L'Absolutisme et la Liberté

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DE L’ABSOLUTISME
ET
DE LA LIBERTÉ.

DIALOGHETTI.


Deux doctrines, deux systèmes se disputent aujourd’hui l’empire du monde, la doctrine de la liberté et la doctrine de l’absolutisme ; le système qui donne à la société le droit pour fondement, et celui qui la livre à la force brutale. Les destinées futures de l’humanité dépendront du triomphe de l’un ou de l’autre. Si la victoire reste à la force brutale, courbés vers la terre comme les animaux, mornes, muets, haletans, les hommes, hâtés par le fouet du maître, s’en iront mouillant de leur sueur et de leurs larmes les rudes sillons qu’il leur faudra creuser, sans autre espérance que d’enfouir sous la dernière glèbe le sanglant fardeau de leur misère. Si, au contraire, le droit l’emporte, le genre humain marchera dans ses voies, la tête haute, le front serein, l’œil fixé sur l’avenir, sanctuaire radieux où la Providence a déposé les biens promis à ses efforts persévérans. La lutte engagée entre ces deux systèmes devient chaque jour plus vive. D’un côté, sont les peuples épuisés de souffrance et de patience, ardens de désir et d’espoir, émus jusqu’au fond des entrailles par l’instinct long-temps endormi de tout ce qui fait la dignité et la grandeur de l’homme, puissans de leur foi en la justice, de leur amour pour la liberté, qui, bien comprise, est l’ordre véritable, de leur volonté ferme de la conquérir ; de l’autre, sont les pouvoirs absolus avec leurs soldats et leurs agens de toute sorte, les ressources publiques, l’or, le crédit, et les innombrables avantages d’une organisation dont les élémens se tiennent, s’enchaînent, s’appuient les uns les autres, tandis qu’en dehors d’elle et par elle tout est isolé, comprimé, n’a de mouvement qu’entre les sabres de deux gendarmes, de parole qu’entre les oreilles de deux espions.

Rien, au premier coup d’œil, ne semble plus inégal que les forces respectives de ces camps opposés. Mais il faut observer, d’une part, que plus les armées sont nombreuses, plus elles sortent immédiatement du peuple et ont de pensées, de vœux, de sympathies communes avec lui ; peuple enfin elles-mêmes, en très grande partie, et, quoi qu’on essaie de leur persuader, n’ayant en définitive d’autres intérêts que les siens, il est impossible qu’elles soient long-temps encore un instrument passif entre les mains de ses oppresseurs ; tandis que, d’une autre part, les excessives dépenses qu’exige l’entretien de ces armées, amenant tôt ou tard la banqueroute universelle qui menace chaque jour de plus près tous les états européens, le moment viendra où ces énormes masses d’hommes, rassemblées dans le but d’étayer la tyrannie, devront nécessairement être dissoutes, faute de pouvoir les maintenir sur pied. L’expérience d’ailleurs prouve que, dans la lutte entre deux forces, l’une matérielle, l’autre morale, celle-ci à la longue triomphe toujours ; or, la force morale est tout entière du côté des peuples. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer en eux-mêmes le système de liberté que les peuples défendent, et le système d’absolutisme que les souverains ont entrepris de faire prévaloir à leur profit.

Le premier, qui a sa racine dans les plus saintes et les plus imprescriptibles lois de la nature humaine, représenterait l’ordre parfait, s’il était possible de le réaliser pleinement sur la terre. Mais si cette perfection est maintenant interdite à l’homme, à cause de la maladie interne qui le travaille, elle n’en demeure pas moins le terme auquel il doit tendre, le but vers lequel il est de son devoir de se diriger incessamment. Car il en est des peuples comme des individus : ni les uns ni les autres ne seront jamais complètement délivrés durant la vie présente des infirmités qui en sont inséparables à un certain point ; mais les uns et les autres peuvent et doivent avancer perpétuellement dans la guérison, qui commence ici et s’achève ailleurs. D’où il suit que la société, progressive par sa nature, implique de continuels changemens, des révolutions successives. On s’effraie de ce mot de révolution, et l’on a raison de s’en effrayer, si l’on entend par là les désordres que produisent, au sein d’une nation où fermentent des idées et des espérances nouvelles, les intérêts et les passions vivement exaltés. Mais les révolutions qui marquent un pas fait dans la vraie civilisation, et ouvrent ainsi une ère plus heureuse, les révolutions nées du développement de la notion du droit dans les intelligences, ont certes, en résultat, un tout autre caractère, et doivent être, quelques souffrances qui les accompagnent, non pas redoutées, mais bénies comme des bienfaits de la Providence et des preuves éclatantes de l’action qu’elle exerce sur les destinées générales de l’humanité. Elles sont, pour ainsi parler, Dieu présent à nos yeux dans le monde : car évidemment ces transformations qui changent, en l’élevant, l’état du genre humain, ces soudaines brises qui le poussent, quoique à travers bien des écueils, vers de plus fortunés rivages, renferment quelque chose de divin. La plus profonde révolution que, sous tous les rapports, il ait en effet subie, fut, sans aucune comparaison, l’établissement du christianisme, et celle qui, depuis cinquante ans, s’opère en Europe, n’en est que la continuation. Qui ne voit pas cela est totalement incapable de rien voir, et plus incapable de rien comprendre aux événemens contemporains. Dix-huit siècles de labeur social ont à peine suffi pour les préparer. Car de quoi s’agit-il ? de modifier les formes du pouvoir, de réformer quelques abus, d’introduire dans les lois quelques améliorations généralement jugées nécessaires ? Non certes, ce n’est pas là ce qui agite les peuples et les émeut si puissamment. Il s’agit pour eux de substituer, dans les bases même de la société, un principe à un autre principe, l’égalité de nature à l’inégalité de race, la liberté de tous à la domination native et absolue de quelques-uns. Et cela, qu’est-ce autre chose que le christianisme s’épandant au dehors de la société purement religieuse, et animant de sa vie puissante le monde politique, après avoir perfectionné, au-delà de toute mesure jadis espérable, le monde intellectuel et moral ?

Il posa pour principe fondamental de sa doctrine, sous le point de vue où nous la considérons en ce moment, l’égalité des hommes devant Dieu, ou l’égalité de droit de tous les membres de la famille humaine. Et à ce sujet nous remarquerons que cette importante doctrine n’a de valeur historique et philosophique qu’en admettant l’unité de race, sans quoi évidemment une race pourrait être naturellement supérieure aux autres, ainsi qu’Aristote l’a soutenu parmi les anciens. La doctrine chrétienne, selon laquelle, conformément aux antiques traditions, le genre humain provient d’une seule tige, est donc sans contestation la plus favorable à l’humanité, et doit être gardée soigneusement comme la base même de toute justice réciproquement égale et de toute société équitable. À cet égard la science, qui s’est quelquefois trop livrée à la hardiesse de ses conjectures physiologiques, a de grands devoirs à remplir.

