Légendes et Paysages de l’Inde – L’Ile de Ceylan son histoire et ses moeurs

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Légendes et Paysages de l’Inde – L’Ile de Ceylan son histoire et ses moeurs
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 140-169).
LEGENDES
ET
PAYSAGES DE L'INDE

L'ILE DE CEYLAN.

Ceylan, an account of the Island physical, historical and topographical, with notices of its natural history, antiquities and productions, by sir James Emerson Tennent, 2 vol. London 1859. Longman.

L’île de Ceylan est sur la route des voyageurs qui se rendent dans les pays de l’extrême Orient. Tous les paquebots de la compagnie péninsulaire s’arrêtent dans le petit port de Pointe-de-Galle pour échanger les dépêches et renouveler leur provision de charbon. Cette courte relâche, qui n’est pas exempte de péril, car le port est mal abrité et plus d’un paquebot s’y est perdu, laisse à peine aux passagers le temps d’admirer l’épaisse forêt de cocotiers qui encadre la ville et d’entrevoir les splendeurs que la nature étale sous ce soleil de feu. Ceylan est sans contredit l’une des régions les plus curieuses de l’Asie : ce n’est point seulement une belle et féconde terre parée de toutes les merveilles de l’Inde, c’est une terre historique et sacrée. Son histoire ou plutôt sa légende remonte au début des âges. Célèbre dans l’antiquité la plus reculée, chantée par les Grecs, visitée par les Arabes et par les Chinois, conquise par les Malabars, occupée enfin, et non sans peine, par les Européens, l’île de Ceylan a vu se succéder sur ses rivages toutes les races du vieux monde : elle porte encore l’empreinte du pied d’Adam, elle conserve comme une relique sainte la dent de Bouddha, elle a reçu tour à tour les prêtres de Brahma, les prédicateurs armés de l’islam, les missionnaires catholiques, les pasteurs protestans. Les traditions y sont aussi nombreuses, aussi variées que les cultures, et l’on retrouve accumulés sur son sol, au milieu des plus riches produits de la végétation indienne, les ruines d’anciens royaumes, les temples des plus vieilles religions, tous les souvenirs enfin qui rappellent, aux différentes époques de l’histoire, la grandeur et la décadence des races asiatiques. L’île de Ceylan offre donc d’inépuisables sujets d’étude, et il n’est pas surprenant qu’elle ait inspiré tant d’écrits historiques, scientifiques et religieux. La plus récente de ces productions vient d’être publiée en Angleterre, il y a un an à peine, par sir James Emerson Tennent, qui a su mettre à profit un long séjour à Ceylan, dans l’exercice de hautes fonctions administratives, pour écrire sur cette île une monographie complète, où le charme des descriptions s’unit à l’abondance et à l’exactitude des renseignemens. C’est un travail des plus remarquables, dont trois éditions ont déjà récompensé le mérite. Traduit dans notre langue, il tiendrait dignement sa place à côté des ouvrages si estimés que les savans français ont consacrés à la littérature et à l’histoire de l’Inde. J’essaierai de résumer en quelques pages les chapitres qui m’ont semblé présenter le plus d’intérêt.


I.

Les chroniques cingalaises sont restées longtemps ignorées. Aux siècles derniers, on en était réduit à lire l’histoire de Ceylan sur les inscriptions mutilées des monumens, à déchiffrer les dates sur les monnaies de cuivre, à se servir de ces élémens plus que douteux pour composer un récit médiocrement authentique des temps passés. Il y a encore bien des peuples dont nous ne connaissons les destinées que sur la foi de ces révélations matérielles, extraites des blocs de pierre par le génie ou l’imagination des savans. Ces peuples, qui sont morts, ne réclament pas, et nous acceptons volontiers leur histoire ainsi refaite. Sans contester le mérite de ce genre de travaux, qui est fort en honneur dans toutes les académies, on doit se fier davantage à l’exactitude des annales écrites. Les chroniques en prose et même en vers, retrouvées sur de pauvres feuilles de palmier, sont assurément préférables aux plus ingénieux commentaires auxquels peuvent se livrer les érudits en déchiffrant les hiéroglyphes incrustés dans les murs d’un vieux temple. Or Ceylan possède une histoire écrite qui remonte au sixième siècle avant notre ère, et qui n’a été publiée qu’en 1826, par les soins d’un fonctionnaire de la compagnie des Indes, George Turnour. Antérieurement les savans qui avaient, selon l’expression consacrée, restitué l’histoire de Ceylan omettaient environ une dizaine de siècles. Turnour, en se reportant aux sources, en étudiant, de concert avec un prêtre indigène, les manuscrits enfouis dans l’un des temples les plus anciens de l’île, parvint à recomposer la longue série de la chronique cingalaise et à établir la généalogie des cent soixante-cinq rois qui se sont succédé sur le trône de Kandy pendant vingt-trois siècles jusqu’à l’occupation anglaise en 1798. Avant lui, le passé de Ceylan était à peu près inconnu ; grâce à ses travaux, nous sommes en possession d’une histoire de cette île plus complète que celle d’aucun autre pays de l’Inde.

C’est un poème, le Mahawanso (Généalogie des Grands), qui forme le point de départ de ces chroniques, où le merveilleux et le surnaturel tiennent nécessairement une grande place. Par une coïncidence qu’il est plus aisé de signaler que d’expliquer, ce poème renferme des épisodes semblables à ceux que l’on retrouve dans Homère. Turnour a relevé ces curieuses analogies, qui attestent que les auteurs des premières légendes cingalaises s’étaient inspirés des chants grecs, colportés par les bardes voyageurs qui, traversant l’Asie-Mineure ou l’Égypte, transportaient en Orient les fables de l’antique poésie. Peut-être au contraire ces fables étaient-elles d’abord venues d’Orient en Grèce, et, revêtues d’une forme éternelle parle génie d’Homère, retournaient-elles à leur premier berceau. Quoi qu’il en soit, le Mahawanso a été écrit après l'Odyssée, et le vieil Homère conserve sa vénérable priorité.

On a peu de notions sur la population primitive de Ceylan. Ces sauvages, au dire des historiens bouddhistes, vivaient dans la plus complète barbarie : ils adoraient les serpens, pratiquaient toute sorte de superstitions, ne se livraient à aucun travail, et étaient presque toujours en guerre les uns avec les autres. Bouddha apparut parmi eux six cents ans avant notre ère : la légende dit qu’il fit trois voyages à Ceylan pour y prêcher sa religion, déjà très répandue dans l’Inde et destinée à s’étendre sur la plus grande partie de l’Asie ; mais ses prédications ne lui valurent que très peu de prosélytes, et elles étaient tout à fait oubliées, lorsque le premier conquérant indien, Wijago, opéra sa descente dans l’île à la tête d’une bande d’aventuriers. Cet événement se passait en 543 avant Jésus-Christ, date à laquelle commencent les récits du Mahawanso. Wijago était fils de l’un des petits rois qui se partageaient la vallée du Gange. Chassé de son pays pour ses méfaits, il mit à la voile vers le sud, débarqua à Ceylan, épousa la fille d’un chef indigène et fonda une dynastie qui occupa le trône pendant plus de huit siècles. Tel est le début de la légende cingalaise. Il est vrai que, suivant d’autres récits, Wijago était simplement le fils d’un négociant qui faisait le commerce entre Ceylan et l’Inde, et qu’il dut sa couronne à la gratitude des indigènes, dont il avait su, par d’habiles manœuvres et par des services rendus, se concilier les bonnes grâces ; mais il faut bien tenir compte des licences légendaires. Rien ne convient mieux pour le berceau d’un empire qu’un soldat heureux qui enlève une jeune princesse ; l’auteur du poème ne devait pas moins à la dynastie dont il chantait les nébuleuses origines.

Le gouvernement de Wijago et de ses premiers successeurs fut marqué par de nombreuses améliorations dans la condition intérieure de Ceylan. L’île fut partagée en une foule de petits fiefs distribués aux familles des chefs qui avaient accompagné le conquérant : on organisa le système d’administration communale qui était en vigueur au Bengale et dans les contrées les plus prospères de l’Inde. La culture du riz, jusqu’alors insuffisante pour nourrir la population, reçut des encouragemens, et ne tarda pas à excéder les besoins. Dès cette époque, on commença à construire dans les différentes régions de l’île des étangs artificiels qui favorisaient les irrigations, et dont les ruines excitent aujourd’hui l’étonnement du voyageur. En un mot, la conquête fut bienfaisante pour Ceylan ; elle y importa les mœurs agricoles et les habitudes commerciales. Exempte de fanatisme religieux, elle laissa le culte des serpens aux indigènes, pendant que les sectateurs de Brahma et les disciples, peu nombreux encore, de Bouddha se livraient à leurs paisibles pratiques. L’immigration indienne était attirée par ce régime de tolérance, qui accueillait et protégeait également toutes les religions. Telle était la situation de Ceylan au quatrième siècle avant notre ère, du moins s’il faut en croire les strophes du Makawanso. Même en faisant la part de l’exagération poétique, on doit admettre que les principaux traits du tableau sont exacts, et ne paraît-il pas singulier de voir triompher dans un pays jusque-là sauvage, et à une époque aussi éloignée de nous, les principes de saine administration que les nations les plus civilisées de l’Europe n’ont retrouvés et appliqués que si tardivement, après tant d’hésitations et de luttes ? Liberté de religion, liberté de commerce, liberté d’immigration, protection accordée à l’agriculture au moyen de grands travaux publics dont on admire encore les restes, voilà ce que possédait l’île de Ceylan aux premiers temps de la conquête. Cet état de choses peut nous donner une idée de la prospérité et des splendeurs de l’Inde dans la plus haute antiquité. La civilisation, comme le soleil, s’est levée sur l’Asie avant d’éclairer nos régions, et tandis que l’Europe demeurait plongée dans les ténèbres de la barbarie, la société orientale, telle que la représente l’histoire aussi bien que la légende, jouissait déjà de la plus savante organisation.

