L'enseignement des législations comparées

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DE L’ENSEIGNEMENT
DES LÉGISLATIONS
COMPARÉES.

L’homme ne peut garder long-temps les ivresses et les heureuses ignorances de la première jeunesse ; il ne saurait rester longues années la proie de cette crédulité du cœur qu’on appelle un premier amour ; pas davantage il ne peut croire long-temps à la facilité du bonheur qu’il désire et du chemin qu’il veut se frayer à travers les hommes et le monde. Un jour il reconnaît que la vie est dure, la destinée sévère ; et il découvre avec douleur qu’au milieu de cette société qui l’entraîne impérieusement à sa suite et à son service, il est laborieux d’espérer. Le moment est critique, et il va dépendre de la résolution que l’homme prendra, qu’il soit jusqu’à ce qu’il meure grand ou vulgaire. Des voix ne manqueront pas pour lui crier : « Erreur et mensonge, on nous avait trompés : la vérité n’est pas ; et rien n’est faux parce que tout est vrai ; il n’y a pas d’idées puissantes, il n’y a pas de causes saintes ; toutes les pensées humaines se confondent dans une indifférente égalité. Vivons pour les railler et nous soustraire à leur joug ; immolons dans une ironique orgie tous les sentimens et toutes les conceptions de l’homme, et poussons autour de ce bûcher des espérances humaines d’effroyables ricanemens. » Cela peut se faire, mais ne suppose pas une grande énergie. Lâcheté fanfaronne, découragement qui a l’hypocrisie de la force, et qui imprime à tous ceux qu’il atteint une uniformité vulgaire ! Mais si, après avoir reconnu l’âpreté des conjonctures et de la vie, l’homme s’y entête noblement, s’il accepte la lutte, s’il consent à mettre son effort du côté du bien contre le mal, de la lumière contre l’ignorance, de la liberté contre l’oppression ; s’il se dévoue à quelque chose, après y avoir songé ; si, connaissant l’humanité dans ses mérites et dans ses faiblesses, il se décide à la servir, voilà de la force : ce n’est plus l’emportement passager d’un jeune courage qui peut venir se briser contre une première déception ; l’homme agit parce qu’il a voulu ; il a voulu parce qu’il a pensé ; il est inspiré parce qu’il a réfléchi.

L’humanité prépare aujourd’hui ses actions en mûrissant ses idées ; elle s’étudie de plus en plus, et elle goûte la satisfaction et la gloire de s’estimer toujours en se connaissant davantage.

La science est donc le fondement des choses humaines, elle l’a toujours été, mais long-temps à l’insu de la majorité du genre humain ; les hommes étaient conduits par la pensée sans la soupçonner : leur progrès est de la reconnaître aujourd’hui pour maîtresse et pour guide. En vain quelques clameurs se font encore entendre ; laissons à certains adorateurs du passé la consolation impuissante de maudire la science au moment où elle leur enlève le monde en le changeant. Ces plaintes dénotent d’ailleurs une incurable faiblesse, des cerveaux vieillis et épuisés, des imaginations débiles et malades. Qui proteste donc contre le mouvement de l’esprit humain ? Quelques vieillards désespérés, quelques enfans étourdis, cris d’esclaves derrière le char du triomphe.

Contemplez les destinées de l’humanité, ses succès, ses chutes, ses fautes et ses grandeurs, et vous trouverez dans les oscillations de la science les causes de sa bonne et de sa mauvaise fortune. On peut dire que la science, quelles que soient ses applications, est toujours sociale, car ses particularités les plus détournées en apparence du bonheur des peuples y concourent : quand elle s’applique directement aux affaires et aux intérêts des sociétés, elle s’appelle la politique.

Appeler la science qui dirige les sociétés science politique, c’est parler avec exactitude et propriété ; et l’expression antique πόλις, πολιτεία, τὰ πολιτιϰὰ (polis, politeia, ta politika) reste juste : elle embrasse le fond et la forme des choses. Depuis quelque temps on semble préférer le mot social ; c’est une variante qui n’a pas d’inconvéniens.

La science politique ou sociale, ou la science de la législation, c’est la même chose ; c’est la recherche des lois philosophiques de l’humanité, c’est l’intelligence de ses destinées historiques : la science de la législation repose donc sur un système et sur une histoire.

On ne vit véritablement dans son siècle qu’à la condition d’en trouver la raison et la loi : cette étude a ses degrés et ses phases et ne peut aboutir à un système qu’après un temps marqué. Les principes dirigeans du système nouveau ne sont pas lents à paraître quand la méthode est bonne et la tête ferme : mais le temps leur est nécessaire pour se constituer et mûrir, pour trouver des appuis et des témoignages tant dans la vie de l’homme et du siècle même que dans les destinées précédentes de l’humanité, c’est-à-dire dans l’histoire.

Il est impossible d’écrire l’histoire des idées et des lois sans l’intervention de principes dirigeans, par la raison qui veut que l’histoire des mathématiques soit écrite par un mathématicien. Mais dans l’ordre moral les principes ayant moins de certitude logique que les vérités mathématiques, gagnent davantage à l’épreuve de l’histoire ; en même temps qu’ils la rendent possible et féconde, ils en reçoivent leur confirmation et quelquefois leur redressement ; échange utile entre l’expérience des faits et les lois de la raison.

Sitôt qu’il fut de mon devoir et de ma destinée d’enseigner l’histoire des législations comparées, je trouvai sur-le-champ l’idée à produire la première sur la scène ; toute unité se conçoit d’un seul coup ; certains principes dirigeans ne tardèrent pas non plus à poindre dans ma tête et à s’y préciser progressivement ; peu à peu ils rallièrent à eux mes recherches historiques, ils me servirent de soutiens dans l’étude des faits, et puis eux-mêmes grandirent par cette étude. J’enseignai l’histoire du pouvoir législatif ; l’unité était excellente et forte, elle me protégea ; six nations, trois dans l’antiquité, trois chez les modernes, furent interrogées ; et l’histoire ne tourna pas en confusion de nos idées et de nos espérances.

Cependant, après cette évolution impétueuse et directe qui dura deux ans, les principes constitutifs du système naissant avaient acquis plus d’étendue et de fermeté. Sachant mieux les faits, j’étais plus obstiné dans la philosophie, et les enchantemens dramatiques de l’histoire avaient redoublé pour moi la rigueur de la logique. Alors je pus aborder de plus près la comparaison des législations, et j’exposai cette année les principes historiques du droit public européen, en les comparant aux principes des sociétés antiques. L’ordre chronologique avait disparu, et l’ordre systématique lui succédait ; les idées, les institutions et les hommes étaient pris du sein de leur siècle et de leur pays pour être confrontés ; la comparaison ne s’opérait plus par la succession ; elle s’effectuait par la juxta-position.

Aujourd’hui nous voyons s’approcher de plus en plus pour nous l’opportunité d’écrire l’histoire : l’unité primitivement décrétée n’a pas défailli dans l’examen, et c’est toujours l’histoire du pouvoir législatif que nous nous proposons de tracer. Les principes et les destinées de l’humanité peuvent se développer à l’ombre de cette idée assez puissante dans sa majesté pour les contenir en les dominant. Mais, je l’avoue, je ne me précipite pas sur la plume de l’histoire ; j’attends encore, j’attends que la maturité de l’œuvre me soit intérieurement révélée. Écrire l’histoire est un ministère humain et public pour lequel on ne saurait rassembler trop de forces et de ressources ; pour raconter le passé du monde, il faut sentir ce monde dans tous ses sentimens et le comprendre dans toutes ses idées ; la tâche est rude : de plus il faut savoir la vie, connaître les hommes, les pénétrer, passer de la solitude au milieu de son siècle, le voir, l’accepter, le servir, puisqu’on ne peut en changer, se donner tous les spectacles, s’ouvrir à toutes les impressions, marcher dans la vie tantôt calme et seul, tantôt ardent et poudreux dans les flots du peuple, soldat de l’humanité, et l’aimant beaucoup, pour mieux l’écrire et la peindre.

En attendant, j’estime qu’il n’est pas inutile de consigner ici quelques-uns des principes dirigeans qui nous animent et nous guident dans nos cours et dans nos écrits ; la discussion pourra les répandre en les améliorant. Le haut enseignement doit toujours avoir un caractère initiateur, et même, s’il le faut, aventureux ; il n’est pas établi pour répéter ce que tout le monde sait. Il ne peut éclairer les esprits qu’en les devançant un peu, devoir laborieux, mais dont la difficulté même doit servir d’aiguillon. Je vais donc donner une esquisse légère de quelques principes et de quelques résultats de l’enseignement de 1834. Je commence.

i.

Au premier regard que nous jetons sur le monde moral, nous ne pouvons méconnaître les agitations internes qui travaillent les esprits. Les problèmes religieux sont remués, et dans cette vaste controverse le christianisme est à la fois chéri et critiqué : ses mérites sont appréciés avec tendresse, ses ellipses commencent à être notées, et il est juste de dire que derrière le christianisme, il se prépare quelque chose.

La philosophie vient de faire une dernière revue de ses travaux et de ses résultats dans le cercle du réalisme dialectique de la pensée allemande ; cela fait, elle aspire à tirer du présent et de la vie même de l’homme, de son organisme moral et physique directement observé, quelques principes énergiques et simples qui servent de fondement à des nouveautés fécondes, et il est juste de dire qu’après l’éclectisme germanique, il se prépare quelque chose.

En législation, les élémens de la sociabilité commencent à être étudiés ; on cherche les moyens de remettre un jour la gestion des affaires de l’humanité à sa raison même, et de triompher progressivement de la fatalité du passé, de ses irrégularités et de ses inconséquences ; aussi il est juste de dire que sous les formes de la constitution anglaise qui couvrent la moitié de l’Europe, il se prépare quelque chose.

Dans l’histoire comparée des législations nous ne saurions séparer la métaphysique de la politique, puisque nous devons confronter perpétuellement les idées et les faits. Les idées en elles-mêmes sont universelles, étendues et carrées ; les faits, dans leur développement historique, sont partiels, inégaux, irrégulièrement progressifs ; l’échelle des idées et l’échelle des faits doivent être constamment sous nos yeux dans le parallélisme de leurs différences :

Il n’y a de positif que ce qui est idéal,
Il n’y a qu’un droit.

Deux propositions que l’histoire justifiera ; colonnes du monde moral.

ii.

Les traditions de l’humanité sont foncièrement vraies. Écrites et rédigées, quand les sociétés sont assises, elles associent la naïveté et la réflexion, l’allégorie et la réalité, les illusions poétiques des premiers âges, et cette autre poésie, sœur de la philosophie, poésie qui comprend et anime tout, trouvant la puissance d’unir étroitement le symbole et la pensée. Il faut donc se servir avec discernement des traditions pour reconstruire l’histoire de l’humanité.

Les traditions hébraïques plus nouvelles, moins compliquées et plus simples que les traditions indostanes et égyptiennes, concordent avec les sentimens des autres peuples, en nous montrant l’homme et le monde débutant par l’innocence. Quand cet âge d’or se fut laissé ternir, le règne de la force brutale commença, époque des géans[1]. Le châtiment ne tarda pas à suivre, époque du déluge. Voilà les préludes de l’histoire du genre humain, voilà comment il s’est représenté ses premiers jours, voilà ce qu’il prend pour des souvenirs.

Mais l’histoire commence sur la terre encore trempée des eaux du déluge, et la vie de l’humanité s’ouvre réellement. La chasse fut, selon la tradition, la première action de l’homme ; et Nemrod au pays de Chinar était fort chasseur devant le Seigneur. Dans l’exercice rude et grossier de la vie chasseresse, l’homme était violent, vorace, imprévoyant. Cependant cette existence était un commencement d’action, un commencement d’emploi des facultés humaines, un commencement des notions du droit. Cette chasse, qui ne servait pas alors de délassement, mais devait pourvoir à la subsistance même, demandait du courage, de la patience, de l’intelligence dans le commandement, de la docilité dans la conduite. De plus, le prix de la chasse une fois conquis, la proie ne pouvait être partagée sans que les idées constitutives du droit parussent : les parts devaient être égales, tous avaient couru les mêmes dangers ; notion et principe de l’égalité. Mais un des chasseurs avait guidé les autres et avait montré à leur tête le talent de mener les hommes, on lui décernait volontairement une part plus opulente : notion et principe de la supériorité morale.

