Légendes chrétiennes/Veillée bretonne

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VEILLÉE BRETONNE


superstitions, histoires de revenants,
sabbats de chats.





Je donne les petits récits qui suivent sous la forme de veillée. C’est dans ce cadre, en effet, que je les ai entendus, et je me suis efforcé de les reproduire fidèlement, sans amplifications, embellissements ni commentaires. Bien qu’ils me fussent restés assez présents à la mémoire, je me les suis fait répéter, plus tard, pour raviver mes souvenirs.

La scène se passe au manoir paternel de Keranborn, en Plouaret, vers 1836. J’étais enfant alors, et j’aimais beaucoup, comme aujourd’hui du reste, les histoires de revenants et les contes merveilleux.

On est au mois de décembre ; le temps est froid et la terre couverte de neige. Après le repas du soir terminé, après la vie du saint du jour lue en breton, et les prières récitées en commun, à haute voix, toute la maisonnée — maîtres, enfants, serviteurs et journaliers — est réunie en cercle autour d’un grand feu, qui pétille et flamboie gaiment dans la vaste cheminée de la cuisine. On parle d’abord du temps qu’il fait, des travaux de la saison, des semailles en retard, de chevaux, de bœufs ; puis, insensiblement et comme par une pente naturelle, la conversation en arrive aux histoires de revenants, aux contes merveilleux et aux superstitions courantes du pays, et chacun conte son histoire et place son mot.

— La nuit de Noël approche, dit Pipi Riou, le charretier ; s’il continue de faire ce temps-là, il ne fera pas beau aller à la messe de minuit.

— D’autant plus qu’il n’y aura pas de clair de lune, répondit Jolory, un des domestiques.

— On raconte bien des histoires singulières sur la nuit de Noël, dit le vieux Talec, journalier.

— Oui ; aussi, cette nuit-là, reprit Jolory, nul animal ne dort, excepté le crapaud et l’homme, selon un proverbe connu :


Noz ann Nédelec na gousk ken
Met ann tousec ha mab ann den.


et on assure que, pendant la messe de minuit, les feux du purgatoire s’éteignent, et que les pauvres âmes qui y expient des péchés commis sur la terre éprouvent quelque soulagement.

— J’ai entendu conter encore, dit le domestique Fanch ar Moal, que, cette même nuit, les animaux parlent la langue de l’homme et s’entretiennent entre eux de leurs petites affaires, tout comme nous autres. Ils se racontent leurs travaux, leurs peines, leurs plaisirs, leurs projets, leurs voyages et leurs aventures. Et si cela est ainsi, moi je pense que les animaux peuvent bien avoir été des hommes, un jour, et que Dieu en punition de leurs fautes, les aura changés en bêtes plus ou moins intelligentes, plus ou moins malheureuses, selon leur degré de culpabilité. Et si cela est vrai, en parlant la langue de l’homme la nuit de la Nativité de Notre-Seigneur, les animaux ne feraient que recouvrer pour un moment un bien qu’ils auraient perdu et dont ils ont peut-être conservé quelque souvenir. C’est pour cela que je n’aime pas à voir maltraiter les animaux[1].

— Je ne sais, dit le vieux Talec, si jamais les animaux ont été des hommes, et je n’ai pas grande confiance en ce que vient de nous dire Jolory là-dessus ; mais ce que je crois davantage, c’est qu’ils parlent en effet la langue de l’homme, durant la nuit, ou du moins une partie de la nuit de Noël, et voici ce que j’ai entendu raconter à ce sujet.

À Kerandouff, en Plouaret, on était une nuit — précisément une nuit de Noël — réunis autour du feu, comme nous le sommes ici, et l’on parlait de choses et d’autres, en attendant l’heure d’aller à la messe de minuit. Quelqu’un ayant dit aussi que les animaux parlaient, cette nuit-là, la langue de l’homme, Ervoanic Hélary, l’incrédule et le vantard, qui se trouvait là, se mit à rire et à se moquer de celui qui avait parlé de la sorte, prétendant que tout cela n’était que mensonges, histoires de bonnes femmes et de commères, qui ne méritaient pas qu’on y fît attention. « Au reste, ajouta-t-il, bien que je n’aie aucun doute à ce sujet, je veux aller m’enfermer, cette nuit même, dans l’étable aux bœufs, et s’ils parlent, je les entendrai bien et vous en donnerai des nouvelles demain matin. »

Et il fit comme il dit. Il se rendit à l’étable aux bœufs vers les onze heures, et se cacha dans leur râtelier, afin de mieux entendre s’ils parlaient. Les bœufs continuèrent de ruminer gravement, sans paraître faire attention à lui. Il commençait à s’impatienter et se félicitait déjà d’avoir raison de persister dans son incrédulité à l’endroit de cette sotte histoire, comme de tant d’autres, quand, à minuit juste, le grand bœuf roux parla ainsi :

— Notre Seigneur vient de naître, mes enfants, le Dieu miséricordieux et tout-puissant, et il n’est pas né dans un palais ni dans la maison d’un riche de la terre ; il est venu au monde, comme le dernier des malheureux, dans une crèche, entre un bœuf et un âne ! Gloire au Seigneur !

Et tous les bœufs répétèrent en chœur :

— Gloire au Seigneur !

Ervoanic Hélary dressait les oreilles et ne revenait pas de son étonnement.

Puis le bœuf noir demanda au bœuf roux :

— Que ferons-nous demain, mon frère ?

— Demain, nous irons porter en terre, au cimetière de la paroisse, le corps d’Ervoanic Hélary, du pauvre Ervoanic, l’indiscret et l’incrédule, qui est ici, caché dans notre râtelier.

— Nous porterons en terre le corps d’Ervoanic Hélary, l’indiscret et l’incrédule, qui est ici caché dans notre râtelier, répétèrent en chœur tous les bœufs.

Ervoanic ne riait plus, je vous prie de le croire, et il aurait voulu être à cent lieues de là.

Craignant que les bœufs ne voulussent le tuer sur place, pour ne pas mettre en défaut leur funèbre prédiction, il sauta à bas du râtelier, où il se tenait blotti, et se sauva à toutes jambes.

Les bœufs le laissèrent partir. Pâle, effaré, mourant de peur, il courut se coucher dans son lit… et n’en sortit que pour aller au cimetière de sa paroisse, traîné par les bœufs qui lui avaient prédit sa mort.

— J’ai entendu conter encore, dit Jolory, que, la nuit de Noël, au moment de l’élévation, à la messe de minuit, quand l’officiant montre aux fidèles l’Hostie consacrée, l’eau des puits et des fontaines se change en vin.

— Moi aussi, je l’ai entendu dire, dit Fanch ar Moal, et Laou Troadec m’a même affirmé qu’à Guergarellou, il était allé se placer près du puits à minuit, au moment où l’on entrait à la messe, et que dès qu’il entendit le tintement de la cloche annonçant l’élévation, vite il tira un seau d’eau et se mit à boire à même le seau ; et c’était, assurait-il, du vin délicieux et comme il n’en avait jamais bu. Mais il avait à peine aspiré deux ou trois gorgées que la cloche cessa de sonner, et dès lors il ne buvait plus que de l’eau.

— On assure, dit quelqu’un, que le Caric ann Ankou (le petit chariot de la mort) a été entendu, la semaine dernière, dans le village du Kerouez, la nuit même où est mort le bonhomme Kerboriou.