Cependant l’île était vouée au bouddhisme. Plus de deux siècles s’étaient écoulés depuis que Gotama ou Bouddha avait visité Ceylan ; les arbres sacrés qu’il avait plantés étaient morts sur leurs racines desséchées ; toute trace du dieu avait disparu, et les serpens étaient adorés sans partage, lorsqu’en 307 avant notre ère, l’apôtre Mahindo vint renouveler la tradition de la vieille foi. Il débarqua à Ceylan, seul, inconnu, misérable, comme il convient à un apôtre, et se posta sur une montagne, attendant et espérant, dans la ferveur d’une muette contemplation, la venue de ses futurs prosélytes. Ce fut la chasse qui opéra le premier miracle. Un jour que le roi se livrait à ce noble plaisir, un daim passa qui entraîna à sa poursuite toute la bande des chasseurs, et l’attira, haletante et oublieuse des heures, au sommet de la montagne où priait Mahindo. Tout à coup le daim disparut dans les airs, et les regards du roi rencontrèrent ceux de l’apôtre. C’était l’heure marquée pour le triomphe du bouddhisme. Sous l’émotion du miracle, le roi se convertit, et avec lui les quarante mille seigneurs et serviteurs qui le suivaient. On rentra dans la capitale, Mahindo en tête ; la reine et ses femmes, puis la population tout entière, reconnurent la divinité de Bouddha. De ce moment datent l’établissement du bouddhisme comme religion nationale et la fondation des nombreux monastères qui, pendant des siècles, ont perpétué à Ceylan la tradition primitive. Vers le même temps fut introduite dans l’île une bouture du figuier sacré sous lequel Gotama avait reçu les insignes de sa mission divine. Cette bouture fut plantée à Anarajapoura ; l’arbre qui en est sorti il y a près de deux mille ans existe encore, et reçoit chaque année les hommages des pèlerins. C’est probablement le doyen du règne végétal.

Agricole et dévote, la nationalité fondée par Wijago et par ses successeurs n’était point guerrière, et l’île ne tarda point à se voir exposée aux fréquentes invasions des Malabars. Au deuxième siècle avant Jésus-Christ, la dynastie légitime fut renversée par le conquérant Élala, qui occupa le trône pendant quarante ans, et dont la mémoire, honorée par le poème cingalais, est demeurée populaire. On marque encore l’endroit où il a été enseveli. Lorsque les anciens rois passaient devant son tombeau, la musique faisait silence, et l’on raconte qu’en 1818 un chef de rebelles, poursuivi par les Anglais, suspendit sa fuite pour franchir à pas lents l’espace où la tradition a placé, près d’Ànarajapoura, la tombe du héros. Cependant Élala n’était qu’un usurpateur ; il mourut les armes à la main, vaincu par un descendant des anciens rois, Doutougaimounou, dont le nom polysyllabique, si ingrat pour la poésie, occupe une grande et noble place dans les strophes du Mahawanso. Sir James Emerson Tennent a traduit le passage dans lequel sont racontés les derniers momens de ce prince, dont toute la vie avait été consacrée à des œuvres de piété. « Étendu sur son lit, le visage tourné vers un temple qu’il avait élevé, il dit à l’un de ses compagnons d’armes qui avait embrassé la prêtrise : Aux temps passés, avec mes dix guerriers, j’ai livré des batailles ; aujourd’hui me voilà seul à commencer un dernier combat, et c’est contre la mort ! Il ne me sera point donné de vaincre mon dernier ennemi ! — Souverain des hommes, lui répondit le prêtre, à moins de subjuguer le royaume du péché, vous trouverez dans la mort un ennemi invincible ; mais rappelez le souvenir des actes de piété qui ont honoré votre vie, et vous serez consolé. — Alors le secrétaire du roi ouvrit le registre sur lequel était inscrit le catalogue des œuvres pies, et il lut que cent wiharas (monastères), moins un, avaient été construits par le roi, ainsi que deux grands temples et le palais de bronze d’Anarajapoura, que dans les jours de famine le roi avait livré ses bijoux pour donner du riz à son peuple, que par trois fois il avait habillé tout le clergé de l’île en fournissant trois robes à chaque prêtre, qu’il avait quatre fois accordé à l’église nationale la propriété du sol pendant sept jours, qu’il avait fondé des hôpitaux pour les malades et fait l’aumône aux indigens, qu’il avait donné des lampes pour les temples et entretenu des prédicateurs dans toute l’étendue de ses états. — Tout cela, dit le roi mourant, ne m’apporte aucun soulagement ; j’étais alors puissant et riche. Deux souvenirs seulement me consolent à ma dernière heure : ce sont deux aumônes que j’ai faites au temps où j’étais pauvre et misérable… Et il expira. » N’est-ce pas là une sainte mort, j’allais presque dire une mort chrétienne ? Il y a dans cette page détachée de la légende cingalaise un parfum de simplicité et de poésie qui sans doute s’est en partie évaporé à travers une double traduction, mais que je n’ai pu m’empêcher de recueillir au milieu des épisodes racontés par l’historien indigène. C’est de l’histoire ancienne à la façon d’Homère, c’est de l’histoire sainte que l’on croirait inspirée de la Bible. Enfin le récit ne possède point seulement ce charme littéraire qui s’attache à une scène émouvante simplement exprimée ; il contient en outre dans ses détails de précieux renseignemens sur l’état politique et religieux de Ceylan à l’époque si reculée où nous reportent les strophes du Mahawanso. On a vu que, dans le catalogue des œuvres méritoires qui devaient faire cortège à l’âme du roi mourant, figuraient en première ligne les hommages rendus à la religion et les bienfaits prodigués aux prêtres. Le bouddhisme avait en effet absorbé tous les pouvoirs, et le spirituel, comme on dirait aujourd’hui, dominait entièrement le temporel. En moins d’un siècle après les prédications de Mahindo, l’île était couverte de temples gigantesques et de couvens habités par une immense population de prêtres bouddhistes. Les prêtres faisaient vœu de pauvreté : ils vivaient de dons et d’aumônes ; mais les corporations étaient riches, et elles se virent bientôt en possession des plus fertiles terres de Ceylan. Le gouvernement devint ainsi une pure théocratie. Il était d’usage qu’en toute occasion le roi dotât l’église, qui s’enrichissait également par les legs particuliers des fidèles. On donnait aux prêtres d’humbles vêtemens et des pitances de riz, mais en même temps on léguait au couvent de vastes domaines, on lui édifiait de splendides autels, on creusait à son profit des étangs dont les eaux fécondaient le sol concédé. Les annales de Ceylan mentionnent avec le plus grand soin et avec une pieuse monotonie ces largesses faites à l’église : tantôt c’est un roi qui ferme une vallée aux deux extrémités par des digues de pierre et la remplit d’eau pour fertiliser le domaine d’un couvent, tantôt les revenus de toute une province sont affectés à l’érection et à l’entretien d’un temple. Voici un prince qui, dans un accès de sainte ferveur, va cultiver de ses propres mains un champ de riz appartenant aux prêtres ; cet autre couvre le sol d’un tapis sur une longueur de sept milles pour que les pèlerins n’aient pas à fouler la terre aux approches d’un autel consacré à Bouddha ! Sir James Emerson Tennent cite de nombreux et curieux exemples qui attestent l’extravagance de la piété cingalaise ; mais en définitive cette politique eut pour effet d’étendre peu à peu sur toute la surface de l’île les bienfaits de la culture, et elle favorisa les progrès de la civilisation. Les couvens, exempts de taxes, augmentaient sans cesse leurs revenus ; ils jouissaient de l’influence qui partout accompagne la propriété, et il ne paraît pas qu’ils en aient fait, aux anciens temps, un mauvais usage. Grâce aux cultures monastiques, la prospérité matérielle de Ceylan s’est maintenue pendant de longues années, bien que le pays ait été souvent visité par les invasions étrangères ou déchiré par des révolutions intérieures : le commerce était florissant et attirait dans les ports de l’île les Chinois et les Arabes. Aujourd’hui encore, malgré la conquête européenne, malgré la loi anglaise qui a aboli le servage de la glèbe, les monastères bouddhistes ont conservé une partie de leurs anciennes richesses territoriales. On estime qu’ils sont demeurés propriétaires d’un tiers du sol cultivé, et si la plupart des étangs qui ont autrefois été creusés pour eux sont aujourd’hui à sec, il ne faut pas oublier que ces travaux ont contribué à produire les champs fertiles dont Ceylan est parée, et que l’Angleterre doit à la ferveur du bouddhisme antique les plus belles provinces de sa colonie.

En parcourant les chroniques cingalaises jusqu’au XVIe siècle, époque de l’arrivée des Portugais, on voit reparaître successivement, et à intervalles presque réguliers, les événemens qui remplissent l’histoire de toutes les dynasties orientales : guerres intestines, rois détrônés, princes assassinés, perpétuelles révolutions de palais, auxquelles semblent demeurer indifférens et les prêtres, qui sont toujours honorés et enrichis par le parti victorieux, et les populations indigènes, qui, organisées par villages, conservent au milieu de tous ces troubles leur quiétude communale. Parfois, à la suite de quelque grande crise, après une invasion ou une série de règnes misérables, se lève un homme, un grand prince, rejeton oublié d’une vieille dynastie, qui reprend la couronne et la porte avec éclat. Tel fut, vers la fin du XIe siècle, le roi Wijago, dont la gloire fut encore surpassée par celle de son successeur Phrakrama, le plus glorieux et le plus saint monarque qui ait régné sur Ceylan. Le souvenir des grandes œuvres accomplies par ce prince est immortalisé par le poème national. Ce fut l’âge d’or de la religion et de l’agriculture. Non content de construire de nouveaux temples et de multiplier les monastères bouddhiques, Phrakrama étendit sa protection aux cultes étrangers, et il voulut que les brahmes fussent honorés. Il ouvrit des hospices, où lui-même il venait assister les malades et enseigner la médecine. Il agrandit sa capitale, Pollanarrua, qui devint la plus belle cité de l’Orient. Son vaste palais contenait plusieurs milliers d’appartemens, et partout de splendides travaux d’art attestaient sa richesse et sa magnificence. Quant aux travaux agricoles, ils surpassaient tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Plus de deux-mille lacs et autant de canaux creusés sous ce règne sont énumérés dans le Mahawanso, et la tradition confirme ce poétique témoignage. La sécurité du pays était telle que, suivant une inscription qu’a longtemps conservée le roc de Damboul, une femme aurait pu traverser l’île d’une extrémité à l’autre avec ses pierreries sans être inquiétée. Ce souverain, si puissant à l’intérieur, n’était pas moins respecté au dehors. Il porta la guerre jusque dans la presqu’île de Siam pour venger son ambassadeur outragé ; il attaqua dans l’Inde les Malabars, et chacune de ses campagnes fut marquée par d’éclatans triomphes.