Le principe de l’égalité des hommes devant Dieu devait nécessairement en enfanter un autre qui n’en est que le développement ou plutôt l’application, savoir : l’égalité des hommes entre eux, ou l’égalité sociale ; car s’il existait, sous ce rapport, une inégalité essentielle et radicale relative au droit, cette inégalité les rendrait primitivement inégaux devant Dieu. L’égalité religieuse tend donc à produire, comme sa conséquence et son complément, l’égalité politique et civile. Or, l’égalité politique et civile a pour forme la liberté ; car elle exclut originairement tout pouvoir de l’homme sur l’homme, et oblige dès-lors à concevoir la société temporelle, la cité, sous l’idée d’association libre, dont le but est de garantir les droits de chacun de ses membres, c’est-à-dire encore sa liberté, son indépendance native.

Ces droits garantis par l’association sont de deux ordres : 1o  les droits spirituels de la conscience et de la pensée, lesquels ne relèvent que de Dieu, considéré soit comme auteur de la loi morale qui unit entre eux tous les êtres intelligens, et à laquelle tous sont obligés d’obéir librement, soit comme source primitive de toute vertu, de toute raison ; 2o  les droits secondaires de l’ordre, pour ainsi parler, matériel, relatifs au corps ou à l’organisme, et qui se réduisent, dans leur essence, au droit de conservation de la vie, c’est-à-dire de l’organisme même et des choses extérieures nécessaires à la conservation de l’organisme. Ces choses extérieures constituent ce qu’on appelle propriété.

Il suit de là que l’objet direct de la société véritable, étant la garantie du droit, est par là même de garantir à tous et à chacun de ses membres, dans l’ordre extérieur, la liberté de conscience et de pensée, et, secondairement, la liberté de vivre et d’agir, ou la liberté de la personne et des propriétés.

La liberté de conscience et de pensée, simultanément unie à la reconnaissance d’une loi spirituelle morale, qui seule rend l’homme sociable, précède l’association libre ou l’institution de la cité, et en est l’indispensable condition. Cette loi dès-lors, non plus que la liberté qui y correspond, la liberté civile de conscience et de pensée, ne peut en aucune manière dépendre du pacte social, ni devenir l’objet des délibérations préalables, explicites ou implicites, qu’il suppose ; et par conséquent la loi politique et civile, ne pouvant statuer sur ce droit primitif, qu’elle ne saurait ni créer ni détruire, et qu’elle défend seulement contre les attaques qui tendraient de fait à l’altérer, le respecte comme au-dessus d’elle, interdit et punit comme anti-sociaux certains actes qui y sont contraires, mais ne l’établit point par ses prescriptions.

La liberté personnelle, ou le droit de vivre et d’agir librement, implique l’absence de toute volonté, de tout pouvoir qui imposerait des bornes arbitraires à cette liberté même, c’est-à-dire implique la coopération de chaque membre de la société à la loi qui régit la société.

L’élément naturel de la société relative à l’organisme humain ou de la cité n’est pas l’individu, mais la famille, parce que l’élément de la société doit se perpétuer comme la société ; parce que l’individu meurt et que la famille est immortelle.

La famille se compose du père qui en est le principe générateur, de la femme qui est le moyen de la génération, et de l’enfant qui en est le terme. Ces trois ensembles constituent l’homme organique complet, l’homme reproduit, perpétué, l’homme qui ne meurt point.

D’où il suit que le mariage, sans lequel nulle famille, est en ce sens la base première de la société.

La propriété en est la seconde base, car sans elle nulle vie possible. Or, la vie ne s’arrêtant point dans sa transmission, la propriété non plus ne s’arrête point dans sa transmission : elle est héréditaire comme elle, parce qu’elle est inséparable d’elle. Et puisque l’homme ne peut vivre sans une propriété quelconque, permanente ou transitoire, il ne peut non plus être libre, indépendant de sa personne, si sa propriété est dépendante, s’il n’est pas souverainement maître de son champ, de sa maison, de son industrie, de son travail.

La liberté de la propriété et la propriété même peuvent être attaquées de trois façons : la première, en attribuant soit à l’état, soit au chef de l’état, un droit primitif de haut domaine, qui ne serait au fond qu’un pouvoir indirect et arbitraire de vie et de mort sur tous ses membres ; la seconde, en attribuant soit à l’état, soit à son chef, le droit de prélever à titre d’impôt une partie quelconque des revenus de la propriété, sans le consentement des propriétaires ; car ce droit, auquel il serait impossible d’assigner aucune limite déterminée, impliquerait celui de s’emparer de la totalité des revenus, ou la confiscation pure et simple ; la troisième est d’attribuer, à quelque degré que ce soit, à l’état ou à son chef, le droit d’administrer les propriétés de ses membres, car le droit pour chacun d’administrer sa propriété est inhérent au droit de propriété, qui sans cela devient purement fictif.

On doit maintenant comprendre comment le mouvement que partout on remarque chez les nations chrétiennes, n’est que l’action sociale du christianisme même, qui tend incessamment à réaliser, dans l’ordre politique et civil, les libertés que contient en germe la maxime fondamentale de l’égalité des hommes devant Dieu, et par conséquent à affranchir pleinement l’homme spirituel de tout contrôle du pouvoir humain, et la propriété de toute dépendance arbitraire du même pouvoir. Or, ce but ne peut être atteint que par une organisation sociale dont le double caractère soit l’exclusion de toute contrainte dans l’ordre spirituel, et de toute intervention du gouvernement dans l’administration des propriétés ou des intérêts particuliers, soit individuels, soit collectifs. À cet égard, le gouvernement, simple exécuteur de la loi faite par tous ou par les délégués de tous, veille seulement à ce que nul, dépassant les bornes de son droit, ne blesse le droit ou la liberté d’autrui.

La liberté spirituelle a pour expression la liberté de religion ou de culte, la liberté d’enseignement, la liberté de la presse et la liberté d’association. Lorsque l’une d’elles n’est pas complète, et surtout la dernière, les autres ne sont qu’un vain nom. Ne demandez pas alors sous quelle forme de société vit le peuple ainsi privé de ses droits naturels ; demandez sous quelle tyrannie.

La liberté des personnes et des propriétés a pour fondement l’élection, coordonnée à un système d’administrations libres dans les limites qu’on vient de fixer. Point de liberté possible en effet sans la responsabilité du pouvoir, et point d’hérédité s’il existe une responsabilité véritable. L’une ne peut être réelle que l’autre ne soit fictive, et réciproquement.

