Légendes chrétiennes/L’Ankou et son compère

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III


l’ankou et son compère.



Il y avait une fois un pauvre homme qui cherchait un parrain pour un enfant qui venait de lui naître. Il rencontra un inconnu qui lui demanda :

— Où vas-tu ainsi, pauvre homme ?

— Chercher un parrain pour un enfant qui vient de me naître.

— Veux-tu de moi pour parrain à ton enfant ?

— Je veux bien ; et pourquoi pas ?

L’inconnu suivit le pauvre homme jusqu’à sa chaumière. La marraine, une pauvre fille du voisinage, était déjà toute trouvée, de sorte qu’on se rendit au bourg sur le champ, et l’enfant fut baptisé et nommé Arthur. Après la cérémonie, le parrain revint à la chaumière des pauvres gens, où il prit sa part, avec la marraine, d’un repas très-frugal, composé uniquement de crêpes de sarrasin et d’un peu de lard fumé, avec du cidre pour boisson. Touché de la pauvreté et du bon cœur de ces gens, il dit au père, au moment de partir :

— Vous êtes bien pauvres ! Si tu veux, je vous rendrai riches ?

— Je ne demande pas mieux, pourvu cependant que ce soit en tout bien et toute honnêteté.

— Bien entendu. Eh bien ! fais-toi médecin, suis mes conseils, et tu deviendras riche, en peu de temps.

— Médecin, grand Dieu ! Un ignorant comme moi, qui ne sais ni lire ni écrire !...

— Peu importe, tu n’auras qu’à faire ce que je te dirai, et tout ira bien.

— Oui, mais en tout bien et tout honneur, dit alors la femme, qui entendait cette conversation de son lit.

— Oui, en tout bien et tout honneur ; soyez tranquilles à ce sujet.

— Alors, dit le père, je veux bien.

— Eh bien ! voici tout ce que tu auras à faire. Tu feras publier dans tout le pays que tu es devenu médecin et que tu as des remèdes infaillibles contre tous les maux. Quand tu iras voir un malade, commence toujours par regarder si tu ne m’aperçois pas autour du lit, sous la forme d’un squelette, visible pour toi seul, car je suis l’Ankou (la Mort).

— Jésus ! s’écria l’homme en se signant.

— Rassure-toi, et ne crains rien. Si je suis au pied du lit, c’est que le malade doit guérir ; si, au contraire, je suis au chevet, la maladie est mortelle, et le malade ne doit pas en réchapper, et tu pourras toujours dire, à coup sûr, si le malade doit guérir ou non, et tu te feras bien vite une grande réputation et gagneras beaucoup d’argent.

— C’est bien ; mais quel louzou (herbes, remèdes) donnerai-je aussi aux malades, car un médecin doit toujours donner quelque remède ?

— Eh bien ! donne ce que tu voudras ; il n’en sera ni plus ni moins : de l’eau pure, si tu veux, que tu puiseras à la première fontaine venue, et des herbes que tu cueilleras, au hasard, dans les champs et les bois.

Et l’Ankou s’en alla là-dessus.

Dès le lendemain, le pauvre homme fit publier par le pays qu’il était devenu médecin, et qu’il avait des remèdes pour tous les maux.

Un riche seigneur des environs était malade sur son lit, depuis plusieurs années. Tous les médecins et chirurgiens, et jusqu’aux sorciers et sorcières du pays, avaient été appelés l’un après l’autre, et avaient expérimenté sur lui leurs louzou et leurs oraisons. Rien n’y faisait, et plus il en voyait, plus il dépérissait. On appela aussi le pauvre homme.

— Vous êtes devenu médecin ? lui demanda la châtelaine.

— Oui, je suis médecin.

— Et vous promettez de guérir mon mari ?

— Je le guérirai sûrement, si vous me payez bien.

— Combien demandez-vous ?

— Cent écus.

— Vous les aurez ; mais sachez bien que si vous ne rendez pas la santé au malade, il n’y a que la mort pour vous.

— J’accepte ; faites-moi voir le malade.

Et le pauvre homme fut introduit dans la chambre du seigneur, qui était mourant. Il vit un squelette au chevet du lit, et comprit ce que cela voulait dire.

Mais, comme il n’était pas bête, l’idée lui vint de jouer un tour à son compère.

Il tâta le pouls du malade, mit la main sur son front, examina son urine, fit plusieurs questions, puis dit :

— Comme vous avez bien fait de m’appeler, car dans vingt-quatre heures, ç’aurait été trop tard ! Mais quels ânes que tous ces docteurs qui se disent savants ! Ils n’ont vu goutte à la maladie de monseigneur, et pourtant rien de plus simple et de plus clair. Commencez par retourner le lit, de manière à ce que le chevet se trouve où sont à présent les pieds ; et vite, car le temps presse.

