Légendes chrétiennes/Le pape Innocent

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XI


le pape innocent[1].



Il faut que vous sachiez comment une fois il y avait un roi et une reine de France qui n’avaient jamais eu d’enfant, ce dont ils étaient très-affligés. Enfin, à force de prier Dieu et ses saints, la reine se trouva enceinte. Elle donna le jour à un fils, un enfant magnifique, et les voilà, à présent, aussi heureux qu’ils étaient malheureux auparavant. On baptisa le jeune prince avec solennité, et on lui chercha une nourrice, qui vint habiter le palais.

Beaucoup de nourrices ont la mauvaise habitude de ne pas faire le signe de la croix sur leurs nourrissons, quand elles les couchent dans leurs berceaux, et rien n’est plus mauvais. Ainsi fit un jour la nourrice du jeune prince, et le démon, qui veille et guette toujours les occasions, profita de cet oubli pour enlever l’enfant, le transporter en Allemagne et le déposer dans un nid de pie, au sommet d’un orme, dans le jardin d’un archevêque. Puis il mit à sa place, dans le berceau, un des siens, noir, sale, horrible à voir, un véritable monstre !

Tout ceci s’était fait sans bruit, et le lendemain matin, la nourrice, en trouvant dans le berceau royal cet être si laid, si criard et noir comme Lucifer, poussa un cri d’horreur et s’évanouit. On accourut au bruit. Hélas ! le mal était fait, et c’était trop tard ! Et voilà le roi et la reine désolés et plus malheureux encore que devant. Ils se résignèrent pourtant, puisque c’était la volonté de Dieu, et donnèrent des ordres pour que le petit monstre fût traité comme leur enfant. Mais celui-ci maltraitait ses nourrices, les épuisait, puis les tuait, en suçant leur sang. Chaque semaine, il fallait lui en fournir une nouvelle, et il ne voulait pas entendre parler de le sevrer. À l’âge de dix ans, il tétait encore. Cependant le peuple se plaignit, et le roi donna l’ordre de ne plus lui fournir de nourrices. Il poussa alors des cris affreux et se démena comme un véritable démon qu’il était. Il demanda qu’on lui fournît une nourrice par mois, puis une tous les deux mois, puis tous les six mois ; mais ce fut en vain.

— Qu’on m’en donne au moins une par an, s’écria-t-il alors, où je mettrai toute la ville à feu et à sang !

Le roi, effrayé, promit de lui en donner une par an, et il le relégua dans une petite maison qu’il lui fit bâtir exprès, au milieu d’une grande lande, à quelque distance de la ville.

Mais laissons ce démon incarné dans sa petite maison, au milieu de la grande lande, et occupons-nous, à présent, du véritable fils du roi qui, comme nous l’avons déjà dit, avait été transporté dans un nid de pie, dans le jardin d’un archevêque d’Allemagne.

Un matin, le jardinier de l’archevêque, en travaillant dans le jardin, fut bien étonné d’entendre des cris, comme des vagissements d’un enfant nouveau-né. Il chercha autour de soi, parmi les arbrisseaux et les fleurs, et ne trouva rien. Il prêta une oreille plus attentive, et il lui sembla que les cris provenaient d’un nid de pie qui était au sommet d’un orme, dans un coin du jardin.

— C’est bien étrange ! se dit-il ; quelque chatte qui aura, sans doute, déposé sa couvée dans ce nid de pie. Il faut que je m’en assure.

Et il grimpa sur l’arbre, monta jusqu’au nid, et son étonnement fut grand, vous pouvez m’en croire, d’y trouver un petit enfant nouvellement né et beau comme le jour. Il le descendit avec toutes les précautions possibles, et s’empressa de l’aller montrer à l’archevêque son maître, qui ne fut pas moins étonné.

— C’est Dieu, dit-il, qui me l’envoie. Je veux l’élever et l’instruire, comme s’il était mon propre fils.

Et on chercha dans les environs une bonne nourrice pour l’enfant, et on lui recommanda d’en avoir tous les soins possibles. Il venait à merveille, et le vieil archevêque en était tout heureux. Il allait le voir tous les jours chez la nourrice. Quand il eut cinq ans, il dit :

— À présent, l’enfant viendra demeurer avec moi, dans ma maison, pour que je m’occupe de son éducation et de son instruction.

La nourrice ne voulait pas s’en séparer, car elle l’aimait beaucoup ; mais force lui fut d’obéir.

L’enfant s’appelait Innocent. On l’avait nommé ainsi parce que le jardinier, en le présentant à l’archevêque, avait dit :

— Voici le pauvre innocent que j’ai trouvé dans un nid de pie, au sommet d’un des ormes du jardin.

