L'Asile - Miroir persan - Fin de journée...

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L’Asile – Miroir persan – Fin de journée…
Henri de Régnier

Revue des Deux Mondes tome 23, 1904


POÉSIES


L’ASILE


Je reviens de la ville où m’appela l’automne
A ma maison des champs où m’invite l’été,
Et mon cœur doucement se recueille et s’étonne
En retrouvant ces lieux que mes pas ont quittés.

La vigne vigoureuse enguirlande la porte
Et son jeune feuillage y fête mon retour,
Qui, lorsque je partis, mêlait sa feuille morte
Au sable jaune où s’enfonçait mon talon lourd.

O Maison, je dépose à ton seuil la sandale
Et je suspends au mur la laine du manteau !
Mes pieds nus marcheront encore sur la dalle
Et je respirerai ton air frais comme une eau.

Me voici. Faudra-t-il, hélas ! que je te dise
Le temps que mon absence a passé loin de toi,
Et la longue saison intermittente et grise
Où je n’ai pas dormi sous l’ombre de ton toit ?

Te dirai-je la Ville et la place publique,
Et ma tristesse errante aux âtres étrangers,
Et les noirs ciels d’hiver sur la tuile et la brique,
Et la neige si lourde aux flocons si légers ?

Toi, d’argile construite et couverte de paille,
Humble, que penses-tu des palais de là-bas
En l’avare Cité où la haute muraille
Enferme les vivans dans le bruit de leurs pas ?

Si j’ai vécu sa vie orgueilleuse et captive,
Pardonne-moi, voici que je suis revenu
Vers la vigne qu’Avril a faite verte et vive
Et qui rit au soleil en feu dans le ciel nu !

J’ouvrirai la fenêtre à l’odeur des prairies
Et j’ouvrirai la porte au vent qui vient des bois,
Et les arbres féconds et les treilles mûries
Porteront la grappe et le fruit comme autrefois ;

Et, lorsque reviendra l’automne inévitable,
Je ne reprendrai plus la laine du manteau
Ni la sandale dure et qui fait sur le sable
Crier l’ingrat adieu de son départ nouveau.

Garde-moi dans ta paix et dans ta solitude
Et, maintenant, je suis ton hôte pour toujours,
Je ne redoute plus l’hiver farouche et rude
Où l’ombre qui s’accroît est inégale au jour.

Car ta vigne, ô Maison, attire les abeilles,
Leur vol déjà bourdonne et la ruche bruit,
Et ce sont elles qui fourniront à mes veilles
Le flambeau dont la flamme éclairera ma nuit.

Sur la cire fidèle, obéissante et douce,
J’inscrirai ma pensée, heureux si, des mots vains
Que trace le roseau et qu’efface le pouce,
Naît le Vers, éternel parce qu’il est divin.


MIROIR PERSAN


L’étroit miroir qui dort en sa boîte persane,
Toute peinte de fleurs que traça le pinceau,
Imite, sans que rien le tarisse ou le fane,
La forme d’une feuille et la couleur de l’eau.

L’artisan de jadis a taillé dans le jade
Son contour, qui remplit la paume de la main,
Pour ce geste qui fut le tien, Schéhérazade,
Revoyant ton visage au soleil du matin !

Car, chaque nuit, ta longue et merveilleuse histoire
Suspend sur ton col nu le sabre redouté,
Et ta langue te vaut l’incertaine victoire
De sourire, une fois encore, à ta beauté ;

Mais le temps implacable et qui n’a pas d’oreilles,
Plus sourd que le Khalife ingrat et curieux,
N’épargne pas la joue et la bouche vermeilles,
Et la cruelle mort ferme les plus beaux yeux ;

Le miroir qui, peut-être, a miré la Sultane,
Reflète maintenant un visage nouveau,
Et conserve toujours en sa boîte persane
La forme de la feuille et la couleur de l’eau.


FIN DE JOURNÉE


Ma tristesse a devant soi,
Comme au temps de ma jeunesse,
Le ciel au-dessus du toit
Par la vitre où le jour baisse.

Dans la maison pas de bruit ;
Je n’attends rien ni personne ;
Et quelque chose m’a fui…
Je suis seul et c’est l’automne.

Le silence semble mort
Où j’entendais jadis rire,
Au fond du bois d’ombre et d’or,
La Faunesse et le Satyre,

Et, dans leurs roseaux distincts,
Murmurantes et lointaines,
Se répondre, échos lointains,
Les flûtes et les fontaines !


AUTRE SOIR


Ce beau jour n’est plus rien que son ombre odorante,
La lumière est éteinte et le vent disparu ;
Le parfum ténébreux de l’arbre et de la plante
A remplacé pour nous la forme qu’ils n’ont plus.

La forêt incertaine est à peine un murmure
Où la feuille invisible à la feuille s’unit,
Et le fleuve n’est plus qu’une fraîcheur obscure
Qu’aspire en soupirant l’haleine de la nuit.