— Je l’ai entendu dire aussi, reprit Jolory. Je n’ai jamais vu Caric ann Ankou, bien que j’en aie souvent entendu parler. Il ressemble assez, assurent ceux qui l’ont vu, à nos petites charrettes de cultivateurs ; il est recouvert d’un linceul blanc, attelé de deux chevaux blancs et conduit par la Mort en personne, tenant en main sa grande faux, qui brille au clair de la lune, et même dans l’obscurité. L’essieu grince et crie toujours, comme celui d’une charrette qu’on ne graisse point. Il passe souvent, invisible, par les chemins ; d’autres fois aussi, on le voit, mais toujours on entend crier l’essieu. Ma mère m’a affirmé l’avoir entendu, maintes fois, passer devant notre maison, au carrefour du Kerouez.

Une nuit que mon père était rentré fort tard, revenant de je ne sais quel pardon (mon père, comme vous le savez, était sonneur) (ménétrier), et ayant bu de nombreuses chopines de cidre, selon son habitude, ma mère dit, pendant qu’il mangeait sa soupe, avant de se coucher :

Voilà encore Caric ann Ankou qui passe ! Quelqu’un va mourir dans la paroisse, pour sûr ! Mon père, qui n’avait peur de rien, surtout quand il avait bu, se lève aussitôt en jurant et en disant :

Caric ann Ankou ! Tonnerre de Brest ! il y a assez longtemps que j’en entends parler, et je voudrais bien le voir, au moins une fois dans ma vie : où est-il ?

Et le voilà sorti, nu-tête, pieds nus, et de courir dans la direction du Vieux-Marché en criant :

— Holà ! hé ! camarade, attendez donc un peu ; n’allez pas si vite : je voudrais bien vous voir et causer avec vous un peu… »

Mais soudain il s’arrêta, ses jambes faiblirent, il eut peur et s’en retourna tout penaud, n’ayant rien vu, et il se coucha tranquillement et n’en parla plus.

— Eh bien ! moi, dit Riou, j’ai vu Caric ann Ankou, et bien vu, et je puis vous en parler.

— Contez-nous cela, Riou, lui dit-on de tous côtés.

— C’était du temps que j’étais domestique à Keravennou, chez le grand Morvan. Le bonhomme L’Ahellec, que quelques-uns de vous ont connu, y était malade, et il allait s’affaiblissant et baissant tous les jours. Un matin, que je m’étais levé avant le jour pour soigner les chevaux (c’était, je crois, dans le mois de janvier), je fus bien étonné de voir une charrette attelée de deux petits chevaux blancs entrer dans la cour. « Qui est-ce, et que peut-il venir chercher ici avec sa charrette, avant le jour ? » me demandai-je. Et je cherchais à reconnaître le charretier et ses chevaux ; mais ce fut en vain. La charrette était recouverte d’un drap blanc, et le conducteur s’enveloppait d’une sorte de manteau également blanc et tenait une faux sur son épaule gauche. Je ne pus voir sa figure. Tout cela me paraissait étrange. La charrette continuait d’avancer, tranquillement, vers la porte de la maison. Quand elle passa près de moi, à deux ou trois pas, je dis en m’adressant au charretier inconnu :

— Bonjour, camarade ! Vous êtes bien matinal : il ne fait pas encore jour.

Pas de réponse. La charrette avançait toujours, et, en un clin d’œil, charrette, chevaux et charretier disparurent et entrèrent dans la maison par le trou du chat. Je me dis alors :

— C’est Caric ann Ankou, qui vient chercher le bonhomme L’Ahellec !

Et j’allai à l’écurie réveiller mon camarade Menou et lui faire part de ce que je venais de voir.

— Le bonhomme L’Ahellec n’ira plus loin, me répondit Menou, et je ne serais même pas étonné qu’il fût déjà trépassé.

Et en effet, ce matin-là même, au point du jour, le bonhomme L’Ahellec mourut, après une longue et douloureuse maladie.

— Beaucoup de personnes, dit Jolory, prétendent avoir vu ou entendu Caric ann Ankou, et croient que, toujours, il annonçait sûrement une mort prochaine là où on le voyait ou l’entendait. Certains oiseaux aussi sont réputés messagers de mauvaises nouvelles, et un hibou piaulant sur la cheminée ou le toit d’une maison, un corbeau passant, la nuit, devant une fenêtre en jetant son cri lugubre, sont, nous assure-t-on, l’indice certain qu’un cercueil ne tardera pas à sortir de cette maison. Mais quel est celui de nous qui, heureusement, n’a pu, maintes fois et avec raison, accuser ces oracles de mensonge ?

Laouic Mihiec, le garçon vacher, dit avoir vu les lavandières de nuit lavant leurs linceuls au clair de la lune, sur l’étang du moulin de Pont-Meur, et le bruit de leurs battoirs retentissait dans la vallée comme des coups de canon.

— Malheur au voyageur attardé, dit Fanch ar Moal, qui, se rendant à leurs prières, les aide à tordre leur linge, car, s’il n’a pas la précaution de tourner dans le même sens qu’elles, elles lui tordent les bras, puis tout le corps, et le lendemain matin, on le trouve mort au bord du douet. C’est ce qui arriva au malheureux Gabic Cloarec, à Pont-ar-Goascan, une nuit du mois de novembre qu’il s’était attardé à boire, au bourg de Plouaret.

Jannic Bihan, le petit pâtre, avait entendu, dans le Prat-braz (le grand pré) de Keranborn, celui qui va partout criant d’une voix lamentable et effrayante : Ma momm ! ma momm !... (Ma mère ! ma mère !...) et qu’on ne voit jamais ; et son sang s’était glacé dans ses veines, ses cheveux s’étaient dressés sur sa tête, et ce n’est qu’à grand’peine qu’il avait pu revenir à la maison, où il était arrivé tout essoufflé, tout pâle et ne pouvant parler.

— Malheureux ! lui dit Jeannette Kérival, qui filait sur son rouet, au bas de la cuisine, et ne perdait pas un mot de ce qui se disait près du feu, il fallait réciter aussitôt un De profundis, et tu aurais délivré une pauvre âme en peine, car c’était sans doute l’âme de quelque pauvre jeune homme qui se sera perdu, malgré les conseils et les bons avis de sa mère, pour avoir trop aimé la danse, le jeu ou le cabaret ; et maintenant il est condamné à errer sur la terre des vivants, en jetant cette plainte lamentable, qui effraie tous ceux qui l’entendent, jusqu’à ce qu’il rencontre quelqu’un qui, au lieu de prendre la fuite, comme toi, récite un De profundis à son intention, et sur le lieu même.

— C’est, dit Fanch ar Moal, comme celui qui s’en va continuellement à travers les campagnes en disant : Sed libera nos a malo ! On a beau regarder de tous côtés, l’on ne voit rien ; l’on entend seulement une voix triste et plaintive qui dit sans cesse : Sed libera nos a malo ! sed libera nos a malo !… Je l’ai entendue très-bien, cette voix, l’an dernier, une nuit que je passais tard par le bois du Kerouez, et j’eus grand peur, ma foi !

— Il fallait tout bonnement répondre : Amen ! dit Gaod al Laouénan, et tu aurais aussi délivré une pauvre âme en peine. Songe donc combien facilement tu aurais pu délivrer cette âme, rien qu’en disant : Amen ! Si la pauvre âme ne rencontre que des peureux et des poltrons comme toi, elle souffrira longtemps encore dans le feu du purgatoire !

— C’est bien facile à vous de dire cela, ici, Gaod, reprit Fanch ar Moal, assise comme vous l’êtes là, tranquillement, à votre rouet. Mais si vous aviez été à ma place, si vous aviez entendu cette voix, comme elle était triste et lamentable, vous n’auriez pas été plus brave que moi, et vous auriez aussi gardé le silence.