— Innocent, en effet, répondit le prélat, et je veux que tel soit son nom.

— Il faut, à présent, mon enfant, dit un jour l’archevêque, que vous commenciez d’apprendre vos prières.

— Il y a longtemps déjà que je sais mes prières, aussi bien que vous, et je les dis chaque matin et chaque soir.

— Ce n’est pas possible, à votre âge ! Et qui donc vous les aurait apprises ? votre nourrice ?

— Non, ce n’est pas ma nourrice ; je les ai apprises de moi-même.

— Cela ne peut pas être, mon enfant.

— C’est pourtant la vérité ; c’est aussi vrai que, depuis que vous êtes archevêque, vous n’avez pas dit une seule bonne messe.

— Dieu ! que dites-vous là ?

— Je dis encore la vérité, car, depuis que vous êtes devenu archevêque, vous en avez conçu tant d’orgueil et de vanité, que c’est à peine si vous regardez la terre comme digne de vous porter.

— Ce que vous dites là, mon enfant, n’est pas loin de la vérité, malheureusement. Mais quel enfant extraordinaire êtes-vous donc ? Il faut que ce soit Dieu lui-même qui parle par votre bouche.

Innocent resta chez le vieil archevêque, où il était l’objet de l’étonnement et de l’admiration de tout le monde, par sa sagesse, sa piété et sa science, quoiqu’il n’eût jamais été à l’école.

Quand il fut parvenu à l’âge de vingt et un ans, il désira revenir dans son pays, chez son père et sa mère, pour voir ce qui s’y passait. Il remercia l’archevêque des bontés qu’il avait eues pour lui, l’embrassa tendrement, comme un père, puis il partit seul et à pied.

Après avoir marché longtemps, longtemps, à travers des pays où l’on ne parlait ni le breton, ni même le français, il arriva enfin à Paris, et alla tout droit au palais du roi. Il demanda à parler au roi, disant qu’il avait une communication importante à lui faire, et il fut introduit aussitôt en sa présence.

— Bonjour, sire, dit-il avec assurance.

— Bonjour, jeune gentilhomme.

— J’ai entendu dire que vous avez un fils qui vous cause beaucoup de chagrin, et qui ne ressemble pas au commun des hommes, et je voudrais bien le voir.

— Ah ! ne me parlez pas de mon fils, car rien au monde ne m’est plus désagréable.

— C’est la volonté de Dieu, sire ; qu’y faire ? le meilleur est de se résigner. Mais permettez-moi de voir votre fils, je vous en prie, et je suis convaincu que vous ne le regretterez pas.

— Il a été relégué dans une maisonnette, au milieu d’une grande lande, et on ne peut le voir qu’une fois par an, quand on lui conduit une nouvelle nourrice, car il vomit du feu, comme un véritable démon, et tout est aride et brûlé autour de lui.

— Peu m’importe ! je veux le voir, sans autre délai. Je désire même que vous m’accompagniez ; ne craignez rien, car je vous assure qu’il sera bien piteux et bien tranquille quand il me verra venir.

Le roi et la reine se décidèrent, quoique avec peine et comme poussés par un sentiment mystérieux, à accompagner Innocent dans sa visite. Quand ils entrèrent dans la lande, ils furent bien surpris de voir que l’habitant de la petite maison ne mettait pas la tête à la fenêtre et ne lançait pas de feu, selon son habitude. Ils arrivèrent jusqu’à la porte de son habitation, sans avoir rien vu ni entendu qui fût de nature à leur inspirer quelque crainte.

— Entrez devant, dit le roi à Innocent.

— Non, vous êtes son père, et c’est à vous qu’il convient d’entrer le premier, car s’il obéit à quelqu’un, ce doit être à vous.

— Je n’ose pas, j’ai peur…

— Entrez, vous dis-je, et ne craignez rien ; je réponds qu’il ne vous arrivera pas de mal.

Et le roi entra devant en tremblant, et Innocent et la reine le suivirent. Ils aperçurent l’hôte de la petite maison accroupi au coin du foyer, tout honteux, tout tremblant et se faisant aussi petit qu’il pouvait.

— Ah ! Satan, me reconnais-tu ? lui dit Innocent. Comme te voilà honteux et tremblant ! Tu as donc peur de moi ? Tu as raison, car tu as pris ma place. Allons ! déguerpis, et vite !

Et aussitôt il partit par la cheminée, sous la forme d’un éclair.

— Eh bien ! mon père, dit Innocent, en se tournant vers le roi, ne vous l’avais-je pas dit ?

— Votre père, dites-vous ? Ah ! je voudrais bien l’être ; ne vous moquez pas d’un malheureux, car je suis bien malheureux !

