Léon Tolstoï (Anatole Leroy-Beaulieu)

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Léon Tolstoï (Anatole Leroy-Beaulieu)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 804-834).
LÉON TOLSTOÏ

Le seul d’entre nous qui eût su rendre à Tolstoï un hommage digne de lui, E.-M. de Vogüé, nous a été enlevé quelques mois avant lui. Il l’aurait pieusement enseveli dans le somptueux linceul d’éloquence et de poésie dont sa riche imagination se plaisait à envelopper les grands morts. Avec quelle émotion et avec quelles couleurs, il nous eût dépeint cette fin inattendue du grand écrivain qui ressemble tant au dernier chapitre d’un roman russe ! Il eût su nous faire assister à la fuite tragique de l’impatient octogénaire, sous le vent et la neige, par les sentiers glacés de la campagne déserte, une froide nuit de l’automne russe. Il nous eût montré l’excommunié, en quête de paix et de solitude, frappant, comme un pèlerin égaré, à la porte d’un obscur couvent orthodoxe ; il nous l’eût fait voir agonisant lentement, au milieu d’étrangers, sur un lit de hasard, dans une gare perdue, mourant, loin de son foyer, en vagabond, en « errant » ou strannik, comme avant lui sont morts, inconnus et oubliés, tant d’humbles prophètes du peuple, sur les chemins où, comme lui, ils cherchaient la vérité et la paix du cœur.

Durant quelques jours, les regards du monde entier ont été fixés sur cette station de la terre russe, terme ignoré de sa course dernière, où l’auteur de Guerre et Paix achevait inopinément le long voyage de ses quatre-vingt-deux années. Léon Tolstoï était le plus grand écrivain de notre temps ; il était, à tout le moins, le plus célèbre. Aucun nom russe, aucun nom d’écrivain peut-être n’avait jamais été porté, sur les ailes de la gloire, aussi loin dans l’espace ; aucun surtout n’avait pénétré aussi profondément dans les masses populaires. D’un bout à l’autre de l’Europe, il était, pour tout ce qui se flatte de savoir et de penser dans le peuple, pour tout « travailleur conscient, » une sorte de surhomme, comme une idole vénérable, vers laquelle montaient les hommages des foules, toujours, malgré leur irrespectueuse incrédulité, en quête de héros ou de dieux à adorer.

Cette renommée universelle, il faut bien le reconnaître, Tolstoï ne la devait point tout entière à son talent ou à son génie. La gloire, la popularité du moins, en nos âges démocratiques, alors même qu’elles ne se trompent pas d’adresse, ne vont pas toujours, dans l’homme dont elles nimbent le front, à ce qui chez lui est le plus digne d’être admiré. Le grand homme en Tolstoï, celui qui a les promesses de l’immortalité, celui que ses compatriotes ont le droit d’appeler le plus grand des Russes, c’est le romancier, l’auteur de tant de longs et de courts récits, où se meut tout un monde de personnages, aussi vivans que des êtres réels. Or, ce n’est pas à lui qu’allait l’admiration des masses ; ce n’est pas lui que, en sa patrie même, célébraient les chants de la foule qui, dans une sorte d’apothéose, accompagnait hier sa dépouille mortelle sur la colline boisée de Iasnaïa Poliana. Parmi les milliers d’admirateurs qui ont salué son cercueil et qui portent bruyamment le deuil de sa mort, beaucoup n’ont jamais ouvert ses chefs-d’œuvre et ignorent même le nom du prince André et de Pierre Bezouchof, de Lévine et de Nekludof, de Natacha et d’Anna Karénine, les fils et les filles de son imagination, animés par son génie d’une vie immortelle. Le grand artisan de la renommée universelle de Tolstoï, c’est le rêveur, le théoricien, le téméraire réformateur, surgi tardivement en lui et dans lequel s’est mué peu à peu le puissant romancier de jadis. C’est le prophète des temps nouveaux, l’apôtre de la future Cité de Dieu qui annonçait aux peuples le renouvellement prochain de la terre et la fin de toutes les misères humaines, dans un évangélique paradis de paix et d’amour.

Voilà le Tolstoï auquel allaient la vénération et le culte des masses contemporaines. Et vanité de la gloire, paradoxe dont s’attristait en sa vieillesse le prophète de Iasnaïa Poliana, il a souvent été d’autant plus admiré et plus célébré, qu’il était moins lu et moins compris. Il le sentait et il s’en affligeait. « Je n’ai pas plus de trois cents disciples, » disait-il à un de ses visiteurs. Combien parmi ses panégyristes, parmi ceux qui se réclament de ses enseignemens et qui prétendent s’abriter derrière son grand nom, ont vraiment médité sa doctrine, se sont réellement pénétrés de ses leçons et de son esprit ? La plupart, en se parant de lui, l’ont volontairement ou inconsciemment trahi, défigurant sa pensée, tronquant sa doctrine, en repoussant l’idée directrice — l’idée religieuse ; en rejetant le fondement, — l’Évangile. Car si, dans la « foi » du réformateur russe, se retrouvaient les ingrédiens habituels, les confus élémens des utopies sociales contemporaines, le tout était dominé par les aspirations d’une âme en son fond demeurée chrétienne, par un divin sentiment moral qui, en s’en faisant le support, rendait la chimère moins chimérique.

C’est l’éloge que ne peuvent refuser à Tolstoï ceux qui admirent son génie, en refusant de le suivre en ses outrances. Pour ne pas partager tous les rêves et les espérances millénaires du patriarche de Iasnaïa Poliana, ils n’ont pas le droit de méconnaître ce qu’il y a de noble et de pur, ce qu’il y a de chrétien et de sain en ses œuvres, en ses exemples, en sa vie.


I

Pour comprendre Léon Nicolaïévitch Tolstoï, son évolution et ses doctrines, il faut d’abord le replacer dans le cadre habituel de son existence, dans son milieu national. À aucun écrivain, à aucun sociologue, ne peut mieux s’appliquer la méthode, parfois décevante, de Taine.

Tolstoï est avant tout un Russe, un Russe de vieille souche, un Russe de la Grande-Russie. Il ne peut être coupé du sol natal dans lequel plongent, par toutes leurs racines profondes, sa vie intellectuelle et sa vie morale. Il a, au moral comme au physique, les traits distinctifs de sa race et de son peuple. Il en a les qualités, les dons, les tendances, portés à un degré rare et comme exaltés par la nature en un exemplaire unique, ainsi qu’il arrive chez les grands hommes. Aussi a-t-on pu dire que, de tous les Russes contemporains, il est, selon le néologisme à la mode, le plus « représentatif. » Léon Nicolaïévitch était en vérité comme une magnifique incarnation de l’esprit russe, du génie russe ; amis ou adversaires, les plus pénétrans de ses compatriotes ne s’y sont pas trompés. Cela est vrai de l’homme, et cela est vrai de l’écrivain, du penseur et du sociologue, aussi bien que du romancier et du conteur. De là ce qu’il y a parfois de mal équilibré, de disproportionné dans ses grands récits qui semblent se dérouler sans fin, comme les champs infinis de la campagne russe. De là, dans sa vie et dans ses œuvres, des contrastes violens, pareils aux contrastes mêmes de la nature du Nord, le manque de mesure, la tendance en toutes choses aux extrêmes, les outrances de la pensée, défauts comparables à ceux d’un climat excessif. De là, en ses longs romans, comme en ses bizarres doctrines, ce mélange, étrange pour nous, de réalisme et d’idéalisme, de naturalisme et de mysticisme, comme superposés et greffés l’un sur l’autre, qui reste à nos yeux le trait le plus singulier de ses œuvres comme de sa personne, et qui se retrouve, à des degrés divers, chez tant des plus illustres de ses compatriotes, de Gogol à Dostoïevsky.

Au physique d’abord, aucun doute : Léon Tolstoï est un pur Russe de la vieille Moscovie, un Grand-Russien au sang slave mâtiné de finnois. Tout en lui en fait foi ; sa forte carrure, ses traits massifs et lourds, son nez épais, ses pommettes saillantes. En cette aristocratie russe aux origines si mêlées, la chose est plutôt peu commune. Ce comte Tolstoï, de famille déjà ancienne, qui a donné à l’Etat tant de ministres et de hauts fonctionnaires, ce noble barine, fils d’une princesse Volkonska, ne diffère pas d’aspect de ses anciens serfs. Vêtu comme eux, ainsi qu’il aimait à l’être, on eût pu le prendre pour un d’eux.

Au moral, la ressemblance n’est guère moindre ; et Tolstoï, durant toute une moitié de sa longue vie, s’est appliqué à l’accentuer, à l’achever. S’il prend le costume de ses paysans, s’il s’astreint à tous leurs rudes travaux, s’il cherche à simplifier son existence à l’image de la leur, c’est pour se refaire une âme semblable à leur âme paysanne. Et il n’a pas trop de peine à y réussir. A plus d’un égard, il est ou il redevient un primitif ; le lecteur occidental s’en aperçoit à ses façons de raisonner, à sa méthode ou à son absence de méthode, dans les questions sociales ou politiques. On pourrait dire de lui : Grattez le seigneur, vous retrouverez le moujik. Il ne diffère guère de ses chers paysans, de ces hommes frustes et simples qu’il donne volontiers en modèle aux hommes cultivés, que par le talent et par l’éducation, par raffinement de l’intelligence, par l’élévation morale surtout. Mais, sous ces dissemblances, apparaît le même fond, les mêmes sentimens primordiaux, les mêmes aspirations, la même conception de la vie.