— Job Guenveur, reprit Jolory, m’a assuré avoir vu le diable lui-même au Pavé-dirr[2], passant au triple galop, au plus fort d’un orage. Il montait à rebours un cheval noir, qui faisait feu et flamme de ses quatre pieds, des yeux et des naseaux, et se dirigeait vers le Vieux-Marché, pour y happer sans doute l’âme de quelque grand pécheur à l’agonie.

— Moi, dit Jannic Bihan, une nuit que je cherchais une vache égarée dans le bois de châtaigniers, j’ai vu une chandelle allumée près de la fontaine de Keranborn, et, tout auprès, une belle fée en robe blanche, assise au bord de l’eau, et qui peignait ses cheveux avec un peigne d’ivoire.

— Et le lutin de Keranborn, ne l’as-tu pas aussi vu ? lui demanda Fanch ar Moal.

— Non, je ne l’ai pas encore vu, mais on m’a dit qu’il loge sur le grenier de la grande grange, et je me garderai bien d’y aller voir.

— Depuis longtemps on ne l’a pas vu, dit Jolory ; autrefois, il se montrait plus souvent ; du reste, les lutins sont généralement inoffensifs et rendent de grands services, dans les fermes, soignent les chevaux et les bœufs, et ne les laissent manquer de rien la nuit. Mais il ne faut pas leur jouer de mauvais tours, par exemple. À Rune-Riou, il y avait — et il n’y a pas encore longtemps de cela — un lutin qui avait pris en affection le charretier et la cuisinière, Yves Troadec et Guyona Marzinn, et leur rendait toutes sortes de services. Il avait soin des chevaux, des bœufs et des vaches, renouvelait souvent leur litière et le foin, dans les râteliers, les étrillait, les lavait et les tenait propres et luisants. Aussi, l’attelage de Yves Troadec était-il le plus beau et le meilleur de toute la paroisse, et les vaches donnaient toujours du lait et du beurre en abondance, et Guyona et lui avaient les bonnes grâces de leurs maîtres, et cela à bon marché, car le lutin faisait presque toute leur besogne. Mais Guyona qui était alors jeune et d’humeur folâtre, s’avisa un jour de jouer au bon lutin un tour qui lui coûta cher, et, à Troadec aussi. Tous les soirs, l’hiver, quand tout le monde était couché, dans la maison, le lutin venait s’asseoir au coin du foyer, sur un galet rond et poli qui servait d’escabeau pour se chauffer, et Guyona avait soin de déposer pour lui, sur la pierre calcinée de l’âtre, une bonne crêpe de sarrasin ou un peu de bouillie frite au beurre, dans une écuelle, et de son lit elle pouvait contempler son serviteur, avec son chapeau à larges bords, et pas plus grand qu’un corrandon (nain), qui mangeait avec délices le petit souper préparé par sa gentille amie la cuisinière, puis se chauffait tranquillement, en écoutant les chants du grillon. Je ne sais quel démon inspira à Guyona l’idée malencontreuse de chauffer, un soir, le galet au feu, puis de le remettre à sa place accoutumée, comme si de rien n’était. À son heure ordinaire, le lutin vint et s’assit dessus ; mais il s’enfuit aussitôt en poussant des cris terribles et en renversant dans la cuisine les marmites, les chaudrons, les pots, les écuelles et toute la vaisselle. À partir de ce jour, on ne revit pas le bon lutin, et les chevaux et les bœufs maigrirent à vue d’œil, et les vaches ne donnèrent presque plus de lait, et le peu qu’elles en donnaient tournait et aigrissait, presque aussitôt. Guyona perdit sa gaité habituelle, et elle avait la main si malheureuse, la pauvre fille, que tous les jours elle cassait une marmite, un plat, une écuelle ou quelque autre objet. Enfin, ses maîtres étaient si mécontents d’elle et d’Yves Troadec aussi, qu’ils les congédièrent. Ils étaient déjà fiancés et ils se marièrent ; mais, le guignon ne cessa pas de les poursuivre, et vous savez comme ils sont malheureux aujourd’hui, chargés d’enfants et réduits à mendier de porte en porte !

Pipi Gouriou, le tisserand, écoutait attentivement tout ce que l’on disait, debout sous le manteau de la cheminée, et gardait le silence.

Jolory l’apostropha soudain en ces termes :

— Tu ne dis rien, toi, Pipi Gouriou ; tu dois savoir pourtant de belles histoires de revenants et de fantômes. Conte-nous aussi quelque chose.

— J’ai été longtemps, dit Pipi Gouriou, sans croire aux histoires de revenants et d’apparitions de toute sorte que j’entendais aux veillées d’hiver, et je raillais impitoyablement ceux qui y croyaient, et je traitais leurs récits de contes de bonnes femmes et d’absurdes rêveries, bons tout au plus à faire peur aux enfants et aux jeunes filles. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Je n’ai peur d’aucun être vivant sur la terre, animal ou homme, pourvu qu’il n’ait qu’un baptême sur sa tête[3] (c’était un géant pour la taille et un hercule pour la force, que Pipi Gouriou) ; mais quand il s’agit d’esprits, de fantômes, d’apparitions et de choses surnaturelles, je ne suis plus si fier. Voici à quelle occasion je me suis converti sur ce point, si vous êtes curieux de le savoir.

Dans ma jeunesse, j’étais passionné pour le jeu de cartes, et presque toutes les nuits, l’hiver, nous nous réunissions cinq ou six, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, et là nous risquions follement et perdions le plus souvent le peu d’argent dont nous pouvions disposer et que nous avions eu tant de mal à gagner. En vain mon père et ma mère firent-ils tous leurs efforts pour me détourner de ces dangereuses réunions : je ne les écoutais pas ; mais Dieu voulut aussi s’en mêler…

Une nuit que je revenais, seul, vers les trois ou quatre heures du matin, de Roz-an-c’hogo, où nous avions passé la nuit à jouer chez Robert ar Manac’h, arrivé à Pont-ar-c’hastel (le Pont-du-Château), je m’aperçus avec surprise que j’étais suivi d’un barbet noir. Je ne connaissais pas ce chien et ne l’avais jamais vu jusqu’alors. Cependant, il se tenait si près de moi, que je le caressai, en lui passant la main sur le dos. Des étincelles en jaillirent. Cela m’étonna. Je voulus chasser l’animal ; mais quand je le menaçai de mon bâton, il ouvrit une énorme gueule garnie de deux rangées de dents aiguës et rouges comme des clous sortant d’une fournaise, puis il faisait entendre un grognement comme je n’en avais jamais entendu faire à aucun animal au monde. Ma foi ! j’eus peur, moi qui me vantais de n’avoir peur de rien. Je montai l’escalier taillé dans le roc vif et qui conduit aux ruines du vieux château, sur la motte féodale. Le chien me suivait toujours. En passant devant la vieille chapelle en ruines de Notre-Dame-de-Bon-Secours, qui est sur la hauteur, je fis le signe de la croix. Le chien grogna d’une façon étrange et devint menaçant. J’avais grand’peur et ne savais où me cacher. Je poussai la porte de la chapelle ; elle céda, heureusement, et j’entrai. Mais, au même moment, le monstre fit entendre un cri si effrayant que la terre en trembla, et qu’il me sembla que la chapelle allait s’écrouler et m’écraser sous ses débris. Je me blottis au coin de l’autel, plus mort que vif, et ce ne fut que quand il fit grand jour que j’osai regagner ma maison. Je me couchai et restai toute la journée au lit avec la fièvre.

Je ne dis rien de ceci à personne ; mais je n’étais pas corrigé. Je continuai de fréquenter les réunions où l’on jouait ; mais désormais, quand je revenais de nuit de Roz-an-c’hogo, je ne passais plus par le chemin du vieux château, à moins d’être accompagné de deux ou trois camarades ; j’aimais mieux faire un long détour par Keriavily.