— Oui, vous êtes mon père ; et vous, dit-il en se retournant vers la reine, vous êtes ma mère !

Et il se jeta dans leurs bras et les couvrit de baisers. Puis il leur conta tout, et la substitution opérée dans le berceau, et son séjour chez un archevêque allemand, et les grâces toutes spéciales qu’il avait reçues de Dieu.

Le roi et la reine pleuraient de joie et de bonheur. Ils firent publier par tout le royaume que leur fils était retrouvé, et, pendant quinze jours, il y eut au palais des festins publics, où le pauvre était aussi bien reçu et aussi bien traité que le riche, ce qui ne se voit pas tous les jours.

Cependant, Innocent, qui n’aimait pas les fêtes, les cérémonies, l’étiquette et toutes les intrigues de la cour, allait, dès qu’il pouvait s’échapper, se promener dans un bois voisin. Il y fit la rencontre d’un vieux charbonnier dont la conversation lui plut beaucoup. Tous les jours, il se dérobait, pour aller causer avec ce sage dont la science n’avait pas été apprise dans les livres, si bien que les princes, les princesses, les courtisans s’en plaignirent au roi, lui représentant qu’il n’était pas convenable que le jeune prince dédaignât ainsi leur société pour celle d’un charbonnier !

Le vieux roi fit des représentations à son fils. Celui-ci répondit que ce charbonnier n’était pas un homme ordinaire ; que c’était un vrai sage, et que sa conversation lui était plus profitable que celle des princes et des courtisans ; — et il continua de le fréquenter et de se plaire dans sa société.

Le roi, obsédé par les mêmes gens, réprimanda de nouveau son fils, et avec vivacité, cette fois. Le prince ne voulut rien changer à ses habitudes, si bien que le vieillard s’emporta outre mesure et lui ordonna formellement de ne plus voir le charbonnier, le menaçant, en cas de désobéissance, de le faire écarteler à quatre chevaux.

— Bah ! mon père, répondit-il avec calme, vous avez bien tort de vous mettre tant en colère pour si peu de chose. Mais rappelez-vous bien que, loin que vous puissiez me faire aucun mal, il viendra un jour où vous serez heureux de me verser de l’eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, vous serez heureuse de me présenter une serviette pour les essuyer !

Ces paroles rendirent le vieux roi furieux.

— Parler de la sorte à son père et à sa mère ! s’écria-t-il ; demain matin, à dix heures, il sera écartelé à quatre chevaux, devant tous les gens de la cour !

Sa mère aussi était outrée de colère. Cependant, ce supplice lui déplaisait. Elle alla elle-même trouver le vieux charbonnier, dans le bois, et lui promit une forte somme d’argent, s’il voulait s’engager à précipiter le prince dans sa fournaise, le lendemain matin, quand il viendrait le voir, selon son habitude.

Le charbonnier promit ; mais il était bien résolu de n’en rien faire.

Le lendemain matin, quand le prince alla au bois, à son ordinaire, il trouva le vieux charbonnier tout triste et tout soucieux. Il lui en demanda la raison. Le charbonnier lui conta la visite de sa mère et sa demande.

— Je le savais, lui répondit Innocent, tranquillement. Quand ma mère viendra s’informer si la chose est faite, vous lui répondrez affirmativement, et vous recevrez la récompense promise. Quant à moi, je vous fais à présent mes adieux ; je vais voyager au loin, et d’ici à longtemps personne ne saura ce que je serai devenu.


En ce temps-là, le pape venait de mourir, à Rome, et on avait fait publier, par toute la terre, qu’on allait lui donner un successeur ; le jour de l’élection était fixé. Alors, paraît-il, les choses ne se passaient pas comme aujourd’hui, où tout se fait, dit-on, par protection et par faveur. Alors, c’était la volonté de Dieu qui se manifestait par des signes visibles et que l’on suivait toujours.

Innocent, ayant entendu parler des grandes solennités qui devaient avoir lieu pour l’élection du nouveau pape, voulut aller à Rome, comme tout le monde.

On ne rencontrait partout, sur les chemins, qu’évêques, moines et prêtres qui se dirigeaient vers Rome, et chacun nourrissait dans son cœur un secret espoir. Comme Innocent allait seul, à pied, il rencontra sur la route un vieux moine accompagné d’un jeune moine, et qui étaient aussi à pied. D’autres passaient, les uns à cheval, les autres en beaux carrosses, et semblaient narguer les piétons. Il aborda les deux moines, les salua gracieusement et leur dit :

— Bonjour, mes pères, et Dieu vous assiste ! Où allez-vous comme cela, s’il n’y a pas d’indiscrétion à le demander ?

