de la glace cristallisée; il avait la barbe longue, les moustaches énormes, il se logea pas bien loin d’ici, là tout en haut sur la montagne. À cette époque, cette montagne était couverte d’une forêt qui ne ressemble guère à celle de maintenant : elle était touffue, serrée, et jamais la hache n’y avait pénétré. Au plus épais du fourré s’élevait une yourte abandonnée; elle plut à Bilak, et il la loua. Mais à peine y était-il installé, que la forêt devint inaccessible pour tout le monde à sept verstes à la ronde. Tout le jour on le voyait errer, son fusil sur l’épaule. Apercevait-il un visage humain, fût-ce même un Cosaque,.. il visait, et si l’homme ne se hâtait de fuir, il tirait... Oui, il tirait pour tout de bon!,. De quoi il vivait?.. Seules les âmes des forêts le savent peut-être, car aucun être humain n’a jamais approché de lui : on le fuyait comme un lépreux. Ceux qui l’avaient aperçu, rôdant à travers la forêt, dans de sinistres desseins, disaient que tout d’abord il était vêtu comme un vrai monsieur; mais ensuite... il s’en allait couvert de peaux de bête qu’il avait sans doute cousues lui-même ensemble, et ces gens ajoutaient qu’il avait l’air chaque fois plus effrayant et plus sauvage... Sa barbe avait fini par rejoindre sa ceinture; son visage était encore plus blême, et ses yeux étincelaient comme des flammes. Cela dura quelques années. Mais pendant un certain hiver, à l’époque des gelées les plus terribles, alors que soufflait un vent meurtrier, on ne l’aperçut pas... Ceux qui étaient plus particulièrement accoutumés à le voir en informèrent l’autorité. Peut-être y avait-il un malheur?.. On s’assembla à quelques-uns, marchant avec précaution,.. et voilà Bilak couché raide sur son lit, enveloppé de ses peaux, et déjà tout couvert de flocons de neige... Dans sa main, très serrée, il n’y avait rien qu’une petite croix... Bilak était mort, mort de faim, peut-être, ou bien encore de froid,.. à moins que ce ne soit Satan qui l’ait emporté avec lui!..

Et comprends-tu. à présent, toi, pourquoi nous craignions tant les Bilaks?.. pourquoi nous fuyions devant celui-ci et devant tous les autres, car il en était arrivé tellement à la fois !.. Hé! hé !.. tu es bien jeune encore, quoique écrivain. Ah! tu supposes que des gens raisonnables agissent ainsi sans cause?.. Souviens-toi que tu t’es trompé, et que Sacha n’est pas si bête que tu croyais!..


Je quittai le patriarche étrangement remué. L’image de ce malheureux, devenu fou au point de ne pouvoir supporter la vue de son semblable, me hantait. Je songeais que ces prairies, ces taillis que je foulais aux pieds, il les avait peut-être parcourus un jour qu’il avait traîné sa douloureuse misère parmi ces sentiers fleuris. Ses souffrances avaient-elles été si grandes, ou son âme était-elle si sensible, qu’elle n’avait pu endurer en face l’iniquité et la bassesse humaines? Ou bien encore était-ce l’éloignement de sa patrie,.. l’absence d’êtres particulièrement aimés qui l’avaient meurtri de la sorte?

Absorbé par ces pensées, je m’en retournais du côté de la ville, quand j’entendis un cri prolongé :

Kaal arè, kaal dohor !..

Je ne compris point, tout d’abord, d’où partait cette exclamation ; mais comme les cris devenaient de plus en plus clairs et intenses, j’avisai que ce devait être de l’autre côté du taillis.

— Kaal arè, kaal dohor!.. répétait l’homme en détresse.

A l’accent particulier de cette voix, je reconnus bientôt que celui qui criait n’était ni Russe, ni Yakoute, mais certainement un simple paysan mazovien, récemment arrivé, car nul qu’un habitant des environs de Varsovie n’eût été capable de prononcer de cette façon ces trois mots si sonores en langue yakoute, et qui se disent :

Kèl erè, dohor! (Arrive ici, frère!)