Pour lui, comme pour le moujik, la terre, la vie des champs, la nature sont le cadre normal et comme providentiel de la vie humaine. Tout le reste est artificiel, déformation et corruption de l’homme et de la race. De là, sa répulsion pour les villes, son antipathie pour la vie urbaine et toute la complexe civilisation moderne. Comme Rousseau, avec plus de sincérité ou plus de profondeur que Rousseau, il est l’homme de la nature ; et la nature, pour lui également, c’est la campagne et la vie champêtre. Comme autrefois Rousseau, qu’il a beaucoup lu et dont il avoue lui-même s’être inspiré souvent, comme de nos jours Ruskin, lui aussi, un prophète avec qui Tolstoï, malgré bien des oppositions, offre plus d’une ressemblance, il engage l’homme à fuir les villes, ces destructrices de la vie morale aussi bien que de la vie physique. A la différence de la plupart de nos contemporains, presque seul parmi les grands écrivains ses compatriotes, Tolstoï est un rural ; il l’est d’origine, et il l’est resté ou vite redevenu. Né à la campagne, élevé en grande partie à la campagne, il y a passé plus des trois quarts de sa longue vie.

Léon Tolstoï est né, il a vécu, il est enterré à Iasnaïa Poliana, au Sud de Moscou, à quelques lieues de Toula, dans une contrée où les deux grandes régions de la Russie, la région des forêts et la région des terres de culture, se touchent et s’enchevêtrent. Cette province de Toula est une des plus foncièrement russes de la Russie. Aux environs de Iasnaïa Poliana, ne se rencontrent ni Finnois, ni Tatars, ni Polonais, ni Juifs, ni Petits-Russiens. Ce pays de Toula, relégué durant des siècles à l’extrémité de la Moscovie, au Nord de la steppe ravagée par les Tatars, est aujourd’hui au cœur même de la Russie. Naguère encore tout rural, en dehors au moins de la ville, il est devenu en grande partie industriel. A peu de verstes de Iasnaïa Poliana montent, au-dessus des campagnes, les noires colonnes de fumée de massives usines. C’était une des tristesses de Tolstoï d’assister impuissant aux envahissemens de la grande industrie ; il pouvait, du fond des bois de ses aïeux, en suivre les conquêtes, en constater les misères et en maudire les empiétemens.

J’ai passé une journée chez Léon Tolstoï, à Iasnaïa Poliana, en mai 1905. On approchait de la fin de la guerre japonaise. Découragés et, plus encore, irrités par les défaites de Mandchourie, nombre de Russes semblaient se plaire à prédire le prochain anéantissement de la flotte impériale. On n’attendait plus rien de l’armée, on n’avait plus de confiance que dans la révolution. « La guerre de Crimée, entendait-on répéter, nous a valu l’émancipation des serfs ; la guerre de Mandchourie nous vaudra la Constitution. » J’étais parti, avec ma femme, la veille au soir, de Kief, la première capitale russe, où j’avais trouvé les professeurs et les étudians également occupés à discuter les articles de la future Constitution. Nous avions pris le matin, à la gare de Toula, un drojki qui, à travers une contrée boisée et pittoresque, nous conduisit, en une heure, à la « Clairière, » car tel est le sens de Iasnaïa Poliana.

En approchant de la maison seigneuriale, nous aperçûmes tout à coup, sous la vérandah, un vieillard à longue barbe, en chemise russe, assis seul à une longue table. Graf ! le comte ! s’écria notre cocher ; c’était bien lui en effet qui achevait son frugal déjeuner de végétarien. Je lui fis porter ma carte ; il vint au-devant de nous avec une bienveillante affabilité, relevée d’une pointe de politesse d’homme du monde qui faisait contraste avec son costume. Après quelques mots de bienvenue, il nous offrit de l’accompagner dans sa promenade quotidienne. C’était, heureusement pour nous, le jour de la promenade à pied, car le grand vieillard avait conservé l’habitude de se promener un jour à pied et un jour à cheval. Il nous proposa d’aller d’abord au village visiter les paysans. Tout en cheminant, il déplorait les maux de la guerre, semblant considérer les défaites comme le juste châtiment d’une politique orgueilleuse. A l’inverse de la plupart de ses compatriotes, il raillait les espérances mises sur la Constitution, sur la convocation de Chambres électives, sur les libertés publiques, choses vaines et décevantes à ses yeux, réaffirmant que ce mouvement constitutionnel était superficiel et passager, m’assurant qu’il n’y avait en Russie qu’une question essentielle et urgente, celle des paysans, celle de la terre. Et cette question, à l’entendre, ne pouvait être tranchée que d’une seule façon, par l’abolition de toute propriété privée, en distribuant toutes les terres de la Russie aux moujiks qui les cultivent de leurs bras. Ce que pourrait devenir l’agriculture, la production du sol, aux mains de ces paysans ignorans et dénués de capitaux, il semblait n’en avoir aucun souci. Pour lui, on sentait que cette question de la terre était plus encore une question morale qu’une question économique. L’homme, l’individu, répétait-il, n’a pas plus le droit de s’emparer du sol que de l’air du ciel ; par suite, l’abolition de cette inique propriété foncière est un devoir auquel ni particulier ni société n’a le droit de se soustraire.

Tout en causant, ou plutôt en l’écoutant affirmer ses principes, nous étions arrivés au village. C’était le jour de la fête locale ; la plupart des paysans, au lieu d’être aux champs, étaient chez eux. Tolstoï nous fit visiter plusieurs de leurs izbas ; elles me parurent bien construites et en bon état pour des maisons de moujiks. Dans plusieurs, je vis des lits et un petit mobilier, choses encore rares chez les paysans russes. Certaines avaient un air d’aisance qui n’est pas commun dans les villages de la Grande-Russie. J’en attribuai le mérite à Tolstoï et à sa famille, à leurs soins, à leur générosité.

Le vieux barine était partout accueilli avec une respectueuse familiarité ; on sentait qu’il connaissait personnellement tous ces paysans, et qu’il s’intéressait à tous les petits événemens de leur monotone existence. Il était en rapport étroit avec eux, depuis son enfance. Les plus âgés avaient été ses serfs ; beaucoup des autres avaient été ses élèves, au temps déjà lointain où, pour contribuer de sa personne au relèvement du peuple, le grand écrivain s’était institué maître d’école du Village, où il enseignait à lire, à écrire, à réfléchir, toutes choses que, à cette libre école de Iasnaïa Poliana, les enfans apprenaient à leur heure et à leur gré, car le maître déjà réprouvait, comme violence coupable, tout châtiment, toute punition. Après la visite de quelques izbas, Léon Nicolaïévitch nous conduisit à une sorte d’infirmerie où il faisait soigner les malades du village. Il était aidé, dans cette œuvre, par le dévouement de son médecin, le docteur Makowitsky, un Slovaque de Hongrie, devenu bientôt l’ami et le disciple du maître. À cette infirmerie villageoise, nous trouvâmes des enfans atteints de la scarlatine et d’autres maladies contagieuses que l’ignorante incurie des moujiks n’eût su ni soigner ni isoler. Nous en vîmes assez pour nous convaincre que l’intérêt de notre hôte pour les paysans n’était pas tout théorique, que, malgré les défiances et les préjugés de ses anciens serfs à l’égard de tous les barines, il s’efforçait, paternellement, en toutes choses, de leur venir en aide.

J’ai souvent entendu discuter sur les rapports de Tolstoï avec ses paysans et sur les vrais sentimens de ces derniers à son égard. Les sentimens des hommes du peuple, du paysan surtout, envers leur maître, envers leur patron ou leur supérieur, sont partout difficiles à pénétrer. Dans la Russie ancienne, les relations entre le seigneur et les moujiks gardaient souvent une familiarité patriarcale ; il m’a semblé qu’il en était encore ainsi à Iasnaïa Poliana. Mais sous ces dehors de respectueuse déférence, on croyait découvrir, chez les moujiks, le fond de réserve et de défiance paysannes qui, presque partout, marquent les relations des gens de la campagne avec les hommes des classes supérieures. A l’égard même d’un philanthrope comme Tolstoï, cela ne pouvait surprendre. Ses idées ses principes même, bien connus de ses anciens serfs, son costume de villageois faisaient de lui, à leurs yeux, un homme bizarre, inconséquent, difficile à comprendre. Les détracteurs de Tolstoï ont dit, de lui, que c’était un barine qui s’amusait à jouer au moujik. Les paysans, avec leur défiance invétérée pour tout ce qui n’est pas de leur monde, ont dû souvent avoir de lui la même opinion. Il était certes leur ami, leur bienfaiteur, mais ses théories avaient donné aux moujiks l’espérance que ses bienfaits iraient au-delà de ceux qu’ils recevaient de lui. On sait que les idées de Tostoï sur la terre sont celles de la plupart des paysans russes. A l’étroit, aujourd’hui, sur les champs que leur a concédés l’acte d’émancipation, les moujiks jettent des regards d’envie sur les terres demeurées à leur ancien seigneur, rêvant toujours de l’oukaze impérial qui doit les leur accorder. Les théories de Tolstoï ne pouvaient qu’encourager leurs convoitises et les rendre plus impatientes.

