L'Expédition au Rio-Negro, souvenirs de la frontière argentine

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L'Expédition au Rio-Negro, souvenirs de la frontière argentine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 93-124).
L’EXPÉDITION AU RIO-NEGRO

SOUVENIRS DE LA FRONTIÈRE ARGENTINE.

L’appétit, dit-on, vient en mangeant. Les beaux succès obtenus dans la guerre indienne avaient mis la République Argentine en goût de les pousser à fond. Il était donc vrai : ces nuées de cavaliers sauvages, fléau séculaire et humiliant des estancias, voilà à quelle extrémité les avaient réduites un ensemble de mesures bien conçues, vigoureusement exécutées[1]. Mises hors d’état de nuire, les tribus se trouvaient hors d’état de vivre. Les dernières expéditions légères lancées par le docteur Alsina mourant avaient à cet égard convaincu les plus incrédules. L’opinion publique, longtemps hésitante en présence des innovations du hardi ministre, passa, comme c’est son habitude, à une confiance absolue en son système, et se préparait à se montrer particulièrement exigeante envers son successeur. Elle a eu lieu d’être satisfaite.


I.

Le nouveau ministre de la guerre, don Julio A. Roca, était le plus jeune colonel de l’armée argentine lorsqu’il en devint, vers la fin de 1874, le plus jeune général à la suite d’un brillant combat contre la dernière armée rebelle. Il avait vécu depuis lors à la frontière dans une retraite studieuse, observant le tour nouveau pris par la guerre indienne, élucidant les problèmes fort obscurs que présentait la géographie de la pampa au sud des provinces de San Luis et de Mendoza. Il se montrait préoccupé de justifier après coup les faveurs que lui avait prodiguées la fortune, et mûrissait un plan dont il se sentait appelé un jour ou l’autre à diriger l’exécution. Quand il succéda au docteur Alsina, il ne reçut donc pas à l’improviste ce lourd héritage, et son siège, comme on dit, était fait. Très peu de jours après avoir pris possession du portefeuille de la guerre, il soumettait aux chambres un projet de loi qui ne visait à rien moins qu’à réaliser l’aspiration traditionnelle de tous les gouvernemens de la Plata, depuis les vice-rois espagnols, à faire mieux que de résoudre, à supprimer la question indienne, en un mot à occuper sur-le-champ les bords du Rio-Negro.

On avait beau, depuis quelque temps, en être venu à ne s’étonner de rien de ce qui se passait d’extraordinaire et d’heureux à la frontière, un projet aussi radical présenté sans préparation ne laissa pas de faire faire aux gens un haut-le-corps de surprise et d’inquiétude. L’exposé des motifs, très sobre sur les détails militaires, évaluait la surface du territoire à conquérir entre les Andes, le Rio-Negro et la mer, à 15,000 lieues carrées[2]. Elles étaient habitées par des tribus nomades, fort découragées et endommagées depuis les derniers événemens, mais présentant encore un effectif respectable, douze ou quinze mille âmes, dispersées un peu partout sur cette immense surface. Il était clair que, dans cette battue décisive, il fallait prendre ou rejeter de l’autre côté du Rio-Negro jusqu’au dernier de ces malheureux, car un seul groupe de fugitifs resté en dedans des nouvelles lignes suffisait pour compromettre la sécurité de la zone tout entière, et même, une fois les cantonnemens des troupes transportés à 2 ou 3 degrés au sud, celle des établissemens aujourd’hui couverts par elles. Avait-on assez de soldats, connaissait-on assez à fond la pampa pour répondre que personne n’échapperait au coup de filet préparé?

Ce n’est pas tout : en supposant un si vaste espace rigoureusement purgé d’Indiens, ne serait-il pas bientôt parcouru par des bandes de maraudeurs de race blanche, ou plutôt mêlée, déserteurs de l’armée de ligne, gauchos en rupture de civilisation, réfractaires de toute sorte que le désert attire et accueille, qui ont pour lui, à l’égal des Indiens eux-mêmes, des affinités si décidées qu’on dirait qu’il les engendre spontanément, comme les jungles produisent le tigre et les environs des ranchos abandonnés la ciguë? La surveillance de ces hôtes incommodes, s’ils s’implantaient dans les nouveaux territoires dont on devenait responsable en en prenant officiellement possession et en y attirant, sous la garantie de l’état, les capitaux et les habitans, ne serait-elle pas une charge plus lourde que la soumission des Indiens? Ces pauvres Indiens étaient si bien matés depuis quelque temps, si peu embarrassans désormais, que vraiment ils avaient presque mérité qu’on leur laissât le répit nécessaire pour mourir de leur belle mort. Pendant ce temps, la prospérité croissante de la république l’aurait mise à même de mener rondement le peuplement de ces 15,000 lieues, dont la possession théorique, en l’absence de bras pour les faire valoir, ne pouvait donner que des soucis. La réponse à ces deux objections, au premier abord spécieuses, se trouvait dans la topographie, alors très mal connue, du terrain à conquérir.

L’opinion publique, généralement faite par la majorité, c’est-à-dire par des ignorans, était passée à cet égard d’un extrême à l’autre. Au début des expéditions, au temps du docteur Alsina, une série d’incursions antérieures, toutes malheureuses, avaient fait admettre comme article de foi que la pampa était inhabitable et que les Indiens seuls pouvaient y vivre. C’est en vain que ceux qui en revenaient opposaient à une conviction aussi enracinée le témoignage, pourtant respectable, de leurs propres yeux; on les traitait de visionnaires. Quand ces visionnaires se comptèrent par centaines, il fallut bien en passer par ce qu’ils disaient. Or ce qu’ils avaient particulièrement vu, c’étaient des campemens placés dans les parties les plus fertiles du désert, dans des campagnes dont la perte avait suffi pour amener à bref délai la ruine irrémédiable des Indiens. On s’habitua sans transition à considérer la pampa sous les plus riantes couleurs. L’une et l’autre de ces appréciations sont également inexactes. S’il est peu de points où les prairies vierges ne puissent être assainies, fertilisées, domptées par le travail de l’homme, il en est peu en revanche où elles lui offrent d’elles-mêmes de quoi satisfaire aux besoins d’une tribu pastorale. En dehors de ces points favorisés, la tribu meurt de soif et de faim. Il suffisait de les bien garder pour dominer les contrées environnantes. C’était là toute la découverte du général Roca, mais elle avait sa valeur. Grâce à cette circonstance, la conquête et la surveillance d’un pays presque aussi grand que la France se réduisait au choix judicieux de quelques points stratégiques.

Il est permis de croire que, lorsque le ministre expliqua son plan devant la commission du congrès qui avait désiré connaître les dispositions adoptées par le gouvernement, celle-ci se trouva fort empêchée. Toute l’économie du système reposait sur la configuration de pays inexplorés, et suivant le plus ou moins de justesse des déductions du général dans la patiente enquête à laquelle il s’était livré, on se lançait dans une grande entreprise ou dans une grande aventure. On s’y lança, mais non sans hésitation. Au congrès, cette hésitation se manifesta par l’addition à la loi de cette clause singulière, qu’il était bien entendu que l’occupation du Rio-Negro ne s’effectuerait qu’après avoir chassé les Indiens de la zone intermédiaire. Traduite littéralement en langue militaire, une telle clause n’eût été que la constatation de cette vérité, vraiment trop évidente, qu’il ne fallait pas placer les troupes en l’air, avec leur avant-garde faisant face à la Patagonie, c’est-à-dire au vide, avec l’ennemi campé sur leur arrière-garde et maître de leur ligne de communications ; mais en langue parlementaire, elle indiquait que la chambre éprouvait des doutes sur le prompt succès des opérations préliminaires, dont l’occupation du Rio-Negro devait être le couronnement, et qu’elle se réservait de rester juge de l’opportunité du changement de frontière. Avec ou sans réticences, c’était pour le général Roca l’autorisation d’aller de l’avant, et il ne demandait pas autre chose. Dans le public, ce sentiment de défiance se manifesta d’une manière plus significative et plus gênante. Les terres encore occupées par les sauvages et mises en vente pour subvenir aux frais de la compagnie destinée à les déloger trouvèrent fort peu d’acheteurs. Les conditions de la souscriptions étaient pourtant des plus libérales, 2,000 francs la lieue, soit 80 francs le kilomètre carré, payables par à-comptes. On vit rarement pour de petits rentiers occasion aussi propice de devenir grands propriétaires à peu de frais. Eh bien, les petits rentiers aussi bien que les capitalistes se tinrent sur la défensive. Ils trouvaient que le gouvernement vendait la peau de l’ours avant de l’avoir abattu.

Les préparatifs de l’expédition allaient pourtant leur train. La première chose à faire était de déterminer, non plus au jugé, mais par des mesures précises, la configuration de cette pampa, objet de tant de discussions où tout le monde restait vainqueur, car personne ne pouvait prouver son dire. Cette obligation se conciliait à merveille avec la nécessité non moins sentie de ne pas laisser souffler les Indiens, dont on connaissait l’effroyable dénûment, d’achever de les épuiser par une poursuite incessante, d’en avoir ainsi raison jusqu’au dernier, ce qui formait la première partie du programme. Depuis les Andes jusqu’à la mer, les colonnes s’ébranlèrent, chacune pourvue de son ingénieur, chacune courant sur la tribu qu’elle avait en face d’elle. Une fois cette tribu culbutée, on s’installait dans sa tolderia, et on faisait rayonner de là des détachemens bien montés qui, se subdivisant eux-mêmes, battaient l’estrade en tous sens jusqu’à venir donner la main aux détachemens des colonnes de droite et de gauche. Après quatre ou cinq années de ce régime, quand les troupes rentrèrent pour délasser leurs chevaux, il ne restait plus guère d’Indiens, ceux qui restaient étaient affolés de terreur, nous connaissions le désert sur le bout du doigt, et la souscription pour l’achat des terres publiques présenta plus d’animation. Nous n’étions pourtant qu’au début; mais un pareil début laissait peu de place au doute sur le résultat final. On le verra par le récit de deux de ces expéditions, celles auxquelles j’ai pris part, et qui m’ont fait à la lettre passer à cheval les mois d’octobre, novembre et décembre 1878.


II.

Elles avaient toutes deux pour but de reconnaître, et de débarrasser de sauvages, les chemins qui conduisent à l’île de Choele-Choel, sur le Rio-Negro, objectif du corps d’occupation principal, centre et place d’armes de la ligne future. La première, sous les ordres du commandant Vintter, chef de la frontière de Bahia-Blanca, devait gagner le plus directement possible le Rio-Colorado et le remonter jusqu’au pic de Choyqué-Mahuida, à la hauteur de Choele-Choel. Le Rio-Colorado court presque parallèlement au Rio-Negro à distance d’une trentaine de lieues; mais en ce point, c’est-à-dire à 80 lieues environ de la mer, les deux fleuves décrivent des courbes en sens contraire, et la distance qui les sépare n’est plus que de 15 lieues. Le terrain intermédiaire est sans eau, et il faut avec des troupeaux le franchir en un jour. Aussi les Indiens ont-ils noté les avantages de cet étranglement, et plusieurs de leurs routes y viennent-elles converger. Nous devions reconnaître l’amorce du chemin de Chonle-Choel et étudier les ressources que la contrée offrait pour la caballada d’un corps d’armée. Nous avions chance de nous trouver face à face durant cette incursion avec les restes de la tribu éclopée de Catriel, qui depuis un an errait à l’aventure, quœrens quid devoret, et l’idée de lui porter le coup de grâce souriait au commandant Vintter : elle lui avait donné beaucoup de tracas, qu’il lui avait rendus avec usure.

