L'Ogoué, ses populations et son avenir commercial

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L'Ogoué, ses populations et son avenir commercial
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 187-198).
L’OGOOUÉ

SES POPULATIONS ET SON AVENIR COMMERCIAL.

Aujourd’hui que l’attention du public est fixée sur l’expédition de M. de Brazza, il ne sera peut-être pas sans intérêt de publier ici quelques notes prises pendant mon voyage dans l’Ouest africain. Je ne dirai rien de notre intrépide compatriote ni de M. Stanley ; sans vouloir porter de jugement sur l’œuvre d’aucun des deux rivaux, je me contenterai de parler de l’Ogooué, de son cours, des populations qui habitent ses bords et des ressources commerciales qu’il peut fournir à la France.

Bien que l’Ogooué n’ait pas été exploré au-delà des chutes de Poubara, M. de Brazza conjecture qu’il prend naissance à 2 milles environ au nord de l’intersection du 12e degré de longitude est et du 3e degré de latitude sud, car, ayant rencontré en ce point la source d’un petit cours d’eau, il en suivit quelque temps les rives et constata que la nature du terrain et la végétation y sont les mêmes que sur les bords du fleuve.

Au dire des indigènes, l’Ogooué est innavigable depuis sa source jusqu’à Poubara, où il tombe, d’une hauteur de 15 mètres, sur un lit de rochers schisteux, offrant au voyageur un coup d’œil admirable, surtout, paraît-il, pendant la saison des pluies. Pour moi, qui n’ai vu la chute que durant la période sèche, je n’oublierai de ma vie cet imposant spectacle. De Poubara au confluent de la rivière Passa, l’Ogooué se dirige vers le nord pour s’infléchir ensuite vers le sud-ouest. Les premiers rapides que l’on rencontre, après un parcours de 30 milles, sont ceux de N’Kéga, au-dessus de l’île de Mopoko. Le fleuve, en cet endroit, se précipite d’une hauteur de 5 à 6 mètres. Ce mauvais pas peut être franchi, grâce à une sorte de canal latéral qui se divise en trois sauts de 1m,50 à 2 mètres chacun. Après N’Kéga, l’Ogooué se maintient toujours vers le nord-ouest, présentant jusqu’à Doumé une série de rapides, dont celui des Ballas a seul quelque importance. A Doumé, nouvelle chute, de 3 mètres, cette fois. Pour la franchir, on est obligé de décharger les pirogues et de les faire passer une à une. A N’Ghémé, le courant devient très violent; le fleuve, hérissé de rapides sur une longueur de plus de 6 milles, tourne brusquement au sud-ouest, continue dans cette direction, passe devant le village de Djoumba, remonte brusquement au nord-nord-ouest, presque plein nord (N. 5» 0.), jusqu’au rapide de Bounji (10" 28’ long. E., 1° lat. S.), où il décrit quelques sinuosités avant d’arriver à Booué (9° 55’ long, E, et 4’ lat. S.).

A Booué, l’Ogooué, large d’environ 1 mille, fait une chute d’une douzaine de mètres, partagée en deux parties par une île que traverse elle-même une sorte de chenal naturel qui fournit un passage aux pirogues. La chute de droite, desséchée pendant une partie de l’année, est presque verticale; la grande chute, large de 400 mètres, présente la forme d’un fer à cheval. Les rapides les plus dangereux, entre Doumé et Booué, sont ceux de Maghila N’Gania et Bouno. De Booué à N’Djolé, l’Ogooué se dirige franchement vers l’ouest, traversant une suite non interrompue de rapides, dont les principaux sont Djego, Bâta, Oboumbi, Bounji, et enfin Bangania, l’avant-dernier et le plus redoutable de tous. De N’Djolé jusqu’à son embouchure, le fleuve est navigable.

