L'Instruction publique en Italie

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L'Instruction publique en Italie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 339-365).
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
EN ITALIE


I.

Devenue maîtresse d’elle-même après les événemens mémorables qui lui ont fait conquérir son unité, l’Italie a pensé avec raison qu’un de ses premiers besoins était de réformer complètement son enseignement public, afin de le mettre en harmonie avec les nouvelles institutions sociales et politiques qu’elle s’était données. Ce n’était pas une tâche facile : la question de l’instruction publique, indépendamment des difficultés générales qu’elle rencontre dans tous les pays de l’Europe, en offrait de particulières à l’Italie. Les nombreux états dont devait se composer le nouveau royaume avaient été soumis à des régimes et à des gouvernemens si divers qu’il était impossible d’établir quelque unité dans la législation sans avoir à lutter contre les obstacles que rencontrent toutes les tentatives lorsqu’elles ont pour but de faire disparaître des habitudes qu’un long usage semble avoir consacrées.

La plus grande difficulté qu’aient eu à surmonter tous les ministres qui depuis 1859 ont été placés à la tête de l’enseignement public a été de restituer à la société laïque une place occupée presque exclusivement par les congrégations religieuses. Nulle part la lutte engagée contre l’influence cléricale n’a été plus vive qu’en Italie, car nulle part le clergé ne possédait une plus grande puissance, et l’on pouvait prévoir avec quelle énergie et quelle persévérance il chercherait à la conserver. La question de l’enseignement public se rattache nécessairement à celle de la séparation de l’état et de l’église, et c’est sur cette question que la lutte s’est engagée entre les partisans du régime nouveau et les défenseurs des institutions du passé.

En étudiant les documens nombreux qui constatent les efforts du gouvernement italien pour reconstituer l’enseignement à tous ses degrés, depuis la salle d’asile jusqu’aux universités, nous nous trouvons en présence de la plupart des questions qui depuis plusieurs années s’agitent en France. Il importe de signaler les efforts d’un pays voisin ayant à soutenir une lutte à laquelle nous ne pouvons nous-mêmes nous soustraire. Ce n’est pas sans doute ici le lieu de suivre dans tous leurs détails les innombrables réformes qui se sont accomplies dans la péninsule italienne ; il nous suffira de mettre en lumière les points les plus essentiels de ces réformes, et surtout de faire apprécier l’esprit général qui les a inspirées. Le grand travail de réorganisation qui se poursuit en Italie depuis dix ans, et qui est encore en ce moment l’objet de plusieurs lois soumises à l’adoption des chambres italiennes, ne peut manquer d’intéresser toutes les personnes qui attendent en France le moment où la lutte des partis aura cessé de mettre en suspens l’étude calme et réfléchie des réformes à introduire dans notre système d’enseignement public.

La plupart des décrets publiés successivement par le gouvernement italien et des lois votées par le parlement ont eu pour point de départ la loi du 13 novembre 1859, présentée par le ministre Casati : elle réorganisait l’enseignement public dans le Piémont et la Lombardie, elle déterminait les attributions de l’administration centrale et des administrations locales préposées à l’instruction publique, elle réglait l’enseignement primaire, celui des facultés, des gymnases, des lycées, des écoles techniques et des écoles normales. Un des articles de cette loi imposait au ministre de l’instruction publique l’obligation de présenter tous les cinq ans un rapport général sur la situation des écoles de tous les degrés dans les différentes parties du royaume. Une première enquête fut faite en 1865 par le conseil supérieur : elle donna lieu à un rapport extrêmement intéressant de son vice-président, M. G. Matteucci, qui, soit comme ministre, soit comme publiciste, soit comme membre du conseil supérieur, a pris une part considérable à toutes les mesures proposées par le gouvernement italien pour la réforme de l’instruction publique[1]. Plus tard, le sénat, dans sa séance du 22 juin 1868, ordonna une enquête spéciale sur l’instruction primaire. Les membres chargés de cette enquête furent MM. le comte Mamiani, Michel Amari, Berti, Tenca, Spaventa, Bonghi, Villari et Buonazia. Déjà de nombreux tableaux statistiques avaient été publiés en 1865 et en 1866 par le gouvernement italien sur les établissemens d’instruction primaire publics et privés, les gymnases, les lycées, les instituts techniques, les maisons d’éducation fondées et entretenues aux frais d’associations laïques et religieuses[2]. L’enquête ordonnée en 1868 a donné lieu, sur l’instruction élémentaire, à trois grands rapports publiés successivement en 1869, 1870 et 1872.

L’Italie a trouvé beaucoup plus de facilités pour la réorganisation de ses universités et de ses établissemens d’instruction secondaire que pour celle de l’enseignement élémentaire. Là, tout était à créer en quelque sorte ; c’est à peine si la société laïque s’en était sérieusement occupée. Les gouvernemens l’avaient abandonnée au clergé, qui malheureusement n’avait pas mieux accompli cette tâche qu’il ne l’avait fait dans les autres états de l’Europe catholique. Dans son ouvrage sur l’Instruction du peuple, M. de Laveleye fait observer que dans le royaume de Naples les membres de la commission supérieure de l’enseignement public étaient des dignitaires de l’église ou des personnes alliées à quelque congrégation religieuse. « Le grand-conseil de l’université était composé de membres appartenant aux ordres monastiques, et c’étaient ces ordres qui fournissaient presque tous les maîtres aux écoles primaires. L’enseignement secondaire était aux mains des jésuites. À Parme, la duchesse avait confié l’enseignement primaire aux frères, et l’enseignement secondaire et supérieur aux jésuites. À Modène, c’était la congrégation de Saint-Philippe de Néri qui dirigeait l’instruction. En Toscane, les lois anciennes avaient consacré l’indépendance du pouvoir civil et contribué à répandre l’instruction laïque ; mais pendant la réaction qui suivit 1849, un décret du 30 juin 1852 avait abandonné l’enseignement à la direction suprême de l’épiscopat. En Lombardie, le fameux concordat autrichien de 1855 avait donné à l’église les mêmes prérogatives. Ainsi, dans tous les états italiens, successivement réunis au Piémont, le gouvernement trouva l’enseignement abandonné à la direction du clergé séculier et régulier, et il est à remarquer que l’ignorance était d’autant plus générale et plus épaisse que cette domination était plus ancienne et plus exclusive. »

Quelques indications que j’emprunte soit à trois lettres écrites en 1864 au marquis Gino Capponi par M. C. Matteucci, soit à un important rapport adressé en 1865 au roi Victor-Emmanuel par le ministre Natoli, montreront combien il a déjà fallu d’efforts et combien il en faudra encore pour élever l’enseignement populaire en Italie au niveau de celui des autres nations européennes, et pour combattre la profonde ignorance où étaient plongées les populations des provinces annexées au Piémont, surtout celles de l’ancien royaume de Naples. M. Matteucci comptait, sur 1,000 individus, 350 illettrés dans le Piémont et la Lombardie, 470 dans l’Emilie, la Toscane, les Marches et l’Ombrie, 802 dans le royaume de Naples et de Sicile. La proportion pour les femmes était bien plus effrayante : 450 sur 1,000 dans le Piémont et la Lombardie, — 593 dans l’Emilie, la Toscane, les Marches et l’Ombrie, — 938 dans le royaume de Naples et de Sicile, c’est-à-dire 94 pour 100.

À la même époque, le nombre des écoles et des enfans de cinq à dix ans qui fréquentaient ces écoles était évalué comme il suit :


Provinces. Population. 1 école pour
Piémont et Lombardie 7,106,211 habitans. 521 habitans.
Marches, Ombrie, Emilie, Toscane. 5,338,149 habitans. 1,407 habitans.
Naples et Sicile 8,778,980 habitans. 2,484 habitans.


Provinces. Enfans des deux sexes. Enfans à l’école. 1 enfant à l’école pour
Piémont et Lombardie 747,083 547,432 13 habitans.
Marches, Ombrie, Emilie, Toscane. 620,164 127,654 42 habitans.
Naples et Sicile 977,846 120,260 73 habitans.

M. Natoli avait constaté en 1855 que dans la Basilicate 912 habitans sur 1,000 étaient complètement illettrés.

Comment les Italiens ne se seraient-ils pas estimés heureux d’être délivrés d’un régime qui n’avait fait reposer son autorité que sur la grossière ignorance où il laissait croupir les populations ? Le mal causé par la politique imprévoyante et fausse des gouvernemens qui supposent que les peuples les moins éclairés sont les plus faciles à gouverner ne pouvait être combattu que par une intervention active et infatigable du gouvernement nouveau. Abandonnées à elles-mêmes, ces riches et fertiles provinces qu’habitaient des populations intelligentes, mais incapables de faire le moindre effort pour sortir de leur torpeur traditionnelle, auraient été pendant de longues années plongées dans l’ignorance, et l’instruction populaire aurait couru risque d’offrir longtemps à la statistique des chiffres tout aussi affligeans. Le gouvernement, en créant partout des écoles au nom de la société laïque devenue prépondérante, n’a pas eu seulement à encourager partout les efforts de l’initiative privée ; il lui a fallu soutenir une lutte obstinée contre le clergé, qui a considéré comme une usurpation criminelle, comme une violation de ses droits, les prétentions de l’autorité civile, déterminée à prendre désormais en main la direction de l’instruction publique.