— Nous allons à Rome, mon enfant, répondit le plus âgé.

— Moi aussi, je voudrais aller à Rome ; mais je ne connais pas le chemin, et si vous vouliez me permettre de vous accompagner, je vous en serais bien obligé.

— Très-volontiers, mon enfant, dit le vieillard.

— Vous avez tort, dit alors le jeune moine, d’accueillir si facilement, comme compagnon de voyage, un homme que vous rencontrez sur les grands chemins et que vous ne connaissez en aucune façon ; vous pourriez vous en repentir plus tard.

— Bah ! n’ayez pas de ces pensées-là, mon ami ; nous causerons tous les trois, en marchant, comme de bons amis, et le temps nous paraîtra plus court.

Et les voilà de continuer leur route à trois, le vieillard causant avec Innocent, et le jeune moine marchant seul à l’écart et paraissant de mauvaise humeur.

En ce temps-là, les capucins, quand ils voyageaient, ne logeaient pas dans les hôtelleries, mais ils recevaient l’hospitalité la plus empressée dans les châteaux et les manoirs nobles.

Peu après le coucher du soleil, nos trois voyageurs rencontrèrent un château, près de la route.

— Logeons ici, dit le vieux moine.

Ils furent bien reçus du seigneur et mangèrent avec lui à sa table. Le lendemain matin, comme ils se disposaient à partir, une servante leur dit :

— Si vous voulez, mes pères, être bien reçus ici, au retour, vous n’avez qu’à embrasser ce petit enfant qui est là dans son berceau.

Et les deux moines s’empressèrent d’embrasser l’enfant et lui souhaitèrent mille bénédictions de Dieu. Après eux, leur compagnon, s’approchant du berceau, lui donna trois coups de couteau dans le cœur et le tua, sans qu’il fît entendre le moindre cri. Les deux autres n’en surent rien, ayant déjà tourné le dos pour sortir, et la servante aussi. Ils se remirent en route tous les trois.

À quelque distance du château. Innocent dit à ses deux compagnons de route :

— Si vous saviez ce que j’ai fait, dans ce château !

— Qu’avez-vous donc fait ?

— Vous autres, vous avez baisé l’enfant et appelé sur lui la bénédiction de Dieu.

— Eh bien ! et vous, qu’avez-vous fait ?

— Moi, je lui ai donné trois coups de couteau dans le cœur, et je l’ai tué net.

— Malheureux ! que dites-vous-là ? s’exclama le vieillard.

— Je vous le disais bien, lui dit le jeune moine, que vous aviez grand tort de faire ainsi société avec le premier venu ; nous serons heureux, s’il ne nous fait pas pendre, avant d’arriver à Rome !

-— Il n’est pas possible, reprit le vieux moine, que vous ayez fait ce que vous venez de dire.

— Rien n’est pourtant plus vrai, et je ne m’en repens même pas.

— Et pourquoi donc ?

— Depuis que ces gens-là ont un enfant, ils ne prient plus Dieu, qui le leur a envoyé ; ils ne pensent même plus à lui, et leur enfant est à présent leur Dieu, et ils auraient été damnés à cause de lui. C’est pourquoi, en le leur enlevant, j’ai cru bien faire, parce qu’il reviendront à Dieu et pourront encore se sauver.

Le vieillard hocha la tête et ne dit rien ; le jeune moine, au contraire, continua de maugréer, et de ne pas vouloir marcher à côté de cet aventurier, de ce criminel. Vers le soir, ils rencontrèrent un autre château. Ils étaient fatigués. Ils y entrèrent et demandèrent l’hospitalité. Ils furent bien reçus, selon l’habitude, et mangèrent à la table du seigneur. Après le souper, le vieux moine, qui était très-fatigué, dit :

— Allons nous coucher, car, demain matin, il nous faudra nous remettre en route de bonne heure.

— Non, nous n’irons pas nous coucher encore, dit Innocent ; mais, si vous m’en croyez, nous veillerons tous, et l’on fera venir des archers dans la maison.

— Pourquoi donc ? demanda le seigneur.

— Vous le verrez bientôt.

Le vieux moine dit qu’il était prudent de suivre le conseil de son jeune compagnon, et l’on fit venir des archers.

Peu de temps après, il arriva un inconnu qui demanda à loger, lui et ses chevaux. Il avait plusieurs chevaux chargés de mannequins, et paraissait être un riche marchand étranger.

— Ce n’est pas une hôtellerie ici, lui dit-on.

— Je le vois bien ; mais, comme je me suis égaré et que mes chevaux sont richement chargés, je crains les voleurs ; soyez assez bon pour me permettre de passer la nuit dans votre château ; vous me tirerez d’un grand embarras et me rendrez un signalé service.

