Léopold II et son règne

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 669-698).
LÉOPOLD II ET SON RÈGNE

Petit pays, grand règne, c’est la formule dont l’histoire se servira pour juger les quarante-cinq années pendant lesquelles Léopold II a gouverné la Belgique : années de lutte et d’épanouissement, de conservation et de création, riches en épreuves, en succès et en leçons.

Constituée par la diplomatie, la Belgique a dû sa naissance, autant qu’à sa propre volonté d’indépendance, au désir de l’Europe de conjurer pour l’avenir les luttes dont elle avait été l’occasion dans le passé. Le jeune royaume était donc, géographiquement, historiquement, politiquement, fonction des grandes puissances qui lui avaient octroyé le droit de vivre. Affirmer, après sa personnalité juridique, son individualité morale, faire entrer dans la vie réelle le texte abstrait des traités, grandir, sinon en territoire, du moins en ressources et en énergies, tel était le destin de la Belgique. Mais il appartient à l’effort humain de dégager les destinées diffuses et d’ordonner les forces que la nature lui livre. Le mérite de Léopold II a été à la hauteur de cette tâche.


Monté sur le trône en 1865, il sort de cette race des Cobourg, qui a donné à l’Europe des généraux médiocres et des politiques hors de pair : race complexe, de souche allemande, mâtinée de sang anglais et français, race ancienne sans peur des nouveautés et qui fut au XIXe siècle e siècle une pépinière d’opportunisme. Son père, Léopold Ier, gendre de Louis-Philippe, rappelait par quelques traits le roi citoyen, prudent et circonspect comme lui, mais, moins que lui, friand de « jouer avec le tigre » et qui, dans sa réserve constitutionnelle, laissa percer toujours quelque hauteur. Aussi bien son rôle réclamait plus de tact que d’initiative : insinuer la Belgique dans la société des nations, lui inspirer la conscience de sa liberté sans l’exposer à en subir les risques.

Léopold II, né en 1835, trouve d’abord au foyer paternel des enseignemens pratiques, le modèle d’une royauté bourgeoise, aux desseins forcément limités, mais ouverte aux idées nouvelles, observatrice et réfléchie, habituée au calcul et aux transactions. À l’Ecole militaire et dans l’armée, le duc de Brabant, — tel est son titre d’héritier présomptif, — vit de la vie de son temps et se mêle à ses contemporains. Il en gardera une simplicité très moderne, nourrie de ce civisme belge où résonne l’écho flamand des vieilles libertés municipales. Tout jeune, du droit de la naissance, il entre au Sénat, dont, deux ans durant, il suit assidûment les délibérations en attendant l’heure d’y prendre part. Il aborde alors la tribune, toutes les fois que s’y discute une question nationale. Ses discours sont curieux à relire. La maturité en est frappante, la forme correcte, sobre et lumineuse. Nul élan verbal ; beaucoup de précision dans la pensée et dans les termes ; le goût du raisonnement ; l’appel constant à l’expérience. Le jeune homme de vingt ans qui parle avec aisance abuse d’ordinaire des idées générales trop vite assimilées et trop peu contrôlées. Ce sénateur adolescent les néglige. Sa pensée est positive ; ses aspirations sont pratiques.

Dès ce moment, c’est l’homme d’affaires, tant de fois attaqué depuis, qui apparaît dans le prince royal. Sa préoccupation dominante ? « Assurer à la Belgique sa place sur les marchés du monde. » Notez que nous sommes en 1856 et que la mode n’est pas alors à la politique mondiale, sujet habituel aujourd’hui de banalités oratoires. C’est cette politique que le duc de Brabant conseille à son pays. Il lui révèle, avec l’autorité d’un voyageur passionné, les débouchés possibles d’Afrique et d’Asie, l’Égypte, la Turquie, la Chine, le Japon, l’Indo-Chine, qu’il a tour à tour visités. Il veut « fonder un congrès des intérêts matériels, stimuler l’activité commerciale, mettre le producteur belge à même de transporter par des voies belges les marchandises exportées ; » en un mot « faire gagner à des Belges, conserver au pays l’argent qu’il donne à des commissionnaires du Havre, de Hambourg, de Rotterdam ou de Londres. » À l’appui de sa thèse, il invoque l’histoire et il conclut : « Je sens avec une conviction profonde l’étendue de nos ressources. Je souhaite passionnément que mon beau pays ait la hardiesse nécessaire pour en tirer tout le parti, qu’il est, selon moi, possible d’en tirer. Je crois que le moment est venu de nous étendre au dehors. Je crois qu’il ne faut plus perdre de temps sous peine de voir les meilleures positions, rares déjà, successivement occupées par des nations plus entreprenantes que la nôtre… Bientôt, je l’espère, notre jeune nationalité revendiquera sa part de la mer et fera son premier pas dans la voie de l’expansion… »

Voilà le programme du règne futur. C’est une force pour une dynastie de s’adapter, dans chaque génération, aux nécessités de l’heure. C’est une force plus grande de prévoir ces nécessités. Le duc de Brabant est un précurseur. Précurseur encore sera Léopold II. La Belgique en 1860 écoute avec une déférence inquiète ce long jeune homme épris de voyages, revenant de loin avec de plus lointaines promesses de bénéfices et qui prétend arracher ses sujets de demain à la routine de leurs comptoirs. Le prince s’obstine pourtant et s’obstinera toujours, parce qu’il connaît son pays, parce qu’il le sait, autant que lui-même, actif et âpre au gain. Il est sûr d’avoir raison et que, quand on a raison, le succès n’est qu’une question de temps. Son intelligence juvénile conçoit avec netteté les conditions économiques par où se caractérisera la seconde moitié du XIXe siècle, conditions nullement arbitraires, déterminées elles-mêmes par la transformation des moyens de production et des moyens de transport, par l’intensification de l’outillage et du rendement, par un besoin croissant de matières premières et de débouchés. Il a, dès ce moment, les vues d’avenir d’un grand spéculateur, au coup d’œil intuitif et ferme.