Les mémorables discussions qui ont eu lieu pendant le mois de janvier 1874 dans le parlement italien donneront une idée des questions qu’embrassait le projet de loi présenté par M. Scialoja pour une complète réorganisation de l’instruction primaire. Très énergiquement soutenue par le ministre et par le rapporteur, M. Correnti, la loi a été repoussée à une faible majorité (140 voix contre 107), par suite de l’impossibilité où s’est trouvé le gouvernement de donner une égale satisfaction aux deux fractions de la chambre, partant l’une et l’autre d’idées diamétralement opposées sur les principes mêmes de la loi. Il faut espérer que plusieurs de ses dispositions reparaîtront dans les projets de loi que les successeurs de M. Scialoja ne pourront manquer de soumettre au parlement italien. Elle introduisait dans l’organisation de l’enseignement primaire des améliorations qui avaient reçu de la chambre une approbation unanime. Un de ses bienfaits les plus notables était l’élévation des émolumens des instituteurs et des institutrices.

De toutes les questions relatives à l’organisation de l’instruction publique, il n’en est pas de plus importante et en même temps de plus délicate que celle de l’enseignement religieux dans les écoles. M. Capponi, ministre de l’instruction publique, avait en 1867, dans un rapport adressé au roi, exposé quelques-unes des difficultés que soulève la solution de ce problème. « Les principes qui président aujourd’hui à l’organisation et au développement de la société civile et à la vie politique de la nation, disait-il, font envisager cet enseignement tout autrement qu’on ne l’a fait dans les siècles passés. Il s’est opéré une grande révolution dans les rapports de l’église et de l’école. Nous croyons que la société civile doit elle-même développer ces principes et les mettre en pratique, et qu’elle est peu propre à enseigner la religion ; mais, après avoir affirmé le principe de la séparation, il reste d’un côté à rechercher les moyens d’assurer le respect de la liberté, et de l’autre à donner satisfaction aux aspirations des populations qui lui semblent opposées : le parlement seul pourra concilier tous les intérêts. »

L’article 16 de la loi Scialoja substituait dans les états une sorte d’enseignement moral et politique à celui de la religion ; il devait soulever et il a soulevé en effet de vives controverses. « Dans toutes les écoles primaires, y était-il dit, devront, conjointement avec les premières notions des plus essentielles institutions de l’état, être enseignées les maximes de justice et de morale sociale sur lesquelles celles-ci sont fondées. À cet effet sera rédigé et rendu obligatoire dans tout l’état un petit manuel approuvé par le gouvernement, ouï le conseil supérieur. » M. Bortolucci avait proposé la suppression des mots de morale sociale. « Si par morale sociale, disait-il, on entend celle que contient le catéchisme chrétien, qui doit être le vrai manuel pour l’enseignement, il est inutile qu’il y ait dans l’article les mots dont je demande la suppression. Que s’il ne s’agit pas de la morale du catéchisme, comment peut-on approuver un article qui parle d’une morale inconnue ? La proposition du ministre et de la commission est au moins étrange… En résumé, que veut-on ? On veut substituer à la religion le rationalisme, et il est bon que tous le sachent : sans la concurrence du clergé, il n’y aurait pas en Italie 43,000 écoles ; sans tant de bons prêtres, les communes se trouveraient dans l’impossibilité d’exécuter la loi sur l’enseignement. Que les syndics répondent et disent si, sans le clergé, tant d’écoles auraient pu être ouvertes. » M. Cairoli, se plaçant à un point de vue tout opposé, avait proposé l’amendement suivant : « les communes sont libres de supprimer l’enseignement religieux dans les écoles. » — a Après avoir proclamé la séparation de l’église et de l’état, disait-il, comment peut-on maintenir l’enseignement religieux dans les écoles ? Devant l’état libre, il n’y a pas de croyans, il n’y a que des citoyens. On doit laisser le catéchisme dans les églises et dans les familles. Quand on proclame un principe, on doit en subir aussi les conséquences. » Il est facile de voir pourquoi les députés de l’Italie se sont trouvés dans l’impossibilité de s’entendre sur ce point délicat.

Il faut remarquer qu’aucune prescription légale n’a abrogé ni l’article 315 de la loi du 13 novembre 1859, qui indique l’enseignement religieux comme devant faire partie de l’instruction primaire au premier degré, ni l’article 2 du règlement du 15 septembre 1860, portant que les parties du catéchisme qui devront être étudiées dans chaque classe seront déterminées selon les différens diocèses du royaume par le conseil provincial. Quelques communes ayant plus tard supprimé dans leurs écoles l’enseignement de la religion, le gouvernement a déclaré à plusieurs reprises que, tout en respectant la liberté de conscience, on devait se conformer aux dispositions de la loi et des règlemens, et qu’il appartenait non aux communes, mais aux pères de famille, de sauvegarder pour leurs enfans la liberté de conscience, qu’en conséquence c’était à eux à déclarer si leurs enfans doivent ou non prendre part à l’enseignement religieux.

L’instruction obligatoire avec une sanction pénale a trouvé dans le parlement plus d’un contradicteur. Ceux qui ont combattu le plus vivement la plupart des dispositions nouvelles introduites dans la loi de 1859 ont soutenu que l’obligation est une violation de la liberté et de l’indépendance du père de famille, et que les familles pauvres, sur lesquelles pèserait particulièrement cette contrainte, ont besoin, avant tout, de faire apprendre un métier à leurs enfans. Il faut qu’ils produisent et qu’ils produisent de bonne heure. C’est leur faire perdre un temps précieux que de les envoyer aux écoles. Avant de déclarer l’enseignement primaire obligatoire pour tous, il faudrait s’assurer que les écoles sont, assez nombreuses, les maîtres suffisamment instruits, et les communes assez riches pour faire les frais de l’instruction primaire et se passer d’une rétribution ; il faudrait trouver sur-le-champ 15,000 instituteurs et fonder 15,000 écoles nouvelles. Le ministre créera facilement une caisse ; mais il trouvera moins facilement les fonds pour l’entretenir.

On a fait observer que dans les dix années précédentes le nombre des écoles s’était accru dans une proportion surprenante, sans que les familles eussent été contraintes d’y envoyer leurs enfans. Les écoles élémentaires publiques et privées étaient en 1862 au nombre de 28,490, en 1872 de 43,380 ; les élèves qui les-fréquentaient étaient en 1862 au nombre de 801,202, en 1872 de 1,717,351 ; les instituteurs et les institutrices, qui en 1862 étaient au nombre de 28,173, étaient en 1872 de 43,505, de sorte qu’en dix années les écoles se sont accrues de 14,890, les maîtres de 15,331 et les élèves de 916,179. Les écoles du dimanche et celles du soir, très rares en 1862, avaient en 1872, les premières 5,000 maîtres et 150,000 élèves, les secondes 11,000 maîtres et environ 400,000 élèves.

Cette splendide et pacifique victoire sur l’ignorance avait été remportée sans qu’on eût eu besoin de recourir à cette contrainte légale que l’on doit considérer comme portant atteinte aux droits et à l’indépendance des familles. « Supposons, ajoutait-on, qu’en 1877 la loi ait produit son effet ; nous aurons 50,000 écoles au lieu de 38,000, et 4 millions d’élèves au lieu de 1 million 1/2 ; mais où trouvera-t-on les instituteurs et les institutrices ? Quel sera le degré de leur instruction et que vaudra l’enseignement ? »

MM. Scialoja, Correnti, Cairoli, ont répondu à ces objections. S’il faut respecter la liberté du père de famille, on ne doit le faire que dans les limites de la justice et de l’utilité sociale. L’ouvrier ne peut considérer son enfant comme un outil qu’il brise, si cela lui convient ; il ne lui est pas permis de tuer l’intelligence de son enfant. D’ailleurs la loi de 1859 et le code civil imposent l’obligation de l’instruction. L’état a récemment fait disparaître par son utile intervention le trafic honteux, déshonorant pour l’Italie, dont étaient l’objet de malheureux enfans livrés par leurs parens eux-mêmes pour être transportés à l’étranger, où ils couraient les rues en mendiant au profit de leurs indignes acheteurs ! Son ingérence n’est donc pas tout à fait inutile. Forcer les pères à faire instruire leurs enfans, c’est rendre aux uns et aux autres, ainsi qu’à la société, un immense service. La loi proposée concilie l’obligation avec la liberté, puisqu’elle laisse aux familles le choix des écoles. L’état n’impose nullement celles qu’il fonde : à côté des écoles qu’établissent les communes, tous les citoyens ont le droit d’en fonder d’autres. Quant à l’insuffisance des ressources financières, M. Scialoja soutenait qu’elle est moins réelle qu’on ne l’avait prétendu. L’on ne créera pas tout d’un coup 15,000 écoles et autant de maîtres ; c’est avec l’aide du temps que se réaliseront les améliorations dont la nouvelle loi contient déjà le germe.