Voilà le spectacle qu’offrait au XIIe siècle la royauté de Ceylan. Lors même que l’on accuserait d’amplification le poème officiel, où nous retrouvons les comparaisons, les figures de rhétorique et les expressions employées par les historiographes européens dans de semblables récits, il n’en demeure pas moins certain que l’île de Ceylan jouissait à cette époque d’une merveilleuse prospérité, qu’elle nourrissait une population nombreuse, que ses cultures couvraient de grands espaces, occupés aujourd’hui par les jungles et habités par des troupeaux d’éléphans, enfin que les milliers d’étangs et de lacs artificiels dont parlent les chroniques existaient en réalité. Les relations des voyageurs chinois concordent parfaitement à cet égard avec le poème national, et les ruines sont encore là qui témoignent de cette splendeur inouïe. Et cependant, à l’exception de quelques savans qui aiment à remuer la poussière des vieux manuscrits, notre génération se doute-t-elle que cette petite île, renommée seulement pour ses épices, ait eu un tel passé ? On ne peut se défendre de quelques réflexions philosophiques sur les destinées des grandes nations et des grandes choses, quand on voit la petite place que tiennent dans la mémoire des hommes les prodiges que nous venons d’exhumer. Avec notre civilisation orgueilleuse, nous ne faisons rien qui n’ait été accompli avant nous sur cette antique terre d’Asie. Si l’on veut ne comparer que les œuvres matérielles, où les progrès de la science et de la mécanique sembleraient devoir nous donner tant d’avantages, Phrakrama, à lui seul, a remué et entassé plus de pierres dans ses palais et dans ses temples que nous ne pourrions en compter dans tous nos monumens ; il arrosait ses terres en creusant des lacs, il les drainait en pratiquant des canaux. C’est ainsi qu’il maîtrisait et maniait la nature. Nous pouvons nous extasier complaisamment devant la supériorité de notre civilisation européenne ; mais il se passera encore une longue série d’années avant que l’île de Ceylan, gouvernée et cultivée sous la domination anglaise, atteigne de nouveau le degré de prospérité et le chiffre de population où elle était arrivée dès le XIIe siècle, sous le règne de Phrakrama.

La décadence avait commencé pour Ceylan lorsque les Portugais y apparurent pour la première fois en 1505. Les débiles successeurs de Phrakrama n’avaient point su maintenir l’ordre intérieur ; ils avaient vu à plusieurs reprises descendre sur leurs rives non-seulement les Malabars, mais encore les Arabes et même les Chinois, dont les escadres dominaient dans l’Océan-Indien. La religion avait cessé d’être honorée. Ceylan s’offrait donc comme une proie facile à la conquête européenne. En 1505, une escadre portugaise fut expédiée de Goa pour croiser contre les navires arabes qui faisaient le commerce entre Sumatra et le Golfe-Persique. Les courans la poussèrent vers la côte de Ceylan, et elle entra dans le port de Pointe-de-Galle, où plusieurs bâtimens arabes se trouvaient alors occupés à compléter leurs chargemens de cannelle et d’éléphans. Les Arabes, se voyant pris, imaginèrent de dire à l’amiral portugais que ce port était la résidence habituelle du roi de Ceylan, qu’ils étaient chargés par ce souverain de lui proposer un traité d’amitié et de commerce. En même temps ils lui envoyèrent plusieurs caisses de cannelle et l’invitèrent à une audience que sa majesté voulait bien lui accorder. La comédie fut jouée jusqu’au bout : un indigène complaisant s’affubla du titre et des ornemens royaux, reçut gravement le lieutenant de l’amiral et concéda aux Portugais la permission de construire une factorerie à Colombo. Muni de cette précieuse concession, l’amiral quitta Pointe-de-Galle, où les Arabes continuèrent paisiblement leur commerce ; il se borna à y planter une croix de pierre, ce qui, dans le langage du temps, signifiait une prise de possession au nom du roi de Portugal. Les projets sur Colombo furent ajournés jusqu’en 1517. Le gouverneur de Goa vint alors en personne réclamer l’exécution de la parole donnée par le faux roi : il exhiba son prétendu titre, débarqua ses soldats et s’établit dans la place. Voilà comment les Portugais posèrent le pied à Ceylan. Si l’on remontait à l’origine des actes de propriété en vertu desquels les Européens détiennent encore aujourd’hui la plupart des pays de l’Inde, on verrait que les pieux conquérans des XVe et XVIe siècles ne s’embarrassaient guère des difficultés de procédure et qu’ils se montraient fort peu soucieux de la régularité de leurs parchemins. Ceylan était de trop bonne prise pour que le gouverneur de Goa n’exigeât pas à son heure le paiement du billet que lui avaient souscrit les Arabes de Pointe-de-Galle, et que le malheureux roi de Ceylan se trouva obligé d’endosser. Dès ce moment, l’île était conquise à l’Europe.

Les Portugais eurent néanmoins beaucoup de peine à étendre leur domination au-delà de Colombo. Ils durent soutenir de nombreux sièges pour défendre leur nouvelle factorerie, et après avoir réussi à placer sous leur complète dépendance le roi de Ceylan, qui, ayant perdu son ancien prestige, ne possédait plus qu’une autorité nominale sur la plus grande partie de l’île, ils se virent exposés aux incessantes attaques des principaux chefs de l’intérieur et surtout du roi de Kandy. Pendant de longues années, la conquête leur fut onéreuse, et s’ils n’avaient été retenus par les moines, ils l’auraient peut-être abandonnée. En 1597, le dernier représentant de la dynastie cingalaise mourut à Colombo, léguant ses états ou plutôt ses droits au roi Philippe II. Cet événement, qui donnait à la domination du Portugal le caractère d’une propriété légitime aux yeux des populations indigènes, fit cesser momentanément la lutte. À l’exception de Kandy, qui, protégé par une ceinture de forêts et de montagnes, était destiné à demeurer longtemps encore l’imprenable rempart de la nationalité cingalaise, l’île presque entière reconnut l’autorité des Portugais. La capitale, Colombo, devint le centre d’un commerce important. Pointe-de-Galle entretint des relations actives avec la Chine, l’Inde, la Perse et l’Europe. Ceylan fournissait la cannelle au monde entier ; c’était le temps de ce fameux système de monopole qui consistait à détruire chaque année les trois quarts de la production afin de maintenir toujours les prix à un taux exorbitant. La pêche des perles et la vente de l’ivoire procuraient également de beaux revenus. En un mot, la colonie était prospère. De leur côté, les missionnaires catholiques se livraient avec succès à leurs ardens travaux de propagande. Les plus riches marchands indigènes, les princes même s’étaient convertis à la voix de saint François-Xavier et de la fougueuse milice que les monastères de Goa avaient expédiée vers Ceylan. Les indigènes, baptisés en masse, bâtissaient partout des églises avec les pierres de leurs anciens temples. Le bouddhisme avait perdu son palladium, la fameuse dent de Bouddha, conquise et enlevée en 1560 à Jafna par le vice-roi de l’Inde. Les historiens portugais racontent des merveilles de cette expédition, sanctifiée par la présence d’un évêque. Ils décrivent les messes célébrées solennellement avant chaque combat, les indulgences plénières distribuées au matin de l’assaut, la croix invincible promenée au plus fort de la mêlée, et enfin le sanglant triomphe de la foi sur l’idolâtrie indienne. La dent de Bouddha fut emportée à Goa parmi les trophées, et l’on fut quelque temps à se prononcer sur son sort. Le roi de Pégu s’était empressé d’envoyer une ambassade pour réclamer la précieuse relique ; il offrait quatre cent mille pièces d’argent, son amitié et ses services, qui n’étaient pas à dédaigner dans l’intérêt de la petite colonie de Malacca, dont l’approvisionnement pouvait, en certaines occurrences, se trouver à sa merci. Les officiers portugais étaient disposés à accueillir ces propositions, qui arrivaient fort à propos pour les finances de Goa ; mais l’archevêque s’indigna contre un tel marché : il fit broyer la dent de Bouddha dans un mortier, en présence du vice-roi et de toute la cour, et il en jeta les cendres au vent de la mer : sacrifice bien inutile, car on ne tarda point à apprendre qu’une dent de Bouddha était adorée au Pégu et une autre à Kandy. C’est l’histoire du rameau d’or de la fable. Tant que vivra le bouddhisme, il y aura quelque part une dent de Bouddha. Aujourd’hui cette sainte relique est déposée à Kandy, sous la protection d’une sentinelle anglaise. On la montre aux voyageurs de distinction, et une fois l’an aux indigènes.

Après toutes ces luttes, les Portugais commençaient à se consolider à Ceylan, lorsque, dès les premières années du XVIIe siècle, les Hollandais parurent sur la côte, et s’empressèrent d’offrir leur alliance au roi de Kandy. La guerre engagée entre les deux peuples se prolongea pendant près d’un demi-siècle, et se termina en 1656 par la prise de Colombo, qui demeura au pouvoir des Hollandais. Ceux-ci, inspirés seulement par l’amour du lucre, ne songèrent qu’à organiser à leur profit la culture de la cannelle et à multiplier les monopoles, exploités par l’intermédiaire de subalternes indigènes qui rançonnaient durement les populations au nom de leurs nouveaux maîtres. Grâce à leur politique étroite et purement mercantile, les Hollandais purent se maintenir durant un siècle et demi sans difficultés sérieuses, évitant avec soin tout différend avec les chefs indépendans de l’intérieur de l’île, subissant même les procédés hautains et dédaigneux du roi de Kandy. Il leur fallait néanmoins construire des forts, y placer de nombreuses garnisons pour protéger les champs de cannelle, et dépenser de lourdes sommes pour l’administration de la colonie. Les états-généraux se lassaient de ces sacrifices. Enfin, lorsque les guerres de la révolution éclatèrent en Europe, la Hollande ne se trouva plus en mesure de défendre ses possessions lointaines, et en 1796 les Anglais, presque sans coup férir, s’emparèrent de Colombo.