Il est, dès ce moment aussi, le matérialiste éminent et un peu étroit qui, pendant un demi-siècle, gérera la « firme » belge comme une société par actions. Ne lui demandez pas le sens des « impondérables. » Il s’intéresse à l’industrie, au commerce, à la finance. L’art, les lettres, la philosophie n’obtiennent de lui qu’un hommage de convenance. S’il est accessible à la poésie de la vie moderne, c’est la poésie de l’action qui le séduit, l’élargissement infini des possibilités créatrices, l’audace réfléchie de la science, Quarante ans plus tard, vous l’entendrez célébrer la Côte d’Azur, comme « le paradis sur la terre. » Mais ce qu’il en apprécie, plus que la clarté du ciel et la grâce des lignes, c’est le confort des hôtels et le prix élevé du terrain. Il n’est point fait pour le rêve ni pour l’illusion. Il est même incapable de vanité. À l’Exposition d’Anvers, un organisateur, célébrant les résultats acquis, ajoute-t-il : « Nous les devons aux efforts constans de Votre Majesté. » — « Mais non, répond-il, vous les devez à la hausse du caoutchouc. » Et c’est lui encore, qui, conduit par Guillaume II à une parade militaire éclatante et sonore, lui disait au retour : « Décidément, pour les rois, il n’y a que l’argent qui compte. » Philosophie sommaire et qui manque d’envolée, — philosophie cependant qui a répondu aux capacités et aux intérêts de la Belgique, faisant d’un petit pays une grande nation commerçante et mondiale.

Que l’action de Léopold II ait été, en effet, décisive, tout le monde en convient, même ses adversaires. Au dedans, cette action n’a pas été bruyante : car il était roi constitutionnel. Mais dès son avènement il a prouvé que l’on peut être à la fois constitutionnel et agissant. Il a agi par l’intermédiaire des partis, mais de façon énergique et soutenue, se plaçant au-dessus d’eux et non pas au-dessous, comme font par indolence les rois fainéans du constitutionnalisme, en contact avec tous, sans engagemens avec personne, sans préférences même, incapable peut-être qu’il était d’en ressentir dans l’intensité de sa passion créatrice. En politique extérieure, c’est-à-dire dans les relations internationales et dans les questions militaires, il a agi directement, imposant sa volonté à une opinion parfois rebelle, rachetant par des coups d’autorité des années de patience féline, créant le Congo, malgré la Belgique et malgré l’Europe, obligeant son peuple à en accepter le don, soumettant les partis à des combinaisons insolites pour assurer le vote des lois sur le recrutement.

Les hommes de cette trempe ne sont pas populaires : car ils vivent seuls moralement. Ce sont des raisonneurs et des sensuels. Leur cerveau ne vibre que pour la sensation, l’observation, la déduction. Leurs idées sont des idées-forces, qui produisent de la volonté et s’expriment en actes. Ils vivent pour agir, et leur plan d’action les prend tout entiers, écartant d’eux les sympathies, les environnant de solitude. La maladie, la mort même, — rappelez-vous le vote in extremis de la loi militaire au Sénat, — sont pour eux des instrumens de règne. Une hautaine ironie les cuirasse contre les attaques. Le sentiment ne fait point peser sur eux ses chaînes de charme et de faiblesse. Leur urbanité même n’est que tactique. Pour leurs proches, dans l’existence intime, ils sont secs, impérieux et durs. Ils ne quêtent point la popularité par les moyens faciles où se plaisent les monarques débonnaires. Ayant beaucoup donné à l’intérêt public, ils entendent rester maîtres et juges de leur conduite privée, de leurs divertissemens particuliers. Ce sont des manieurs d’hommes et des créateurs de peuples, difficiles à juger dans l’instant qu’ils disparaissent, mais assurés d’une belle revanche. Car, s’ils sont discutables comme hommes, ils s’imposent comme chefs, et c’est comme tels qu’ils appartiennent à la postérité.


La position de la Belgique en Europe est fondée sur un traité de garantie. Mais il n’y a pas en politique de garanties absolues.

La neutralité belge est un droit, qui, pour être réel, a besoin d’être armé. Regardez une carte et lisez l’histoire : la précarité de ce droit, en cas de crise, est évidente. La Belgique est, depuis César, le chemin des armées. Lens, Senef, Steinkerque. Nerwinde, Malplaquet, Fleurus, Jemmapes, Waterloo, autant de noms belges. Ce pays, s’il n’est une « barrière, » suivant l’expression des anciens traités, devient un passage. Si ce passage est libre, on s’en sert. Sans doute, il ne peut s’agir pour la Belgique de former une armée égale à celle d’une grande puissance. Mais une armée, trop faible pour gagner des victoires, peut être assez forte pour garder une frontière. Il y a des opérations qu’on n’entreprend qu’en pleine sécurité et qu’empêche un minimum d’obstacles. C’est le cas d’une violation de la neutralité belge par une armée allemande ou française. C’est donc un sophisme de prétendre que, incapable d’égaler ses voisins, la Belgique doit rester désarmée. En réalité, elle ne serait neutre qu’autant qu’elle serait armée. Les souvenirs du général de Wimpffen, la correspondance de Guillaume Ier avec Bismarck, les articles les plus récens des généraux allemands, ceux par exemple du général de Schlieffen, ne laissent aucun doute à cet égard.