Dès notre première journée de marche, nous avions eu déjà sous les yeux des échantillons de tous les terrains que nous devions rencontrer, et en vérité, pratiquée de cette façon équestre, dans des campagnes que la main de l’homme n’a ni fécondées ni déformées, la géologie est une science saisissante. On surprend sur le sol, encore toutes fraîches, comme on suit l’empreinte des doigts du sculpteur sur une maquette d’argile, les traces des forces qui en ont modelé la surface. On reconstruit le drame lent et majestueux de la formation de ces plateaux et de ces plaines émergeant par degrés de la mer; que dis-je, on le reconstruit? on y assiste.

Autour de petites chaînes, parfois de pics erratiques, de granit et de grès rouge, îlots d’un antique océan, s’étalent d’un jet de puissantes assises calcaires. Ces massifs rayonnent, comme les cercles concentriques que forme une pierre jetée dans un lac, autour des noyaux de roches primitives qui leur servent de point de départ et recouvrent 400 lieues carrées. L’action des eaux les a sillonnées de dépressions profondes, et les falaises qui bordent ces vallées offrent à la vue les formes, les remous, les courbes à la fois symétriques et capricieuses des courans qui en ont limé les parois escarpées. Du côté oriental, les pentes latérales aboutissent sans ressaut à la mer, et les vallées sont arrosées par de petites rivières claires et babillardes, bordées de bouquets d’un saule particulier, le saule rouge, comme on l’appelle dans le pays, qui paraît originaire de ces contrées, et contemporain des cours d’eau qu’il ombrage. Du côté de la terre, les vallons ne présentent plus que la fosse encore béante de rivières défuntes. Ces cours d’eau, barrés un beau jour par la rencontre d’un cercle d’exhaussement parti d’un autre centre que celui dont ils émanaient, se sont d’abord extravasés et ont fini par disparaître en encombrant leur lit d’amas de matières d’alluvion. Les patiens ouvriers qui ont édifié de leurs dépouilles accumulées ce morceau de continent, on peut les voir encore à l’œuvre sur plusieurs points de la côte patagonienne : ce sont les mollusques. Lorsqu’on veut étudier les abords de la rade de Bahia-Blanca, si l’on se laisse emporter par l’ardeur du travail, ou par son inexpérience, dans la zone périodiquement humectée par les marées, on se trouve soudain pris jusqu’à la ceinture dans une fondrière, et l’on voit aussitôt un nombre étonnant de crabes, effrayés de l’ébranlement produit dans ces couches gluantes par votre mésaventure, courir avec une gauche agilité sur cette surface unie, brillante et perfide. C’est ce qu’on appelle d’une façon expressive un cangrejal, une crabière, mot qui ne se prononce jamais sans un mélange de respect et de dépit. Le cangrejal ne constitue pas seulement un danger pour les imprudens qui seraient tentés d’aller rêver au bord de la mer, — les rêveurs sont si peu nombreux sous ces latitudes ! — il représente surtout, pour le chargement et le déchargement des marchandises, des difficultés et des frais décourageans. Sans lui, Bahia-Blanca, où l’art ne s’est pas encore décidé à corriger la nature, serait un des beaux ports du monde, il en est le plus incommode.

Cette inconsistance savonneuse du rivage, où l’on a déjà reconnu les fâcheuses propriétés de l’argile, montre que la tâche des mollusques s’est compliquée depuis le temps où ils exerçaient leur industrie au pied de la sierra de Curumalan ou du cerro de Cortapié. Là-bas, leurs innombrables carapaces, déposées sur des grèves rocheuses, y formaient des bancs de carbonate de chaux à peu près pur. A mesure qu’on s’éloigne du terrain primitif, la proportion de sels terreux augmente. Les débris du granit, roulés, réduits en bouillie par les courans, s’incorporent aux sédimens calcaires et donnent une série de marnes de plus en plus pauvres en chaux. Il n’est pas besoin d’en aller prendre des échantillons pour s’en assurer, il n’y a qu’à observer le dessin moins ferme, les contours plus mous des collines : on sent qu’on a affaire à une matière que les agens atmosphériques attaquent et arrondissent aisément; mais continuons à nous avancer vers la mer. Voici à l’horizon, presque indistinctes et cependant frappantes d’allure, d’autres collines d’un caractère tout différent. Ce n’est pas un calcaire, si chargé d’alumine qu’on le suppose, ce n’est pas même une terre végétale qui pourrait présenter ces courbes ondoyantes comparables seulement aux profils des nuages ou aux croupes des flots. C’est en effet le vent qui est ici le sculpteur, et c’est une matière presque fluide, le sable, qu’il tourmente, déplace et modèle en forme de vagues subitement figées. Souvent l’analogie est complète, ces dunes moutonnent comme l’océan. C’est le dernier résidu du broyage des cailloux granitiques, la fine poussière de silice, qui en a fourni les matériaux. La marée la dépose à la surface des fondrières où s’élabore la marne; le soleil en sèche une mince couche, qui, soulevée par la brise, va former ces collines orientées suivant la direction des vents dominans. Dans cette rade de Bahia-Blanca, deux filets d’eau, le Sauce-Chico et le Naposta, continuent sur une petite échelle la série des phénomènes inaugurés par les fleuves qu’ils ont remplacés, et on peut saisir sur le fait les procédés de la nature. C’est une terre nouvelle qui sort des ondes comme la Vénus antique, avec laquelle elle n’a du reste que ce seul point de comparaison. Rien n’est moins beau que cet embryon de plage bordée de dunes pelées, ce cangrejal, vrai domaine de crabes, car il n’admet d’autres hôtes ni d’autres passans qu’eux, et les mouettes elles-mêmes ne s’y posent pas sans précautions.

On comprend combien une pareille configuration du sol a d’influence sur la répartition des eaux superficielles, et l’eau est l’élément essentiel dans une campagne au désert. Aussi les instructions relatives aux opérations militaires ont-elles été écrites, peut-on dire, sous la dictée de la géologie. Dans la région calcaire, l’eau est le fruit défendu. Nous abandonnions dès la première étape les bassins des rivières, car la direction générale de notre marche nous faisait tourner le dos à la mer; quant aux fleuves desséchés, ils étaient fort loin à l’ouest. Sur les plateaux, on aurait dû, pour avoir de l’eau, pousser à des 20 mètres de profondeur, à travers des roches compactes, des puits dont le débit, nous le savions d’avance, serait peu abondant; il n’y fallait pas songer. Dans les dunes, c’est autre chose : le liquide imprègne ces masses perméables et y reste en dépôt à une faible profondeur, préservé de l’évaporation par le sable qui le recouvre. Il n’est pas difficile de s’y procurer une eau fraîche et limpide; mais où l’on trouve le plus de lacs et de sources, c’est le long de la bande de terre, d’ordinaire tracée très nettement, qui court entre le calcaire et les dunes.

On jugea prudent, en risquant un crochet de quelques lieues, d’aller toucher barre en un des points de cette ligne; on se dirigea vers Salinas-Chicas, et on y passa la seconde journée du voyage. L’endroit méritait cette halte; c’est un des coins bénis de ces solitudes. Tous les élémens de fertilité et de pittoresque s’y rencontrent. Comme c’est la partie la plus déclive d’un vaste bassin, c’est pour entretenir la fraîcheur de ce vallon qu’il pleut dans toute la contrée. Dans ce sol léger, poreux, disposé à souhait pour emprisonner l’air, l’eau et la chaleur du soleil, les plantes peuvent se gorger à l’aise de sucs nourriciers. Elles émigrent de fort loin pour profiter de cette aubaine ; nous découvrîmes un champ de luzerne, il n’y en a pas à dix lieues à la ronde. Quelque graine y sera venue un jour dans les entrailles d’un cheval volé, elle a peuplé toute une prairie. Pourtant ce n’est que du sable, dira-t-on. C’est déjà beaucoup que du sable et de l’eau; mais lorsque cette eau apporte d’un côté, du côté des plateaux, de l’humus et des sels calcaires, de l’autre, du côté des dunes, les phosphates toujours abondans dans les sables d’origine marine, les résultats deviennent merveilleux. Quant au fer, je ne sais pas d’où il sort, mais il y en a à profusion : le sable se groupe en aigrettes aux deux pôles d’un aimant. On ordonnera un jour aux anémiques la viande des bœufs qui s’élèveront dans ces campagnes.

Deux grosses sources qui sortent en bouillonnant du flanc des dunes vont se perdre dans un lac salé qui occupe le centre du vallon. Ce lac, d’un joli ovale et d’un peu plus d’un kilomètre de longueur, est dominé au sud par des roches à pic et des bois, à l’est par des collines dont les silhouettes originales indiquent seules la composition sablonneuse, mais qui ont été envahies et fixées par la végétation. Il avait à cette époque de l’année la délicate teinte rose qui indique, pour parler le langage de nos paludiers de l’Ouest, que « la saline va saliner, » et dont les savans n’ont pas plus réussi à donner une explication satisfaisante que de la production, dans ces réservoirs naturels d’eaux pluviales, tantôt de nitrates, tantôt de chlorure de sodium. On explique bien la formation d’un continent, mais quand il s’agit d’un grain de sel, c’est une autre affaire. Le sel qui se recueille à Salinas-Chicas est très beau et facile à raffiner. Dans un pays dont l’industrie nationale est précisément la salaison des viandes, et qui fait venir son sel de Cadix, le riche dépôt formé là par la nature est encore inexploité. Les Indiens venaient de temps à autre en chercher quelques poignées pour leur consommation. Il est vrai que le transport de Salinas-Chicas à Bahia-Blanca et de Bahia-Blanca au navire coûterait plus cher que celui de Cadix à Buenos-Ayres.