— Ce chien noir, dit Fanch ar Moal, était pour sûr le diable. Souvent il se déguise ainsi sous la forme d’un barbet noir ou d’un chat noir, qui suit les gens, la nuit. Mais, si tu avais eu sur toi un peu d’eau bénite dans une burette, tu n’aurais eu qu’à lui en jeter quelques gouttes, et tu l’aurais vu faire de drôles de grimaces et disparaître sous terre. Il est prudent d’avoir toujours sur soi une petite burette d’eau bénite, quand on voyage la nuit.

— Une autre nuit, reprit Gouriou, nous avions fait la partie à Penanhoat, près de la chapelle de Saint-Maudès, et je m’en retournais seul, vers trois heures du matin. Il me fallait passer par le chemin creux du Melehonnec, qui, comme vous le savez, jouit d’une assez mauvaise réputation, et qu’on dit fort mal hanté.

Ordinairement, quand la nuit est avancée, les journaliers et les artisans qui reviennent de leur journée aiment mieux faire un détour que de s’engager dans ce chemin. J’y entrai sans hésiter. La nuit était sans lune et sans étoiles, et il faisait noir comme dans un four. Vous savez que le chemin est encaissé des deux côtés par de hauts talus surplombant à pic et garnis de ronces, d’épines et de branchages d’arbres qui s’entrecroisent d’un côté à l’autre. De plus, il est si étroit, qu’une charrette peut y passer tout juste. Je trébuchais à tout moment contre des cailloux, et je jurais comme un Turc. Soudain, j’entendis un vacarme de diable, comme feraient une douzaine de lourdes charrettes pleines de ferrailles et lancées à grande vitesse sur un pavé inégal et cahoteux ; jet des cris effrayants, des lamentations, des pleurs et des malédictions, des grincements de dents se mêlaient à tout ce bruit. Puis je vis s’avancer sur moi (j’en frémis encore d’épouvante et d’horreur, quand j’y pense) quelque chose, comme une maison, ou plutôt une grande armoire de fer à cent compartiments, dont les battants et les tiroirs s’ouvraient et se refermaient avec fracas. Et cette machine de l’enfer remplissait le chemin, et des tourbillons de flamme et de fumée sortaient de chaque compartiment. Impossible de grimper sur le talus ou de se ranger à droite ou à gauche. Je me crus perdu. Je fis le signe de la croix et recommandai mon âme à Dieu. La machine, ou plutôt le monstre, passa si près de moi, que je me sentis rôtir et tombai, la face contre terre, pendant qu’il continuait sa route. Et j’assistai là à un spectacle que je n’oublierai jamais de ma vie, et quand je vivrais cent ans. Dans chacun des compartiments, qui étaient autant de fournaises remplies de flammes dévorantes, je vis pêle-mêle des hommes et des femmes tout nus, qui se tordaient dans des souffrances inouïes et tendaient vers moi des mains suppliantes et demandaient qu’on leur jetât quelques gouttes d’eau bénite ou un chapelet. Hélas ! je n’avais sur moi ni eau bénite ni chapelet, et quand j’en aurais eu, la force m’aurait manqué pour faire ce qu’ils demandaient. Des diables hideux les maintenaient et les secouaient dans le feu avec des fourches de fer.

Dans une de ces fournaises ardentes, je crus même reconnaître un de mes amis, Guilherm Manac’h, qui était mort il y avait environ six mois. C’était aussi un intrépide joueur et de plus un buveur incorrigible, et qu’on était plus sûr de trouver au cabaret qu’à l’église, les dimanches et jours de fête. Et le pauvre garçon, qui m’avait reconnu, me cria : « Change de vie, Pipi Gouriou, et prie pour moi ! »

Comme je vous l’ai déjà dit, j’étais tombé sans connaissance, la face contre terre, et, au point du jour, Cadiou le tailleur, en allant en journée à Keravennou, trébucha et tomba en heurtant contre moi ; et ayant approché sa lanterne de ma figure, il me reconnut et dit : « C’est cet ivrogne de Pipi Gouriou ! Quelle ventrée il a !… » Puis il me rangea contre le talus et continua sa route.

Une charrette passa tôt après. Il faisait déjà grand jour. Le charretier me reconnut, et, me croyant aussi ivre mort, il me mit sur sa charrette et me déposa chez moi. J’en fis une maladie, et je restai huit jours sur mon lit, avec une fièvre de cheval, délirant presque continuellement et croyant toujours voir l’infernale machine et entendre les cris des suppliciés.

Dès que je pus sortir, j’allai immédiatement trouver le curé de Plouaret, et je lui commandai une messe pour Guilherm Manac’h. Et depuis, on ne m’a jamais vu toucher aux cartes ni entendu me moquer de ceux qui, aux veillées d’hiver, content des histoires de revenants, de fantômes et d’apparitions surnaturelles.

— C’était ann arbellou que vous aviez vu, Pipi Gouriou, lui dit Jolory ; on les voit souvent par là.

Ce récit de Gouriou avait impressionné l’auditoire.

— Puisque nous en sommes sur le chapitre des revenants, dit la servante Marie Hulo, voici ce que m’a conté mon amie Marianna Lagadec elle-même.

C’était du temps qu’elle était servante à Kerouazle ; il y a de cela environ dix ans.

Un dimanche que c’était son tour d’aller à la messe du matin, au bourg de Plouaret, elle fut réveillée par le chant du coq.

Dans beaucoup de fermes, comme vous le savez, il n’y a ni montre ni horloge, et c’est ordinairement le chant du coq qui règle le lever, et le soleil qui donne les heures pendant le jour. Mais souvent le soleil ne paraît pas, et le meilleur coq se trompe aussi parfois, surtout pendant l’Avent, où tous les coqs affolent, dit-on, et de là beaucoup d’incertitude et d’erreurs au sujet de l’heure exacte. Il y avait bien une horloge à Kerouazle ; mais, voyant qu’il faisait clair, et convaincue qu’elle était en retard, Marianna ne songea pas à la consulter. Kerouazle, vous le savez, est bien à une lieue du bourg de Plouaret, et l’hiver, il faut en partir avant le jour, pour n’être pas en retard à la première messe. Marianna s’habilla donc à la hâte, trempa son doigt dans le bénitier, fit le signe de la croix et partit. Elle crut aussi inutile de s’informer si le domestique dont c’était le tour d’aller à la messe matinale, afin de rester ensuite à la maison pour soigner les bestiaux, était parti. Il faisait un clair de lune magnifique, un temps sec et froid, et elle hâtait le pas, courait parfois et se disait : « La messe sera sûrement près de finir quand j’arriverai ; j’aurai honte à entrer si tard dans l’église… tout le monde me remarquera. »

Elle ne rencontrait personne sur sa route, ce qui la confirmait encore dans sa pensée qu’elle était en retard. Elle avait dépassé Lanwika et Rosanc’hlan ; elle arrivait au bourg de Plouaret, et elle n’avait encore vu personne. Dans son trouble et sa préoccupation, elle ne remarquait pas que toutes les portes étaient fermées sur la route et dans le bourg. Quand elle entra dans le cimetière seulement[4], elle vit du monde ; elle en vit même beaucoup, et tous, hommes et femmes, entraient pêle-mêle dans l’église, ce qui fit penser à Marianna : « Je me suis tant hâtée, que je ne serai guère en retard, ou il y en aura bien d’autres avec moi. »

Elle ne remarqua pas encore qu’elle n’avait entendu aucune cloche sonner, et que tout ce monde ne semblait pas venir de plus loin que le cimetière.