Sir James Emerson Tennent a tracé le parallèle de la domination portugaise et de la domination hollandaise à Ceylan, Ses sympathies sont toutes en faveur des Portugais. Sans doute les conquérans du XVIe siècle ont été trop souvent sanguinaires et cruels, mais du moins ils se sont montrés hardis et braves, et ils étaient pleins de foi. L’ardeur de la propagande religieuse les poussait, tête baissée, dans les aventures de la guerre, et, quand la paix était faite, ils se retrouvaient bienveillans et charitables envers les indigènes, qu’ils avaient surtout à cœur de convertir à la loi du Christ. Aussi ont-ils laissé à Ceylan des souvenirs, des traditions, que plus de deux siècles de domination protestante n’ont pas effacés. Les catholiques sont encore nombreux dans l’île ; les églises construites autrefois par les franciscains dans les plus obscurs hameaux sont encore debout ; la langue portugaise est demeurée la langue franque du pays, et dans les provinces du sud les familles qui descendent des anciens chefs continuent à se parer du titre de dom, qui a été accordé à leurs ancêtres par les gouverneurs portugais. Les Hollandais n’ont au contraire laissé presque aucune trace de leur passage. En dehors des villes, on ne se souvient plus d’eux. Nul exploit guerrier, nulle action chevaleresque ne s’attache à leur nom : ils ont abandonné l’île comme des négocians qui liquideraient une mauvaise affaire, et qui livreraient le marché à des concurrens plus heureux. Il était réservé aux Anglais, maîtres actuels de Ceylan, d’achever l’œuvre de la conquête, et de tirer enfin parti de cette belle colonie.

Les débuts de l’occupation britannique ne furent pas brillans. Ceylan fut d’abord placé sous l’autorité de la compagnie des Indes, mais on reconnut bientôt que le système de gouvernement appliqué dans la péninsule ne pouvait convenir à une population turbulente et vigoureuse que les excitations continuelles de la cour de Kandy devaient d’un moment à l’autre entraîner à la révolte. L’île fut donc en 1798 enlevée à la compagnie des Indes, et lorsque le traité d’Amiens (1802) eut définitivement attribué à l’Angleterre la propriété de Ceylan, l’administration de la colonie fut rattachée définitivement au gouvernement de la métropole et confiée à des fonctionnaires nommés par la couronne. Le premier gouverneur, M. North, depuis comte de Guilford, vit clairement que la sécurité de la domination anglaise dépendait de la conquête du royaume de Kandy. N’ayant point de troupes suffisantes pour une attaque de vive force, il songea à mettre en pratique un procédé qui est fort à l’usage de la politique anglaise dans l’Inde et qui consiste à installer un ministre résident et une garnison auprès du souverain indigène, sous prétexte de le protéger et de maintenir le bon ordre dans ses états. Quand ce régime a duré quelque temps, l’annexion apparaît comme une nécessité ; on pensionne ou l’on emprisonne le malheureux monarque, et le tour est fait. Sir James Emerson Tennent, il faut lui rendre cette justice, ne cherche pas à dissimuler le caractère odieux des manœuvres adoptées par M. North pour s’insinuer ainsi dans le royaume de Kandy, en profitant de la trahison du premier ministre, qui, de son côté, conspirait contre la couronne et la vie de son maître. Au reste, cette misérable politique fut cruellement punie. La garnison avec laquelle le gouverneur avait voulu occuper Kandy fut massacrée tout entière en 1803, et ce massacre devint le signal d’une révolte qu’éclata sur les différens points de l’île et refoula les Anglais dans les villes du littoral. Ce fut seulement en 1815 qu’une expédition partie de Colombo alla venger cet outrage infligé aux armes britanniques. Kandy fut pris ; le roi, emmené à Colombo, fut transporté de là dans une forteresse de l’Inde, où devait s’éteindre avec lui la dynastie cingalaise ; un traité conclu avec les chefs proclama la souveraineté légitimé de la Grande-Bretagne, et il semblait que tout fût terminé, lorsqu’en 1817 une seconde révolte mit en feu l’intérieur de l’île, et ne put être étouffée que dans des flots de sang. L’Angleterre a donc payé chèrement la possession de cette colonie, qui aujourd’hui, après quarante ans de paix, sauf une dernière et courte échauffourée en 1848, est remise de tant de secousses et commence à prospérer sous la loi européenne. Parmi ses possessions asiatiques, il n’en est aucune qui lui ait coûté plus de peine à conquérir que ce petit royaume de Kandy, qui, avant elle, avait successivement défié le Portugal et la Hollande, et dont l’histoire, retrouvée dans les manuscrits indigènes, compte de longues périodes de civilisation et de gloire. On doit savoir gré à sir James Emerson Tennent d’avoir feuilleté pour nous ces annales, et d’en avoir extrait tant d’événemens peu connus dont je n’ai pu reproduire qu’un imparfait résumé. Il nous reste à visiter l’île. Ceylan va nous montrer ses rivages éclairés par une ceinture de perles, ses vallées couvertes de cultures et de ruines, ses forêts peuplées d’éléphans, ses montagnes de rochers, sur lesquelles plane la paisible image de Bouddha : belle et rare nature qui provoque à chaque pas le regard et le souvenir.


II.

C’est par Pointe-de-Galle que nous commencerons notre excursion dans l’île de Ceylan. « La mer, bleue comme le saphir, brise sur les rochers qui s’avancent à l’entrée du port ; les premières terres sont couvertes d’une brillante végétation, et le sable jaune est ombragé par les palmiers, dont les rameaux, inclinés vers la mer, s’entrelacent au-dessus des eaux. La rive est parsemée de fleurs ; au second plan ondulent les collines, sur lesquelles les bois étendent, comme une draperie, leur éternelle verdure, et dans le lointain s’élèvent les crêtes rayonnantes de la région des montagnes que surmonte le pic d’Adam, avec son sommet enveloppé dans les nuages. » Les voyageurs qui ont abordé à Pointe-de-Galle ne démentiront pas cette poétique description, que j’emprunte à sir James Emerson Tennent. Ils se rappelleront également l’aspect singulier de ce petit port où se rencontrent toutes les variétés de l’architecture navale en usage parmi les peuples de l’Océan-Indien, les lourds bateaux des Arabes, les barques de Coromandel, de Malabar et des îles Maldives, les canots cingalais, dont la coque légère, creusée dans un tronc d’arbre, est maintenue droite sur la lame par un long balancier. Je me souviens de ce curieux spectacle et de ces indigènes demi-nus qui montent on ne sait comment à bord du navire européen avant que l’ancre soit tombée, et viennent étaler sur le pont, les uns des corbeilles de fruits et de poissons, les autres des coquillages, des perles ou des verroteries qui imitent traîtreusement l’éclat des pierres précieuses. Malheur à l’imprudent gentleman qui, dédaignant l’humble marché des oranges et des bananes, échange, ses bonnes piastres contre les magnifiques morceaux de verre qui scintillent, tout ruisselans d’eau de mer, dans les replis d’un vieux foulard ! Les Cingalais sont passés maîtres dans l’art d’exploiter l’antique réputation de leur île et la crédulité, toujours jeune, des voyageurs qui ont lu tant de merveilles sur les diamans de Ceylan. Hâtons-nous d’échapper à ces tentations ruineuses et de mettre pied à terre, en saluant au passage les vieilles batteries construites par les Portugais. La population qui se presse au débarcadère et dans les rues voisines du port est des plus mêlées. Arabes, Malabars, Cafres, Malais, Parsis, Chinois, se distinguent les uns des autres par l’originalité bien connue de leurs costumes, au milieu desquels on remarque par momens la robe jaune des prêtres de Bouddha et l’uniforme richement orné d’un chef indigène. Quant aux Cingalais, ils se reconnaissent à leurs longs cheveux, aux pierreries et aux boucles d’oreilles dont ils aiment à se parer. Les hommes se coiffent et s’habillent à peu près comme les femmes ; c’est une ancienne mode qui, en Asie, ne se rencontre guère qu’à Ceylan, et que les Espagnols ont retrouvée dans certaines régions de l’Amérique du Sud, notamment sur les rives de l’Amazone. Pointe-de-Galle n’a plus l’importance commerciale qu’il avait autrefois ; le mouvement des affaires a émigré vers Colombo. La ville est donc ordinairement assez calme : elle ne se réveille que pendant les courtes relâches des paquebots qui viennent prendre leur charbon. Il lui reste cependant un grand élément de trafic dans la noix de coco, convertie en huile, en cordages et en arak. La côte méridionale de Ceylan est la patrie des cocotiers. La nature y a prodigué ces arbres précieux, qui font la fortune et la beauté des régions tropicales, et que les indigènes, dans leur naïve reconnaissance, ont de tout temps associés à leurs destinées. Selon la croyance populaire, le cocotier ne peut vivre que dans le voisinage de l’homme ; dès qu’on aperçoit, au milieu d’une plaine ou au plus épais des forêts, sa tige élancée, on est sûr qu’il y a là un village ou une cabane qui s’abrite à l’ombre de son riche feuillage.

Une belle route macadamisée relie Pointe-de-Galle à Colombo, sur la côte ouest de l’île. À moitié chemin, l’on aperçoit sur la droite le pic d’Adam, le plus antique lieu de pèlerinage et de vénération pour les religions orientales. Les approches du pic sont couvertes d’épaisses forêts que fréquentent les éléphans, les sangliers et les tigres. De distance en distance sont construits de petits pavillons pour le repos des pèlerins. L’ascension est raide et périlleuse ; on arrive bientôt aux régions où s’arrête toute trace de végétation, et là il faut avoir la tête solide, le pied sûr et de bons guides pour monter impunément, de rochers en rochers, jusqu’à la base du cône. Enfin on se hisse, à l’aide d’une chaîne en fer, jusqu’au sommet, à sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et l’on se trouve devant une espèce de tabernacle en pierre qui protège une petite excavation creusée dans le roc et représentant assez exactement la forme d’un pied. Voilà ce que viennent adorer avec une égale ferveur les brahmes, les bouddhistes, les Chinois, les musulmans, qui révèrent sur la montagne sainte la trace de Siva, de Bouddha, de Fo ou d’Adam. Les pèlerins déposent des fleurs sous le tabernacle, s’agenouillent, prient, font résonner la vieille cloche, et boivent quelques gouttes d’eau sacrée puisée dans un torrent qui s’échappe au-dessous du sommet. À l’époque de leur domination dans l’île, les Portugais ont voulu chasser du pic les faux dieux et les superstitions orientales, en prétendant que le pied miraculeusement empreint sur la pierre était celui de saint Thomas ; mais le nom d’Adam est demeuré à la montagne, et les brahmes, comme les bouddhistes, continuent à adorer sous le même tabernacle la trace de leur dieu. Les uns et les autres entretiennent sur le pic d’Adam des rapports de bonne harmonie et de tolérance mutuelle qui n’existent pas toujours dans les lieux saints. Il est vrai qu’à cette hauteur, non moins périlleuse que sereine, les querelles religieuses seraient fort déplacées, et que la crainte du vertige ou d’un mouvement trop brusque doit donner du calme aux plus fanatiques croyans.