L’Ogooué, entre la rivière Passa et l’île de Mopoko, traverse un pays assez aride. Sur la rive gauche, on rencontre quelques forêts arrosées par la Liboumbi et la Lékélé. Passé l’île de Mopoko, commence la forêt vierge africaine connue sous le nom de Brousse (Bush chez les Anglais), forêt que l’enchevêtrement des lianes rend impraticable. On y trouve seulement quelques sentiers rudimentaires tracés par les éléphans qui vont se désaltérer dans le fleuve. La Brousse se continue presque sans interruption jusqu’aux chutes de Booué et n’offre d’autres éclaircies, à part les trouées faites par les rivières qui la traversent, que celles qu’y pratiquent les indigènes pour installer leurs villages et leurs plantations.

Peu d’affluens importans arrosent la rive gauche de l’Ogooué, la rivière l’Olo mérite seule d’être mentionnée; sur la rive droite, au contraire, on remarque de nombreux cours d’eau, entr’autres la rivière N’Coni, la rivière Sébé et le fleuve l’Ivindo. Ce dernier doit son nom à la couleur noirâtre de ses flots, couleur qui semblerait indiquer qu’il traverse un district houiller considérable ; il se précipite, avec un courant des plus violens, dans l’Ogooué, qui lui emprunte sa teinte sombre sur un très long parcours.

L’Ivindo communique avec l’Ogooué par trois branches, formant deux îles appelées îles Candjés, non loin desquelles est une cataracte infranchissable de 1,500 mètres de large sur 10 ou 15 d’élévation. Les indigènes assurent qu’il existe, à quelques milles en amont, une seconde chute aussi large que la première, mais d’une hauteur double, ce qui permettrait de supposer que la rivière, libre de rapides sur un très long parcours, est navigable presque jusqu’à sa source, qui se trouve probablement dans le voisinage de la Binué, affluent navigable du Niger. S’il en était ainsi, nous aurions une communication indiquée entre la côte et le Soudan, et la France posséderait les deux plus riches colonies de l’Afrique occidentale, car le Gabon et le Sénégal deviendraient alors les emporium du commerce du centre de l’Afrique[1]. L’Ivindo, malheureusement, n’a pas encore livré son secret, et les cours d’eau, dans cette partie du monde, présentent parfois de si singulières anomalies qu’on peut craindre que celui-ci ne soit qu’une rivière de médiocre longueur, simple déversoir d’un bassin sans importance ou d’un lac inconnu.

Au-dessus de Booué, la Brousse se continue jusqu’au pays des Okandés, où l’Ogooué passe entre deux chaînes de collines, couvertes, en certains endroits, de ces grandes herbes africaines qui sont beaucoup plus hautes qu’un homme. Ce territoire est connu sous le nom de « plaine des Okandés. » A hauteur des rapides de Bounji, la Brousse recommence et continue jusqu’à l’embouchure du fleuve. J’ai volontairement négligé, dans ma description de l’Ogooué, un assez grand nombre d’affluens dont l’Ofooué et la N’Gounié (rive gauche) ont seuls quelque importance.

Les principales peuplades qui habitent dans le bassin du fleuve sont : les Aroungous, les Akélés, les Inengas, les Galloas, les Okotas, les Apingis, les Banghouins et les Pahouins. Je vais successivement donner quelques détails sur chacune de ces nations, en m’attachant surtout à faire connaître celle qui, à mon avis, est appelée à jouer un rôle prépondérant dans notre nouvelle colonie de l’Ouest africain.