Les argumens tirés de l’insuffisance des ressources financières de l’Italie sont ceux qui ont fait sur la chambre le plus d’impression. Il est évident en effet que la gratuité de l’enseignement, augmentant considérablement le nombre des écoles et celui des élèves, exigera de la part des communes des dépenses plus considérables, et de la part du gouvernement de plus fortes-subventions ; mais l’immense bienfait qui résultera de la diffusion des connaissances utiles ne mérite-t-il pas d’être acheté au prix des plus grands sacrifices, et n’y a-t-il pas une foule de dépenses moins urgentes qu’il serait possible de restreindre ? »

M. de Sanctis s’est attaché particulièrement à combattre les dispositions qui conféraient aux communes des attributions considérables. « Il ne faut, dit-il, compter ni sur leur zèle ni sur leur intelligence : elles ont besoin d’être dirigées. Si en Prusse chaque commune s’occupe activement de la surveillance de l’instruction primaire, c’est qu’elle est puissamment secondée par les ministres du culte. » M. Scialoja a répondu « qu’il y a sur ce point, entre l’Italie et la Prusse, une grande différence. Si le clergé prussien favorise et a toujours favorisé le développement de l’instruction populaire, il n’en est pas ainsi du clergé catholique en Italie. Le gouvernement ne peut compter sur son appui, puisqu’il trouve au contraire chez lui une opposition systématique à tous ses efforts pour combattre l’ignorance. La société laïque est donc obligée de se passer d’un concours qui lui est refusé, et que d’ailleurs elle ne demande pas. Elle sait que le clergé, qui aujourd’hui réclame la liberté illimitée de l’enseignement, ne la désire que pour reprendre la direction de l’instruction publique et l’enlever à cette société laïque, qui est heureusement bien déterminée à ne plus s’en dessaisir. » Le sentiment exprimé par M. Scialoja s’est manifesté de la manière la plus accentuée, non-seulement dans les chambres, mais encore dans toute l’Italie. M. Correnti a été jusqu’à dire, en répondant à M. Lioy : « Moi aussi, je suis partisan de la liberté ; mais je n’admets pas la liberté laissée aux membres du clergé de corrompre les âmes et les corps de nos enfans, de jeter dans leur esprit les germes de la superstition, de leur inspirer la haine de nos institutions et le mépris des plus nobles choses et des principes les plus saints. » La chambre a couvert ces paroles d’applaudissemens.

M. Correnti avait établi, dans un rapport fait au parlement le 10 juin 1878, qu’il y a encore en Italie 9,000 écoles tenues par le clergé. Plusieurs communes ont confié les leurs aux frères, aux sœurs converses, à des chapelains, à des curés. Les 360,000 élèves que ces écoles réunissent reçoivent une éducation bien inférieure à celle des écoles laïques. Outre ces 9,000 écoles, il y a, sans compter celles de la province de Rome, 570 pensionnats de filles au pouvoir des congrégations religieuses, ayant 2,723 maîtresses, 17,158 pensionnaires et 11,937 externes. Dans tous ces établissemens la discipline est mauvaise, l’enseignement des plus médiocres, et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que l’on y professe un grand mépris pour les nouvelles institutions politiques qui régissent l’Italie.

Les Italiens pensent que le peu de progrès accompli dans un grand nombre d’écoles rurales est dû en grande partie à la difficulté de se procurer de bons maîtres, qui a pour cause principale la malheureuse condition où se trouvent les instituteurs publics et privés. La loi organique de 1859 améliorait leur situation en fixant à 334 livres le minimum de leur traitement ; l’état devait le compléter par des subventions annuelles dans les cas où les conseils provinciaux n’y auraient pas déjà pourvu. Une circulaire ministérielle engageait, en 1860, les conseils municipaux à récompenser les maîtres et les maîtresses qui se distingueraient par leur mérite et leur conduite. L’état, donnant l’exemple, avait mis à la disposition de chaque province une certaine somme consacrée à cet objet. C’était bien le moins que l’on pût faire en faveur de ces hommes que le même ministre appelait les « soldats de la science et de la liberté. » À ces encouragemens pécuniaires, on a pensé qu’il était convenable d’ajouter des attributions qui élèveraient leur condition comme citoyens. La loi électorale a refusé aux maîtres d’école le droit à l’élection politique qu’elle accorde aux plus humbles boutiquiers. L’article de la loi présentée au parlement par M. Scialoja avait pour but d’assurer expressément aux instituteurs primaires l’exercice du droit le plus honorable dont puisse jouir le citoyen d’un état libre. L’adoption de cet article aurait pu exercer une grande influence sur la législation, qui tôt ou tard élargira le cercle des électeurs. Malgré des aspirations libérales que l’on ne peut méconnaître sans injustice, il est certain que l’Italie est encore aujourd’hui l’état le plus oligarchique de l’Europe. Elle compte 6 millions d’habitans au moins qui posséderaient toutes les conditions de l’électorat, et l’on n’y trouve sur une population de 26 millions d’habitans que 528,932 électeurs, c’est-à-dire 2,2 sur 100 habitans. On en compte en France 12,76 sur 100 ; en Suisse, 10,17 ; en Allemagne, 9,9. M. Cairoli proposa résolument, le 16 décembre 1873, l’adoption du suffrage universel. L’article soumis par lui à la chambre des députés italiens était ainsi conçu : « Sont électeurs tous les Italiens domiciliés dans le royaume, ayant vingt et un ans, et sachant lire et écrire. » Il est plus que probable que le parlement ne passera pas tout à coup du système restreint au suffrage universel, au moment où quelques-uns des pays où il est en vigueur sont à la recherche des moyens d’en corriger les inconvéniens, en modifiant les conditions requises pour la capacité électorale.

Les dépenses votées pour l’enseignement populaire, et dont tous les Italiens comprendront la nécessité, ne peuvent aujourd’hui se faire que dans une mesure assez restreinte ; elles ne deviendront possibles qu’à la longue, c’est-à-dire lorsque le permettront les finances de l’Italie, dont une partie considérable est absorbée comme dans toutes les nations de l’Europe par le budget de la guerre. Les communes, qui contribuent pour la presque totalité aux frais de l’instruction primaire, sont tellement surchargées qu’il leur est difficile d’augmenter leur contribution. Le gouvernement italien avait proposé d’élever le traitement des instituteurs ruraux, qui aurait été, d’après la nouvelle loi, pour ceux du premier degré de 900, 800 et 700 francs, et pour ceux du second degré de 700, 650 et 600 francs. À cette amélioration devait s’ajouter plus tard l’organisation d’une caisse de retraite. Le rejet de la loi Scialoja a encore ajourné une amélioration si désirable.

En Italie, où il a fallu presque tout improviser en fait d’éducation populaire, il a été plus facile de trouver des écoles et des élèves que des maîtres et des maîtresses. C’est avec le temps seulement que pourront se former les personnes pourvues d’une instruction convenable. On s’est occupé avec un louable empressement de fonder des écoles normales, et à leur défaut des écoles magistrales pour l’enseignement le plus élémentaire. Plus tard, le niveau de l’instruction donnée aux enfans des deux sexes devra s’élever, ce qui exigera dans les maîtres une plus grande étendue de savoir. Plusieurs écoles normales ont déjà élargi les programmes de leur enseignement. On peut signaler comme une des cités qui travaillent avec le plus d’ardeur au progrès de leurs écoles la ville de Florence, administrée par ses autorités municipales avec une rare intelligence. L’année dernière, il a été décidé que des cours complémentaires seraient, dans l’école normale des institutrices, ajoutés à l’enseignement ordinaire. L’histoire et la littérature y prendront un plus grand développement, et ce qui mérite d’être remarqué, c’est un cours d’histoire de la pédagogie, singulièrement propre à faire comprendre aux aspirantes l’importance de l’art dont elles auront à appliquer les principes.