Cela est si vrai que tous les hommes d’État belges, dont l’histoire conservera le nom, ont été d’accord sur ce point. Que ce soit Paul Devaux, Joseph Lebeau ou Charles Rogier, tous se rattachent à l’idée qui suggérait à Léopold Ier les premières fortifications d’Anvers, réduit futur de l’indépendance belge. Plus près de nous, il y a quelques mois à peine, c’est le ministre des Affaires étrangères, M. de Favereau, qui, malgré l’optimisme professionnel des diplomates, analyse d’un trait réaliste les garanties assurées à la Belgique et caractérise fortement les obligations que laissent subsister ces garanties : « L’erreur de ceux qui persistent à contester les devoirs que la neutralité impose à la Belgique repose, dit-il, sur trois points : une conception fausse de notre neutralité, une confiance aveugle dans les traités, une ignorance grande de la situation internationale de l’Europe. La neutralité n’a pas été accordée à la Belgique dans une pensée de bienveillance à son égard, mais en raison de préoccupations intéressées et particulières, et les puissances n’interviendront pour garantir, le cas échéant, le maintien de cette neutralité que dans la mesure où leurs intérêts leur commanderont de le faire. J’ai pleine confiance dans la loyauté des puissances. Mais il faut faire la part des faits, et j’ai cette conviction profonde, — que je regrette d’avoir à exprimer, — c’est que, si notre territoire était menacé par un conflit des puissances voisines, il ne serait respecté que dans la mesure où nous serions à même de le défendre. » Allez au fond de tous les projets, encore imprécis, d’entente hollando-belge : vous leur trouverez la même base : le sentiment que la Belgique ne restera neutre qu’à la condition de pouvoir imposer le respect de cette neutralité.

Telle est, dès son avènement, la pensée de Léopold II, et s’il ne la tenait de famille, les événemens se chargeraient de la lui dicter. 1865 : c’est l’heure où s’élaborent les grandes tragédies qui vont, en moins de six ans, changer la face de l’Europe. Bismarck touche au but. Il va déchaîner la guerre austro-prussienne et porter le premier coup à l’édifice précaire de suprématie qu’avait paru fonder pour la France le Congrès de Paris de 1856. La Belgique est trop près du champ de bataille pour n’être point secouée du bruit du canon. Elle a d’ailleurs son rôle dans l’intrigue qui se noue, celui d’amorce ou de victime. Pour contenir Napoléon III, en même temps que pour le compromettre, la Prusse encourage les rêves d’extension européenne nés de la faillite mexicaine. L’annexion de la Belgique, principe d’une guerre anglo-française, flotte dans le programme incertain du rêveur déçu des Tuileries. L’esprit d’imprudence et d’erreur, qui annonce Sedan et le 4 septembre, se repait de ce dessein. Tantôt c’est la Belgique seule, tantôt le Luxembourg avec elle ou à son défaut, qui nourrit l’impériale chimère. Berlin ne répond que ce qu’il faut pour faire parler Paris et renseigner Londres et Bruxelles. Les projets circulent dans le mystère des chancelleries, piège construit par des mains françaises et où se prendra la France, quelques mois plus tard.

Léopold II, en dépit des assurances, mesure l’étendue du péril. Que le plan bismarckien pèche par quelque côté, la Belgique sera la sacrifiée. La nation, ignorante et optimiste, ne vibre point du frisson clairvoyant de son souverain. Il faut agir sans elle, peut-être malgré elle, donc avec mesure et prudence autant qu’avec rapidité. Aidé du général Chazal, ministre de la Guerre, le Roi se met à l’œuvre. En 1866, premier succès : un crédit de 25 millions destiné à rajeunir les places fortes ; puis, la même année, un discours du trône signalant la nécessité de « maintenir la neutralité belge sincère, loyale et forte ; » enfin en 1867, la réunion d’une commission parlementaire et militaire chargée d’étudier la réorganisation de la défense avec, pour sanction, une loi militaire, d’où sortira l’armée qui veillera en 1870 à l’intégrité du territoire. Cette fois, les moins inquiets prennent peur, et quand Léopold II, ouvrant le 8 août la session extraordinaire des Chambres, jette le cri d’alarme, ce cri est entendu de toute la Belgique : « Messieurs, dit-il, la Belgique a déjà été soumise à plus d’une épreuve périlleuse. Aucune n’a eu la gravité de celle qu’elle traverse aujourd’hui. Le peuple belge n’est pas près d’oublier que ce qu’il a à conserver aujourd’hui, c’est le bien-être, la liberté, l’honneur, l’existence même de la patrie. » Bien de plus juste, puisque, dès l’ouverture des hostilités, Bismarck a informé le Cabinet de Bruxelles que, si l’armée française passe la frontière, la Belgique sera immédiatement envahie par les forces allemandes. Les mesures prises conjurent le danger, et la Belgique ne connaît de la guerre qu’un grand devoir de bienfaisance humaine dont elle s’acquitte avec générosité. L’orage est passé. Mais que de nuages au ciel encore !