Dans l’hypothèse de l’hérédité, on ne saurait proposer pour remède à ses abus que la maxime supposée admise de l’amissibilité du pouvoir. Mais le pouvoir peut être amissible de deux façons, l’une régulière, l’autre violente, par élection ou par insurrection. Comment hésiter entre ces deux modes ? Et organiser une société, n’est-ce pas précisément établir un ordre de moyens qui, autant que le peuvent les prévisions humaines, la dispensent de recourir, pour sauver ses droits attaqués, au hasard dangereux de l’insurrection ?

Tels sont les principes qu’instinctivement les peuples cherchent à réaliser et qu’ils réaliseront, sans aucun doute, dans un temps plus ou moins prochain ; car un droit connu est un droit conquis. L’homme ne renonce jamais à ce qui lui est une fois apparu comme juste ; il le voudrait qu’il ne le pourrait pas : sa nature s’y oppose, et c’est là cette force morale à qui la victoire reste toujours dans ses luttes contre la force matérielle.

Aux doctrines de la liberté comparons maintenant les doctrines de l’absolutisme. Nous puiserons celles-ci dans des documens d’une incontestable authenticité. Les deux premiers sont des catéchismes publiés par l’ordre exprès de l’empereur de Russie et de l’empereur d’Autriche. Le troisième est un écrit semi-officiel qui produisit, il y a trois ans, une assez vive sensation en Italie, où les gouvernemens prirent soin de le répandre à un grand nombre d’exemplaires. Parlons d’abord des catéchismes.

Sa Majesté Apostolique enseigne dans le sien, aux petits enfans, que les personnes ainsi que les biens de ses sujets lui appartiennent, qu’elle en est le maître absolu et peut en disposer comme il lui semble bon. Cette doctrine, si elle trouve croyance, a au moins l’avantage de simplifier singulièrement l’administration. L’empereur a-t-il besoin d’argent ou de soldats ? il dit à l’un : Donne-moi ta bourse ; à l’autre : Donne-moi tes fils. Tout est à lui, tout, sans exception : c’est là son Évangile, la bonne nouvelle qu’il veut qu’on annonce à ses peuples au nom de Jésus-Christ. Et de peur apparemment que, par mégarde ou mauvais vouloir, quelque imprudent n’altère la pureté de ces maximes dans la chaire chrétienne, en certains lieux, à Milan par exemple, des prêtres seront contraints de soumettre leurs sermons, avant de les prononcer, aux lumières supérieures de la police. Il faut que les esprits soient bien corrompus et les cœurs aussi, pour que les Italiens particulièrement ne bénissent pas un pareil régime ! Lorsque les peuples sont si ingrats envers les souverains, qu’attendre, sinon les vengeances du ciel et la fin de ce monde coupable ?

On vient de voir que l’empereur d’Autriche a une assez haute idée de lui-même et de ses droits. Ce n’est rien cependant près du czar Nicolas. Chef d’une religion étrangère au catholicisme, il a cru néanmoins, tant le zèle de la vérité le dévore ! devoir s’occuper de l’instruction religieuse de ses sujets catholiques ; et dans un catéchisme imprimé à Wilna et enseigné officiellement dans toutes les églises et toutes les écoles, il leur apprend comment ils doivent adorer l’autocrate ; il leur explique avec onction le culte qu’ils sont en conscience obligés de lui rendre. N’est-il pas en effet pour eux, non-seulement l’image, mais encore une incarnation réelle de la Divinité ? À genoux donc ! sa volonté est le souverain ordre, son commandement la loi ! Biens, vie, l’on doit tout prodiguer, tout sacrifier au premier signe du Tartare-Dieu : on doit le chérir du fond du cœur, lui obéir, quoi qu’il ordonne, et jamais ne se permettre une plainte même secrète, à l’exemple de Jésus-Christ qui se soumit sans murmurer au jugement de mort prononcé contre lui par l’autorité légitime ! La plume tombe des mains. Il était réservé à cet homme de reculer les bornes du blasphème !

Ce qui rend surtout remarquable l’écrit dont il nous reste à parler[1], c’est que, sous des formes tantôt grossièrement burlesques, tantôt naïvement atroces, il résume avec une fidélité et une franchise que l’on chercherait vainement ailleurs, le système entier de l’absolutisme. Ici, point de réticences, point d’hypocrisies, tout est à nu. On dirait un candide procès-verbal des conseils du pandæmonium. L’auteur, en plus d’un endroit, paraît même s’indigner qu’une politique timide juge quelquefois à propos de voiler, modifier, affaiblir, par des considérations de prudence, les doctrines qui au fond forment sa règle invariable. Pour nous, qui aimons par-dessus tout un langage net, exempt de fausseté, d’ambages et d’équivoques, loin de blâmer le fougueux défenseur du despotisme de son mépris pour ces cauteleux et pusillanimes ménagemens, nous lui savons gré, au contraire, de la sincérité brutale de ses convictions et de ses paroles. Le mot que d’autres retiennent sur leurs lèvres, il le profère à haute et intelligible voix. Cela vaut mieux.

Nous passerons assez rapidement sur les premiers dialogues, pour arriver plus tôt à la conclusion où l’auteur expose l’ensemble des moyens qu’à son avis les princes doivent employer indispensablement, s’ils veulent raffermir leurs trônes ébranlés. C’est la partie la plus curieuse et la plus importante du livre. Toutefois, pour qu’on ait une idée exacte des projets, des vœux, des sentimens et des maximes de ceux dont il est comme le manifeste, il est bon de citer quelques passages d’un dialogue entre l’Europe, la Justice, la France et la Restauration. L’auteur y établit sa théorie du pouvoir ; elle est courte. Dieu a donné les peuples aux rois ; ils leur appartiennent comme votre troupeau vous appartient ; ils sont leur propriété, leur patrimoine ; voilà tout. De conditions, de pactes, de chartes, il n’y faut pas songer, cela est par trop clair.


L’Europe. — Qui vous a réduite à un si misérable état ?

La Restauration. — La Charte.

L’Europe. — Qu’est-ce que cette Charte qui fait tant de bruit ?

La Restauration. — On prétend que c’est un contrat entre le peuple et le roi.

L’Europe. — Un contrat entre le peuple et le roi ! Par le char du bouvier ! peut-on rien imaginer de pis ? La France est peut-être une boutique à louer, ou le roi de France, un cocher qu’on prend à son service à tant par mois ?

La France. — Bonne maman, comment les rois pourraient-ils régner sans pactes ?

L’Europe. — Comme ils ont toujours fait avant qu’on songeât à ces sottises de chartes. Ma fille, l’autorité des rois ne vient point des peuples, elle vient directement de Dieu, qui, ayant fait les hommes pour vivre en société, a rendu nécessaire un chef qui les gouverne, et en conséquence a ordonné que les peuples obéissent aux rois. Le roi doit procurer le bien du peuple ; le peuple doit obéir à tous les commandemens du roi. Et c’est là la grande charte écrite de la main de Dieu et imprimée par la nature.

La France. — Maman trois fois chère, et si le roi voulait le mal du peuple, comment ferait-on sans une charte ?