Deux jours après, nous arrivions au Rio-Colorado un peu avant l’aube : — on arrive toujours un peu avant l’aube dans les lieux où il y a la moindre chance de rencontrer des Indiens, et on marche toujours de nuit quand l’eau est rare, pour ne pas altérer inutilement les chevaux. Le chemin était meilleur que nous ne pensions. Un second crochet nous avait fait rencontrer à moitié route une ligne de dunes inespérée ; elle dessinait les contours d’un golfe qui jadis s’enfonçait profondément dans les terres. On remonta le Colorado durant une soixantaine de lieues, cherchant des sauvages et étudiant le fleuve. Il n’y avait jamais eu beaucoup de sauvages dans cette vallée, et il n’y en avait plus du tout. Quelques tolderias étaient abandonnées depuis plusieurs mois; elles appartenaient à un cacique sagace qui avait eu à temps la prudente inspiration de gagner les Andes et de mettre toute la largeur du continent entre lui et nous : bien lui en prit. D’autres avaient été évacuées il y avait à peine quelques jours ; c’était Catriel, toujours inquiet, et dont la vie était un déménagement incessant, qui nous glissait encore une fois des mains. Quant au fleuve, il justifiait peu les espérances qu’on s’était plu à mettre en lui ; comme voie de navigation, c’est un cours d’eau détectable. En hiver, c’est un ruisseau, en été un torrent. Les abords offrent cette succession de terrains qui est si caractéristique dans toute la contrée : des dunes près de la mer, du carbonate de chaux ensuite, enfin des roches primitives au delà desquelles la même série se reproduit dans l’ordre inverse; aussi les irrégularités du lit ne sont-elles pas moindres que celles du régime. A Choyqué-Mahuida, il s’est frayé un passage dans le granit et bouillonne à travers des rochers aigus ; plus bas, courant le long d’une muraille calcaire qu’il a entamée à grand’peine, il continue de lutter contre les racines de pierre de la montagne, jetées en travers de son cours, et n’a pu encore en avoir raison; enfin quand la plaine s’élargit, quand il peut y tracer ses immenses méandres, il s’obstrue de bancs de sable déplacés à chaque crue. C’était au temps des Indiens, ce sera encore une route précieuse, mais une route terrestre. La vallée, formée d’alluvions, est des plus fertiles; les pâturages y sont admirables. Il y a bien quelques points marécageux, mais ils sont exhaussés et raffermis à chaque inondation par le colmatage que leur font éprouver ces eaux limoneuses. On trouve à chaque pas d’anciens canaux de dégorgement devenus de simples rides sur la surface de la prairie. A droite et à gauche, à une grande distance, l’eau manque sur les plateaux qui du côté du sud remontent en longues ondulations jusqu’à mi-chemin du Rio-Negro, et du côté du nord viennent tomber sur la vallée à plis droits, taillés en forme de tours, comme les bastions d’une forteresse cyclopéenne. Toutes ces conditions font du Rio-Colorado l’abreuvoir obligé des troupeaux sur une largeur de 7 ou 8 lieues, et paraissent assurer à ses rives une rapide prospérité agricole. Elles deviendront un centre actif d’échanges si la baie Union, excellente rade un peu au sud de la très mauvaise barre du fleuve, reçoit promptement les améliorations nécessaires pour devenir un vrai port.

Nous étions un peu penauds, et, pour avouer toute la vérité, passablement surpris, le commandant Vintter et moi, de ne pas avoir mis la main sur Catriel. Nous nous étions trouvés ensemble pendant trois ans dans toutes les circonstances où il y avait eu maille à partir avec la tribu, depuis le jour du soulèvement, où j’avais indiqué la route qu’elle suivait et où le commandant l’avait battue, jusqu’à Treyco, où nous l’avions chargée botte à botte. Nous avions si souvent répété en riant qu’elle ne mourrait que de notre main, que cela avait fini par nous paraître parole d’évangile. Catriel, en se dérobant à nos recherches, nous faisait tort de notre dû. La providence y mit bon ordre; vraiment il était écrit que c’était nous qui le prendrions. Le retour s’était opéré sans incident et nous n’étions plus qu’à 7 ou 8 lieues de la frontière, quand les éclaireurs donnèrent la chasse à deux Indiens poussant devant eux trois chevaux de bât. Les Indiens détalèrent; les chevaux conquis, assez maigres du reste et qui formaient un médiocre butin, étaient chargés de deux chevreuils et d’une douzaine de ces agoutis, fort communs sur les plateaux, et que l’on nomme des lièvres de Patagonie. Il était sans doute singulier de voir ces chasseurs s’aventurer aussi près de nos lignes; mais une pareille audace s’expliquait d’une façon plausible par la famine d’un côté, par notre absence de l’autre, évidemment connue des sauvages, car leurs espions avaient dû dès notre départ découvrir notre rastrillada, la foulée que nous laissions. On n’attacha pas grande importance à l’aventure. Qui se fût douté que c’était le déjeuner d’une tribu que nous venions de confisquer? On campa, car c’était l’heure de camper, non sans prendre les précautions d’usage, puisqu’il y avait Indiens sous roche, pour préserver les chevaux d’un coup de main. On doubla les gardes, on couronna de vedettes les hauteurs environnantes, et on déroba la colonne aux regards derrière les hautes berges d’une rivière profondément encaissée. Nous venions de rentrer dans la région des rivières; celle-ci s’appelait le Chassicò. Au bout de quelques heures, une vedette signala du monde dans un bas-fonds. Grand émoi comme on pense, et tout le monde à cheval sans prendre le temps de seller : ceci devenait tout à fait intéressant. En arrivant en vue des ennemis, on s’aperçut qu’ils n’étaient que cinq ou six, fuyant à toute bride. On les courut, on les prit, et aussitôt circula dans les rangs cette nouvelle inattendue : Marceline Catriel, le frère du cacique, est prisonnier. C’était lui en effet; il avait l’air calme, mais était très pâle, il ne doutait pas que sa dernière heure ne fût venue. Le commandant Vintter avait son plan. « Comment vas-tu? lui dit-il en lui tendant la main. Tu venais te rendre enfin? C’est une bonne idée. Ne regarde donc pas à droite et à gauche, personne ici ne te veut du mal. Et ton frère, où est-il? Pourquoi diable ne vient-il pas aussi? Il serait temps qu’il finît ses manèges, ou il nous forcera à le traiter plus sévèrement que nous ne voudrions. » — Marcelino n’en croyait pas ses oreilles; on rentra au camp, et il n’en crut pas ses yeux quand on lui rendit les lièvres et les chevaux enlevés le matin. Il expliqua alors ou plutôt fit expliquer par son interprète, — il entend l’espagnol, mais évite de le parler, — que, dès qu’il avait eu réuni ces provisions exiguës, il s’était empressé, la tribu vivant d’herbes depuis deux jours, de les lui envoyer; puis il avait dormi la sieste, ne se sachant pas si près de nous. — « Et la tribu, où est-elle? — En galopant demain tout le jour, répondit l’interprète, qui était une fine mouche, nous arriverions après-demain avant que le soleil soit au zénith.» Au moment même où il articulait cet officieux mensonge, nos avant-postes s’ébranlèrent : une ligne de cavaliers, la lance en arrêt, venait de se montrer dans les derniers rayons du couchant sur une colline prochaine.

Rien ne pouvait nous être plus agréable que l’apparition de ces cavaliers. Ce n’est pas que nous pussions avoir la moindre espérance de les prendre. Ils venaient montés sur leurs chevaux de guerre, c’est-à-dire de fuite : on n’atteint pas ces chevaux-là; mais l’aspect de ce groupe en disait long. Ils portaient des lances, ce n’étaient donc pas des chasseurs; c’était une reconnaissance militaire envoyée sur les rapports alarmans des fugitifs du matin. On pouvait aller à la tolderia et en revenir en moins d’une journée; en calculant largement, elle n’était pas à plus de dix lieues. — « Brave Catriel! murmura le commandant en souriant, il m’envoie des guides! » Et appelant le major du 5e de cavalerie : « Prenez cent hommes, trois cents chevaux, des meilleurs, et suivez-moi ces gens-là, pas à la vue, ils vous feraient essouffler toutes vos bêtes pour rien, à la trace. Amenez quelques Indiens de Bahia-Blanca, pour ne pas perdre la piste de nuit, et un des prisonniers de ce soir comme guide, afin de tout prévoir. Vous savez le moyen de le faire marcher droit. Vous arriverez aux toldos à deux heures du matin; cernez-les, et ramenez tous leurs habitans, jusqu’aux chiens. Je vous attends ici. » — Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Rien ne se sauva que les éclaireurs, qui se gardèrent bien de repasser par leur domicile, et Catriel, parti en même temps qu’eux le matin avec quelques intimes, mais dans une direction opposée.

Le commandant Vintter avait envoyé chercher en toute hâte au fort un troupeau de moutons, et quand la tribu prisonnière arriva, fidèle à son programme, il en remit le commandement à Marceline en lui disant simplement : « — Puisque nous voilà tous d’accord, et que nous revenons ensemble au Fuerte Argentino, mets-toi donc à la tête de ton monde, qui ne m’a pas l’air, depuis qu’il voit des vivres, d’avoir envie de s’en aller. — Je vous le jure bien! » se hâta de dire l’interprète. Marcelino salua gravement, sortit d’un bissac qu’une de ses femmes avait religieusement apporté, une chemise blanche, un veston noir, un beau poncho indien et des bottes montantes, se dépouilla des misérables cuirs de lièvre cousus avec des tendons d’autruche qui lui servaient de vêtemens et de coiffure, et fièrement campé sur une selle aux étriers d’argent, maniant son cheval avec une bride ruisselante d’argent, il apparut au milieu des siens, donnant des ordres comme un empereur. Il va sans dire qu’il dépêcha un courrier à son frère Juan-José pour lui annoncer que la politique argentine avait subi une évolution heureuse, qu’il n’avait qu’à faire sa soumission, que le tour était joué et que les jours de bombance de l’Azul étaient revenus. Ces pauvres Indiens en étaient tous convaincus en retrouvant revêtu de la dignité des attributs dynastiques un chef que, le sachant pris, ils avaient pleuré comme mort, en entendant les bêlemens plaintifs et depuis longtemps oubliés des bêtes savoureuses qu’on égorgeait de tous côtés à leur intention. Ils célébrèrent l’événement par une fête moitié musicale, moitié religieuse, religion et musique vraiment primitives. Les femmes se rangèrent sur une seule ligne, debout, les yeux tournés vers le soleil couchant, et entonnèrent une mélopée d’une saveur toute pampéenne. Les hommes étaient à quelques pas, assis en cercle, car les cérémonies même du culte ne les décident pas à prendre une attitude gênante, et répondaient à chaque couplet par un grognement rythmé. Marcelino et son état-major dominaient l’assemblée. Les ombres du crépuscule qui enveloppaient peu à peu cette scène, les reflets des feux de bivouac lui prêtaient une majesté hiératique, atténuaient les détails grotesques, et donnaient du caractère aux sordides haillons, à la laideur difforme des vieilles sorcières qui menaient le chœur.

Juan-José Catriel vint se rendre peu de jours après sans conditions au Fuerte-Argentino. Il n’avait pas autre chose à faire après la capture de sa famille et de ses sujets, et s’il tarda quelque temps, c’est qu’une idée profonde avait germé dans sa tête. Il était fort humilié comme ex-potentat, et un peu inquiet en sa qualité de fin politique qui savait bien que l’on traitait les gens selon ce qu’on en avait à craindre, de se présenter en ce simple appareil, avec quelques lances et quelques chevaux maigres. Il alla donc, à la tête de ses derniers fidèles, trouver un cacique appelé Cañumil, dont les affaires n’étaient pas non plus brillantes en ce moment, et, moitié éloquence, moitié intimidation, le décida à livrer sa tribu du même coup. « C’est un cadeau que j’ai voulu vous faire, » dit-il au commandant Vintter. Le commandant accepta le cadeau, et le même jour les deux tribus, caciques en tête, étaient dirigées sous bonne escorte vers Bahia-Blanca, d’où le vapeur Santa-Rosa les amenait à Buenos-Ayres. Catriel médite aujourd’hui dans l’île de Martin-Garcia sur le néant des grandeurs humaines.


III.