Cinq ans après, c’est l’alerte de 1875, plaçant de nouveau l’Europe au seuil de la guerre. Les partis, passionnés par la lutte politique et religieuse, ont besoin d’être rappelés au premier des devoirs nationaux. Le Roi s’acquitte de cette tâche avec une inlassable insistance. En 1872, une nouvelle loi militaire organise le remplacement pour rendre le service moins lourd et les effectifs plus stables. En 1874, une solde de 10 francs par mois est assurée aux miliciens. Le discours du trône de 1877 convie le peuple belge à placer au premier plan du culte patriotique l’amour de l’indépendance. Celui de 1878 annonce la création d’une armée de réserve. C’est la préoccupation constante qui, quelques années plus tard, s’exprimera dans une circonstance solennelle avec une éloquente gravité : « Le lion de Flandre, s’écrie Léopold II, ne doit pas sommeiller. Le noble héritage dont vous êtes justement fiers subsistera et ne cessera pas de s’accroître en cultivant toujours les sentimens virils, en entretenant le feu sacré du patriotisme… Toute liberté naît et périt avec l’indépendance. C’est la leçon écrite à chaque page de notre histoire… »

Des années s’écoulèrent cependant sans que le souverain pût obtenir des Chambres un effort nouveau. Les catholiques avaient pris le pouvoir et semblaient plus que jamais capables de le garder, en y portant cette sécurité décevante que donne l’habitude du succès. Pour jouer la partie militaire, le Roi ne pouvait agir que de biais, en encourageant des tendances diffuses, en suscitant des interventions individuelles. C’est en 1897 la campagne contre le remplacement menée par le général Brassine durant son court passage au ministère de la Guerre. C’est la propagande du général Brialmont en faveur du service personnel, propagande encouragée par le Roi. Une délégation d’anciens militaires vient-elle lui recommander la réforme qu’il est le premier à souhaiter ? Il n’hésite pas à donner de sa personne, à faire front aux Chambres et au pays : « Vous prêchez, répond-il, un converti. Je suis trop soucieux de la sécurité et de la défense éventuelle de mon pays pour ne pas souhaiter que le service personnel soit à la base de son régime militaire. Pas plus qu’il ne lui est possible de s’isoler du reste du monde, une nation ne saurait se dispenser d’organiser solidement sa défense, si elle ne veut être à la merci du hasard. La nation règle ses destinées, dans la plénitude de sa liberté. Je n’ai jamais failli à mon devoir d’avertir. Je suis et je reste à l’avant-garde des patriotes. » Paroles prophétiques et trop peu comprises, qui aboutissent seulement à une réorganisation du premier ban de la milice. L’heure n’a pas sonné encore d’un plus grand changement, et en 1901, force est de se contenter, à défaut de la réforme totale, d’un expédient : la loi sur le volontariat.

La situation de l’Europe, après une période de calme apparent, va s’aggraver. Le conflit est partout, à l’Orient et à l’Occident : bonne occasion d’obtenir du pays un effort que légitiment les circonstances. Cet effort porte d’abord sur la réfection et l’extension des fortifications d’Anvers. Les anciens remparts avant été rasés, les forts existans sont insuffisans. Tout est à créer : c’est une dépense de plus de 100 millions. Pendant des mois, le débat se prolonge, et longtemps l’échec semble certain. Le Roi pourtant intervient avec vigueur, presque avec brutalité. C’est, dit-il, « le projet le plus grand, le plus important, le plus beau que les Chambres aient eu à voter depuis 1830. » Et, en pleines fêtes du 75e anniversaire de l’indépendance (21 juillet 1905), il réclame le vote devant lequel recule le Parlement. En 1906, après une suprême mêlée, le vote est enlevé, complété bientôt par la réforme de l’artillerie. Mais ces deux lois, et la première surtout, ont une valeur d’avenir supérieure à leur valeur présente. Car, comme le remarque M. Paul Hymans, « si on a des forteresses démesurées et une armée insuffisante, on affaiblit la défense et on rompt l’équilibre des forces. » En d’autres termes, la réfection des forts appelle la réforme militaire : nul doute que Léopold II n’ait prévu et voulu cet enchaînement.

Au début de 1907, le général Hellebaut, ministre de la Guerre du Cabinet de droite, lié par conséquent au parti qui a inventé le volontariat et qui s’y tient, ne cache plus la faillite de ce système. Avant 1902, on enrôlait en moyenne 826 volontaires par an. En 1903, on en enrôla 2 686. Mais très vite l’élan se brisa et les effectifs tombèrent de la même chute. L’effectif régulier du temps de paix avait été fixé à 44 500 hommes. En 1901, il n’y avait sous les drapeaux que 42 000 hommes, et 30 000 en 1907. Quelle meilleure démonstration de l’insuffisance des ressources assurées par le volontariat à la défense nationale ? Parlant en soldat, le général Hellebaut tire la conclusion qui s’impose. « L’essai loyal » ayant échoué, il faut trouver autre chose. En novembre 1908, le ministre demande donc la nomination d’une commission qui vérifie ses dires : il indique par avance ses préférences pour un service personnel de courte durée. Mais comment accorder à cette réforme la moindre chance de succès, puisque la droite tout entière est dressée contre elle, et que le président du Conseil, M. Schollaert, d’accord sur le fond avec son ministre de la Guerre, déclare cependant ne vouloir gouverner qu’avec une majorité de droite ?

Dès lors s’ouvre le grand conflit de l’intérêt politique et de l’intérêt national. Lequel des deux primera l’autre ? Pendant de longs mois, la partie est douteuse. La commission élue par la Chambre en mars 1909 reconnaît l’exactitude des chiffres fournis par le ministre. Mais sur les mesures à prendre, la division est profonde ; autant de groupes, autant de projets. C’est une crise parlementaire qui se prépare. Car s’il est visible qu’une majorité pour la réforme existe dans la Chambre, il n’est pas moins clair que cette majorité ne peut se former que par la rupture de la droite, par l’union de la jeune droite et des groupes de gauche. M. Schollaert, qui recule devant cette responsabilité, essaie de concilier les contraires. Il propose un système mixte : un fils par famille, qui doit permettre de relever peu à peu les effectifs et de réduire ensuite la durée du service. C’est la suppression du tirage au sort, mais ce n’est pas le service personnel général. Ce n’est pas non plus la fin du remplacement. C’est donc plus que ce qu’accepte la vieille droite, moins que ce que réclame la gauche, la politique de la diagonale avec ses inconvéniens habituels.