Les rapports des inspecteurs sont unanimes pour reconnaître qu’il y a une grande différence quant à la discipline, l’assiduité au travail et les progrès entre les jeunes gens et les jeunes filles des écoles normales primaires. Malgré les causes d’infériorité qui résultent pour celles-ci de l’âge où elles sont admises, l’insuffisance en certaines provinces de leur instruction primaire incomplète et souvent interrompue, elles étonnent les maîtres par la rapidité de leurs progrès. D’une nature plus patiente, plus docile et mieux ordonnée, elles s’adonnent à l’étude avec un véritable amour. Elles prêtent aux leçons une attention silencieuse, accomplissent avec exactitude et ponctualité les devoirs qui leur sont assignés ; elles lisent avec le désir de s’instruire. Lorsque l’on compare leurs compositions pour les examens de sortie avec celles des jeunes gens, on ne peut, quelque opinion que l’on se forme sur l’éducation des femmes, révoquer en doute leur supériorité. Les examens pour l’obtention des diplômes présentent les mêmes résultats ; elles font pour les obtenir de plus grands efforts. L’enseignement public est en effet pour elles la plus honorable et la plus avantageuse des carrières ; elle leur assure une position flatteuse pour l’amour-propre, et qu’il leur serait difficile de trouver dans tout autre emploi. Les jeunes gens y attachent moins d’importance, d’autres carrières plus lucratives leur sont ouvertes, et très souvent celle de l’enseignement n’est pour eux qu’un pis-aller. D’ailleurs on peut reconnaître que les femmes sont naturellement douées de toutes les aptitudes qui font d’elles les plus parfaites institutrices. Elles ont la douceur, la simplicité, la patience, qui font souvent défaut chez les maîtres. Il est donc probable qu’en Italie, comme aux États-Unis, le nombre des institutrices dépassera de beaucoup celui des instituteurs. C’est à elles qu’appartient de droit l’éducation de l’enfance. Lorsque l’on pense à l’influence qu’exercent sur toute la vie les premières impressions reçues, on ne peut s’empêcher de faire des vœux pour que les enfans ne soient confiés aux soins des hommes qu’après avoir reçu des femmes qui doivent remplacer leurs mères des leçons qui, en passant par leur bouche, arrivent au cœur des jeunes enfans plus douces, plus persuasives, et par cela même plus efficaces. Déjà cette pensée a fait son chemin en Italie, et tout récemment M. de Lucca, assesseur pour l’instruction publique, proposait formellement au conseil communal de Naples de confier exclusivement aux femmes tous les enfans des deux sexes de deux à sept ans, qu’elles prépareraient à l’enseignement des écoles primaires. Il existe aujourd’hui dans le royaume d’Italie 23 écoles royales normales, 17 écoles magistrales pour les instituteurs, 26 écoles royales normales et 38 écoles magistrales pour les institutrices, en tout 104 écoles, 40 pour les instituteurs et 64 pour les institutrices. On a aussi établi sur plusieurs points du royaume des conférences pour faire connaître les meilleures méthodes aux instituteurs.

Il se présente chaque année pour l’admission aux écoles normales et magistrales environ 700 jeunes filles et 1,600 jeunes gens. Les 104 écoles normales et magistrales réunissaient en 1873 6,130 élèves : 4,000 pour les premières et 2,040 pour les secondes. Les dépenses pour leur entretien s’élevaient à la même époque, pour le personnel et le matériel, à 1,105,760 livres. Les matières qu’embrasse l’enseignement élémentaire des différens degrés sont celles que présentent les programmes des divers pays. L’important n’est pas de savoir ce que l’on enseigne, c’est la manière dont on l’enseigne. C’est avant tout une question de méthode. La pédagogie est un art encore bien peu répandu, et il est nécessaire d’indiquer aux maîtres la marche qu’ils ont à suivre.

D’après l’Annuaire publié par le ministère de l’instruction publique pour 1873-1874, le nombre total des élèves des écoles primaires publiques et privées était de 1,659,107. La population du royaume d’Italie étant de 26,789,000, le nombre des enfans de quatre à douze ans devait donc être de 4 millions environ. À ce compte, il y aurait encore plus de 2 millions d’enfans qui ne fréquenteraient pas les écoles. D’après le dernier recensement, le nombre des enfans de six à douze ans qui ne savaient ni lire ni écrire était de 72 pour 100. Pour ces 4 millions d’enfans de six à douze ans, il faudrait, à raison de 70 élèves par chaque école, 57,142 écoles. Or il n’en existait en 1873 que 43,380 : il eut donc été nécessaire, pour que la loi sur l’enseignement obligatoire pût être exécutée, que l’on créât 13,762 écoles nouvelles, ce que la situation financière des communes ne leur permet nullement de faire. Il est aisé de voir que ces calculs, malgré les efforts éloquens des défenseurs de la loi présentée par M. Scialoja, ont en grande partie déterminé les votes qui l’ont fait rejeter.


II.

L’enseignement secondaire, faisant suite à celui des écoles primaires du degré supérieur, a été donné en Italie, comme chez diverses nations de l’Europe, jusqu’au commencement de ce siècle, dans un seul genre d’établissemens, les collèges classiques. L’instruction que l’on y recevait embrassait presque exclusivement l’étude des langues anciennes, et préparait aux professions dites libérales. Peu de pays, malgré d’énergiques réclamations, s’étaient occupés de créer des établissemens où devaient se former des sujets spécialement préparés pour l’agriculture, le commerce ou l’industrie ; mais les besoins nouveaux introduits dans la société par l’immense développement des sciences physiques, chimiques et naturelles, ont fait sentir l’insuffisance de l’enseignement classique. Cet enseignement se donne en Italie dans deux sortes d’établissemens, les gymnases et les lycées. Les cours des gymnases embrassent cinq années, et ceux des lycées, qui en sont la suite et le complément, trois. On a reconnu partout la nécessité d’y introduire de notables modifications ; mais, comme il n’est jamais aisé de réformer des institutions que le temps a consacrées, on a pensé que le meilleur moyen de donner satisfaction aux intérêts créés par un ordre social nouveau était de fonder, à côté et en dehors des collèges et des gymnases, des écoles spéciales pour le commerce, l’industrie et les nombreuses professions auxquelles ne peut préparer l’enseignement classique. De là les écoles réelles de l’Allemagne, les écoles moyennes ou professionnelles de la France, les instituts techniques et les écoles techniques de l’Italie.

Ces différens établissemens sont nés du besoin de préparer toute une classe importante de la société à des carrières pour lesquelles l’instruction classique traditionnelle était devenue insuffisante. Les écoles nouvelles se sont remplies sans que la population des collèges, des gymnases et des lycées diminuât sensiblement. Les mathématiques, la physique, la chimie, les sciences naturelles, les langues modernes, ont remplacé dans le nouvel enseignement celui des langues anciennes, restées la partie principale et essentielle de l’enseignement classique. Or qu’est-il arrivé ? C’est que l’enseignement nouveau ne pouvait se renfermer exclusivement dans l’étude des sciences, et l’enseignement classique dans l’étude exclusive des langues et des littératures, par la raison que l’on considérerait aujourd’hui comme incomplète et insuffisante toute éducation dans laquelle ne figureraient pas ces deux élémens. Les deux ordres d’écoles se sont donc peu à peu rapprochés, et le temps n’est pas éloigné sans doute où ils finiront par se confondre. Une fausse idée les avait placés vis-à-vis l’un de l’autre dans un état d’antagonisme plein de péril. Ils devaient avoir une spécialité tellement tranchée que du choix que les parens devaient faire de l’un d’eux dépendait tout l’avenir de l’enfant, voué dès l’âge de dix ans à la carrière industrielle ou à la carrière universitaire.

Dans plusieurs pays, on a cherché à obvier à cet inconvénient en organisant l’enseignement technique sur des bases assez larges pour que l’élève pût en le quittant se mettre promptement en état de prendre des grades universitaires, et en introduisant dans l’enseignement classique assez d’élémens scientifiques pour que les élèves en le quittant pussent entrer dans la carrière industrielle ou commerciale. C’est ainsi que dans un de nos meilleurs établissemens d’enseignement secondaire spécial, l’École Turgot, les études sont assez étendues pour que ses meilleurs élèves puissent, après une courte préparation, se présenter aux épreuves du baccalauréat, à celles de l’École centrale des arts et manufactures, et même à celles de l’École polytechnique ; mais ce ne sont là que des exceptions : elles servent seulement à prouver que l’on comprend partout le besoin de ne point engager d’avance, par une instruction trop spéciale, l’avenir des jeunes gens. L’enseignement secondaire, celui que reçoit l’enfant de dix à quatorze ans, ne doit être ni spécial ni professionnel. C’est le temps pendant lequel il doit recevoir une éducation générale, développant dans tous les sens ses facultés intellectuelles, éclairant sa raison, formant son cœur. C’est à ce résultat que doivent concourir toutes ses études, en attendant qu’il fasse choix de la profession pour laquelle se seront révélés ses goûts et ses aptitudes.

Dans l’état des choses, les écoles techniques de l’Italie préparent spécialement pour les instituts industriels, et les gymnases pour les lycées. Il faudrait que leurs programmes fussent constitués de telle sorte qu’ils pussent préparer indifféremment pour ces deux ordres d’enseignement supérieur. C’est ce qui a été essayé en Autriche, dans les établissemens nouveaux créés sous le nom de gymnases réels, réunissant l’école technique et le gymnase. Ce n’est donc pas à la sortie des écoles primaires que s’accomplit alors la bifurcation des études : c’est après quatre ans d’études préparatoires, ce qui est bien différent. L’insuffisance des trois années d’enseignement dans les écoles techniques est généralement reconnue, et plusieurs municipalités, celles de Florence, de Venise, de Milan, de Turin, y ont ajouté, sous le titre de cours complémentaire, une quatrième année. Par suite de cette amélioration, les jeunes gens ont pu, à la sortie des écoles et sans avoir besoin de passer par l’institut technique, être assez instruits pour occuper dans le commerce, l’industrie, dans plusieurs administrations, celle des télégraphes par exemple, des emplois assez importans. Ainsi constituées, les écoles techniques ont beaucoup d’analogie avec les collèges d’enseignement secondaire spécial, dont la création n’est pas un des moindres services rendus à l’instruction publique par M. Duruy.