Je ne décrirai point, d’après sir J. Emerson Tennent, le magnifique spectacle dont on jouit au sommet du pic. Il m’est arrivé, comme à beaucoup d’autres voyageurs, de gravir de très hautes montagnes, et, après beaucoup de fatigue, j’ai invariablement découvert un très bel horizon quand il n’y avait pas de nuages. Ces sortes de descriptions, dans les récits des touristes, sont tout simplement des lieux-communs. Le déroulement des beaux panoramas, à mesure que l’on s’élève, n’a rien de surprenant. Ce n’est point par ces attraits terrestres que les montagnes font à l’homme un irrésistible appel. Peu importe qu’elles ouvrent à nos faibles regards des espaces plus étendus. Si haut que nous montions, nous rencontrerons toujours les barrières d’un horizon. C’est au ciel qu’il faut regarder quand on a gravi une montagne. Loin de souhaiter une vue plus grande de la terre que l’on vient de quitter, il vaut mieux avoir sous ses pieds un rideau de nuages et chercher au-dessus de soi une vue plus grande, plus profonde du ciel. En nous rapprochant de l’infini, les sommets satisfont à un impérieux besoin de l’âme ; ils troublent les sceptiques, courbent les orgueilleux, imposent à tous une épreuve salutaire de contemplation et de piété. Telle a été de tout temps la souveraine vertu des montagnes ; là seulement est leur véritable et indescriptible beauté. La religion hante volontiers les sommets, de même que le pic d’Adam, la plupart des grandes montagnes sont consacrées par une tradition pieuse, et elles s’élancent par-delà les nuages comme les colonnes d’un temple que toutes les croyances, toutes les religions, toutes les superstitions élèveraient en commun au Dieu du ciel.

Il est temps de descendre vers Colombo. Cette ville, beaucoup moins ancienne que Pointe-de-Galle, est la capitale de Ceylan. Elle doit sa prospérité aux Hollandais, qui avaient développé dans ses environs la culture de la cannelle. Colombo a conservé les avantages que lui assurent son titre de capitale, son port, son commerce étendu, sa garnison nombreuse, et le chiffre de sa population européenne, composée des principaux fonctionnaires et des plus riches négocians de l’île ; mais ses jardins de cannelle, autrefois si renommés, ont presque entièrement disparu. La cannelle est une puissance déchue. Naguère encore les voyageurs s’extasiaient devant ces belles plaines que couvraient les plants de cannelle, cultivés avec tant de soin et de luxe ; aujourd’hui les jungles, les lianes et la végétation parasite ont envahi le sol, et la cannelle ne vient plus qu’à l’état sauvage. L’histoire de la grandeur et de la décadence du célèbre arbrisseau contient une bonne leçon en matière de législation coloniale. C’est le monopole qui a tué la cannelle. Si les Portugais, les Hollandais, et même, après eux, les Anglais, s’étaient montrés moins avides dans l’exploitation de ce riche produit, s’ils avaient laissé la culture et le marché libres, Ceylan aurait conservé, avec sa supériorité naturelle, l’approvisionnement du monde entier, et les colonies rivales n’auraient pas été tentées de lui faire concurrence ; mais grâce au monopole, aboli seulement en 1832, les prix s’étaient élevés si haut, que les planteurs, dans toutes les régions tropicales, se sentirent encouragés à entreprendre une culture aussi profitable, et que, de son côté, le commerce rechercha les épices qui pouvaient avec plus d’économie répondre aux mêmes usages. La cannelle de Ceylan a succombé dans cette double lutte ; elle a vu grandir les plantations de Java, des Antilles, de Maurice, et elle est en partie supplantée par la casse, qui se vend beaucoup moins cher. Voilà pourquoi les jardins de la campagne de Colombo sont maintenant abandonnés et détruits. Ces ruines du monopole n’ont rien de majestueux, mais elles n’en sont pas moins instructives, et pour l’enseignement qu’elles nous donnent nous pouvons bien les saluer en passant.

A l’approche de la saison chaude, les principales familles de Colombo émigrent vers l’intérieur de l’île et vont chercher la fraîcheur dans les montagnes de l’ancien royaume de Kandy. La route, frayée sur un terrain des plus accidentés, permet aujourd’hui de voyager très facilement dans ce pays, qui, avant la conquête anglaise, était demeuré inaccessible et avait toujours défié les attaques des Portugais et des Hollandais. C’est dans un intérêt stratégique que les Anglais ont ouvert cette grande voie de communication : la soumission des chefs turbulens de Kandy eût été impossible, si le gouvernement ne s’était assuré le moyen de réprimer sur l’heure, par l’envoi immédiat des troupes cantonnées à Colombo et à Pointe-deGalle, la moindre tentative de révolte. Cette mesure a exercé en même temps la plus heureuse influence sur la prospérité de l’île ; elle a provoqué les colons à s’établir dans l’intérieur, où ils ont créé de grandes plantations de café, et d’où ils peuvent expédier leurs produits vers le littoral. La route de Colombo à Kandy est parcourue par un nombre immense de chariots employés au transport du café. Le paysage rappelle une vue des Alpes que décorerait la végétation tropicale. On franchit les torrens, on tourne les flancs des montagnes, on suit les crêtes des ravins, et l’on arrive ainsi au point culminant, où les rois de Kandy avaient autrefois installé des redoutes qu’ils croyaient imprenables. D’après une vieille prophétie, le royaume devait périr le jour où un bœuf passerait à travers la montagne et un cavalier à travers le roc. L’ingénieur anglais a percé un tunnel sous la montagne et creusé la route au cœur même du rocher. La prophétie est accomplie. — A peu de distance de ce point, sir James Emerson Tennent passa à côté d’un village habité par l’une de ces tribus qui n’ont pas de rang dans la hiérarchie des castes indiennes, et qui se rencontrent dans plusieurs provinces de Ceylan. C’étaient des Rodiyas. Cette tribu, dont le nom flétri est mentionné dans les plus anciens manuscrits cingalais, est condamnée au dernier état de la dégradation, et serait jalouse même des parias, s’il lui était permis d’avoir un sentiment humain. Repoussée des villages, elle se voit interdire le feu et l’eau. Le Rodiya doit se cacher à l’approche d’un Kandyen et fuir même les regards, que sa présence pourrait souiller. Les Anglais ont essayé de relever cette misérable tribu en la moralisant par le travail, mais leurs efforts sont impuissans contre le préjugé indigène. Autrefois les Rodiyas fabriquaient des cordes avec des lanières de cuir et préparaient les peaux de singes avec lesquelles on couvre les tambours et les tam-tams ; c’étaient les seules professions que leur permît d’exercer la loi kandyenne. Sir James Emerson Tennent fait un curieux rapprochement entre cette tribu et les races maudites de l’ancienne France ; il rappelle que les caqueux de la Basse-Bretagne étaient également voués à l’état de cordiers, métier réputé infâme, parce qu’il fournissait la corde pour le gibet. Sans nous arrêter à cette comparaison inattendue, bornons-nous à signaler dans l’intérieur de Ceylan l’application de cette impitoyable loi humaine qui proscrit certaines races et les frappe d’une éternelle infamie. Et, chose singulière ! tandis que des peuples, entiers ont disparu, ces malheureuses races, réduites parfois à quelques milliers d’êtres, survivent et se perpétuent dans leur abjection.

La vue de Kandy est gracieuse et pittoresque. Dominée par plusieurs étages de collines que couvre le feuillage sombre des plants de caféiers, la ville est assise sur les bords d’un lac où se réfléchissent les hautes et flexibles tiges des palmiers. L’ancienne cité a été à peu près détruite à la suite des nombreux assauts qu’elle a soutenus ; il n’en reste que le palais des anciens rois, occupé aujourd’hui par le gouverneur civil de la province et par les tribunaux, quelques monastères habités par les prêtres bouddhistes et plusieurs temples, parmi lesquels on remarque la pagode qui renferme la prétendue dent de Bouddha. À l’exception de ces monumens, pour la plupart en ruines ou du moins fort dégradés, la vieille ville a été presque entièrement reconstruite depuis l’occupation anglaise ; les rues sont droites et larges, ombragées par de beaux arbres ; les maisons, entourées de jardins, sont blanches et propres, même dans le quartier indigène, qui présente les apparences du bien-être. Le séjour du gouverneur de l’île et des principaux fonctionnaires pendant l’été et le mouvement commercial entretenu par l’extension des cultures dans les districts environnans ont enrichi les habitans de Kandy. Bref, la ville n’a rien perdu à passer sous de nouveaux maîtres ; l’esprit d’indépendance, qui tant de fois dans les deux derniers siècles y a inspiré la guerre et la révolte, s’éteint peu à peu, et la prochaine génération des chefs kandyens fournira des planteurs et des gentlemen très fidèles sujets de la couronne d’Angleterre.

