Légendes chrétiennes/Janning, ou les trois souhaits

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François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.




X


jannig ou les trois souhaits.



_____Il n’y a pas de doute qu’autrefois
Celui qui avait deux bons yeux n’était pas aveugle ;
_____Celui qui n’a qu’un bon œil
_____Est borgne, je le présume,
Et il lui faut faire deux fois la même route
_____Pour voir les deux côtés du chemin[1].



Il y avait une fois un homme nommé François Le Falc’her, parce qu’il était faucheur de son état, qui habitait une pauvre chaumière, non loin de l’ancienne abbaye de Bégar. Il se faisait vieux, et comme sa femme, Marguerite Kerlogod, était morte depuis quelques années déjà, il était resté seul avec un fils, un beau gars courant sur ses dix ans, intelligent et éveillé. Ennuyé de vivre si seul, Le Falc’her voulut se remarier, et il prit la fille d’un aubergiste du bourg de Gjat-Askorn, qui n’avait pas encore vingt ans. Il s’en repentit bientôt. Cette fille était une tête éventée, et elle n’aimait que le plaisir, les pardons, les danses et les parures. De plus, elle était paresseuse, comme si elle avait eu mille écus de rente, et — ce qui n’arrive que trop souvent — elle était dure et mauvaise envers le fils de son mari, qui s’appelait Jannig. Le père de Jannig partait tous les jours, de bon matin, pour aller travailler à la journée dans les fermes et les manoirs du pays, et quelquefois aussi à l’abbaye de Bégar, — car les moines possédaient une vaste étendue de terrain sous bois et pâturages, avec une haute muraille autour. Dès qu’il était sorti de la maison, la marâtre au cœur dur forçait Jannig de quitter son lit, et elle l’envoyait garder quelques maigres moutons, sur une lande, à quelque distance de là. Elle lui donnait, pour toute pitance, un morceau de pain d’orge, moisi et sans sel, et, quelque temps qu’il fît, il ne devait jamais rentrer avant le coucher du soleil. Il fallait passer une petite rivière pour aller à la lande, et, comme il n’y avait pas de pont dessus, Jannig était obligé de charger ses moutons sur ses épaules et de leur faire ainsi passer la rivière, l’un après l’autre, car les moutons sont comme les chats, ils n’aiment pas l’eau.

Quand vint le printemps, Jannig, qui n’était ni un sot ni un paresseux, songea à construire lui-même un pont sur la rivière, pour faire passer ses moutons et n’être plus obligé d’entrer dans l’eau glacée, pendant l’hiver. Il se mit donc au travail avec courage, avançant un peu chaque jour, si bien que, pour la fête de la sainte Vierge, à la mi-août, le pont était entièrement terminé.

En ce temps-là, Notre Sauveur Jésus-Christ voyageait en Basse-Bretagne, avec une partie de ses apôtres. Un jour qu’il était seul avec saint Pierre, son grand ami, ils arrivèrent au pont de Jannig, vers midi.

— Tiens ! s’écria saint Pierre, on a construit un pont sur la rivière, depuis la dernière fois que nous avons passé par ici. Qui donc a fait cela ? N’importe, nous en profiterons pour passer l’eau, à pied sec, plus heureux que l’autre fois.

Et ils passèrent sur le pont. Quand ils furent de l’autre côté de l’eau, ils aperçurent Jannig assis au bord de la rivière, laissant pendre ses pieds au fil de l’eau claire et écorchant une baguette de coudrier, tout en sifflant et chantant tour à tour.

— Bonjour, mon enfant, lui dit notre Sauveur ; ton petit cœur est bien gai.

— Bonjour à vous, mes gentilshommes (il les prenait pour des gentilshommes), répondit l’enfant ; il fait si beau vivre, aujourd’hui que le bon Dieu daigne nous envoyer son soleil béni !

— Dis-moi, mon enfant, reprit notre Sauveur, sais-tu qui a fait ce pont neuf ?

— C’est moi, messeigneurs, répondit Jannig, pour faire passer mes moutons, et aussi pour la commodité des honnêtes gens comme vous, qui ne seront plus obligés de se mouiller les pieds.