Les Pahouins, dont le véritable nom est Fans, se divisent en deux grandes familles : les Fans-Oués et les Fans-Makays. Les Fans-Oués, ou petits Pahouins, habitent le bas Ogooué jusqu’à Booué et s’étendent jusqu’à l’estuaire du Gabon. Les Fans-Makays, ou grands Pahouins, appelés aussi Osiébas, occupent le haut du fleuve jusqu’à Bounji et vraisemblablement s’étendent très loin dans l’intérieur ; on en rencontre même quelques-uns au-delà du pays des Okandés,

Ces indigènes ayant toujours répondu évasivement aux questions qu’on leur adressait relativement à leur nation, il en est résulté qu’on n’a pu jusqu’ici reconstituer leur histoire. Cependant le chef des Osiébas de Booué, auquel je demandais un jour s’il n’était pas placé sous l’obéissance d’un souverain quelconque, me fit la réponse suivante : « Il existe là-bas, bien loin (et du geste il me désignait l’intérieur), un grand chef auquel nous obéissons et à qui nous payons tribut, bien que ni moi, ni le père de mon père avant moi, ne l’ayons jamais connu. » Je ne pus tirer autre chose de cet estimable vieillard, qui, cinq minutes plus tard, s’endormait d’un profond sommeil sous l’influence d’une forte dose d’alougou (mauvaise eau-de-vie du pays) dont je l’avais gratifié dans l’espoir de lui délier la langue.

Les Pahouins obéissent-ils à l’instinct mystérieux qui attire les populations de l’intérieur vers la côte[2], ou bien sont-ils refoulés par un peuple plus puissant que le leur ? Toujours est-il que leur race, très prolifique d’ailleurs, est en train de chasser devant elle ou d’absorber les populations du bas Ogooué, qu’elle finira par remplacer complètement.

Deux causes favorisent le développement des Fans : d’abord les nombreux vides qu’a produits le trafic des esclaves parmi les tribus les plus rapprochées de la mer et, en second lieu, la paresse invétérée de ces populations qui, vivant jadis du commerce du bois d’ébène, servent, maintenant que la traite est en partie supprimée, d’intermédiaires entre les traitans, les Pahouins et les nations de l’intérieur.

De tous les naturels de l’Afrique, les Pahouins, semble-t-il, sont les plus faciles à civiliser, les plus disposés à s’instruire. Guerriers, commerçans, travailleurs, seuls, entre tous les indigènes de la rivière, ils ont conservé au contact des Européens des mœurs relativement chastes. Leur principal défaut est de ne savoir ni construire de pirogues ni pagayer. Pour traverser les fleuves et les rivières, ils se servent de radeaux en combo-combo, ou bois canon, arbre qui rappelle notre sureau d’Europe, mais atteint des proportions colossales. Au point de vue physique, les hommes de cette nation offrent un très beau type, surtout les Osiébas, chez lesquels on rencontre fréquemment la taille de 1m,80 et même de 1m,90. Ce sont des marcheurs infatigables et, à l’occasion, d’excellens porteurs. Moralement, ils sont fiers, quintaux, irascibles ; il ne serait pas prudent de leur chercher querelle, car tous possèdent un fusil à pierre, qu’ils portent constamment chargé. Quiconque séjourne quelque temps au milieu d’eux est presque toujours témoin d’une contestation donnant matière à palabre, exercice très en faveur dans le pays.

Les Fans sont cannibales, surtout les Fans-Makays. Il est rare, cependant, que les uns ou les autres tuent leurs prisonniers pour les dévorer. À l’exemple des loups, les Pahouins d’un même village ne se mangent pas entre eux : lorsqu’ils ont envie de faire bonne chère, ils achètent à leurs voisins les corps des individus morts par suite d’accidens ou de maladie. Les cadavres des ennemis tués dans un combat donnent aussi lieu à de plantureux festins. Toutefois, chose curieuse à noter, les femmes et les enfans ne goûtent jamais à la chair humaine et professent même un profond dégoût pour cette nourriture.