C’est du côté de l’est et du nord que doivent porter désormais les efforts de l’administration britannique. Dans ces régions qu’a traversées rapidement sir James Emerson Tennent, et dont il a tracé une description pleine d’intérêt, s’étendent des vallées autrefois fertiles et populeuses, maintenant abandonnées et sans culture, et l’on y rencontre, ramenées par la misère à l’état sauvage, les plus anciennes tribus de Ceylan. En se dirigeant de Kandy vers la côte orientale de l’île, on traverse les ruines de Bintenne, ville célèbre dans l’antiquité cingalaise, et ne conservant plus de sa grandeur passée que les débris d’un temple dont la construction remonte à plus de trois siècles avant l’ère chrétienne. Les murailles de briques ont 120 mètres de circonférence, et, bien qu’elles soient en partie démolies, elles conservent encore plus de 30 mètres de haut. Sir J. Emerson Tennent, qui s’arrêta à Bintenne pendant quelques jours, eut l’occasion d’y remarquer la vieille coutume de la polyandrie, pratiquée par le chef indigène qui lui donnait l’hospitalité. La polyandrie a été de tout temps en honneur à Ceylan, et particulièrement dans les classes élevées. Lorsqu’un chef se rendait à la cour du roi, où l’appelait le service féodal institué par le conquérant Wijago, il laissait sa femme à son parent le plus proche, qui dès lors prenait l’engagement de garder sa maison et de cultiver son domaine, La communauté des femmes garantissait ainsi les intérêts de la propriété. Plus tard, on imagina de justifier cette coutume par la nécessité de prévenir la subdivision trop grande des héritages et le morcellement des terres, les enfans d’une femme étant admis ensemble à recueillir les biens de tous les maris. Ces explications peuvent paraître trop savantes. La polyandrie existe de temps immémorial dans plusieurs autres contrées de l’Asie, où elle n’a pour excuse ni l’obligation d’un service féodal qui éloigne le chef de famille, ni l’intérêt de la propriété. Il n’y a là probablement qu’un raffinement de dépravation que favorise, en matière de promiscuité, l’extrême tolérance des mœurs orientales.

Près de Bintenne, sir J. Emerson Tennent a visité les ruines de l’étang de Horra-Borra. Cet étang avait près de dix milles de long sur quatre ou cinq milles de large, et ses revêtemens en forte maçonnerie mesuraient soixante pieds de haut. Quel immense travail ! La région septentrionale de Ceylan, qui n’est arrosée ni par les pluies régulières des moussons ni par les torrens des montagnes, était couverte de ces lacs artificiels, creusés sous les anciennes dynasties. Le poème national, le Mahœwanso, a immortalisé les noms des souverains qui ont consacré leurs richesses à ces grands ouvrages d’utilité publique pour assurer la subsistance et l’indépendance du peuple. Pourquoi ne point réparer ces ruines ? C’est la pensée de sir J. Emerson Tennent, pensée qu’il exprime énergiquement et comme un reproche adressé à l’égoïsme de la conquête européenne. On a pris à Ceylan ses épices et ses perles ; on a planté à profusion le café sur ses montagnes et le cocotier sur ses rivages ; on lui a demandé sans relâche tout ce qui pouvait enrichir l’étranger : il serait juste maintenant de lui rendre ses lacs, ses canaux, ses champs de riz, et l’Angleterre ne ferait que servir ses propres intérêts en suivant l’exemple des anciens rois, qui avaient un tel souci du bien-être de leurs sujets. Je traduis ici les impressions et même les expressions du voyageur anglais. Sir J. Emerson Tennent ne se contente pas d’admirer et de décrire les ruines ; le sentiment des choses grandes et utiles respire à chaque page de son récit. Cela n’ôte rien à l’intérêt des détails, qui charmeront l’archéologue ou le moraliste, et c’est par là seulement que vivent les bons livres.

Au-delà de Bintenne s’étend le pays des Veddahs, tribus à demi sauvages qui paraissent descendre de la race primitive de l’île. On suppose que les Veddahs sont les restes des Yakkos, refoulés il y a plus de deux mille ans dans les forêts et dans les montagnes par les premiers conquérans, et l’on retrouve parmi eux le langage, les mœurs et les coutumes attribués par le Mahawanso aux indigènes de Ceylan. Ce sont de misérables peuplades, vivant de chasse ou de pêche, habitant de pauvres huttes, parfois même perchées sur les arbres, n’ayant aucune notion religieuse, très inoffensives d’ailleurs et se prêtant, sans résistance, aux prédications des missionnaires comme aux expériences de civilisation que l’on a tentées sur elles. Le gouvernement anglais a cherché à initier les Veddahs aux idées du bien-être ; il a essayé de les réunir en villages, de les habituer au commercent de les attirer dans les temples et aux écoles. Ces efforts sont assurément très louables, et ils ont peut-être, sur certains points, dans le voisinage des villes, obtenu quelques résultats ; mais il ne faut pas se faire d’illusions sur la solution de ces problèmes philanthropiques que se posent les nations chrétiennes en présence de peuplades que plusieurs siècles de barbarie et de misère ont frappées de mort. Si l’on sauve ainsi quelques familles, la race est condamnée à disparaître, et les approches de la civilisation ne font que hâter le moment fatal. Il en sera des Veddahs comme il en est des peaux rouges de l’Amérique du Nord. On n’entendra bientôt plus parler d’eux ; ils ne figureront même plus dans les récits de voyage, où ils ont fourni si souvent l’occasion de portraits pittoresques et d’éloquentes dissertations sur les destinées des races autochthones.

La région orientale, dans laquelle on entre en quittant les forêts des Veddahs, est l’une des plus curieuses de l’île. On y remarque beaucoup d’anciennes coutumes et une sorte d’organisation féodale qui, malgré l’influence de la conquête européenne, s’est maintenue intacte. Chaque district a un chef qui est propriétaire absolu du sol ; les habitans travaillent pour lui, moyennant une part dans la récolte. Ce n’est point précisément l’esclavage, puisque chacun a le droit de changer de maître en changeant de district, et l’aspect heureux du pays indique que la population s’accommode de cet ancien système que les Anglais ont respecté. La principale culture est celle du riz, dont il se fait chaque année deux récoltes. Lors des semailles et de la moisson, le chef du village distribue les grains, le bétail et tous les outils nécessaires, et chacun se met à l’ouvrage. Après la récolte, on procède au partage des produits, et une part est mise en réserve pour les fonctionnaires, parmi lesquels figurent aux premiers rangs le médecin, le maître d’école, le barbier, le blanchisseur et, dans certains districts, l’agent de police, qui est spécialement chargé d’exciter à coups de bambou le zèle des travailleurs. On est peut-être surpris de la condition privilégiée qui est faite au blanchisseur et au barbier. Ces deux fonctionnaires sont, après le chef, les personnages les plus importans de la communauté. Ils assistent comme témoins aux différens actes de l’état civil ; leur présence est indispensable pour la célébration des mariages. La corporation des barbiers est toute-puissante. Quant à l’influence des blanchisseurs, elle procède d’un vieil usage indien. À Ceylan, comme dans la plupart des pays de l’Inde, le soin de laver le linge est exclusivement confié à une caste qui a en même temps pour mission de préparer les logemens destinés aux voyageurs de distinction. Lorsque le village reçoit la visite d’un fonctionnaire anglais, on dispose une maison dont l’intérieur est tendu d’étoffes de coton que le maître blanchisseur doit entretenir en état de propreté. On couvre ainsi la nudité des murailles, et sir J. Emerson Tennent rappelle que cette coutume, très ancienne dans l’Inde, a précédé l’usage des tapisseries, importé en Europe à la suite des croisades, et a donné l’idée des papiers peints qui décorent aujourd’hui les appartemens. Ne voyons-nous pas encore dans nos fêtes religieuses les maisons tendues de blanc sur le passage des processions ? Le blanchisseur est donc l’ordonnateur attitré de l’hospitalité cingalaise, il a son rôle dans toutes les solennités, dans toutes les fêtes du village, et il est bien juste que ses concitoyens lui paient la dîme lors de la récolte du riz.

A mesure que l’on approche du littoral, dans la direction du port de Benticaloa, où les Portugais avaient autrefois fondé un établissement, apparaît un singulier mode de culture, qui, d’après le témoignage du Mahawanso, remonte aux temps les plus anciens, et que l’on pourrait appeler culture nomade. On brûle une superficie de forêt, on l’entoure de pieux, et dans l’enclos s’établit une ferme où plusieurs familles, émigrées des villages voisins, transportent leurs bestiaux et sèment des céréales. Quand les récoltes sont faites, la ferme est abandonnée ; ses habitans vont abattre à quelque distance une autre partie de forêt, et s’y installent, pour en repartir l’année suivante après la moisson. C’est bien la vie nomade, pratiquée dans les bois. Le voyageur qui traverse cette province de Ceylan aperçoit souvent de ces éclaircies qui s’ouvrent au milieu de la forêt vierge et qui lui représentent des ruines d’un nouveau genre, des ruines de fermes, disparaissant peu à peu dans le jungle qui repousse sur le sol encore calciné. Bon nombre de Cingalais préfèrent ainsi la vie libre des bois à la discipline du village ; l’administration anglaise ne contrarie point leur penchant. Ces défrichemens irréguliers, qui se renouvellent depuis des siècles, ne font que d’insensibles entailles dans l’immense étendue des forêts qui couvrent Ceylan.

La baie de Trinquemalé s’ouvre sur la côte orientale, au-dessus de Batticaloa. Elle est vaste et profonde, elle offre aux navires un sûr abri, et les Anglais y ont créé un arsenal ainsi que des chantiers de radoub pour la marine militaire. Trinquemalé rappelle un des beaux faits d’armes de notre marine dans l’Inde. En 1782, le bailli de Suffren s’en empara après avoir remporté un avantage signalé sur l’escadre anglaise. Qu’il nous soit permis de préférer ce souvenir aux légendes hindoues et aux traditions portugaises ou hollandaises qui se rattachent à l’histoire de Trinquemalé. En nous avançant plus au nord, nous retrouvons les forêts et les lacs, et nous entrons dans l’ancien royaume de Jafna, habité par les descendans des premiers conquérans malabars. Nous avons déjà mentionné quelques-uns de ces étangs artificiels qui ont été creusés dans les différentes parties de l’île par les anciennes dynasties : signalons encore, sur notre passage, l’étang de Radivil, le plus merveilleux peut-être des ouvrages hydrauliques qui soient sortis de la main de l’homme. Sir James Emerson Tennent estime que cette construction représente le travail de dix mille ouvriers employés pendant cinq ans et une dépense de plus de 30 millions de francs. Ce n’est plus qu’une ruine ; la maçonnerie des bords tombe en poussière ; le lit de l’étang est recouvert par les jungles et par des forêts plus que séculaires. En quelques endroits, on distingue encore d’épaisses mares d’eau dont la surface est, noircie par les écailles des crocodiles. Le pays environnant est presque désert ; la malaria a chassé la population qui se pressait autrefois dans cette région fertilisée par tant de labeur, et il faut franchir une grande distance avant de rencontrer les villages des Malabars ou Tamils. Là du moins, près de la mer et sur la presqu’île qui fait face à la côte de l’Inde, on retrouve la population agglomérée, les cultures régulières et les bois de palmiers qui encadrent les moindres bourgs. Le palmier au nord, de même que le cocotier au midi, est à la fois la fortune et l’ornement du sol cingalais.