Des valets furent appelés, qui retournèrent le lit, de façon que l’Ankou, qui était d’abord au chevet, se trouva être au pied du lit. Le médecin improvisé remit alors une fiole d’eau claire à la dame, en lui recommandant d’en faire boire à son mari une cuillerée d’heure en heure. Puis il s’en alla, en disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

Le lendemain, le malade se trouvait mieux ; le surlendemain, mieux encore, et son état s’améliorant rapidement, au bout de huit jours il fut en pleine convalescence.

Le pauvre homme reçut alors les cent écus promis, puis un certificat attestant qu’il avait guéri le seigneur, quand les autres médecins n’entendaient rien à sa maladie.

Il porta les cent écus à sa femme, et, muni de son certificat, il se rendit à un autre château du pays où un autre seigneur était malade depuis longtemps, et, comme le premier, faisait le désespoir des docteurs. Le bruit de sa première cure s’était déjà répandu dans le pays, et, sur la présentation de son certificat, il fut vite introduit auprès du malade. Il demanda deux cents écus pour le guérir, et on les lui promit sans difficulté. Son compère l’Ankou était encore au chevet du lit, et, malgré ses signes de désapprobation et son air colère, le médecin manœuvra comme précédemment, de manière à le mettre au pied du lit. Au bout de huit jours, ce seigneur était encore sur pieds, parfaitement guéri, et notre homme recevait les deux cents écus et un autre certificat pareil au premier.

Sa réputation était déjà faite ; on l’appelait de tous les côtés, en ville comme à la campagne, et, en peu de temps, il devint riche.

Un jour, ayant appris que le roi de France était malade, il prit la route de Paris pour aller le visiter. Comme il traversait une forêt, il rencontra son compère l’Ankou.

— Ah ! te voilà ! lui dit celui-ci, en l’abordant ; je suis bien aise de te rencontrer, car j’ai des reproches à te faire.

— Comment cela donc, compère ? Pour moi, je n’ai qu’à vous remercier, et je compte toujours suivre vos conseils, car ils sont excellents et ont fait de moi le premier médecin du monde.

— Oui, mais tu triches, en me mettant toujours au pied du lit ; cela n’avait pas été convenu entre nous.

— Comment, je triche ? Est-ce donc un mal si grand, compère, que de sauver la vie à mes semblables, puisque vous m’avez appris à le faire ?

— Certainement que c’est un mal, car depuis que je t’ai livré mon secret, il ne m’arrive plus presque personne de ton pays : les riches surtout me font tout à fait défaut, et tu me fais un tort considérable. Cesse donc de te jouer de moi. Est-ce là la reconnaissance à laquelle je devais m’attendre pour le service que je t’ai rendu ?

— Ma foi, compère, vous m’avez appris votre secret, qui est excellent, et je vous en remercie beaucoup ; pourtant, comme médecin, je ne puis pas laisser mourir mes malades, quand il ne dépend que de moi de les sauver ; je n’en aurais pas le courage...

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, gare à toi-même, car ton tour viendra aussi, et peut-être plus tôt que tu ne crois.

— Ah ! ma foi, compère, tant pis pour vous ; vous m’avez appris votre secret ; il est bon ; n’attendez donc pas de moi que je n’en use pas pour moi-même, quand le moment sera venu.

— Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne te manquerai pas !

Et là-dessus, l’Ankou s’en alla, en colère. Le médecin continua sa route vers Paris, assez peu inquiet de ses menaces et comptant bien avoir toujours le temps de retourner son lit, pour mettre son compère au pied, quand il l’apercevrait au chevet.

En arrivant à Paris, il se rendit tout droit au palais du roi et demanda au portier :

— C’est ici le palais du roi de France ?

— Oui.

— Il est toujours malade ?

— Oui. De la part de qui venez-vous demander de ses nouvelles ?

— De la part de personne autre que moi-même ; faites-lui savoir, je vous prie, que je désire le voir et lui parler.

— Vous ?... Mais vous croyez donc que le premier venu est reçu ainsi en la présence du roi ?

— Sachez, homme de la porte, que je ne suis pas le premier venu, et que le roi n’aura qu’à se féliciter de ma visite.

— Qui donc êtes-vous, pour parler de la sorte ?

— Je suis un célèbre médecin de Basse-Bretagne, et je viens rendre la santé au roi.

— Oui, on voit bien que vous êtes de la Basse-Bretagne, à la façon dont vous parlez. Les plus savants docteurs du royaume n’entendent rien à la maladie du roi, et c’est un méchant rebouteur bas-breton qui a la prétention de leur en remontrer !... Allons ! retirez-vous... au large !

— Homme de la porte, vous êtes un insolent, et je vous ferai couper les oreilles.

— Allons, déguerpissez vite, vous dis-je, ou je vais lâcher mes chiens sur vous.

Le fils du roi vint à passer en ce moment, et intendant tout ce bruit et voyant le portier furieux, il demanda ce que c’était.

— Cet homme veut entrer malgré moi, et m’insulte.

— Pourquoi veut-il entrer, et qui est-il ?