Il me souvient qu’un jour, après une marche fatigante à travers la Brousse, j’arrivai à un campement pahouin. — Il faut savoir que les indigènes ont l’habitude de fumer la viande des animaux qu’ils tuent à la chasse. Une fois fumée, ils la hachent et la mélangent avec un produit du pays qu’ils appellent le dica, produit obtenu en pilant les amandes du manguier sauvage, préalablement rôties. De cette singulière pâtée ils forment des boulettes, qu’ils font cuire sous la cendre, après les avoir enfermées dans de petits paquets de feuilles de bananier. Au premier abord, cette cuisine vous semble répugnante ; mais, peu à peu, on s’y habitue, et l’on finit même par manger l’horrible hachis avec un certain plaisir. — Je reviens maintenant à mon aventure.

J’étais donc arrivé au campement, éreinté, mourant de faim, car les quelques vivres dont s’était chargé l’interprète, qui seul m’accompagnait, avaient été dévorés pendant la halte du matin et, par malheur, nous n’avions pas rencontré sur notre route le plus petit gibier. Suivant mon habitude, j’allai m’asseoir au milieu des indigènes. Voyant des bananes qui cuisaient sous la cendre, à côté de boulettes de viande, je m’empressai d’avancer la main pour en saisir une. Quel ne fut pas mon étonnement quand mon interprète m’arrêta le bras d’un air effaré !

— Il ne faut pas toucher à cela, commandant, me dit-il ; vous ne voyez donc pas que c’est un feu fétiche ! C’est de l’homme qu’il y a dans ces paquets de feuilles, et si vous y goûtiez, on ne manquerait pas de dire que les blancs sont venus dans la rivière pour manger les noirs.

Force me fut, ce soir-là, de me contenter, pour souper, de bananes rôties arrosées de l’eau bourbeuse du fleuve ; mais, bien certainement, sans mon guide, je serais à l’heure qu’il est rangé dans la catégorie des anthropophages.

Lorsqu’un village pahouin a jeté son dévolu sur un village voisin et qu’il se sent trop faible pour s’en emparer de vive force, il détache chez l’ennemi un de ses hommes. Celui-ci s’y présente, réclamant humblement l’hospitalité. Il est seul, pauvre, sans armes, il ne demande qu’un abri, qui lui est toujours accordé en échange de son travail.

Un an se passe, notre Pahouin s’est construit une petite case ; beaucoup plus travailleur et beaucoup plus intelligent que ses hôtes, il a su se rendre indispensable. Aussi, le jour où il manifeste timidement le désir, bien légitime assurément, d’avoir sa femme auprès de lui, s’empresse-t-on de le satisfaire, dans l’espoir de se l’attacher définitivement.

Quelque temps après survient un autre Pahouin, suivi à bref délai d’une nouvelle Pahouine, suivie bientôt elle-même des parens de son époux, que ne tardent pas à rejoindre leurs amis et les parens de ceux-ci. Tant et si bien qu’à côté du village primitif, un nouveau s’est élevé, plus vaste et mieux construit que le premier. Les anciens habitans veulent alors réagir contre un pareil état de choses, mais les intrus, se sentant en force, leur font comprendre clairement qu’ils n’ont qu’à transporter ailleurs leurs pénates s’ils craignent les inconvéniens d’une trop grande agglomération. C’est le parti que se voient contraints de prendre les naïfs propriétaires du sol, à moins qu’ils ne préfèrent vivre comme serviteurs sur une terre où la veille ils régnaient en maîtres. Ces détails caractéristiques ne laissent aucun doute sur l’avenir réservé aux Fans, qui seront certainement, avant peu, les seuls habitans du bas Ogooué.

Je vais maintenant dire quelques mots des autres peuplades de la rivière, qui, à peu d’exceptions près, offrent très peu d’intérêt. Celle des Aroungous est assez nombreuse. Les Aroungous étaient jadis de grands marchands d’esclaves ; c’est presque exclusivement parmi eux que les facteurs européens recrutent aujourd’hui leurs traitans elles hommes nécessaires à la manœuvre de leurs bateaux.

Poltrons, voleurs, menteurs, pillards, paresseux et dépravés, les Galloas, les Bakelés, les Inengas et les Akelés ne méritent guère qu’on s’y arrête. Tous les indigènes que je viens de nommer, les Aroungous surtout, présentent un des plus beaux types de la race noire ; leurs femmes sont fort jolies, jusqu’à l’âge de seize ans du moins.