C’est sur la côte de Jafna que se trouvent les pêcheries de perles. Sur un espace de plusieurs milles, la rive est exhaussée par d’immenses amas d’écaillés d’huîtres roulées par la mer. Chaque année, vers le mois de février, les pêcheurs de perles, qui se recrutent principalement parmi les Malabars et les Arabes, se réunissent au petit port d’Aripo, et de là se dispersent au milieu des bancs d’huîtres, où ils se livrent à leur industrie sous la surveillance des fonctionnaires anglais. Le mode de pêche est des plus simples. Le pêcheur saisit une corde à l’extrémité de laquelle est fixée une grosse pierre ; il plonge rapidement, laboure avec son panier le fond de la mer pour détacher les huîtres ; puis, dès que la respiration est sur le point de lui manquer, il agite la corde, que ses camarades hissent au plus vite, et qui le ramène à la surface. Quelques auteurs ont raconté des merveilles sur les poumons des pêcheurs de Ceylan : les uns ont affirmé que les Malabars restaient de cinq à six minutes sous l’eau ; d’autres, deux minutes ; un écrivain portugais a pieusement déclaré « qu’ils s’y tenaient l’espace de deux credo. » Sir J. Emerson Tennent, dont le témoignage nous semble plus digne de foi tout en étant moins catholique, dit simplement qu’il n’a vu aucun pêcheur plonger pendant une minute entière ; la moyenne était de cinquante-six secondes. Le métier est d’ailleurs très fatigant et exige des hommes bien exercés. On pourrait craindre les requins ; mais les Tamils prennent leurs précautions contre ces terribles ennemis. Avant la pêche, les plongeurs vont trouver le charmeur de requin (c’est un fonctionnaire très sérieux et très respecté ; la charge était, en 1847, remplie par un catholique) ; ils le prient d’exorciser le monstre, et, cela fait, ils se lancent intrépidement au fond de l’eau. Les accidens sont du reste fort rares, bien que ces parages soient infestés de requins : probablement ces animaux, effrayés par le bruit que produit la flottille des bateaux, s’éloignent des lieux de pêche, et l’on a de plus remarqué qu’ils n’aiment pas les peaux noires. En tout cas, les Malabars demeurent très convaincus de l’efficacité des exorcismes.

La récolte des perles était autrefois très productive ; elle a décliné depuis un siècle, et il y a même eu des séries d’années où elle a été tout à fait nulle. Comme on croyait que les huîtres n’avaient point la propriété de se déplacer, la dépopulation des bancs a été longtemps attribuée soit aux excès déréglés de la pêche, soit à l’influence des courans dans le détroit de Manaar, qui sépare Ceylan de la presqu’île indienne ; mais des expériences suivies avec soin ont démontré que l’huître à perles peut se transporter d’un point à un autre, et qu’elle est souvent amenée à faire usage de cette faculté de locomotion. Dès lors on a pensé à créer des bancs d’huîtres artificiels, en étudiant les fonds où les procédés de la pisciculture, éclairés par les observations de la science, paraîtraient applicables. J’ignore si les essais annoncés par sir James Emerson Tennent ont réussi. On pourra semer des huîtres, mais il n’est pas sûr que l’on récolte des perles.

Les éléphans se cachent moins facilement que les perles, et il faudrait qu’un voyageur eût bien peu de chance pour ne pas apercevoir de temps à autre, soit dans le lit humide d’un ancien étang, soit sous le couvert de la forêt, des bandes d’éléphans à l’état sauvage. La rencontre de ces nobles quadrupèdes passe pour un incident fort ordinaire à Ceylan et très rarement périlleux. L’éléphant serait-il moins méchant que l’homme ? Il n’attaque presque jamais, et quand il est attaqué, il ne se défend pas toujours. Sir J. Emerson Tennent a consacré une partie de son livre à la description de l’éléphant de Ceylan ; comme étude physiologique, le sujet est plein d’intérêt, car la structure de l’éléphant cingalais diffère, sur beaucoup de points, de celle des éléphans de l’Afrique et même de l’Inde ; comme étude morale, le tableau serait presque édifiant, et l’on est surpris de lire un panégyrique si complet de la mansuétude, de l’intelligence et des vertus domestiques de cette formidable créature. Enfin comment ne serait-on pas curieux d’assister à une chasse à l’éléphant et de voir par quels procédés l’homme aborde ce vigoureux adversaire, soit pour le tuer en combat singulier, soit pour le réduire en servitude et lui imposer le joug du travail ? Nous terminerons donc notre courte promenade dans l’île en suivant sir James Emerson Tennent sur la trace des éléphans.

Aux temps anciens, les éléphans étaient considérés comme une propriété royale, et la loi de Kandy frappait des peines les plus sévères les braconniers qui osaient les chasser ou les détruire sans permission. C’était le roi qui organisait les chasses pour son propre compte : on exportait pour le continent de l’Inde les animaux capturés, et ce commerce procurait au trésor royal un beau revenu. Les éléphans étaient alors en nombre très considérable dans toutes les régions de l’île, dans les vallées comme dans les parties montagneuses ; aussi causaient-ils de grands dommages à l’agriculture, et les habitans des villages étaient obligés de multiplier les barrières, d’allumer des feux et d’entretenir des gardiens pour protéger leurs champs à l’époque de la moisson. Depuis la conquête européenne, le nombre des éléphans paraît avoir beaucoup diminué. La chasse est devenue libre ; l’emploi des armes à feu l’a rendue plus meurtrière. On a fait presque chaque année des battues afin de pourvoir aux besoins des services publics. Il est même probable que l’éléphant de Ceylan aurait déjà presque entièrement disparu, si la nature l’avait armé, comme l’éléphant d’Afrique, de ces défenses d’ivoire qui ont tant de prix pour le commerce. Heureusement pour elle, et c’est une des particularités de sa structure, l’espèce cingalaise est généralement dépourvue de défenses, et si les éléphans qui font exception à la règle sont presque toujours les chefs du troupeau, ils doivent à ce dangereux ornement la préférence que leur accordent les balles des chasseurs. On tue ou l’on capture plusieurs centaines d’éléphans par année, et comme la reproduction dans l’état de domesticité est un fait extrêmement rare, on peut dire que, dans un délai plus ou moins éloigné, il n’y aura presque plus d’éléphans dans l’île.

Cependant, d’après les témoignages de sir James Emerson Tennent, les éléphans seraient dignes d’une meilleure destinée. Ils mènent au milieu des forêts de Ceylan l’existence la plus honnête du monde. Ils vivent en troupeaux, ou, ce qui est plus exact, ils vivent en famille, car le troupeau ne se compose que des membres de la famille, ayant une même origine, portant les mêmes marques exté rieures, et, selon le langage indien, appartenant à la même caste. Quelquefois plusieurs troupeaux se rencontrent et cheminent ensemble vers l’étang ou dans la direction de la forêt aux heures du bain ou de la sieste. Ils se traitent fort civilement les uns les autres et marchent pêle-mêle, comme s’ils formaient une seule famille. Les indigènes n’ont jamais vu de combats entre les troupeaux, et certes, si de pareils duels étaient fréquens, ils laisseraient des traces ; mais qu’il survienne le moindre incident, qu’un bruit suspect se fasse entendre : aussitôt chaque bande rallie son chef, prend sa position et se tient en garde, sans permettre qu’aucun étranger s’introduise dans ses rangs. Quand le troupeau est en marche, il est précédé par des éclaireurs ; est-il poursuivi ou menacé d’un danger, le chef exerce le commandement, et il est obéi. Quand le chef est blessé par la balle d’un chasseur, les plus forts de la bande s’approchent de lui, le soutiennent de chaque côté, et l’aident à gagner un asile. Une tendre sollicitude protège les petits, dont il faut réprimer les imprudences et assister la faiblesse. Que dire enfin ? Chaque troupeau est une famille disciplinée, intelligente, bien unie. En outre ces animaux, avec leur force colossale, paraissent très inoffensifs de leur nature ; ils sont d’une timidité extrême : leur premier mouvement est de fuir, dès qu’ils éprouvent quelque inquiétude. De simples palissades suffisent pour les tenir à distance d’un champ cultivé ; ils reculent devant le plus fragile obstacle. L’éléphant, vivant en troupeau, est donc une excellente créature dont on a raison de vanter la douceur et les vertus de famille ; mais il n’en est plus de même de l’éléphant solitaire : celui-ci est la terreur des habitans et le fléau des campagnes. C’est un éléphant qu’un accident a séparé de sa tribu, qui peut-être même a été chassé en punition de ses mauvais instincts, et qui a perdu sa caste, ou bien encore la balle d’un chasseur lui a enlevé sa compagne, et, dans sa sombre douleur, il s’est volontairement exilé du monde. Quelquefois encore c’est un éléphant qui, après avoir été dompté, s’est échappé du service de l’homme et a repris la vie des forêts. Quoi qu’il en soit, ce paria subit jusqu’à la mort l’arrêt de malheur que l’écriture a prononcé contre les êtres qui vivent seuls ; il n’a plus de famille, et s’il osait se présenter devant un troupeau, toutes les trompes se dresseraient contre lui. Repoussé et condamné par les siens, il se venge sur les hommes, ravage les fermes pendant la nuit, écrase et détruit tout ce qu’il rencontre. C’est un animal enragé. On a observé la même particularité chez les buffles de l’Inde, et le docteur Livingstone l’a également constatée, dans ses voyages en Afrique, pour les hippopotames. Les solitaires sont partout les animaux les plus dangereux. Le chasseur de Ceylan, quand saint Hubert le met en présence d’un éléphant de cette catégorie, est exposé au plus grand péril. Il vaut mieux avoir devant soi tout un troupeau.