Elle entra dans l’église par le porche. La messe commençait. L’église était pleine, comme un jour de grande fête, ce qui l’étonna un peu. Elle se plaça, selon son habitude, au bas de la nef, jeta un regard autour d’elle et ne reconnut personne. Mais ce qui l’étonna le plus, c’est le silence absolu qui régnait autour d’elle : pas de bruit de sabots ferrés sur les dalles de pierre, ni de ces toux si communes, l’hiver, dans les églises. Quelque extraordinaire que fût tout cela, elle s’en préoccupa peu, et, toute à sa prière, son esprit ne s’y arrêta, pas. Quand vint le moment de communier, comme elle s’était confessée la veille et avait eu l’absolution, elle se présenta à la table sainte et reçut le saint Viatique. Mais elle fut seule à communier, ce qui lui parut bien extraordinaire.

Quand la messe fut terminée, l’officiant se tourna vers les assistants et parla de la sorte, debout sur les marches de l’autel :

« Je vais, à présent, mes frères et sœurs chrétiens, me rendre à Rozanc’hlan, pour porter le saint Viatique à Marharit Riwal, qui est à l’agonie. J’invite à m’accompagner ceux d’entre vous qui vont dans cette direction, et que cela ne détournerait pas trop de leur chemin. »

C’était précisément sur la route de Marianna : aussi voulut-elle suivre le prêtre jusqu’au seuil de la malade, qu’elle connaissait bien, et qui habitait au bord de la route une pauvre chaumière isolée et tombant en ruines.

Le prêtre sortit de l’église, portant la sainte Eucharistie, et précédé d’un enfant de chœur qui agitait une clochette. Dans le cimetière, ceux qui ne devaient pas aller plus loin s’agenouillèrent sur le passage du bon Dieu. Une vingtaine de personnes, hommes et femmes, franchirent l’enceinte et se dirigèrent vers Rozanc’hlan. Marianna était de ce nombre. Et là encore, elle fut étonnée de ne reconnaître personne. Il lui sembla pourtant, un moment, reconnaître Périnaïc Congar : c’étaient sa taille, sa démarche, sa manière de s’habiller, et jusqu’au mouchoir bleu à fleurs qu’elle lui avait vu acheter à la foire de Bré. Elle ne put voir sa figure. Mais sa pauvre amie dormait en terre bénite, sous le grand marronnier du cimetière de Plouaret, depuis plus d’un an déjà : ce ne pouvait donc être elle.

Arrivé à la porte de Marharit Riwal, le prêtre entra dans la chaumière, et quelques-uns de ceux qui l’avaient suivi jusque-là entrèrent avec lui : les autres attendirent, à genoux, à la porte. Marianna, qui avait encore assez loin à faire, continua sa route vers Kerouazle. Tout en marchant, seule, dans le silence, elle faisait à part soi ces réflexions :

« C’est singulier ! j’ai entendu la messe ; j’ai accompagné le prêtre jusqu’au seuil de la maison de Marharit Riwal, où j’ai dit cinq Pater et cinq Ave pour la pauvre femme, et il ne fait pas encore jour ! Car, ou je me trompe fort, ou il ne fait que clair de lune, et depuis Rozanc’hlan, je n’ai rencontré âme qui vive… C’est bien singulier ! »

Quant à tout ce qu’elle avait vu d’extraordinaire, depuis son départ de Kerouazle, à l’église, dans le cimetière, sur la route de Rozanc’hlan, où elle avait cru reconnaître son amie Périnaïc Congar, morte et enterrée depuis un an et plus, elle n’y songeait pas, tant elle était loin de trouver à tout cela rien de surnaturel.

Au moment où elle entrait dans la cour de Kerouazle, les coqs chantaient, le jour commençait de poindre, et le domestique Iann Kerbrat partait pour la première messe, au bourg de Flouaret. Il fut bien étonné de trouver Marianna qui rentrait à cette heure, et il lui demanda :

— D’où venez-vous donc, Marianna ?

— Et d’où reviendrais-je, si ce n’est de la messe matinale ?

— Comment ! de la messe matinale ? Voici l’heure d’y aller seulement, et j’y vais.

— Ah bien oui ! vous pouvez rester à la maison, car vous n’aurez plus de messe matinale pour aujourd’hui. Vous vous êtes oublié dans votre lit, où vous vous trouviez sans doute mieux que sur la route du bourg, par ce temps froid. Malheur à vous, si le maître le sait, car vous savez qu’il n’aime pas à voir ses domestiques manquer la messe ! Pour ce qui me regarde, vous pouvez vous rassurer : je n’en dirai rien à personne.

Et elle rentra, sans s’arrêter davantage, et Kerbrat, de son côté, continua sa route vers le bourg de Plouaret.

Quand Marianna parut devant ses maîtres, ce fut de nouvelles questions ; mais elle répondit sans hésitation et avec une assurance qui en imposa à tous.

— Je vous le répète, dit-elle, j’ai été au bourg, à la messe du matin, que j’ai entendue d’un bout à l’autre, et j’en arrive.

— Mais voyez donc l’horloge : il n’est pas encore trop tard pour partir et arriver à temps.

— La preuve que je dis la vérité, c’est que, au sortir de la messe, j’ai accompagné le prêtre qui l’a dite jusqu’à la porte de Marharit Riwal, qui est à l’agonie et vient d’être extrémisée.

Personne n’avait seulement entendu dire que Marharit Riwal fût malade.

Marianna était une servante irréprochable sous tous les rapports ; aussi sa maîtresse n’insista-t-elle pas davantage et pensa qu’elle avait été trompée par le chant du coq et le clair de la lune. La pauvre fille était très-peinée des soupçons que pouvait faire naître son aventure et se demandait si elle n’avait pas rêvé ; mais, avec la meilleure volonté du monde, elle ne pouvait se convaincre qu’elle n’était pas allée au bourg de Plouaret et à la chaumière de Marharit Riwal, et qu’elle n’avait pas entendu la messe. Et puis, d’ailleurs, on l’avait vue rentrer ; on lui avait parlé, et elle avait répondu : ce ne pouvait donc pas être un rêve. Elle en perdait la tête et en était malade et pleurait.

Quand arriva à son tour Iann Kerbrat, revenant de la messe du matin, il apporta la nouvelle de la mort de Marharit Riwal. Elle était décédée au point du jour, un instant après avoir reçu le sacrement de l’extrême-onction, ce qui concordait parfaitement avec le récit de Marianna. Tous les soupçons tombèrent alors, et personne ne douta plus que, trompée par le clair de lune et le chant du coq, elle était partie de la maison, beaucoup trop tôt, et avait réellement assisté à une messe, mais une messe dite par un prêtre mort et devant des assistants tous également morts, excepté elle seule.

Et tout s’expliqua ainsi aisément pour Marianna elle-même, et le silence absolu qui régnait dans l’église pendant la messe, et pourquoi elle ne reconnut personne dans cette foule, bien qu’elle fût de la paroisse et y connût presque tout le monde. D’ailleurs, on citait de nombreux exemples de cas semblables.

Alors seulement, comme cela arrive souvent, quand le danger est passé, elle eut peur, en réfléchissant à tout ce que son aventure avait de mystérieux et de surnaturel, et elle craignit que ce ne fût un avertissement du ciel lui annonçant sa mort prochaine. Mais la vieille Katel Merrien lui ayant assuré que, par sa seule présence à cette messe de morts, elle avait délivré du purgatoire toutes ces pauvres âmes condamnées à venir, chaque nuit, entendre la messe dans l’église de leur paroisse, jusqu’à ce qu’un chrétien vivant et en état de grâce y eût assisté et communié, cette pensée la rassura.

Néanmoins, dès le lendemain matin, elle alla commander une messe au curé de Plouaret à l’intention de son amie Marie Congar, qu’elle avait cru avoir reconnue parmi les morts.

