Légendes chrétiennes/Jésus-Christ et le bon larron

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VI


jésus-christ et le bon larron.



Joseph et Marie fuyaient vers l’Égypte avec leur enfant, l’enfant Jésus, pour le soustraire à l’édit du cruel Hérode, qui ordonnait le massacre de tous les nouveau-nés, dans la Judée. La mère et l’enfant étaient montés sur un âne ; le père les précédait de quelques pas, et ils allaient ainsi, comme de pauvres gens qu’ils étaient, mettant toute leur confiance dans la protection de Dieu.

Une nuit, ils furent surpris par un violent orage : éclairs, tonnerre et pluie torrentielle. Ils frappèrent à la porte de la première habitation qu’ils rencontrèrent et demandèrent l’hospitalité pour la nuit. La maison avait bonne apparence et paraissait habitée par des gens à l’aise, sinon riches.

Une femme vint ouvrir et répondit à leur demande :

— Je ne puis vous loger, mes pauvres gens, car mon mari est un brigand inhumain et cruel, bien connu dans le pays, et si je vous reçois, quand il rentrera, il vous jettera à la porte et vous maltraitera peut-être.

— Ayez pitié de notre situation, dit alors Marie, et surtout de ce pauvre petit enfant qui périra, sans doute, s’il nous faut passer la nuit dehors. Voyez le temps affreux qu’il fait !

— Je vous plains de tout mon cœur, et je voudrais pouvoir vous venir en aide ; mais, je vous le répète, je crains l’accueil que vous ferait mon mari.

— Nous aimons mieux courir la chance d’être mal accueillis par votre mari que rester dehors par un pareil temps ; notre pauvre innocent en mourrait sûrement.

Et la mère pressait son enfant contre son cœur.

— Entrez alors, dit la femme du brigand, et Dieu vous protège !

Et ils entrèrent.

Le brigand arriva presque aussitôt, et, en voyant les hôtes de sa femme, il lui demanda :

— Qui sont ces gens, femme ?

— Ce sont des pauvres gens surpris par l’orage et qui m’ont demandé l’hospitalité, pour une nuit seulement. J’ai eu pitié d’eux, surtout de leur petit enfant, qui serait mort de froid, s’il leur avait fallu passer la nuit dehors.

— Ah ! il y a aussi un petit enfant ? Voyons-le.

Et ayant examiné l’enfant, que la mère cachait ms son sein, il dit :

— Un fort bel enfant, en vérité ! Mais comme il est mouillé et tremble de froid, le pauvre petit ! Que l’on fasse du feu, vite, pour le chauffer ! Il faut le laver avec de l’eau chaude et lui donner des langes frais.

Et la femme du brigand, tout étonnée de voir son mari devenu subitement si humain et si compatissant, fit faire du feu par une esclave et chauffer de l’eau. Puis elle donna du linge fin et frais à la mère pour envelopper son enfant.

Marie s’approcha du feu, lava son fils dans un bassin rempli d’eau tiède et l’emmaillotta ensuite bien chaudement. Le brigand la regardait faire en souriant, et tout étonné de sentir son cœur amollir et de ne pouvoir lever les yeux de dessus cet enfant.

Le brigand avait un fils de cinq à six ans, mais il était rongé par la lèpre. Il s’était aussi approché des étrangers, et, comme son père, il contemplait en silence l’enfant Jésus assoupi. Marie le remarqua et dit :

— Votre fils paraît bien malade.

— Hélas ! répondit le père, le pauvre enfant est lépreux, et voilà ce qui fait mon désespoir. J’ai consulté tous les savants du pays, médecins et magiciens, et je les ai comblés d’or, car ce n’est pas là ce qui me manque ; mais ils ont eu beau frictionner l’enfant avec toutes sortes d’onguents et d’herbes, et réciter maintes formules secrètes, son état n’a fait qu’empirer tous les jours, et tout son corps ne sera bientôt qu’une mer de lèpre[1].

— Le pauvre enfant ! dit Marie, en le regardant avec compassion ; eh bien, lavez-le dans l’eau où j’ai lavé mon fils, et peut-être cela lui fera-t-il du bien.

— C’est inutile, répondit le père, après tout ce que nous avons déjà fait.

— Faites ce que je vous dis, je vous en prie, insista de nouveau Marie, et ayez confiance : Dieu est grand.

La femme du brigand lava son enfant dans l’eau qui avait servi à laver l’enfant de Marie, puis elle l’enveloppa dans du linge frais et le coucha chaudement dans son lit.

Le lendemain matin, Joseph et Marie s’apprêtaient à partir avec leur enfant.