Les Okotas et les Apinji forment une famille peu nombreuse destinée à disparaître prochainement. À tous les défauts de leurs congénères de la côte ils joignent un manque absolu d’intelligence. Physiquement, ils sont vigoureux, mais d’une laideur repoussante. Quelques tribus occupent encore l’Ogooué supérieur, entre autres celles des Okandés, des Adoumas, des Banghouins et des Aouangis. Les Banghouins et les Aouangis doivent être plutôt considérés comme des habitans de l’intérieur, car il leur faudra plusieurs années avant de réussir à s’établir définitivement sur le fleuve, en admettant que les Pahouins veuillent bien leur en laisser le temps. Les Okandés, grands et solides gaillards, braves, intelligens et laborieux, sont les meilleurs et les plus robustes pagayeurs de l’Ogooué ; malheureusement, enserrés par les Fans, ils tarderont d’autant moins à voir s’éteindre leur race qu’une de leurs lois interdit aux femmes d’avoir plus d’un enfant tous les trois ans.

Voici l’origine de cette incroyable législation : lorsque les Okandés, après une lutte sanglante où presque tous leurs guerriers trouvèrent la mort, eurent été chassés de leurs territoires primitifs, les derniers débris de cette race autrefois puissante vinrent s’établir dans le pays qu’ils occupent actuellement. Pendant un demi-siècle environ, les Okandés se multiplièrent d’une façon merveilleuse ; aussi, ne pouvant s’étendre davantage (car ils avaient pour voisines des populations puissantes et jalouses), se virent-ils un jour menacés de mourir de faim. C’est alors que les anciens de la tribu, se réunissant en conseil, créèrent la fameuse loi qui n’a été que trop respectée, car actuellement l’avortement est passé dans les mœurs de la nation, et dans les villages on ne voit plus que très peu d’enfans.

Les Okandés peuvent encore aujourd’hui mettre sur pied deux cent quarante guerriers ou pagayeurs. Les Adonmas, au contraire, très prolifiques et très laborieux, ne cessent d’agrandir leur territoire, qui est le mieux cultivé du bassin de l’Ogooué ; ils sont bons constructeurs de pirogues et fourniraient, en cas de besoin, mille ou douze cents excellens pagayeurs. On trouve chez eux, en abondance, tous les objets utiles à l’alimentation : poulets, œufs, bananes, manioc, patates douces, huile de palme. Ils châtrent leurs animaux domestiques, les gastronomes peuvent se procurer dans leurs villages des cabris, des moutons gras et de succulens chapons, toutes choses qu’on chercherait vainement dans le reste de l’Ogooué.

Malgré quelques incontestables qualités, les Adoumas sont des gens peu sympathiques: petits, chétifs, laids, bêtes et voleurs, voilà en deux mots leur portrait physique et moral. Il y a peu de chose à dire des autres peuples de la rivière. Seul, un de leurs chefs, nommé Mopoko, mérite de passer à la postérité, à cause des brillans succès qu’il obtient dans l’élevage des porcs. L’île où réside ce gentleman farmer est véritablement le paradis terrestre des estomacs affamés.

C’est ici le lieu de mentionner les ressources culinaires du pays. La banane forme la base générale de l’alimentation dans l’Ogooué. Ce comestible, terreur des voyageurs novices, est également détestable sous quelque forme qu’on le mange : rôti sous la cendre, bouilli, pilé, mûr ou bien vert. Au Gabon et dans le bas Ogooué, le régime de bananes coûte de 5 à 10 francs ; il vaut 0 fr. 80 chez les Okandés, 1 franc chez les Pahouins et 0 fr, 10 chez les peuples du haut fleuve. Le régime est toujours payable en marchandises. Après la banane, le manioc occupe la seconde place. La volaille ne manque pas dans le pays ; les poulets sont passables, mauvais, ou détestables, suivant leur grosseur et leur âge. Une poule au Gabon vaut 2 fr. 50, 5 francs à N’Djolé (en marchandises), 2 fr. 50 sur toute la rivière.