Il semble que le temps et l’ombre et le silence
Ordonnent de mourir et de fermer les yeux,
Car si le jour renaît, revient et recommence,
Aura-t-il la beauté de ce jour radieux ?

Aura-t-il cette aurore, et ce clair crépuscule,
Et ce midi de flamme où l’Amour triomphant
Pose aux lèvres en feu sa lèvre qui les brûle ?
Et son soir sera-t-il sonore et transparent ?

Et du fleuve, de la forêt et de la plante,
De tout ce qui fut lui, refera-t-il demain
Ce ténébreux parfum et cette ombre odorante
Où persiste embaumé son souvenir divin ?

DIALOGUE


« — Tu es l’Amour. Veux-tu ces roses que tu touches ?
Elles ont la chaleur et la pourpre des bouches
Qui murmurent ton nom dans l’ombre, ô fier Amour !
Pour sceptre entre tes mains veux-tu ce glaïeul lourd ?
En couronne à ton front faut-il que j’assouplisse
La branche droite où luit la feuille verte et lisse
De ce jeune laurier qui pousse dans le vent ?
Parle. Tout le jardin au feuillage mouvant
Est à toi ; son printemps pour te plaire est éclos,
Et ses plantes, ses fleurs, ses arbres et ses eaux
Attendaient avec moi ton heure et ta venue.
Regarde-les. Voici ton temple et ta statue…
Mais pourquoi restes-tu toujours silencieux,
O cher Amour ? L’offrande est petite à tes yeux,
Je le sais. Ma maison est derrière ce hêtre.
Suis-moi. Voici la clé de la porte. Pénètre
Dans la salle où la table est servie à ta faim.
Les fruits juteux, le lait, l’onde fraîche, le vin,
Goûtes-y. Laisse-moi, cher hôte, sur la dalle,
A genoux, délier doucement ta sandale
Et baiser tes pieds nus qui t’ont mené vers moi.
La route t’a blessé. Tu es las, mais pourquoi
Ce regard, ce sourire amer et ce silence ?
N’est-ce donc pas ainsi qu’on t’accueille ? Commence
A boire et je boirai dans ta coupe… J’ai peur
Car te voici debout avec une lueur
Farouche dans les yeux que je croyais si doux.
Qu’as-tu donc ? Qu’ai-je fait ? Tu grandis tout à coup,
L’ombre remplit la salle et la lampe s’éteint ;
J’ai peur. Tes mains ont pris brusquement mes deux mains.
Ne serre pas ainsi mes poignets sans courage…
Ton souffle me renverse et me brûle au visage,
Je tremble. Je te hais. J’ai peur. Ton corps est lourd.
Tu veux ma vie. Elle est à toi. Tu es l’Amour. »

« — Je suis l’Amour. Ecoute-moi. Mes mains sont fortes.
C’est en vain à mes pas que l’on ferme les portes

De la maison prudente et du jardin secret ;
Lorsque l’on ne veut pas que j’entre, j’apparais.
Je suis le visiteur impatient et l’hôte…
Que la lampe baissée ou que la torche haute
Éclairent plus ou moins mon visage, c’est moi !
Il n’est plus temps de fuir, alors que l’on me voit.
Que la frappe l’airain ou la marque le sable,
Accepte à son instant mon heure inévitable,
Et ne t’attire pas mon regard irrité,
Mais attends-moi plutôt avec simplicité,
La porte grande ouverte et la table servie ;
Car, si veut ton destin que j’entre dans ta vie,
Ni le verrou massif, ni la clé, ni le chien
Qui aboie et qui mord, ni la serrure, rien
N’empêchera jamais, sache-le, que je vienne,
Si je le veux, poser ma bouche sur la tienne,
Quoi que tu fasses, malgré toi, un soir, un jour
Mes mains sont fortes. Obéis. Je suis l’Amour. »


LE SOUHAIT


Peut-être, si j’avais choisi mon temps où vivre,
Eussé-je, grave et doux, vieilli sous le turban,
Et ma vie eût passé ses jours calmes à suivre
L’ombre du cyprès noir et du minaret blanc.

Dans la fraîche mosquée où mille fleurs sont peintes
Sur la faïence lisse autour du nom d’Allah,
J’aurais, les yeux levés vers les lampes éteintes,
Attendu qu’Azraël, à mon tour, m’appelât ;

A la fontaine pure, où coule une onde claire,
J’aurais lavé mes pieds, mon visage et mes mains,
Et prosterné mon corps au tapis de prière,
Chaque fois qu’au ciel bleu chantent les muezzins ;

Et, sur la Corne d’Or par la nuit étoilée,
Mon caïque eût fendu le flot pareil aux cieux ;
Et ma femme pour tous jalousement voilée
N’eût montré qu’à moi seul les astres de ses yeux…

Ainsi j’aurais vécu dans ma demeure close,
Mêlant à la senteur en feu du tabac fin
Le parfum du santal et l’odeur de la rose,
Sous quelque vieux Sultan, au nom sonore et saint.

Et dans le cimetière où se pressent les tombes,
Harmonieusement et du haut des cyprès,
La voix des rossignols et la voix des colombes
Auraient bercé, là-bas, mon sommeil sans regrets.