Marianna Lagadec vit encore ; elle est mariée et mère de famille aujourd’hui, et habite au village de Keraudren, non loin de Kerouazle. Celui de vous qui serait tenté de mettre en doute la véracité de ce que je viens de raconter peut la consulter, et il s’entendra confirmer tout ce que j’ai dit.

Au moment où Marie Hulo terminait son récit, un chat fit entendre des miaulements étranges au bas de la cuisine.

— Mettez dehors ce vilain animal, dit quelqu’un.

— C’est tout juste ce qu’il demande, dit Jolory, afin de courir au sabbat des chats. Je parie qu’il va se rendre tout droit au carrefour du Petit-Keranborn et de Guernaham, où tous les chats du quartier tiennent leur sabbat. Plusieurs personnes affirment l’avoir vu, Job Guenveur, par exemple, et Iouenn Ar Falc’her, et il ne fait pas beau passer par là, paraît-il, les nuits où ont lieu leurs réunions.

— À propos de sabbats de chats, dit Pipi Gouriou, voici une histoire curieuse et dont je garantis l’exactitude.

On n’a jamais bien su comment est mort Malo Kerdluz, le meunier du moulin de Kervégan, entre Plouaret et Lanvellec. Tout ce qu’on sait, c’est qu’un matin, on le trouva mort dans son lit, la figure toute lacérée et sanglante, et les yeux hors de la tête. On pensa qu’il avait été battu et maltraité, un dimanche soir, au bourg de Lanvellec, par des gens de Ploumilliau, car il était assez querelleur de sa nature. Il se serait traîné jusqu’à son lit et y serait mort de ses blessures. Mais comment aurait-il pu aller jusqu’à chez lui avec les yeux hors de la tête ? Moi, j’en sais plus long là-dessus, et voici comment les choses se sont passées :

Malo Kerdluz avait remplacé au moulin de Kervégan le vieux Iouenn Ar Bleiz. Iouenn Ar Bleiz, vous le savez bien, avait mauvaise réputation dans le pays, et passait pour être un peu sorcier. Quelques-uns prétendaient même qu’il se changeait à volonté en loup ou en chat, et assistait, sous cette dernière forme, au sabbat de chats qui se tenait sur la lande de Kervégan. Le propriétaire du moulin, sur les avis et les plaintes qui lui arrivaient de tous côtés, finit par congédier Iouenn, quoiqu’à regret, car il le craignait et redoutait sa vengeance. Et en effet, Iouenn quitta le moulin en jurant qu’il se vengerait. Malo Kerdluz prit sa place ; mais il ne tarda pas à éprouver toutes sortes de désagréments et de dommages. Tout allait chaque jour de mal en pis dans son moulin. Les clients se plaignaient que leur grain était mal moulu, la farine mélangée de gravier, et enfin qu’il prélevait un droit excessif sur leurs sacs ; et les plaintes n’amenant aucun bon résultat, on finissait par porter son grain à un autre moulin. Et pourtant Malo était un excellent meunier et un parfait honnête homme, de l’avis de tout le monde et malgré le dicton connu :


At meliner, laër ar bleud
A vezo krouget dre he veud.
Ha mar na ve ket krouget mad,
A vô krouget dre he viz troad[5]


Que signifiait donc tout cela ? Le pauvre Malo en perdait la tête. La nuit, quand il était couché, un vacarme épouvantable se faisait entendre dans le moulin ; on aurait dit que tout était remué, déplacé, bouleversé, brisé, broyé, et pourtant, quand venait le jour, on pouvait voir que tout était en place et intact. D’autres fois, la vanne tombait d’elle-même, l’eau cessait de couler sur la roue, et la meule s’arrêtait tout court. Malo sortait précipitamment, en jurant, et ne voyait personne. Il relevait la vanne et l’affermissait avec soin ; mais, à peine était-il rentré, qu’elle retombait, et la roue s’arrêtait encore. Enfin, le pauvre homme ne savait à quel saint se vouer, et il s’adonna à la boisson et négligea tout à fait son moulin, lui si rangé et si laborieux jusque-là. Il soupçonnait bien Iouenn Ar Bleiz de n’être pas étranger à ce qui se passait ; mais comment se soustraire à son influence ? Il alla enfin à Louargat, au pied du Ménez-Bré, consulter Tugdual Mêlo, qui avait une grande réputation de sorcier dans tout le pays, grâce à un Agrippa qu’il possédait. L’Agrippa, d’après le rapport de plusieurs personnes, qui avaient eu recours à la science de Mêlo, était attaché à une poutre par une forte chaîne de fer, et, quand on le consultait, il se démenait et se débattait comme un diable qu’on aspergerait d’eau bénite, et il fallait lui livrer un terrible combat et prononcer certaines formules magiques pour le dompter et en obtenir les réponses voulues.

Tugdual Mêlo consulta son Agrippa, qui lui répondit, après un long et bruyant combat, que le moulin de Kervan avait été ensorcelé par Iouenn Ar Bleiz, et que, pour détruire le charme, il fallait lever la seconde meule, celle qui est immobile, quand le moulin moud, et l’on trouverait dessous un morceau de la clavicule d’un sorcier qui avait habité, il y avait plus de cinq cents ans, sur la montagne de Bré. On devait prendre ce fragment d’os, le brûler et en jeter les cendres au vent, loin, bien loin du moulin.

Malo suivit de point en point les instructions du sorcier, et, à partir de ce moment, tout alla un peu mieux au moulin de Kervégan.

Mais les choses ne devaient pas en rester là.

Un soir que je revenais assez tard de Lanvellec à Plouaret, je rencontrai Malo, armé de sa vieille carabine et revenant de guetter un loup qui avait enlevé plusieurs brebis dans les fermes des environs. Nous fîmes route ensemble ; mais bientôt nous entrâmes dans un cabaret, au bord de la route, où nous nous attardâmes à boire du cidre, et, au départ, nous étions joliment émus, Malo surtout. La nuit état sombre. Comme nous descendions la côte par le chemin creux qui mène à l’étang de Kervégan, nous entendîmes un vacarme effroyable sur nos têtes, et vîmes des lumières qui se déplaçaient, passant d’un buisson à l’autre, montant sur les arbres et semblant se poursuivre de branche en branche. Nous nous arrêtâmes.

— C’est un sabbat de diables, dit Malo.

— C’est tout au plus un sabbat de chats, répondis-je.

— Eh bien ! reprit Malo, diables ou chats, il n’importe ; ma carabine est chargée, et nous allons bien voir si le plomb s’aplatira sur la peau de ces fils de l’enfer.

Et il ajusta et tira. Alors ce furent des cris épouvantables et tels que je n’en ai jamais entendus de ma vie. C’était comme des imprécations et des menaces de vengeance.

— Il paraît que le coup a porté, dit Malo ; allons voir.

Et ayant grimpé sur le talus, nous vîmes, au pied d’un arbre, un énorme chat noir qui se débattait dans les convulsions de l’agonie, en roulant des yeux menaçants et brillants comme braise, et nous crûmes l’entendre dire : « Malheur à toi, Malo Kerdluz, malheur à toi, car je serai vengé ! »

Malo acheva le matou à coups de crosse de fusil, le mit dans sa carnassière, et nous continuâmes notre route.

Quand nous arrivâmes au moulin, la femme de Malo lui fit quelques reproches de rentrer si tard et ivre, ou peu s’en fallait.

— Allons, Jeanne, dit Malo, ne grondez pas ainsi ; voyez le beau gibier que je vous rapporte. Et, tirant le chat de sa carnassière, il le lui présenta.

— Un chat !… J’aurais mieux aimé un lièvre, dit Jeanne, avec une moue.