C’est à Carhué que j’appris ce dénoûment prévu. Les chefs des frontières de Guamini, Carhué, et Puan, y étaient réunis pour concerter une action commune contre Namuncura. Aussitôt après la conférence, on se mit en route; le rendez-vous était fixé à Salinas-Grandes, d’uù les colonnes devaient repartir en divergeant pour embrasser le plus de champ possible. Je marchais avec la colonne du centre placée sous les ordres du colonel Levalle. Salinas-Grandes est un lac salé charmant alimenté par de nombreuses sources d’eau douce, et forme à l’ouest des plateaux calcaires, le pendant exact de ce qu’est Salinas-Chicas à l’est. C’était jadis le quartier-général du grand Calfucura, le fondateur de cette dynastie des Cura, qui durant quarante ans a exercé une suprématie incontestée de Carhué jusqu’aux Andes[3]. Le choix du lieu fait honneur à la sagacité de ce Louis XI des caciques, qui avait songé et qui en d’autres temps eût réussi peut-être à convertir en monarchie unitaire la turbulente confédération des tribus. Cette résidence contribua autant que ses talens politiques et militaires au rapide accroissement de son autorité. C’était la clé des diverses routes qui conduisent au Chili et précisément le centre du demi-cercle, d’ailleurs maladroit, que formait alors la frontière de Buenos-Ayres. Pour le point d’attaque aussi bien que pour le débouché du butin, il n’avait que l’embarras du choix et pouvait en chaque cas s’inspirer des circonstances. Or ce n’étaient pas les inspirations opportunes qui lui manquaient ; un seul fait en donnera une idée, celui qui le mit hors de pair. Quand il vint s’installer à Salinas-Grandes, petit cacique chassé de la Cordillère par des dissensions intestines et par la faim, les chefs voisins, qui avaient méconnu l’importance de cette position et dédaigné l’intrus qui venait y camper, ne tardèrent pays à se raviser et à revendiquer à qui mieux mieux ce territoire. Calfucura était le plus faible, il négocia. Pendant qu’il sollicitait et obtenait du gouvernement argentin une sorte d’investiture pour ce coin de prairie, en se prévalant des hostilités dont il était l’objet de la part de gens en guerre avec la république, il représentait à ses compétiteurs quelle folie c’était de s’entre-déchirer pendant que l’ennemi commun avançait. Il fit si bien qu’il parvint à les réunir à un banquet de réconciliation où il les empoisonna tous. Il s’empara ensuite tout naturellement de leurs tribus, que la vigueur et l’habileté de cette manœuvre avaient frappées d’admiration. Du reste, ce n’était pas seulement un politique de cabinet : à quatre-vingt-cinq ans, il commandait en personne sa dernière invasion et sa dernière bataille, où il fut défait, mais où il ne se retira qu’après sept charges infructueuses contre les carrés chrétiens. Le fils de ce grand homme, Namuncura, qui continuait, sans y avoir les mêmes droits personnels, à prendre le titre de cacique général de la pampa, n’était plus à l’heure présente qu’un pauvre diable en fuite que nous nous étions promis de suivre aussi loin qu’il lui plairait de nous mener.

La route qu’il avait choisie dans sa retraite avait, été la plus fréquentée par les troupeaux passant au Chili. Le désert a aussi ses voies de grande et de petite communication faciles à distinguer par le nombre, la profondeur et l’aspect des sentiers sinueux qu’y a creusés le sabot des animaux. Celle-ci justifiait la préférence visible qu’on lui avait accordée de temps immémorial. Tracée sur la lisière de la formation calcaire et de la formation arénacée elle ressemblait à une allée de parc. Sur la droite s’étendait une rangée régulière de dunes, sur la gauche une forêt de caroubiers séculaires dont les derniers rejetons, à l’intersection du sable et de la pierre, étaient alignés aussi droit que les arbres d’un boulevard. La petite vallée enserrée entre ces deux belles décorations naturelles présentait cette richesse de végétation et cette abondance d’eau qui donnent aux vallées de même origine une si grande importance : les lacs succédaient aux lacs. C’était un fort joli paysage sans doute ; mais il avait le tort de se poursuivre sans variations sur 40 lieues de longueur. Peut-être aussi la manière que nous avions adoptée pour le parcourir n’était-elle pas la plus propre à nous en faire apprécier les beautés. On entrait dans le mois le plus chaud de l’année, le mois de décembre, et il n’y avait pas un seul de ces lacs où l’on n’espérât surprendre quelque groupe d’Indiens attardés. Aussi fallait-il non-seulement se mettre en selle après le coucher du soleil, mais encore arriver juste au moment où il se lève. Les neuf dixièmes du chemin, entremêlé de haltes que la défense de fumer faisait paraître interminables, se firent dans les ténèbres. On cerna de la sorte, aux douteuses lueurs de l’aube, cinq ou six tolderias ; on y entra avec précaution, elles étaient vides. Il y avait de quoi nous gâter pour tout le jour le vallon où elles étaient abritées. Nous ne laissions pas pourtant de faire quelques prises et de compléter nos renseignemens. On trouvait en battant les bois des sauvages étiques qui, faute de chevaux, n’avaient pas suivi la tribu dans son dernier exode. On ne put malheureusement les prendre tous, car ils mettaient à se cacher dans les halliers autant d’habileté que les soldats à les y découvrir, et l’on est saisi de compassion en songeant au sort de ceux qui restèrent là, isolés, à pied, sans vivres, au sein de cette immensité.

La détresse leur avait enseigné un peu tard les avantages de l’agriculture, et les avait décidés, comme début, à y consacrer leurs femmes. Il y avait quelques coins de champ ensemencés de blé, d’orge et de lin. Je ne comprenais pas trop ce que le lin venait faire en cette affaire; mais un Indien auprès de qui j’allai m’en enquérir me demanda avec surprise si j’ignorais que la graine de lin, accommodée en bouillie, était un aliment des plus délicats. Les récoltes presque mûres s’annonçaient comme magnifiques dans cette terre de promission. Nous eûmes soin de mettre le feu à celles qui commençaient à jaunir et de lâcher nos chevaux dans les autres. C’était une cruelle nécessité : il y avait des prisonniers sur lesquels on trouvait une poignée d’épis d’orge encore verts qu’ils faisaient légèrement rôtir sur des braises et mangeaient grain à grain; c’était la ration d’un jour, quelquefois de plusieurs. Au reste, l’effet moral de cette rigueur fut immense et bien supérieur à l’importance du dégât matériel. Il n’y avait pas en tout 30 hectares mal cultivés; mais l’imagination des Indiens s’était habituée à y voir des ressources indéfinies. Un peu d’orgueil et de superstitieux enthousiasme s’en mêlait, l’enthousiasme qui s’attache à toutes les nouveautés, l’orgueil qui accompagne tous les progrès. Eh! mon Dieu ! ce tronc de caroubier aux entailles singulières que je retrouvai, — le soldat respecte peu ces curiosités historiques, — servant à faire cuire un filet de jument pour le déjeuner d’un cavalier du 1er, ce n’était rien moins que le rudiment de charrue qui fit mettre Triptolème au rang des dieux. Ces infortunés n’avaient fait que le copier sans doute, et de la façon la plus grossière, ce ne sont pas des inventeurs; mais ils avaient senti confusément la portée de ce passage de la vie errante à la vie agricole. Ils savaient qu’il y avait des tribus dans les Andes qui, préservées par leur isolement de cette gangrène du pillage aisé, étaient arrivées à s’assurer une vie paisible et un bien-être relatif en labourant ; ils avaient voulu les imiter. Quand cette tentative, dont ils s’exagéraient le mérite, fut si brutalement découragée, ils reconnurent clairement que la fatalité les poursuivait.

Au terme de cette interminable vallée, un petit lac porte le nom significatif de Tripahué : Reste ici; c’est un conseil charitable. La route, qui jusque-là va droit au sud-ouest, direction du vent pampero et par conséquent des dunes, s’infléchit en ce point vers le sud pour aller rejoindre le Colorado à une quinzaine de lieues en amont de Choyqué-Mahuida, et s’engage dans une contrée désolée. De Tripahué à Lihué-Calel, où devait être Namuncurà, il y avait, d’après les Indiens, deux jours de marche au trot et au galop, ce qui eût représenté une quarantaine de lieues. En réalité, il n’y en avait que vingt-trois, mais sans eau; deux mares insignifiantes échelonnées sur le trajet devaient être sèches à cette heure : on était en été, et tout ce qui restait de la tribu venait d’y passer. Cependant des mares indiquaient un bas-fond; dans un bas-fond il devait être possible de creuser des puits. Pendant que la division Guamini rendait visite sur notre droite à des tolderias disséminées à une vingtaine de lieues de nous, la division Puan gagna la seconde et la plus importante de ces mares pour ouvrir des citernes. Nous la suivions de près, et nous fîmes une courte halte de nuit près de la première, qui n’était qu’un amas de vase putride. Un détail dramatique l’a gravée dans mon souvenir.

Les Indiens, entre autres fléaux, étaient décimés par la petite vérole. C’est une maladie qui fait chez eux de grands ravages; il paraîtrait même qu’ils ont enrichi la science d’une variété nouvelle, extrêmement maligne, et sur laquelle, d’après certaines observations recueillies dans les villages chrétiens où elle se répandit à notre retour, la vaccine aurait peu d’effet. Elle leur inspire beaucoup de terreur, et quand un des leurs est atteint, ils le transportent à une grande distance, lui dressent à la hâte une hutte de branchages, mettent à sa portée quelques alimens, une cruche d’eau, et s’enfuient sans tourner la tête. Quelquefois ils appliquent sur le visage des patiens un emplâtre fait de crottin de cheval et d’argile; mais c’est là un traitement réservé aux personnes privilégiées, aux femmes de haute extraction par exemple. Précisément une de ces huttes se trouvait là ; l’Indien qu’on y avait abandonné, hideusement tuméfié et vraiment effroyable, venait d’expirer. Les soldats se pressaient à l’entrée pour le contempler à la lueur de quelques allumettes. L’horrible ne leur déplaît pas, surtout quand ce sont leurs ennemis qui leur en offrent le spectacle, et il ne manqua pas un loustic pour adresser au défunt un ironique adieu. Pourtant y a-t-il beaucoup d’eaux-fortes de Gallot plus poignantes que ce cadavre gisant sur quelques peaux de bêtes sauvages auprès de son écuelle vide? L’aspect de cette hutte, cette clairière où planait la mort, la lumière de la lune à chaque instant voilée par des nuages orageux, les formes revêches des caroubiers, l’ombre qu’ils projetaient sur cette flaque luisante et empestée, les silhouettes des soldats glissans sur les bords sans bruit, tout semblait calculé pour accentuer l’horreur mystérieuse qui se dégage la nuit de la solitude et des forêts. S’il y avait des Indiens par là, et s’ils sont sensibles au langage des choses inanimées, ils durent penser que la nature se mettait contre eux, après la famine, la peste et la guerre, et qu’elle se faisait complice de l’œuvre terrible que nous accomplissions, la suppression d’une race.