— Ton langage me plaît, mon enfant, et je voudrais faire quelque chose pour toi ; fais-moi trois demandes, celles que tu voudras, et je te les accorderai.

— N’importe ce que je demanderai ?

— N’importe ce que tu demanderas, pourvu cependant que ce ne soit rien de mal.

— Vous voulez vous moquer de moi, je pense ; il n’y a que le bon Dieu qui puisse faire cela.

— Demande toujours, dit saint Pierre ; tu ne sais pas à qui tu parles.

— Eh bien, reprit Jannig, je demande premièrement que tout ce que je souhaiterai s’accomplisse aussitôt.

— Accordé, reprit le bon Dieu.

— En second lieu, je demande…

— Demande le paradis, dit saint Pierre en l’interrompant.

— Ah ! oui, du pain doux[2] ; il me semble que j’en ai assez de pain doux comme cela ! Ma marâtre ne met jamais un grain de sel ni dans mon pain ni dans ma soupe… Je demande donc, en second lieu, un arc avec lequel j’atteindrai tout ce que je viserai.

— Accordé, répondit encore le bon Dieu ; mais, au moins garde-toi de te servir de ton arc pour faire le mal.

— Et enfin, en troisième lieu, je demande…

— Le paradis ! dit encore saint Pierre.

— Laissez-moi donc tranquille, vous, avec votre pain doux... Je demande, en troisième lieu, une flûte qui fera danser, malgré eux, tous ceux qui l’entendront, quand j’en jouerai.

— Accordé ! dit encore le bon Dieu ; je t’accorde tes trois souhaits ; mais n’en abuse pas pour faire du mal à personne, et nous nous reverrons encore un jour. Au revoir donc, mon enfant.

Et les deux voyageurs continuèrent leur route, tout en causant.

Jannig, resté seul, se demandait qui pouvaient être ces deux étrangers, qui avaient fort bonne mine, et qui lui avaient cependant dit des choses si étranges.

— Sans doute qu’ils ont voulu se moquer de moi, pensait-il ; n’importe, voyons un peu. J’ai faim, et je n’ai là qu’une croûte de pain d’orge tout moisi… Si pourtant ce qu’ils m’ont dit pouvait être vrai !… Ils avaient l’air d’honnêtes gens… Il y a bien longtemps que je n’ai pas fait de bon repas ! Avant que mon père se fût remarié, j’avais quelquefois du pain blanc, des crêpes et un morceau de lard, et même des saucisses et des boudins ! Ah ! si je pouvais voir toutes ces bonnes choses, à l’ombre de ce hêtre !...

Et, aussitôt le souhait formé, il vit toutes ces choses, sur une nappe blanche étendue sur le gazon, à l’ombre du hêtre. Il en fut si étonné, qu’il resta à les contempler, immobile, et la bouche et les yeux grands ouverts. Il croyait rêver. Il s’approcha doucement, et comme s’il craignait que tout s’envolât et disparût au moindre bruit. Quand il fut près de ces mets délicieux, dont la vue et l’odeur lui faisaient venir l’eau à la bouche, il regarda de tous côtés, et, ne voyant personne, il prit une saucisse et y mordit à belles dents. C’était bien une vraie saucisse ; elle était délicieuse. Puis il en prit une autre, et du lard, et des boudins !… Il y avait aussi du cidre !... Quand il fut rassasié, à ne plus pouvoir rien manger ni boire, la nappe disparut avec tout ce qu’il y avait dessus, sans qu’il sût comment.

— À la bonne heure ! se dit-il ; me voici un gaillard, à présent ! Plus de pain moisi, ni de soupe sans sel, ma marâtre ! Pourvu que cela puisse durer !…