On l’accueillit ; on mit ses chevaux à l’écurie, et l’on transporta dans une salle du château ses mannequins, qui étaient forts lourds. On lui servit à souper. Le seigneur et les deux moines l’interrogèrent sur son commerce et ses voyages.

— Achetons quelque chose au marchand, avant d’aller nous coucher, dit Innocent.

— Attendez à demain, dit le marchand ; vous pourrez mieux apprécier les objets à la lumière dû jour.

— Non, non, ce soir même, reprit Innocent, car demain matin nous devons nous mettre en route de très-bonne heure.

Les archers étaient arrivés et attendaient dans une salle à côté. Le marchand, qui ne s’en doutait guère, céda aux instances d’Innocent, persuadé que ses gens n’auraient pas de peine à venir à bout des deux moines, de leur jeune compagnon et des gens du château. Dès qu’on découvrit les mannequins, il en sortit une douzaine de brigands, qui allaient faire beau jeu dans le château, quand les archers se jetèrent sur eux et les désarmèrent. On les enferma dans une basse-fosse, et le lendemain ils furent pendus aux créneaux du château.

Nos trois compagnons se remirent en route, après avoir assisté à l’exécution, et le vieux moine était émerveillé de la sagesse et de l’esprit de divination de son jeune ami. Le jeune moine boudait toujours. À force de marcher, ils arrivèrent dans une ville nommée Sicile (?). Ils ne trouvèrent aucun château où loger, aux environs de la ville, et comme il leur était défendu de descendre dans les hôtelleries, ils étaient fort embarrassés.

— Je crains bien qu’il ne nous faille coucher à la belle étoile cette nuit, dit le vieux moine.

— Non, non, mon père, n’ayez pas d’inquiétude, dit Innocent.

Ils passaient en ce moment devant la boutique d’un orfèvre. Innocent ramassa une pierre sur la rue, la lança dans l’étalage et fit un beau dégât. On se précipita de tous côtés sur les trois étrangers, et on les mit en prison.

— Ne vous avais-je pas dit, mon père, dit Innocent, que nous trouverions où loger ?

Mais cela ne rassurait guère ses deux compagnons, surtout le jeune moine, qui tempêtait et injuriait Innocent.

— Bah! rassurez-vous, répondait celui-ci ; avant qu’il soit jour, nous serons rendus à la liberté.

En effet, vers minuit, ils entendirent un grand vacarme dans la ville. Tout le monde était sur pied ; on courait confusément de tous les côtés ; le canon tonnait ; le feu était aux quatre coins de la ville ! Un prince ennemi était sous les murailles avec une grande armée, et menaçait de tout mettre à feu et à sang. Dans cette extrémité, on rendit la liberté à tous les prisonniers. Aussitôt qu’il fut libre, Innocent se rendit tout droit auprès du général en chef de l’armée assiégeante, et lui parla de la sorte :

— Que prétendez-vous faire ?

— Détruire la ville de fond en comble.

— Non, non, vous ne ferez pas cela ; bien plus, vous ne tirerez plus un seul coup de canon, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous retirer chez vous au plus vite.

— Tirez, canonniers ! cria le général pour toute réponse.

Les canonniers firent leur devoir ; mais aucune pièce ne partait plus, ce qui étonna fort tout le monde. — C’est un sorcier ! se disait-on, en parlant d’Innocent.

On fit payer au général ennemi tout le dommage causé par ses soldats, puis il dut s’estimer heureux de pouvoir se retirer sans aucun mal, mais pas fier du tout, je vous assure.

— Quel homme que notre jeune compagnon ! disait le vieux moine.

— C’est un sorcier ! répliquait le jeune, et nous aurons de la chance s’il ne nous fait pas pendre ou brûler, avant d’arriver à Rome.

Et ils se remirent en route tous les trois. Ils approchaient de Rome. Ils vinrent à passer sur la chaussée d’un grand étang, où il y avait un nombre infini de grenouilles ; et elles chantaient si harmonieusement, qu’ils s’arrêtèrent pour les écouter.

— Savez-vous ce que disent ces grenouilles, mon père ? demanda Innocent au vieux moine.

— Non, mon fils, je ne le sais pas ; mais je voudrais bien le savoir.

— Eh bien ! non loin de cet étang, demeure une fille de mauvaise vie, qui s’est présentée à la table sainte en état de péché mortel. Elle a mis la sainte hostie en son mouchoir et l’a emportée chez elle. Puis, ce matin, n’y songeant plus, elle est venue laver son linge à l’étang : la sainte hostie est tombée de son mouchoir dans l’eau, et aussitôt une grenouille l’a avalée. Et maintenant, toutes les autres grenouilles de l’étang sont autour de celle-là, chantant à qui mieux mieux les louanges de leur créateur et le nôtre. Écoutez, comme leurs chants sont harmonieux !