Comme principales essences forestières, on trouve dans la région du Congo l’ébène, le santal, le combo-combo et l’okoumé, sorte de honduras, ou acajou femelle, d’une très grande légèreté, qui sert à fabriquer les pirogues. Les autres bois seraient difficiles à exploiter, car étant, pour la plupart, plus lourds que l’eau, on ne pourrait en opérer le flottage.

Les parasites végétaux abondent dans les forêts. Les principaux sont les lianes qui rendent le passage à travers la Brousse, sinon impossible, du moins très fatigant. Plusieurs espèces de lianes offrent une grande utilité, telles que la liane caoutchouc et la liane à eau, dont il suffit de couper un tronçon pour avoir aussitôt un litre d’eau fraîche et limpide. On en rencontre aussi une autre, dont les pointes encore tendres fournissent les candas, ou asperges du pays. Disons, pour terminer l’énumération des produits de l’Afrique équatoriale, que le fer y est abondant (les indigènes l’exploitent par la méthode catalane) et qu’il existe de nombreux gisemens de cuivre dans la vallée du Niari. Quant au charbon, des affleuremens ont été signalés sur la côte de Banoko, à quelques milles du Gabon.

Le commerce du Gabon, si l’on se fie aux apparences, semble devoir donner des résultats magnifiques. En effet, sans vouloir remonter au temps où la côte ouest de l’Afrique n’était connue que des Portugais et de quelques hardis caboteurs dieppois, je dirai qu’il y a cinquante ans les premières factoreries y furent établies par des traitans du Portugal, qui se livraient en même temps au fructueux commerce des esclaves. Malheureusement pour eux, l’abolition de l’esclavage vint miner leur industrie (qu’ils continuèrent cependant à exercer clandestinement), et actuellement le pays ne compte plus que deux maisons portugaises, très peu importantes.

Depuis que la France a pris possession du Gabon, on y a toujours trouvé un certain nombre de facteurs et de trait ans français; mais ce sont les Allemands et les Anglais surtout qui jusqu’ici ont su le mieux tirer parti de la situation. Cependant, depuis l’année dernière, trois maisons françaises d’une réelle importance ont fondé de nouveaux établissemens.

On peut attribuer aux causes suivantes le peu d’influence que nous exerçons dans le commerce colonial : les grandes maisons de France, peu soucieuses d’étendre hors du pays le cercle de leurs relations, ne cherchent pas à créer des comptoirs à l’étranger; en outre, le Français isolé, qui se rend aux colonies pour y chercher fortune, n’a qu’une ambition, celle de réaliser, le plus rapidement possible, une somme qui lui permette de revenir dans sa patrie, pour jouir des bénéfices acquis. Aussitôt ce but atteint, il se hâte de liquider ses affaires et de céder son établissement au plus offrant, qui, la plupart du temps, est un étranger. Sauf quelques rares exceptions, nous ne possédons aucune de ces vieilles maisons, aucune de ces espèces de dynasties commerciales que l’on rencontre en Angleterre, où, de père en fils, se transmet l’ancienne raison sociale, ce qui leur donne sur la place une situation inexpugnable.

Le commerce de l’Ogooué embrasse seulement l’échange des produits du pays contre des marchandises européennes, dont les plus usuelles sont les cotonnades, les fusils à pierre, les verroteries, les neptunes, le sel, la poudre, le tabac en feuille, les couteaux, les miroirs, les chapeaux, etc. et tous les articles de bimbeloterie.