L’Europe. — Ma fille, les rois ne veulent jamais et ne peuvent vouloir le mal du peuple, parce que le peuple est la famille et le patrimoine du roi, et personne ne veut le dommage de sa propre famille et la ruine de son patrimoine. —

Cependant, bonne ou mauvaise, la France avait une charte, une charte jurée. Oui, mais qui, malgré ses sermens, n’obligeait nullement le prince, et que l’Europe armée aurait dû détruire en démembrant la France pour plus de sûreté. Écoutez bien.

L’Europe. — Le roi Louis xviii l’avait peut-être accordée spontanément.

La Restauration. — Vous pouvez vous figurer si le pauvre brave homme était satisfait de revenir chez lui pieds et mains liés, culottes bas, de sorte que chacun se pût divertir à lui donner des claques. Ils la lui ont fourrée dans le gosier, et il lui a fallu l’avaler de force. La Charte ou rien.

L’Europe. — Quel motif a donc induit mes bons fils à commettre cette énorme faute ? N’ont-ils donc point considéré que la cause d’un roi est la cause de tous les rois, et que si on laisse croître les ongles d’un peuple, les ongles de tous les autres croissent aussi ?

La Restauration. — C’est tout juste ce que disaient l’Expérience et la Sagesse, mais la Politique n’a pas permis qu’on les écoutât.

L’Europe. — Et quelles raisons alléguait cette crache-sentences ?

La Restauration. — Qu’il faut adoucir les bêtes féroces, ne les point irriter, et qu’on ne peut soumettre la France par la force.

L’Europe. — À merveille, vraiment ! Ils ont combattu vingt-cinq ans, et à présent qu’ils lui tiennent sur le corps un million de baïonnettes allemandes et russes, et que la route est ouverte pour en amener trois fois autant, ils hésitent à la dompter de force.

La France. — Diable ! maman, la force envers la France !

L’Europe. — Oui, madame, la force. Rend-on le jugement aux fous et aux mauvais sujets autrement qu’à coups de bâton ?

La France. — Dans les quatre parties du monde il n’y aurait pas assez de force pour tenir asservie la grande nation.

L’Europe. — Eh bien ! qu’on en eût fait une petite nation, et tout était fini.

La France. — Quoi ! un démembrement ?

L’Europe. — Certainement, un démembrement…, un bon coup de ciseau à ses frontières (una buona tosata ai confini) ; un morceau à l’Angleterre, un autre à l’Espagne, un à l’Autriche, à la Prusse, à la Hollande, à la Bavière, au Piémont, avec quelques échanges pour maintenir l’équilibre et pour satisfaire la Suisse et la Russie, tout était accommodé ; et vous, ma belle dame, vous seriez demeurée avec l’ours du montagnard en laisse, et la grande nation, devenue une petite nation, aurait cessé de troubler, pendant deux ou trois siècles, la tranquillité du monde.

La France. — Ah ! maman, vous êtes bien cruelle.

La Restauration. — Pardonnez-moi, madame l’Europe, mais briser le trône de saint Louis, disperser l’héritage des Bourbons…

L’Europe. — Ma chère dame, quand les fils de saint Louis vivent comme les fils des scélérats, il faut les châtier, comme Dieu châtia les anges prévaricateurs ; et quant à vos bons et dignes Bourbons, ils auraient été satisfaits de régner tranquilles sur une petite France, plutôt que d’être poignardés et décapités dans une France plus grande[2]. —

Ces aveux sont précieux en ce qu’ils montrent à ceux qui se feraient encore illusion sur ce point quel serait le sort de la France vaincue par une nouvelle coalition. Il n’y a pas à s’y tromper, on ferait d’elle une seconde Pologne. Que chacun donc se demande si c’est là ce qu’il souhaite à sa patrie. Honte au traître ou au lâche qui, la voyant menacée, aurait dans ses veines une goutte de sang qui ne fut pas pour elle !

Vient ensuite, à propos de l’insurrection de la Grèce, une solennelle apologie de la légitimité du Grand-Turc. En vain la Liberté soutient-elle que « les Grecs avaient raison de se soulever, au moins à cause de la religion, puisqu’on ne saurait supporter qu’un peuple chrétien soit esclave des Musulmans ; » le Jugement lui répond : « Il vous sied bien de faire la bigotte et de parler de religion ! Quoi qu’il en soit, le christianisme commande la fidélité et l’obéissance, condamne toujours la révolte, et l’Évangile des chrétiens veut qu’on rende à César ce qui appartient à César. Le César des Grecs est le Grand-Turc, et en se révoltant contre leur prince, ils ont violé la loi chrétienne[3]. »

Le dernier dialogue, composé de neuf scènes, est intitulé : Le Voyage de Polichinelle. Polichinelle, persuadé par le Docteur, part de Naples avec lui, après la révolution de juillet, pour venir jouir en France des douceurs de la liberté. On se doute bien de ce qu’ils y trouvent, et nous savons encore mieux ce qu’ils y auraient trouvé trois ans plus tard. L’auteur est à l’aise dans ce sujet, et si l’ironie est amère, elle est juste ici ; elle est juste, car lorsqu’un peuple se résigne à souffrir certaines indignités, lorsque, après avoir tout risqué, bravé tout pour s’affranchir, il passe le lendemain la tête dans le joug, se décore de ses fers comme d’un emblème de l’ordre, s’agenouille devant un gouvernement de police, se laisse bâter, brider, bâtonner ; ce peuple mérite d’être la risée des autres nations, et il n’est point de moquerie si méprisante, de sarcasmes si aigus, que le dernier des esclaves et le plus lâche n’ait le droit de lui adresser.

Enfin, dégoûtés de ce qu’ils voient, et l’on serait dégoûté à moins, le Docteur et Polichinelle concluent qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de retourner au plus vite chez eux. Ils rencontrent en route une vieille femme ; le Docteur lui demande qui elle est. « Je suis, répond-elle, l’Expérience, et j’ai toujours voulu du bien aux rois absolus et légitimes, parce que j’ai vu qu’on vit mal sans eux, et que ces ordures de chartes constitutionnelles ne servent qu’à mettre le feu à la maison et à la salir. Et précisément parce que je leur veux du bien, je leur écris quatre mots ; car, entre nous, ils sont un peu hors de leur chemin, et s’ils n’écoutent point les conseils de l’Expérience, ils s’en iront faire compagnie à Charles x. Portez-leur donc cette lettre.

Le Docteur. — Devons-nous la porter à tous les rois de l’Europe ?

L’Expérience. — Il se peut que deux ou trois n’en aient pas besoin, mais remettez-la cependant à tous, elle ne fera de mal à aucun.

Le Docteur. — Écoutez, bonne vieille, nous vous rendrons volontiers ce service, mais il ne faut pas en user trop librement avec les rois. Vous êtes une femme résolue : qui sait ce que vous avez écrit ? Vous ne voudriez pas que vos messagers eussent à pâtir de leur message.