De là, une gêne inévitable entre les anciens serfs, désireux de s’emparer du domaine seigneurial, et l’ancien seigneur qui prêchait l’abandon de toute propriété personnelle, sans se croire permis de dépouiller ses enfans, ses neuf enfans, de l’héritage de leurs ancêtres. Pour un prophète du tempérament d’apôtre comme Tolstoï, c’était là une situation fausse ; il en avait conscience et il en souffrait. On sait que, ne voulant pas demeurer propriétaire, il avait fait à sa femme et à ses enfans l’abandon de ses biens[1]. La comtesse Tolstoï, femme de haute intelligence, complétait son mari et remédiait au défaut d’esprit pratique du grand écrivain. S’il a pu, jusqu’à la fin, malgré ses dépenses anciennes et son peu d’ordre, mener une existence large et tranquille, c’est à sa femme qu’il le devait. Mais, pour y réussir, pour maintenir en bon état le bien patrimonial, il fallait le défendre contre les empiétemens et le pillage des moujiks qui, en Russie, respectent d’autant moins la propriété qu’ils en contestent intérieurement la légitimité. De là, entre la famille Tolstoï et les paysans, des froissemens, des heurts, des difficultés qui ont dû être particulièrement pénibles à Léon Nicolaïévitch, et qui ont pu lui suggérer, plus d’une fois, la pensée de déserter le domaine natal pour aller passer ses derniers jours en quelque retraite écartée.

Un incident pénible assombrit, un moment, mon trop court passage à Iasnaïa Poliana. C’était, nous l’avons dit, la fête du village et, de plus, le lendemain d’une fête impériale. « C’est aujourd’hui fête et lendemain de fête, nous avait dit Tolstoï en revenant du village ; ce soir, comme hier, tous les paysans seront ivres. » A cet égard, de même qu’à bien d’autres, les exemples et les leçons de leur grand ami avaient eu peu de prise sur eux. Le soir, en effet, comme nous achevions de dîner sous la vérandah, avec notre hôte et sa famille, deux moujiks ivres pénétrèrent dans les allées du jardin, et s’approchant de la maison, jetèrent, dans la nuit, quelques paroles d’injures au vénérable apôtre de leurs droits. « Ne faites pas attention, murmura Tolstoï, souriant tristement, c’est soir de fête, et ces bons paysans n’ont plus la tête à eux. »


II

On a dit que Tolstoï avait soudainement quitté, il y a quelques semaines, Iasnaïa Poliana, parce qu’il était las de la vie de luxe que lui faisait mener sa famille en leur maison seigneuriale. Tolstoï lui-même le déclarait dans la brève lettre que, en son départ précipité, il avait laissée pour sa femme ; mais sur ce point, on ne saurait en croire l’ascétisme de Léon Nicolaïévitch. Parmi les plus sincères de nos socialistes d’Occident, bien peu, assurément, eussent éprouvé pareils scrupules ; beaucoup même d’entre leurs chefs ne se fussent pas contentés du modeste confort de l’habitation du grand écrivain slave.

Iasnaïa Poliana n’est ni un palais ni un château ; et quoiqu’on y pratiquât une large hospitalité, la vie qu’y menaient, depuis longtemps au moins, Tolstoï et les siens, n’avait rien de la fastueuse opulence ou de la coûteuse frivolité de la vie de riches châtelains. Il n’y a, du reste, guère de châteaux dans les campagnes de la Grande-Russie ; mais il s’y rencontre beaucoup d’habitations plus vastes et plus luxueuses que celle des Tolstoï. La maison où a vécu, tant de longues et tranquilles années, Léon Tolstoï est, comme un grand nombre d’anciennes demeures seigneuriales russes, une longue bâtisse à un seul étage, flanquée sur un côté d’une large vérandah en bois où l’on prend les repas en été. Elle est entourée d’un parc aux vieux arbres et aux allées négligées, que prolongent, sans clôtures pour l’en séparer, les grands bois voisins. Les appartemens, l’ameublement sont d’une simplicité presque austère. La chambre à coucher du maître de la maison qu’il balayait, dit-on, de ses mains, ne contient qu’un lit de fer et quelques pauvres chaises. Les murailles en sont nues, sans autre ornement que quelques portraits, quelques photographies d’amis ou de parens. C’est presque une cellule de moine ; la plupart des petits bourgeois de Paris ou de Londres ne s’en contenteraient pas pour une villégiature de quelques semaines. Le cabinet de travail où furent écrits tant de chefs-d’œuvre est, m’a-t-il semblé, la pièce la plus gaie de la maison. Les fenêtres ouvrent au midi sur un petit parterre, avec de minces plates-bandes que Tolstoï a peut-être souvent bêchées de ses mains. Le cabinet, rempli de livres et de souvenirs de toute sorte, était, pour les habitans de Iasnaïa Poliana, comme un sanctuaire respecté. On n’y entend guère d’autres bruits que le chant des oiseaux des grands arbres voisins. Le soir de mai où je lui fis mes adieux, Tolstoï, me conduisant à la fenêtre ouverte, me fit écouter en silence le chant d’un rossignol, puis me demanda si nos oiseaux de France avaient une voix aussi belle.

Tolstoï menait à Iasnaïa Poliana la calme existence d’un patriarche, entouré de ses enfans et de ses petits-enfans. Tout y semblait subordonné à ses convenances, à ses goûts, aux besoins surtout de son travail, de façon qu’au milieu même de sa nombreuse famille, il pût, à son gré, comme un cénobite en son monastère, jouir de longues heures de repos ou de solitude. Sa vie quotidienne, depuis bien des années, était soumise à une règle dont il ne s’écartait guère plus qu’un moine de la règle de son couvent. La matinée, qui commençait pour lui de bonne heure, il travaillait, me racontait-il, à la préparation et à la composition de ses ouvrages, lisant, écrivant, dictant à sa plus jeune fille, Alexandra Lvovna, qui lui servait de secrétaire. Toutes ses filles avaient, tour à tour, rempli ce pieux devoir. L’après-midi était en grande partie consacré au corps que, à l’opposé de nombreux ascètes, le philosophe de Iasnaïa Poliana n’avait jamais négligé, à l’exercice physique qu’il regardait comme aussi moral et aussi nécessaire à l’homme que la pensée et le travail intellectuel. Le temps où le grand écrivain se reposait de son rude labeur de l’esprit en labourant, on hersant, en moissonnant de ses mains, occupations délicieuses, m’affirmait-il, auxquelles il devait les meilleures heures de sa longue existence, était déjà passé. Il ne pouvait plus, selon sa propre doctrine, semer lui-même le pain dont il devait se nourrir. N’ayant plus la force de se livrer au fécond travail de la terre qu’aucun homme à son gré n’avait le droit de déserter, le robuste vieillard s’était résigné, par hygiène, à de stériles promenades, un jour alternativement à pied, le lendemain à cheval. Au retour, après une tasse de thé et une courte sieste, il commençait une nouvelle séance de travail, relisant et corrigeant les pages écrites dans la matinée. La soirée revenait à la famille. On dînait ou soupait ensemble, sous la présidence de la comtesse Tolstoï, avec les enfans et les petits-enfans en séjour à Iasnaïa Poliana, souvent aussi avec les hôtes de passage, venus pour rendre hommage au grand homme.

Ces hôtes étaient fréquens et souvent fatigans. Il en arrivait, dans la belle saison, de toutes les provinces de la Russie et de tous les pays d’Europe ou d’Amérique. Iasnaïa Poliana, isolé par l’hiver, devenait, dès la fonte des neiges, un lieu de pèlerinage vers lequel les admirateurs du romancier et les dévots de son génie n’étaient pas seuls à se diriger. Les curieux, les « snobs, » les « globe trotters, » les importuns de toute origine affluaient, parfois en troupe bruyante, avec leurs appareils photographiques et leurs albums à faire signer. Pour beaucoup de touristes, pour les Américains en particulier, un voyage en Russie n’était pas complet sans une visite au prophète de Iasnaïa Poliana. Tolstoï, naturellement, ne pouvait retenir tous ces visiteurs à sa table ; mais il les recevait quelques instans dans l’après-midi, écoutant, avec une bienveillance parfois impatiente, leurs fades complimens et leurs questions souvent saugrenues. Ses détracteurs l’accusaient de prendre un vaniteux et sénile plaisir à ces exhibitions presque quotidiennes, d’aimer puérilement à jouer au dieu et à l’idole devant ses visiteurs exotiques, ainsi qu’un vieil acteur, heureux de monter en scène et toujours affamé d’applaudissemens. C’était un des reproches que lui adressaient ses adversaires, un de leurs argumens habituels, quand ils osaient le traiter de poseur et de faiseur, moins soucieux de morale et de réforme sociale que d’éblouir de loin les foules et d’attirer les hommages en frappant, par ses étrangetés calculées, l’imagination des hommes. Ce n’était là, croyons-nous, qu’une calomnie ; ce personnage, ce rôle, si l’on veut, de grand homme mondial auquel le contraignait l’encombrante admiration de ses visiteurs de toute race, il le jouait avec une bonhomie, parfois même avec une ingénuité manifestement sincères. S’il se prêtait volontiers, une ou deux heures par jour, aux visites d’inconnus, c’est que, parmi eux, il croyait souvent découvrir des sympathies lointaines ou recruter des amitiés précieuses.

Ses maximes du reste ne lui permettaient guère d’écarter les voyageurs, riches ou pauvres, qui, de la Russie ou de l’étranger, prétendaient lui demander conseil, ou lui apporter leurs remerciemens de les avoir arrachés aux illusions de la vie mondaine. Quoiqu’il eût pris l’habitude de ces visites du dehors, et qu’il y trouvât peut-être une distraction ou un encouragement, Léon Nicolaïévitch ne cachait pas qu’il en était souvent las et excédé. Je l’ai ainsi entendu se plaindre du sans-gêne indiscret de ses visiteurs américains. Plus d’une fois, il a dû songer à se soustraire à ces importuns hommages qui troublaient, tout l’été, la paix des bois de Iasnaïa Poliana. On ne saurait cependant y voir la cause de sa fuite tardive loin de la maison natale. Quand il eût voulu s’y enfermer et en interdire les portes à tout visiteur étranger, il ne pouvait condamner sa femme et ses enfans à la séparation du monde et à la rigide claustration qui semblait d’accord avec ses principes. Il était maître de vivre à Iasnaïa Poliana en patriarche, non en ermite solitaire.