Mais qu’importe sa vie à qui peut par son rêve
Disposer de l’espace et disposer du temps ?
Qu’importe, puisque j’ai, d’une illusion brève,
Satisfait à jamais mon désir d’un instant,

Et qu’à travers Stamboul et dans la verte Brousse
J’ai ressenti l’attrait du pays musulman,
Où s’allonge, le soir, sur la terre âpre et douce
L’ombre du cyprès noir et du minaret blanc !


LE CLOITRE


Fruit de l’heure, éclatant dans un bronze trop mûr,
La grappe de midi s’égrène au campanile,
Et le soleil vineux ruisselle sur le mur !

L’été brûle alentour la campagne et la ville ;
Le marbre qui la pave est, au talon, du feu,
Tandis que cuit au toit la braise de la tuile

Le ciel est presque sombre à force d’être bleu,
Une tristesse ardente accable le silence
Où les cloches d’or lourd se taisent peu à peu.

Il fait chaud. Mon ombre me pèse, et je commence,
Dans un vertige, à voir le cloître tout entier
Qui semble, de soleil ivre jusqu’à la danse,

Autour de moi tourner au pas de ses piliers.


STANCES


Mon jardin est très beau, car il est plein de roses
Dont l’arôme puissant l’embaume tout entier,
Et la colombe rauque y roucoule et se pose
Sur le vase de marbre où s’enroule un laurier,

Et, lorsqu’elle se tait et que dans l’air sonore
S’épuise peu à peu la force de son chant,
On respire l’odeur qui, là-bas, semble éclore
Au parterre empourpré, magnifique et vivant ;

Mais si, par le parfum de tant de fleurs hautaines,
Mon jardin au soleil est orgueilleux et beau,
Il est doux et sait plaire aux âmes incertaines
Par la fraîche rumeur du feuillage et de l’eau ;

Car, partout où ton cœur cherchera le silence,
Il entendra toujours la vasque dont le bruit
Retrouve, attend, rejoint, accompagne et devance
L’oreille qui l’écoute et le pas qui le suit.

Et, n’est-ce point ainsi, Amour, que tu demeures
A jamais où ton ombre est entrée une fois,
Et que tu laisses, en souvenir de tes heures
Heureuses, un parfum, un murmure, une voix,

Qui, pareils au parfum et pareils au murmure
Que la rose répand et que chuchote l’eau,
Font, mêlés à la voix de la colombe pure,
Plus divin le silence et le jardin plus beau ?

A UN PORTRAIT


Lorsque sur le papier que le pastel colore
Le peintre a figuré votre visage frais,
Vous aviez l’âge heureux qui ne sait pas encore
Ce que cache la vie en ses obscurs secrets.

Sur vos cheveux plus blonds d’une poudre légère
Votre bonnet de tulle est noué d’un ruban
Si bleu, qu’on lui dirait la couleur mensongère
Que montre l’avenir à vos regards d’enfant ;

Car vos yeux, votre bouche et tout votre visage,
Où du fard à la joue en avive le teint,
Ont un air innocent, mystérieux et sage,
Et comme une douceur d’avril et de matin.

Brève aurore ! le ciel se couvre et l’éclair brille :
La fleur prête à s’ouvrir périt en son bouton !
Et je sais seulement que vous mourûtes fille
Et que des grands-parens m’avaient dit votre nom.

Bien longtemps au mur nu de ma chambre d’étude,
Ce portrait familier, timide et gracieux,
Veilla sur ma pensée et sur ma solitude,
Mais son tendre regard n’attirait pas mes yeux ;

Et maintenant qu’en moi, si doux à ma tristesse,
Est né le goût amer des choses sans retour,
J’aime votre muette et lointaine jeunesse
Qui survit à la mienne et qui dure toujours ;

Et souvent, à ce cadre où votre claire image
Sourit toujours la même en son même matin,
Je suspends pour offrande et j’offre pour hommage
Une rose pareille aux roses du jardin,

Où vous marchiez le long des buis à la française
Devant quelque château de Bourgogne ou d’Artois,
Quand vous aviez seize ans, au temps de Louis Seize,
Et lorsque vous étiez telle que je vous vois.


WATTEAU


La guitare, la batte et la veste de soie,
Cydalise épiant dans l’ombre Mezzetin,
Et l’étreinte froissant le manteau de satin,
Et l’aveu qui soupire et rit sans qu’on le croie,

Tout ce songe léger de chansons et de joie,
C’est toi qui l’as conduit vers le noble jardin,
Où l’Amour indécis, d’un long geste incertain,
Choisit sa flèche sûre et tend son arc qui ploie…

Avec la majesté des ombrages profonds,
Versailles t’a donné ses dieux et ses fontaines ;

Venise t’a prêté son masque et ses bouffons ;
Et tu tiens de tous deux les deux lettres marraines,
Le V double et pareil, de lui-même jumeau,
Qui commence ton nom mystérieux, Watteau !


HENRI DE REGNIER.