L’Expérience. — N’appréhendez aucune indiscrétion ; mais, pour mieux vous rassurer, lisez ma lettre, j’y consens.

Le Docteur. — Lisons donc, et puis nous ferons ce que vous désirez de nous.

L’Expérience aux rois de la terre.

« Princes, que faites-vous ? Le monde se précipite, le feu brûle sous vos trônes, la gangrène corrompt toute la masse sociale, et vous vous battez les flancs, et vous vous contentez d’appliquer quelques insignifians topiques sur les profondes plaies de la société, et vous n’avez recours à aucuns moyens sévères et efficaces ! Secouez cette mortelle léthargie, songez que les libéraux ne raillent point, qu’ils entendent bien vous rayer entièrement de l’almanach, et souvenez-vous qu’à votre cause est liée celle des peuples, qui, selon les décrets de la Providence, doivent être guidés, défendus et sauvés par les rois. Consultez la vérité, suivez les impulsions de votre cœur, et ne vous laissez point séduire par les grimaces perfides de cette prostituée de Politique. Enfin lisez les leçons de l’histoire, et pour ramener dans la droite voie une génération égarée, employez les remèdes que vous enseigne l’Expérience. »

Polichinelle. — Jusqu’ici il n’y a rien à dire, et les rois ne sauraient se fâcher.

L’Expérience. — Comment a-t-il pu jamais vous passer par l’esprit que je voulusse offenser les rois ? Je leur parle avec confiance, parce que je suis leur maîtresse, et parce qu’ils agréent, eux aussi, lorsqu’on le leur adresse en secret, un langage cordial et sincère. Du reste, l’Expérience enseigne à respecter ceux que Dieu a placés à la tête des nations, parce que là où finit le respect pour le roi commence la ruine du peuple. Continuez de lire la lettre.

Le Docteur. — « Quand on voit de mauvaises actions, la première chose est d’élever la voix et de crier contre les malfaiteurs. Élevez donc la voix du haut de vos trônes, avertissez, reprenez, menacez, et ne vous contentez point de quelque misérable petit édit donné de temps en temps et tout emmiellé de paroles doucereuses ; mais parlez en roi qui a le droit de commander et de se faire obéir. En outre encouragez les bons, et faites qu’eux aussi parlent et élèvent la voix contre les méchans. Le monde est rempli de petits livres, de journaux, de feuilles qui répandent la contagion : faites qu’on le remplisse d’écrits salutaires qui soient un antidote contre la corruption des esprits. Employez les armes de vos ennemis ; si les rebelles font rire aux dépens de la fidélité, que les bons fassent rire aux dépens de la révolution. Si le poison se vend à bas prix par la propagande, que la souveraineté fournisse gratuitement le contre-poison. Aujourd’hui, le genre humain veut lire, et une feuille de papier écrite judicieusement a plus de force qu’un bataillon de grenadiers. Les hommes d’esprit et de cœur, capables de vous aider dans cette guerre, ne manquent point ; mais il faut les chercher, les encourager, les récompenser quelquefois. Qui est celui de vous qui ait dépensé, en faveur des écrivains défenseurs des trônes, le quart de ce qu’il paie aux professeurs des universités avec la certitude qu’ils poussent la jeunesse au renversement des trônes ? Croyez-moi, princes, parlez et faites parler, et soyez certains que chaque voix trouvera la route d’un cœur. »

Polichinelle. — Savez-vous que vous dites fort bien ? Ces messieurs les libéraux arrangent nos têtes à leur façon, parce qu’ils parlent quasi seuls ; mais si l’on montrait aux pauvres gens la chemise du libéralisme dans toute sa saleté, les cervelles humaines ne seraient plus le jouet des fabricateurs de glorieuses journées. Si nous avions lu plus tôt le journal de Modène intitulé la Voix de La Vérité, nous ne nous serions pas ennuyés de notre roi, et nous n’aurions point couru après cette folie de la souveraineté du peuple.

L’Expérience. — Mes enfans, le duc de Modène, quoique ses états tiennent peu de place sur la carte, a fait une œuvre grande en établissant ce journal. Il a prouvé qu’il possède un cœur vraiment royal, il a bien mérité de la société entière, et soyez certains qu’à l’heure qu’il est la feuille modenoise a opéré nombre de conversions ; mais revenez à ma lettre.

Le Docteur. — « Lorsque, pour contenir les méchans, il ne suffit pas d’élever la voix, il faut lever la main et punir, mais les châtimens doivent être et certains et sévères. Ceux qui méditaient le bouleversement du monde ont pris leurs mesures de loin ; ils ont préparé l’impunité, pour eux et pour les leurs, en prêchant l’humanité et la modération des peines. Depuis un certain temps, vous vous êtes laissé séduire par ces chansons, et afin d’être doux et clémens, vous avez cessé d’être justes. Ainsi la voie a été ouverte à toutes les iniquités ; la certitude du pardon a rompu le frein de la crainte, et pour chaque félon absous, cent sujets fidèles sont devenus félons. Retournez sur les traces antiques, et si vous voulez que votre justice ait peu à condamner, faites qu’elle condamne inexorablement. L’épreuve de la tolérance a été faite, elle n’a produit que du mal ; venez-en à l’épreuve du sang, et vous verrez que se déclarer rebelle ne sera plus la mode du jour. Commencez par les petits délits, lesquels conduisent aux grands, et que les punitions de votre justice soient sévères et terribles. Les âmes féroces des scélérats ne s’effraient point des peines enfantines conseillées par une niaise philosophie. Dieu, qui est le père des miséricordes, a créé un enfer pour punir le péché, et la création de l’enfer sert merveilleusement à peupler le ciel. Épargnez le sang innocent en vous persuadant bien que le meilleur prince est celui qui a le bourreau pour premier ministre. Maintenez ce code en vigueur, et vous verrez que les chemins de votre royaume seront aussi sûrs que les casernes des soldats, que votre trésor ne devra plus entretenir dans les prisons un peuple de criminels, et que les scélérats ne songeront plus à renverser votre trône. »

Le Docteur. — Il me semble, ma bonne petite vieille, que vous êtes en ceci un peu sévère.

Polichinelle. — Au contraire, il me semble à moi qu’elle parle très bien, et que sur cela les lazzaroni en savent plus que les docteurs. Quand on usait de la corde et de la potence, on tremblait au nom de la justice, et on retenait ses mains, de peur de la prison : mais à présent les procès font rire, parce qu’on sait que tout finit par des bagatelles. Pour les grands crimes la grâce est presque sûre, et pour les délits moindres un peu de prison, un peu de travaux forcés, voilà tout. Personne ne craint ces peines, parce que, nous autres pauvres gens, nous sommes mieux en prison que chez nous, et qu’un condamné aux travaux gagne le double d’un ouvrier et fatigue moitié moins.