Nous touchons ici au point douloureux de la longue existence de Léon Nicolaïévitch. Cette noble vie de famille qui a duré près d’un demi-siècle était, de près comme de loin, empreinte d’une dignité sereine. Rien d’une plus simple majesté que ce grand vieillard, entouré dans sa maison ancestrale de sa femme, de ses fils, de ses filles, de ses petits-enfans, de toute la tribu de ses nombreux descendans. Rien non plus qui fût mieux en harmonie avec ses idées et ses maximes, avec sa notion du devoir et de la destinée humaine, tels du moins qu’il les avait conçus durant ses plus brillantes années d’écrivain. Les principes de sa maturité, on peut dire qu’il eut longtemps la joie de les appliquer à son foyer, de donner, à la frivolité mondaine et à la légèreté morale de ses contemporains, un exemple qui faisait honneur à son pays comme à sa famille. Mais, avec les années, les aspirations, les croyances, l’idéal même du chef de cette famille modèle changeaient lentement et profondément. L’évolution de la pensée de Tolstoï l’entraînait peu à peu, sans arrêt et sans repos, en des régions morales nouvelles, sur des sentiers inconnus dont aucune lumière n’éclairait les ténèbres. Et cette évolution religieuse, en même temps que politique et sociale, au lieu d’emporter, à sa suite, la fidèle compagne de sa vie et ses enfans en âge d’hommes, finissait par les inquiéter, les effrayer, les attrister. Ils continuaient de témoigner au chef de la famille la même affection, le même respect, les mêmes soins ; mais ils ne pouvaient lui dissimuler qu’ils ne partageaient ni ses nouveaux principes, ni sa nouvelle « foi. » Le « tolstoïsme » comptait peu d’adhérens dans la famille de Tolstoï, deux ou trois de ses filles tout au plus, dont l’une, Marie, est morte, dont l’autre, Alexandra, servait de secrétaire à son père, et, de même que Cordélia le roi Lear, l’a rejoint dans sa fuite et soigné en son agonie. Encore l’attitude de ses filles envers ses doctrines était-elle sans doute moins une adhésion de prosélytes aux enseignemens du philosophe qu’une tendre déférence d’enfans aux sentimens du père.

En réalité, Tolstoï, depuis des années, vivait à Iasnaïa Poliana dans une sorte d’isolement moral. En dehors de sa dernière fille, son fidèle médecin slovaque, le confident et le compagnon de sa fuite, le docteur Makowitsky était seul à sembler partager ses principes et son idéal. Encore, pour lui aussi, cette apparente adhésion aux idées de l’apôtre de Iasnaïa Poliana était-elle peut-être moins une conversion à une doctrine qu’une marque d’attachement à la personne du maître. Que de muettes souffrances, pour Tolstoï et pour les siens, que de douloureux froissemens quotidiens, dans ces divergences de vues et ce contraste des idées sur la plupart des notions et des croyances dont se nourrit l’humanité !

On s’est parfois, en Russie, montré sévère jusqu’à l’injustice pour la famille de Tolstoï. Elle n’a cessé de lui témoigner la même constante affection ; elle a vu avec peine le fils aîné, Léon Lvovitch, se permettre de combattre publiquement les idées de son père ; mais comment reprocher à la comtesse ou à ses enfans de ne pas s’être entièrement assujettis à la royauté spirituelle du chef de famille ? de n’avoir pas suivi servilement le téméraire penseur jusqu’aux extrémités de ses négations et de ses inconsciens paradoxes ? Comment se scandaliser si, comme j’en ai fait moi-même l’expérience à Iasnaïa Poliana, les fils de Tolstoï dissimulaient mal leur involontaire ennui et leur silencieuse incrédulité, lorsque, à la table du soir, leur père répétait, devant eux, à des étrangers, quelqu’une de ses plus choquantes maximes sur la religion, sur l’Etat, sur la société ?

Pour se représenter les malaises, les souffrances intimes de cette saine vie d’une famille extérieurement si heureuse et si unie, il faut se rappeler qu’elle était, depuis plus de vingt ans, l’outrance des convictions, l’intransigeance des doctrines du grand écrivain, et, en même temps, son zèle d’apôtre à les affirmer étales répandre. Léon Nicolaïévitch vivait uniquement pour Dieu et pour sa « foi, » enseignant que l’homme doit tout leur sacrifier ; mais, au rebours de celle du commun des hommes, sa religion, sa piété grandissante consistaient à nier formellement les croyances des siens et le culte de ses ancêtres. Son néochristianisme, laissant loin derrière lui les timides hardiesses de nos « modernistes, » s’attaquait passionnément aux croyances traditionnelles du christianisme historique ; non content de les nier, il se plaisait parfois à les tourner en dérision, comme dans l’outrageante description de la messe orthodoxe qui, au grand regret des siens, dépare son beau roman de Résurrection ; car, chez lui, l’apôtre, pour ne pas dire le sectaire, avait fini par asservir l’écrivain, même parfois par aveugler ou étouffer l’artiste[2].

De même est-on en droit de reprocher à la comtesse Tolstoï ou à ses enfans de n’avoir pas partagé les idées de Léon Nicolaïévitch sur la terre et sur la propriété ? Devaient-ils, en conscience, se regarder comme vivant dans le péché, parce qu’ils ne se faisaient pas scrupule de vivre, comme leurs ancêtres, sur les propriétés de la famille, au lieu de les « restituer, » comme l’eût voulu Tolstoï, aux paysans du voisinage ? Ou encore, puisque Léon Nicolaïévitch ne voulait pas conserver personnellement la propriété ou l’administration de son domaine familial, sa femme et ses enfans devaient-ils s’interdire d’accepter qu’il leur en fît légalement l’abandon ? Et si l’on admet que, pour ne pas laisser dépouiller ses enfans, la comtesse Tolstoï fût en droit de recourir à de tels expédiens, faut-il condamner Tolstoï d’y avoir consenti ? Faut-il, pour cela, comme ses détracteurs, l’accuser de n’avoir été qu’un hypocrite, heureux de continuer à vivre en grand propriétaire, sur un domaine dont il avait soi-disant abandonné la propriété ?

La vérité est que le châtelain de Iasnaïa Poliana avait dû se résigner à faire à la vie, à ses devoirs d’époux et de père, le sacrifice de l’application de la doctrine qui lui tenait le plus au cœur. Le conflit des nécessités de l’existence et de ses convictions intimes le réduisait amener, sur les terres de ses aïeux, une vie en contradiction avec les principes qu’il ne cessait de proclamer. De là, pour lui et pour les siens, une situation fausse, dont tous souffraient, lui plus que personne, et dont il ne pouvait sortir qu’en trahissant ses devoirs d’époux et de chef de famille, en abandonnant, au risque de la tuer de désespoir, une femme qui avait vieilli à ses côtés, qui lui avait donné treize enfans, et qui, malgré les dissentimens des dernières années, était toujours demeurée pour lui la compagne la plus tendrement dévouée. Tragique combat entre ses devoirs et ses convictions qui, sous la sereine apparence d’une existence paisible a, durant une vingtaine d’années, déchiré l’âme de Tolstoï et assombri sa majestueuse vieillesse.

Comme autrefois François d’Assise, un de ceux qui, avant lui, avaient osé suivre jusqu’au bout les préceptes du Seigneur, le vieux barine russe eût voulu, lui aussi, épouser l’austère fiancée, « veuve de son premier époux, » la maigre Pauvreté ; mais il n’était pas libre ; il avait au doigt un anneau qui l’enchaînait pour la vie, et dont il ne se sentait pas maître de répudier les engagemens. La Légende Dorée nous montre des saints qui ont eu le courage inhumain de rompre ces liens sacrés, qui, pour se retirer dans la solitude du cloître ou du désert, n’ont pas craint d’abandonner femme et enfans. Tolstoï en a été plus d’une fois tenté ; mais il a reculé jusqu’à ses derniers jours, et, lorsqu’il s’y est enfin résolu, il s’est évadé de la maison de famille en silence et dans l’obscurité, sans faire d’adieux aux siens, comme s’il eût redouté de voir sa résolution se briser aux larmes de cette suprême séparation.

Et ainsi, comme tant de pauvres humains, comme ceux dont il réprouvait hautement l’inconséquence et les faiblesses, ce grand insurgé contre toutes les conventions sociales et toutes les lois traditionnelles a vécu, à Iasnaïa Poliana, dans un compromis qui a duré un quart de siècle. Sous le toit même du prophète sarmate, les esprits, sinon les cœurs, ne s’entendaient guère que dans le silence.

L’audacieux rénovateur qui prétendait ramener la foule des soi-disant chrétiens à la pureté du Christianisme primitif, à l’Evangile du sacrifice et du renoncement, le zélateur intransigeant qui reprochait, comme une apostasie, aux vieilles Eglises de pactiser avec le siècle et avec Mammon, a éprouvé, lui aussi, dans sa vie et dans sa famille, combien pour l’homme moderne, pour qui ne s’est pas dès sa jeunesse enfermé dans la cellule d’un cloître, il est devenu malaisé de suivre à la lettre l’exemple du Christ et des saints, de mener, sur leurs traces, une vie d’entière pauvreté et de complète abnégation. Ces préceptes divins, cet évangélisme intégral qu’il prétendait imposer comme une obligation aux hommes et aux peuples, Tolstoï, en dépit des soulèvemens de sa conscience, a dépassé sa quatre-vingtième année sans avoir réussi à les mettre en pratique, autrement qu’en esprit. Et le jour où, pris de scrupules tardifs, il s’est enfin décidé à s’enfuir de la maison paternelle pour réaliser le rêve de son idéal, le temps lui a été refusé ; il est tombé en chemin, sans autre consolation que celle d’avoir tenté ce suprême effort pour mettre enfin sa vie d’accord avec sa foi. Il cherchait la retraite, et il a rencontré la mort, comme si son âme inquiète l’eût condamné à ne trouver la paix que dans sa couche dernière, sous les bouleaux de la colline de Iasnaïa Poliana.