Le progrès de la vie chasseresse fut de se transformer dans la vie nomade. Les hommes ne se contentèrent plus de poursuivre les animaux et de les tuer ; ils les distinguèrent, et reconnaissant les uns moins redoutables, doux et disposés à devenir familiers, ils se les assujétirent, réservant leurs flèches à ceux dont la férocité leur parut incorrigible. Un chariot grossier portant toute une famille fut traîné par des animaux étonnés de leur joug ; les hommes poussaient des troupeaux devant eux, et cette société nomade, changeant de lieux, de destinées et d’aventures, faisait proprement de la vie un voyage[2]. Dans cette vie, les hommes étaient moins intempérans que lorsqu’ils se livraient uniquement à la chasse ; moins fatigués, ils prenaient avec moins d’excès la nourriture et la boisson ; entr’eux leurs relations étaient plus fréquentes, les liens de la paternité et du mariage plus formés ; comme dans leurs campemens ils observaient la germination et la venue des fruits de la terre, ils soupçonnaient les premières notions de l’agriculture ; les peuples n’égorgeaient plus leurs prisonniers, mais les tenaient en esclavage ; ils n’écrivaient pas encore, mais ils se racontaient les uns aux autres certaines traditions ; ils ignoraient la monnaie, mais ils connaissaient l’échange ; enfin chez eux la vie morale avait fait des progrès qui en attendaient d’autres. La vie pastorale est un passage naturel à l’état agricole et à l’établissement positif des sociétés. La tradition hébraïque nous présente convenablement la suite de ces développemens successifs, l’âge d’or, les géans, le déluge, Nemrod, la tour de Babel, cette unité précoce, l’état pastoral, l’émigration en Égypte, Moïse. Mais chez certains peuples la vie nomade n’a pas été suivie d’autres progrès et le mouvement s’est arrêté. La Syrie a ses peuples pasteurs et ses tribus errantes que rien n’a pu fixer : sur ces Arabes amans du désert, et qui le parcourent sur le dos de leur chameau, cette maison mobile, la parole de Mahomet est tombée en vain ; ils ne veulent pas enfermer Dieu dans la mosquée de la Mecque, et ils s’opiniâtrent à la liberté sauvage. Mais en repoussant Mahomet, l’Arabe du désert a repoussé l’avenir, l’intelligence et la gloire ; il s’est condamné à n’être rien dans la vie de l’humanité ; il devait suivre le prophète, car il faut toujours suivre les idées.

La terre se préparait à prendre dans les destinées de l’homme le rôle important que lui assignait la nature des choses, et cette mère du genre humain provoquait ses enfans à la déchirer pour devenir mieux féconde. L’homme se détermina à la culture du théâtre immobile qu’il foulait aux pieds, il se fit en même temps sédentaire et laborieux, et il doubla sa puissance en lui donnant une application dure et persévérante.

Avec l’agriculture se développèrent abondamment toutes les notions de l’ordre moral et juridique ; la famille put s’asseoir sur le sol, et se préciser dans ses rapports ; le mariage devint plus affectueux et plus sacré, les enfans plus obéissans et plus tendres ; les représentations que l’homme se faisait de la Divinité, tant dans la vie chasseresse que dans la vie pastorale, devinrent plus positives et plus pures ; enfin l’activité de l’homme s’appesantissant sur la terre et la pénétrant comme un soc tranchant, éprouva avec une force jusqu’alors sans exemple le sentiment de la propriété et en conçut le droit.

C’est ici qu’il faut considérer le langage des traditions humaines : elles s’accordent toutes à attribuer à l’agriculture la création de la société même. Isis, qui enseigna aux Égyptiens l’usage du froment et de l’orge, leur donna aussi leurs premières lois, leur montra la justice et les détourna de la violence par la crainte du châtiment[3]. Cérès est en possession de la même gloire. Nul écrivain n’a plus exactement que Macrobe[4] exprimé l’opinion de l’antiquité en la commentant : Leges Ceres dicitur invenisse ; nam et sacra ipsius themisferia vocantur. Sed hoc ideo fingitur, quia ante inventum frumentum à Cerere, passim homines sine lege vagabantur. Quæ feritas interrupta est invento usu frumentorum. Itaque ex agrorum divisione inventa sunt jura. Macrobe se trompe en pensant qu’avant l’usage du blé les hommes ne connaissaient aucune loi ; la notion du droit a paru avec la première action humaine : mais cette erreur est précieuse puisqu’elle était l’opinion de l’humanité. Et cette phrase : Itaque ex agrorum divisione inventa sunt jura, nous montre la confusion qui se faisait du droit même de propriété avec la propriété foncière considérée comme la source et l’occasion de toutes les transactions civiles.

Le genre humain tomba donc dans cette illusion d’attribuer à l’agriculture l’origine même des lois et des droits dont seulement elle provoqua le plus grand développement : il commit encore la méprise, fort naturelle alors, de faire de la terre l’incarnation par excellence du droit de propriété. Et cette dernière opinion de l’humanité fut si forte qu’elle constitua le droit féodal, après avoir constitué le droit romain.

Quand les premières notions du droit civil et de l’agriculture eurent été trouvées et suivies, l’homme sembla ne vouloir plus rien reconnaître qui vînt troubler le cours ordinaire de ses connaissances et de ses habitudes, et la terre resta soumise à la double immobilité de l’art et du droit.

Le dix-neuvième siècle doit opérer deux révolutions, l’une dans l’agriculture, l’autre dans le droit civil. L’agriculture doit devenir un art systématique, une industrie scientifique qui dispose des ressources et des procédés de la grande culture : la législation civile doit abandonner les principes du droit romain et du droit féodal pour s’appuyer sur les fondemens de la philosophie moderne.

Le droit de propriété est le résultat naturel de l’intelligence et de la force de l’homme, et toujours il faut ramener comme cause souveraine l’activité humaine. Rien de plus juste sur le droit de propriété que cette pensée de Thucydide : Souvenez-vous que ce ne sont pas les choses qui possèdent les hommes, mais les hommes qui possèdent les choses[5].

La propriété foncière n’est qu’une des innombrables propriétés qu’enfante la force humaine. Ces autres propriétés demandent aujourd’hui à leur sœur aînée non pas le combat, mais le partage. Gardez vos mottes de terre, laboureurs et propriétaires, vos frères n’en sont point jaloux ; ils ne convoitent point vos biens, ils désirent l’habileté de la vie sociale. Pour Dieu ! ni le poète, ni le savant, ni le philosophe, ni le mécanicien, ni le statuaire ne veulent déserter leur cabinet, leur atelier, leur laboratoire où se développent leurs œuvres et leurs idées chéries pour courir enfoncer une charrue dans un chétif morceau de terre : mais ils réclament le droit de cité pour prix de leurs études et de leur génie. Alors l’égalité pleinement satisfaite n’aura plus souci de morceler à l’infini le sol de la patrie ; l’art développera ses procédés toujours plus puissans sur l’étendue de vastes territoires[6], et la France pourra ressembler à un riant et fertile jardin où tous ses enfans auront les fruits de l’égalité, ceux de la terre, et se trouveront heureux tant par les lois que par la nature.

iii.

Tous les principes de l’humanité ont commencé à se développer dans le même point du temps, et depuis ce moment cette simultanéité n’a jamais été brisée.

Dans la vie chasseresse tous les élémens et toutes les notions de la sociabilité étaient, mais infimes et débiles : la vie pastorale et nomade ne fut possible que par leur développement, et de nouveaux progrès amenèrent la vie agricole.

Comme à cette troisième époque les pensées et les actes de l’homme sont plus sensibles, cette époque commence proprement l’histoire chez tous les peuples, mais l’homme chasseur et l’homme pasteur avaient tous les sentimens et toutes les idées.

Le droit et la religion furent conçus, compris et sentis par l’homme dès ses premiers pas sur la terre, mais grossièrement. Quand l’agriculture eut rendu plus certaine et plus abondante la nourriture du genre humain, cette sécurité de la vie matérielle favorisa l’essor des facultés idéales.

La religion a suivi tous les progrès et toutes les fortunes de l’esprit humain : tantôt, comme chez les Perses, elle n’a pas voulu de temples, d’autels et de simulacres ; elle portait ses sacrifices sur le haut des montagnes, et n’enfermait Dieu que dans la nature : les astres étaient adorés, les grands fleuves étaient révérés[7] ; tantôt, comme en Égypte, la religion s’identifiait avec l’art, avec l’industrie, l’agriculture, la science, la politique, envahissant pour les constituer tout l’homme et toute la société. De cette Égypte qui a nourri le monde par ses croyances et ses idées, comme elle nourrissait les Romains par ses moissons, sortirent Cécrops et Moïse, l’un portant dans l’Attique la notion de Jupiter ὕπατος (hupatos), l’autre entraînant la race d’Heber à la suite de Jéhovah.

Il est une différence fondamentale qui sépare la religion chrétienne des religions antiques : ces dernières sont nées avec la société même et les premiers développemens historiques du genre humain ; au contraire, le christianisme est une idée pure qui s’est développée au milieu des sociétés vieillies et du genre humain constitué. Le christianisme est une conséquence ; la ruine complète de l’antiquité lui donna l’air d’un commencement.

Avec l’unité religieuse, l’homme conçoit l’unité politique de l’état. La conception est absolue, le développement est inégal. Historiquement l’état est sorti de la famille.

Qu’est-ce que la famille ? C’est l’homme qui se fait deux pour devenir trois. Le père et la mère sont deux termes qui, par leur pénétration, en posent un troisième destiné à les surpasser. Le but de l’éducation est de rendre l’enfant supérieur à ses parens ; elle se fait ainsi l’ouvrière des progrès du monde.

La famille ne peut exister sans s’appuyer sur des principes qui lui sont proprement étrangers. Le mariage ne peut se passer de la sanction de la religion, et voilà l’intervention de l’unité religieuse : il réclame la protection de l’état, et voilà l’intervention de l’unité politique : le père et la mère n’ont point assez de leurs connaissances pour instruire leur enfant ; l’éducation a besoin de la science dont dispose la société, et voilà l’intervention de l’unité philosophique.

Donc la famille ne saurait être son but à elle-même ; sa loi est de se mettre en rapport avec les sphères supérieures de la religion, de l’état et la science. Il y a vice et douleur dans la société où les familles affectent un égoïsme anarchique.

L’histoire nous montre des familles primitives qui, s’arrêtant dans leurs développemens, n’ont pu se transformer en sociétés puissantes ; tribus errantes, clans sauvages et misérables.

La vie nous enseigne que souvent l’homme a besoin de lutter contre l’inepte égoïsme de la famille pour servir la religion, l’état et la science.

Donc la législation doit définir les rapports de la famille avec ce qui n’est pas elle, faire la part de son indépendance domestique et de sa subordination sociale.

Dans la nature des choses les femmes sont le lien entre la famille et l’état. Elles ressentent profondément les influences sociales : elles reçoivent la vérité avec amour, elles la répandent avec enthousiasme. Prêtresses de Bacchus, elles déchirent Orphée ; elles le couronneraient si elles croyaient en lui. L’unité de Lycurgue les trouve dociles et fanatiques. Dans Athènes, quand Anaxagoras eut commencé à remuer les esprits, elles semblèrent vouloir sortir de leurs gynécées : Aristophane nous montre les femmes parodiant l’assemblée populaire et réclamant une part aux affaires publiques. Le christianisme fut embrassé par elles avec empressement ; elles n’eurent garde de ne pas courir à ce baptême d’amour, de mystère et d’inspiration ; vierges ardentes et pures, néophytes opiniâtres et hardies, elles firent du martyre une volupté nouvelle. La chevalerie moderne les mit sur le trône en les prenant pour juges et récompenses de ses combats. Dans l’âge de Louis xiv, elles étaient influentes, aimées et respectées ; pleines de zèle pour la religion et la gloire, elles assiégeaient la chaire de Bossuet et de Bourdaloue, et poussaient leurs amans dans l’église et dans l’armée. Molière se moqua de quelques femmes qui s’occupèrent trop tôt de science et de philosophie ; l’hôtel de Rambouillet fut puni de cette précipitation et de quelques ridicules personnels à celles et à ceux qui le hantaient, il fut joué ; mais cinquante ans plus tard, Mmes du Châtelet, du Deffant, Mlle de l’Espinasse, philosophaient, écolières amoureuses de la philosophie, et parfois des philosophes. La révolution française eut le malheur de décontenancer les femmes et de les glacer d’effroi. Elles revinrent aux habitudes et aux idées de l’ancien culte ; elles furent partagées sous l’empire entre la douleur de perdre leurs enfans et la joie de voir tomber sur eux un regard de l’empereur. La restauration les émut en sens contraire. Aujourd’hui la politique les divertit fort peu ; c’est la faute de la politique. Que les idées sociales soient neuves et belles, les femmes retrouveront pour elles leurs passions et leur enthousiasme.