L’Expérience. — Mes enfans, croyez aux paroles de l’Expérience, et assurez-vous que le monde est devenu plus mauvais, depuis qu’on ne punit plus sévèrement les méchans. Si les rois refusent de le croire, qu’ils compulsent les registres de leurs greffes criminels : en comparant ceux des temps appelés barbares avec ceux des temps présens, ils pourront apprendre lequel vaut le mieux, pour la morale publique, de l’humanité philosophique, ou de la potence et de la corde. Continuez de lire cependant.

Le Docteur. — « Un bon père doit éloigner de ses enfans les compagnons pervers, afin que ceux-ci ne les gâtent point par leurs mauvais discours ; et aussi le prince sage doit empêcher qu’on ne corrompe ses sujets fidèles, et que ceux qui déjà sont corrompus deviennent pires par la lecture des écrits nuisibles et séditieux. Je sais que vous reconnaissez maintenant les désastres produits par la presse, mais on ne voit cependant pas que vous y opposiez une digue solide et suffisante. On veut guérir les empoisonnés et on laisse au poison un libre cours. Mettez la politique d’accord avec la religion, et que l’une et l’autre veillent jour et nuit et soient inexorables envers la peste imprimée qui se propage sous toutes les formes. Sur toutes choses, gardez-vous de cette peste légère qui passe de main en main, et, pour un certain temps au moins, bannissez de vos états presque tous les journaux et gazettes étrangères. La plupart de ces feuilles sont vendues au parti de la révolte, ou le flattent tout au moins, afin d’obtenir plus de débit, et il n’est pas une seule de ces gazettes qui n’introduise quelque once de poison ; en fait de révolution, même les simples récits offrent du danger, lorsqu’ils ne sont pas modifiés par la prudence. Les esprits sont, comme les corps, sujets à la contagion, et l’histoire des scandales est toujours vénéneuse. Détournez les regards de vos sujets de certaines scènes, et persuadez-vous bien que personne n’éprouve l’envie d’imiter ce qu’il ignore. »

Polichinelle. — Que feraient les oisifs, s’ils n’avaient plus de gazettes ?

L’Expérience. — Que faisaient-ils il y a cent cinquante ans, lorsqu’il n’existait pas de gazettes ?

Le Docteur. — Il me semble, ma chère dame, que vous êtes encore trop sévère en cela.

L’Expérience. — Mes amis, quand les enfans sont malades, il faut les tenir à la diète, il vaut mieux les laisser pleurer que de les faire mourir d’indigestion. Tant que durera le choléra de la révolte, la diète de la presse doit être très rigoureuse, et l’on ne doit absolument permettre d’autres feuilles que celles qui servent ouvertement le parti de la justice. Je voudrais dans chaque état une bonne gazette nationale, un bon journal littéraire, dans lesquels, avec la prudence requise, on publierait les nouvelles des pays étrangers et on rendrait compte de leur littérature.

Le Docteur. — Ainsi vous voudriez faire des journaux même un monopole royal ?

L’Expérience. — Si, pour l’avantage des finances, on a établi le monopole du sel et le monopole du tabac, combien plus devrait-on établir le monopole de la presse, pour l’avantage de la religion, de la politique et de la bonne morale. Continuez de lire ma lettre.

Le Docteur. — « En outre, qui veut que ses enfans restent tranquilles, doit leur laisser leurs amusemens, qui les retiendront dans leurs chambres et les empêcheront de mettre tout sens dessus dessous dans la maison. Ainsi on doit laisser aux peuples l’occupation et le désennui de leurs affaires domestiques et municipales, de peur qu’oisifs chez eux ils n’en sortent pour troubler les affaires de la nation. En cela, princes, vous avez commis une erreur très grande, et pas un de vos hommes d’état ne s’aperçoit encore que le bouleversement du monde provient de cette faute en majeure partie ; par un zèle mal entendu de la souveraineté, vous avez enlevé à vos sujets tous leurs privilèges, tous leurs droits, toutes leurs franchises, toutes leurs libertés, et concentré dans le gouvernement tous les fils du pouvoir, tout mouvement, tout souffle de vie. Par là vous avez rendu les hommes étrangers dans leur propre pays ; simples habitans de leurs villes, ils n’en sont plus citoyens ; et de l’abolition de l’esprit communal est né l’esprit national, lequel a agrandi dans des proportions gigantesques l’orgueil et les vœux des peuples. Par la destruction des intérêts privés de tous les municipes, vous avez formé de toutes les volontés une seule masse, laquelle doit se mouvoir suivant une seule tendance, et maintenant vous vous trouvez impuissans à arrêter le mouvement de cette masse énorme et terrible. Divide et impera. Vous avez mis en oubli cette maxime gravée sur la base des trônes ; vous avez prétendu diriger le monde avec une seule rêne, et cette rêne s’est rompue dans vos mains. Divide et impera. Divisez les uns des autres, les peuples, les provinces, les villes[4], laissant à chacun ses intérêts, ses statuts, ses privilèges, ses droits et ses franchises. Faites que les citadins se persuadent être quelque chose chez eux ; permettez que le peuple se divertisse aux jeux innocens des manèges, des ambitions et des brigues municipales ; ressuscitez l’esprit local par l’émancipation des communes, et le fantôme de l’esprit national cessera d’être le démon qui enivre toutes les têtes, Chers princes, écoutez-moi. Si vous voyiez tous les chevaux refuser soudain de porter la somme et de traîner la charette ; si tous les bœufs ne voulaient plus souffrir le joug et labourer la terre, vous obstineriez-vous à croire que la nature de ces bêtes est changée, et ne chercheriez-vous pas plutôt la cause de leur indocilité dans le désordre des harnais et l’impéritie des conducteurs ? Et aujourd’hui que tous les peuples se révoltent contre le frein des rois, pourquoi vous obstineriez-vous à supposer que la nature des hommes a changé, au lieu de reconnaître quelque défaut dans la manière de les gouverner ? Pesez bien ces paroles ; tournez vos regards sur le passé, et si vous voulez que les générations présentes soient dociles comme les anciennes, gouvernez-les comme vos pères gouvernaient les anciennes. »

Polichinelle. — Tout cela peut être fort beau, mais je n’y comprends rien.

L’Expérience. — Je sais bien que certains discours ne sont pas entendus du vulgaire, et toutes les classes ont leur vulgaire. Ma lettre n’est pas adressée à la populace, mais aux rois. Poursuivez et ne perdez pas le temps.