Je me rapprochai et vis, au-delà du buisson, à l’extrémité d’un pont jeté sur un bras herbeux de la Lena, un homme, en costume de déporté, qui interpellait avec force gestes un naturel du pays. Mais le soupçonneux Yakoute fuyait à toutes jambes entre les hautes herbes.

Kaal arè!.. sang de chien!.. lui jeta encore le paysan. — Et comme l’autre ne se retournait même pas, le Mazovien se mit à l’invectiver en sourdine :

— Ah!.. que tu crèves, vapeur de chien! Ah! que tu enfles, fils de chienne !

M’apercevant soudain, il se tut.

Et comme je le saluais en polonais d’un : — Dieu soit loué!

— Jésus ! s’écria-t-il avec un soubresaut étonné ; et il ajouta : — Mais d’où tombez-vous donc, monsieur?..

C’était un déporté politique arrivé depuis peu. Il me conta en son patois zézayant qu’il avait habité d’abord les environs de Yakoutz, mais qu’étant venu en ville pour chercher du travail dans les mines d’or, on l’y avait engagé comme conducteur de bestiaux. En ce moment il essayait, tout seul, de rassembler son troupeau épars dans la prairie; et, n’y pouvant parvenir, il attendait une personne de bonne volonté pour l’y aider. Je lui rendis promptement ce service.

Quand les bœufs eurent passé l’eau, et que nous les vîmes marcher en bon ordre devant nous, nous causâmes un peu. Je lui demandai d’abord chez qui il s’était logé à Yakoutz.

— Mais chez Kowalski, donc! me dit-il. Je connaissais tous les déportés polonais établis à Yakoutz, mais jamais je n’avais entendu parler de Kowalski.

— Comment!.. le menuisier? insista-t-il.

Aucun menuisier ne m’était connu.

— A-t-il quelques relations en ville? Qui connaît-il? demandai-je.

— Oh ! c’est un si grand original ! Tout le monde le connaît, mais il ne va chez personne!.. Et puis, comment pourrait-il marcher, puisqu’il a eu les pieds gelés, que tous ses doigts sont tombés, et que ses pieds ressemblent plutôt à deux bûches de bois qu’à des membres humains?.. Oh ! il y a des momens où il souffre dur, allez!.. C’est à peine, alors, s’il peut se traîner dans son izba.

— Comment vit-il ?

— Un peu de sa menuiserie. Il a un bel établi et des outils de toute sorte; mais,.. quand il ne peut pas se tenir debout,.. son métier doit chômer nécessairement... Dans ce cas-là, il aime bien qu’on vienne lui commander une brosse, car il en fait, et de très jolies; pour les chambres, pour les habits. Seulement, ici, il n’y a pas tant de chambres à balayer,.. et pour les habits, bien peu de gens pensent à les nettoyer. En ce moment, tenez, le pauvre homme est de nouveau malade!..

— Ne sais-tu pas d’où il vient? S’il est ici depuis longtemps?..

— Oh!.. depuis longtemps, longtemps, encore bien avant que tous les nôtres soient arrivés... Mais on voit bien que vous ne le connaissez pas, monsieur, car vous ne demanderiez pas d’où il vient et qui il est... Voyez-vous, ce n’est pas seulement devant moi qu’il se cache, mais devant tout le monde, même les prêtres qui viennent d’Irkoutz. Quand on le questionne, il répond toujours la même chose : «Dieu me connaît, il sait d’où je viens ; mais si je vous le disais... en seriez-vous plus avancé? »

On n’a jamais pu en tirer davantage.