La chasse à l’éléphant est le sport favori des officiers en garnison à Ceylan. Me trouvant il y a plusieurs années à Colombo, j’eus le plaisir de dîner à la mess du régiment. — Je regrette, me dit l’un des convives, que ce gentleman qui est auprès de vous ne sache point parler français ; il vous raconterait ses belles chasses à l’éléphant. Il en a encore tué un ces jours derniers. — Je me retournai vers mon voisin, l’un des plus jeunes officiers du régiment, et je lui adressai, le moins incorrectement qu’il me fut possible, quelques mots de félicitations. Il sourit comme étonné de se voir complimenter pour si peu, et il ajouta négligemment qu’il comptait en tuer encore beaucoup d’autres. Ses camarades m’assurèrent qu’il avait déjà abattu plus de cent éléphans. Je n’en demandais pas tant pour admirer singulièrement l’adresse et le courage de mon voisin, et j’avoue que cette hécatombe d’éléphans tués, me disait-on, le matin, avant le déjeuner, me parut avoir des proportions trop orientales. Sans montrer mon incrédulité, je me promis in petto de ne pas raconter cette histoire s’il m’arrivait jamais d’écrire des souvenirs de voyages. Je me suis tenu parole, et, bien que j’en aie eu plusieurs fois l’occasion, c’est aujourd’hui seulement que je me risque à mettre en scène l’officier de Colombo ainsi que le massacre des éléphans. Je puis enfin placer mon récit. Voici en effet ce que nous dit sir J. Emerson Tennent : « Le major Rogers a tué plus de douze cents éléphans, le capitaine Gallway plus de six cents, le major Skinner à peu près autant ; puis viennent d’autres chasseurs qui marchent, sur leurs traces. » Les exploits qui avaient épouvanté ma conscience de voyageur sont bien pâles auprès de ceux-là. Si j’avais fait un plus long séjour à Colombo, j’y aurais appris que les éléphans de Ceylan tombent par centaines sous la carabine des chasseurs.

À l’exemple des officiers, les indigènes pratiquent aujourd’hui la chasse au fusil ; mais, lorsqu’ils veulent prendre l’éléphant vivant, ils continuent à employer l’ancien système. On passe une forte corde à l’un des pieds de derrière de l’animal, que l’on attire ensuite auprès d’un arbre où on l’attache solidement. La manœuvre de la corde exige beaucoup de hardiesse et de coup d’œil ; il faut passer le nœud coulant sous le pied de l’éléphant quand celui-ci se balance au repos, parfois même quand il est en marche. Dès que l’éléphant est rapproché de l’arbre, on lie de la même manière l’autre jambe de derrière ; l’animal a beau se débattre, il est pris, et ses vainqueurs se construisent à quelques pas de lui une petite hutte où ils attendent patiemment que sa colère soit calmée. Il n’est pas rare de voir sur la lisière d’un bois quelques chasseurs accroupis dans une cabane et fumant tranquillement leur pipe en face d’un éléphant qui s’agite dans les convulsions les plus violentes. Le voyageur éprouve une vive surprise quand ce détail de paysage lui apparaît pour la première fois. Au bout de quelques jours, l’éléphant, épuisé par la lutte, commence à se résigner ; son instinct lui apprend qu’il est dominé par une force supérieure : il se laisse approcher par ses impassibles gardiens, accepte la nourriture qu’ils lui offrent, des feuilles de platane, du bois fraîchement coupé, de l’eau en abondance ; il s’habitue à ces bons traitemens, et lorsqu’il paraît devenu tout à fait sage, on se hasarde à lui dégager les jambes et à l’emmener. Ce système de domptage est, comme on voit, des plus simples. Il réussit presque toujours, et l’éléphant apprivoisé devient le serviteur le plus doux, le plus utile du paysan cingalais.

Le gouvernement entretient un certain nombre d’éléphans pour les transports et les travaux des routes. Les Portugais et les Hollandais en prenaient chaque année plusieurs centaines, dont une partie était destinée aux divers services publics, et le reste exporté au profit du trésor. L’administration anglaise ne se livre pas au commerce, et, comme elle a reconnu que pour la plupart des travaux l’emploi des chevaux est plus économique, elle a peu à peu réduit l’effectif de ses éléphans. Il y a cependant encore de temps en temps de grandes chasses organisées dans les forêts voisines de Kandy. Il ne s’agit plus de capturer un ou deux éléphans ; c’est un troupeau, ce sont même quelquefois plusieurs troupeaux qu’il faut enlever du même coup. La chasse prend alors les proportions d’une véritable guerre ; on doit faire à l’avance de nombreux préparatifs, lever une armée d’indigènes, étudier le terrain, choisir et disposer le champ de bataille le plus favorable pour engager le combat, en un mot mettre en pratique les règles d’une savante stratégie. Les anciens rois de Ceylan, à l’exemple des souverains de l’Inde, étaient passionnés pour ces exercices, qui leur fournissaient l’occasion d’étaler le luxe de leur cour, et de se montrer à la tête de plusieurs milliers d’hommes dans les régions les plus reculées de leurs domaines. La chasse a de tout temps été un délassement royal, et quoi de plus beau, de plus imposant que ces ardentes chasses à la recherche d’un tel gibier, et avec le brillant cortège que les princes traînaient à leur suite ? Les solitudes retentissaient au bruit des foules, des milliers de torches illuminaient la huit des forêts, les troupeaux d’éléphans s’enfuyaient éperdus de leurs familières retraites ; la nature de ces lieux sauvages était troublée par cette subite invasion de l’homme et comme éblouie par la présence du souverain qui venait y faire reconnaître son empire. Les légendes nationales ont enregistré les chasses mémorables, et les plus grands rois ont été les plus intrépides chasseurs. Ces traditions se sont conservées : lorsque les fonctionnaires anglais annoncent une chasse à l’éléphant, les Cingalais quittent leurs villages, et viennent se mettre de plusieurs lieues à la ronde à la disposition des officiers qui commandent l’expédition.

Sir James Emerson Tennent raconte avec détail l’une des chasses auxquelles il assista pendant son séjour à Ceylan. Une vaste enceinte, fermée par des palissades, avait été disposée dans le bois à proximité d’un étang où les piqueurs avaient signalé la trace de plusieurs troupeaux. Une seule ouverture, assez étroite, avait été ménagée d’un côté de l’enceinte. Au jour fixé, deux mille traqueurs, volontaires pour la plupart, s’avancèrent en formant le cercle vers l’endroit où se tenaient les éléphans, et, tantôt par des cris, tantôt par de bruyans coups de tam-tam, ils firent lever les troupeaux, qui, fuyant devant l’ennemi, se dirigèrent vers la porte de l’enceinte, cachée à leurs yeux par un rideau de branchages. Cette manœuvre, renouvelée pendant quelques jours, car il faut de la patience, et la moindre imprudence pourrait tout compromettre, amena insensiblement chaque troupeau au seuil du coral (c’est le terme indien qui désigne l’enceinte, et que les Anglais ont adopté dans leur langage cynégétique). On profita de la nuit pour pousser les éléphans dans l’intérieur, et lorsque l’un des troupeaux, harcelé sur ses derrières par les traqueurs, se fut décidé à franchir la porte, on se hâta de fermer celle-ci au moyen de solides pieux, et l’on attendit. Dès qu’ils se virent pris, les éléphans se précipitèrent furieux vers les palissades. Le moindre choc de leurs énormes masses aurait renversé ces impuissantes barrières, mais on avait compté sur leur timidité naturelle, et chaque fois qu’ils s’approchaient des pieux, les cris des Indiens postés en dehors, le son du tam-tam, les coups de fusil et surtout la flamme des torches les faisaient reculer vers le milieu du coral. Cet état de rage dura toute la nuit. Au matin, les éléphans étaient épuisés ; les uns restaient étendus à terre, les autres s’appuyaient contre les arbres. Toute la famille était ainsi enfermée, et, chose surprenante, on la vit un moment tourner sa fureur contre un éléphant solitaire, qui, bien malgré lui, partageait sa mauvaise fortune. À peine reconnu, l’intrus fut rudement molesté et chassé du groupe. Dans la journée, on introduisit dans l’enceinte deux éléphans apprivoisés, derrière lesquels marchaient avec précaution deux hommes chargés de passer les nœuds coulans aux jambes des captifs, puis d’attacher ceux-ci aux plus gros arbres, et d’amarrer en quelque sorte tout le troupeau. Cette opération pé rilleuse fut effectuée très habilement. Protégé par l’éléphant apprivoisé comme par un rempart, l’un des deux hommes s’approcha du troupeau, choisit sa première victime, et, dans un moment où l’animal levait la jambe, lança prestement la corde ; cela fait, son allié tira vigoureusement le captif vers l’arbre le plus voisin, ou la corde fut solidement nouée. Tous les prisonniers furent successivement liés et traînés de la même manière, grâce aux manœuvres des éléphans apprivoisés, qui, aux prises avec leurs confrères en furie, se comportèrent avec une adresse et l’on pourrait presque dire avec une présence d’esprit vraiment admirable. Ce fut, comme on s’y attendait, le solitaire qui opposa la plus vive résistance. Le second troupeau, introduit ensuite dans le coral, subit le même sort. J’ai dû, dans cet essai de description, omettre la plupart des détails qui animent le pittoresque récit de sir James Emerson Tennent ; j’ai voulu seulement donner une idée des grandes chasses aux éléphans, telles qu’elles se pratiquaient autrefois. Ce spectacle émouvant, ce duel où l’homme arrive à dompter face à face l’animal le plus robuste de la création, est devenu rare aujourd’hui. On ne capture plus les troupeaux, on les décime par des attaques isolées. Les Anglais ne font plus de prisonniers dans les forêts de Kandy. L’éléphant n’est à leurs yeux qu’un gibier, et ils le tuent à coups de fusil.

Ainsi disparaissent à Ceylan les traditions du passé, les monumens des premières dynasties, temples, palais, étangs, dont les ruines jonchent partout le sol, et jusqu’aux races d’hommes et d’animaux qui peuplaient l’île aux temps anciens, les éléphans comme les Veddahs. L’éléphant est le dernier témoin des splendeurs de l’antique Taprobane. Cette terre, qui a vu naître et grandir des religions et des empires, n’est plus qu’une petite colonie européenne, postée comme une sentinelle au seuil de l’Inde. Puisse-t-elle retrouver, sous la domination anglaise, le secret de son ancienne prospérité ! C’est le vœu, ce sera la récompense de l’éminent écrivain qui, après avoir, administré Ceylan, vient de nous en retracer l’histoire.


C. LAVOLLEE.