— Grand Dieu ! s’écria le vieux moine ; mais que faut-il faire ?

— Allez au bourg le plus voisin ; dites au recteur d’assembler une procession, de venir avec elle à l’étang, croix et bannières en tête, et d’apporter le saint ciboire, pour recevoir la sainte hostie. Puis, si l’on peut faire communier la malheureuse fille, — qui est à présent aveugle, sourde et muette, — elle rentrera en grâce auprès de Dieu et sera guérie aussitôt.

Le vieux moine s’empressa de se rendre au bourg le plus voisin et de prévenir le recteur.

Celui-ci fit sonner les cloches ; tout le monde de la commune accourut, et l’on se rendit processionnellement à l’étang, croix et bannières en tête, et le recteur sous le dais, portant le saint ciboire. Mais les prêtres avaient beau chanter sur la chaussée de l’étang, le chant des grenouilles couvrait les leurs.

— Ce n’est pas tout de chanter, dit alors Innocent au recteur. — Que faut-il donc faire ? demanda celui-ci.

— Il faut conjurer la grenouille qui porte la sainte hostie.

Et le recteur se mit à réciter des oraisons en latin et à faire des signes suivant le rituel, mais en vain.

— Laissez-moi faire, dit alors Innocent.

Il fit le signe de la croix sur l’étang, puis récita une oraison. Et aussitôt on vit une grenouille nager à la surface de l’eau et, suivie de toutes les autres grenouilles de l’étang, venir déposer la sainte hostie dans le ciboire, qui avait été placé au bord de l’eau. Alors les chants cessèrent, et toutes les grenouilles rentrèrent au fond de l’étang.

— Allons à présent chez la malheureuse fille, dit alors Innocent.

Et on se rendit à sa maison. On parvint, non sans peine, à la confesser, à la faire communier, et aussitôt elle se trouva guérie de toutes ses infirmités.


Nos trois compagnons continuèrent ensuite leur route. Un peu avant d’arriver à Rome, comme ils gravissaient une colline, ils furent ravis par les chants d’une troupe d’oiseaux, dans une haie, au bord du chemin, et ils s’arrêtèrent pour les écouter.

— Savez-vous, mon père, ce que disent ces oiseaux ? demanda Innocent au vieillard.

— Non, mon fils ; et vous, le savez-vous ?

— Oui, ces oiseaux disent, dans leur langage, qu’un de nous trois sera pape à Rome. Que ferez-vous de moi, si c’est vous qui devez l’être, comme c’est probable ?

— Je te ferai mon premier cardinal.

— Et vous, mon père ? dit-il en s’adressant au jeune moine.

— Moi, je te ferai chien de Dieu[2] dans ma cathédrale.

— Ah !... c’est toujours quelque chose.

Puis il alla à la haie où chantaient les oiseaux, et y coupa, avec son couteau, une baguette de saule, qu’il se mit à écorcher, tout en marchant.

Enfin, ils arrivèrent aussi à Rome. Quand ils entrèrent dans la ville sainte, on faisait une procession. C’était la première, car on devait en faire trois. — Il y avait là une foule immense de cardinaux, d’archevêques, d’évêques, de moines et de simples prêtres, venus de tous les pays de la terre. Ils avaient des costumes variés à l’infini, et tous ils tenaient à la main un cierge non allumé. De ces cierges, les uns étaient fort gros et longs, et les autres étaient tout modestes, sans doute suivant le rang et les moyens de chacun.

Il devait y avoir trois processions, une par jour, pendant trois jours consécutifs, et le pèlerin dont le cierge s’allumerait de lui-même serait désigné par Dieu pour être pape à Rome. Nos deux moines prirent place dans les rangs de la procession, portant chacun son cierge à la main. Innocent, qui n’avait pas d’argent pour en avoir un, se glissa à côté d’eux, tenant à la main, en guise de cierge, la baguette blanche qu’il avait coupée dans la haie où chantaient les oiseaux, au bord du chemin. On le regardait, et l’on disait de lui, en haussant les épaules : Voyez donc ce pauvre innocent !

La procession se déroulait lentement à travers la ville, et chacun avait les yeux fixés sur son cierge, dans le secret espoir de le voir s’allumer miraculeusement. Mais ni les cierges des cardinaux, ni ceux des archevêques et des évêques, et autres grands dignitaires de l’Église, ne s’allumaient ; et pas davantage ceux des abbés, des moines et des simples prêtres. Mais voilà que tout à coup le feu prit à la baguette blanche d’Innocent !

