Légendes chrétiennes/Quelque compagnie que l’on suive

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XII


QUELQUE COMPAGNIE QUE L’ON SUIVE,
L’ON EN A TOUJOURS SA PART.



Il y avait une fois, dans une petite ville de Basse-Bretagne, une jeune demoiselle de famille noble, riche et jolie, et qui menait une vie peu exemplaire. Elle s’appelait Julie. Non loin de sa maison habitait une jeune couturière, sage et jolie, et qui n’avait que le travail de son aiguille pour vivre. Son nom était Yvonne. Contente de sa condition, Yvonne était toujours gaie et joyeuse, et chantait tout le long des jours, tout en travaillant. Aussi, était-elle aimée de tout le monde. La demoiselle, au contraire, n’était aimée de personne, à cause de son caractère fier et hautain. Un jour, elle demanda à sa mère :

— Qu’est-ce qui est cause, ma mère, que personne ne m’aime par ici, bien que je sois riche et bien parée, au lieu qu’Yvonne la couturière, une fille de rien, qui a à peine deux robes, est aimée de tout le monde ? Toujours il y a quelqu’un, vieux ou jeune, à causer avec elle et à l’écouter chanter ses vieilles chansons bretonnes.

— C’est que, ma fille, vous, vous êtes noble, demoiselle de haute lignée, et vous ne devez pas fréquenter ces sortes de gens, ni même faire attention à eux.

— Je voudrais pourtant en faire mon amie.

— Que dites-vous là, ma fille ? Faire votre amie d’une couturière ! Une demoiselle de qualité comme vous ne peut pas fréquenter ces sortes de gens, je vous l’ai déjà dit.

— Cela m’est égal, et je ferai comme il me plaît.

— Eh bien ! ma fille, puisque vous le désirez si ardemment, faites à votre tête, répondit alors la vieille dame, parce qu’elle faisait tout ce que voulait sa fille.

La demoiselle alla donc voir la couturière, et elle la pria de venir travailler au château, et, à partir de ce moment, elle passait tout son temps avec elle. Elle voulut même lui faire renoncer à son métier de couturière, pour venir demeurer au château, comme sa meilleure amie.

Yvonne résista quelque temps ; pourtant, elle quitta peu après sa petite maison, pour aller au château, et alors elle ne travaillait plus. Elle tenait continuellement société à la demoiselle, se promenait avec elle, habillée comme elle, au point qu’on les aurait prises pour les deux sœurs. Toutes les deux étaient jolies, et beaucoup de jeunes seigneurs leur faisaient la cour. Pourtant, Yvonne, bien qu’elle aimât à rire et à s’amuser, restait toujours sage et, chaque matin et chaque soir, elle disait ses prières. Elle allait aussi à confesse, une fois par mois, comme devant. Julie voulut faire tout comme elle. Yvonne était toujours joyeuse et contente, quand elle sortait du confessionnal ; Julie, au contraire, était toujours triste et soucieuse, parce qu’elle n’avouait pas ses plus grands péchés. Elles avaient le même confesseur. C’était un homme fort instruit. Un jour, il dit aux deux jeunes filles qu’elles devraient aller à une retraite qui avait lieu dans la ville voisine.

— Qu’est-ce qu’une retraite ? demanda Julie à Yvonne.

— C’est une belle chose, répondit celle-ci, et nous ferions bien d’y aller.

Quand Julie arriva à la maison, elle dit à sa mère :

— Notre confesseur nous a dit d’aller à la retraite à la ville, ma mère.

— C’est bien, répondit la vieille dame ; allez-y, si cela vous fait plaisir.

Julie, impatiente de partir, parce qu’elle croyait qu’il y aurait là des festins, des danses et des jeux de toute sorte, devança Yvonne de deux ou trois jours.

Quand Yvonne arriva à son tour, elle lui dit :

— Je n’ai encore rien vu de beau jusqu’ici.

— Vous verrez bientôt, lui répondit son amie ; vous êtes venue trop tôt.

Comme elles étaient à l’église, à écouter un sermon :

— Voyez donc le beau prêtre ! dit Julie à Yvonne, en lui désignant un jeune prêtre ; ce sera là mon confesseur.