En quittant le Mazovien, je m’informai exactement de l’adresse de Kowalski ; je ne sais pourquoi, l’image de cet homme, si avide de dérober à tout être vivant le secret de son nom et de son existence, se mêlait dans ma pensée à celle de ce malheureux Bilak, qui fuyait la vue de ses semblables. Je sentais entre ces deux hommes des affinités mystérieuses. Je me disais que, sur cette terre, tout se répète, tout se renouvelle, tout n’est qu’un éternel recommencement, et qu’il était possible qu’une souffrance aussi poignante que celle de Bilak, souffrance qui n’avait pu s’éteindre que dans la mort, avait soudain revécu ici, tout près de moi, différente d’aspect, peut-être, mais dont l’acuité était au moins aussi aiguë, aussi intense.

A dater de ce moment, je dirigeai souvent mes pas du côté de la yourte de Kowalski, mais sans y entrer toutefois. Une appréhension inexplicable m’arrêtait chaque fois que j’allais en franchir le seuil.

Aux abords de la demeure, sur les étroits châssis des fenêtres, on apercevait de vieilles planchettes très minces qui séchaient, étalées au soleil, sans qu’aucune main songeât jamais à les renouveler. Chaque jour, les planchettes noircissaient et se desséchaient davantage, comme peut-être aussi se desséchait et s’assombrissait à l’intérieur du logis celui qui naguère les avait placées là. De la maison, aucun indice de vie, de travail, ne venait.

À bout de patience enfin, je me décidai à entrer. Comme j’approchais du seuil, j’entendis monter de l’intérieur par la fenêtre ouverte, un faible chant, murmuré d’une voix tremblante, mais très douce. Je m’assis sur un banc circulaire de la yourte, et je pus distinguer chacune des paroles de ce chant plaintif et un peu suranné, comme l’étaient les romances que l’on chantait vers le milieu de ce siècle.

Cela commençait ainsi :


Quand les champs vêtiront leur robe de verdure,
Quand le printemps ranimera la nature…


La seconde strophe était plus langoureuse encore :


Celui qui souffre au fond de l’âme
Celui dont le cœur est plein de larmes amères,
Celui-là ne sera point égayé par la voix du rossignol.
Pour lui, la vie n’aura point de printemps.
Le monde n’aura plus un moment de calme.
L’année ne se transformera point en saisons nouvelles,
Il n’y a pas de printemps là où il y a du chagrin.
Dans les cœurs tristes, l’hiver règne toujours.


La voix s’arrêta un instant, puis reprit :


Celui qui a perdu sa mère bien-aimée.
Et avec elle, toutes ses espérances,
Celui qui voit les larmes de ses frères exilés !..


Ici le chant s’interrompit brusquement, et une voix grondeuse cria :

— Chien !.. petit chien !.. va dire des injures au bon Dieu !.. Va, va, injurie-le bien !..

Tout d’abord, je ne saisis pas complètement la signification de cet ordre absurde ; mais bientôt après, j’entendis dans la cour des aboiemens aigus.

La barrière d’entrée n’était pas close, je m’approchai d’elle et regardai. Devant la porte ouverte de l’izba, un petit chien noir, très mince, se dressait avec ardeur sur ses pattes de derrière, bondissait, tournoyait sur lui-même, aboyait et hurlait, dirigeant d’un air menaçant son petit museau pointu vers le ciel bleu sans nuages. Cette fois encore, le courage me manqua pour entrer, et je continuai ma route.


Je le vis enfin. De taille un peu plus haute que la moyenne, il était gris de cheveux et très décharné. Son teint avait, comme celui de la plupart des déportés sibériens, cet aspect terreux qui est un de leurs traits les plus caractéristiques. Ce signe particulier était même à un tel point développé chez lui qu’il était pénible de fixer ses regards sur cette face jaunie, presque noirâtre; et, si ce n’est qu’il parlait et gesticulait, il eût été difficile, à une certaine distance, de le prendre pour un être vivant. Pourtant les éclairs qui jaillissaient par instans de ses grands yeux cerclés de noirs prouvaient que la vie interne n’était pas encore éteinte dans ce cadavre ambulant, et qu’il avait encore la faculté de respirer et de sentir. Au repos, je finissais même par m’habituer à ce visage émacié de douleur; mais quand il se levait, j’étais obligé de me détourner, tant je lisais de souffrance dans ses traits à chaque pas qu’il faisait sur ses malheureux membres estropiés, qu’on eût, à juste titre, pu comparer à d’informes marteaux de chair humaine.