L’état est la plus haute expression de la sociabilité ; il est l’association harmonique de tous les élémens de la nature humaine : il a été lent à se former dans sa généralité ; se modelant sur la famille dont il sortait, il a été patriarcal, il a été monarchique. Il est remarquable que l’idée d’unité politique a surtout été provoquée par le besoin qu’avaient les hommes de se défendre et d’être justes. Si les Hébreux veulent un roi, c’est pour qu’il les mène à la guerre et leur rende la justice. Le Mède Dejocès est choisi par ses égaux pour être leur juge ; il se fait leur roi, s’entoure de soldats, bâtit Ecbatane, s’enferme dans son palais qu’environnent des forteresses[8].

Le travail de la raison moderne est de dégager l’état des traditions historiques pour l’élever graduellement à la vérité philosophique. L’état doit être la forme progressive et pure de la civilisation ; c’est le moi social.

iv.

Désormais pour nous le droit social est possible, et nous sommes arrivés à cette notion méthodiquement. Désormais nous pouvons indiquer comment nous concevons l’évolution complète du droit, et marquer ses divisions fondamentales.

Le droit social et public est le centre générateur, l’expression la plus haute des rapports de la sociabilité, quand cette sociabilité s’est développée et limitée dans la forme harmonique d’un état constitué.

Du centre il est méthodique d’aller à la circonférence qui est tracée par les rapports extérieurs des sociétés entre elles, rapports qui constituent le droit des gens ou international.

Le centre et la circonférence connus, il est nécessaire de définir les rapports entre l’ordre politique proprement dit et l’ordre religieux, de prendre parti sur leurs différences ou leur identité ; c’est le droit religieux, ou canonique, suivant l’expression du moyen-âge.

C’est alors qu’il est légitime de considérer les rapports de la vie civile, ses transactions, la famille, la propriété ; c’est le droit civil qui dépendra naturellement du droit social. Les transactions qu’amènent l’industrie et le commerce trouveront leur place auprès du droit civil, qui ainsi aura pour terme parallèle le droit commercial.

Les idées morales d’une société se réfléchissent tout entières dans son droit pénal ; elle ne peut punir sans juger, elle ne peut juger sans un système complet qui règle sa conscience : aussi le droit pénal venant dans l’ordre que nous lui avons assigné reproduit et résume tous les principes de la sociabilité.

La législation ainsi constituée doit soutenir des rapports déterminés avec une science qui étudie et cherche à satisfaire les besoins physiques de l’homme, et qu’on appelle ordinairement économie politique. La science économique est la base positive de la science sociale, puisqu’elle a pour objets les conditions matérielles de la vie même. Il importe de définir nettement les rapports de la législation et de l’économie politique, de la vie morale et de la vie physique : c’est seulement alors que pourront être entièrement résolus les problèmes de la population et de la propriété.

À l’autre extrémité de la chaîne des idées humaines est la science de la vie spirituelle des peuples, qu’on appelle ordinairement la science de Dieu, la théologie. L’homme conçoit Dieu d’un seul coup et le comprend progressivement. Ces progrès théologiques doivent être appréciés et régulièrement exprimés par la législation ; et les rapports vrais et philosophiques de la législation et de la théologie seront le corollaire de la double histoire des religions et des législations.

Alors, avec la connaissance de l’homme même, physique et moral, avec l’évolution complète du droit dans l’histoire, avec la définition des rapports soutenus par la législation, avec l’économie politique et la théologie, il sera possible de jeter les bases d’un système social. Ainsi nous disons :

Connaissance de l’homme dans sa constitution physique et morale.
Droit social ou public.
Droit des gens ou international.
Droit religieux ou canonique.
Droit civil. — Droit commercial.
Droit pénal.
Rapports de la législation avec l’économie politique.
Rapports de la législation avec la théologie.
Système social[9].

v.

Le droit public proprement dit fut inauguré dans la science par Grotius. Son traité De la paix et de la guerre est un vaste assemblage de toutes les notions du droit sur toutes les matières, droit public, droit des gens, droit civil, droit pénal, droit canonique : rien n’est distingué, tout est confusément réuni. Hugues de Groot écrivit le premier sur ces matières ; il mit la main sur tout ; son œuvre fut grande, utile, et rendit possibles tous les développemens ultérieurs. Le devoir des successeurs immédiats de Grotius était de distinguer ce qu’il avait nécessairement mêlé ; Puffendorf au contraire embrouilla plus que jamais les choses ; esprit indigeste, faux, étroit, brut. Wolf noya le droit dans les généralités vagues et les maximes arbitraires. Kant fut profond, clair et nouveau ; il partit de la subjectivité abstraite, et n’arriva au droit public qu’après avoir traversé le droit réel et le droit personnel. Il est remarquable que Hegel a le même point de départ et le même aboutissement : sa philosophie du droit, plus favorable à l’histoire par son réalisme, diffère peu du droit naturel de Kant dans la méthode et les résultats purement spéculatifs.

Pascal a dit : « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instrumens sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. » Cela est vrai, lorsqu’on s’attache exclusivement à l’étude de la notion abstraite. L’abstraction est une opération utile de l’esprit, à la condition de n’être qu’une méthode passagère ; mais si l’abstraction dure toujours, et ne se perd pas dans les objets concrets et vivans, l’esprit, par ses efforts, n’aboutit plus qu’à des résultats faux ou stériles.

Les dangers de l’engouement pour l’abstraction seront évités par l’étude de l’homme, mais de l’homme complet, corps et ame, le tempérament comme le caractère, les nerfs et le sang comme les idées et le génie. Cette étude de l’homme naturel et concret commence à prévaloir de nos jours sur les tourmentes inutiles de l’abstraction tournoyant sur elle-même.

L’histoire nous montre l’homme en action, et sa compréhension vivace nous préserve aussi des subtilités et du scepticisme de la spéculation uniquement abstraite. Dans l’histoire nous ne trouvons jamais l’homme abstrait, mais l’homme société, et dans la vie de l’humanité homme et société sont même chose.

Il suit que l’association est l’humanité même dans sa forme essentielle : il suit encore que les droits et les intérêts de l’association humaine sont supérieurs à tout, à toutes les formes relatives, éphémères, dont la valeur est empruntée à la forme essentielle et constante de l’association même. Donc avant l’examen de toute institution politique, il faut chercher les conditions véritables de l’association.

L’association humaine veut une règle, une action, des rapports justes entre ses membres, le développement progressif de ses générations : en d’autres termes l’association repose sur ces quatre points cardinaux, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, la justice, l’éducation.

L’association établie, on peut entrer dans l’examen des formes historiques : les quatre formes principales que nous livre l’histoire sont la théocratie, la monarchie, l’aristocratie, la démocratie. C’est que l’humanité a été successivement préoccupée de quatre idées principales qui chacune ont, à une époque déterminée, dominé les autres et les ont contraintes à tourner autour d’elle en satellites obéissantes : l’humanité a cherché tour à tour à représenter dans ses institutions Dieu, l’unité politique, la supériorité morale, le peuple.


Théocratie 
Dieu.
Monarchie 
Unité politique.
Aristocratie 
Supériorité morale.
Démocratie 
Peuple.


L’histoire connue, on peut chercher à déterminer les principes constitutifs de la sociabilité humaine, non pas seulement d’après les leçons du passé, mais encore avec la connaissance de l’homme, la conscience du siècle, et le pressentiment de l’avenir : on peut chercher comment la société sera pénétrée par la pensée même, et quelles sont les conditions du gouvernement des affaires humaines par l’intelligence, gouvernement que nous qualifierons par un mot nouveau, noocratie[10].

vi.

La société est un fait primitif, au-dessus de toutes les explications arbitraires ; elle est. L’homme est social non parce qu’il est convenu avec lui-même et les autres de l’être ; mais naturellement social, il a fait certaines conventions avec ses semblables. Les anciens avaient un sentiment profond de la sociabilité ; nous n’avons trouvé nulle part mieux exprimé que par Cicéron le caractère sociable et la destinée sociale de l’homme. Et Tullius n’est pas ici un écrivain isolé, mais le traducteur immortel de toutes les traditions antiques. « Les abeilles, dit-il, ne s’assemblent pas dans le dessein de faire du miel ; mais portées par la nature à s’assembler, elles forment leurs rayons : de même les hommes, unis plus encore par la nature, mettent en commun leurs actions et leurs pensées. » Atque ut apum examina non fingendorum favorum causâ congregantur, sed quum congregabilia natura sint, fingunt favos ; sic homines, ac multo etiam magis, naturâ congregati, adhibent agendi cogitandique solertiam. Et encore : Nec verum est, quod dicitur à quibusdam, propter necessitatem vitæ, quod ea, quæ, natura desideraret, consequi sine aliis, atque efficere non possemus, idcircò istam esse cum hominibus communitatem et societatem… Il n’est pas vrai, comme quelques-uns le prétendent, que la société humaine ne doive son existence qu’à la nécessité, et à l’impossibilité où nous aurions été de nous procurer, sans le secours d’autrui, ce que demande la nature : Non, continue Cicéron, quand même tout ce dont l’homme a besoin lui serait fourni comme par la puissance magique d’une baguette divine, il n’abandonnerait pas les affaires et les hommes pour se livrer à la spéculation abstraite ; non, mais il fuirait la solitude, chercherait un compagnon d’étude, il voudrait tantôt enseigner, tantôt apprendre, tantôt écouter, tantôt parler : Non est ita, nam et solitudinem fugeret, et socium studii quæreret ; tum docere, tum discere vellet, tum audire, tum dicere. Tant il est vrai que tout devoir social est préférable à la science solitaire ! Ergo omne officium, quod ad conjunctionem hominum et ad societatem tuendam valet, anteponendum est illi officio, quod cognitione et scientia continetur[11].

La société est la vie même de l’homme ; c’est seulement quand l’homme est société, qu’il peut satisfaire ses plus nobles instincts et ses plus hautes idées, la religion, la science, l’art, et les aventures d’une navigation qui civilise le monde.

Le droit public élargi par l’idée du droit social repose sur les points fondamentaux qui constituent l’association même, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, la justice et l’éducation.

La religion identifiée avec la science est le commencement historique de ces quatre faces de la sociabilité ; la science d’accord avec la religion en est le dénouement nécessaire.

L’association ainsi reconnue, qu’est-ce que le gouvernement ? pas autre chose que la forme extérieure du corps social, qui sort du fond, comme la forme d’une plante sort de son germe. Cette forme dépend principalement des lois constitutives de la nature humaine, de l’intelligence et de la volonté de l’homme ; elle dépend aussi des influences extérieures de la nature physique ; elle dépend encore du temps où elle se développe. La nature de l’homme, les qualités de l’espace (climat), et les degrés du temps (chronologie), sont donc les causes efficientes des changemens des formes sociales ; mais la nature humaine est la cause supérieure.

Les sociétés ont commencé par l’initiative de l’intelligence et de la volonté ; ces deux puissances de l’homme ont rencontré dans leur action des conditions extérieures de climat qui les ont favorisées, contrariées, ralenties ou précipitées ; la réaction de la nature a répondu à l’action de l’homme qui a répliqué à son tour par toutes les ressources de l’art et de l’industrie : de telle façon que l’homme met toujours la nature entre l’initiative et le triomphe ultérieur de son génie.