Quelle pensée inconnue, quelle force irrésistible a triomphé de ses longs scrupules et l’a soudainement arraché, un matin de novembre dernier, au foyer familial ? Peut-être a-t-il cru devoir ce dernier exemple à ses disciples, aux amis, que semblait scandaliser l’apparente contradiction de ses paroles et de ses actes, et dont les plus ardens, tels que Tchertkof, cherchaient, depuis longtemps, à l’enlever à l’affection des siens. Peut-être cette vie d’aisance et de confort était-elle devenue insupportable à sa conscience toujours en éveil, et a-t-il voulu imiter les hommes du peuple, ces moujiks qu’il avait si longtemps donnés comme modèles aux grands de ce monde, les « vieux croyans » russes en particulier, qui, la vieillesse une fois arrivée, quittent leur maison et leur famille, abandonnent tout à leurs enfans pour se retirer dans une chaumière écartée ou dans la solitude de la forêt, afin de passer leurs dernières années à se préparer, dans le silence et la prière, à paraître devant le Juge suprême. Peut-être, saisi d’un secret pressentiment, a-t-il compris que l’heure pressait, que s’il ne voulait pas mourir en barine, en riche propriétaire dans son domaine seigneurial, il lui fallait se hâter. Et ainsi il est parti, à l’improviste, un matin du froid automne russe, se dérobant, comme un coupable, à la tendresse des siens, leur laissant pour tout adieu une courte lettre où il les suppliait de renoncer à le rejoindre ou à le ramener.

Il s’est enfui, et il a erré en quête d’un obscur asile où se recueillir et mourir ; il a frappé, lui l’excommunié, aux portes d’un couvent à l’ombre duquel il espérait sans doute trouver un « skyte, » un ermitage où passer ses derniers jours dans la solitude et dans l’oubli. Et ayant cru être reconnu, il a repris sa course pour chercher plus loin une retraite plus sûre, peut-être pour aller se réfugier, aux confins de la Russie, dans le Caucase ou l’Oural, au milieu de quelqu’une de ces communautés de paysans dont les naïves doctrines concordent avec les siennes. Suprême geste, d’une grandeur tragique, qui donne à sa fin l’émouvante beauté d’une légende ; geste inattendu et déconcertant pour nous, hommes modernes de l’Occident vieilli, mais dont n’a guère été surpris le Slave russe, qui garde une âme à demi orientale et à demi médiévale, et qu’eussent compris, eux aussi, nos lointains ancêtres des âges de foi, à l’époque où, aux approches de la mort, les seigneurs et les chevaliers quittaient volontiers les tours de leurs châteaux forts pour la cellule d’un monastère, ou, s’ils n’en avaient pas eu le loisir ou le courage, revêtaient, pour mourir, le froc de saint François. Et qu’on ne s’étonne pas de ce rapprochement, car Tolstoï, le grand rebelle à toutes les institutions du passé, que tant de ses contemporains saluaient comme le précurseur d’un monde nouveau, était demeuré, au fond, un homme des anciens temps.


III

Nous avons vu ce que fut l’homme, simple, droit, loyal, jusqu’à la mort, sincère envers lui-même comme envers autrui, épris du vrai, et fidèle à ce qu’il tenait pour la vérité, jusqu’en ses apparentes inconséquences et ses involontaires contradictions. Ce que fut l’écrivain, l’artiste, le romancier, est-ce la peine de le rappeler à qui l’a lu ? Pour le bien comprendre, le mieux est encore de le relire, ne fût-ce qu’à travers une de ces pâles traductions qui l’ont trop souvent trahi et défiguré ; — ou encore de rouvrir le Roman russe, d’Eugène-Melchior de Vogüé, où Tolstoï nous apparaît comme le summum de la littérature nationale de sa patrie, comme l’incarnation suprême de l’âme slave, oscillant anxieusement, sans savoir nulle part trouver la paix, du nihilisme au mysticisme[3]. Ces pages, à la fois subtiles et profondes, comptent déjà un quart de siècle ; elles n’ont pas vieilli. Si elles n’ont plus, pour nous, la nouveauté de jadis, elles demeurent aussi vraies, aussi justes qu’au premier jour. Bien que, depuis lors, Tolstoï ait joint quelques tardifs chefs-d’œuvre aux immortels romans de sa maturité, les critiques survenus depuis le Roman russe ont ajouté peu de chose aux précoces jugemens de leur grand devancier. Vogué nous avait déjà montré en quel sens Tolstoï est un réaliste, et le plus puissant peut-être de tous les grands réalistes russes, français, anglais, du dernier siècle. Mais combien différent de la plupart de nos réalistes d’Occident, de toute notre école naturaliste surtout ! Chez lui, jamais de grossièreté, jamais d’obscénité ; l’écrivain reste chaste dans les peintures de la passion la plus ardente et les scènes les plus osées. Ce n’est pas tout ; s’il peint, s’il rend les dehors de la vie, avec une acuité de vision et une exactitude de traits, qui, selon la remarque de M. Paul Bourget, donne à ses personnages un relief saisissant, il ne se contente pas de montrer l’homme extérieur. Il nous fait voir le dedans, non moins que le dehors ; par-là, il dresse, devant nous, des hommes réels, il évoque, à nos yeux, des êtres vivans qui ont une intensité et une plénitude de vie, étrangères aux grossières figures de notre roman naturaliste, où la vie extérieure, la vie matérielle supplante et annihile trop souvent la vie morale. Tout autre est l’art de Tolstoï ; chez lui, chez ses personnages de tout ordre, princes ou paysans, la vie intérieure, la vie morale rayonne à travers les actes extérieurs, si bien que ces derniers ne font guère que l’exprimer. Le dehors rend le dedans et prend, par-là, une valeur qu’il ne saurait avoir de lui-même ; l’âme transparaît à travers le corps. Chez le romancier perce, dès le début, le moraliste qui finira par l’asservir.

Un autre trait du génie de Tolstoï qui le met à part, sinon au-dessus de la plupart de ses rivaux, c’est la complexité, l’étonnante variété de ses œuvres dont la richesse touffue égale celle de la vie, et parfois nous trouble, nous déroute. Dans Guerre et Paix, la foule des personnages qui circulent à travers le long récit est telle que nous avons peine à les reconnaître, à les suivre, à nous les rappeler. À nous, Français, habitués à un art plus sobre et mieux ordonné, l’auteur paraît trop exiger de notre mémoire ou de notre attention. Chacun cependant de ces innombrables personnages a son visage, sa voix, ses gestes à lui ; tous, grands et petits, passent et repassent devant nous avec la netteté de personnes en chair et en os qui se distinguent toutes les unes des autres. Cet art est, à un haut degré, objectif, créateur d’êtres vivans, comme celui d’un Shakspeare ou d’un Balzac. Et en même temps, chose singulière, il est souvent, au même degré, éminemment subjectif ; c’est-à-dire que, dans la foule disparate de ses héros de toute sorte, il en est presque toujours un ou deux, souvent les plus attachans, qui ressemblent à Tolstoï lui-même, qui ont ses aspirations, ses inquiétudes, son idéal, qui semblent des images ou mieux des ébauches de Tolstoï, de futurs Tolstoï qui se cherchent et ne se sont pas encore trouvés. Ainsi, dans Guerre et Paix, du prince André Bolkonsky et encore plus de Pierre Bezouchof ; ainsi dans Anna Karénine, de Levine ; dans Résurrection, de Nekhludof. Et parfois, comme s’ils lui présentaient d’avance une image anticipée de sa vie prochaine et de l’évolution de sa pensée, ces fils de son imaginai ion se mettent, longtemps avant lui, à la façon de Pierre Bezouchof en désarroi, à l’école de l’homme du peuple, à l’école du paysan.

La préoccupation morale a beau grandir et devenir plus saillante à chaque œuvre nouvelle, on la découvre, déjà, au fond des premières œuvres de Léon Nicolaïévitch, dans les récits qu’écrivait le brillant officier et l’homme du monde, bien avant sa retraite définitive à Iasnaïa Poliana et ce qu’il a lui-même appelé sa conversion. Cela est si vrai qu’un de nos compatriotes, un de ceux qui l’ont le plus connu et le mieux compris, M. Paul Boyer, a pu dire que tout Tolstoï était en germe dans les premiers récits du jeune officier. Certes, des Cosaques à Résurrection, la route est longue et parfois sinueuse ; mais l’unité de la nature morale, sinon de la pensée du maître est manifeste. Ce qu’il nomme sa conversion n’est qu’une évolution qui se poursuit, se précise, d’année en année, par une sorte de développement intérieur spontané, auquel le monde extérieur a peu de part. En ce sens, l’évolution de Tolstoï diffère entièrement de celle d’autres grands écrivains, de Victor Hugo par exemple, qui, dans leurs transformations successives, ont surtout été entraînés par les idées, les passions, les révolutions de leur temps.

Du romancier émerge, peu à peu, chez Tolstoï, le moraliste, le penseur, ardemment désireux de découvrir le sens de la vie. Dès qu’il croit l’avoir trouvé, il n’a plus d’autre souci que de faire part à ses frères, les humains, en proie, comme lui naguère, aux affres du nihilisme moral, de cette découverte, la seule nécessaire au salut de l’homme. Dès lors, il n’est plus, pour lui, qu’une raison de vivre, à laquelle il sacrifie toutes choses, à commencer par son art, par la littérature, par son génie.