— Un chat ! reprit Malo ; mais c’est le diable lui-même que ce matou noir. Si vous l’aviez entendu, au moment de mourir !… C’est peut-être, aussi Iouenn Bleiz, qui se change à volonté en différentes sortes d’animaux, assure-t-on. Dans tous les cas, apporte-nous à chacun une bonne écuellée de cidre.

Et il jeta le chat mort dans un coin.

Au même moment, le chat du moulin, un grand matou tigré, sauta d’un bond sur la table, en poussant un miaulement effrayant. Son dos se voûta, sa queue se raidit, son poil se hérissa, et ses yeux lancèrent des flammes. La meunière prit son balai pour le chasser ; mais il sauta sur le bahut de chêne et dit :

Marw ê Raoul ! — Raoul est mort ! Tu as tué Raoul, notre roi ; malheur à toi, Malo Kerdluz !

Et aussitôt il disparut, et on ne le revit pas de deux jours.

Nous étions étonnés et effrayés d’avoir compris ses menaces, comme si un homme avait parlé.

Je partis, après avoir vidé mon écuelle, un peu impressionné de tout ce que j’avais vu et entendu, et n’en augurant rien de bon pour Malo.

Quinze jours plus tard, passant par Kervégan, j’entrai au moulin, et j’appris que le pauvre Malo était mort et enterré. Voici ce que me raconta sa femme :

Aussitôt après mon départ, Malo était monté à son cabinet, près de la meule, et s’était couché. Tôt après, une véritable armée de chats monta à l’assaut du moulin, avec un vacarme épouvantable. Le gros de l’armée se tenait sur le toit ; plusieurs avaient pénétré dans l’intérieur, par une lucarne restée ouverte, et même par la cheminée. C’était effrayant les cris qu’ils faisaient entendre. Ce n’étaient certainement pas des cris ni des miaulements de chats. Tout à coup, Malo poussa un cri aigu et appela au secours. Jeanne, qui couchait en bas, avec ses enfants, se leva et monta. Quel horrible spectacle s’offrit à ses yeux, la pauvre femme ! Elle trouva son mari tout sanglant, la figure lacérée et les yeux arrachés de leurs orbites ! Il mourut dans la journée, au milieu de souffrances atroces, délirant et répétant sans cesse : « Le chat noir !… Iouenn Ar Bleiz !… »

Le vacarme avait cessé ; tous les chats étaient partis, et le matou noir tué par Malo avait aussi disparu.

Quand on enleva le corps de Malo de son lit, pour le mettre dans sa bière, le chat du moulin, qui avait disparu depuis deux jours, se trouvait là. Et quand la bière fut clouée, il sauta dessus, fit entendre un affreux miaulement, comme un cri de joie féroce, puis sortit par la fenêtre. Et pendant tout le trajet du moulin au bourg de Lanvellec, il suivait la charrette sur laquelle était placé le cercueil, de buisson en buisson, d’arbre en arbre, et répondait aux chants funèbres par des miaulements et des gambades ironiques. Et quand on descendit le pauvre Malo dans le trou de terre, il était encore dans le vieil if du cimetière, ricanant et grimaçant au-dessus de la fosse. Tout le monde le remarqua bien ; mais personne ne soupçonnait la vérité, et l’on pensa même généralement que le chat regrettait tant son maître, qu’il l’avait suivi jusqu’à sa dernière demeure.

La cérémonie terminée, il disparut, et on ne le revit plus au moulin de Kervégan.

Voilà ce que la pauvre Jeanne me conta en pleurant. Et ne vous semble-t-il pas évident que Malo Kerdluz avait été tué par son chat, aidé des autres chats du quartier, pour venger la mort de leur roi Raoul ? Pour moi, je n’en puis douter, après ce récit et tout ce que je vis et entendis, la nuit où Malo tua d’un coup de fusil le vilain matou noir que vous savez, près de l’étang de Kervégan.

— Votre histoire est effrayante, Pipi Gouriou, dit la cuisinière, et j’aurais voulu ne l’avoir point entendue, car désormais je ne pourrai plus voir un chat sans songer à la mort tragique de Malo Kerdluz.

La veillée se termina par le gwerz, suivant, que chanta Jeannette Kérival, tout en tournant son rouet :


les danseurs punis.[6]



Chrétiens, répandez des larmes et déplorez avec moi un grand malheur causé par nos péchés : Dieu punit tôt ou tard les pécheurs.

Et vous surtout, folle jeunesse, que cet exemple vous profite ; menez une vie plus dévote et moins désordonnée, et évitez avec soin la danse.

Combien ne voit-on pas de jeunes gens (tous les jours vous pouvez vous en assurer) qui recherchent partout la danse et y dépensent follement jusqu’à leur dernier denier ?

Ah ! qu’ils feraient mieux de les employer à soulager leurs pères et leurs mères, restés dans leurs pauvres chaumières, et qui y meurent peut-être de faim !

Vous trouverez ici, jeunesse aveugle et présomptueuse, folle de danses et de plaisirs, un terrible exemple des châtiments réservés aux danseurs.

Fuyez donc la danse et les coupables ébats ; fréquentez les offices divins ; vivez dans la crainte de Dieu, et ne négligez pas les sacrements.

Folles jeunes filles qui ne travaillez qu’à plaire et à orner vos corps, quand vous regarderez votre miroir, songez qu’un précipice est derrière.

La danse, chrétiens, je vous le dis en vérité, est cause que plusieurs de nos frères souffrent sous nos pieds des tourments inouïs, privés des joies du ciel.

Approchez tous, jeunes et vieux, approchez et réfléchissez bien aux peines, aux tourments et à l’affliction si grande

Qui ont frappé ces malheureux, au nombre de trente-deux, dans le mois d’août dernier, le jour de l’Assomption.

Le curé, bon et gracieux, plein d’humilité et de dévoûment, devait aller, sans délai, porter le bon Dieu à un agonisant.

Il lui fallait traverser une place où se tenaient les danses, en portant le Roi des saints, Jésus-Christ, notre Sauveur.

Les gens misérables et impies ne voulurent pas interrompre leurs danses pour entendre dire que le curé allait passer, portant le Saint-Sacrement.

Alors des spectateurs leur parlèrent de la sorte : « Cessez de danser, jeunes insensés, et adorez votre Dieu ».

Dans leur aveuglement, ils frappèrent ceux qui leur parlaient si sagement, ceux qui leur conseillaient d’interrompre leurs danses et de se prosterner devant le Dieu crucifié.

Ils crachèrent même à la figure du prêtre qui portait le Saint-Sacrement et l’accablèrent d’injures, devant Jésus qui était présent.

Ici notre Père tout-puissant nous donne clairement à entendre que c’est lui qui commande et qui est le maître de tout ce qui existe sur la terre et dans le ciel.

En un instant, ils se virent tous changés en des spectres effrayants, et durant trois mois ils conservèrent cette forme, pour nous fournir un exemple terrible.

Leurs parents allèrent, vers le soir, à la recherche de leurs enfants : quand ils arrivèrent sur le lieu de l’assemblée, ils ne les reconnurent pas.

Ils étaient noirs comme des corbeaux, ou encore comme des cheminées pleines de suie, méconnaissables à chacun, n’étaient leurs habits.

Leurs pères et leurs mères, désolés de voir leurs enfants dans une aussi triste situation, firent dire des messes pour eux, dès le lendemain matin, afin d’obtenir leur délivrance ;

Pour prier les saints et les anges et la sainte Vierge Marie d’intercéder pour eux auprès de Dieu, afin qu’il voulût bien leur pardonner.

Tout le peuple en prière, à la vue de leur terrible châtiment, accourait en foule de tous côtés, comme une procession ;

Et le bon curé, de son côté, les accompagnait aussi et priait Dieu de vouloir bien les délivrer d’un tel supplice.