Les sociétés ne restent pas stationnaires, le temps coule et leurs idées se développent ; il se fait une transformation lente qui amène au jour un progrès long-temps caché, comme un grain déposé dans la terre pointe et finit par s’élancer sous la forme d’une tige svelte et délicate.

Les sociétés humaines ont donc le droit de se développer et de changer leurs formes extérieures, c’est-à-dire leurs gouvernemens. Il serait aussi impie d’interdire les développemens progressifs aux sociétés, que l’éducation à l’individu.

Puisque les sociétés sont douées de la force d’agir et de se développer dans toutes les grandes directions de la nature humaine, elles en ont le droit. Ici la puissance contient le droit.

Mais le changement de forme doit être non pas arbitraire, mais nécessaire, c’est-à-dire être la manifestation indispensable d’un renouvellement complet du fond. Une société ne saurait avoir un gouvernement nouveau, que lorsqu’elle est renouvelée elle-même.

Nous pouvons maintenant apprécier cette philosophie politique qui donne aux gouvernemens des droits contre la société ; cette doctrine stipule des droits pour tous les pouvoirs de fait qu’elle rencontre, et des concessions pour les gouvernés ; suivant elle, on doit s’accepter, se tolérer, se supporter : c’est traduire en aphorismes politiques les accidens de la féodalité où le pouvoir était morcelé entre les grands et les petits seigneurs, où les communes avaient leurs privilèges, où les Chartres et les droits variaient de province à province, de ville à ville. Sortez donc de ces notions étroites, et de ces mauvaises habitudes de concevoir les rapports de la société et des gouvernemens : élevez-vous un peu à ce droit humain que Dieu tient immobile et éternel au haut des cieux, et que le peuple rend mobile et progressif par son travail sur la terre.

vii.

La théocratie s’est assise sur l’Égypte comme un sphinx mystérieux, et Dieu s’est emparé de cette terre avec une insatiable domination. Tout y est divin : les émanations célestes l’abreuvent de toutes parts, et la nature n’a pas un phénomène qui puisse se refuser à la divinité. Tout cela n’est qu’un voile de l’éternelle unité ; mais cette unité ne peut encore se montrer aux hommes : elle les foudroierait par son apparition, et sa manifestation la plus élevée sera le dualisme.

Trois époques distinguent l’égyptianisme : l’époque divine, l’époque sacerdotale, l’époque politique.

Les dieux ont régné d’abord : Isis et Osiris, couple divin, établissent l’empire d’une nature bienfaisante et cultivée. Mais des obstacles ne tardèrent pas à se produire, et Typhon, principe du mal, lutta contre Osiris. Ces obstacles de la nature un peu aplanis, les déchiremens de la société commencèrent. Busiris immola Hercule, Busiris, nom qu’il était défendu de nommer (Illaudatus)[12], époque obscure et cruelle des commencemens d’une théocratie qui veut s’enfermer chez elle, sacrifie les étrangers, garde les côtes de la mer, et verse du sang pour féconder ses racines. Cependant des jours plus doux commencèrent à luire, et voici venir Hermès, le trois fois grand Hermès, dieu des idées et de la civilisation, dieu de l’écriture et de la pensée, de l’intelligence et de la société gouvernée par elle, de l’humanité mise sous l’œil de la raison divine.

Après les hommes-dieux, vinrent les prêtres-rois. Menès fonda Thèbes, inaugurant, par ces magnificences de pierre et d’airain, l’époque sacerdotale. On dit qu’après lui régnèrent trois cent vingt-neuf rois dont on ne sait pas les noms, serviteurs inconnus de la théocratie, prêtres obscurs et couronnés, esclaves déifiés présentés à l’adoration des peuples. Les prêtres règnent, car ils font les rois : ils les choisissent parmi eux ou parmi les guerriers ; mais le guerrier choisi devient prêtre sur-le-champ, car, s’il n’était pas prêtre, comment pourrait-il être roi ? La vie de ces rois n’était pas commode, et ils ne disposaient pas de leur temps à leur convenance et à leur guise ; l’heure de leurs audiences était marquée ; ils écoutaient tous les jours la lecture des livres sacrés ; certains momens étaient destinés au bain, à leurs relations avec la reine ; ils ne pouvaient se nourrir que de la chair du veau et du canard, et le vin leur était sévèrement mesuré. Le roi n’était jamais seul ; il n’avait d’autre refuge que les pratiques du sanctuaire et l’exaltation du fanatisme sacerdotal.

On se lasse de tout, même de régner servilement, et les rois s’émancipèrent. Alors commença l’époque politique avec la fondation de Memphis. L’élection sacerdotale disparut, et les guerriers devinrent héréditaires sur le trône. Sésostris fut l’homme de cette époque, conquérant dont Hérodote s’est complu à peindre l’orgueil ; qui passa en Europe, répandit le nom de l’Égypte par le monde, outrageait les vaincus par l’insolence de son glaive et de ses inscriptions : c’est moi, écrivait-il, qui, avec ces puissantes épaules, ai conquis ces pays ; qui entreprit après ses conquêtes des travaux immenses, sillonnant l’Égypte par des canaux, et faisant du sol un nouveau partage à ses habitans. La théocratie entrait dans ses jours de disgrâce ; Cheops passe pour avoir fermé les temples, du moins les prêtres l’ont dit à Hérodote. Enfin, après une invasion éthiopienne et un gouvernement fédératif de douze chefs, la royauté tomba entre les mains d’Amasis, homme du peuple, soldat aventurier et habile, ayant peu de souci des traditions sacerdotales, nouant des relations avec la Grèce, aimant les étrangers, prenant une femme chez les Cyrénéens, se partageant entre les affaires et les festins ; disant qu’il faut détendre l’arc, et que la préoccupation continuelle d’une même pensée devient tôt ou tard une cause de folie et de stupidité ; aimable convive, diseur de bons mots, et ne permettant pas à la royauté de lui infliger l’ennui sur le trône. La voilà, cette théocratie antique, si péniblement fondée par les sévices de Busiris, par Hermès, par Menès, qui montra pendant tant de siècles ses prêtres couronnés à l’Égypte ; la voilà qui, après avoir été opprimée par le génie politique de Sésostris et persécutée par Cheops, subit pour dernier outrage les railleries d’un soldat aviné, et vient expirer au milieu des gaîtés de la table d’Amasis, inter pocula et scyphos !

Dans la terre d’Égypte, la loi était la religion même : elle régnait sur les peuples comme un dogme sacré qu’écrivait la sagesse sacerdotale ; le pouvoir exécutif était soumis à la loi comme le bras à la tête ; et, seulement au jour où les rois se révoltèrent contre la théocratie, le pouvoir exécutif a pu primer le législatif. La justice était revêtue de toute la majesté de la religion : trente prêtres choisis d’Héliopolis, de Thèbes et de Memphis siégeaient ; ils choisissaient leur président qui portait au cou une chaîne d’or à laquelle était suspendue une image de la Vérité. Les livres de la loi étaient ouverts. Le demandeur ou l’accusateur présentait une plainte écrite ; le défendeur répondait par écrit qu’il n’avait pas fait ce dont on l’accusait, ou qu’il avait bien fait, ou bien encore qu’il ne méritait pas la sévérité de la peine demandée contre lui : l’accusateur répliquait ; l’accusé se défendait encore : les juges délibéraient ; enfin, le chef de la justice touchait avec la figure de la Vérité le demandeur ou le défendeur qui avait gagné sa cause. Point de discours et d’orateurs : l’écriture vulgaire suffit aux plaideurs ; l’écriture sacrée est réservée aux lois, et la sentence est rendue symboliquement, sans phrases et sans motifs. Comment la discuter ? comment ne pas la révérer à l’égal de la Vérité dont l’image était présente ? La Justice suivait l’homme après sa mort. Quarante juges s’assemblent et vont s’asseoir en demi-cercle à l’extrémité d’un lac. Sur ce lac est une barque conduite par un nocher qui s’appelle Caron et qui est destinée à porter le corps de l’Égyptien que la vie terrestre a quitté. Mais avant que la barque reçoive le cercueil, il est loisible à tous d’accuser le mort. L’accusation est discutée ; si victorieuse, les juges refusent la sépulture ; si confondue, la joie est grande parmi les parens qui dépouillent leurs vêtemens de deuil, et entament avec transport l’oraison funèbre du glorieux défunt. Les rois n’échappent pas à cette justice : ils sont soumis après leur mort à l’accusation commune, et il est arrivé parfois que sur le cri de l’indignation populaire, de royales dépouilles n’ont pas été descendues dans les tombeaux qui les attendaient. C’est l’esprit de la théocratie d’étendre sur toutes les têtes l’égalité de la loi. Ainsi les Égyptiens ne connaissaient pas les différences aristocratiques du sang, ou plutôt ils se disaient tous nobles ; ils ne se trompaient pas ; tout homme est noble et doit faire valoir ses titres de noblesse. L’éducation se distribuait aux prêtres, aux guerriers, aux laboureurs, aux pasteurs et aux artisans ; les prêtres étaient imbus de la grande instruction, ils apprenaient la théologie, la médecine, la morale, la géométrie, l’histoire, l’astronomie. Héliopolis était, au dire d’Hérodote, la métropole de la science égyptienne. Les guerriers recevaient sur les mêmes choses des notions moins profondes ; de plus, ils s’exerçaient assiduement au maniement des armes, des chevaux et des chars, et leur dextérité était célèbre parmi les Grecs. L’éducation des laboureurs, des pasteurs et des artisans était spéciale ; on les formait à leurs professions qu’il leur était interdit de jamais abandonner. Les enfans des classes populaires se nourrissaient d’herbages et de légumes grossiers : ils marchaient nus jusqu’à quinze ans, et jusqu’à cet âge leur entretien ne coûtait guère plus de vingt drachmes.

Les caractères de la théocratie égyptienne sont l’étendue, la profondeur, le mystère et l’immobilité. L’émanation divine s’étend sur cette terre et l’y pénètre en tous sens ; l’Égypte est peuplée des représentations de Dieu. Bossuet se trompe quand il dit qu’en Égypte tout était Dieu, excepté Dieu lui-même ; non, mais il y avait une foule de dieux, et au-dessus de tous ces dieux, un Dieu. Dans les profondeurs mélancoliques de son imagination, l’Égypte se représentait les ames comme destinées à des migrations successives, et à un circuit de trois mille ans ; elle appelait les habitations des vivans des hôtelleries, mais les sépulcres des morts étaient des demeures éternelles ; des traditions aussi vieilles que le monde, des symboles innombrables voilaient une philosophie dont les lueurs ardentes éclairaient seulement quelques initiés. Le mystère cachait majestueusement la vérité, exerçant sur les esprits la puissance de ses terreurs et de ses charmes, et puis tout était immobile ; le temps semblait sur les bords du Nil renoncer à la puissance de changer vite les hommes et les choses, et consentir quelque peu à leur immobilité pour les mieux donner en exemple au reste de la terre. Pyramide étendue et carrée dans sa base, infinie dans ses profondeurs, mystérieuse dans ses tombeaux, s’élançant dans les cieux par une aiguille immobile, telle est l’Égypte dans l’histoire, terre initiatrice et nourricière de l’humanité, terre féconde en moissons et en idées, où le symbole enferme la pensée, où le voile est jeté sur la nature, où le sphinx se tient à la porte du temple.