Yvonne choisit un autre confesseur, un vieux prêtre très-instruit. Celui-ci lui dit :

— Vous avez une amie qui est bien jolie !

— C’est vrai, répondit Yvonne.

— Mais, hélas ! elle n’aime que la parure et le plaisir. Prenez garde, ma pauvre enfant, car, quelle que soit la société que l’on fréquente, l’on en a toujours sa part, tôt ou tard. Et si votre amie est damnée ?...

— Jésus, que dites-vous, mon père ? Je ne vois pas qu’elle fasse rien de pis que les autres. (Elle faisait ses tours en cachette.)

— Prenez bien garde, vous dis-je, ma pauvre enfant ! Soyez joyeuse et gaie en sortant du confessionnal, et dites à votre amie que je suis un confesseur plaisant et indulgent, et qu’elle devrait venir à moi.

Yvonne sort du confessionnal en souriant.

— Pourquoi souriez-vous ainsi ? Vous êtes donc bien contente ? lui demanda Julie.

— C’est mon confesseur qui en est la cause ; quel homme plaisant, et comme il est drôle !

— Vraiment ? Je veux aussi le prendre pour confesseur, alors, car celui à qui je me suis adressée, s’il est joli garçon, n’est pas amusant du tout.

Le lendemain, Julie entra donc dans le confessionnal du vieux prêtre. Celui-ci s’écria aussitôt :

— Ô sale bête ! charogne ! va-t-en vite !

Et Julie, toute troublée, se leva pour sortir.

— Restez, mon enfant, lui dit le prêtre avec douceur ; ce n’est pas à vous que s’adressent ces paroles. Confessez-vous, et ne faites pas attention si vous m’entendez encore parler de la sorte.

Julie commença par avouer quelques petits péchés, puis elle s’arrêta...

— Après, mon enfant ? lui demanda le prêtre.

Elle ne répondit rien. Le prêtre reprit :

— £t quand vous auriez eu un enfant, et que vous l’ayez tué, qu’est-ce que cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui... répondit Julie, tout bas et en baissant la tête.

— Retire-toi ; va-t-en d’ici, vilaine bête ! s’écria encore le prêtre.

Et la jeune fille se leva encore pour sortir. Mais, le confesseur lui dit avec douceur :

— Restez, mon enfant ; ce n’est pas à vous que je parle de cette façon. Prenez courage, et continuez.

Mais elle garda le silence. Le confesseur reprit :

— Et quand vous auriez eu deux enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui... répondit-elle, à voix basse.

— Et après, mon enfant ? prenez courage...

Julie garda encore le silence, et les larmes coulèrent le long de ses joues. Le prêtre reprit :

— Et quand vous auriez eu trois enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Oui !... répondit-elle encore, mais si bas, si bas, que le confesseur l’entendit à peine.

— Va-t-en ! va-t-en d’ici, monstre horrible ! cria encore le vieux prêtre.

Et Julie, pleurant et sanglotant, se leva encore pour sortir.

— Restez, mon enfant, et achevez votre confession, car ce n’est pas à vous que s’adressent ces paroles. Et après ? Du courage, allez jusqu’au bout.

Julie sanglotait et ne disait rien. Le prêtre reprit :

— Et quand vous auriez eu quatre enfants, et que vous les ayez tués, qu’est cela pour la bonté de Dieu ?

— Non, mon père, répondit alors la pénitente.

La sueur découlait à grosses gouttes du front du vieillard. Lorsque Julie eut achevé sa confession, il lui dit :

— Voici, à présent, votre pénitence, mon enfant. En sortant du confessionnal, vous irez vous mettre à genoux devant l’autel du Rosaire, et vous resterez là jusqu’à ce que je vienne vous prendre.

Triste, pleurant et profondément affligée, la jeune fille alla s’agenouiller devant l’autel du Rosaire, et elle y pria du fond du cœur. La nuit survint ; tout le monde avait quitté l’église, et son confesseur ne venait pas... Enfin, quand l’heure fut venue, le vieux prêtre alla trouver sa pénitente et lui dit :

— Suivez-moi, mon enfant.