— Voyez donc qui ! se disait-on ; il y a certainement tricherie ! Un pauvre innocent ! Nous aurons donc un pape innocent !

Le second jour, la baguette d’Innocent s’alluma encore, et aussi le troisième jour ! Il n’y avait pas à dire, c’était bien lui que Dieu désignait visiblement pour être pape à Rome.

Le premier cardinal s’avança alors vers lui, et s’agenouilla en sa présence, en disant :

— Donnez-moi votre bénédiction, Saint-Père, car c’est vous qui êtes à présent le pape à Rome.

— Un pauvre innocent comme moi !

— Dieu vous donnera les lumières nécessaires ; sa volonté s’est manifestée visiblement, par trois fois.

Voilà donc Innocent pape à Rome, par la volonté de Dieu !

Il n’oublia pas ses deux compagnons de voyage, et, dès le lendemain, il les fit appeler auprès de lui.

— Vous, mon père, dit-il en s’adressant au vieux moine, qui avez toujours été bon et bienveillant pour moi, et qui vouliez me nommer votre premier cardinal, si Dieu vous avait désigné, vous serez vous-même mon premier cardinal. Et vous, dit-il en se tournant vers le jeune moine, acceptez les fonctions que vous-même vous vouliez me donner, celles de chien de Dieu (suisse) de ma cathédrale !

Le bruit se répandit vite, dans le monde entier, qu’il y avait un pape Innocent à Rome.


Cependant le roi et la reine de France étaient bien malheureux. Ils étaient convaincus que le vieux charbonnier avait exécuté ponctuellement l’ordre de la reine et que leur fils n’existait plus. Le remords les tourmentait, et ils ne trouvaient nulle part un prêtre qui consentît à les absoudre d’un tel crime. Ils s’étaient adressés partout, et toujours en vain. Quand ils apprirent qu’il y avait un nouveau pape à Rome, un pape Innocent, ils se dirent :

— Il faut que nous allions jusqu’à Rome ; peut-être ce nouveau pape aura-t-il pitié de nous et nous absoudra.

Ils se rendirent donc à Rome, et, en y arrivant, ils allèrent tout droit au palais du pape.

— Le pape est-il à la maison ? demandèrent-ils en entrant.

— Oui, mais il est à table, leur fut-il répondu.

— Nous attendrons ; mais dites-lui, nous vous en prions, qu’il y a ici un père et une mère malheureux, venus de bien loin, et qui désirent lui parler.

On rapporta ces paroles au pape.

— Oui, répondit-il, je les connais. Recevez bien ces gens-là ; faites-les manger dans une salle à part, et servez-les comme moi-même.

On se conforma à ces ordres, et nos deux voyageurs étaient confus de la réception et du bon accueil qu’on leur faisait.

Quand le pape se leva de table, il vint à la salle où ils étaient. En le voyant entrer, ils se jetèrent à ses pieds.

— Relevez-vous, leur dit-il ; ce n’est que devant Dieu que l’on doit se prosterner ainsi.

Et il les releva, en leur tendant la main.

Quand le pape sortait de table, un valet lui versait toujours de l’eau sur les mains, puis un autre valet lui présentait une serviette pour les essuyer. Dans son empressement à se rendre auprès des deux voyageurs, il avait négligé, ce jour-là, cette ablution accoutumée. Mais, dans la salle où se trouvaient le roi et la reine de France, on avait aussi mis, pour eux, une aiguière pleine d’eau et des serviettes. Le Saint-Père dit alors, en s’adressant au roi :

— Auriez-vous, seigneur, la bonté de me verser un peu d’eau sur les mains ?

Et le roi s’empressa de verser l’eau.

Puis s’adressant à la reine :

— Et vous, madame, auriez-vous la complaisance de me donner cette serviette ?

Et la reine lui présenta la serviette avec empressement.

— Allons ! mon père et ma mère, dit alors le pape, la prédiction est accomplie ! Vous rappelez-vous que je vous dis qu’un jour viendrait où vous seriez bien heureux, vous, mon père, de me verser de l’eau pour me laver les mains, et vous, ma mère, de me présenter une serviette pour les essuyer? — Je suis votre fils, et je vous pardonne du fond de mon cœur !

Et ils se reconnurent alors et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en versant des larmes de joie et de bonheur. Et ils vécurent ensemble, le reste de leurs jours, et moururent comme des saints.

Puissions-nous faire comme eux, et aller un jour les rejoindre, là où ils sont ! — Amen (dit l’auditoire).

(Conté par Guillaume Garandel, tailleur, au Vieux-Marché, octobre 1869.)