Quand le soleil se coucha, Jannig rassembla ses moutons, et revint à la maison en chantant et en sifflant. Il alla tout de suite se coucher, sans attendre son souper. Sa marâtre ne lui demanda seulement pas s’il était malade, en le voyant se mettre au lit sans souper. Le lendemain matin, il se rendit à la lande avec ses moutons, comme tous les jours, mais plus joyeux que d’ordinaire. Quand l’heure du dîner fut venue, il fit le même régal que la veille. Il demanda même du rôti et du vin en plus. Puis il s’amusa, le reste du jour, à tirer des hirondelles et d’autres oiseaux avec son arc. Il n’en manquait pas un seul, et il était lui-même émerveillé de son adresse. Avant de ramener ses moutons à la maison, il fit encore un autre repas. Au bout de quelques jours de ce régime, la marâtre de Jannig remarqua que le gars engraissait et avait bonne mine ; de plus, il était joyeux et content, et sifflait et chantait continuellement, lui si chétif et si triste naguère. Cela lui paraissait étrange et lui déplaisait même. Un moine de l’abbaye venait souvent la voir, en l’absence de son mari, et elle lui demanda ce qu’il pensait d’un changement si subit et si complet.

— Ce garçon-là, répondit le moine, doit voler de l’argent quelque part, ou peut-être bien a-t-il trouvé moyen de pénétrer dans la cuisine de l’abbaye, où il prend de la viande, du vin et autre chose, et voilà pourquoi il se porte si bien et a de si belles couleurs. Mais laissez-moi faire ; je surveillerai le gars, et je saurai bientôt à quoi m’en tenir à ce sujet.

Le lendemain donc, le moine alla se cacher dans un buisson, sur la lande, afin de pouvoir surveiller de là le petit pâtre. Quand l’heure du dîner arriva, vers midi, Jannig fut servi comme à l’ordinaire, et il se mit à manger, sans se soucier de rien. Le moine s’élança alors de sa cachette, en criant :

— Je le savais bien ! Je t’y prends, mon drôle ! Mais, sois tranquille, dans trois jours, tu seras pendu devant la porte de l’abbaye !

— Que me veut ce démon ? dit Jannig, sans s’émouvoir. Il voudrait sans doute manger mon lard et mon rôt, et boire mon vin ; il n’y a rien pour vous, mon brave homme ; continuez votre route.

— Je te ferai pendre, petit voleur ! reprit le moine.

— Voleur !... dit Jannig, sentant le sang lui monter à la tête.

— Oui, voleur, et tu seras pendu ; tu as volé tout cela à la cuisine de l’abbaye.

— En êtes-vous bien sûr ?

Et Jannig prit sa flèche.

— Oui, j’en suis sûr.

— Aussi sûr qu’il y a une pie là-bas sur ce buisson d’épine ?

Et il montrait au moine une pie perchée sur un buisson d’épine.

— Oui, aussi sûr qu’il y a une pie sur ce buisson d’épine.

— Et que je vais la tuer, d’un coup de flèche ?

— Tu es trop maladroit pour cela.

— L’irez-vous chercher, dans le buisson, si je la tue ?

— Oui, si tu la tues ; mais il n’y a pas de risque.

Jannig lança sa flèche et abattit la pie au milieu des ronces et des épines, puis il dit :

— Allons, moine, mon gros moine, allez me chercher la pie ; elle est tombée.

Et le moine entra dans le buisson d’épines et de ronces en grognant et en jurant. Jannig prit alors sa flûte et se mit à en jouer. Et voilà aussitôt le moine de sauter et de se trémousser parmi les ronces et les épines, en pestant et en poussant des cris arrachés par la douleur. Ses yeux brillaient, dans leurs orbites, comme deux charbons ardents. Au bout d’une demi-heure de ce manège, tout son froc s’en était allé en lambeaux, et sa chemise aussi, et il était nu. Tout son corps était lacéré et couvert de sang. Il criait : Grâce ! grâce ! d’une voix lamentable. Enfin, Jannig eut pitié de lui, et il cessa de souffler dans sa flûte. Alors le pauvre moine put sortir du buisson, et il partit, honteux et confus comme un chat fouetté. Je ne sais comment il fut reçu à l’abbaye, quand il y arriva, dans cet état pitoyable. Il fut encore heureux de ne pas rencontrer de chiens dans son chemin, car ils l’auraient dévoré. L’abbé le fit venir en sa présence, pour lui rendre compte de sa situation. Il dit qu’il avait été mis dans cet état par un jeune pâtre nommé Jannig, lequel était sans doute sorcier, et qui, de plus, volait les provisions de bouche et le vin de l’abbaye.

— Voler le vin de l’abbaye ! s’écria l’abbé.