L’identification de l’école technique et du gymnase ne nécessitera pas seulement une réforme de leurs programmes respectifs mis en harmonie, elle exigera l’emploi de méthodes d’enseignement appropriées à leur véritable nature. Celles que l’on y suit aujourd’hui doivent être réservées pour les lycées et les instituts techniques. Le plan des études se trouverait alors constitué comme celui des États-Unis. Il serait facile d’y établir cet enchaînement qui, depuis le premier degré de l’enseignement primaire jusqu’à l’enseignement supérieur, formât des séries non interrompues, de manière que chacune d’elles fût une préparation pour celle qui la suit. C’est la ligne droite substituée à la pluralité des voies dans lesquelles l’organisation actuelle force les enfans à s’engager, sans savoir si la route qu’ils vont suivre sera bien pour eux la meilleure et la plus sûre.

Cette organisation est conforme au grand principe d’égalité qui régit les états libres, où tous les citoyens, riches ou pauvres, ayant les mêmes droits, doivent trouver dans le système général de l’enseignement public la possibilité de pousser leur instruction aussi loin qu’ils le voudront ou qu’ils le pourront. Il ne sera pas donné à tous sans doute de parcourir tous les degrés successifs de cet enseignement : les uns n’auront besoin que de recevoir l’instruction élémentaire, les autres pourront se contenter de l’instruction intermédiaire ; d’autres enfin seront en position d’aller plus loin et de parcourir dans son entier le cercle de l’enseignement public ; mais le choix qu’ils auront fait aura uniquement dépendu de leur volonté ou de leur condition de fortune. Cette organisation offrira à chacun d’eux le double avantage de donner à chaque phase de l’enseignement un caractère spécial, puisqu’il se composera des connaissances appropriées aux conditions sociales où devront se trouver ceux qui doivent s’en contenter, et de préparer en même temps à l’enseignement du degré immédiatement supérieur.

C’est ainsi que la crèche conduit à la salle d’asile, la salle d’asile à l’école primaire du premier degré, et celle-ci à l’école élémentaire du degré supérieur. Comme ce degré sera la limite à laquelle s’arrêtera le plus grand nombre, disons-le en passant, il ne faudra pas resserrer l’enseignement élémentaire dans l’étroit espace de trois années. L’éducation populaire qui se bornerait à l’enseignement de la lecture et de l’écriture serait insuffisante. Ce n’est pas la lecture seulement qu’il faut apprendre aux enfans, c’est l’amour de la lecture qu’il faut faire naître en eux. Il est facile de donner à des enfans de six à dix ans des notions exactes les faisant pénétrer sans aucun appareil scientifique dans l’étude de la nature ; il est surtout essentiel de jeter dans leurs âmes les germes des vertus morales, d’habituer leurs esprits à observer et à réfléchir.

Les élèves moins nombreux qui participeront à l’enseignement secondaire y seront parfaitement préparés. Que de choses ils pourront apprendre pendant les quatre années qu’ils passeront dans les établissemens où seront habilement fondus les programmes d’études de l’école technique et ceux du gymnase ! Après ces quatre années, les élèves qui devront arrêter là le cours de leurs études auront reçu une instruction complète qui leur ouvrira un grand nombre de carrières ; ceux qui pourront les continuer verront s’ouvrir devant eux les instituts supérieurs techniques ou les lycées, les uns pour se préparer définitivement à l’agriculture, le commerce et l’industrie, les autres pour suivre les cours des universités. Enfin le lycée, recevant des élèves préparés pour l’enseignement intermédiaire des gymnases ou des écoles techniques, pourrait donner plus d’étendue et de solidité à son enseignement classique et renforcer encore l’étude des langues et des littératures anciennes.

La distinction, déjà consacrée en Italie, entre le gymnase et le lycée, qui peut rendre facile une bonne organisation de l’instruction secondaire, manque à la France. Notre enseignement classique aurait tout à gagner, s’il était, comme en Italie, partagé en deux périodes et si les lycées ne recevaient que les élèves de quatorze ou quinze ans, sortis de ces établissemens que l’Autriche désigne sous le nom de gymnases réels. On n’aurait pas à se plaindre alors d’un système d’éducation appliqué sans distinction à tous les enfans, quelles que soient leurs aptitudes et quelque situation que leur réserve l’avenir, car, il faut bien le dire, la question importante à résoudre n’est pas tant de restreindre les études classiques que de diminuer le nombre de ceux qui y participent et auxquels elles sont parfaitement inutiles et souvent nuisibles. La plupart des réformes proposées, la suppression du grec, du thème ou du vers latin par exemple, la substitution de la traduction rapide à la traduction minutieuse, l’introduction des langues étrangères, sont inspirées ou justifiées par le besoin très légitime de donner, non un enseignement restreint et spécial, utile seulement à un petit nombre de sujets d’élite, mais une instruction générale utile à tous. Ces réformes et ces suppressions sont excellentes pour les gymnases, auxquels appartient ce caractère de généralité, mais elles n’auraient plus la même raison d’être pour les lycées, si, ne recevant que des élèves préparés pour l’enseignement supérieur des universités, ils devaient avoir pour but, comme par le passé, de maintenir dans toute leur étendue ces études littéraires et ce culte de l’antiquité grecque et latine que l’on considère comme la condition essentielle de toute culture intellectuelle, et dont la France doit avoir à cœur de conserver les précieuses traditions[3].

Les écoles de jeunes filles n’ont pas reçu tout d’abord en Italie le même développement que celles des garçons, qui ont attiré en premier lieu l’attention du gouvernement et des hommes d’état, convaincus que c’est sur une forte éducation populaire que doivent reposer les nouvelles institutions. Cependant on n’a pas tardé à comprendre que l’on ne pouvait abandonner l’instruction des femmes dans l’état d’infériorité où elle avait été systématiquement laissée, sans compromettre l’avenir de ces mêmes institutions. Les Italiens pensent, comme nous, que ce sont les mères qui forment la famille et la société, et que le moyen le plus sûr d’élever l’intelligence de l’homme est de développer celle de la femme.

Ces considérations engagèrent la municipalité de Milan à ouvrir, dès l’année 1861, une école supérieure pour l’instruction des jeunes filles ; son exemple fut suivi par la ville de Turin, et plus tard par d’autres cités importantes. L’expérience faite dans ces écoles en prouva l’utilité, et montra qu’elles répondaient à un besoin de la population. En peu d’années, elles purent s’élever, soit par la force des études, soit par la valeur et le nombre des professeurs, au niveau des meilleurs établissemens de la Suisse et de l’Allemagne. Ces écoles publiques ont servi de modèle à des institutions privées qui concourent avec elles à maintenir dans un rang convenable l’éducation des femmes italiennes. Le nombre n’en est malheureusement pas encore assez considérable, et l’attention des conseils municipaux et provinciaux a été attirée sur ce point par les divers ministres de l’instruction publique. Ils leur ont fait remarquer que les écoles élémentaires voyaient chaque jour s’accroître le nombre de leurs élèves, et qu’il était nécessaire de leur offrir les moyens de compléter cette première éducation par des cours plus élevés. C’est ce besoin qui attire chaque année dans les écoles normales non-seulement les jeunes filles qui se destinent à l’enseignement, mais un grand nombre d’autres jeunes filles appartenant à des familles riches, qui, par goût pour l’étude, par amour de la science, y viennent chercher une instruction supérieure. Ce sont d’heureux symptômes dont il faut s’empresser de profiter.

On éprouve donc partout en Italie le besoin de créer, pour les jeunes filles des classes moyennes, des écoles professionnelles ; mais on songe aussi sérieusement à multiplier les établissemens d’enseignement supérieur semblables à ceux de Milan et de Turin, et ouverts aux jeunes filles qui, après avoir reçu une forte et complète instruction élémentaire, veulent être initiées aux parties les plus élevées de la culture intellectuelle. Les cours d’études devront embrasser, comme le demandait le ministre Bargogni dans une circulaire du 9 juillet 1869, la langue et la littérature italiennes, l’histoire et la géographie générales et la connaissance plus spéciale de l’histoire et de la géographie de l’Italie, l’arithmétique, les élémens de la géométrie, la tenue des livres, l’économie domestique, l’hygiène, les sciences physiques et naturelles. On y joindra des cours de langues étrangères et au moins de langue française, un cours de morale amplement développé dans ses rapports avec la pratique de la vie religieuse et domestique, le dessin et la calligraphie, le chant, la gymnastique, et enfin les travaux qui sont le mieux appropriés à la femme.