Cet effort transactionnel est inutile : il faut choisir entre la réforme et la majorité. Une fois de plus s’exerce la volonté royale. Dès le premier jour, l’héritier du trône, le prince Albert, avait pris publiquement parti et demandé « pour le maintien de l’indépendance, les sacrifices nécessaires. » Par une action soutenue, Léopold II fait prévaloir le point de vue national sur le point de vue politique. M. Schollaert, après de longues hésitations, se décide à accepter les voix qui s’offrent à lui sans distinction d’origine et négocie avec les gauches en même temps qu’avec la jeune droite. C’est le pas décisif. Les pourparlers se prolongent et les concessions se compensent. La gauche, tout en maintenant sa préférence de principe pour le service général et personnel sans exceptions, se déclare prête à voter, à défaut, le projet du gouvernement. Celui-ci accepte le service de quinze mois et obtient en échange le maintien des dispenses ecclésiastiques et universitaires. Finalement, la loi est votée, sur la base de « un fils par famille, » mais avec l’éventualité par tous envisagée d’aboutir au service général, si la transaction apparaît insuffisante. Le Roi, à son lit de mort, enlève, par son intervention personnelle, le vote du Sénat après celui de la Chambre. Il avait trouvé la Belgique désarmée. Il la laisse armée et capable, à la première alerte, de s’armer mieux encore.

Aussi bien a-t-il singulièrement accru, en même temps que les moyens de défense, le prix de l’enjeu à défendre. Car la Belgique, sous son règne, est devenue, réalisant son rêve de jeunesse, une puissance mondiale. Est-ce ici le lieu de retracer l’histoire du Congo ? Non, sans doute, puisque cette histoire complexe et vaste a mérité déjà dans cette Revue et mérite encore plus d’une étude spéciale. Mais comment isoler cette prodigieuse création du règne et de la personne de Léopold II ? Jamais en effet œuvre humaine ne porta plus profondément la marque du cerveau qui l’a conçue ; rarement l’effort individuel modifia plus sensiblement les conditions naturelles. Rien, ni dans l’ordre politique, ni dans l’ordre moral, ne préparait la Belgique à un grand rôle africain et quand, au mois de septembre 1876, son roi réunit à Bruxelles une quarantaine de géographes appelés à coordonner leurs efforts « en vue d’ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe qu’elle n’eût pas encore pénétrée, » nul ne prévoyait le lendemain de ces assises scientifiques. Le Roi lui-même, s’il le concevait déjà, le célait par prudence et se défendait de toute vue particulière. Il ne s’agissait pas d’un dessein politique, pas même d’un projet commercial, tout au plus d’une croisade philanthropique.

On sait comment, à pas de géant, la croisade s’orienta vers les réalisations ; comment le comité d’études du début se transforma en une Association internationale ; comment l’Association elle-même devint l’État indépendant du Congo, avec Léopold II comme souverain et l’acte de Berlin pour charte. Les archives, quand elles s’ouvriront, ne livreront que la plus médiocre part des négociations ardues qui aboutirent à la naissance du nouvel État. Elles ne diront point l’action personnelle, les continuels voyages, les subtiles intrigues du business King passionné de résultats, saisi de l’enthousiasme créateur, taillant dans le grand, trouvant enfin à ses dons le champ élargi qu’il s’était, dès son entrée dans la vie, jugé capable d’occuper. C’est une lutte épique, lutte contre les défiances étrangères, défiance portugaise, défiance anglaise, défiance allemande, défiance française ; lutte contre l’indifférence de l’opinion belge, l’hostilité des partis, le scepticisme des ministres ; lutte contre les surprises du sol, les résistances du climat, les nécessités financières, plus exigeantes que toutes les autres.

Par un jeu de contrepoids poussé jusqu’au paradoxe, par d’étonnantes audaces coupées de prudentes patiences, Léopold II conquiert la seule consécration qui compte pour un réaliste de sa sorte : celle du succès. Pour s’assurer ce succès, tous les moyens lui sont bons. Faut-il des concessions de principe ? Il accepte pour le nouvel État un régime d’absolue liberté commerciale qu’il saura dans la pratique muer en monopole rigoureux. Faut-il des concessions de fait ? Il rassure la France par la clause de préemption qu’il est résolu à ne laisser jouer jamais. Dégageant ainsi le terrain international, il se donne tout entier à la conquête et à l’exploitation. Il guerroie contre Tippo-tip et ses négriers. Il étend le périmètre de récolte, où ses agens, sans ménagemens, recueillent l’ivoire et le caoutchouc. Il commence cet étonnant chemin de fer, né, semble-t-il, de la rêverie d’un Wells, et dont Stanley disait un jour que, — sans lui, — il n’eût pas donné un penny du Congo. Les millions s’engloutissent par centaines et la prudente Belgique s’alarme, à voir son souverain pris par cette aventure. Elle lui a octroyé sans entrain le droit d’assumer la souveraineté du Congo. Mais elle entend ne point se compromettre, ne risquer ni ses capitaux, ni son crédit international dans le gouffre noir ouvert au fond de l’Afrique. Elle admet « l’union personnelle. » Elle n’est pas mûre encore pour « l’union réelle » qui fera du Congo sa filiale.