L’unité de Dieu ne devait pas rester confinée dans Thèbes et dans Memphis, et Moïse la tira d’Égypte avec la race d’Héber, sublime voleur qui emportait aux Égyptiens non-seulement leurs vases sacrés, mais leurs idées. La théocratie hébraïque repose sur un homme et n’a jamais pu durer chez le peuple que cet homme a fait. La loi s’incarne dans Moïse, et le peuple est constitué par Moïse. Je développerai cet homme plus tard dans un espace plus digne de lui, et personne sans doute ne me reprochera de différer un sujet qui donna long-temps à réfléchir à Michel-Ange. Pour son peuple, Moïse fut et fit tout ; il le tire d’Égypte, il lui apprend Dieu, lui donne une loi, un culte, une justice, un gouvernement : il est général, prophète, médecin, poète, puissant meneur d’hommes ; il est patient, il est impétueux, il est doux, il est cruel, il est réfléchi, il est inspiré ; il est sans pareil au milieu de son peuple, il le bénit avant d’expirer, en chantant Jehovah, et il meurt, l’homme le plus vivant de l’humanité. La nation qu’il avait si péniblement ralliée à l’unité divine fut toujours agitée par des changemens, ne connut jamais le repos, et l’on peut dire que le peuple juif a toujours été le Juif errant. Il n’a pas vécu pour lui dans l’histoire, mais pour nous, pour nous transmettre, au prix de mille souffrances, l’unité de Dieu et la fraternité des hommes. Mon Dieu ! ce peuple a la tête dure, et il lui coûte de se déshabituer de Moloch ; mais il sera durement ramené à Jehovah : il sera châtié ; il aura des rois ; il se déchirera ; il outragera par son schisme Jérusalem, à peine posée la dernière pierre du temple ; il sera envahi, exilé, errant, avili ; cependant Isaïe, Jérémie, Ézechiel et Daniel chanteront ses malheurs, en célébrant le Seigneur ; ils ne trahiront pas l’idée persévérante et fixe de Jehovah ; ils en auront la monomanie divine ; ils assourdiront leur peuple de leurs sublimes prophéties, et ce peuple, amené à Dieu par Moïse, fortifié par Samuel, que David abreuva d’amour et de poésie, que Salomon enseigna par l’architecture, à qui ses prophètes crient Dieu nuit et jour, mettra sur la croix un des siens, né dans Nazareth, pour avoir annoncé le même Dieu que Moïse, mais plus saint encore, plus pur et plus tendre.

Le christianisme est l’idée pure, s’élevant à la passion ; il héritait de l’Égypte et de la Judée les trois principes de l’unité de Dieu, de l’égalité fraternelle des hommes entr’eux, de l’immortalité de l’ame ; il leur donnait un développement nouveau, et de plus il inspirait aux hommes le désir de mourir pour les défendre. Il est curieux d’observer comment de cet idéalisme passionné sortit une théocratie nouvelle.

Les mœurs des barbares étaient indépendantes, âpres, diverses entr’elles, peu dociles à l’uniformité des règles religieuses, et menaçant toujours de défigurer le christianisme par d’irrégulières pratiques. Les opinions n’étaient pas moins divergentes que les mœurs ; et les choses de la foi devenaient l’objet des commentaires les plus différens. Ce conflit de mœurs et d’idées rendait nécessaires la conception et l’établissement d’une unité morale ; aussi, rien de plus naturel et de plus grand que l’élévation successive de la papauté. Mais le problème était grave à résoudre : fonder et maintenir en Europe une magistrature spirituelle qui se fît obéir dans les choses divines des barbares et des docteurs, des clercs et des rois, qui pût ramener à la règle les licences de la féodalité et les écarts de la théologie et procurer à l’unité une domination mystique, voilà le thème légitime des prêtres qui se succédèrent au Vatican. Mais tout s’altéra dans l’exécution ; de l’empire spirituel, on conclut à l’empire politique ; cette théocratie, qui devait être si idéale et si pure, fabriqua de fausses pièces pour devenir propriétaire ; les passions débordèrent ; le génie, l’audace, la licence, la ruse, l’ambition, la perfidie, se mêlèrent par d’étranges combinaisons, et de grandes comédies furent données au monde. La papauté romaine fut une magnifique tentative vaincue à la fois par les obstacles qu’elle rencontra, par l’indépendance des nationalités et des mœurs, par la liberté des opinions et de l’esprit humain, par ses propres erreurs, ses prétentions fausses, ses ambitions indignes et temporelles, par les rebellions intestines de ses propres enfans, par des révoltes d’idées qui furent la gloire du génie moderne. Cette théocratie eut d’ailleurs à compter avec une représentation démocratique qui la gênait, je veux parler des conciles. Là on débattit au quatrième siècle tout ce qui peut intéresser l’humanité. La foi et la raison combattirent, parce qu’alors on vivait dans cette illusion de les croire ennemies ; la foi l’emporta à une faible majorité. L’esprit grec aima les conciles ; le génie romain les redouta ; il les convoquait irrégulièrement, contestait leurs prérogatives, disputait contre eux la souveraineté ; les papes semblaient prévoir que ces parlemens ou plutôt ces conventions du christianisme les déposeraient un jour et les décapiteraient de la tiare. Quels sont donc les résultats laissés par la théocratie romaine ? Sa législation canonique fut peu puissante ; elle régla seulement les rapports civils et les intérêts temporels du clergé, et encore avec le secours et le patronage du droit romain dont elle imita servilement les formes ; mais elle ne changea ni les idées ni les mœurs de l’Europe, inférieure à l’efficacité de la philosophie moderne. L’éducation du clergé fut dirigée par elle ; mais l’éducation des laïcs lui échappa, et la milice des jésuites vint offrir trop tard son dévouement et sa médiocrité. Qu’a donc fait la théocratie romaine ? Elle a fait le prêtre, elle a séparé le ministre de l’église des affections et des liens de la famille, et ne lui a plus permis que la charité du genre humain ; elle l’a contraint de rester vierge pour qu’il soit plus ardent, célibataire pour qu’il soit plus libre ; elle l’a fait l’homme du pape, de l’Église et de Dieu, elle l’a marqué d’un signe indélébile et fatal qui le rend au milieu de ses semblables solitaire et sacré.

Le génie de la théocratie est de mettre Dieu dans les choses humaines : il est grand, il affecte les hauteurs de la spéculation et de la pensée, et il exige de l’homme un pénible effort pour s’élever au ciel. Il a commencé l’histoire du monde, il en a été l’enveloppe et le sanctuaire et il a failli y étouffer la liberté ; mais la liberté plus forte a contraint la théocratie de se rasseoir immobile sur son autel ; elle est sortie du temple et s’est montrée aux hommes.

viii.

La monarchie repose sur une idée moins générale que la théocratie : imitation des formes de la famille, elle eut quelque chose de domestique même dans les plus grands empires ; son esprit fut d’imprimer aux sociétés l’unité politique, de rendre le pouvoir exécutif stable, perpétuel, et de lui tout attribuer. L’intérieur des monarchies asiatiques de l’antiquité nous est peu connu : nous y distinguons néanmoins la confusion du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif, de la justice et de l’éducation[13] dans la même main. Le despotisme y est absolu en principe et n’est éludé que par l’inévitable liberté des mœurs. Quand les Grecs se furent mis en commerce avec l’Asie par leurs triomphes, ils écrivirent sur leurs ennemis ; mais souvent ils leur prêtèrent leurs opinions et leurs idées. Ainsi Hérodote fait discuter Otane, Mégabyse et Darius sur les mérites de la démocratie, de l’oligarchie, et de la monarchie, altérant cette fois la naïveté de son récit, par je ne sais quelles prétentions de rhéteur et de sophiste qui ne lui vont pas. La Grèce vainquit les invasions de l’Asie par ses républiques ardentes, promptes à la guerre comme à la liberté, lestes, et venant s’offrir au combat et à la mort avec la gaîté d’un jeune homme : elle reporta sur l’Asie l’insolence de la conquête en se recueillant elle-même dans les formes de la phalange et de la monarchie macédonienne à laquelle Dieu avait préposé Alexandre. Rome n’a pas un jour de fête sans un roi vaincu, et les monarques d’Asie s’estiment heureux de faire leur cour à ses patriciens et à ses démocrates, jusqu’au jour où Rome elle-même, prenant, non pas un roi, mais un empereur, devienne une monarchie étrange, sans proportions, sans formes, où la servitude et le mépris de la nature humaine dépassent les dimensions connues ; monstre dans l’histoire.

Quand les races modernes eurent commencé les sociétés nouvelles, la forme monarchique sortit du fief. La royauté féodale de la France ne tarda pas de s’élever à quelque chose d’intelligent et de systématique qui la fit grande entre les états européens : elle fut l’unité sociale dans l’action et dans la pensée ; elle fut la source et l’exercice de toute souveraineté : le roi était la loi. Jamais le principe du droit n’eut un représentant mieux obéi et plus révéré. La vieille royauté de France fut marquée d’un caractère mystique et sacré ; depuis Philippe-Auguste à Bovines jusqu’à Louis xiv avant Hochstaedt, elle reposa sur la foi des peuples ; mais un jour la société se trouvant plus intelligente que la monarchie, le droit passa du roi au peuple.

Pendant que Louis xv préparait avec Mme de Pompadour les funérailles de sa dynastie, se réservant uniquement de n’y pas assister, une monarchie s’élevait dans le nord, nouvelle, despotique, militaire, démocratique, accueillant Voltaire après avoir suivi Luther, recevant la vie, la gloire, et pour ainsi dire l’antiquité de Frédéric, un de ces hommes singuliers et forts, que Dieu tient en réserve pour fonder des empires. La monarchie prussienne s’éleva pour représenter en Europe le génie du protestantisme et du rationalisme germanique.

Napoléon à bout de sa destinée, une partie de l’Europe dans les occupations de la paix se mit à l’école de la constitution anglaise. Les monarchies constitutionnelles qui se sont élevées en France, en Bavière, à Stuttgard, à Lisbonne, à Madrid, à Cassel, à Dresde, à Carlsruhe, à Darmstadt, à Hanovre, expriment un état intermédiaire entre les établissemens irréguliers du moyen âge et les théories générales que médite et mûrit l’esprit moderne. Les intérêts positifs ont servi de premier fondement à cette transaction, et l’argent a provoqué l’association des peuples au pouvoir législatif et à la gestion des affaires. Dans cette transaction, les aristocraties ont gardé leurs prééminences ; les royautés, l’initiative de la puissance dont elles ont octroyé et mesuré le partage. Les monarchies et les principautés constitutionnelles du xixe siècle sortent naturellement du jeu des affaires européennes, et il est insensé de les maudire comme une violation illégitime de l’antiquité : il ne serait pas plus juste de les considérer comme un exemplaire parfait et définitif de la sociabilité moderne : leur origine est dans les mœurs barbares, dans les pratiques et les instincts du moyen âge, leur caractère est un mélange du passé et du présent avec une intention de priorité pour le passé ; leur loi est une gravitation à quelque chose de plus général et de plus philosophique.

ix.

Les hommes ont toujours estimé juste et naturel de donner la direction de leurs affaires à la supériorité morale : mais ils ont varié dans l’appréciation des signes de cette supériorité.

La naissance, le sang et la race se sont d’abord concilié leur respect et leur foi. Une race est un système vivant, une succession héréditaire de qualités naturelles qui, par sa cohésion et sa continuité, devait, dans les premiers âges des sociétés, s’attirer la puissance. Les Germains demandèrent leurs rois à la noblesse du sang, reges ex nobilitate. La Grèce primitive nous montre le gouvernement livré aux races antiques ; en Crète les hauts emplois n’appartinrent long-temps qu’aux plus vieilles familles ; les Basilides furent puissantes à Érythrée ; les Bacchiades à Corinthe : les Myletides à Syracuse ; les Aleuades et les Scopades en Thessalie.

Mais les races s’épuisent[14], et plus elles sont antiques, plus elles deviennent incapables du siècle qui assiste à leur décrépitude. De leur côté, les sociétés changent le signe de la supériorité morale et passent de la naissance aux intérêts positifs, aux prospérités du présent, à l’argent. C’est, suivant l’expression antique, la timocratie. Vous la trouvez puissante à Carthage : l’époque de Solon, celle de Servius Tullius à Rome lui sont favorables. Enfin, il se fait un mélange de la naissance, de la fortune et d’une certaine valeur personnelle qui constitue proprement l’aristocratie politique.

Le principe aristocratique a été le début légitime des sociétés ; sa gloire est de les commencer, mais son tort est de vouloir les arrêter. Le patriciat jette les fondemens de Rome, puis il fait obstacle à ses progrès ; il lutte, il est vaincu : sa défaite est nécessaire à la marche de l’humanité.