Les Italiens ont raison d’attacher une importance capitale à la part dévolue à la femme dans l’éducation populaire. Le plus sûr moyen de vaincre l’ignorance n’est-il pas de pénétrer par la mère dans le cœur de la famille ? Si l’instruction que l’ouvrier ou le commerçant reçoit dans les écoles lui donne une valeur plus grande et fournit à ses travaux d’utiles ressources, il n’y a que l’enseignement qu’il recueille dès son enfance sur les lèvres d’une mère qui puisse développer son intelligence et son cœur. L’avenir de l’instruction primaire ne peut être suffisamment assuré lorsque l’enseignement se répand seulement au moyen des écoles de garçons ; il ne pénètre alors que d’une manière superficielle dans les mœurs d’un pays. Le père et son jeune fils, livrés à leurs travaux hors du foyer domestique, qu’ils ne retrouvent que le soir après une journée de labeur, n’ont ni le temps ni la volonté de faire part à leur famille des connaissances qu’ils possèdent et dont souvent ils ont oublié la plus grande partie. Il n’en est pas de même de la mère, qui sait toujours trouver l’occasion de donner à ses enfans des leçons appropriées à leur âge et à leur caractère. Elle complète par des réflexions morales dues à son expérience et à des exemples fournis par la maison elle-même les études élémentaires et les exercices commencés à l’école. « La mission réservée aujourd’hui à la femme dans la diffusion de l’instruction, qui est la condition essentielle de la civilisation, dit un écrivain italien, n’est pas moins importante que celle qu’elle a remplie autrefois en répandant la bonne nouvelle parmi les nations s’affranchissant de la servitude antique pour se régénérer dans la liberté chrétienne. »

C’est surtout en ce qui concerne l’éducation des femmes que s’est engagée en Italie la lutte qui met aux prises dans le monde entier la société laïque et l’autorité ecclésiastique. La question religieuse s’est malheureusement compliquée de la question politique, et l’opposition qui s’est produite d’une manière si éclatante en Italie contre l’esprit moderne, l’anathème jeté par l’église contre la constitution de cette unité à laquelle la nation aspirait depuis tant de siècles, ont eu pour résultat de pousser le gouvernement à combattre par tous les moyens possibles l’influence cléricale. Il aurait cru n’obtenir qu’un faible avantage en lui enlevant la direction des écoles et des collèges de garçons ; il a fait les plus grands efforts pour soustraire à son autorité les établissemens féminins sur lesquels une longue possession avait établi sa puissance.

Les Italiens distinguent quatre classes d’institutions consacrées à l’instruction des jeunes filles : les établissemens d’éducation, les établissemens de piété, les conservatoires (couservatorii), les collèges de Marie (collegii di Maria). Les deux premières sont répandues dans les diverses provinces du royaume, les unes sont publiques et les autres privées. Des conservatoires existent aussi dans plusieurs parties de l’Italie, mais c’est en Toscane que se trouvent les plus florissans et les plus solidement établis. Quant aux collèges dits de Marie, ils ont pris naissance en Sicile.

La loi du 7 juillet 1866 ayant supprimé les congrégations religieuses, les administrateurs de ces collèges, qui étaient ordinairement des ecclésiastiques, produisirent des documens et des actes d’après lesquels ces établissemens, n’étant pas des institutions canoniques, ne tombaient pas sous le coup de la loi. Les collèges de sainte Marie furent donc reconnus comme des établissemens laïques ; mais alors surgit une autre question. Étaient-ce des institutions de charité, et à ce titre devaient-ils être administrés et gouvernés d’après les termes de la loi du 3 août 1869, ou étaient-ce des maisons d’éducation, et se trouvaient-ils ainsi dans les conditions déterminées par le décret royal du 6 octobre 1867 ? Cette question a donné lieu à de longues controverses, et l’on peut aisément se figurer l’insistance avec laquelle l’autorité ecclésiastique a repoussé toute ingérence de l’état dans les maisons dont elle avait eu longtemps la direction exclusive. À quelque catégorie qu’appartinssent les collèges de sainte Marie, il s’y était glissé un si grand nombre d’abus, l’instruction des jeunes filles était dirigée dans un esprit si contraire aux institutions politiques que s’était données l’Italie, qu’il était impossible que le gouvernement ne songeât pas à les faire rentrer dans le droit commun. Des commissaires furent chargés de se livrer à ce sujet aux plus minutieuses enquêtes. Le conseil d’état soumit la question à une étude approfondie. Le décret royal du 20 juin 1871 a décidé que ceux des collèges de sainte Marie qui seraient reconnus comme ayant le caractère d’établissemens d’éducation seraient déclarés institutions laïques, par conséquent placés sous la dépendance du ministère de l’instruction publique. Ceux qui, d’après l’examen de leurs titres de fondation, seront considérés par le conseil d’état comme institutions de charité passeront sous la dépendance du ministère de l’intérieur et des députations provinciales. Les uns et les autres seront administrés par des commissions composées d’un président et de deux conseillers chargés de faire l’inventaire des propriétés appartenant à chaque collège et des legs auxquels il doit sa fondation.

Les établissemens d’instruction secondaire, d’après une statistique dressée en 1861-1863, étaient au nombre de 1,096, savoir : 177 écoles techniques, 452 gymnases, 123 lycées et 344 séminaires (lycées ou gymnases). Ces divers établissemens (752 laïques et 344 ecclésiastiques) réunissaient 49,185 élèves ; 210 appartenaient à l’état, 274 aux communes et aux provinces, 268 aux particuliers, 344 au clergé.

Le plus grand nombre des établissemens dirigés par le clergé régulier et séculier étaient situés dans la Campagne de Rome. La Ligurie, le Piémont, la Toscane et la Lombardie en comptaient plusieurs. Il n’y avait qu’une seule circonscription, les Abruzzes et Molise, qui n’eût que des établissemens laïques. Sur les 5,393 professeurs de l’enseignement secondaire, 2,593 portaient l’habit ecclésiastique ; dans le nombre de ces derniers figuraient 1,444 directeurs ou maîtres enseignans ; sur les 1,149 autres, 593 appartenaient au clergé régulier et 556 aux séminaires. On voit que la part du clergé dans l’enseignement public était considérable : 593 prêtres étaient employés dans les établissemens de l’état, 664 dans ceux des provinces et des communes, 942 dans les institutions privées.

Sur les 49,185 élèves de l’enseignement secondaire, classique et technique, les gymnases en réunissaient 22,759, les lycées 4,672, les écoles techniques 8,831, les séminaires 12,923. Un tiers de ces élèves (15,090) appartenait aux écoles de l’état.

Les établissemens d’instruction secondaire font face à leurs dépenses au moyen de leurs revenus, des subsides du gouvernement et des sommes fournies par les provinces et les communes. La part du gouvernement est de 2,002,175 livres, celle des communes de 1,828,365 livres ; les revenus patrimoniaux s’élèvent à 262,016 livres. En comparant les dépenses faites par l’Italie pour l’enseignement secondaire, classique et technique, avec celles de quelques autres pays, on trouve les résultats suivans pour l’année 1865.


L’Italie 4,268,451 livres. 15 livres pour 100 habitans.
La France 10,477,588 — 28 —
L’Espagne 2,533,400 — 26 —
La Belgique 2,859,409 — 59 —


III.

Les établissemens consacrés en Italie à l’enseignement supérieur sont d’abord les 17 universités royales de Bologne, Cagliari, Catane. Gênes, Macerata, Messine, Modène, Naples, Padoue, Palerme, Parme, Pavie, Pise, Rome, Sassari, Sienne et Turin, les quatre universités libres de Camerino, Ferrare, Pérouse et Urbino, puis enfin les écoles supérieures suivantes : l’académie scientifique et littéraire de Milan, l’institut technique supérieur de Milan, l’école d’application des ingénieurs de Naples, l’école normale supérieure de Pise, les écoles supérieures de médecine vétérinaire de Milan, de Naples et de Turin, l’institut d’études supérieures pratiques et de perfectionnement de Florence, les observatoires astronomiques et météorologiques de Milan, de Naples, de Forli et de Venise, outre les établissemens du même genre existant dans les universités. Indépendamment de ces grands centres d’enseignement supérieur, il existe des écoles de théologie à Tossano, à Ivrée, à Vigevano, 23 écoles élémentaires de droit civil et de procédure, 4 écoles secondaires de pharmacie et de chirurgie et 9 écoles d’accouchement théorique et pratique, à Aquila, Bari, Catanzaro, Milan, Novare, Parme, Venise, Verceil et Voghera. Il y a auprès des différentes facultés des professeurs ordinaires, des professeurs extraordinaires et des professeurs libres, comme les privat-docenten d’Allemagne. Ces derniers étaient en 1873 au nombre de 61.

Les plus célèbres universités du moyen âge ont pris naissance dans l’Italie centrale et principalement dans les villes où la vie municipale a été la plus active et la plus brillante. Les premières, organisées par le puissant génie de Charlemagne, furent placées sous la direction du clergé et le gouvernement des évêques. La papauté exerça promptement sur elles une influence, alors salutaire au point de vue des études. La culture des lettres grecques et latines fut encouragée par plusieurs ordres monastiques. Vers la fin du XIe siècle, Salerne possédait une sorte d’école médicale, dont l’origine semble remonter à une plus haute antiquité.