Dans l’Histoire des Sept Sages de Rome, un jeune homme, nommé Alexandre, entendant le chant d’un rossignol, dit à son père que l’oiseau lui annonce par son chant qu’il deviendra tel maistre et si grand seigneur, que son père lui présentera humblement l’eau pour laver les mains, et que sa mère en révérence lui tiendra la serviette pour les essuyer. Le père furieux mène son fils à la mer et l’y jette ; mais l’enfant se sauve à la nage. Il rencontre un vaisseau dans lequel on le reçoit, et il se rend en Égypte. Là, ayant donné au roi l’interprétation du cri de deux corbeaux, il obtient en récompense la main de la princesse fille du roi, et monte sur le trône d’Égypte, après la mort de son beau-père. Il mande alors à la cour son père et sa mère, et sa prédiction s’accomplit.

Dans le roman français en prose des Sept Sages de Rome, publié par Le Roux de Lincy, le fils dit : « Il (les deux corneilles) dient que je monterai encore si hautement, et serai encore si hauz homs, que vous serez forment liez si je daignoie tant souffrir que vous me tenissiez mes manches, quand je devroie laver mes mains, et ma mère seroit moult liée, si elle osoit tenir la toaille où je essuieroie. »

Dans un conte basque de Webster, Basque Legends (p. 136), le fils entend chanter des oiseaux. Ils disent que pour l’heure il obéit à son père, mais qu’un temps viendrait où son père lui obéirait. Le père, qui est capitaine de vaisseau, enferme son fils dans un tonneau et le jette à la mer. Le tonneau est poussé à terre, et le jeune homme est recueilli par un roi dont il épouse la fille. Le capitaine de vaisseau devient plus tard domestique auprès de son fils, qu’il ne reconnaît pas.

Dans un second conte basque de Webster (p. 137), un jeune homme entend une voix, et il dit à sa mère qu’elle lui prédit qu’un père et une mère seraient les serviteurs de leur fils. Mais la voix avait parlé de lui et de ses propres parents. Sa mère en est persuadée. Elle ordonne à deux serviteurs de tuer en secret son fils et de lui rapporter son cœur. Les serviteurs lui laissent la vie sauve et rapportent à la mère le cœur d’un chien. Le fils se décide à aller à Rome et rencontre deux hommes avec lesquels il fait route. Un soir, ils sont descendus dans une auberge de brigands. Le fils est averti par la voix, et il s’échappe avec ses deux compagnons. Le lendemain, ils sont reçus dans une maison seigneuriale où le jeune homme guérit une jeune fille malade depuis sept ans. Quand il arrive à Rome, les cloches sonnent d’elles-mêmes, et il est élu pape. Sur ces entrefaites, sa mère est tourmentée de remords. Elle raconte son forfait à son mari et fait avec lui le pèlerinage de Rome, pour se confesser au pape. La confession amène la scène de reconnaissance. La prédiction cependant ne s’est pas accomplie en entier. Les parents ne deviennent pas les serviteurs du fils. La tradition est évidemment altérée dans ce conte.

Comme ou le voit, cette version basque ressemble beaucoup à notre version bretonne.

M. Kœhler, dans ses commentaires de Mélusine (col. 384-386), cite encore un conte masure, dans M. Tœppen ; un conte mordvine, dans A. Ahlquist, et un conte téléoute, dans Radloff, dont la fable principale ressemble à celle de notre légende.

Pour l’épisode où le pape Innocent tue le fils du gentilhomme, pendant le voyage de Rome, parce que celui-ci et sa femme, depuis qu’ils ont cet enfant, ne pensent plus à Dieu, voir la légende de l’Ermite et l’Ange voyageant ensemble, dans notre second volume, p. 4.

L’épisode des voleurs cachés dans des mannequins se retrouve dans l’histoire d’Ali-Baba et des Quarante Voleurs, des Mille et une Nuits.



  1. L’association de ces deux mots : pape et innocent, paraît singulière à nos paysans bretons qui, ordinairement, attachent au dernier la signification de pauvre d’esprit et même d’idiot. Il y a une intention satirique dans le titre de cette légende. On en peut lire une autre version fort curieuse, avec des commentaires savants de M. Reinhold Kœhler, dans le conte de : Christic, qui devient pape à Rome, col. 300 et suivantes de Melusine, cet excellent recueil de traditions populaires, dû à l’initiative et à la direction de MM. Henri Gaidoz et Eugène Rolland.
  2. Les paysans bretons appellent chien de Dieu les suisses de leurs églises, parce que leur principale fonction consiste à faire la police de l’église, et surtout à chasser les chiens qui s’y introduisent.