— Il dit qu’il vient de Basse-Bretagne et qu’il a un remède pour guérir le roi.

Le fils du roi, sans en demander davantage, alla vers notre homme et lui parla ainsi :

— Vous dites que vous êtes médecin et que vous avez un remède pour guérir le roi, mon père ?

— Oui, prince, je suis médecin, et je guérirai le roi, votre père, si on me permet de lui donner mes soins.

— Vous savez que les plus savants médecins du royaume y ont déjà échoué ?

— Je le sais ; mais laissez-moi le voir et lui donner mes soins, et je réponds de lui sur ma tête.

— Vous aurez une barrique d’argent, si vous rendez la santé à mon père ; mais aussi, si vous ne le faites pas, vous serez brûlé vif.

— J’accepte ; conduisez-moi auprès du roi.

— Suivez-moi.

Et le prince, au grand étonnement du portier dépité, le conduisit auprès du royal malade.

Le vieux roi, épuisé par tous les remèdes variés qu’il avait absorbés, plus encore que par le mal, était au plus bas ; c’est à peine s’il respirait encore.

Le médecin, dès en entrant dans la chambre» vit son compère l’Ankou à son chevet.

— Que l’on commence par changer de bout au lit, qui est mal placé ; et vite, vite ! s’écria-t-il tout d’abord.

Ce qui fut fait sur le champ, malgré les signes de mécontentement de son compère l’Ankou. Puis il tâta le pouls du vieux roi, examina son urine, donna une fiole d’eau dont on devait lui faire boire une cuillerée d’heure en heure, et se retira ensuite, en disant qu’il reviendrait le lendemain matin.

Le lendemain, le roi allait beaucoup mieux et semblait ressusciter et se fortifier d’heure en heure ; le surlendemain, il était mieux encore, et au bout de huit jours il était complètement rétabli.

Notre homme revint alors dans son pays, comblé de présents et accompagné de quatre mulets chargés d’argent. Il acheta des fermes et des bois, fit bâtir un château magnifique et, se trouvant assez riche, il cessa de faire de la médecine.

Son compère l’Anhou le guettait toujours, et plus d’une fois il l’avait aperçu au chevet de son lit. Mais aussitôt il sautait dehors, retournait le lit et n’avait plus rien à craindre. Il vécut ainsi très-longtemps, plusieurs centaines d’années, si bien qu’on l’avait surnommé le père Trompe-la-Mort.

Un jour qu’il se promenait par ses champs, il aperçut sur la grande route qui les traversait une charrette embourbée, et un homme qui criait et battait ses chevaux à grands coups de fouet. Il s’approcha pour l’aider à relever sa charrette, et reconnut avec étonnement que ce charretier embourbé n’était autre que son compère l’Ankou. La charrette était remplie de vieux vêtements en lambeaux et usés jusqu’à la corde.

— Quand donc viendras-tu me voir chez moi ? lui demanda l’Ankou.

— J’ai bien le temps ; attendez encore un peu, compère. Mais que signifie toute cette cargaison ? Est-ce que vous vous êtes fait pillaouer (chiffonnier) ?

— J’ai usé tous les vêtements que voilà à courir après toi.

— Eh bien ! quand vous en aurez usé encore autant, peut-être songerai-je à aller vous voir chez vous.

Un des chevaux maigres de l’Ankou avait la foire et salissait les chemins partout où il passait.

— Eh ! compère, empêchez donc votre cheval de salir ainsi mes routes, lui dit ironiquement l’ex-médecin.

— Et comment le ferai-je ? Fais-le toi-même, si tu peux.

— Attendez ! attendez ! vous allez voir.

Et notre homme ramassa une pierre sur la route, l’introduisit comme une bonde dans le cul du cheval, et se mit à frapper dessus avec une autre pierre, pour l’enfoncer. Mais le cheval fit un violent effort et chassa la pierre, laquelle frappa notre homme au front, et avec tant de force, qu’il tomba raide mort sur la place.

— Ah ! ah ! s’écria alors l’Ankou en riant, je savais bien que je serais venu à bout de toi, d’une manière ou d’une autre.

Et ainsi mourut enfin Trompe-la-Mort.

(Conté par Barbe Tassel, Plouaret, novembre 1869.)


Pour ce dernier épisode, comparez : Le Navet, p. 135, de Littérature orale de la Haute-Bretagne, par P. Sébillot, premier volume de la collection de : Les littératures populaires de toutes les nations, et : Joan lou Pec, conte de l’Armagnac recueilli par Jean Bladé. Joan lou Pec doit mourir au troisième pet de son âne ; aussi essaie-t-il tous les moyens d’empêcher ce troisième pet. Il va chercher un pieu bien pointu et l’enfonce avec un marteau dans le cul de l’âne. L’âne s’enfle si bien et fait un effort si violent, que le pieu sort comme une balle d’un fusil et tue le pauvre Joan le Pec (Jean le Niais).


fin du premier volume.