Et il alla aussitôt trouver le juge, pour lui demander justice. Jannig fut appelé devant le juge et condamné à être pendu.

Le jour où devait être exécutée la sentence, devant l’abbaye de Bégar, une grande affluence de peuple était accourue de toutes les communes voisines. Le moine était là aussi, auprès de son amie, la marâtre de Jannig, et ils riaient et plaisantaient tous les deux. Jannig était au pied de la potence, et on apprêtait la corde. Pourtant, il ne paraissait ni inquiet ni triste, ce qui étonnait tout le monde. Il demanda, pour dernière grâce, qu’avant de lui passer la corde au cou, on le laissât jouer encore un air sur sa flûte. Le juge et l’abbé n’y virent aucun inconvénient, et ils lui dirent qu’il pouvait jouer un air. Cependant, le moine, à la vue de sa flûte, cria qu’il fallait l’empêcher de souffler dans cet instrument, parce qu’il était enchanté. Mais Jannig s’empressa de souffler dans sa flûte, et voilà aussitôt tous les assistants de se mettre en branle. Le juge, le bourreau, l’abbé, les moines, les spectateurs, tout le monde, hommes et femmes, jeunes et vieux, sautaient et gambadaient, à qui mieux mieux. Ils chantaient et riaient, et levaient leurs robes, et tournaient dans une ronde folle et irrésistible : c’était comme un véritable sabbat. En ce moment, vint à passer par la place, allant à Lannion, un marchand de bœufs de la Cornouaille, avec plusieurs paires de bœufs couplés sous le joug. En voyant cela, Jannig eut une drôle d’idée. Il souhaita que sa marâtre et son moine fussent couplés, comme les bœufs, et attachés sous le même joug ; ce qui fut fût aussitôt. La danse tourbillonnait toujours de plus belle, et le moine et la marâtre, avec leur joug, lancés à travers la foule, renversaient et blessaient beaucoup de monde, et l’on criait sur de tous côtés : — À mort ! à la potence ces méchants ! ces deux animaux sauvages !...

— Assez ! grâce ! grâce ! criaient le juge et l’abbé.

Enfin, après une heure de cette danse diabolique, Jannig cessa de souffler dans sa flûte, et tout s’arrêta, à l’instant. Les danseurs étaient en nage, et la sueur coulait le long de leurs membres, comme s’ils sortaient d’un étang. Jannig put se retirer tranquillement, sans que personne s’y opposât, et la marâtre et son ami le moine furent pendus, séance tenante.

Jannig resta à la maison avec son père, qui commençait à se faire vieux, et ils vécurent ensemble, heureux et estimés d’un chacun, dans le pays, car ils faisaient du bien à tout le monde, et bientôt il n’y eut plus de pauvres, à plusieurs lieues à la ronde.


Quelques-uns font finir le conte ici ; mais d’autres vont plus loin et racontent comment le vieux Falc’her, ayant acheté du bois et fait des fagots, Jannig, qui aimait à aller toujours garder ses moutons sur la lande, chargea un fagot sur le dos de chacun de ses moutons, pour venir à la maison. La fille du roi, qui se promenait dans le pays, rencontra sur sa route les moutons chaînés de cette façon, et elle se mit à injurier Jannig, qui les suivait, l’appelant méchant, imbécile, idiot !

— Je désire être le père de l’enfant que tu mettras au monde, pensa Jannig, en entendant cela.

Et voilà que la princesse devint enceinte, quelque temps après. Elle était désolée et ne pouvait s’expliquer comment cela était arrivé. Elle mit au monde un fils, un enfant magnifique. Le vieux roi était furieux.

— Qui est le père de l’enfant ? demanda-t-il à sa fille.

— Je ne sais pas, répondit-elle en pleurant.

Le roi fit venir son devin, pour le consulter. Le devin réfléchit, consulta ses livres, puis il parla de la sorte :

— Sire, voici ce qu’il faudra faire : la princesse devra se mettre sur le balcon du palais, tenant dans ses bras son enfant nouveau-né, lequel aura une orange dans la main droite. Alors vous ferez passer sous le balcon les courtisans et les officiers de votre cour, puis tous les nobles et les seigneurs du royaume, enfin tous vos sujets mâles, s’il le faut, jusqu’à ce que l’enfant, reconnaissant son père, lui présente l’orange.