Il y en avait, du reste : un soldat resté en arrière pour ressangler son cheval, disparut, massacré par des rôdeurs invisibles. Quand vint le jour, on rencontra quelques cadavres de sauvages sur la route qu’avait suivie la division Puan. Les chevaux rabrouaient et passaient outre sans trop de façons, sentant l’eau de loin. Le lac vers lequel ils se hâtaient ainsi ne méritait pas tant d’empressement. Il était aux trois quarts sec, et une quinzaine de puits creusés la veille sur le pourtour et poussés avec une grande énergie n’avaient fait que prouver l’impossibilité d’arriver à la couche aquifère avec les moyens dont nous disposions, et qui étaient ceux qui convenaient à une campagne de ce genre, où tout doit s’emporter à dos de cheval. Le moindre véhicule ne nous aurait pas suivis 10 lieues. Ici la pioche enfonçait dans un banc de sable rouge et d’argile dont plusieurs jours de travail n’eussent peut-être pas fait voir la fin, et pour le salut des chevaux aussi bien que pour le succès de l’expédition il n’y avait plus une heure à perdre. Le télégraphe indien jouait; on distinguait sur la route la fumée d’incendies régulièrement espacés; c’étaient les éclaireurs de Namuncura qui lui faisaient part de notre mouvement. La colonne du commandant Garcia était déjà en selle quand nous la rejoignîmes; nous prîmes nos dispositions pour repartir aussitôt ; il fallait sortir de cette plaine endiablée. On fit rondement boire les bêtes, chacun remplaça par un cheval frais celui sur lequel il avait passé la nuit; en moins d’une heure tout fut prêt.

Nous allions au trot à travers d’épaisses broussailles, grillas par un soleil torride, mais en somme pleins d’espoir. Le pic de Lihué-Calel, parfaitement distinct, ne pouvait être à plus de 12 lieues. Nos yeux étaient habitués à apprécier avec sûreté une distance d’après la teinte que l’éloignement donne aux objets. Les Indiens avaient exagéré, comme toujours, les difficultés de ce passage ; elles n’avaient rien d’alarmant pour une cavalerie éprouvée et dure au mal comme la nôtre. On démêlait aussi sur la poussière à travers les sabots des chevaux de l’avant-garde d’autres traces plus anciennes ; des pattes de moutons, des pieds de femmes, facilement reconnaissables à la largeur de l’empreinte, car chez les Indiens, au rebours de ce qui se passe chez les civilisés, ce sont les hommes qui ont les extrémités fines, et les pauvres femmes, déformées par les rudes corvées qu’on leur impose, qui les ont massives. Le sentiment de supériorité de cavaliers poursuivant des piétons et l’ardeur d’affamés poursuivant des moutons se joignaient pour donner du montant et presque de l’attrait aux fatigues de la route. Une bonne pluie d’orage qui vint rafraîchir à point l’atmosphère accablante de la nuit et de la matinée acheva de mettre en belle humeur les animaux et les hommes. Il y eut cependant un moment cruel ; les éclaireurs déjà engagés dans les défilés de Lihué-Calei envoyaient dire que rien n’y apparaissait et que la sierra semblait vide. Enfin ! ce serait pour le lendemain ; une tribu entière, des femmes à pied, des moutons, ne s’enfoncent pas sous terre, et nous saurions bien les trouver. Avant tout, il fallait abreuver et restaurer les chevaux, et pour cela reconnaître les vallées intérieures de la montagne qui se trouvait devant nous. La division Puan reprit sa marche à l’avant-garde et disparut derrière les imposans rochers de grès rouge qui fermaient l’entrée du premier ravin.

On attendit une demi-heure de ses nouvelles ; celles qui arrivèrent étaient grandes et imprévues. Toute la tribu, surprise et cernée au fond d’un entonnoir où elle se tenait blottie, était prisonnière. Quelques Indiens seuls avaient pu sauter à cheval ; on les suivait de près, on supposait que Namuncura en était, ils allaient au sud. On lança dans cette direction quelques escadrons bien montés ; mais le commandant Garcia, terriblement expéditif en ces occasions, tenait la tête et la garda. C’est un officier de sa colonne, le capitaine Ruybal, qui, à une heure avancée de la nuit, ramena le dernier groupe de prisonniers, celui dont on avait supposé que Namuncura faisait partie. On l’avait atteint à 8 lieues de Lihué-Calel : 8 lieues de chasse à courre, de nuit, à travers les broussailles, voilà qui fait également honneur aux chasseurs et aux chevaux. Ce n’était pas d’ailleurs Namuncurà qu’il ramenait, ce n’était qu’un des membres importans de son conseil privé, le capitanejo Nancucheo, superbe Indien, madré compère, qui eut à quelques jours de là une piètre fin. Après s’être enfermé d’abord dans un silence plein de dédain et surtout de courage, au retour il devint jaseur, offrit de livrer des tribus entières réfugiées dans des parages de lui connus, et obtint de la sorte quelques douceurs et un relâchement de surveillance. Il en profita pour piquer des deux dans une marche de nuit, où il se sentait entre les jambes un cheval dispos, tandis qu’un Indien dévoué qu’il avait endoctriné s’élançait dans une direction opposée pour diviser la poursuite. Ce n’est que dans les ballades que les balles vont moins vite que les chevaux ; tous deux y restèrent. Quand on releva le cadavre de Nancucheo, on trouva sur lui un poignard et une ceinture de cuir assez bien garnie de pièces d’or, peut-être la cassette particulière du cacique. Soustraire au flair de soldats argentins de pareils objets pendant plusieurs jours, c’est un des beaux traits d’habileté que j’aie vus. Nous avions d’abord l’espoir, sur le rapport des chrétiennes captives, d’avoir surpris Namuncurà au gîte; nous n’avions pas tardé à recevoir là-dessus les révélations d’une personne des mieux informées, d’un des ornemens de sa cour, de la devineresse attachée à sa personne. Ces captives, cette devineresse, formaient, avec les moutons bien entendu, qui étaient plus de deux mille, et le cadre grandiose des roches abruptes et rouges de Lihué-Calel, toute l’originalité de la journée, semblable pour le reste à bien d’autres que j’ai eu l’occasion de décrire.

Les captives étaient une vingtaine, chargées d’enfans métis pour la plupart, enlevées à leur famille à des âges différens, et chez lesquelles on pouvait suivre les gradations de l’inoculation de la sauvagerie chez de malheureuses femmes. C’était tout ce qui restait de chrétiens dans la tribu. Des déserteurs qui avaient voulu en d’autres temps partager la vie de la tolderia, les uns avaient réussi à repartir en s’appropriant les meilleurs chevaux, les autres avaient été massacrés, ainsi que les captifs, afin de couper court aux velléités d’évasion postérieures. Deux petits prisonniers avaient pourtant été épargnés à cause de leur jeunesse, un Italien de quinze ans et un joli bout d’homme blond dans lequel je ne reconnus pas sans émotion un compatriote. Il y avait près de trois ans qu’il avait été pris. Durant le voyage de retour, qu’il fit à mes côtés, les langues de son enfance lui revenaient peu à peu, l’espagnol d’abord, puis des lambeaux de français. Recueilli à la légation de France dès son arrivée, il a fini par être rendu à sa famille, qui avait eu aussi une odyssée compliquée, et habitait une province de l’intérieur. Voilà un gamin qui revient de loin. Quant aux captives, on leur avait signifié la veille que, vu la rareté des chevaux et des vivres, elles n’étaient plus que des meubles embarrassans, et qu’on les égorgerait le lendemain avant d’entreprendre l’émigration vers les Andes. Une d’elles avait été déjà mise à mort par un propriétaire pressé d’en finir. Elles étaient livrées à toutes les angoisses du dernier jour d’un condamné quand elles virent briller les sabres de notre avant-garde. Leur raison, qu’il fallut une semaine à raffermir, n’y avait pas résisté; elles étaient à moitié folles et nous donnaient avec une sorte de délire, en espagnol et en indien indistinctement, car elles n’avaient plus conscience de la langue qu’elles parlaient, des explications sur la fuite de Namuncurà qui, si on les eût écoutées, nous l’eussent fait poursuivre tout de travers. — « Vous pouvez me croire, nous criait l’une d’elles, je suis chrétienne! Ne le voyez-vous pas à mon visage? » — La pauvre créature se faisait cruellement illusion : la vie sauvage avait tellement déteint sur ses traits qu’elle ne différait des femmes indiennes que par son exaltation. C’était la fille d’un estanciero, homme à son aise, possesseur d’une lieue carrée de terrain et d’un millier de vaches. Puissent les enfans qu’elle ramène du désert et que voilà désormais, car c’est le cas d’appliquer l’antique maxime que « le ventre anoblit, » des citoyens de la confédération argentine, être un jour de braves gens !

La devineresse nous donna des renseignemens plus précis. Namuncurà l’avait appelée de grand matin, au moment où nous abandonnions la mare aux puits secs, lui avait fait égorger un jeune poulain et consulter son cœur et ses entrailles afin de savoir si nous franchirions cette lande et si nous arriverions jusque-là. Elle affirma intrépidement que non ; elle avait fait le chemin à pied, et en avait conservé un cuisant souvenir. Sur quoi le cacique, moins confiant, était moulé à cheval et était parti pour Choyqué-Mahuida. Son intention était de gagner de là les Andes et de demander asile à son oncle Reuquecurà. C’est ce qu’il a fait; le régiment qui le poursuivait a dû, faute d’eau potable et de sentiers, renoncer à franchir les fourrés inextricables qui le séparaient du Rio-Colorado. J’avais remarqué en errant à travers les rochers le poulain du sacrifice sacré pendu à un arbre. Ces aveux me le rendaient intéressant; je remontai à cheval pour aller le contempler. C’était l’origine d’un culte que j’avais devant les yeux... L’origine? pas tout à fait. Comme les prêtres primitifs ont toujours préféré lire les secrets du destin dans le sang d’animaux comestibles, c’est un petit enfant ou quelqu’une de ces infortunées captives qui eût fait jadis les frais de la cérémonie. Qui sait si la belle légende du sacrifice d’Abraham, reste d’une tradition très ancienne, n’est pas tout simplement un vestige, plus tard poétisé, de l’époque anthropophagique? Qui sait si le sacrifice d’Iphigénie?.. Ah ! il serait cruel de penser que les beaux vers qu’il a inspirés dans toutes les langues sont dus à un ressouvenir de la plus abominable coutume de nos premiers ancêtres ! Parlons géologie, c’est plus consolant. Du moins les débuts de la matière inerte n’exhalent pas cette odeur de sang qu’on respire aux débuts de l’humanité.

Nous n’avions pas seulement pris une tribu, nous avions découvert une montagne, la sierra de Lihué-Calel, parfaitement inconnue jusque-là des géographes. C’est peu qu’une montagne, surtout quand elle n’a guère plus de quatre lieues de long; nous avions aussi découvert une mer, ou plutôt les vestiges d’une ancienne mer, du celle qui baignait jadis toute la contrée, et que l’exhaussement da sol a dès longtemps rencoignée au pied des Andes. Nous étions les premiers yeux chrétiens appelés à contempler le fameux lac salé de Urre-Lauquen, que toutes les cartes plaçaient un bon degré pks au nord. Il n’a plus qu’une quarantaine de lieues carrées de surface et diminue tous les jours. On a déjà reconnu les matériaux qui forment Lihué-Calel dans la couleur et la composition du banc de sable argileux qui a nivelé le bas-fonds des « Puits de Garcia; » c’est le nom qu’on donne désormais par antiphrase à ce parage malheureux. La foi n’est pas seule capable de transporter les montagnes; les pluies s’en chargent d’une manière peut-être plus efficace. Elles continuent à charrier au loin le sable qu’elles arrachent à Lihué-Calel, et couchent peu à peu la sierra dans la plaine. Quand on gravit, et ce n’est pas aisé, le pic le plus élevé du massif, et qu’on regarde le paysage à vol d’oiseau, le phénomène saute aux yeux. Au nord-est, du côté par lequel nous étions venus, Urre-Lauquen est séparé du lac de Cupara, qui en dépendait jadis, par une digue naturelle qui à la sortie de la montagne a déjà 2 lieues de large.