Le Docteur. — « Une cause principale du bouleversement du monde est la trop grande diffusion des lettres et cette démangeaison de littérature qui a pénétré jusque dans les os des poissonniers et des palefreniers. Il faut sans doute dans le monde des lettres et des savans ; mais il faut aussi des cordonniers, des tailleurs, des forgerons, des laboureurs et des artisans de toute sorte ; il y faut une grande masse de gens bons et tranquilles qui se contentent de vivre sur la foi d’autrui, et trouvent bon que le monde soit guidé par les lumières des autres, sans prétendre le guider par les leurs propres. Pour tous ces gens-ci, la lecture est dangereuse, parce qu’elle stimule des intelligences que la nature a destinées à se remuer dans une sphère étroite, fait naître des doutes que la médiocrité de leurs connaissances ne leur permet pas de résoudre, accoutume aux plaisirs de l’esprit, lesquels rendent insupportable le travail monotone et ennuyeux du corps, éveille des désirs disproportionnés à la bassesse de la condition, et en rendant le peuple mécontent de son sort, le dispose à tenter de s’en procurer un autre. C’est pourquoi, au lieu de favoriser démesurément l’instruction et la civilisation (civiltà), vous devez avec prudence y imposer des bornes : considérant que, s’il se trouvait un maître qui pût, en une seule leçon, rendre tous les hommes aussi savans qu’Aristote et aussi polis que le grand chambellan du roi de France, il faudrait sur-le-champ assommer ce maître, afin que la société ne fût pas détruite. Réservez les livres et les études aux classes distinguées et à quelque génie extraordinaire qui se sera fait jour à travers l’obscurité de sa condition, et faites en sorte que le cordonnier se contente de son alêne, le paysan de son hoyau, sans aller se gâter le cœur et la tête à l’école de l’alphabet. Par suite d’une diffusion mal entendue et disproportionnée de la culture, une race innombrable de manans et de gagne-deniers ont porté le trouble dans la société, en voulant, au mépris de la nature, s’associer aux classes élevées, et vous êtes contraint d’enlever la peau à la moitié de votre peuple pour en faire des culottes à l’autre moitié, qui, née pour gagner son pain avec la bêche et la cognée, demande des emplois et des pensions et prétend tirer de sa plume de quoi vivre et bien vivre. Tous ces petits sages sans aucune base solide d’étude et de jugement, tous ces petits seigneurs sans patrimoine suffisant pour faire bouillir la marmite, portent naturellement dans le cœur le mécontentement et l’envie, et sont des matières toujours prêtes à s’enflammer au souffle de la révolution. L’imprévoyante propagation des lettres a rassemblé cette masse dangereuse de combustibles, et par une adroite et discrète diminution de la culture, vous devez abaisser les flammes de la soi-disante philosophie et écarter la mine de vos trônes. »

Polichinelle. — Je ne suis qu’un pauvre lazzarone ; mais je comprends que vous dites bien. Si Mme Polichinelle, ma mère, n’avait pas fait la polichinellerie de m’envoyer à l’école, je serais, un peu plus, un peu moins, un âne comme je le suis maintenant ; mais j’aurais appris un métier, je me trouverais heureux d’être Polichinelle, et je pourrais me tirer d’affaire honorablement. Justement parce qu’ils m’ont appris à écrire, je me suis rempli la tête d’un monde de sottises, je ne sais plus me contenter d’une paillasse et de la polenta, et je suis venu chercher fortune dans le pays de la constipation (constitution).

L’Expérience. — Mes amis, tout n’est pas fait pour tous. Si tous les animaux étaient des éléphans, on ne trouverait plus ni ânes ni poules. Les armes dans les mains des soldats servent à la défense et à la sûreté de l’état ; mettez-les dans les mains du peuple, qu’en advient-il ? des insultes, des rixes, des meurtres. Terminez la lecture.

Le Docteur. — « Surtout si vous voulez assurer le repos de vos peuples, raffermir vos trônes, et remédier aux désordres du monde, ramenez le respect pour la religion, qui, méprisée et repoussée de tous, ne trouve aujourd’hui aucun asile sûr, pas même dans les temples. Les ministres des autels sont devenus la balayure du peuple, et leur nom même sert vulgairement à désigner toutes les folies et toutes les turpitudes[5]… Cette haine et ce mépris de la religion sont l’œuvre de la révolution alliée à l’impiété, et vous savez que les coups portés à la religion ont ébranlé vos trônes et les menacent de ruine. Qu’avez-vous fait cependant pour rétablir dans le cœur des peuples cette protectrice des trônes ? Et où est le roi dont le zèle se soit enflammé pour la cause de Dieu. Vous êtes, princes, religieux et bons ; mais est-ce la religion et la bonté des rois qui gouvernent toujours les états ? N’arrive-t-il jamais que la religion commande dans le cœur des rois, et serve les intérêts et la politique dans les cabinets ? Posez la main sur la poitrine, jetez les yeux sur les annales de vos empires, et répondez-moi sincèrement. Quel est celui de vos royaumes où l’on ne puisse recueillir un volume d’édits et d’ordonnances royales opposés aux canons de l’église ? Quel est celui de vos palais où il ne se trouve point quelque salle ornée des dépouilles du sanctuaire ? Quel est celui de vos gouvernemens qui n’ait point fait verser quelque larme au pasteur du Vatican ? Tandis que la religion, frappée par les rois, tremblera devant leur trône, comment pourra-t-elle recouvrer son autorité sur le cœur des peuples ? et tandis que les peuples ne respecteront point le frein de la religion, comment pourront-ils se soumettre à l’empire des rois ? Princes, comprenez, pesez, espérez, alliez-vous de bonne foi avec le sacerdoce, et sans vous placer sous ses pieds, cédez-lui la main, parce que si vous êtes les premiers nés dans l’église, vous êtes aussi les enfans de l’église. D’accord avec cette mère sage, discrète et pieuse, employez la voix, l’exemple, l’adresse, la clémence et la rigueur, pour remédier aux plaies de la religion. Relevez les pierres de l’autel, et la solidité de l’autel sera l’affermissement de vos trônes. »

Polichinelle. — La lettre est un peu longuette, mais il n’y a pas de mal à cela.

Le Docteur. — Elle est écrite avec beaucoup de liberté.

L’Expérience. — Mes amis, toute la vérité, ou rien ; si l’on veut que les peuples écoutent la réprimande, il faut leur persuader que la vérité ne fait acception de personne, et qu’elle parle franchement même aux rois. Autrement ils croiront que la plume qui écrit est vendue, et les paroles de la vérité ne feront aucune impression.

Le Docteur. — Comment ferons-nous pour présenter cette lettre à tous les rois de l’Europe ?

L’Expérience. — Si vous voulez épargner le voyage, faites-la imprimer.

Le Docteur. — Diable ! qui donnera la permission de la publier ?

Polichinelle. — Et pourquoi non ? il se trouve de viles et sales presses pour publier toute sorte d’iniquités, et il ne se trouverait pas une presse noble et généreuse pour publier les paroles de l’Expérience et de la Vérité, écrites dans le seul but de soutenir la cause des rois et d’aider à rétablir l’ordre dans le monde !