Le roi donna des ordres pour mettre à exécution le conseil de son devin. Au jour fixé, la princesse, magnifiquement parée, se plaça sur le balcon du palais, ayant entre ses bras son enfant, qui tenait une orange dans la main droite. Le défilé commença alors. Les courtisans, les pages et les gens de la cour passèrent d’abord ; puis vinrent les généraux, les officiers et toute l’armée ; ensuite passèrent tous les nobles et autres seigneurs du royaume... L’enfant avait toujours son orange dans la main. Le vieux roi n’avait pas l’air content. Il se tourna vers son devin et lui dit :

— Il me semble qu’il est inutile de continuer, car le père de l’enfant de ma fille ne peut pas être un homme du peuple !

— Pardonnez-moi, sire ; faites continuer le défilé, et soyez certain que l’enfant ne manquera pas de reconnaître son père, quand il viendra à passer.

Le défilé continua donc, pendant plusieurs jours. Les marchands, les artisans, les ouvriers, les paysans, les gens de toutes les conditions enfin, avaient passé sous le balcon, et l’enfant n’avait encore présenté son orange à personne. On désespérait de découvrir le père par ce moyen. On vit alors accourir, enfourchant un bâton, comme les enfants qui jouent au cheval, un homme fort mal habillé et qui paraissait être un idiot.

— Place ! criait-il, place à l’époux de la princesse !

C’était Jannig. Tout le monde partit d’un grand éclat de rire. Il passa sous le balcon. L’enfant lui sourit et lui présenta son orange. On ne riait plus ; mais grand était l’étonnement de chacun. Le roi ne se possédait pas de colère.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

— Jannig Le Falc’her, répondit-il ; Jannig le pâtre, votre gendre, sire.

— Mon gendre ! cria le roi, en écumant de rage, un pâtre ! un idiot !... jamais ; j’aimerais mieux mourir !

— En attendant, j’emmène votre fille et son enfant, sire ; peut-être un jour vous trouverai-je dans de meilleures dispositions à mon égard, répondit tranquillement Jannig.

Et il lui suffit de souhaiter que la princesse et son enfant le suivissent, pour que cela se fît, sans que personne songeât seulement à s’y opposer. Il les conduisit dans une île, au milieu de la mer. Il souhaita avoir dans cette île un palais beaucoup plus beau que celui de son beau-père ; et le souhait fut encore accompli, aussitôt que formé. Enfin, il souhaita encore que son île fût reliée à la terre ferme par un magnifique pont, avec trois hôtelleries, dont une à chaque extrémité et une autre au milieu ; ce qui fut encore exécuté, à l’instant même. Il mit alors de ses gens dans ces hôtelleries, avec ordre d’y bien recevoir tous les voyageurs, et les pèlerins, et les mendiants qui se présenteraient, et de leur servir à manger et à boire à discrétion de tout ce qu’ils demanderaient, et cela gratuitement ; il se chargeait, du reste, de fournir les provisions. Cela lui coûtait si peu !

Cependant, le roi, indigné de la manière dont sa fille lui avait été enlevée, s’occupa de la retrouver. Il envoya des ambassadeurs à sa recherche. Ceux-ci, après avoir parcouru tout le royaume, arrivèrent au pont qui réunissait l’île de Jannig au continent. Ils furent bien étonnés de voir un si merveilleux travail, dont ils n’avaient jamais entendu parler. Ils entrèrent dans la première hôtellerie et y demandèrent à loger. Ils furent si bien reçus et si bien traités, qu’ils ne songèrent à continuer leur route qu’au bout de huit jours. Mais ils n’allèrent pas loin. Ils entrèrent, en passant, dans l’hôtellerie du milieu du pont, sous prétexte de boire un verre de vin seulement, et y restèrent encore quinze jours. Puis il poussèrent jusqu’à la troisième hôtellerie, et y restèrent si longtemps, que le roi, voyant qu’ils ne revenaient pas, envoya une troupe de soldats à leur recherche, avec plusieurs officiers. Les soldats, après beaucoup de courses inutiles, dans différentes directions, finirent par arriver aussi au pont, et y rencontrant les ambassadeurs qui banquetaient et riaient, et chantaient, et ne songeaient pas au retour, ils se mirent à faire comme eux. Il fallait voir quels festins et quels ébats c’était alors ! Il y avait, à toute heure du jour comme de la nuit, des tables servies et couvertes des meilleurs mets, et des tonneaux de vin et de cidre défoncés, où chacun puisait à satiété. Puis des chants et des danses, car Jannig venait les voir souvent et les faisait danser, aux sons de sa flûte. Personne ne parlait de retourner sur ses pas ni de pousser plus loin. On se trouvait si bien là !