Kowalski parlait le polonais avec une pureté d’accent et une correction rares. Dans ses discours, il évitait de toucher à son passé et s’efforçait également d’écarter toute allusion relative à son pays. Il ne paraissait s’intéresser qu’au temps présent et à son petit chien, avec lequel il conversait sans cesse.

Durant les quelques semaines que je le vis, une fois seulement, connue je lui parlais du gouvernement de Plockie, ses yeux parurent s’animer. Il fixa sur moi un regard où couvait un feu intérieur, et me dit d’une voix toute changée :

— Vous connaissez le Plockie, monsieur?

Comme je lui répondais que j’y avais séjourné une année entière, il murmura, moitié à lui-même et moitié pour moi :

— Tout doit être bien changé là-bas, depuis tant d’années! Vous n’étiez certainement pas au monde quand j’ai été envoyé en Sibérie!.. Dans quelle partie du gouvernement avez-vous habité?..

— Tout près de Raciaz.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent comme pour parler; mais s’aperçut-il qu’il commençait à devenir trop loquace, ou bien devina-t-il que je l’écoutais avec un intérêt grandissant? Je ne sais, toujours est-il que sa bouche se referma brusquement, laissant échapper une exclamation longue et étouffée.

Ce fut l’unique fois où il s’abandonna.

Je brûlais néanmoins de l’interroger davantage; mais, prévoyant mes questions, il les détourna adroitement en rappelant à lui son chien qu’il flatta de la main et auquel il glissa tout bas :

— Va, petit chien!.. va dire des injures au bon Dieu !..

Obéissant, l’animal bondit dans la cour, et longtemps il lança vers le ciel ses aboiemens agressifs.

Chaque fois que le déporté donnait à son chien cet ordre singulier, on pouvait être certain qu’il n’ouvrirait plus la bouche de la journée à son propre sujet. Il affectait même de ne plus s’occuper que de son petit compagnon ; mais il le faisait de tout cœur et parlait alors de lui avec force détails.

Ce chien, à proprement parler, ne se distinguait par rien de fort extraordinaire. Il différait cependant complètement de ses confrères de Yakoutz, en cela que, choyé particulièrement et gratifié d’un maître et d’un logis, il n’avait pas de nom, et ne répondait qu’à celui de chien, ou plus souvent de petit chien.

— Pourquoi ne lui avez-vous pas donné de nom? demandai-je à Kowalski.

— A quoi bon? dit-il. Si les hommes n’avaient pas inventé ces désignations particulières, et s’ils s’étaient appelés tout bonnement « hommes, » peut-être se souviendraient-ils mieux des devoirs qui incombent aux humains dans la vie.

En conséquence, son chien ne portait pas de nom.

C’était une petite bête extrêmement svelte et chétive, et n’approchant guère de la forte structure musculaire des molosses à longue et épaisse crinière de Yakoutz. Son poil était court et luisant comme un duvet de soie. Il menait une vie très solitaire, mais la raison en était son extrême petitesse : les quelques expériences qu’il avait faites à ses dépens, en se mêlant à la vie publique de la race canine, avaient tourné tout à fait à son désavantage ; il revenait toujours de ces malencontreuses excursions si mordu, si déchiré, qu’après quelques infructueux essais, il s’était entièrement abstenu de rechercher la société de ses semblables, et ne quitta plus la cour de son maître. Cette solitude avait fini par lui donner beaucoup plus de sérieux qu’on eût pu en attendre d’un petit animal d’allure aussi vive; mais sa gravité avait un caractère particulier, elle n’était point paisible comme chez ces gros dogues maussades, épais et lourds; dans ses prunelles intelligentes de chien, on lisait une sorte d’amertume mêlée à du mépris et de la haine pour tout être grand et robuste qui ne savait pas respecter les droits des faibles. Jamais sa queue ne frétillait pour personne que pour son maître, jamais il ne mendiait les caresses d’autrui;.. peut-être n’y croyait-il pas !.. et s’il y répondait, c’était par de sourds grognemens.