L’Expérience. — Si vous ne parvenez pas à l’imprimer ouvertement, faites-la imprimer en secret.

Le Docteur. — Serait-ce bien de publier un écrit sans la permission des supérieurs ?

L’Expérience. — Vous avez raison, ce ne serait pas agir en honnête homme. Mais montrez-la en particulier (a quattr’ occhi) à un supérieur éclairé et sage ; vous verrez que par des considérations de prudence on n’y mettra pas l’imprimatur, mais on sera bien aise que vous la fassiez imprimer secrètement.

Le Docteur. — Eh bien ! nous irons et ferons comme vous dites.


Ce qu’on vient de lire n’est donc que l’exposition exacte et franche de la pensée secrète de ceux qui gouvernent aujourd’hui le monde : et que font-ils en effet partout qui n’y soit entièrement conforme ? Ainsi, l’on sait quel est leur but et comment ils espèrent l’atteindre. Ce qui nous frappe surtout dans cette théorie du despotisme, c’est ce qu’elle a de profondément vrai. Essayez de la modifier en quelque point, et tout le système s’écroule. Les conseils en apparence les plus exagérés, les plus atroces maximes sont des conséquences rigoureuses du principe dont on veut assurer le triomphe. Nul moyen de les atténuer. La logique inflexible des choses, l’invincible nécessité, mènent jusque là ; et lorsque je vois les princes ou leurs agens mettre partout en pratique ces exécrables iniquités, j’accuse moins encore les hommes que les doctrines qui dominent les hommes. Esclaves de leur propre tyrannie, elle les contraint à abjurer tout sentiment de justice, de pitié, d’amour fraternel, à se dépouiller de la forme humaine pour revêtir celle de je ne sais quel fantôme infernal. Marqués au front d’un signe effroyable, Dieu a voulu que leur seul aspect épouvantât la terre, afin que l’horreur qu’ils inspirent fût dès ici-bas le commencement de leur supplice.

Et considérez un peu le système qu’on vous présente comme le plus parfait modèle d’organisation sociale. Au sommet le prince dont la volonté absolue peut tout ; à côté de lui le bourreau. Tout ce qui vient après, hommes et biens, est son patrimoine. Mais y aura-t-il au moins égalité de servitude, égalité de misère ? Non. Au-dessous du prince, deux races distinctes, éternellement séparées. À l’une, les propriétés, l’instruction, les lumières ; à l’autre, le travail et l’ignorance, la paillasse et la polenta, la privation entière et perpétuelle des plaisirs dangereux de l’esprit, une misère sans fin, un irrévocable abrutissement. Celle-ci, on la compare, et justement, aux bêtes de somme : la nature l’a faite cela, qu’elle reste cela. Mais les bêtes de somme ont la nourriture en abondance, de la paille fraîche pour reposer dessus. La plèbe n’en mérite pas tant. Dans la société que l’on confie à la garde du bourreau, le forçat est plus heureux que l’ouvrier, la prison est plus douce que le foyer domestique. C’est, il est vrai, une anomalie : mais que doit-on faire pour qu’elle disparaisse ? Améliorer le sort de l’ouvrier ? laisser pénétrer quelques jouissances sous le toit de chaume du pauvre ? Que dites-vous donc ? Ce sont là des niaiseries philosophiques. Ce qu’on doit faire ? Consultez l’Expérience ; elle vous dira que pour remettre toutes choses en ordre, pour ramener la félicité monarchique des anciens temps, il faut augmenter l’horreur des prisons et les tortures du forçat ; il faut créer un enfer sur la terre.

Nous ne pensons pas qu’un pareil système soit destiné désormais à prévaloir dans le monde, et qu’il étouffe au fond des cœurs les doctrines de la liberté. Vous aurez beau abuser de la force, emprisonner, tourmenter, tuer ; ni les gourdins de vos assommeurs, ni les fers de vos geôles, ni le plomb de vos mousquets, n’atteindront les lois éternelles de Dieu et de l’humanité. Vous direz et ferez dire qu’en luttant contre votre despotisme, en réclamant l’affranchissement politique et civil du peuple, en s’occupant d’adoucir ses maux, de soulager ses inexprimables souffrances, d’élever sa condition sociale, on ébranle la base de toute société, on provoque au désordre, on viole les préceptes chrétiens ; il est trop tard, ces moyens sont usés maintenant. On vous demandera ce que c’est donc pour vous que la société, l’ordre, le christianisme. On vous demandera de montrer l’acte de cession que Dieu et le Christ vous ont fait du genre humain. On vous demandera enfin d’expliquer vos propres paroles, car votre langage, nous nous en souvenons, n’a pas été toujours le même, il a varié avec vos intérêts.

Au commencement de la guerre de Russie, en 1812, il y eut des deux côtés des proclamations. Alexandre terminait la sienne par ces mots : « Guerriers ! vous défendez la religion, la patrie et la liberté ! » Dans une proclamation postérieure, appelant aux armes la nation entière, il disait : « Partout où dans cet empire il portera ses pas, il sera assuré de trouver nos sujets natifs riant de sa fourberie, dédaignant sa flatterie et ses mensonges, foulant aux pieds son or avec l’indignation de la vertu offensée, et paralysant, par le sentiment du véritable honneur, ses légions d’esclaves. » Un peu plus tard les princes d’Allemagne adressaient à leurs sujets des paroles semblables. Faisant de la liberté leur cri de guerre, promettant des institutions qui seraient une garantie contre le despotisme, ils exaltèrent au plus haut degré le sentiment patriotique et l’énergie nationale. Dans ce temps-là, les souverains ayant besoin des peuples, parlaient le langage des peuples. Maîtres aujourd’hui et plus absolus que jamais, après avoir trahi leurs promesses, ils maudissent, ils exècrent cette liberté au nom de laquelle ils soulevèrent d’immenses populations, confiantes en leur sincérité, et nul crime plus grand, plus irrémissible à leurs yeux, que de répéter ce qu’ils disaient alors. Cependant le vrai et le faux, le bien et le mal ne changent pas ainsi de nature, selon l’intérêt et la position de ceux qui gouvernent les hommes. Ou donc, à l’époque dont nous parlons, les souverains firent près de leurs peuples l’office de tentateurs, de révolutionnaires impies, ou ils font aujourd’hui le métier de tyrans.

F. de la Mennais[6].
  1. Dialoghetti sulle materie correnti nell’ anno 1831.
  2. Pages 11-24.
  3. Page 9.
  4. Dividete popolo da popolo, provincia da provincia, città da città.
  5. E le azzioni pazze e degne di scherno si chiamano volgarmente frafate.
  6. Les pages qu’on vient de lire devaient paraître dans notre livraison du 15 juillet ; la publication en a été retardée jusqu’à ce jour, faute d’espace.

    (N. du D.)