Il y avait longtemps que cela durait, lorsque le vieux roi, ne voyant revenir ni ses ambassadeurs ni ses officiers, et ne recevant aucune nouvelle d’eux, se décida à se mettre lui-même à leur recherche. Il partit donc seul avec son vieil archevêque. Ils arrivèrent aussi au pont, et, y trouvant leurs gens dans l’état que vous savez, tout leur fut alors expliqué, si ce n’est pourtant l’existence du pont lui-même. Jannig se trouvait là aussi, avec sa femme, quand les deux vieillards arrivèrent. Ils vinrent tous les deux au devant du roi, le saluèrent respectueusement, et Jannig lui dit :

— Eh bien ! mon beau-père, vous venez sans doute pour assister à notre noce ? Nous vous attendions.

— Insolent ! répondit le roi, furieux, je te ferai pendre, comme un manant que tu es !

— Sire, dit alors l’archevêque, qui voyait qu’il y avait de la magie dans l’affaire, et qu’ils n’étaient pas de force à lutter, — sire, je vous conseille de donner votre consentement à leur mariage.

— Jamais ! J’aimerais mieux mourir ! répondit le vieux roi.

Et il tourna le dos à Jannig et à sa fille.

— Eh bien ! dit tranquillement Jannig, en tirant sa flûte de sa poche, vous danserez, alors, beau-père.

Et il commença de souffler dans sa flûte. Et aussitôt, voilà tout le monde d’entrer en danse, les ambassadeurs, les officiers, les soldats, et le vieil archevêque, et le roi lui-même. Tous tournaient, sautaient et gambadaient, pêle-mêle, se heurtant, se bousculant, sans pouvoir s’arrêter. L’archevêque et le roi n’aimaient guère ce jeu, contraire à leur âge et à leur dignité ; mais il fallut danser quand même. « Assez ! assez ! grâce ! grâce ! » criaient-ils. Enfin, Jannig eut pitié d’eux ; il cessa de souffler dans sa flûte, et la danse s’arrêta.

— Allons-nous-en ! dit à l’archevêque le vieux roi, furieux et honteux à la fois.

Et ils partirent. Mais une partie du pont s’écroula soudain sous leurs yeux, et ils ne purent aller plus loin. L’archevêque dit au roi :

— C’est en vain, sire, que vous essayez de lutter contre cet homme, qui doit être un habile magicien, et je pense que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de lui donner votre consentement pour qu’il épouse votre fille, d’autant plus qu’il peut très-bien s’en passer.

Le roi reconnut enfin la sagesse de ce conseil, et ils retournèrent tous les deux sur leurs pas, et firent leur paix avec Jannig. Le mariage de celui-ci avec la princesse fut alors célébré par l’archevêque, et il y eut, à cette occasion, des festins magnifiques, et des jeux et des réjouissances publiques, pendant un mois entier.

Le vieux roi mourut peu de temps après (les uns disent qu’il s’était trop amusé pendant les noces), et Jannig lui succéda sur le trône. On dit qu’il vécut heureux avec sa femme, qu’il eut plusieurs enfants, qui régnèrent après lui, et qu’il administra très-sagement le royaume.

Quand il mourut, comme il avait toujours vécu en honnête homme et qu’il n’avait jamais abusé ni du pouvoir ni des dons extraordinaires que Dieu lui avait accordés, pour faire du mal à personne, il alla tout droit au paradis.

Quand il arriva à la porte, il s’écria, en voyant saint Pierre, qui vint lui ouvrir :

— Tiens ! le bonhomme au pain doux !