La noblesse moderne, sortie des mœurs germaniques, glorieuse par la guerre, puissante par la terre, instaure les origines de la moderne Europe ; mais dès que les généralités de l’esprit humain commencent à se produire, elle y devient hostile, incapable elle-même de généralité : son ignorance porte aux idées une haine incurable ; elle pressent dans la science son héritière.

Partout où le principe aristocratique a régné seul, l’état qu’il a gouverné a promptement péri, semblable à un homme qui manque d’air et dont la vie ne peut trouver une issue. À l’embouchure de la Brenta, quelques nobles d’Aquilée s’étaient réfugiés dans un petit groupe d’îles pour échapper aux barbares ; c’était au ve siècle, ils commencèrent Venise : elle fut long-temps une modeste municipalité sous le protectorat de Constantinople dont elle s’empara plus tard dans la compagnie des Français. Dès le viie siècle le doge gouverna Venise ; il était général et juge ; il pouvait associer son fils à son autorité et ménager ainsi dans sa maison un pouvoir héréditaire. Mais vers 1032 on obligea le doge, désormais électif, à prendre l’avis d’un conseil formé des plus illustres citoyens qu’il convoquait lui-même. C’était le principe aristocratique qui commençait à prévaloir contre l’unité ducale : le siècle suivant vit des innovations nouvelles, l’érection du grand conseil, composé de quatre cent quatre-vingts citoyens, pris en nombre égal dans tous les quartiers de la ville et renommés tous les ans : le peuple ne les élisait pas, mais douze électeurs appelés tribuns. Au commencement du xiiie siècle, le grand conseil nomma lui-même les électeurs qui devaient le renouveler ; il approuvait aussi ou rejetait ses successeurs désignés. Alors le doge gouvernait avec six conseillers à robe rouge qui formaient la seigneurie et le conseil des pregadi. Désormais l’aristocratie travaillait ouvertement à tout concentrer dans ses mains. Cependant le peuple s’avisa qu’il n’était pas libre ; il se révolta : sa défaite riva sa servitude. L’aristocratie victorieuse rendit le grand conseil héréditaire entre les familles qui y avaient séance dès l’origine ; elle ouvrit le livre d’or, condamnant à l’inhabileté politique tous les nobles qui n’y seraient pas inscrits ; enfin elle créa le conseil des Dix[15]. L’autorité du nouveau conseil était dictatoriale, il cassait les décisions du sénat, traitait avec les puissances étrangères, enlevait à la quarantie criminelle les jugemens des affaires d’état, et de quelques grands crimes. L’aristocratie estima que sa puissance n’était pas encore assez formidable, elle imagina les inquisiteurs d’état. Ces hommes étaient trois : ils avaient partout des espions, on les appelait des observateurs, dans la noblesse, les citadins, les populaires et les ordres religieux : ils s’assemblaient le lendemain des élections des magistrats par le grand conseil ; ils examinaient la réputation de chaque magistrat, sa fortune : ils faisaient tendre des pièges à ceux qu’ils estimaient suspects. Jamais d’exécution publique. Le condamné était noyé de nuit dans le canal Orfano. Si quelque noble parlant dans le grand conseil ou le sénat, abordait un sujet étranger à la discussion, on lui ôtait la parole ; s’il discutait l’autorité du conseil des Dix, on le laissait parler ; après la séance, il était arrêté, jugé, mis à mort. Le noble mécontent était averti deux fois d’être plus circonspect ; s’il exhalait encore son mécontentement, on le noyait comme incorrigible. Un banni pour crime d’état pouvait obtenir sa grâce, s’il dénonçait ou s’il livrait un autre criminel. La délation est la vertu de Venise. Fra Paolo, consulté par le gouvernement de Saint-Marc, conseillait de concentrer de plus en plus l’autorité dans le sénat et surtout dans le conseil des Dix ; le grand conseil sent le peuple, disait-il : il voulait encore qu’on affaiblît la juridiction des quaranties : les nobles ne devaient jamais être condamnés à mort, surtout publiquement. La prison perpétuelle valait mieux, ou du moins la mort secrète. Qu’est-ce que la justice, sinon ce qui est utile à l’état[16] ? Par une admirable justice de l’histoire, cette hideuse machine fut broyée par un mouvement de la révolution française, et le lion valétudinaire de Saint-Marc[17] vint expirer aux pieds du général Bonaparte. Que Venise soit chantée par les romanciers et les poètes, qu’elle offre encore à l’étranger les mystérieuses folies de son carnaval ; mais qu’elle n’espère pas désarmer la sévérité du genre humain qui n’a rencontré nulle part plus de corruption et de cruauté.

La vieille aristocratie recule en grondant devant l’esprit humain : après avoir été en Angleterre plus habile qu’ailleurs, elle y médite peut-être aujourd’hui des résistances insensées. En France, Robespierre et Napoléon se sont mal conduits envers elle ; l’un a voulu l’exterminer, l’autre s’est efforcé de la flatter : double erreur. N’ayons pour le passé ni proscriptions ni bassesses. Le siècle n’est-il pas assez fort pour attirer tout à lui par une attraction naturelle ? Qu’il n’attribue plus la supériorité politique et morale à l’antiquité de la race, mais au mérite du présent, au talent, à la vertu, au génie ; et il éprouvera qu’un jour tous les enfans de la France l’estimeront d’assez bonne maison pour le servir avec dévoûment.

viii.

Où commence réellement l’intérêt de l’histoire ? Avec le commencement de l’homme même et de la société. La solidarité de la sociabilité humaine ne comporte pas les morcellemens arbitraires des destinées du genre humain ; et cet héritage est vraiment indivisible. Rien de plus pauvre et de plus stérile que de scinder l’histoire en déclarant que seulement à telle époque, à une ère donnée, ont commencé pour le genre humain la grandeur et la vérité. Les idées sont contemporaines du monde même, et constituent tant par le synchronisme de leur existence que par la succession de leur développement la trame indestructible de l’humanité.

Il est remarquable que les grands mouvemens de l’histoire se produisent sur des points différens presque à la même époque : pendant que Moïse cherche la Palestine, Cécrops tend vers l’Attique, Deucalion s’établit sur le Parnasse, Cadmus arrive de Phénicie à Thèbes, Danaüs aborde à Argos et Dardanus est sur l’Hellespont[18] ; migrations aventureuses et héroïques préparant des nations illustres et sédentaires.

Ainsi s’élevait lentement à la vie dans une laborieuse obscurité cette Grèce qui devait briller si vite et qui devait tirer les idées de leur enveloppe, comme des fleurs de leur calice pour en montrer à l’humanité l’épanouissement radieux et complet. Elle aura tout cette Grèce ; elle vous défraiera de tous les sentimens, de toutes les idées et de toutes les fantaisies. Aimez-vous mieux la raison pratique que la spéculative ? Elle vous offre des hommes graves s’occupant de la société, qu’elle appelle sages parce qu’ils sont sensés et utiles, Bias, Périandre, Solon et Cléobule. Si les abstractions et les idées de l’intelligence vous émeuvent, suivez Pythagore, Parmenide, Anaxagoras, Platon et Aristote ; prosternez-vous devant Socrate, ce martyre de la raison qui pouvait dire au monde, comme le Prométhée d’Eschyle, ce Christ révolté du polythéisme :

Ἐσορᾷς μ’ ὡς ἔϰδιϰα πάσχω.[19]
Tu vois quelle injuste passion on me fait souffrir.

La religion recèle toutes les profondeurs de la tradition et de la pensée sous l’apparence de ses pompes si riantes et si ouvertes. L’éloquence n’est pas indigne d’ériger sa tribune près des flots de la mer. La poésie ravit aux modernes par Simonide la priorité de la tristesse et de la mélancolie ; elle fait les premiers chants de l’épopée de l’humanité ; elle élève l’ode à une hauteur qui depuis est demeurée inaccessible ; elle ouvre le théâtre comme une école de la vie dont les maîtres ont à peine trouvé quelques rivaux depuis deux mille ans. L’histoire ordonne à Thucydide d’égaler par sa gravité la gravité des choses humaines. Callimaque, Myron, les Polyclète et Phidias élèvent des temples qui abritent convenablement les dieux, et des statues qui divinisent les hommes. Quels sont donc ces Grecs ? Quel est ce peuple de Dieu ? Quelle est cette terre privilégiée ? Cette terre promise ? Pourquoi là plus qu’ailleurs tant de génie, de bonheur et de beauté ?

C’est, là, c’est là que je voudrais mourir.[20]

L’Attique, baignée de deux côtés par la mer et liée au Péloponèse par l’isthme de Corinthe, offrait à l’activité humaine un théâtre à la fois ouvert et resserré qui, pas trop distant de l’Asie, échappait à l’esprit fanatique des sociétés grecques du nord. Trois époques marquent son antique histoire, l’époque pélasgique, l’époque cécropienne, et l’époque ionienne. L’époque pélasgique fut occupée par des déluges et des migrations que nous ne pouvons que soupçonner. La tradition raconte que Cécrops vint de Saïs apportant aux Athéniens les principes de la sociabilité, le respect des dieux, le respect des morts, la monogamie et la justice. Il enseigna Jupiter, c’était l’unité ; Neptune, c’était la mer ; Minerve, c’était la pensée. Érechthée, qui vint après Cécrops, fut, suivant une tradition, l’inventeur de l’agriculture. Ainsi les hommes avaient à la même époque du pain et des lois : époque où l’Attique se débrouillait elle-même avec le secours de quelques inspirations égyptiennes, où sa vie indigène recevait une impulsion exotique ; voilà pourquoi Cécrops passait pour avoir une double nature διφυὴς (diphuês) ; c’étaient l’Égypte et la Grèce, l’Orient et l’Europe commençant cette union que nous poursuivons aujourd’hui. Thésée est le titulaire de l’époque ionienne, temps d’émancipation et de liberté, où l’Attique commence à se distinguer hostilement du Péloponèse. À l’époque de Cécrops les habitans de l’Attique étaient partagés en prêtres, nobles, artisans et laboureurs ; à l’époque de Thésée, les prêtres ont disparu : c’est le temps pour les Athéniens de l’unité politique et nationale[21].

Dès lors, les institutions cherchent à s’approprier au développement de la société même ; après Dracon, qui ne trouva pas de génie dans la cruauté, vint un homme aimable et intelligent, faisant fort bien les lois et les vers, esprit heureux et étendu, d’une modération naturelle et d’une grandeur facile. Solon détruisit l’empire de l’aristocratie de race, et sans fonder une démocratie pure, il établit une sorte de régime tempéré que Clisthène fit pencher du côté du peuple.

Après Solon et Clisthène, la démocratie athénienne constituée a trois représentans : Thémistocle, Périclès et Alcibiade. Thémistocle conçut de procurer l’empire de la mer à Athènes, il lui devina son génie maritime, il la contraignit d’abandonner ses murailles pour se promener sur les flots, il la reprit du sein des mers et la rendit à de nouveaux remparts, qui s’élevèrent en dépit de Lacédémone, donnant deux fois la gloire et la vie à sa chère et ingrate patrie. Périclès conçut de ne rien conquérir et de tout conserver, de réduire Sparte au second rang par l’heureuse sagesse d’une guerre persévérante, et de mettre la gloire acquise sous la tutelle d’une modération qui ne se démentirait pas. Alcibiade ne conçut rien ; il courait à la gloire comme à un divertissement, sans plan et sans réflexion, le plus aimable et le plus étourdi des adolescens, jouissant avec insolence des faveurs de la nature et du peuple, idolâtré des Athéniens, condamné par eux, voulant s’en venger, les aimant toujours, réduit par leur folie à ne pouvoir les sauver après les avoir poussés dans une entreprise folle, succombant avec courage sous la flèche perfide du Perse ; il traversa la célébrité sans trouver la vraie gloire, trop léger pour être assez grand.

