Légendes chrétiennes/Le bon Dieu, le sabotier et la femme avare

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François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.



III


le bon dieu, le sabotier
et la femme avare.


Le soir venu, comme ils ne trouvaient aucune bonne maison où ils pourraient loger, il leur fallut demander l’hospitalité pour la nuit dans la hutte d’un sabotier. Ils étaient bien pauvres là-dedans. Il n’y avait que deux lits, un pour le sabotier et sa femme, et l’autre pour les enfants, qui couchaient trois ensemble. On reçut pourtant les trois voyageurs le mieux qu’on put. Le repas fut on ne peut plus frugal ; mais ces braves gens partageaient de bon cœur le peu qu’ils avaient et regrettaient de ne pouvoir faire mieux. Des pommes de terre cuites à l’eau, puis du pain d’orge et des crêpes de sarrasin, ce fut tout le festin. Le sabotier et sa femme restèrent sur pied, et travaillèrent toute la nuit, afin de pouvoir céder leur lit à leurs hôtes. Ceux-ci étaient fatigués de la longue route qu’ils avaient faite, et ils se couchèrent tous les trois ensemble et dormirent bien.

Le lendemain matin, avant de se remettre en route, notre Sauveur dit à la femme du sabotier :

— Je veux vous donner quelque chose, ma brave femme, pour vous remercier de votre hospitalité.

— Nous ne nous attendons à rien, mes bons seigneurs, répondit la femme, et ce que nous avons fait, nous l’avons fait de bon cœur, au nom de Dieu et en regrettant de ne pouvoir faire davantage.

— Je n’ai pas d’argent à vous donner, reprit notre Sauveur ; mais je prierai Dieu pour vous, et j’espère qu’il exaucera ma prière. Je lui demande donc de m’accorder que vous puissiez continuer de faire, durant toute la journée, jusqu’au coucher du soleil, la première chose que vous ferez après notre départ.

— J’ai là un peu de toile, répondit la femme, pour faire des chemises à mes enfants, mais trop peu, hélas ! et comme le tailleur doit venir demain, je veux la passer à l’eau ce matin, puis la faire sécher, puisque le temps est beau.

Les trois voyageurs partirent là-dessus, et la femme du sabotier prit sa toile et se dirigea vers un ruisseau qui coulait dans le voisinage. Elle mit la toile dans l’eau, la trempa bien, la secoua dans tous les sens, puis elle la tira à soi. Mais, ô miracle ! elle avait beau tirer de la toile de l’eau, cela n’en finissait pas ; il y en avait toujours, et encore… encore !… Et elle continua ainsi jusqu’au coucher du soleil. Il fallait voir les tas de belle toile qu’elle fit sur le gazon, au bord du ruisseau ! Il fallut une charrette, qu’on alla quérir au manoir voisin, pour la transporter à la maison, et il y en eut plusieurs charretées.

Le sabotier et sa femme se firent alors marchands de toile, et ils gagnèrent beaucoup d’argent et devinrent riches.


Non loin de la hutte du sabotier habitait une veuve riche, mais avare et dure envers le pauvre. Elle venait souvent à la hutte pour causer et passer le temps. Quand elle y arriva, le lendemain, selon son habitude, et qu’elle vit les tas de toile qui s’élevaient jusqu’au toit :

— Jésus mon Dieu ! s’écria-t-elle, d’où vient toute cette toile?

— Voici ce qui est arrivé, répondit la sabotière : nous avons logé dans notre hutte, la nuit dernière, trois seigneurs étrangers, et, quoi qu’ils aient fait mauvaise chère chez nous, comme bien vous pensez, avant de partir, un d’eux me parla ainsi : — « Pour vous remercier de votre hospitalité, ma brave femme, nous voulons faire quelque chose pour vous. Ainsi, la première chose que vous ferez, après notre départ, quoi que ce puisse être, vous resterez à la faire toute la journée jusqu’au coucher du soleil. » — Ils partirent là-dessus. et moi j’allai à la rivière pour y passer à l’eau un peu de toile destinée à faire des chemises à mes enfants. Mais lorsque je voulus retirer ma toile de l’eau, jugez de mon étonnement en voyant que cela n’en finissait pas. J’avais beau tirer, tirer, il y en avait toujours, et je continuai de tirer de la toile de l’eau jusqu’au coucher du soleil.

La veuve écoutait, émerveillée et la bouche ouverte.

— Où sont ces gens-là, demanda-t-elle, que je coure après eux ?

— Ils sont partis, et ils doivent être loin, à présent. Mais ils ont dit qu’ils retourneraient par ici, samedi soir.

— C’est bien, répondit la veuve. Et elle s’en alla sans rien dire de plus.

Le samedi suivant, elle passa toute la journée sur la route à attendre les trois voyageurs. Vers le soir, elle les vit venir, et elle alla au-devant d’eux et leur dit :

— Jésus, mes pauvres seigneurs, vous paraissez bien fatigués ! Venez avec moi à ma maison ; je demeure tout près d’ici, et je vous recevrai de mon mieux ; vous ne serez nulle part dans le pays mieux que chez moi.

Les trois voyageurs acceptèrent l’hospitalité de la veuve, et ils soupèrent bien et dormirent ensuite chacun dans un bon lit de plume. Le lendemain, au moment de partir, Notre-Seigneur parla ainsi à la veuve :

— Nous voulons vous donner quelque chose, pour reconnaître la bonne réception que vous nous avez faite ; dites-nous ce que vous désirez.

— Rien, mon Dieu, mes gracieux seigneurs ; je regrette bien de n’avoir pu vous recevoir comme vous le méritez, car vous avez fait triste chère, chez moi.

— Nous sommes très-contents de votre réception, et voici notre cadeau : nous demanderons à Dieu que la première chose que vous ferez, après notre départ, vous la fassiez toute la journée, jusqu’au coucher du soleil.

— Je vais donc me mettre à prier Dieu, mes gracieux seigneurs, car je ne saurais mieux commencer la journée.

Et la veuve se mit aussitôt à genoux pour prier ; mais elle se disait en elle-même : — Dès qu’ils seront sortis de la maison, je me mettrai à compter de l’argent.

À peine les voyageurs eurent-ils tourné les talons, qu’elle voulut se relever pour courir à son armoire, où était son argent. Mais elle ne le put pas ; tous ses efforts furent vains, et il lui fallut rester à genoux et prier toute la journée jusqu’au coucher du soleil ; mais, comme ce n’était pas de bon cœur, sa prière était pour le diable.