Deux ou trois semaines s’écoulèrent, mais la santé de Kowalski ne s’améliorait pas; au contraire, elle faiblissait de jour en jour. Nous qui observions avec attention le patient, nous étions forcés de convenir que cette maladie-là serait certainement le dernier acte de sa misérable existence ici-bas.

Kowalski le pressentait-il ? Dieu seul le sait !.. Et pourtant si, il devait le savoir, car il cessa soudain presque de parler.

Plusieurs journées s’écoulèrent encore, pendant lesquelles il luttait opiniâtrement contre la faiblesse qui l’envahissait; il essayait d’aller et de venir dans sa yourte, s’efforçait de travailler à ses brosses commencées... Un jour l’ouvrage lui tomba des mains, et il se mit au lit.

A quelque temps de là, j’étais chez moi, j’allais prendre mon thé du matin, quand le serrurier Wladyslaw Piotrowski vint cogner à ma fenêtre. C’était, à Yakoutz, le plus proche camarade de Kowalski. Il venait me demander de l’accompagner chez le malade, qui était plus bas aujourd’hui.

— Il mourra peut-être tranquille, s’il ne se sent pas tout à fait abandonné, m’expliqua le brave homme; et il ajouta :

— Si monsieur voulait bien prendre un livre... avec lui.

Un livre approprié à la circonstance ? je n’en possédais guère. Je m’emparai à la hâte d’un Nouveau-Testament, et nous partîmes.

— Il est donc si mal? demandai-je...

— Je le crains, car son visage est devenu tout noir, et il a annoncé lui-même qu’il mourrait sûrement aujourd’hui.

La yourte du menuisier n’était pas fort éloignée; nous y arrivâmes bientôt. En entrant, nos cœurs se serrèrent, et nous fûmes saisis de cette tristesse qu’on éprouve lorsqu’on pénètre dans un endroit complètement abandonné. On n’y respirait aucune de ces fades exhalaisons de médicament habituelles dans les chambres de malades, et cela provenait de ce qu’il n’avait voulu admettre chez lui ni drogues ni docteur.

En nous approchant du lit, nous reconnûmes vite, à l’odeur fiévreuse et pénible qui se dégageait de lui, qu’il ne se relèverait plus; du reste, il ressemblait si peu à un vivant, étendu là, rigide et les yeux fermés, que nous doutâmes un instant qu’il fût encore en vie.

Au pied du lit, son petit chien, pelotonné en boule, veillait sur lui. Wladyslaw se pencha sur le moribond, passa la main sous la couverture : les jambes étaient glacées. Il se tourna vers moi avec un haussement d’épaules ; mais à peine avait-il esquissé ce geste de découragement que le mourant se redressa :

— Je vis encore ! je vis encore ! s’écria-t-il d’une voix si forte, si sonore, que jamais depuis je n’en ai entendu une pareille. Il ajouta : Je suis content que vous soyez venus, car je voudrais vous parler avant ma mort.

La vivacité fébrile avec laquelle il s’exprimait nous confirma que nous étions venus à temps. Nous échangeâmes un rapide regard, mais le malade surprit ce signe et le comprit :

— Je sais bien, dit-il vivement, que je vais mourir ; il est inutile de me cacher ce que je vois clairement. Si je vous ai fait demander, c’est que je sentais bien moi-même que j’allais m’en aller, sinon je ne parlerais pas… J’ai craint que personne ne vînt, que plus personne au monde ne m’entendît… et que Celui que vous nommez le Dieu de miséricorde ne soit parvenu à m’enlever jusqu’à la parole… Je vous remercie de votre bonté et vous souhaite, si jamais vous arrivez à la fin d’une vie aussi misérable que la mienne, de ne pas mourir abandonnés…

Kowalski se tut. Sur son front barré de plis profonds, les rides se creusaient et se détendaient, comme si son cerveau faisait un suprême effort pour réunir encore les pensées éparses qui voulaient s’échapper, et comme s’il eût voulu retenir de toutes les forces de sa volonté, durant quelques instans encore, les derniers lambeaux de vie qui lui restaient.