Patiemment Léopold II prépare cette union. Il fait publier d’abord en 1890 le testament aux termes duquel il déclare « léguer et transmettre après sa mort, à la Belgique, tous ses droits souverains sur l’État indépendant, » avec faculté pour elle d’annexer la colonie, même du vivant du Roi. Puis, c’est une série d’opérations financières, consenties de mauvaise grâce par les Chambres et qui, malgré elles, scellent d’un lien positif la solidarité entre la Belgique et le Congo. Après l’emprunt de 150 millions de 1887, viennent 15 millions pour le chemin de fer en 1889, un prêt de 25 millions en 1890, la souscription de 1895, la garantie du Trésor accordée à une nouvelle émission d’obligations, enfin en 1901, la renonciation de la Belgique au recouvrement de ses avances. Entre temps, après le doute, l’heure de l’emballement a sonné avec le délire de la hausse. L’affaire est menée d’ailleurs d’une main de fer. Entre le domaine privé, le Domaine de la Couronne et les terres concédées aux compagnies, la population congolaise est prise comme dans un étau. Il faut qu’elle « rende » le maximum : les règlemens fiscaux, les lois sur la prestation, les prescriptions de police y pourvoient : dur régime dont Léopold II, enflammé d’une passion où s’allient le sport, l’obstination, l’esprit de lucre et la volonté créatrice, ne veut pas reconnaître les abus, régime d’exploitation intensive plus que de colonisation méthodique, dont il s’agit de multiplier le profit par un continuel « paroli. »

Mais à ce jeu, la matière humaine n’est pas seule à souffrir : les intérêts aussi sont lésés. Que les nègres du Congo soient menés à la cravache, c’est ce dont peuvent s’émouvoir les philanthropes. Que le marché de Liverpool décline devant la concurrence triomphale de celui d’Anvers, c’est ce que la politique anglaise n’admettra pas sans résistance. De ces deux raisons, naît la campagne britannique contre le Congo belge, contre les atrocités et contre les bénéfices congolais : action parallèle qui concilie, suivant les meilleures traditions, les sentimens et les intérêts. Ce sont pour Léopold II de nouvelles épreuves, qu’il subit sans philosophie, en leur opposant une résistance amère. Manœuvrant entre les uns et les autres, avec l’air de ne pas comprendre ce qu’on lui reproche, il tient bon jusqu’à l’indispensable concession qu’il reprendra, à peine consentie : « Il y a eu, déclare-t-il, des désordres : ils sont inséparables de toute œuvre humaine. Si l’on voulait relever seulement pendant un mois les actes délictueux qui se commettent, fût-ce en temps ordinaire, dans les grandes villes du monde et même dans les campagnes, on serait épouvanté des tableaux qu’on aurait sous les yeux. Il y a des crimes au Congo, beaucoup moins fréquens en réalité que ne le prétendent certains détracteurs, mais encore en trop grand nombre, comme le prouve la liste déjà longue des peines prononcées. » Défense captieuse, qui n’explique ni le régime fiscal, ni le régime militaire, ni le régime d’exploitation, et que contredit d’ailleurs en 1906 un long décret de réforme par où sont justifiées les critiques de la veille.

Ces critiques trouvent un écho en Belgique même, et le Roi les relève alors avec une colère mal contenue. À la gratitude qui se refuse, il répond par le rappel de ses larges services et de ses droits imprescriptibles : « La Belgique, écrit-il, a bien voulu m’aider de ses deniers dans quelque mesure, mais le soin de constituer le nouvel État m’a incombé exclusivement. Le Congo a donc été et n’a pu être que mon œuvre personnelle. Mes droits sur le Congo sont sans partage. Ils sont le produit de mes peines et de mes dépenses. Vous ne devez pas cesser de les mettre en lumière. Car ce sont eux et eux seuls qui ont rendu possible mon legs à la Belgique. Ces droits, il m’importe de les proclamer hautement. Car la Belgique n’en possède pas au Congo en dehors de ceux qui lui viendront de moi. Si je n’ai garde de laisser péricliter mes droits, c’est bien par patriotisme et parce que, sans eux, la Belgique serait absolument dépourvue de tout titre. » Le sens de ce rappel hautain s’accuse par l’exigence d’obtenir de la Belgique, pour sa future colonie, le respect du Domaine de la Couronne déjà existant et du Domaine national à constituer. Le conflit moral s’aggrave entre le peuple et son Roi. En vain les ministres prêchent aux Chambres la reconnaissance. La Belgique ne veut pas que le Congo soit un don grevé de servitudes, et la Chambre, à l’égard de ce don, proclame entière sa liberté et sa souveraineté. Les ayant proclamées, elle en use aussitôt pour discuter un projet de loi coloniale, charte intérieure de la colonie de demain.

Léopold II qui, quelques semaines plus tôt, avait protesté contre une annexion immédiate préparée dans ces conditions, juge l’heure venue de jeter du lest. Les sacrifices qu’il consent et que les circonstances lui imposent ne sont pas d’ailleurs sans grandeur. Car la volonté l’anime de donner quand même à la Belgique ce qui a été créé à son intention. Au milieu des luttes intérieures et extérieures, en face d’attaques qui trouvent un écho jusqu’à la Chambre des Communes et jusqu’au Foreign Office, Léopold II suit son chemin, et le 3 décembre 1907, le traité de cession est déposé sur le bureau de la Chambre belge. Ce traité précise le conflit. Car si le Roi persiste à faire déclarer dans la presse que toutes les conditions qui s’y trouvent inscrites sont intangibles, une notable partie de la Chambre s’élève contre ces conditions. Céder, c’est abandonner à la fois des principes et des profits ; résister, c’est compromettre, sous la menace étrangère, l’avenir belge du Congo. Le 5 mars 1908, Léopold II prend son parti et l’acte additionnel au traité de cession, qui supprime le Domaine de la Couronne et transfère à la Belgique les engagemens de ce domaine, enregistre une première série de concessions. Ce n’est pas assez cependant et l’opposition demande plus. Les élections partielles du 24 mai 1908, mauvaises pour la droite, aggravent encore chez elle la crainte des responsabilités. D’où de nouveaux amendemens que le Roi discute pied à pied. À la fin cependant l’intérêt national l’emporte et, en septembre 1908, la loi est volée par les deux Chambres.