Les produits principaux du Congo sont l’ivoire et le caoutchouc. L’ivoire vient de l’intérieur, car il n’existe actuellement sur la côte que quelques bandes d’éléphans, — la chasse acharnée que l’on a faite à ces pachydermes ayant eu pour effet de les refouler dans les immenses forêts encore inexplorées du centre. Il est assez curieux de suivre les pérégrinations d’une défense depuis l’endroit où l’éléphant est abattu jusqu’aux factoreries de la côte. Aussitôt que la présence d’un troupeau est signalée, trois ou quatre villages se réunissent. On commence par l’enserrer dans une immense enceinte. Cette enceinte s’établit au moyen de pièces et de cordes en lianes enduites d’un mélange rougeâtre composé de graisse d’éléphant et d’une poudre d’écorce d’arbre. Un enfant briserait aisément cette faible barrière, mais les éléphans n’osent en approcher. Tous les matins, l’enceinte est resserrée, jusqu’à ce que l’on puisse arriver assez près pour pouvoir frapper les animaux à coups de sagaies et de flèches empoisonnées. Les hommes importans des villages se servent même de fusils à pierre. Alors commence un massacre épouvantable, qui ne cesse que lorsque la dernière victime a été abattue; d’après les lois du pays, il est défendu de toucher à un éléphant avant que tous aient été tués. Une fois la chasse terminée, la viande est fumée et les têtes sont enterrées, car, pour enlever les dents, il faut attendre la décomposition des chairs.

Une pareille façon de comprendre la chasse doit amener avant peu la disparition totale des éléphans. C’est à peine si, dans une bande de cinquante individus, cinq ou six portent des défenses dont on puisse tirer profit. Les indigènes font le partage de la viande et de l’ivoire. C’est ici que nos amis les Pahouins rentrent en scène. Aussitôt qu’un Pahouin apprend qu’un village possède de l’ivoire, il s’y rend et, laissant en gage une de ses femmes, prend en échange les dents à vendre. Après quoi il se dirige vers la mer, marchant aussi longtemps que ses forces le lui permettent. Il remet son chargement à l’un de ses compatriotes et reçoit à son tour une femme en nantissement. De Pahouin en Pahouin, après de nombreux échanges de femmes, les défenses finissent par arriver à la côte, où le dernier détenteur les livre contre une certaine quantité de marchandises européennes. Le voyage recommence alors en sens inverse, chacun rentrant en possession de son épouse légitime, les intermédiaires gardant une certaine quantité de marchandises à titre de commission ; ce qui fait, du reste, que le premier propriétaire de l’ivoire ne reçoit qu’un paiement insignifiant.

Jusqu’ici, les factoreries avaient donné d’assez brillans résultats : l’inventaire annuel des anciennes maisons se chiffrait par des millions. Mais aujourd’hui la concurrence va faire monter les prix sans augmenter la production. De plus, l’on ne pourra commercer directement avec l’intérieur sans avoir à lutter contre trois ennemis : le climat, les indigènes, le manque de voies de communication.

Du climat si meurtrier de l’Afrique équatoriale il est inutile de parler; quant aux indigènes, les Pahouins surtout, ils lutteront énergiquement contre les progrès des Européens, qu’au fond ils regardent comme leurs ennemis. En ce qui concerne les moyens de transport, deux seulement sont possibles à cause du manque absolu de bêtes de somme : le portage à dos d’hommes, impraticable dans l’Ogooué par suite de la mauvaise volonté des indigènes, et la navigation en pirogue.

L’Ogooué, depuis les îles de N’Djolé, située environ à deux cents milles de son embouchure, est encombré de rapides, absolument infranchissables aux chaloupes à vapeur aussi bien qu’à toute embarcation européenne.