Cette digue qui nous avait servi de chemin, s’ouvre en éventail comme devaient s’ouvrir par la diminution de la pente les courans qui l’ont formée, et recouvre plus de 150 lieues carrées. A l’ouest, une chaussée de même origine, s’exhaussant en prolongement d’un de» thalwegs secondaires de la chaîne, a coupé en deux le vaste fer à cheval que le lac formait encore après cette première amputation. C’est sur le sommet de ce dos d’âne que passe la grande route qui va au Chili. Enfin du côté nord, où s’ébauche sur ses rives un ourlet de dunes, Urre-Lauquen est mis en communications avec d’autres tronçons de l’ancienne mer intérieure par le Rio-Salado et la rivière Atuel, venus l’un de San Luis, l’autre de Mendoza, et qui se réunissent à une trentaine de lieues de là.

Ces cours d’eau viennent de pays civilisés, et il y a peut-être là les élémens d’une route fluviale débouchant dans le Rio-Colorado à 15 lieues du Rio-Negro. La province de Mendoza, formée par ces couches de matières d’alluvion de plus de 20 mètres d’épaisseur, préservée des vents glacés de l’ouest par les Andes, est de plus irriguée par de nombreux torrens dont les eaux, parfaitement aménagées, suppléent à l’absence complète de pluies; c’est un des beaux et fertiles coins du monde. La question a donc son importance, et voici sur ce sujet des détails inédits. Le Salado, grossi de l’Atuel, est une rivière de 30 mètres de large et de près de 2 mètres de profondeur en basses eaux, ne courant pas plus de 2 à 3 milles à l’heure. Le terrain qu’il baigne est exécrable; quand ce ne sont pas des marais, ce sont des sables salins et boursouflés où les chevaux enfoncent jusqu’au ventre. De pareils terrains se raffermissent promptement par le piétinement des animaux ; on peut le voir par les routes indiennes qui les traversent et qui sont très solides, bien que bordées de fondrières. Le canal central conserve des dimensions et un courant uniformes; il est seulement coupé de temps à autre par des bancs calcaires faciles à supprimer. Le Rio-Salado, et c’est ici un problème géographique longtemps discuté et qui attendait notre expédition pour être résolu, ne se perd point dans cette mer en miniature de Urre-Lauquen; il en ressort à l’autre extrémité, forme un second lac, le franchit encore, et sous le nom de Curacò s’ouvre résolument, pnur aller se jeter dans le Colorado, un passage à travers les calcaires qui rayonnent autour de Choyqué-Mahuida.

La manière dont il y a fait brèche est digne d’attention. Il a taillé le calcaire à pic, et son lit semble creusé à la pioche; les zigzags qu’il décrit ne présentent pas les courbes onduleuses qui sont si frappantes dans les falaises du Sauce-Chico et du Colorado. On est faxé d’admettre une autre influence que la force d’érosion. C’est probablement l’action que l’eau salée exerce sur le carbonate de chaux. Ces marnes ont dû être attaquées chimiquement. Voilà un autre mode de transport très actif; la nature a varié ses moyens pour accomplir cette œuvre gigantesque, remblayer une mer. Elle s’est amusée à dessiner le cours capricieux du Curacò à l’eau-forte ; on dirait qu’elle a eu conscience qu’il ne s’agissait pas ici d’un paysage gai. Véritablement il ne l’est point : aux abords de Choyqué-Mahuida surtout, au point de jonction du terrain primitif et des premiers dépôts calcaires, c’est une image du chaos. Namuncurà connaissait bien ces taillis rébarbatifs quand il essaya de s’évader au travers. C’est le seul point de la pampa où j’aie vu des sangliers. Comme tout dans le désert a une explication, ils ont certainement gagné ce refige parce que les cavaliers indiens eux-mêmes ne pouvaient let y poursuivre. Ce seul trait vaut une description. Choyqué-Mahuida veut dire montagne de l’autruche. Les sauvages sont généralement plus heureux dans le choix des noms des lieux remarquables. L’autruche habite de préférence les plaines, et ses pattes s’accommodent d’un sol rocailleux. Ces maquis devraient s’appeler la montagne des sangliers.

J’étais revenu à Choyqué-Mahuida par une autre route en décrivant une courbe immense. Je connaissais tout le pourtour de ces vastes plateaux édifiés par les mollusques et les eaux pour exercer un jour l’esprit d’entreprise des hommes civilisés. Quant à la partie centrale, j’avais eu dans des excursions antérieures l’occasion d’y pousser des reconnaissances; mais cette fois il fallait lui arracher ses derniers secrets. Il y avait surtout une vallée qui coupait en écharpe cette région pauvre en eau et qu’il était indispensable de connaître. Nous résolûmes avec le commandement Garcia de revenir à Puan par ce chemin. C’était un détour d’une trentaine de lieues; on n’en était pas, après une pareille traite, à 30 lieues de plus ou de moins. D’ailleurs des renseignemens qui paraissaient véridiques nous faisaient espérer de rencontrer des toldos. Nous les trouvâmes bien, mais ils étaient abandonnés; c’étaient ceux de Cañumil. Catriel, en l’engluant dans ses intrigues, n’avait fait qu’avancer pour lui d’un mois une catastrophe inévitable.

Il ne faudrait pas croire que les plateaux calcaires dont il a été souvent question, et qu’il est temps de décrire, présentent un aspect de désolation. La couche de terre végétale qui les recouvre est peu épaisse, mais formée d’un humus très riche. Outre les résidus des plantes qui s’y sont séchées et désagrégées en paix depuis des siècles, il contient un élément qui fait trop défaut aux plaines argileuses de Buenos-Ayres, la chaux. Malgré le substratum de marne sur lequel elles reposent, les terres des environs de la capitale sont pauvres en sels calcaires ; ici au contraire ils empreignent tout. On le reconnaît bien à l’allure des plantes et surtout, près de Bahia-Blanca par exemple, aux qualités des animaux d’élevage. Ils sont plus vigoureux, et leur chair est plus succulente. Dans le nord de la province, le vieux proverbe aragonais : « En Andalousie, la viande est de l’herbe, l’herbe de l’eau, » vient naturellement à la pensée. Il faut aborder des terrains plus anciens pour trouver de vrais animaux de boucherie. Aujourd’hui que l’on s’occupe de l’importation en France des viandes de la Plata et que la conservation par le froid est essayée en grand, c’est une considération dont les organisateurs de cette industrie doivent sérieusement tenir compte. Les plateaux élevés que nous traversions n’ont qu’un défaut, la difficulté d’y procurer à de grands troupeaux la quantité d’eau dont ils ont besoin. Comme les estancieros ont peu de goût pour ce qui augmente les frais d’installation et qu’ils aiment les besognes toutes faites, il est probable que c’est d’abord sur les vallées qu’ils se rabattront.

Les lacs y sont assez souvent salpêtres ; mais la pioche a vite fait de mettre le liquide souterrain à découvert. Il est vrai que l’eau de ces puits doit être renouvelée sans cesse ; au contact de l’air, elle se corrompt promptement, dans une terre chargée de matières organiques. Ces vallées, ombragées pour la plupart de superbes forêts de caroubiers, ont un charme agreste très vif et offrent toutes les conditions désirables pour présenter quelque jour des agrémens plus solides. C’est un raccourci de la région entière, et elles en accumulent dans un espace étroit les richesses agricoles. On aime en y errant à se figurer un domaine où la culture et l’élevage seraient intelligemment pondérés, où l’on tirerait parti des aptitudes de ces terrains contigus et si variables, depuis le sol léger et peu profond des pentes jusqu’aux amas d’humus entassés dans le creux du vallon. Cela finira par venir, on n’en doit point douter, dans un siècle ou deux. Il faut espérer que, lorsque cela viendra, les premiers qui vont prendre possession de ces bois, les gros estanderos et les spéculateurs, n’auront pas encore fait disparaître tous ces arbres vénérables, et qu’il en restera au moins quelques bouquets.

On se demande d’abord pourquoi les caroubiers affectionnent tellement ces grasses vallées. Ce n’est pas un arbre douillet, le travail de s’enraciner dans la pierre et de la fendre pour s’y accrocher n’est pas pour lui faire peur. Quand on en rencontre un groupe dans les rochers, on voit bien à leur bonne mine, ou plutôt à leur mine fière, quoique toujours maussade, qu’ils se sentent là chez eux. On ne tarde pas à s’expliquer qu’ils se soient acclimatés dans les lieux humides. C’est tout à fait comme pour les sangliers de Choyqué-Mahuida battant en retraite devant les Indiens : les arbres ont battu en retraite devant le feu. Le feu a détruit tous ceux qui avaient élu domicile sur les plateaux. S’il en est resté dans une plaine ouverte, soyez assuré qu’en cherchant bien vous découvrirez non loin de là et sur le vent l’affleurement d’un banc calcaire ou une dépression marécageuse qui contrarient la marche des flammes. En thèse générale la pampa brûle au moins une fois par an. Les Indiens, à qui on reporte en général tout l’honneur de ces dévastations, y ont bien sans doute leur part de responsabilité : ils mettent le feu aux prairies à propos de tout et de rien, pour transmettre des signaux, pour préparer les pâturages de l’année suivante, pour en enlever un à l’ennemi, pour suivre une direction la nuit, pour purifier l’air, pour le plaisir. Les soldats font exactement de même, et il est probable que le ciel s’en mêle quelquefois. Les incendies sont surtout fréquens à l’époque où les herbes sèches et amoncelées sont soumises à des alternatives de pluie et de soleil ; la fermentation suffit dans ces conditions pour les enflammer, et il serait difficile d’expliquer d’une autre manière des incendies que j’ai vus s’allumer à la fois aux quatre points cardinaux dans des lieux où il n’y avait ni sauvages ni soldats. Il n’y a pas d’arbre ni d’arbuste qui résiste à un pareil régime. J’en connais un néanmoins qui a trouvé un expédient, il pousse tout en racines. Au dehors, il ne présente qu’un maigre bouquet d’épines calcinées; sous le sol, il étend ses ramifications à 10 et 12 mètres de distance. Par malheur pour une plante aussi ingénieuse, les soldats en quête de bois notèrent cette particularité. Comme ces racines, où se concentre toute la vigueur de la végétation, sont plus grosses que le bras et forment un très beau combustible, ils lui firent autour de leurs campemens une guerre à outrance. Dans les plaines livrées aux troupeaux, les incendies deviennent plus rares. L’herbe, incessamment tondue, est trop courte pour les propager; mais ce sont alors les bestiaux eux-mêmes qui détruisent les jeunes arbres au moment où ils sortent de terre.