C’est seulement à la suite du grand mouvement religieux, politique et intellectuel qui, aux XIe et XIIe siècles, ébranla si profondément la société et la constitution intérieure des états, que l’on vit éclore les premiers germes des universités italiennes proprement dites, dans les républiques de l’Italie centrale, si agitées, mais si pleines de vie. C’est à Bologne la savante que fleurit d’abord l’enseignement du droit romain. Cette ville comptait, d’après les historiens, plus de 12,000 étudians, accourus de toutes les parties de l’Europe. Les fils des plus grandes familles d’Allemagne, d’Angleterre et de France s’y rendaient pour entendre les leçons des jurisconsultes éminens que Bologne allait chercher dans toutes les parties de la péninsule. Quatorze collèges, fondés et enrichis par des dotations privées, réunissaient des élèves de toutes les nations dont ils prenaient les noms. En 1579, ils avaient 82 chaires ; le nombre en est porté à 104 en 1600, puis à 166. Ce ne fut qu’en 1737 que ce nombre fut réduit à 72. Ces chaires étaient de plusieurs degrés, et les traitemens des professeurs par conséquent assez inégaux. On n’y voyait qu’un très petit nombre de professeurs ordinaires, c’est-à-dire jouissant d’un traitement fixe. Dès cette époque, le corps enseignant de Bologne était organisé comme l’est aujourd’hui celui des grandes universités d’Allemagne. L’éclat de cette université, les avantages que procuraient à la ville le grand nombre des maîtres et des étudians, le mouvement intellectuel que les leçons et les discussions publiques sur la théologie, la philosophie et le droit avaient suscité dans l’Italie, ne tarda pas à se propager dans les villes voisines. L’on vit surgir successivement les universités de Padoue, de Modène, de Plaisance, de Parme, de Ferrare, et plus tard, c’est-à-dire vers le XIVe siècle, celles de Pavie, de Pérouse, de Pise et de Turin.

La brillante réputation dont avaient joui à toutes les époques les universités de Pise, de Sienne, de Bologne, de Turin, de Milan, devait tout naturellement inspirer aux nouveaux législateurs le désir de leur rendre leur ancien lustre. Le décret du 30 juillet 1859 rétablissait la plupart des chaires que les anciens gouvernemens avaient supprimées. D’imposantes cérémonies avaient eu lieu à Sienne et à Pise pour l’inauguration solennelle des nouveaux cours. Le décret du 3 juillet avait créé aussi à Florence un grand établissement pour le perfectionnement des hautes études littéraires et scientifiques. Il se composait de quatre sections : 1o de philosophie et de philologie, 2o de jurisprudence, 3o de médecine et de chirurgie, 4o des sciences naturelles. Le gouvernement de Toscane, dans le désir d’élever du premier coup sa capitale au niveau des anciennes universités les plus florissantes, avait donné à la nouvelle création des proportions grandioses. Le marquis Gino Capponi en avait été nommé directeur honoraire. Le titre de professeur honoraire fut donné à l’illustre astronome Amici. Un traitement de 5,800 livres fut attribué à Maurizio Bufalini en récompense de ses grands travaux, avec l’autorisation de ne donner de leçons que lorsque sa santé le lui permettrait. Centofanti reçut le titre de président de la section de philosophie et de philologie, et les mêmes fonctions de jurisprudence furent attribuées à Giuseppe Puccioni. Atto Vanucci occupa la chaire de littérature latine, et Michel Amari celle de littérature arabe. Onze chaires furent établies pour la section de philosophie et de philologie, cinq pour celle de jurisprudence, douze pour celle de médecine et de chirurgie, six pour celle des sciences naturelles. Les titulaires de ces trente-trois nouvelles chaires recevaient des traitemens de 4,000, 5,000 et 5,500 livres.

Les facultés de théologie ont été supprimées dans toutes les universités en vertu d’une loi présentée au parlement italien par le ministre Correnti, d’abord dans la session d’avril 1870, purs dans celle de 1871, et enfin dans la session des mois de mars et d’avril 1872, où elle a été votée par 148 voix contre 67. Cette loi a donné lieu à une des discussions les plus mémorables de la chambre des députés : elle mettait en effet aux prises les deux principes qui se disputent aujourd’hui le gouvernement du monde, celui de la société ecclésiastique, gardienne des traditions du passé, et celui de la société laïque, qui s’inspire des idées et des besoins du présent. C’était, en d’autres termes, l’éternelle question de la séparation de l’église et de l’état.

Au moment où cette loi fut soumise à la chambre, l’enseignement de la théologie avait lieu dans neuf universités : celles de Cagliari, Catane, Gênes, Palerme, Pise, Sassari, Sienne, Turin et Padoue. Elles ne réunissaient en tout que 2 !i élèves. Quelques-unes n’en avaient qu’un seul. Les professeurs, plus nombreux que les élèves, étaient au nombre de 27, et leurs traitemens étaient inscrits au budget de l’état pour la somme de 89,887 livres. En 1871, il n’y avait pour toutes les facultés de théologie que 13 inscriptions, lesquelles, en 1872, se réduisirent à li. Chaque étudiant en théologie coûtait ainsi 20,000 francs à l’état, ce qui était parfaitement ridicule. Le ministre ne demandait donc à la chambre que de prononcer la suppression d’un enseignement qui était déjà tombé de lui-même. Ceux qui ont lu les discours dont a retenti la tribune italienne dans les séances du mois d’avril 1872 ont dû être frappés de la hauteur à laquelle s’est élevée la discussion, de la science profonde et du grand sens politique dont les orateurs, développant en toute liberté leurs principes religieux et politiques, ont fait preuve[4].

Les objections faites à la loi par le rapporteur étaient en substance les suivantes : supprimer l’enseignement théologique dans les facultés de l’état, c’était soustraire d’un seul coup tout le monde religieux aux investigations de la jeunesse italienne ; la suppression de cet enseignement, qu’il serait honteux d’abandonner à l’église seule, aurait pour résultat de détruire la merveilleuse unité chrétienne qui embrasse à la fois le clergé et la société laïque, et fait de leur union l’église tout entière ; ce serait enfin détruire le sentiment religieux, rendre la nation étrangère aux glorieuses traditions du christianisme, et laisser la jeunesse indifférente aux problèmes les plus élevés et les plus graves de la vie spirituelle. On a répondu que la suppression des facultés de théologie n’était nullement une lutte engagée contre l’église, car elle-même l’a désirée. Ce n’est pas la chambre qui veut supprimer l’enseignement de la théologie professionnelle dans les universités ; ce sont les évêques, ce sont les ordres religieux qui défendent d’une manière absolue aux jeunes ecclésiastiques de fréquenter les facultés de l’état.

Il est facile de voir que, dans cette occasion, comme dans toutes celles où il est question des rapports établis ou à établir entre la société laïque et la société ecclésiastique, c’est la publication du fameux Syllabus pontifical du mois de décembre 1864 qui rend entre elles, pour le moment, toute réconciliation impossible.

« Rappelez-vous, messieurs, disait M. Sulis, le Syllabus pontifical du mois de décembre 1864, qui a confirmé, en les amplifiant singulièrement, les doctrines de Grégoire VII dans sa bulle Dictatus Papœ, et celle de Boniface VIII dans la bulle Unam Sanctam. Si vous conservez les chaires de théologie, il est clair que les professeurs de théologie morale, de théologie dogmatique, d’écriture sacrée, qui constituent l’enseignement ecclésiastique proprement dit, ne peuvent être que des prêtres. Alors, ou ces professeurs adopteront le Syllabus, ou ils le rejetteront. S’ils le maintiennent, voyez-vous à quelle contradiction flagrante vous allez exposer votre enseignement universitaire ? Vous serez obligés de reconnaître comme officiel un enseignement qui tend à la destruction de tout principe d’autorité civile, de tout droit intérieur et direct de l’état. Ces professeurs qui, je le répète, seront nécessairement des prêtres, seront-ils contraires au Syllabus de 1864 ? Dans ce cas, l’état devra soutenir ces représentans officiels des ennemis et des persécuteurs de l’église : ne voyez-vous pas que vous violez ainsi la forme juridique et politique de cette séparation que vous avez proclamée ? Et, puisque vous avez reconnu en même temps la liberté de l’église, vous devez lui laisser le gouvernement de ses ordres intérieurs, de sa discipline hiérarchique, de l’enseignement de ses doctrines, qui proviennent toutes ou de l’autorité dialecte de la révélation, ou de l’autorité indirecte des réponses du chef et des docteurs de l’église. »