Les pirogues sont de grands canots, ayant jusqu’à 20 mètres de longueur, taillés d’une seule pièce dans le tronc d’un okoumé. Dans le bas Ogooué, où ces arbres sont fort beaux, les Galloas construisent de grandes pirogues pouvant porter deux ou trois tonnes de marchandises. Celles dont on se sert généralement pour remonter le fleuve jusqu’à Franceville exigent des équipages de quinze à vingt hommes et peuvent au plus charger 6 à 700 kilos. Les pagayeurs se tiennent debout, maniant avec une dextérité merveilleuse leurs pagaies, ridiculement petites. Les pagaies sont de deux formes ; les unes se composent d’un bâton long d’environ 2m, 50, à l’extrémité duquel se trouve une ouverture où l’on insère une rondelle de bois de 0m, 10 de diamètre, fixée au moyen de deux baguas de laiton; les autres sont faites d’une seule pièce; leur pelle, un peu plus forte, est taillée en forme de poire, la partie la plus large du côté du manche.

Pour franchir les rapides à la montée, on emploie quatre méthodes différentes, La première est la plus ordinaire: quand on possède une pirogue très légère et un équipage expérimenté, on force tout simplement le passage. Mais malheur à vous si le courant se rend maître de votre embarcation ! celle-ci vient en travers, se remplit et chavire en un clin d’œil. La seule ressource alors est de s’accrocher aux lianes qui maintiennent le chargement et d’attendre que le courant vous dépose sur quelque point de la rive, où vous arrivez trempé et dénué de tout rechange, si les lianes n’ont pu résister au choc. Je ne parle pas de la chance que l’on a d’être broyé sur les roches. La deuxième méthode consiste à faire haler la pirogue par les pagayeurs. La troisième nécessaire l’emploi de longues perches au moyen desquelles on se pousse à travers de petits canaux latéraux. La quatrième n’est usitée que dans les passages très difficiles : elle consiste à décharger l’embarcation, que l’on traîne au-delà de la chute.

Les pagayeurs sont payés de différentes façons. Les Okandés demandent 1 franc par jour, les Adoumas 100 francs pour le voyage de N’Djolé à Franceville, aller et retour.

Il ne faut pas moins de quarante jours pour se rendre da Gabon à cette dernière station ; aussi le prix d’une tonne de marchandises revient-il à près de 3,000 francs, en ne faisant pas entrer en ligne de compte le voyage de retour, qui offre encore plus de dangers que l’autre, et dans lequel les pirogues chavirées sur les rapides vont se briser contre les roches. Souvent, en quelques secondes, plusieurs centaines de kilos d’ivoire ou de caoutchouc sont ainsi englouties dans le fleuve.

D’après ce qui précède, on peut voir que le commerce de l’Ogooué ne présente que des bénéfices douteux. Ce sera donc à la culture du sol, qui seule est capable de donner de merveilleux résultats, que, d’après mon humble avis, devra s’attacher quiconque songe à se créer une situation dans l’Afrique équatoriale. Tôt ou tard, l’ivoire disparaître de ces régions, et le caoutchouc, mal exploité par les indigènes, fera complètement défaut; mais le riz, la vanille, le cacao, acclimatés par les missionnaires, ne peuvent manquer de réussir dans des bas-fonds où partout l’eau abonde, prête à mettre sa force au service des travailleurs, où la terre, d’une incroyable richesse, demande seulement un peu de soin pour payer au centuple les efforts des hommes hardis et sagaces qui ne craindraient pas d’aller chercher la fortune loin de leur patrie.

Les étrangers le comprennent déjà, car ils établissent chaque jour au Gabon de nouvelles entreprises agricoles.


J. DE MONTAIGNAC.

  1. L’Ogooué, dont l’estuaire est voisin de notre colonie du Gabon, passe à quatre jours de marche de l’Alima, affluent navigable du Congo.
  2. Schweinfurth fait remarquer le singulier exode de ces populations vers la mer. Chose véritablement curieuse, des tribus n’ayant jamais vu d’Européens connaissent l’existence d’une race fabuleuse, qu’ils considèrent comme une race de demi-dieux, et qui doit, croient-ils, leur apporter la fortune.