IV.

Nous pouvions dire à notre retour que la partie du désert située au sud de la province de Buenos-Ayres était nette ou peu s’en faut. En face des provinces de Gordoba et de Mendoza, la route du Rio-Negro n’avait pas été moins brillamment déblayée. Le colonel Racedo avait rayé de la liste des tribus la plus puissante agglomération de la pampa centrale, les Ranqueles; leur principal cacique, Epumer, était à Martin-Garcia, où il avait été rejoindre Catriel et le fameux Pinzen, qu’entre temps le colonel Villegas y avait envoyé. A l’extrême ouest, le commandant Uriburu avait purgé de pillards, jusqu’à 60 lieues en avant de sa ligne, les vallées orientales des Andes. L’expédition au Rio-Negro était mûre, si bien mûre qu’on n’attendit pas le printemps pour la réaliser et qu’on se mit en route en automne, au mois d’avril 1879. Il est vraisemblable qu’il y avait dans cet empressement un peu de fièvre électorale. Il ne restait qu’une année à courir avant la nomination d’un nouveau président de la république, et le général Roca, décidé à se mettre sur les rangs, voulait résoudre d’abord la question indienne. En tout cas, si l’occupation de la ligne définitive s’accomplit avec quelque hâte, on peut dire à l’honneur de ceux qui l’ont dirigée que ce ne fut pas une campagne d’apparat, que ce fut une campagne pratique. La guerre de police entre les deux frontières, plus minutieuse et moins en vue que les opérations sur le Nauquen et le Negro, ne leur fut pas sacrifiée. Elle a été étudiée et conduite avec la sollicitude que réclamaient également l’extrême importance du résultat à obtenir et les difficultés opposées, par le désert et par les distances, aux manœuvres combinées des corps nombreux qui agissaient à la fois. Les rétiniens arrivaient à heure fixe à des rendez-vous pris à des cent lieues, repartaient, se croisaient, étaient partout. Les forces de quatre frontières, environ deux mille cinq cents hommes, avaient été consacrées à cette pénible besogne de ne pas laisser un lac, une mare, un ruisseau sans les visiter à l’improviste et à chaque instant dans toute l’étendue de la pampa. Elles la couvraient comme d’un filet entre les mailles duquel il était impossible de se glisser. Il n’y avait qu’à fuir à mesure qu’il avançait, à gagner l’ouest, les Andes. Cette partie de la campagne est celle dont la préparation a demandé le plus de travail et dont l’exécution sur le terrain a été la plus méritoire. Elle a mis en lumière d’une façon frappante les solides qualités du soldat argentin, qui n’est jamais plus remarquable que lorsqu’il manque de tout, et l’obstination réfléchie de ses chefs. Aussi a-t-elle été couronnée d’un succès complet. Il fallait qu’il ne restât pas un seul Indien en arrière du Rio-Negro, il n’en est pas resté un seul. Des deux chefs de quelque importance qui ont réussi à s’évader, l’un, Namuncurà, n’a sauvé que sa personne; le second, Baigorrita, une des fortes lances des Ranqueles, conduisait à travers les plaines arides du Riu-Salado sa famille à califourchon sur des vaches laitières et de vieux bœufs apprivoisés. Des Indiens montés sur des bêtes à cornes, c’est le dernier degré de la désolation. Là était la difficulté, là est le côté solide des opérations entreprises. La translation de la frontière n’a pas été une action de guerre, une conquête de vive force, elle a été la constatation d’un fait.

Le Rio-Negro est la grande route naturelle appelée à desservir un vaste bassin. Les Espagnols ne s’en étaient pas avisés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. À cette époque, Falkner, Anglais de naissance et membre de la compagnie de Jésus, attira l’attention sur ce magnifique instrument de commerce et de conquête. Dans un livre publié à Londres après de longues excursions dans les terres australes, il donnait à ses compatriotes le conseil et leur indiquait les moyens de s’implanter en Patagonie. Le cabinet de Madrid s’émut et s’empressa de faire sur ces territoires acte de propriétaire. La ville de Patagones fut fondée à l’embouchure du fleuve, et le pilote Villarino fut chargé d’en remonter le cours. Villarino était de cette énergique race de marins de la côte cantabrique aussi têtus que dévoués. Son exploration, qui le brouilla du reste avec le titulaire de la nouvelle intendance de Patagonie, son chef immédiat, et ne lui valut que des amertumes, est un modèle des expéditions de ce genre ; sa relation de voyage, bourrée d’observations précises et d’aperçus judicieux, est encore utile à consulter. Il arriva, malgré mille obstacles, au confluent du Limay et du Nauquen, dont la réunion forme le Rio-Negro, remonta quelque temps le Nauquen, qu’il prit au premier abord pour l’Atuel, se berçant de l’espoir d’ouvrir un débouché aux produits de Mendoza, s’engagea ensuite dans le Limay et arriva très près du grand lac de Nahuel-Huapi, où les jésuites, qui ont laissé leurs traces dans tous les points remarquables de la création, avaient eu, paraît-il, un établissement. Il était à trois ou quatre jours de marche de la ville chilienne de Valdivia sur le Pacifique; les hostilités des Indiens l’obligèrent à revenir. On perdit du temps à persécuter l’homme au lieu de profiter de ses découvertes, et la guerre de l’indépendance, qui survint peu après, paralysa tout. Le dictateur Rosas reprit la question en 1833. Une armée argentine remonta jusqu’au Nanquen, et une petite expédition de savans et de marins étudia le lit du Rio-Negro jusqu’à un point que Descalzi, qui la dirigeait, surpris en plein enthousiasme de découvertes par l’ordre de retourner à Buenos-Ayres, appela vuelta del dolor, le coude douloureux. Cette campagne de Rosas avait surtout pour but de former en peu de temps à la rude école du désert une armée disciplinée et aguerrie avec laquelle il pût imposer ses volontés à toute la république. Ce but atteint, on ne songea plus au Rio-Negro. Dans ces dernières années, depuis que les questions de frontières ont joui d’une grande faveur, il faut citer les études du commandant Guerrico, de la marine argentine, qui remonta avec un petit vapeur jusqu’à l’île de Choele-Choel et y passa plusieurs mois, ainsi que les voyages très méritans de l’explorateur don Francisco P. Morena, qui a poussé jusqu’au « pays des pommiers, » en a indiqué l’importance et en a décrit les beautés.

Ce « pays des pommiers, » — c’est le nom du vaste triangle compris entre le Nauquen, le Limay et la Cordillère, — est aujourd’hui le refuge de tout ce qui reste de la race pehuenche. Il a été laissé en dehors de la nouvelle ligne de frontière qui suit le Rio-Negro et le Nauquen depuis l’Océan jusqu’à la ligne de partage des eaux dans les Andes; ce sera l’objet d’une campagne prochaine. Le Nauquen devait être occupé par les forces de la frontière de Mendoza, sous les ordres du commandant Uriburu. Cette colonne a eu une marche pleine de difficultés et d’incidens. Elle avait en face d’elle le seul parage où il y eût encore des Indiens et où tous les fugitifs de la pampa s’étaient donné rendez-vous. Elle devait traverser un pays montueux, en tout temps peu commode, et devenu à l’entrée de l’hiver presque impraticable. Non-seulement elle a eu à se battre, ce qui en pareil cas est une distraction, mais elle a eu à lutter contre les torrens, la neige et le froid. Une autre circonstance a donné à ses opérations un surcroît d’imprévu et en a rehaussé l’importance. Elle a trouvé de ce côté-ci des Andes une colonie chilienne tranquillement occupée de l’achat et de l’engraissement de bestiaux volés. C’est le dernier vestige de ce vaste et immoral commerce avec les sauvages qui a fait longtemps passer entre les mains d’aventuriers du Chili le plus clair des bénéfices des éleveurs argentins. L’endroit choisi pour asseoir l’établissement principal était digne de l’habileté des spéculateurs adonnés à ce genre de transactions. C’était une vallée fertile de 12 lieues de long sur 4 ou 5 de large, et si profondément encaissée que durant six mois de l’année elle était isolée du reste du monde, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, par l’amoncellement des neiges. Les premiers occupans de ce beau domaine n’avaient pas dans la morte saison à se garder de leurs dangereux alliés; mais il faut croire que pendant la saison active ils n’avaient qu’une foi médiocre dans la loyauté de leurs fournisseurs, car ils avaient réuni et équipé une petite armée de trois cents hommes pour protéger contre eux les achats qu’ils leur faisaient. Il va sans dire que les chefs de la colonie s’empressèrent d’envoyer au commandant Uriburu les témoignages de leur dévoûment au gouvernement de Buenos-Ayres. On les traita bien, mais on leur laissa une garnison et des autorités argentines. C’est le noyau d’une ville : pour prospérer, elle aura d’abord à oublier ses traditions originelles.

Le corps d’occupation principal, celui qui devait s’établir à Choele-Choel, était composé des forces qui garnissaient Trenquelauquen, Puan et Bahia-Blanca; il était sous les ordres du général Roca; c’est celui dont je faisais partie. La route adoptée était celle qui avait été reconnue peu de temps auparavant par le commandant Vintter : le lecteur la connaît déjà. Le 25 mai 1879, jour anniversaire de la révolution de 1810, à laquelle la république argentine doit son indépendance, la tête de la colonne prenait possession des rives du Rio-Negro en face de Choele-Choel. Nous n’avions vu d’autres Indiens en route que les prisonniers faits sur notre droite par les détachemens chargés de battre l’intérieur du plateau que nous côtoyions. A Choele-Choel, on ne tarda point à se mettre en communication avec les corps qui agissaient à notre arrière-garde et avec le commandant Uriburu, solidement établi sur les bords du Nauquen ; les nouvelles qui arrivaient de tous côtés étaient décisives : la république argentine possédait 15,000 lieues de plus.

Conter par le menu les marches, les contre-marches et les combats qui ont amené cette conquête, ce serait forcément tomber dans des redites. La guerre à l’Indien, malgré l’ardent intérêt qu’elle inspire à ceux qui la font, route toujours, vue à distance, sur le même fonds d’incidens peu variés. Il est préférable de supprimer les détails et d’envisager les résultats de cette féconde campagne. La sécurité de ces vastes établissemens d’élevage, la possession d’un pays vierge et immense, tels sont les avantages immédiats qu’elle rapporte à la confédération argentine. Les terrains récemment annexés ont sans doute des capacités de production très diverses, et ils seront exploités au début de la manière la plus arriérée, dépecés en domaines de 10 et 20 lieues carrées où les bestiaux et leurs gardiens vivront à l’état demi-sauvage. Malgré tout, à mesure que les troupeaux vont croître et multiplier dans ces savanes selon le précepte biblique, voilà les sources de la fortune générale et des revenus de l’état ravivées pour longtemps. C’est la première fois que le gouvernement national aura des territoires directement soumis à sa juridiction. Hier encore, au nom de la constitution, il ne possédait pas un pouce de terre. C’est une des nouveautés de la loi qui a autorisé l’expédition de lui avoir attribué l’administration en même temps que la garde des contrées à conquérir, jusqu’à ce qu’elles puissent être érigées en provinces autonomes. Il va faire là ses débuts comme organisateur ; il est de son honneur d’y créer promptement des provinces modèles, La nature même semble le convier à aborder résolument le peuplement et l’exploitation agricole des vallées de son nouveau domaine. C’est surtout le long du fleuve qui en marque la limite méridionale que d’impérieuses considérations économiques, administratives et militaires le poussent à installer une population laborieuse et serrée, dont l’activité réchauffe les extrémités de cette immense république, multiplie ses points de contact avec la mer et élargisse ses relations commerciales.