À Athènes l’influence aristocratique était exercée par l’aréopage, qui étendait une censure morale sur l’éducation, la religion et les mœurs ; l’influence timocratique par le sénat, composé de cinq cents membres élus tous les ans, qui administrait et gouvernait ; l’influence démocratique, par l’assemblée du peuple, qui se réunissait quatre fois en trente-six jours, examinait la conduite des généraux et des magistrats, adoptait les lois proposées par ses hommes d’état et ses orateurs.

Faut-il s’étonner si la démocratie athénienne fit des fautes et dura peu ? Pour la première fois, la liberté se montrait ; elle put tâtonner et s’égarer ; c’était un essai : et l’esprit humain se déborda lui-même dans l’ardeur de son activité. La philosophie produisit les sophistes, l’éloquence accoucha des rhéteurs, la démocratie eut ses démagogues : tristes enfantemens : mais il n’a été donné ni aux rhéteurs, ni aux sophistes, ni aux démagogues de déconsidérer et de perdre l’éloquence, la philosophie et la liberté.

L’Italie n’eut pas assez dans l’histoire d’être le théâtre de Marius et de Sylla, elle se mêla puissamment aux premiers mouvemens de la démocratie moderne. Dans le moyen âge, proprement dit, la vie républicaine des villes de Lombardie et de Toscane tient à la fois de l’état moderne et de quelques réminiscences de l’antiquité. L’idée représentative est absente de leurs constitutions : Milan, Pise, Gênes ont des consuls et des sénats. Rome, vers le milieu du xive siècle, vit apparaître, au milieu de son forum, encombré de ruines sacrées, l’image de la vieille république. Le fils d’un cabaretier et d’une blanchisseuse qu’échauffa la lecture de Tite-Live, fit passer dans l’ame du peuple la flamme qui le dévorait ; il fonda ce qu’il appelait le bon état, gouverna Rome sous le nom de tribun, et fut chanté par Pétrarque. Mais Colas Rienzi était une ame vulgaire qu’avaient embrasée par hasard de nobles ardeurs : tourmenté par une vanité ridicule, il se fit créer par les nobles chevalier : sans courage et sans cœur, il se laissa chasser de Rome par les Colonne et les Ursin ; il erra en Italie, en Allemagne, en Bohême : prisonnier du pape à Avignon, il ne reçut pas la mort de l’adroit Innocent vi, mais le titre de sénateur : que manquait-il à ce démocrate ? Il était déjà chevalier : il mourut sous le mépris et le poignard du peuple.

La constitution de Florence était fondée sur le commerce et l’industrie[22] ; elle fut au 13e siècle le triomphe de la démocratie : les nobles étaient obligés de s’incorporer dans les arts pour acquérir l’habileté politique. Le siècle suivant vit s’élever à Florence une nouvelle aristocratie timocratique dont l’insolence précipita le peuple dans le désir d’une dictature, et les Médicis furent poussés au pouvoir absolu par le flot de la multitude. L’esprit humain profita d’une puissance noblement exercée et poursuivit ses progrès sur les ruines du moyen âge. Quel est ce tribun qui s’emporte, et qui, contemporain de Machiavel, se croit encore au temps de Dante ? C’est un moine, car les moines sont d’excellens tribuns, c’est un religieux de l’ordre de saint Dominique qui prêche dans les églises de Florence la crainte de Dieu, l’amour de la liberté et l’égalité des droits : Alexandre vi, digne pontife, s’irrite de ces cris de réforme ; les Florentins défendent leur Savonarola. Mais un moine franciscain fut piqué de l’éclat jeté par le prédicateur sur l’ordre de saint Dominique, et pour convaincre le dominicain de la fausseté de ses doctrines, il lui proposa d’entrer tous les deux dans un bûcher ardent. Cette proposition plut singulièrement au peuple de Florence curieux de voir comment Savonarola se tirerait de cette affaire. Un disciple fervent releva le défi pour son maître et promit d’entrer dans un bûcher, à un jour convenu ; il s’y présenta en effet, l’eucharistie à la main, opposant Dieu à la mort. Les franciscains crièrent au sacrilège ; on disputa tout le jour ; vers le soir, par une faveur singulière du ciel, il tomba une épouvantable averse qui dispersa tout le monde, et renvoya chez eux les Florentins mécontens et trempés. Cependant Savonarola abandonné du peuple fut brûlé quelque temps après.

Le temps a fait un pas, le moyen âge n’existe plus que dans la mémoire des hommes, tout s’agrandit, les idées et les empires ; et la liberté, venant à la suite de la philosophie, passe les mers pour s’étendre sur de vastes territoires. Le gouvernement représentatif n’est plus uniquement anglais, il se fait américain, il ne se contente plus de modifier une monarchie ; il veut constituer une république. Il n’a trouvé à détruire ni royauté, ni noblesse féodale, ni vieille église ; il ne rencontre d’autre difficulté que l’immensité du théâtre sur lequel il doit se déployer ; et il fonde laborieusement une unité idéale au milieu de vingt-quatre états qu’il déclare moralement unis. On a beaucoup admiré l’unité de la théocratie italienne au sein de l’Europe ; si l’unité américaine persiste, cette durée méritera plus de gloire. Nous ne saurions parler pertinemment de l’Amérique ; elle est trop loin ; seulement il paraît que l’aristocratie de l’argent l’oppresse, et qu’il y a lutte entre les ambitions corruptrices d’une richesse immodérée, et la fierté laborieuse de la démocratie ; il paraît encore que la démocratie a pour elle la supériorité du talent et des services rendus au pays : Jackson est venu troubler l’uniformité du caractère américain par des passions obstinées, brillantes et fortes ; l’Amérique trouvera dans ses agitations les originalités et les grandeurs qui lui manquent encore.

La démocratie moderne, anglaise, américaine ou française se fonde sur l’intelligence et le travail : elle n’est pas comme la démocratie antique une minorité pesant par l’esclavage et la force sur les hommes qui n’étaient pas citoyens ; elle a pour loi l’égalité ; elle est universelle comme la pensée, infinie comme la mer, invincible comme l’avenir ; elle est l’humanité même, dans ce que l’humanité a de plus vivant, de plus pur et de plus sacré.

xi.

Puisque nous avons pris soin de ne nous engager dans l’histoire que munis de certains principes dirigeans qui pouvaient nous y guider, l’esprit de la même méthode nous conseille de nous recueillir après la course de nos explorations historiques, pour rechercher quelles peuvent être au siècle où nous sommes les notions les plus exactes touchant la sociabilité humaine qui demande à l’intelligence la règle de sa conduite et de sa destinée. Nous avons pour abréger appelé noocratie ce gouvernement de l’intelligence. Qu’on se rassure, nous ne ferons ici ni constitution ni catéchisme ; nous cherchons seulement quelques-unes des conditions les plus nécessaires de la vie sociale.

Le droit a sa manifestation la plus vivante dans la société même ; il a sa source dans l’intelligence de l’homme ; nous ne saurions admettre une distinction réelle entre le droit social, et le droit naturel ; cette distinction peut être élevée par une abstraction passagère ; mais si on en fait une entité, elle est fausse et funeste à la recherche du vrai.

La loi du droit social est le mouvement. Pourquoi échapperait-il à la loi universelle de ce qui vit et de ce qui est ? Cette notion bien comprise est le commencement d’une nouvelle théorie du droit.

Le droit humain, social ou naturel, a l’unité et la mobilité de l’humanité. L’intelligence humaine élève des méthodes qu’elle abandonne plus tard ; elle embrasse des formes d’idées qu’elle rejette ensuite ; les méthodes et les formes d’idées meurent ; l’intelligence humaine ne meurt pas. De même les droits, ces formes historiques du droit humain, meurent, mais le droit ne meurt pas. Quand meurent-ils ces droits ? quand l’intelligence les abandonne ; quand l’idée vivante ne les habite plus. Les dieux sont sortis, et les hommes n’ont plus de raison pour obéir.

Les révolutions ne sont pas autre chose que des proclamations bruyantes de la mort de certains droits : les révolutions ne disparaîtront que devant des institutions exprimant la mobilité naturelle du droit humain.

Les lois sortent des mœurs et des idées. La société doit comme l’homme se connaître elle-même : elle a besoin d’institutions qui l’instruisent de ses mœurs ; dans les empires modernes nous nous ignorons les uns les autres ; nous vivons dans la méconnaissance réciproque de nous-mêmes : pourquoi donc ne pas organiser la conscience du pays ?

Les idées ne sauraient être trop élaborées avant d’arriver à la direction des sociétés : pourquoi n’auraient-elles pas une représentation, une tribune où elles seraient débattues avant de devenir des lois : je ne parle pas de ces académies stériles qui échappent à la critique par le silence, et pour qui le mouvement, la lumière et la vie sont des nouveautés coupables. Il faut que la nation assiste par la publicité aux débats de l’intelligence, à ces conciles de la pensée ; elle sera à la fois leur disciple et leur juge ; de cette façon serait organisée la philosophie du pays.

Alors les mœurs connues et les idées élaborées, la loi est possible : plus sa préparation aura été lente, plus sa facture pourra être simple et une : il faut la frapper d’un seul coup, comme une médaille immortelle. La loi n’échappe pas aux conditions des autres productions du génie humain ; elle a besoin d’unité. Le législateur doit être un, non pas double ; intelligent, et représenter surtout la valeur morale. La féodalité et le moyen âge nous ont laissé nombre de préjugés parmi lesquels il faut compter l’habitude de prendre la propriété foncière pour le signe unique de l’habileté législative.

Le législateur doit n’avoir que des égaux, et n’apercevoir au-dessus de lui que la loi qu’il a faite.

Les lois doivent être puissantes, mais mobiles : elles ne doivent pas trouver les raisons du respect qu’elles inspirent dans un entêtement d’éternité, mais dans leur mobilité perfectible. Un peuple ne peut pas plus renoncer à perfectionner sa constitution, qu’un homme à améliorer sa conduite.

Pour considérer le pouvoir exécutif, on peut se placer dans l’histoire et dans la philosophie. Historiquement, le pouvoir exécutif dans les états européens est le résultat d’habitudes invétérées que le temps seul peut affaiblir et corriger, et qu’une attaque directe irriterait plutôt en les fortifiant. D’ailleurs dans l’évolution naturelle des progrès, d’autres réformes ont sur cette difficulté une priorité légitime. Philosophiquement, le pouvoir exécutif n’est autre chose que la volonté humaine soumise à l’intelligence, le bras à la tête ; il suit qu’il doit être élu, dépendant en principe, indépendant dans la sphère de l’action, fort, obéi, intelligent, glorieux, responsable, temporaire. La société doit honorer son chef ; elle doit aussi le placer dans des conditions faciles de moralité ; elle ne doit ni le corrompre, ni le fatiguer outre mesure. Napoléon lui-même a passé la dernière moitié de sa vie à s’égarer et à tomber. Laissez rentrer dans l’obscurité l’homme qui a servi son pays, n’a-t-il pas droit de se recueillir avant la mort dans la dignité du repos ?

Où donc est la souveraineté ? dans la raison de la société même, dans l’esprit du peuple. Une nation, comme un artiste, dispose de ses idées et n’en répond qu’à Dieu ; elle confie sa destinée à son intelligence, et elle sent qu’il n’y a qu’un droit parce qu’il n’y a qu’une vérité.

La justice a commencé par la religion et doit se perfectionner aujourd’hui par la science. L’esprit de l’homme a toujours cherché à donner une forme concise et claire aux prescriptions de la justice. Le Décalogue, le Pentateuque, surtout dans le Deutéronome, les douze tables, la compilation de Justinien, les codes modernes, les travaux de Frédéric, de Catherine, de Napoléon, de Bacon, de Bentham, manifestent cet effort continu de l’humanité.

La société qui a des codes peut chercher plus facilement la bonne administration de la justice. Pour appliquer la loi, comme pour la faire, toutes les précautions préalables doivent être prises ; ainsi l’indestructible distinction du fait et du droit doit précéder la décision même du droit ; le bon sens discerne le fait ; la science applique le droit. Le juge doit être un, responsable, souverain. Un sénat de jurisconsultes, dont nous avons en France une image qui s’affaiblit, examinera d’office toutes les décisions rendues ; il appréciera aussi les conséquences sociales des lois appliquées et transmettra des avis au législateur.