La Belgique est ainsi agrandie d’un territoire quatre-vingts fois plus vaste qu’elle-même. Petite puissance européenne, elle devient une puissance coloniale de premier ordre. Elle trouve pour l’admirable activité de son peuple ingénieux et commerçant un débouché d’un magnifique avenir. Léopold II, en moins de vingt-cinq ans, a donc atteint son but, en dépit d’obstacles qui, à certaines heures, parurent plus forts que sa volonté. L’État du Congo est depuis 1908 incorporé à l’État belge avec son actif et son passif, et ceux-là, mêmes, qui ont été pour la politique personnelle du Roi, par exemple M. Vandervelde, des adversaires irréductibles, ne méconnaissent point l’immensité d’un résultat qui reste, si beau qu’il soit, susceptible de développements infinis : « Je fais le vœu, écrit le leader socialiste, que de nouvelles générations se lèvent, moins casanières que les anciennes et que la jeunesse belge aille au Congo pour d’autres motifs que des chagrins d’amour ou des ennuis d’argent. Quelques-uns y sont allés déjà qui donnent de magnifiques exemples. Puissent-ils être suivis ! Le champ d’action est immense. Le pays est plein de possibilités de toutes sortes. À nous d’en faire des réalités. » Mise en valeur d’un territoire de deux millions et demi de kilomètres carrés ; création de villes, de factoreries, de postes, de voies et de moyens de communication, voilà, dans l’ordre matériel, les « réalités » dès maintenant acquises et au progrès desquelles M. Vandervelde voue ses compatriotes. Si l’on note que cet empire a été créé sans soldats et sans conquête, comme une entreprise privée, comme une affaire, — pour employer le mot si souvent jeté en blâme à son créateur, — on ne refusera pas à Léopold II l’hommage qui s’attache aux grands fondateurs.

Donner à la Belgique une armée et une colonie, tel fut le dessein de ce règne. Que dire de la diplomatie qui a permis au feu roi, dans l’Europe troublée du dernier demi-siècle, de mener à bien ce dessein ? Rien qui ne ressorte des conditions mêmes dans lesquelles cette diplomatie était obligée d’évoluer. Considérez Léopold II à une heure quelconque de son règne : peut-être serez-vous tenté de lui attribuer des inclinations pour une puissance, des antipathies pour une autre. Considérez l’ensemble de ce règne : il se caractérise, dans l’ordre international, par un scepticisme absolu. Comme les partis au dedans, les peuples au dehors ne sont pour le roi des Belges qu’un instrument et il n’est point d’instrument si parfait qu’il puisse suffire à tout effort : d’où les changemens de moyens qu’exige l’unité du but. De 1865 à 1875, c’est une période de réserve et de préparation. On en a signalé les tendances allemandes : Napoléon III, il faut l’avouer, avait tout fait pour les provoquer. Mais ces tendances ne valent point contre la vue juste des choses, contre la nécessaire appréhension qu’inspire au patriotisme belge la naissance à ses portes du formidable Empire allemand, contre l’examen de la carte qui prouve qu’en cas de guerre l’Allemagne, beaucoup plus que la France, aurait avantage à violer la neutralité belge. D’où la politique militaire qui, propre à fournir une garantie générale, répond cependant de façon spéciale au fait nouveau de 1871 et tire pour la Belgique la conclusion du bouleversement de l’ordre européen.

Une fois engagé en Afrique, Léopold II n’observe plus : il agit et, ici encore, il agit sur tous les terrains, usant de tous, ne se fixant à aucun. Dès le principe, lors du traité anglo-portugais de 1884, il est en conflit avec l’Angleterre. Mais jamais il ne rompt le contact et dix ans plus tard on le trouve en pourparlers avec Londres, pourparlers que l’action concertée de Paris et de Berlin empêche d’aboutir. Dans les deux cas, la méthode est la même, insinuante, en apparence tâtonnante, supérieurement avisée dans le choix du moment, toujours prête aux concessions indispensables. La dernière période de l’affaire congolaise est plus difficile en raison de l’hostilité croissante de l’Angleterre. Le Roi est en face d’une menace directe, et quand sir Edward Grey s’écrie à la Chambre des Communes : « Je répéterai ce que j’ai déjà dit. Quelle que soit l’intention des puissances, il nous serait impossible d’accepter plus longtemps l’état de choses actuel… Je ne crois pas que nous puissions attendre indéfiniment… Nous avons été jusqu’ici les meilleurs amis de la Belgique ; des temps peuvent venir où elle regrettera de ne l’avoir pas reconnu… On peut nous donner autant de réformes qu’on voudra : ce que nous exigeons, ce sont des résultats, » — alors, dans le terne dialogue des Livres blancs et gris, on sent se jouer à Bruxelles une partie décisive où rien n’est laissé au hasard. Cette partie se poursuit cependant jusqu’à son terme : l’annexion. Et, malgré les craintes éveillées, malgré les concessions acceptées, Léopold II fait prévaloir le point de vue « qu’aucune puissance étrangère n’a le droit de s’ingérer dans l’administration intérieure de l’État indépendant. » C’est que, dans le débat diplomatique, il porte les mêmes vertus d’esprit que dans la construction coloniale : le sens juste des difficultés, l’appréciation positive des forces réelles, l’intuition pénétrante des solutions possibles.