Le Rio-Negro pour le moment ne laisse pas d’avoir ses inconvéniens et ses caprices, comme tout fleuve en liberté à qui on n’a pas encore enseigné à être utile. Son régime est très variable : il a deux crues, l’une à la fin de l’automne, lorsque les premières neiges mêlées de pluie fondent en touchant terre sur les croupes inférieures des Andes; la seconde au printemps, quand arrive le dégel sur les hautes cimes. Il déborde alors avec violence, et pendant longtemps disputera aux agriculteurs les parties les plus fertiles de ses rives, celles qu’il enrichit de son limon. En basses eaux, il présente deux ou trois hauts-fonds gênans, dans des points où il se divise en une foule de bras; il suffira d’augmenter le volume de liquide qui passe par le canal principal pour les faire disparaître. Ils sont formés de bancs de sable peu consistans qu’ont déterminés et qu’exhaussent sans cesse les troncs d’arbres charriés par les crues. En grandes eaux, la force du courant est considérable et opposera un obstacle assez sérieux aux navires qui auront à le remonter. Les vapeurs commandés en Angleterre par le gouvernement argentin pour faire de Patagones au Nauquen des voyages réguliers sont calculés de façon à donner 14 milles de vitesse. Il n’y a pas là une seule difficulté dont il ne soit aisé d’avoir raison dès que les avantages de la navigation du Rio-Negro justifieront la peine et les frais nécessaires pour en améliorer le cours. Ce moment ne peut tarder, on en a pour garans la fécondité des terres qu’il baigne et l’importance des points où il conduit.

De la vallée du fleuve il suffit de dire que ce sont des terres d’alluvion; tout le monde sait ce que cela signifie. Les plateaux qui la bordent, composés de dépôts plus anciens, présentent un aspect peu engageant. Ils appartiennent au terrain patagonien, c’est-à-dire que le sable y domine, et comme les pluies sont rares, l’impression d’aridité et de sécheresse est saisissante. Il y a là des mimosées qui ne parviennent pas, faute d’eau, à se couvrir de feuilles, et dont tout l’effort n’aboutit qu’à hérisser d’épines au printemps leurs rameaux pelés. Pourtant, si on examine ce sol, on s’assure qu’il est extrêmement riche, et que l’irrigation transformerait ce désert maussade en un jardin. C’est là le secret de la prospérité de la province de Mendoza et de bien d’autres plaines remarquables que les Arabes ou leurs imitateurs immédiats ont fertilisées. Quelques canaux renouvelleront ici ce miracle; ce n’est certes pas la pente qui manque dans le Nauquen, le Negro et le Colorado pour en faciliter le tracé.

Là n’est pas néanmoins dans l’avenir le principal mérite du Rio-Negro. Ce qui le rend surtout intéressant, c’est qu’il est l’unique voie pour pénétrer dans la région andine. Il est à remarquer que les Andes s’abaissent notablement en cet endroit, et que c’est par là que les aborigènes des deux pentes de la Cordillère d’abord et plus tard les Chiliens d’un côté, les Indiens du versant argentin de l’autre, maintinrent des relations. Selon l’attitude que prendra le Chili, ce sera une route commerciale également favorable aux intérêts des deux pays, ou une brèche par laquelle une armée d’invasion pénétrerait sans difficulté au cœur de ses provinces. Le gouvernement de Santiago a senti déjà combien la disparition des Indiens et l’occupation du Nauquen rendaient sa frontière orientale plus vulnérable. Cela donne lieu d’espérer que, malgré l’antagonisme des deux peuples, la guerre n’éclatera pas entre eux, et que le Rio-Negro n’aura pas à jouer un rôle stratégique. Les occasions ne manquent pas pour l’utiliser à des besognes de paix et de progrès sans aller le faire servir à des entreprises meurtrières. Il n’est pas seulement le chemin des Andes, il se trouve être par ricochet la clé de la Patagonie, que l’on n’occupera efficacement qu’en la prenant à revers, en l’abordant par l’ouest.

Un peu de géologie est encore ici nécessaire, c’est un facteur qui n’est jamais à dédaigner dans l’éclosion d’une civilisation. Le Rio-Colorado est la limite de la formation crétacée; au-delà, le continent a été bâti avec du sable; les stratifications inférieures, reposant sur des cailloux roulés, commencent à se souder par un de ces phénomènes que présente la silice comprimée en présence de bases alcalines, et forment des grès encore mous sans doute, mais de véritables grès; les parties superficielles sont plus ou moins chargées d’humus suivant l’ancienneté du dépôt et l’activité de la végétation. La différence qu’on observe entre les deux terrains se retrouve dans les races qui les peuplent. Les Pehuenches ou Araucans, qui habitaient le nord du Colorado et les Andes, n’ont rien des Tehuelches, qui habitent le sud du Rio-Negro. Ils ne se comprennent pas entre eux, et leurs mœurs, leur physionomie, sont aussi différentes que leur vocabulaire. Les Tehuelches ou Patagons sont beaucoup moins avancés que leurs voisins; ils ont l’air de sortir à peine de l’âge de la pierre. On retrouve dans l’île de Choele-Chœl et tout le long de la côte du Rio-Negro les cimetières et les ateliers d’outils de silex et d’obsidienne des premiers habitans; ils paraissent dater d’hier. Les promontoires sur lesquels ils étaient installés à l’abri des inondations sont encore environnés de marais en temps de crues. Il y a un rapprochement qui s’impose à l’esprit : entre les Tehuelches et les habitans de la Terre-de-Feu, dont les hameçons reproduisent, d’après le savant M. Nilsson, les formes et les dessins des hameçons norvégiens de l’époque du silex, il y a, au point de vue du développement intellectuel, tout juste la distance qui sépare les deux races riveraines du Rio-Negro. L’espace qui s’étend de celui-ci au Colorado aurait été, entre Patagons et Pehuenches, ce qu’est le détroit de Magellan entre Fuegiens et Patagons, la limite de deux races d’âges différens et de deux civilisations successives.

Ces indications, sur lesquelles il n’y a pas à insister à propos d’une excursion militaire, font voir du moins quel jeune continent, quelle terre à peine ébauchée c’est encore que la Patagonie. Les parties les plus récemment formées n’ont pas eu le temps de devenir productives. Ln dehors des vallées de deux ou trois fleuves, tout est à l’état de rudiment. La terre végétale manque : quelques herbes coriaces, des arbustes de bonne volonté, des bandes d’autruches et de guanacos voyageurs, l’élaborent sans se presser; les eaux pluviales ne se sont pas creusé de lit, elles s’étalent, croupissent, se chargent de sels de soude et de chaux; tel est l’aspect de toute la côte. Voilà pourquoi les Anglais, qui ont rôdé longtemps autour de cette possession, se sont arrêtés découragés à la porte; voilà pourquoi les Espagnols eux-mêmes, dans leurs explorations par mer, ne sont parvenus à fonder que des établissemens aux noms éloquens : Port-Désiré, Port-Famine, qui n’ont pas tenu. Depuis quelques années, un village créé avec des colons venus du pays de Galles a fini par vivoter auprès du ruisseau de Chubut.

Tout change d’aspect quand on se rapproche des Andes. Ce que j’ai pu voir du cours supérieur du Rio-Negro, les descriptions du Haut-Nauquen, du Limay, avec leurs eaux vives, leurs forêts de pommiers, de chênes, de pins, donnent l’idée d’une Suisse américaine, mais d’une Suisse plus tempérée, s’étageant en gradins aux abords du 30e degré de latitude et orientée de manière à être respectée par les vents. Les vents de sud-est et de sud-ouest sont le principal élément de la température dans ces plaines indéfinies ouvertes du côté de l’océan et du pôle. On sent déjà, dans la vallée du Rio-Negro, qu’ils prennent de flanc et franchissent d’un bond sans y pénétrer, l’influence du moindre abri sur la douceur du climat et la régularité des saisons. La colonisation, au rebours de toutes les traditions coloniales, est forcée d’aller ici des montagnes vers la mer. Le peuple conquérant doit imiter l’exemple des races autochtones, il doit rayonner autour du massif géologique le plus ancien. Pour songer seulement à une pareille entreprise, il fallait mettre ce massif en communication avec l’océan. C’est ce que permet de faire la possession paisible du Rio-Negro, en attendant que vienne le tour du Rio Santa-Cruz, qui est l’autre grande artère de la Patagonie.

Ce sont de belles perspectives et qui doivent paraître au lecteur de beaux songes. C’est le point de vue qui fait le tableau : quand je repassai par l’Azul à mon retour du Nauquen, quand je me retrouvai dans ce village où j’avais fait mes débuts d’homme de frontière, j’eus un élan de fierté. Je me disais que j’avais été des plus rudes fêtes de cette guerre, à côté des infatigables commandans, aujourd’hui colonels, qui ne prenaient pas plus de repos qu’ils n’en accordaient à l’ennemi : occupations de fantaisie, temps perdu, me répétaient les officieux donneurs de conseils ; perdu, soit ! mais bien employé. Je me souvenais que j’avais vu les Indiens maîtres de ces campagnes ; ils avaient tué du monde sur les bords de ce ruisseau, ils livraient aux troupes des batailles rangées de l’autre côté de ces collines, et cela paraissait chose naturelle. Les uns prétendaient qu’il faudrait un siècle, les autres qu’il en faudrait trois pour les soumettre. On peut aller maintenant jusqu’aux confins du Chili sans en rencontrer. Combien de temps a-t-on mis pour opérer cette transformation ? Un peu plus de trois ans. De pareils rapprochemens, faits sur les lieux, prédisposent à l’optimisme, et l’on me pardonnera sans doute, après tant de plaines, tant de bois, tant de lacs reconnus et conquis, de « voir grand » quand il s’agit de l’avenir de la république argentine.


ALFRED EBELOT.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1879.
  2. Il est question ici de lieues espagnoles de cinq kilomètres environ.
  3. Les Indiens n’ont pas de noms patronymiques, chacun se forge le sien, et en change suivant son caprice. Les enfans du vieux Catriel, longtemps en contact avec les chrétiens, sont les premiers qui aient adopté comme nom de famille le nom propre de leur père. Ils trouvaient sans doute cela plus dynastique. Calfucura, probablement dans le même dessein, conseilla aux siens d’adopter comme terminaison de leur nom le substantif cura, qui veut dire pierre, en souvenir d’une pierre dont la forme rappelait un buste qu’il avait rapportée des Andes, et qui était le talisman de la maison. Il paraît que récemment elle a été perdue dans une déroute et que dès lors tout a mal tourné. Il est curieux de surprendre là l’origine des noms propres et quelque chose qui ressemble à des armes parlantes.