L’heure était très matinale. Du côté du levant, le soleil, qui s’élevait par-dessus les berges riantes du fleuve, inondait la muraille de deux brillantes gerbes lumineuses. Dehors, on sentait la vie monter de ces prairies infinies, de ces archipels aux îles verdoyantes ! Une exubérance de sève éclatait de toutes parts, et les échos de cette symphonie vivante, renforcés encore par la clarté toute-puissante du soleil, semblaient se réunir en un hymne de reconnaissance qui arrivait jusqu’au mourant et l’enveloppait.

Et dans ce contraste frappant, entre le misérable grabat de ce cadavre vivant et cette surabondance de vie, d’allégresse, de soleil et de chants mélodieux, il y avait une ironie amère, sarcastique et presque sacrilège.


Le menuisier parla : — Il y a longtemps, dit-il, quarante ans, peut-être. Je fus déporté dans les steppes d’Orenbourg. À cette époque, j’étais jeune, robuste, j’avais confiance en Dieu, en moi-même et dans les hommes. Je me figurais, à tort peut-être, n’avoir pas le droit d’abandonner mes forces à la grâce du sort, et devoir leur trouver un champ d’action plus large que celui qu’on me limitait. Le mal du pays me poussait aussi; je luttai pendant deux années; enfin, n’y tenant plus, je m’échappai., mais les Cosaques me rattrapèrent...

Je fus cette fois déporté beaucoup plus loin encore, dans le gouvernement de Tomsk. Je ne me décourageai pas, et me remis énergiquement au travail, ne me nourrissant que de pain et d’eau. Lorsque j’eus enfin amassé la somme nécessaire,.. je m’évadai encore une fois.

Hélas ! cette seconde fuite me valut un emprisonnement de quelques années. Considéré désormais comme un récidiviste endurci, je fus envoyé à l’extrémité même de la Sibérie.

L’hiver, cette année-là, était effroyablement rigoureux ; j’étais sans argent, sans vêtemens, mes pieds gelèrent. Ce fut un désastre pour moi, d’autant plus qu’on m’avait déporté au-delà du Iénissei, sur une terre sourde, à peine habitée, où la vie était dure. Je gagnais péniblement mon pain. Malgré mon infirmité, j’appris plusieurs métiers, la menuiserie entre autres, et je vivais tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là.

Six années s’écoulèrent ainsi, pendant lesquelles, à force de privations, je pus réunir encore quelque argent. Alors, malgré mes pieds estropiés, en dépit de mes cruelles déceptions, je me traînai encore une fois vers la route de la liberté.

Je ne croyais plus à mes forces, j’étais malade, brisé; mais que voulez-vous?.. L’Occident m’attirait,.. seulement mon but était changé à présent : ce n’était plus pour y vivre, c’était pour y mourir, que j’aspirais à retourner là-bas! — Mourir! j’y rêvais comme à une félicité. Mourir sur la tombe de ma mère bien-aimée.

Dans ma triste existence, ma mère était le seul être humain qui m’eût témoigné de l’intérêt. Je n’avais jamais eu ni femme, ni enfant, ni maîtresse. C’est d’elle seule que j’avais reçu un peu de joie dans ce monde...

Aussi, quand je m’étais senti à bout de forces, faible et abandonné, c’était après la tombe de l’unique créature qui m’eût jamais aimé, que je m’étais mis à languir.

Dans mes nuits sans sommeil, il me semblait sentir encore sur mon front, comme naguère, à l’heure du départ, la douce pression de ses mains. Je sentais sur mes joues ses tendres baisers, et ses larmes brûlantes m’inondaient encore, comme le jour où elle me disait adieu, pressentant peut-être cette éternelle séparation. Aujourd’hui, je ne sais plus si c’était après elle ou après mon pays que je languissais le plus.