Quand on fut à l’élévation, — comprenez ceci, chrétiens, — le jour de la fête de l’Assomption, — écoutez bien, chrétiens, —

La terre trembla d’une manière effrayante ; elle s’entrouvrit même, engloutit les coupables dans ses abîmes et se referma sur eux.

Tous ceux qui étaient présents et qui avaient été témoins de leur supplice se prosternèrent à terre, l’âme navrée de douleur,

Pour demander leur pardon à Dieu, pour le prier de vouloir bien se montrer miséricordieux et recevoir leurs pauvres âmes dans son paradis.

Hommes libertins et lubriques, réfléchissez à ceci, et songez au pouvoir de notre divin Maître sur nous tous tant que nous sommes.

Dieu punit, dans sa justice, les pécheurs obstinés : tremblez devant la justice de Dieu, et amendez-vous, chrétiens.

Enfin, jeunes gens, je vous en supplie par la mort de notre Sauveur, obéissez à notre sainte mère l’Église, et sauvez vos âmes,

Afin que nous ayons tous le bonheur de nous revoir un jour ensemble, dans les joies éternelles, dans le palais de la sainte Trinité ! »

Dix heures sonnèrent. C’était le moment ordinaire de clore la veillée, chacun s’en fut coucher ; et plus d’un dut rêver, cette nuit, de revenants et de fantômes.




L’Agrippa dont il est question plus haut est Cornélius Agrippa de Nettesheim, qui naquit à Cologne en 1481, et mourut à l’hôpital de Grenoble en 1535, après une vie très-aventureuse et très-accidentée. Il professa tour à tour les langues, la médecine, la théologie, les sciences occultes et la magie, à Dole, à Londres, à Cologne, à Pise, à Pavie, à Genève, à Lyon, à Anvers, et publia de nombreux ouvrages et traités dans ces différentes branches des sciences. Le seul qui ne soit pas tout à fait oublié aujourd’hui est son traité De Philosophiâ ocultâ, qui lui a valu une grande réputation de sorcier dans le peuple. J’ignore comment son nom a pu devenir si populaire en Basse-Bretagne, où je l’ai rencontré très-souvent, surtout dans les arrondissements de Lannion et de Guingamp. L’homme qui possède, un Agrippa, dans nos campagnes, est respecté et surtout redouté dans sa commune et aux environs, et l’on vient le consulter de loin. On se le montre au doigt d’un air mystérieux, et plus d’une fois, dans les foires et les pardons, on m’a signalé un vieillard pensif, à l’œil vif et intelligent, au teint hâlé, ordinairement solitaire dans la foule, et duquel on s’écartait quand il passait. « Celui-là a un Agrippa ! » me disait-on à l’oreille.

L’idée que nos paysans bretons se font de l’Agrippa est des plus étranges. Je les ai maintes fois interrogés à ce sujet, et voici à peu près tout ce que j’ai pu en tirer.

Le grand Mêlo (Mêlo-Vraz), de Louargat, au pied de la montagne de Bré, avait dit-on, un Agrippa, et on venait le consulter de fort loin. Une personne de Plouaret, nommée Le Talec. qui l’avait été trouver, vers 1836, m’a raconté ce qui suit sur sa visite :

« L’Agrippa est une terrible chose, et, entre nous, je crois bien que c’est le diable lui-même, et que Mêlo lui avait vendu son âme. Il faut, à chaque fois qu’on le consulte, lui livrer combat et le vaincre, avant qu’il consente à travailler, c’est-à-dire à répondre aux questions qu’on lui adresse. Quand j’arrivai à Louargat, j’exposai à Mêlo le sujet de ma visite. Il me dit :

« C’est difficile, ce que vous me demandez là, et il me faudra combattre ferme. Mon Agrippa, depuis quelque temps, n’est pas commode du tout. Mais, n’importe, vous obtiendrez ce que vous désirez. Attendez-moi là ; je vais le consulter.

« Il mit bas sa veste et entra dans un cabinet, à côté de la pièce où je me tenais. Aussitôt, j’entendis un vacarme d’enfer : des cris, des coups de bâton, des bruits de chaises. L’Agrippa, attaché par une chaîne de fer à une poutre, bondissait sous les coups et se démenait comme un démon, et Mêlo criait, tempêtait, jurait et frappait toujours. Au bout de près d’une demi-heure de ce manège, Mêlo sortit du cabinet, couvert de sueur, haletant, et me dit :

— Le combat a été rude ; mais, j’ai fini par avoir la réponse.

« Et il me la fit connaître, et les choses se passèrent comme il me le dit. »

Quelquefois le sorcier, pris de remords et effrayé à la pensée de l’autre monde, veut se défaire de son Agrippa. Mais cela n’est pas chose facile, car l’Agrippa et son possesseur sont liés par un pacte terrible et dont il faut remplir scrupuleusement toutes les conditions. On m’a raconté de Kaour Mengam, de Saint-Michel- en-Grève, qui avait aussi un Agrippa, qu’il le jeta au feu, sur le conseil de son curé. Mais il ne brûlait pas, bien que Kaour eût pris la précaution de l’arroser d’huile et d’entasser sur lui un grand tas de bois. Il tenta l’épreuve à plusieurs reprises, et toujours en vain. Voyant cela, une nuit, il mit son Agrippa dans un bateau, sortit de la baie et, arrivé en pleine mer, il l’y précipita et s’en revint ensuite, croyant en être délivré. Mais, comme il mettait pied à terre, il l’aperçut sur le rivage, qui agitait bruyamment ses feuillets et semblait le narguer. Kaour était bien malheureux de ne pouvoir se défaire d’un tel compagnon. Enfin, un jour, ils disparurent l’un et l’autre, et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’ils sont devenus. »

J’ai trouvé dans les archives du département du Finistère une sentence prononcée, en 1660, par la cour royale de Quimperlé, après procédure criminelle, contre Philippe-Emmanuel de Keirlec’h, seigneur de Quistinic, dans laquelle je relève le passage suivant :

« ... Comme aussi requérons que les livres d’ Agrippa intitulés : Oculta philosophia, le manuscrit intitulé : Clavicula Salmononis, et autres escripts et chiffres trouvés en la maison de Querguiomarc’h, paroisse de Querrien, où demeurait ledict de Quistinic, et mentionnés au procès-verbal de descente, soient bruslés en nostre présence, attendu que la lecture de tels livres et escripts est deffandue et prohibée par les saints cannons, et de plus, crainte qu’ils ne tomberoient entre les mains de personnes qui en pourroient mal user. »


FIN DU DEUXIÈME VOLUME



  1. J’ai entendu réellement émettre cette opinion, et en ces termes, par un paysan breton complètement illettré.
  2. Le Pavé-dirr, ou pavé d’acier, est un tronçon de voie romaine, encore très-reconnaissable, entre le bourg de Plouvenez-Moëdec et celui du Vieux-Marché, près de Plouaret.
  3. Expression bretonne : Mar na eûs nemet eur vadeziant war he benn.
  4. Le cimetière était alors autour de l’église.
  5. Le meunier, voleur de farine, — par le pouce pendu sera ; — s’il n’est bien pendu de la sorte, — par l’orteil on l’accrochera.
    Voir dans l’excellent recueil de L. Sauvé, — Lavarou Koz Breiz-Izel, Proverbes et dictons de la Basse-Bretagne, Paris, H. Champion, — plusieurs autres dictons relatifs aux meuniers.
  6. Cette pièce est traduite littéralement d’un gwerz en couplets de quatre vers de huit syllabes, imprimé sur feuille volante, chez Lédan, à Morlaix. J’ai conservé dans ma traduction la séparation des couplets.