L’art n’est plus à ses yeux qu’un luxe inutile et coupable, s’il a d’autres visées que le redressement ou le perfectionnement moral des hommes. En tant que moraliste, Tolstoï a toujours eu peu de goût pour ce qu’on appelle l’art pour l’art ; après sa conversion, il nous donne de l’art une théorie austère qui, en en faisant l’humble esclave de la morale et de l’utile, aboutit à la négation même de l’art. Les grandes œuvres qui ont fait sa gloire et qui restent l’honneur du génie russe, il les méprise, comme œuvres vaines et mondaines ; il les réprouve, il les renie. Le roman, il l’abandonne ; les esquisses commencées, il les délaisse, se faisant scrupule de perdre ses heures à de pareilles futilités. S’il ne brise pas sa plume, il ne s’en sert plus que pour prêcher le nouvel Evangile qu’il lire de l’ancien, s’adressant de préférence à ses frères du peuple, aux paysans, ses vieux amis, écrivant pour eux des contes et des paraboles dont plusieurs, en leur simplicité, sont, eux aussi, des chefs-d’œuvre qui dureront autant que la langue russe.

Au-dessus de l’artiste et de l’écrivain, il place alors délibérément, comme plus nécessaire à la vie et comme plus près de la nature et des préceptes évangéliques, l’ouvrier, le paysan. Au-dessus du travail intellectuel, traité par lui de jeu frivole, ce patriarche de la haute littérature, en cela complice du grossier paradoxe des masses ignorantes, élève le travail manuel. Et sa théorie de la vie et du travail, il la met lui-même en pratique ; il quitte les villes et le monde ; il s’exerce, en toutes choses, à simplifier sa propre existence. C’est alors que pour mettre l’homme extérieur en harmonie avec l’homme intérieur, il prend la blouse, la ceinture de cuir et les lourdes bottes du moujik. Il s’habille en paysan et il travaille en paysan, remplaçant la plume par la faux et la charrue. Et comme, durant le long hiver russe, la terre gelée est rebelle à tout travail, l’auteur de Guerre et Paix, à l’instar de nombre de moujiks ses voisins, s’adonne, lui aussi, à un métier sédentaire. Il se fait cordonnier ; il fabrique des bottes. Il y a de lui un portrait où on le voit tirant l’alène. « Artisan de chefs-d’œuvre, s’écriait M. de Vogüé, il y a déjà un quart de siècle, ce n’est pas là votre outil[4]. Votre outil, c’est la plume ; votre champ, l’âme humaine. Permettez qu’on vous rappelle ce cri d’un paysan russe, du premier imprimeur de Moscou, alors qu’on le remettait à la charrue : « Je n’ai pas affaire de semer le grain de blé, mais de répandre dans le monde les semences spirituelles. » Cet appel que lui adressait déjà Tourguenef mourant, cette prière qui montait à lui de tous côtés, Tolstoï a fini par l’entendre. Il a repris la plume ; il est revenu aux lettres, aux fictions, au roman même, et il y est revenu, précisément, comme un semeur d’idées, pour ensemencer la terre russe. Il a jeté au vent, à pleines mains, comme des graines ailées, des idées que le soufflé de son génie a emportées au loin, par-dessus la forêt et la steppe, au-delà des montagnes et des océans, semences confuses, où trop souvent, hélas ! l’ivraie se mêlait au bon grain, au risque de l’étouffer. De là, des œuvres nouvelles, de haute portée sociale, telles que la Puissance des Ténèbres, telles surtout que Résurrection. Le romancier, qui semblait tué par le sociologue, est ressuscité pour se mettre au service du réformateur ; et pour la première fois peut-être, miracle qui ne pouvait être accompli que par un Russe, des récits à tendances, des romans à thèse se sont trouvés des chefs-d’œuvre, admirables de vie et de vérité. Et ainsi, au monde qui, tout bas, l’accusait déjà de tomber en enfance, Tolstoï a prouvé que ni le génie ni le don de l’invention n’étaient morts en lui ; et les esprits les moins enclins à ses théories sociales, ceux qu’irritaient ou faisaient sourire ses lourds traités didactiques, ont dû confesser, en lisant ses derniers récits, que le « tolstoïsme, » ramené à une sorte de poème d’amour et de fraternité, reprenait une vérité idéale, ne fût-ce que cette ancienne et nécessaire vérité que ni la science, ni la puissance, ni la richesse ne possèdent le secret du bonheur ou la clef de la destinée humaine.


IV

Après l’homme et l’écrivain, la doctrine ; après Tolstoï, « le tolstoïsme ; » si inférieur que l’un semble à l’autre, ils font corps ensemble ; isoler Tolstoï romancier de Tolstoï apôtre, ce serait le mutiler. Sa doctrine, dont il a vécu et dont il est mort, où Tolstoï l’a-t-il puisée ? Aux sources sacrées, à la fontaine la plus pure où, depuis vingt siècles, la soif spirituelle des hommes ait pu s’abreuver. Il l’a puisée au plus profond de l’Évangile, dans le Sermon sur la Montagne. Et quelle est cette doctrine ? Tirée de l’Évangile, elle ne peut être faite que d’amour, de paix, de justice et de fraternité entre les hommes. Et tel est bien en effet, dans son essence et son esprit, le tolstoïsme ; mais de ces sentimens sublimes, de cette quintessence de l’Évangile et de l’esprit chrétien qu’est le Sermon sur la Montagne, comment Tolstoï fait-il sortir l’anarchisme ? et comment, ayant tiré un tel système d’un tel livre, ne s’est-il pas arrêté, reculant d’effroi devant les étrangetés de sa découverte ? Comment a-t-il eu l’audace ingénue de se persuader que, après tant de siècles, il était le premier chrétien à pénétrer le sens des divins enseignemens donnés aux pêcheurs de Galilée[5] ?

Pour le comprendre, il faut se rappeler que l’âme slave, l’âme russe surtout, reste encore naïve et jeune. Il faut replacer Tolstoï dans le cadre de la vie russe, parmi ces moujiks dont il aimait à se dire le frère, et dont il partageait les muettes aspirations aussi bien que les travaux quotidiens. Tolstoï, en Russie, n’est pas un isolé ; s’il l’est dans sa classe, dans son monde, il ne l’est pas dans sa nation. Il ne l’est même point parmi les écrivains, parmi ceux qui méritent d’être appelés ses pairs. Le plus illustre d’entre eux, Dostoïevsky, a de la religion et du christianisme une conception qui, avec un accent différent et des contours moins arrêtés, ressemble souvent à celle de Tolstoï. Ainsi, dans les Frères Karamazof, le moine Zosime révèle à son disciple Alexis que toute la gloire de l’homme est dans l’action et la charité ; que le vrai paradis est dans la vie et dans l’amour ; que l’enfer est le supplice de ceux qui ne savent pas aimer. Il lui dit que le salut de la Russie et de l’humanité doit venir du peuple ; et que plus humble et plus voisine de l’animal est la condition de l’homme, plus il est près de la vérité, parce qu’il est près de la nature. Il lui apprend que satisfaire ses besoins, c’est les multiplier ; que la science du monde est mensonge ; que le peuple doit réprouver la violence prêchée par les révolutionnaires ; que la force appartient aux doux et aux pacifiques ; que le temps du règne de la justice est proche. A la fin de ce même roman de Dostoïevsky, apparaît jusqu’à la thèse chère à Tolstoï, que le juge n’a pas le droit de juger. Comment, après cela, s’étonner de lire, dans les journaux russes, que le dernier livre lu par Tolstoï, à Iasnaïa Poliana, était ce roman, les Frères Karamazof, laissé par lui ouvert sur sa table de travail ?

Mais c’est chez les paysans que se retrouvent nombreux les précurseurs de Tolstoï, et les adeptes inconsciens du tolstoïsme. Il est, cet aristocrate, cet élégant officier d’autrefois, de la race des prophètes populaires et des fondateurs de sectes rustiques. Comme les doctrines des apôtres de villages, sa philosophie, sa politique, sa religion ont un goût de terroir marqué, le goût de la terre russe. La plupart des articles de son credo se rencontrent dans les prédications des missionnaires itinérans de la forêt ou de la steppe.

Bien mieux, les plus bizarres de ses doctrines, les plus choquantes pour nous, telles que l’antinationalisme et l’antimilitarisme, il les tenait parfois lui-même des prophètes populaires, qu’il s’était plu à rencontrer : de Soutaïef par exemple, un des plus curieux sectaires du siècle dernier, de Soutaïef dont Tolstoï me montrait le portrait dans son cabinet de Iasnaïa Poliana, Ces Wiclef ou ces Calvin de village, Tolstoï a été autant leur disciple que leur maître, si bien que plusieurs sectes du peuple ont pu croire qu’il s’était délibérément converti à leur foi.

Qu’un Tolstoï et un paysan comme Soutaïef aboutissent, en leurs investigations religieuses, aux mêmes conclusions, comment en être surpris ? C’était, chez eux, même tempérament et même méthode. Comme le moujik, Tolstoï se persuade que la parole de salut, le talisman sacré qui doit guérir les plaies de l’humanité est encore à découvrir ; et pour le trouver, il lui semble, comme au moujik, qu’il n’a qu’à prendre l’Evangile et à le lire, attentivement, verset par verset. Lui aussi, en matière théologique ou économique, est un autodidacte qui cherche la vérité dans la nuit, à la pâle clarté de sa lampe solitaire. Que le monde, déjà vieux, ait peiné des siècles, avant lui, sur le saint livre et sur les éternels problèmes, il n’en a cure ; il a le goût des Russes pour la table rase. Comme tant de ses compatriotes de toute classe, il fait peu de cas de la tradition, de la science, de l’autorité. Il a, en sa propre clairvoyance, la confiance candide de l’homme du peuple ou de l’adolescent qui croit que, pour découvrir la vérité, il n’a guère qu’à s’y appliquer.