Cette fois, le trajet fut horriblement pénible; je n’avançais guère à cause de mes blessures qui se rouvraient ; je marchais, pareil à une bête sauvage traquée sans relâche, me blottissant des semaines entières au plus profond des grands bois. Parfois, dans les immenses forêts vierges, je tombais sans force, exténué par la faim, et des troupes noires de vautours et de corbeaux, flairant un cadavre prochain, s’abattaient en rapides tourbillons par-dessus ma tête, comme une sinistre prédiction[3].

Alors, insensé que j’étais, je conjurais le Dieu de miséricorde, le Dieu de justice, le Dieu des malheureux. Aide-moi !... Secours-moi!.. Aie pitié de moi, Seigneur! Permets, ô le plus tendre des pères! que je revoie ma patrie! Donne-moi la mort ensuite! je me la donnerai moi-même s’il le faut, mais laisse-moi arriver jusque-là! Je ne te demande rien, rien de plus!..

Je marchai pendant deux ans...

Enfin, j’arrivai dans le gouvernement de Perm. Jamais encore je n’étais parvenu aussi près de ma patrie ; mon cœur se gonflait de joie, et dans mon cerveau troublé, une seule pensée, comme dans la tête d’un fou, tournait sans relâche. Je vais revoir mon pays ! Je vais revoir ma terre natale! Je mourrai sur la tombe de ma mère bien-aimée !

Lorsque j’eus franchi les monts Ourals, je me crus sauvé. L’émotion me brisait au point que je perdis connaissance... Quand je me relevai, je pleurai longtemps, longtemps, bénissant Dieu de sa bonté, de sa miséricorde! Mais Lui, le Miséricordieux, me préparait, pour le même jour, le coup de grâce,.. le dernier coup fatal!..

... C’est à Yakoutz, cette fois, que l’on me déporta.

Pourquoi ai-je supporté mes tortures jusqu’à ce jour, pourquoi me suis-je efforcé de vivre, pour arriver à cette fin misérable?

C’est que je voulais voir jusqu’où irait l’acharnement de ce Dieu et quels desseins il avait sur moi.

Et voyez!.. d’un homme qui croyait en lui avec la ferveur d’un enfant, d’un homme qui n’avait jamais, dans son existence tout entière, éprouvé une heure de joie, et n’y avait même pas aspiré,.. auquel nul, à part sa mère, n’avait témoigné de bienveillance, qui, pauvre, estropié, avait travaillé jusqu’à la fin de son existence sans jamais tendre la main, qui n’avait ni volé, ni tué, ni envié le bien d’autrui, qui, possédant deux objets, les donnait tous les deux sans partage,.. voyez ce qu’il a fait!

Eh bien! je vous le dis, ce Dieu-là, je le hais!.. ce Dieu, je n’y crois pas!.. je doute de sa sainteté, je ne crois pas en ses jugemens, je ne crois pas en sa justice!..

Écoutez-moi, mes frères ; je vous prends à témoin, à l’heure de ma mort, afin que vous le sachiez, afin que vous puissiez l’attester un jour, quand vous retournerez là-bas!..

Il se redressa brusquement sur son séant, étendit ses deux mains décharnées vers les rayons du soleil, et cria à voix haute et sonore :

— Moi, misérable mourant, je te frappe d’anathème, ô Dieu! Je te jette à la face que tu es le dieu des lâches, le dieu des gens assouvis et repus, le dieu des viles brutes,.. et que tu m’as injustement persécuté!..


Dans la grande clarté du soleil qui montait toujours plus haut, éclairant cette couche de Lazare, l’aspect de ce squelette vivant, à la peau flasque, était effrayant.

Quand il retomba enfin, épuisé, anéanti, nous le crûmes mort, sans que nous ayons pu alléger, si peu que ce fût, ses souffrances.

— Prions pour lui, dis-je à mon compagnon.