Le discours prononcé par M. Correnti dans la séance du 29 mai a fait sur la chambre la plus vive impression. Il répondait principalement aux objections de MM. Buoncompagni et Berti. Le premier avait invoqué les traditions de l’Italie pendant le moyen âge et dans les temps modernes pour démontrer que l’esprit du catholicisme avait inspiré la plupart de ses grands hommes. « Mais cet esprit, lui a répondu M. Correnti, dont la plus haute expression se trouve dans l’auteur de la Divine Comédie, tendait précisément à dégager des luttes confuses du sacerdoce et de l’empire la pensée d’un état autonome et laïque. Telle est la direction de la pensée civile en Italie, telle est la grande tradition nationale. Elle fit son explosion en 1848. Alors l’église fut menacée par l’autorité, non comme institution religieuse, mais comme état italien. Alors guelfes et gibelins, noms ignorés aujourd’hui, mais toujours vivans, se trouvèrent unis et fédérés pour la défense. Personne ne niera que les mots de ralliement acclamés par tous n’aient été ceux de patrie et de liberté ! Pour une nation ensevelie depuis tant de siècles dans le sein catholique, enfouie dans le triple monde clérical, le premier besoin était de vivre et de constituer une société laïque, politique et militante. L’honorable Buoncompagni m’a profondément ému en évoquant ces souvenirs de 1848, souvenirs qui sont ce qu’il y a de plus noble et de plus consolant dans ma vie ! Il a rappelé qu’avec les batailles de la guerre s’étaient engagées les batailles de la pensée, ayant pour but de défendre la liberté de l’église et la gloire nationale du pape. Je ne le nie pas, je puis ajouter que j’ai vu mes concitoyens courir aux armes, mourir avec le nom du souverain pontife sur les lèvres, que j’ai vu auprès des bannières tricolores improvisées l’image du pape rédempteur plantée sur les barricades comme sur un autel. Ces images reviennent à mes pensées chères et douloureuses comme les souvenirs d’un amour trahi. Hélas ! que sont devenues ces visions angéliques, ces flatteuses espérances ?»

L’opinion presque générale de la chambre est que le salut de la civilisation dépend de la séparation de l’église et de l’état, que l’Italie en l’établissant dans toute sa portée donnera un exemple solennel à toutes les nations, et elle aura bien mérité du genre humain. Déjà cette séparation a fait un pas immense ; la souveraineté temporelle du pape a été abolie. La politique étant ainsi séparée de la religion et l’action de l’état circonscrite dans la défense de l’ordre et de la vie des citoyens, la conduite que devra tenir le gouvernement sera toute tracée d’une manière simple et irrévocable. Elle est comprise dans ce seul mot : abstention.

Un député a soutenu que, dans le cas où le pape actuel cesserait de vivre, le gouvernement italien ne devrait pas tenir une conduite différente lorsqu’il s’agirait de lui donner un successeur. Prévoyant le cas où le choix des cardinaux tomberait sur un pape libéral, un nouveau Ganganelli, un Lambertini, un pape enfin qui, unissant la bonté du cœur à la fermeté du caractère, tiendrait en bride les jésuites et le jésuitisme, et se conformerait uniquement aux doctrines de l’Evangile, il a prétendu qu’alors la conciliation entre l’église et l’état serait facile ; mais aujourd’hui il n’y faut pas penser. L’instruction que donnent les séminaires est plus que médiocre, l’éducation y est bien pire encore ; on y cherche à rendre les enfans étrangers à leurs familles, à éteindre chez eux les sentimens les plus doux, à faire des égoïstes, afin de pouvoir plus facilement faire des soldats de l’église, obéissant aveuglément à leurs évêques. On y réprime tout acte d’indépendance. La patrie ? on n’en parle que pour en inspirer la haine. En vérité, entre les prêtres sortis clés séminaires et les laïques sortant des universités, où l’on respire un air plus sain, où se donnent des enseignemens bien différens, la concorde et la paix sont impossibles.

Il est un autre point sur lequel ont porté plus d’une fois en Italie les discussions des deux chambres : c’est celui qui concerne la liberté de l’enseignement. Ce n’est pas ici le lieu de traiter ce sujet avec toute l’étendue qu’il comporte ; je me bornerai à constater que ce sont les administrations communales et provinciales qui seules fondent, administrent et soutiennent les établissemens d’instruction primaire et les écoles techniques. À côté des gymnases et des lycées qui dépendent du ministère de l’instruction publique, il y a d’autres établissemens d’instruction secondaire fondés par les particuliers ou les administrations locales. Quant aux universités, aux instituts professionnels, aux grandes écoles spéciales, l’état s’y réserve la collation des grades, et il considère qu’il y aurait les plus graves inconvéniens, dans l’état des choses, à donner aux particuliers, aux corporations, aux administrations provinciales elles-mêmes, le droit de créer des établissemens d’enseignement supérieur. Il pourvoit du reste largement à leur entretien : sur les 23,710,144 livres qui figurent dans le budget de 1873 pour la part contributive de l’état aux dépenses de l’instruction publique, plus de la moitié est consacrée aux universités, aux collections scientifiques, aux musées[5].

Dans cette réorganisation de l’instruction populaire et de l’enseignement secondaire et supérieur, l’Italie, comme le prouvent les longues et solennelles discussions que je viens de résumer, a déployé sans doute beaucoup d’ardeur et d’intelligence ; mais la tâche qu’elle poursuit est loin d’être accomplie. Il lui faudra longtemps encore lutter contre des difficultés de plus d’un genre. Elle veut l’instruction gratuite et obligatoire, et elle a raison ; mais les communes et les provinces qui doivent en faire les frais sont bien surchargées, et ne peuvent aujourd’hui subvenir aux dépenses qu’elle nécessite. Le gouvernement voudrait la soustraire à l’influence cléricale, hostile à ses principes politiques ; mais ceux qui, pour dégager la responsabilité de l’état et sauvegarder la liberté de conscience, proposent de supprimer l’enseignement religieux dans les écoles et d’en remettre exclusivement la direction aux pères de famille, rencontrent une formidable opposition. Quant à l’enseignement secondaire, les cadres en sont fortement constitués par la distinction établie entre les écoles techniques et les gymnases d’une part, et les lycées classiques de l’autre : j’en ai signalé les avantages.

Les facultés et les hautes écoles spéciales pour les lettres, les sciences et les beaux-arts sont nombreuses ; quelques-unes jouissent d’une juste célébrité. En se chargeant de pourvoir seul à leur direction et à leur entretien, l’état assume une grande responsabilité. Ne cherchera-t-il pas cependant à concilier le droit qui lui appartient avec les exigences de la liberté ? C’est une question qui se pose en Italie aussi bien qu’en France. Les débats auxquels elle doit donner lieu tôt ou tard dans notre assemblée nationale ne pourront manquer d’exciter un vif intérêt de l’autre côté des Alpes.

Attachera-t-on en France la même importance aux détails que nous venons d’exposer, autant qu’il nous était possible de le faire dans une rapide revue ? Nous voudrions pouvoir l’espérer : de trop cruelles leçons ont appris ce qu’il en coûte à une nation pour se renfermer dans une admiration exclusive de ses propres institutions et pour négliger l’étude sérieuse de celles des autres pays. Nous avons dû choisir, parmi les mesures prises par l’Italie pour donner à l’éducation publique une organisation puissante et largement libérale, celles qui touchent de plus près aux questions qui malheureusement ne sont pas encore entièrement résolues pour nous-mêmes. Si elle n’a pu triompher des difficultés qui s’opposent encore à son désir légitime de donner à la société laïque, dans l’éducation nationale, la prépondérance que les conquêtes de l’esprit moderne lui ont assurée dans l’ordre politique, elle les a du moins abordées avec un courage et une résolution dignes d’éloges, et c’est un exemple qu’il nous a semblé utile de mettre sous les yeux de nos lecteurs français.


C. HIPPEAU.

  1. La vie de cet homme d’état, que notre Institut de France comptait au nombre de ses membres correspondans les plus actifs et les plus distingués, a été retracée dans un ouvrage ayant pour titre Carlo Matteucci e l’Italia del suo tempo, Rome 1874.
  2. Documenti sulla Istrusione elementare nel regno d’Italia, 3 forts volumes in-8o ; — Sulle condizioni della publica Istruzione nel regno d’Italia, Milano 1865, 1 vol. in-4o.
  3. Ce plan d’études est aujourd’hui mis en pratique avec un grand succès dans l’école Monge, fondée à Paris en 1869.
  4. Toute cette discussion a été publiée par le parlement italien, et forme un volume in-8o de 300 pages. Il a pour titre Discorst pronunciati alla camera dei Deputati nella discussione del progetto di Legge per l’abolizione delle facoltâ theologiche nelle tornate del 25, 26, 27, 29 et 30 april 1872.
  5. Les sommes portées au budget sont :
    Pour les universités et musées 12,999,080 livres.
    Pour les administrations centrales et provinciales 1,071,500 livres.
    Pour l’instruction secondaire 6,069,567 livres.
    Pour l’instruction primaire 3,569,997 livres.

    Ce sont les communes et les départemens qui contribuent au surplus de ce qui se dépense ou Italie pour l’instruction publique, 50 millions environ.