De même que les hérésiarques de villages, il ouvre, à cinquante ans, l’Evangile, et il l’interroge comme un livre nouveau, tombé du ciel hier. Comme il a été au collège et sait vaguement que le mieux est de se reporter à l’original, au lieu de la version slavonne de l’Eglise, il recourt au texte grec, rapprenant pour cela la langue d’Athènes, s’aidant souvent, comme il nous le confesse, des meilleurs dictionnaires. Ainsi muni, il suit le texte sacré, pas à pas, verset par verset. Comme celle des moujiks, son interprétation est d’ordinaire littérale. Il est écrit dans l’Evangile : « Ne jugez pas. » Tolstoï, appuyé sur le texte grec et sur ses lexiques, nous affirme que cette parole du Sauveur ne peut avoir qu’un sens : N’ayez ni juges, ni tribunaux. Et comme il exige de nous le retour au véritable Évangile, à l’Évangile intégral, il supprime, avec les tribunaux, les prisons, les gendarmes, la police, tout l’appareil de défense et de répression des sociétés civilisées. Pour le jeter en pleine anarchie, il suffit d’un verset de l’évangéliste.

Il est écrit, dans le Décalogue, bien avant l’Évangile : « Tu ne tueras pas. » Tolstoï nous prouve que cette interdiction s’applique aux Etats et aux peuples non moins qu’aux individus, au soldat aussi bien qu’au civil ; que cela ne peut s’entendre que d’une manière : n’ayez point d’armée, ne faites point la guerre. Et ainsi, longtemps avant la Guerre Sociale et nos révolutionnaires, le vaillant officier de Sébastopol aboutit à l’antimilitarisme. Et de même de tous les conseils évangéliques, érigés par lui en préceptes absolus, en nouvelles tables de la Loi qui s’imposent également aux hommes et aux nations.

Le précepte central, la clef de la doctrine, c’est le verset de saint Mathieu : « Il a été dit : œil pour œil et dent pour dent ; et moi je vous dis de ne pas résister au mal qu’on veut vous faire. » La non-résistance au mal devient le « pivot » de la doctrine chrétienne. Tendre l’autre joue est la règle qui résume tout l’enseignement du Maître ; cette règle, qui ne s’y soumet point n’a aucun droit au titre de chrétien. Telle est la morale évangélique, enfouie, depuis des siècles, sous l’amas des compromis mondains, que l’apôtre de Iasnaïa Poliana, à la suite d’ignorans moujiks, se félicite d’avoir enfin retrouvée. Ne lui dites point que si l’Église eût ainsi entendu le texte sacré, le christianisme, loin de conquérir le monde, fût demeuré une obscure secte orientale, sans autres adeptes que quelques ascètes isolés. Il vous répond que l’Évangile devait transfigurer l’humanité, que s’il n’y pas encore réussi, la faute en est à l’Eglise et à la hiérarchie qui, par leurs compromis coupables, ont trahi leur mission et dénaturé la parole divine. Ne lui dites pas que sa religion, — « Ma religion, » comme il écrit, — est la négation de l’État, de la société, de la civilisation. Peu lui importe ; il n’a pas plus de respect ou d’intérêt pour l’État que pour l’Église. En vrai Russe, il ne recule devant aucune conséquence de sa doctrine. A peine s’étonne-t-il que tant de chrétiens, durant des générations, aient lu le livre sacré, sans en saisir le vrai sens. Pour lui, comme pour les moujiks ses précurseurs, Église, État, Civilisation ne sont que des idoles creuses, condamnées par le Christ et par les prophètes. Pour sauver l’humanité et renouveler la face de la terre, il faut d’abord sacrifier toutes ces fausses divinités que l’homme a trop longtemps servies.

Tel est l’Evangile de Iasnaïa Poliana. On ne s’étonne pas que, à son tour, peu de lecteurs l’aient pris à la lettre, et que, ainsi que les anciens prophètes, Tolstoï fût en droit de se plaindre d’être souvent incompris. L’outrance de son anarchisme évangélique apparaît encore plus paradoxale, si l’on songe que cette règle de vie, imposée par Tolstoï aux hommes et aux sociétés, n’a plus, chez lui, pour support, le fondement de la foi traditionnelle. En revenant à l’Evangile et au Christ, il n’est pas revenu au dogme chrétien. Au creuset de sa critique, le dogme s’est volatilisé ; pour se refaire une religion, il n’est resté à Tolstoï que la morale. En cela encore, il n’a guère innové. Nombreux, en Russie comme ailleurs, sont les hommes qui, désespérant de recouvrer la foi aux vieux dogmes, ont voulu au moins sauver la divine morale dont nos sociétés ont si longtemps vécu, comme si, à l’âme humaine, pouvait longtemps suffire « le parfum d’un vase brisé. » Ce qui distingue Tolstoï et les sectaires russes, ses pareils, c’est qu’en rejetant le dogme, ils ne se contentent pas de conserver la morale chrétienne, ils prétendent la restaurer dans sa pureté, son intégrité primitive, en défi à la nature humaine, frustrée du secours des espérances chrétiennes.

Ces espérances, Tolstoï les lui ravissait-il entièrement ? Sa doctrine, sur ce point, était-elle fermement arrêtée ? n’a-t-elle jamais varié ? A le lire, il semble bien que, à ses yeux, il n’y ait pour l’homme d’autre paradis que le royaume de Dieu ici-bas, par le règne de la fraternité et de la paix. Contraste inconnu peut-être en dehors de la Russie, ce Slave qui prend servilement, à la lettre, tous les enseignemens moraux de l’Évangile, en réduit en purs symboles, en vides allégories toutes les croyances.

A le lire, cela ne semble guère douteux ; à l’entendre, j’ai eu, je l’avoue, une autre impression. Il m’a semblé qu’il avait conservé la foi en Dieu, en un Dieu vivant, comme dit la Bible. Cette foi, s’il l’avait perdue, il m’a paru y être revenu en ses dernières années. Il m’a parlé de Dieu et de la mort, de l’obligation de se préparer à paraître devant lui, en un langage qui ne pouvait être entendu autrement, sans dégénérer en jeu d’esprit, indigne d’un homme comme Tolstoï.

Si tronqué, et en même temps si outré que soit cet Evangile selon Tolstoï, sommes-nous en droit de dire qu’il n’y a, pour nous, aucune leçon à en tirer ? Quand Tolstoï reproche à la plupart des chrétiens, de toutes les Eglises, de n’être chrétiens que de nom, parce qu’ils se contentent de pratiquer les observances traditionnelles, au lieu de se pénétrer de l’esprit de l’Evangile, le vieil apôtre slave leur fait-il un reproche immérité ? Les saints l’ont dit longtemps avant lui : orthodoxes ou catholiques, rares sont les vrais chrétiens, ceux qui sont profondément imprégnés de l’esprit du Christ, ceux qui, rejetant les compromis mondains, ne se résignent pas à servir deux maîtres à la fois. En ce sens, on peut dire que, en dépit de toutes ses erreurs ou de toutes ses lacunes, la prédication de Tolstoï a pu ranimer le sentiment religieux, réveiller la conscience chrétienne chez nombre d’âmes étrangères aux excès ou aux rêveries de ses doctrines.

De même, quand Tolstoï affirme que le Christianisme de l’Evangile est, avant tout, une doctrine de paix, d’amour, de justice, quand il provoque, chez les chrétiens, la généreuse ambition de travailler à la rénovation de nos sociétés, à l’avènement du royaume de Dieu parmi les hommes, que fait-il, sinon rappeler au monde, qui l’avait oublié, la valeur sociale de l’Evangile et l’idéal social chrétien ? En cela encore, l’hétérodoxe apôtre de Iasnaïa Poliana se montre plus chrétien que nombre de chrétiens, dévotement fidèles à l’orthodoxie doctrinale. En prétendant fonder la société de l’avenir sur plus de fraternité et plus de justice, grâce à la loi d’amour, empruntée de l’Evangile, il ne fait guère, ce Russe lointain, qu’entreprendre, à sa façon ingénue et barbare, la grande tâche à laquelle, avec plus de mesure et moins d’imprudence, l’élite des chrétiens de nos jours, et à leur tête le pape Léon XIII, ont osé convoquer les peuples d’Occident. Ici encore, Tolstoï a pu être un excitateur d’esprits, un éveilleur de consciences, jusque parmi les chrétiens les plus respectueusement attachés aux traditions de l’Eglise.


V

En ce sens, Tolstoï n’est guère qu’un chrétien social, plus téméraire, plus utopiste que les plus ardens de nos démocrates chrétiens. À ce titre, sa sociologie est dans l’étroite dépendance de sa foi. Il part de principes abstraits, des préceptes de l’Évangile, tels qu’il les entend, et il en déduit, sans hésitation, tout l’ordre social nouveau, ne se laissant arrêter par aucun obstacle, comme si les hommes et les faits allaient spontanément se plier à ses maximes. C’est qu’en sociologie, comme en philosophie ou en politique, Léon Nicolaïévitch est un autodidacte qui aborde les problèmes les plus malaisés, avec une confiance présomptueuse, ou, pour être juste envers lui, avec une naïveté ignorante, sans préparation, sans méthode, sans guide, croyant suppléer à tout par la soif de la justice.