La société consciencieuse de sa supériorité morale sera toujours calme et charitable ; elle ne menacera jamais un de ses citoyens de sa vengeance ; elle ne suspendra la liberté d’un homme que durant le temps strictement nécessaire pour constater son innocence ou sa faute, préservant la justice de la contagion des irritations impures. Le châtiment ne sera dans ses mains qu’une forme de correction ; il sera temporaire. La religion chrétienne a surtout consolé le coupable par la pensée de l’immortalité : l’Église abhorre le sang, mais elle laisse le champ libre à la justice temporelle ; la philosophie moderne s’est occupée de la destinée terrestre de l’homme déchu et condamné ; elle a contesté la légitimité des peines irréparables ; elle a inventé des systèmes pénitentiaires pour corriger les délinquans et les coupables ; elle a conçu que la justice sociale devait être un mode de l’éducation.

La langue allemande a, pour désigner l’éducation, un mot d’une force particulière, die erziehüng : c’est la mise en dehors de la force humaine. La force humaine est centrale et spirituelle ; elle veut être provoquée à se produire ; l’éducation consiste dans cette provocation intelligente et volontaire ; elle est le triomphe et le développement de l’idée même, de la nature vivante ; elle abolit les influences et les supériorités d’antiquité et de race ; par elle l’homme ne relève que de lui-même, il s’élève ; l’éducation est une élévation.

La famille donne les premiers soins à l’enfant qui à côté de son berceau trouve sa mère, ange gardien mis par Dieu aux portes de la vie. Ne craignez rien pour cet homme qui naît ; il n’y a ni difformité, ni malheur qui pourront décourager sa mère ; pour triompher de toutes les disgrâces de la nature et de tous les coups de la destinée, Dieu, dans ses conseils, a trouvé la maternité.

La société doit l’éducation aux enfans qui lui viennent : seule elle peut transmettre aux générations un système de vérités sociales et morales qui puissent les sustenter et les nourrir ; les individus et les familles ont une instruction trop inégale et peuvent fausser ces vérités : l’état doit posséder une science publique qu’il distribue par un mouvement continu de diffusion, et qu’il renouvelle par un mouvement de conception. Les méthodes d’enseignement et d’invention doivent être soumises à une révision périodique.

L’art ne restera pas en dehors de l’éducation sociale ; il s’unira à la science pour agrandir les idées, pour élever les passions en les purifiant. Il aura des statues à montrer aux ambitions qui ne dorment pas ; il abreuvera d’harmonie la religion, le courage et l’amour ; il continuera l’épopée de l’humanité ; il arrachera au drame des profondeurs inconnues, et il ira briser le char du poète lyrique contre les marches du trône de Dieu.

L’instruction, cette initiation de l’homme et des sociétés, doit être vigoureuse et inspiratrice quand elle s’adresse aux jeunes gens, ces conscrits de l’humanité. Pour le peuple, cette substance du genre humain, elle doit être claire et nourrissante.

Elle ne doit pas s’abaisser, en s’adressant aux femmes, surtout aujourd’hui, où se déclarent parmi elles de vives agitations. Dans l’enfance du christianisme les femmes étaient aussi fort remuées : saint Paul, quand il écrit aux Corinthiens, aux Éphésiens, aux Colossiens, à son disciple Tite, n’oublie jamais de recommander aux femmes de garder le silence dans les églises ; donc elles parlaient ; d’être soumises à leurs maris, donc elles n’étaient pas obéissantes. Évidemment il y avait chez les femmes un mouvement insurrectionnel. Aujourd’hui l’insurrection est plus sensible encore : mais nous donnerons aux insurgées un conseil contraire à celui de saint Paul ; nous ne leur dirons pas de se taire, mais de parler, de parler beaucoup, éloquemment. On ne peut mieux s’émanciper que par le génie, par le dévouement aux idées, par ces élans victorieux qui ne vous laissent pas en arrière dans la marche du genre humain.

Dieu nous regarde au sein de l’infini, qui est à la fois son vêtement et son âme, infini, dont nous avons le sentiment, l’amour et le désir. L’humanité a conçu Dieu d’un seul coup comme unité ; elle l’a successivement adoré dans les différentes représentations de la vie. Par l’émanation elle a peuplé les cieux et la terre des images de la Divinité ; par l’apothéose elle a fait l’homme dieu ; par l’incarnation elle a fait Dieu homme.

Nous concevons Dieu dans le temps. Dieu, immobile dans l’Éternité, nous voit arriver à lui par le mouvement : il assiste à toutes les traductions que nous faisons de lui, à toutes les religions que l’on met à ses pieds. Il est toujours le même ; c’est son essence ; nous changeons toujours, c’est notre vertu. Bossuet a crié : Sortez du temps, aspirez à l’Éternité. Il fallait dire : Marchez dans le temps, vous comprendrez mieux l’Éternité.

Nous avons toujours, depuis l’origine des sociétés, changé, en les agrandissant, nos représentations de Dieu. Le christianisme en est la preuve ; il a été préparé par l’antiquité si savante dans la théologie : mouvement moral, pur et enthousiaste élan de dévouement, de tristesse et de mélancolie, il s’est assimilé les choses humaines, et il a dit qu’il les constituait ; successeur de l’antiquité, il s’est souvent irrité contre elle ; continué par la philosophie moderne, pourquoi donc s’est-il quelquefois fâché contre la philosophie ? Mais malgré ces préoccupations un peu iniques, malgré la décadence pontificale et catholique, malgré l’immobilité de sa lettre, le christianisme est debout au milieu des justes respects du monde.

Cependant l’élaboration humaine se poursuit, et trois principes qui grandissent incessamment demanderont un jour à passer dans la religion de l’humanité : la science, le droit, le bonheur. L’humilité d’esprit sera remplacée dans les devoirs religieux par le désir de connaître, la soumission aveugle aux puissances par l’idée réfléchie du droit, le désir du bonheur terrestre se joindra à l’attente de l’immortalité dans les cieux. L’humanité veut être entretenue dans le sentiment de sa force ; elle a le droit et le devoir de s’élever toujours, puisqu’elle doit arriver à Dieu.

Que Dieu soit donc présent dans les institutions sociales. On peut dire que Dieu, dans les sociétés, est tout ensemble ancien et nouveau, puisqu’une partie des hommes ne peut le distinguer et le sentir qu’à travers des symboles qui ont duré long-temps, tandis que d’autres, plus ardens et plus clairvoyans, le cherchent dans des voies nouvelles. Pourquoi des institutions vraiment religieuses ne satisferaient-elles pas un jour cette soif de l’avenir et de l’infini, ce mysticisme invincible et secret qui nous pousse vers l’inconnu ? De cette façon, disparaîtraient les luttes entre la religion et la philosophie, et les peuples pourraient comprendre que la révélation et l’idéalisme ne font qu’un. Au moins ne nous refusons pas de nous élever par la pensée à une époque future du monde, où l’humanité, devant à ses travaux une vision plus claire de la vérité, honorera dans un même panthéon les grandes époques de sa vie et de sa destinée, les hommes qui successivement lui auront révélé à elle-même ses idées et sa loi, où elle saluera le christianisme comme un point lumineux de sa religion, où resplendira la croix de Jésus-Christ, sainte et pure, au milieu des symboles qui lui auront succédé. Qui est plus religieux de celui qui limite Dieu ou de celui qui croit à son inépuisable immensité ?

Qu’on nous laisse remplir nos âmes du sentiment de l’infini pour y puiser la force de porter le poids de notre un ; et afin d’être positifs avec efficacité, ne nous abstenons pas trop de l’idéal. Siècle de l’infini, siècle de grandeur et de faiblesse, d’audace et d’indécision, curieux du passé, aspirant à l’avenir, pusillanime dans le présent, égoïste et dévoué, ambitieux de toutes les jouissances et de tous les droits, comment te supporter et te servir sans le culte de la science et des idées, sans la force de te marquer ta place dans la vie de l’humanité ? Seulement ainsi, nous garderons notre foi, car des illusions, nous n’en avons plus ; il faudrait des crédulités bien vigoureuses pour en conserver encore, des illusions, à la face de certaines choses et de certains hommes. Mais la foi ne meurt pas ; elle a d’inextinguibles ardeurs, et poursuit sans relâche la réforme sociale par la puissance et la médiation des idées.

Lerminier.
  1. Quelques auteurs, entre autres Boulanger (Antiquité dévoilée), ont considéré la gigantomachie comme un emblème des révolutions subies par la nature. Sans répudier entièrement cette explication, nous préférons de notre côté voir dans la fable des géans le règne de la force brutale avant l’intervention du droit.
  2. Voyez sur la vie nomade, Hérodote, liv. iv. — Justin., liv. xli.
  3. Diodori Siculi, Bibli. hist., lib. i, cap. 14, p. 44. Tom. i, édit. Bipontina.
  4. Saturnalior., lib. iii, cap. 12.
  5. Périclès aux Athéniens.
  6. Le Code civil recommande d’éviter de morceler les héritages et de diviser les exploitations ; art. 832.
  7. Ἀλλὰ σέϐονται ποταμοὺς μάλιστα. Hérodote, Clio, § 138.
  8. Hérodote, Clio, 98.
  9. Il serait à désirer que l’enseignement du droit en France fût renouvelé dans les principes mêmes de sa méthode. Ici une réforme fondamentale serait nécessaire. Le système d’enseignement conçu par la législation impériale est trop vicieux pour qu’on puisse attendre de quelques amendemens partiels des résultats satisfaisans. Cet état de choses nous a rendu plus impérieux que jamais le devoir d’élever notre enseignement à sa plus haute généralité, afin que les grandes lignes de la science fussent au moins tracées, et pussent servir d’indication aux jeunes talens qu’une vocation sérieuse convierait à l’étude de la législation. La haute instruction doit provoquer tous les progrès, et ne faire obstacle à aucune ambition de l’intelligence.
  10. Ce mot n’est produit ici que comme une forme d’abréviation.
  11. De Officiis, lib. i, §. 44.
  12. Voyez Virgile et Macrobe.
  13. Voyez les conseils que Crésus donne à Cambyse pour amollir les Lydiens ; il lui indique les moyens de changer leur éducation.
  14. Quemadmodum lubium imperiorumque, ità gentium nunc florere fortunam, nunc senescere, nunc interire. — Velleius Paterculus, lib. ii, cap. xi.
  15. Le conseil des Dix était composé de dix-sept membres :

    Les Dix proprement dits ;
    Le doge ;
    Les six conseillers du doge.

  16. La constitution de Venise était ainsi organisée :

    Le grand conseil,
    Le sénat,

    Le collége des sages. — Vingt-six personnes, doge et six conseillers ; les trois présidens des quaranties : les seize sages.
    La seigneurie.
    Le doge.

    Les trois quaranties, composée chacune de quarante juges :
    Civile nouvelle,
    Civile vieille,
    Criminelle.
    Conseil des Dix.
    Inquisiteurs d’état.

  17. Expression du général Bonaparte.
  18. Voyez Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe. Il y a dans cet admirable morceau, en ce qui touche l’histoire, un singulier mélange de justesse et de timidité d’esprit. Il n’y a nulle raison, dit Cuvier, pour ne pas attribuer la rédaction de la Genèse à Moïse lui-même. Nous en demandons pardon à ce grand homme, mais il y a pour cela d’excellentes raisons que nous donnerons un jour.
  19. Dernier vers du Prométhée.
  20. Béranger.
  21. Voyez Thucydide, livre Ier.
  22. Les commercans étaient divisés en compagnies, ou arts. Il y eut d’abord douze arts : sept grands arts et cinq inférieurs. Mais ceux-ci vinrent successivement au nombre de quatorze. Les sept grands arts étaient :

    Les gens de loi et notaires,
    Les négocians en tissus étrangers,
    Les banquiers ou changeurs,
    Les drapiers,
    Les médecins et pharmaciens,
    Les marchands de soierie.
    Les fourreurs.

    Les cinq inférieurs étaient :

    Les marchands de toile,
    Les bouchers,
    Les serruriers,
    Les cordonniers,
    Les maçons.

    Europe au moyen âge, Hallam. tome III.