— Le paradis, et non le pain doux ; comprends-tu, à présent ? lui répondit le vieux portier.

Puis le bon Dieu lui-même vint le recevoir et lui dit :

— Te voilà, Jannig ? Viens avec moi, que je te fasse les honneurs de ma maison.

Et le bon Dieu l’introduisit dans son paradis, et ce fut alors seulement qu’il reconnut que les deux voyageurs qu’il avait rencontrés sur la lande, pendant qu’il y gardait ses moutons, étaient saint Pierre et le bon Dieu [3]



  1. Cette formule initiale est en six vers bretons, que je traduis littéralement.
  2. Il y a ici un jeu de mots intraduisible en français, et qui roule sur l’assonnance que présentent les mots baradoz, qui signifie paradis, et bara douz, qui signifie du pain doux ou sans sel.
  3. Dans une autre version bretonne de ma collection, il est dit que Jésus-Christ, voyageant un jour avec saint Pierre et saint Jean, rencontra sur une lande un jeune pâtre qui chantait gaîment. Le voyant manger du pain d’orge, grossier et moisi, ils le prièrent de vouloir bien partager avec eux, car ils mouraient de faim.
    — Mais, leur répondit l’enfant, voyez mon pain, comme il est grossier, dur et tout moisi ; je doute que vous puissiez en manger, ce vieux-là surtout, avec ses vieillies dents (il désignait saint Pierre). J’ai une marâtre qui me traite durement ; tous les jours, elle m’envoie ici, de bon matin, pour garder ses moutons, et ne me donne pour toute nourriture que de vieilles croûtes de pain, les restes de la table de ses domestiques et dont ne veulent pas les chiens eux-mêmes.
    — N’importe ! répondirent les voyageurs, nous avons grand faim, et le pain sera bien mauvais, si nous ne le mangeons pas.
    L’enfant se dirigea alors vers un rocher voisin, dans le creux duquel il avait l’habitude de déposer sa provision de la journée, à l’abri du soleil, et quand il arriva à son garde-manger, son étonnement fut grand de le trouver rempli de pain blanc de la meilleure qualité.
    — Ma foi ! dit-il aux voyageurs, en revenant à eux, tout joyeux, je vous ai menti en disant que je n’avais que du pain noir et moisi, dont vous ne voudriez pas ; voyez, en effet, le beau pain blanc que j’ai trouvé dans mon garde-manger ! Je ne sais pas, en vérité, comment cela est arrivé.
    Et ils mangèrent tous les quatre de grand appétit. Puis, avant de se remettre en route, Jésus-Christ dit à l’enfant :
    — Je veux reconnaître le service que tu nous as rendu : fais-moi les trois demandes que tu voudras, et je te les accorderai.
    — Eh bien, dit d’abord Jannig, je demande que ma marâtre, toutes les fois que je la regarderai, se mette à péter, sans pouvoir se retenir, et cela jusqu’à ce que je cesse de la regarder.
    — Accordé, dit le bon Dieu, en souriant.
    Les deux autres demandes furent un arc et un violon doués des mêmes vertus que ceux de ce conte.
    Les situations qu’amène la première demande excitent toujours de grands rires parmi les auditeurs, d’autant plus que le conteur accompagne ordinairement son récit d’une mimique fort expressive, et que le pâtre se faisait un malin plaisir de regarder sa marâtre quand elle était en société, et même pendant là grand’-messe et les vêpres.
    M. Paul Sébillot, dans la récente publication de son très-intéressant livre : Les Contes populaires de la Haute-Bretagne, n° VII, p. 49, a aussi ce conte, sous le titre de : Les Trois dons, avec cette différence que les trois dons, qui sont les mêmes que dans notre conte, sont dus à une vieille fée, et c’est là, vraisemblablement, la forme première de la tradition, qui a été christianisée plus tard.
    L’épisode de l’aventure de la fille du roi et de l’enfant qui fait connaître son père, en lui donnant une orange, se trouve aussi dans un autre conte du recueil de M. Sébillot, Le Mariage de Jean le Diotxx, p. 140.
    La seconde partie de notre conte est altérée et se rapporte, du reste, à un autre type, qui semble être purement mythologique.