Nous nous agenouillâmes tous les deux; d’une main tremblante je pris le livre que j’avais apporté. Il s’ouvrit à une place marquée jadis, le chapitre XV de l’évangile de saint Jean : « Je suis la vraie vigne, et mon père est le vigneron. »

Je commençai ma lecture à haute voix.

La poitrine du mourant se soulevait et s’abaissait par soubresauts ; il avait les yeux fermés. Et comme si le soleil eût voulu réjouir les derniers momens de ce misérable, il l’inondait de sa poussière d’or, se pressait contre lui avec amour, réchauffait son corps glacé, l’enveloppait de la caresse de ses rayons, pareil à une mère qui endort et apaise par ses baisers son enfant rebelle, en le calmant et le berçant.

Je lisais toujours; quand j’arrivai enfin à ces profondes paroles du Sauveur, si empreintes de force, de foi et de consolation, à ces paroles par lesquelles Jésus appelle à lui la multitude immense des petits, des pauvres, des faibles, des opprimés et leur dit : « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous,.. » je vis soudain les yeux de l’agonisant s’ouvrir, et deux larmes, deux larmes lourdes, brillantes, les dernières peut-être qui restaient encore dans cet homme, rouler lentement le long denses joues. Et sur sa face noircie, ces gouttes tremblantes, que le soleil irisait, semblaient montrer à Dieu le reflet du feu intérieur qui avait consumé la vie de ce malheureux.

Je continuai : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous gémirez, et le monde se réjouira... et vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie... »

Le mourant essaya doucement d’élever ses deux mains, mais elles retombèrent sans force... Alors, d’une voix faible, mais claire, il murmura :

— Au nom de tes souffrances, pardonne-moi. Seigneur!..

L’émotion m’étranglait. Je fermai le livre.

Nous nous agenouillâmes en silence, tandis que le petit chien, étonné, se dressait entre nous deux en fixant sur son maître ses regards intelligens.

L’œil du moribond se tourna encore une fois vers nous; ses lèvres remuèrent, et nous entendîmes ces mots, prononcés très bas et à peine distincts :

— Chien,.. petit chien,.. ne dis plus des injures au bon Dieu... A la voix de son maître, la brave petite bête se jeta, avec un jappement triste, sur sa main qui pendait rigide hors du lit; mais cette main était déjà glacée, les yeux se fermèrent, un râle court et oppressé sortit de la bouche, la poitrine s’affaissa, le corps se raidit un peu, et l’homme qui avait enduré tant de misères cessa de souffrir.


Et c’est seulement quand nous eûmes reconquis un peu de calme que nous nous aperçûmes des aboiemens réitérés du petit chien, qui bondissait avec acharnement devant la porte.

En vain essayâmes-nous de l’apaiser; le pauvre petit animal, qui n’avait jamais reçu de son maître une injonction pareille à la dernière, n’avait pas compris,.. et consciencieusement il accomplissait ce qui si longtemps avait été son devoir.

Il aboyait, jappait avec véhémence, puis revenait au lit de son maître, sautait sur la main rigide comme pour réclamer d’elle la caresse accoutumée ; mais son maître restait muet, sa main glacée pendait inerte, et le chien, haletant, agressif et enroué, retournait avec une nouvelle ardeur vers le seuil jeter au ciel ses malédictions. Nous sortîmes, et longtemps encore nous entendîmes, dans le lointain, les hurlemens du pauvre chien, qui ne comprenait pas.


(Adapté par Mme Marguerite PORADOWSKA.)

  1. De même que Sroul de Lubartow (voir la Revue du 1er mars 1888), ce récit est tiré d’un volume d’esquisses publié par M. Adam Szymanski, chez F. Suszczinski. éditeur à Pétersbourg, 1887. (Szkice, t. I.)
  2. Polonais.
  3. Les prisonniers qui s’évadent de Sibérie croient que, si dans leur fuite à travers la forêt des troupes d’oiseaux s’amassent sur leur tête, la mort est proche, et rien ne pourra les y soustraire.