Et, la prenant par la main, il la fit sortir de l’église, la mena à la croix de pierre du cimetière et lui parla de la sorte :

— Agenouillez-vous là, sur les marches de la croix, et restez-y à prier et à pleurer, toute la nuit ; demain matin, je viendrai vous prendre.

Puis il se rendit auprès d’Yvonne et lui dit :

— Si votre amie est damnée, vous et moi nous serons également damnés !

— Dieu, que dites-vous là ?... s’écria la jeune fille, effrayée.

Et, toute la nuit, elle pria pour son amie avec son confesseur.

Au point du jour, le vieux prêtre se rendit au cimetière. Julie était toujours à genoux sur les marches de la croix. Mais, hélas ! elle n’avait plus qu’un bras ; l’autre lui avait été arraché par l’esprit malin en essayant de l’entraîner. La pauvre fille faisait pitié avoir. Elle était toute couverte de sang. Le prêtre lui dit :

— Levez-vous, mon enfant, et suivez-moi.

— Hélas ! je ne puis pas, répondit-elle.

— Je vous aiderai, prenez courage !

Et elle se leva, et s’appuyant sur le prêtre du bras qui lui restait, celui-ci la conduisit dans l’église, devant l’autel du Rosaire, et lui dit :

— Agenouillez-vous là, sur les marches de l’autel, et, quand la nuit sera venue, je viendrai encore vous prendre, comme hier, et vous dire ce que vous aurez à faire.

Puis il s’en alla.

Il se rendit, comme la veille, auprès d’Yvonne et lui dit :

— Nous passerons encore toute la nuit à prier pour votre amie, car si elle est damnée, nous le serons aussi, vous et moi.

Et ils passèrent encore toute la nuit en prière, à genoux, sur les dalles de pierre de l’église.

Au point du jour, le vieux prêtre se rendit de nouveau auprès de Julie. Il la retrouva évanouie sur les marches de la croix, et dans un état horrible à voir. Elle n’avait plus de bras ! L’esprit malin lui avait arraché celui qui lui restait, en essayant de l’entraîner. Il la ramena dans l’église, avec beaucoup de peine, la reconduisit devant l’autel du Rosaire, lui recommanda d’y passer encore toute la journée en prière, et promit de la venir chercher, quand la nuit serait venue.

En effet, quand le moment fut arrivé, il la conduisit, pour la troisième fois, au pied de la croix du cimetière et lui parla de la sorte :

— Voici la troisième nuit, ma pauvre enfant, la dernière, mais aussi la plus redoutable. Ayez bon courage, et si vous pouvez encore résister et vaincre, cette fois-ci, alors vos épreuves seront terminées : vous serez sauvée, et votre amie et moi nous serons pareillement sauvés avec vous. Mais, hélas ! si vous faiblissez, si l’autre est le plus fort et triomphe, nous serons damnés tous les trois ! Courage donc, mon enfant, et que Dieu vous vienne en aide !

Et il la laissa encore, seule, à genoux sur les marches de la croix, et revint vers Yvonne et lui dit :

— Voici la dernière épreuve ! Si votre amie a assez de courage et de force pour résister et vaincre encore cette nuit, si, demain matin, je retrouve le moindre morceau d’elle au pied de la croix, elle sera sauvée, et nous le serons tous les deux comme elle. Mais, hélas ! si elle succombe, nous serons damnés tous les trois pour l’éternité ! Passons encore cette nuit à prier pour elle.

Et ils passèrent encore cette troisième nuit à prier pour la pauvre Julie.

Au point du jour, le prêtre, dans une anxiété mortelle, se rendit à la croix du cimetière. Julie n’y était plus ! Mais il trouva, sur les marches de pierre, son cœur tout sanglant. C’était assez : ils étaient sauvés tous les trois ! Alors il leva ses mains et ses yeux vers le ciel, et s’écria :

— Que le Seigneur tout miséricordieux soit loué !

N’oublions jamais que, « quelle que soit la société que nous fréquenterons, nous en aurons notre part ! »


(Conté par Marguerite Philippe.)