— Comment est votre fils ce matin ? demanda Marie à la femme du brigand.

— Je suis guéri ! je suis guéri ! cria l’enfant, en entendant ces paroles.

Et, en effet, il sauta hors de son lit, dispos et bien portant, et n’ayant plus la moindre marque de lèpre sur le corps.

Le père et la mère restèrent quelque temps immobiles et muets d’étonnement et de bonheur ; puis ils prièrent leurs hôtes d’accepter une cassette pleine d’or et de pierres précieuses qu’ils leur présentèrent. Mais Marie refusa en disant :

— Nous sommes encore vos obligés et vos débiteurs ; mais un jour viendra où mon fils saura reconnaître le service que vous nous avez rendu.

Et ils partirent et continuèrent leur route vers l’Égypte.

— Ces pauvres gens ! dit alors le brigand ; ils ont bon cœur ; mais comment se fait-il qu’ils n’ont voulu rien accepter pour le service qu’ils nous ont rendu, et qu’ils parlent encore de nous récompenser un jour, pauvres comme ils le sont ?

— Dieu est grand ! dit la femme, pour toute réponse.

Environ trente-deux ans plus tard, Notre-Seigneur Jésus-Christ fut condamné à mourir sur une croix, entre deux larrons. Le brigand ou larron de qui nous venons de parler avait continué son métier, comme devant, détroussant les voyageurs et les assassinant même à l’occasion. Il avait été pris et jugé. La sentence des juges le condamnait à être crucifié, et il était en prison, en attendant le jour de l’exécution. Il était un des deux larrons qui devaient être crucifiés avec Jésus de Nazareth.

Quand les trois condamnés étaient en croix, subissant leur supplice, Jésus au milieu, un des larrons, celui de droite, était silencieux, calme et résigné ; celui de gauche, au contraire, criait et blasphémait, et se tordait comme un possédé du démon. Alors, Jésus, s’adressant au larron de droite, lui dit :

— Ne vous rappelez-vous pas m’avoir déjà vu quelque part, avant aujourd’hui ?

— Je ne me le rappelle pas, répondit le larron.

— N’avez-vous pas reçu dans votre maison, il y a environ trente-deux ans, deux pauvres gens et leur enfant nouveau-né, surpris par un orage, au moment où ils fuyaient en Égypte, pour se mettre à l’abri de l’arrêt d’Hérode contre les nouveau-nés de la Judée ; et votre fils, rongé de la lèpre, n’a-t-il pas été guéri instantanément pour avoir été lavé dans l’eau où l’enfant de ces pauvres gens venait d’être lavé lui-même ?

— C’est vrai, je me le rappelle, répondit le larron.

— Je suis cet enfant. Ma mère vous a promis que son fils vous paierait un jour la dette de reconnaissance qu’elle avait contractée envers vous, et je vous annonce que vous serez avec moi, ce soir, dans le royaume de mon père...

Ils moururent, et leurs âmes montèrent ensemble au ciel, et l’on dit même que c’est le seul larron qui alla jamais au paradis, car l’autre n’y alla pas.

(Conté par Marie Tual, dans l’île d’Ouessant, mars 1873.)


Une autre version dit que ce fut le fils du brigand qui avait donné l’hospitalité à Joseph et à Marie avec leur enfant qui, ayant suivi le métier de son père, fut crucifié avec Jésus.

Cette légende se retrouve, à peu près telle qu’ici, dans les Méditations ou plutôt les visions de la sœur Emmerich, religieuse du couvent d’Agnetenberg, à Dulmen. Cette visionnaire célèbre était née dans un pays slave, et j’ai eu souvent occasion de constater de nombreuses ressemblances entre les contes populaires des Slaves et ceux des Bretons armoricains. Ma conteuse, Marie Tual, avait plus de soixante ans, quand elle me conta cette légende, qu’elle tenait de sa mère, laquelle l’avait apprise, dans son enfance, d’une autre personne de l’île. Ce n’est donc pas par le livre de la sœur Emmerich, qui sans doute n’est jamais venu à Ouessant, que ce récit aura été connu dans l’île. La sœur Emmerich est morte en 1824. La vie de la sainte Vierge, d’après les méditations d’Anne-Catherine Emmerich, religieuse augustine du couvent d’Agnetenberg, à Dulmen. morte en 1824, a été rédigée par Clément Brentano. L’édition la plus récente, je crois, en a été publiée en 1864, chez Ambroise Bray, à Paris.



  1. Eur mor euz a laournès, suivant la poétique expression de ma conteuse.