Pour l’étude des questions sociales, il n’est, faut-il le rappeler ici ? qu’une méthode sûre, une méthode scientifique, celle des sciences naturelles, la méthode d’observation ; car en matière sociale, comme en matière politique, il nous est rarement permis d’user de l’expérimentation. Cette méthode, Tolstoï l’ignore, il ne sait pas s’en servir, ou mieux, il ne désire pas s’y asservir. Comme romancier, il s’était cependant montré un incomparable observateur de l’homme, de ses gestes, de ses passions, de ses intentions, les percevant et les notant, avec une précision en quelque sorte instinctive. Cette acuité de vision, il l’applique bien parfois aux faits sociaux ; il les analyse, il les décrit, avec une netteté, un relief souvent saisissant, ne nous épargnant, en ses tableaux des plaies de la vie urbaine ou rurale, aucune peinture répugnante. Mais cette faculté d’observation n’aboutit guère alors qu’à de repoussantes descriptions des maux de la société, destinées à provoquer chez nous un sentiment d’horreur et de révolte. Dès qu’il raisonne sur les remèdes à appliquer, il en revient aux principes abstraits, à la méthode déductive, la plus dangereuse pour les sociologues, de tout temps la mère des utopies. Ainsi que trop de moralistes, il a les yeux fixés sur ce qui devrait être et regarde avec dédain ce qui est, comme si, pour substituer l’idéal au réel, il suffisait de commander à l’un décéder la place à l’autre. Aussi, malgré le labeur ingrat auquel il s’est souvent condamné, les études sociales de Tolstoï ont-elles d’habitude peu de portée pratique comme peu de valeur scientifique.

En vrai rural, la question qui l’a le plus passionné, c’est assurément celle de la terre. Nous savons de quelle façon, et avec quelle intransigeance, il la résolvait. Il apportait, à défendre sa thèse, une patience et une ardeur que n’égalait pas, malgré ses efforts, sa connaissance du sujet.

Lors de ma visite à Iasnaïa Poliana, il m’interrogea avec insistance sur cette grave question, alors agitée par toute la Russie. « Je sais que vous n’êtes pas de mon avis, me répétait-il, mais je voudrais savoir vos raisons. » Comme j’étais venu pour l’entendre, non pour discuter avec lui, j’essayai en vain de me dérober. « La terre, m’affirmait Tolstoï, ne cesse partout de monter, avec la rente du sol ; sans lois agraires, elle deviendra partout inaccessible au paysan. — Pardon, répondais-je, si le prix de la terre s’élève toujours en Russie, grâce sans doute à l’accroissement de la population, il a beaucoup baissé en France, en Angleterre, dans presque tout l’Occident. — Comment, répliquait Tolstoï, en êtes-vous bien sûr ? cela m’étonne singulièrement ! » J’étais encore plus étonné de sa surprise, songeant que, depuis des années, cette question était sa principale étude.

Comme il m’exposait la nécessité pour la Russie d’une vaste liquidation agraire, et qu’il me répétait : « Quelle objection y faites-vous ? — Il se peut, lui répondis-je, que vous soyez amené à une nouvelle loi d’expropriation ; mais cette fois encore, il vous faudra indemniser les propriétaires. — Les indemniser ! s’écriait Tolstoï, pourquoi donc ? Leur soi-disant propriété n’est qu’un vol ; je ne vois aucun motif à indemnité. — Il y a pourtant, repris-je, des cas où votre intransigeance même aurait peine à contester tout dédommagement. La plupart de vos terres seigneuriales sont hypothéquées ; souvent des étrangers même des Français par exemple, ont prêté à vos Banques sur ces hypothèques. En cas d’expropriation, prétendez-vous dépouiller ces prêteurs qui étaient de bonne foi, qui vous ont avancé des fonds pour l’amélioration de vos terres ? — C’est là un cas auquel je n’avais pas songé, confessait Tolstoï avec embarras ; en pareil cas, oui ; la justice obligerait à rembourser les prêteurs. » On voit quelle était la bonne foi, et en même temps, l’ingénuité de ce grand réformateur. Il avait passé toute la matinée, ou mieux toute la semaine, à étudier Henry George, et il me disait : « Connaissez-vous Henry George ? le lit-on chez vous ? Comment les Américains, les Anglais, les Français n’ont-ils pas encore adopté le système d’impôt d’Henry George ; avec lui, ils auraient déjà mis fin à l’iniquité de la propriété foncière. » On voit que si, comme sociologue ou socialiste, Tolstoï a quelque originalité, elle est, tout entière, dans le sentiment moral, dans l’inspiration évangélique. C’est par-là uniquement qu’il se distingue du vulgaire troupeau des utopistes et des révolutionnaires, mais cela suffit à l’en distinguer nettement.

Les révolutionnaires revendiquent bruyamment Tolstoï ; en ont-ils bien le droit ? Comme anarchiste, oui peut-être ; il leur appartient, — comme évangélique, non assurément ; il n’est pas des leurs. Et comme toute sa doctrine est imprégnée et nourrie de la moelle de l’Evangile, comme il ne veut la mettre en pratique qu’à l’aide des vertus recommandées par l’Evangile, c’est-à-dire par l’amour, par le dévouement, par l’abnégation, par le sacrifice, on peut dire que sa doctrine, bien qu’aboutissant en apparence au même terme, reste au fond en opposition, en contradiction avec les doctrines révolutionnaires en vogue. Tolstoï réprouve formellement et l’esprit, et les mobiles, et les méthodes révolutionnaires, c’est-à-dire tout ce qui fait, à proprement parler, la révolution et les révolutionnaires. Il repousse délibérément la force, la violence, autant dire les procédés favoris des fauteurs de la Révolution, de même qu’il condamne, selon l’ascétisme d’un disciple de l’Evangile, le goût du bien-être, le désir des richesses, la passion des biens de ce monde. Il se place au pôle moral opposé à celui où se tiennent la plupart des apôtres de l’anarchie ou du socialisme. Aux hommes, il parle toujours de leurs devoirs, rarement de leurs droits ; c’est pour cela qu’aux heures mêmes où la Russie, secouée par les victoires japonaises, semblait entrer en révolution, la grande voix de Iasnaïa Poliana a eu peu d’empire sur les compatriotes de Tolstoï. La transformation de la Russie, la rénovation de l’humanité, il ne l’attendait ni d’un coup de force, ni de la conquête du pouvoir, ni du règne d’une démocratie omnipotente ; il l’attendait du renouvellement intérieur de l’homme, de sa transformation morale, de sa conversion au renoncement et à la charité, de l’Evangile, en un mot.

Que tout cela nous emporte loin des prédications révolutionnaires quotidiennes, — socialistes, collectivistes, syndicalistes ! Les thèses mêmes du socialisme moderne sont au rebours de la doctrine de Tolstoï ; quoi de plus étranger, de plus opposé au tolstoïsme que la guerre de classes sur laquelle, depuis Marx, s’appuie tout le socialisme contemporain ? La guerre de classes ! c’est la négation de tout l’enseignement du vieux maître, lequel repose au contraire sur « la loi d’amour, » sur la fraternité entre tous les hommes, sans distinction de classes comme sans distinction de races. On comprend que, las des prédications évangéliques de celui qui écrivait : « Le salut est en nous, » des révolutionnaires aient osé le traiter de néfaste endormeur.

Au-dessus de toutes ces divergences de méthodes, de tous ces contrastes de principes, s’élève l’idée mère du tolstoïsme, l’idée religieuse, l’idée morale. C’est au nom même de Dieu, à l’aide de la divine charité, que Tolstoï se flatte d’opérer la régénération des hommes et la rédemption des sociétés. A ses yeux, pas de salut hors d’une foi religieuse.

En dépit de ses négations dogmatiques, il est, par-là, demeuré chrétien ; et avec l’Evangile, il a gardé le plus sûr instrument de rénovation sociale, le seul sans doute avec lequel les hommes puissent jamais espérer construire la cité de justice et de paix dont le mirage entraîne les générations contemporaines. Par-là aussi, Tolstoï est moins chimérique que la plupart des docteurs du socialisme, en apparence plus pratiques. Il sait et il sent que, pour les sociétés, tout comme pour l’individu, il n’est pas de réforme durable sans réforme morale ; qu’attendre du seul progrès matériel, des seules révolutions politiques ou sociales, l’émancipation de tous les maux des sociétés humaines, c’est être dupe d’une illusion grossière, parce que c’est méconnaître la nature humaine. Ne nous eût-il laissé que cette simple leçon, la voix, aujourd’hui éteinte, du vieux prophète slave mériterait d’être longtemps entendue des générations futures.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Cette terre qu’il n’a pu donner aux paysans de son vivant, on sait aujourd’hui qu’il la leur destinait après sa mort. Iasnaïa Poliana doit à cet effet être racheté à la famille, avec le produit de la vente de ses œuvres, selon les instructions données par Tolstoï à sa légataire, sa fille Alexandre.
  2. Ces pages de Résurrection dont la comtesse Tolstoï avait d’abord obtenu l’abandon, des amis, des disciples mal inspirés du maître, M. Tchertkof notamment, réussirent, dit-on, à les faire reparaître dans le volume. Beaucoup des meilleures traductions, celle de M. de Wyiewa notamment, ont eu le bon goût de les omettre.
  3. Voyez la Revue du 15 juillet 1884 et Le Roman russe, ch. VI, p. 279-341.
  4. Le Roman russe, p. 339, 340.
  5. Pour une étude plus complète de la doctrine de Tolstoï, on nous permettra de renvoyer au tome III de l’Empire des Tsars et les Russes, livre III, chap. X, p. 555 et suiv. Cf. dans la Revue du 15 septembre 1888 l’article intitulé : Les Réformateurs, le comte Tolstoï, ses précurseurs et ses émules.