En politique intérieure, les partis sont l’instrument de l’action royale. La Constitution le veut ainsi, et leur intermédiaire peut d’ailleurs être commode. Au début du règne, deux groupemens sont en présence, nés avec la Belgique même et qui ont grandi avec elle, les libéraux, les catholiques.

Le parti libéral belge date moralement du mouvement politique d’où sortirent les révolutions de 1830. Mais, en subissant, avec l’action de l’époque, celle du milieu, il a pris une physionomie propre. Les libéraux ont connu les premiers la charge du gouvernement. Ils ont été, dès le principe, un parti de gouvernement et n’ont eu d’autre raison d’être que celle de gouverner, partant, de centraliser. Ils ont dû, ce faisant, lutter contre les traditions centrifuges d’autonomie locale dans tous les ordres où elles se manifestaient, politique, administratif, religieux. Ils ont défendu et représenté d’abord les droits de l’État, un peu à la façon jacobine. Ils ont estimé, avec Charles Rogier, que « plus on avait donné au pays de libertés, plus il fallait donner de force au pouvoir, non pour restreindre ces libertés, mais pour en modérer et en régulariser l’usage. » C’est un parti d’étatistes bourgeois, et non point de démocrates. C’est aussi un parti d’anticléricaux, moins par conviction philosophique que parce que l’Église belge a lié son sort à celui des libertés locales, soit au point de vue de l’assistance, soit à celui de l’enseignement, soit même à celui de la politique. L’anticléricalisme est donc dans la seconde moitié du XIXe siècle l’article capital du programme libéral. Mais il s’enveloppe dans une formule d’une généralité supérieure, « la création d’une homogénéité matérielle et intellectuelle. »

Les catholiques, en face des libéraux, représentent une opposition fondée sur une tradition, et c’est le meilleur de leur force. Leur clientèle s’est recrutée de tout temps dans le peuple des champs, dans la riche bourgeoisie des villes. Ils ont offert à cette clientèle un cadre d’existences et ils ne demandent à l’État que de toucher à ce cadre le moins possible. Ils se contenteraient en dernière analyse d’une politique de « laisser faire » qui leur profiterait plus qu’à personne en raison de leur possession d’état. Le catholicisme belge est une force réelle. La foi est vivante en Belgique et la fortune des clercs en a bénéficié : de 1846 à 1866, les couvens sont passés de 779 à 1 314, avec 18 000 religieux au lieu de 12 000. Entre le clergé et le peuple, la confiance règne. C’est derrière le curé et la croix à la main qu’on se mutinait au XVIIIe siècle. Il en eût été de même encore vers 1860, surtout dans les campagnes. Ce parti a des chefs et une hiérarchie solide. Il est conservateur, parce que le principe de sa force est dans le passé ; anti-étatiste, parce que tout progrès de l’État s’accomplira à ses dépens ; intolérant, parce que son credo politique est aussi un credo religieux. C’est une organisation de combat qui, pour conquérir des suffrages, utilise toutes les divisions de race, de langue ou d’opinion, qui ne craint point la diversité et qui rapproche les contraires. Les libéraux centralisent et nivellent. Les catholiques décentralisent et différencient : à ce titre, ils sont hostiles au service militaire général qui égalise et qui émancipe. Leur but, défini par eux-mêmes, est d’assurer « l’éducation chrétienne des masses, d’alléger leur sort, de maintenir les bons rapports entre l’Église et l’État, de conserver à la religion son influence légitime. »

Tels sont les termes initiaux de la lutte parlementaire : ils sont d’une rare simplicité. Battus en 1857, les catholiques sont revenus au pouvoir en 1870 avec la passion des représailles. Les ministères d’Anethan et Malon seront donc des ministères de lutte, moins par leur volonté propre que sous la poussée de leurs troupes. Ce sont aussi des ministères de surenchère qui ont pour premier souci de satisfaire les électeurs. Aux Flamingans on accorde l’emploi du flamand en pays flamand comme langue judiciaire et administrative. Aux petits propriétaires fonciers, solide réserve du catholicisme politique, on concède un abaissement du cens électoral souligné par le refus d’admettre, avec le cens, les capacités. C’est d’ailleurs le moment où le Saint-Siège, durement éprouvé par la prise de Rome, appelle à lui les fidélités réconfortantes. Les catholiques belges sont parmi les plus ardens à soutenir la cause du trône pontifical. Ils ont lu le Syllabus et ils l’acceptent. Ils condamnent « la liberté de l’erreur. » Ils refusent tout pacte avec le libéralisme, fût-ce le plus orthodoxe. Ils menacent leurs adversaires du refus des sacremens. Ils sont ultramontains frénétiquement et, dans leurs fêtes, on porte le toast au Pape avant le toast au Roi. Le Cabinet, docile pourtant, est accusé de tiédeur. Une nuées de pétitions l’assiège soit à propos du mariage civil, soit à propos du régime des cimetières. C’est un cléricalisme autoritaire et agressif, fait pour donner raison à ceux qui imputent aux partis confessionnels des tendances antinationales ; un cléricalisme imprudent qui ne choque pas que des convictions, et qui lèse des intérêts.

La réaction est donc inévitable. Elle se produit sans tarder. On a dit que les partis se défont au pouvoir et se refont dans l’opposition. C’est, alors, le cas des libéraux qui, n’ayant pas su garder la majorité, se préparent à la reconquérir. Le Roi leur est favorable. Car l’ultramontanisme le blesse. Il craint pour la paix publique et il reproche aux catholiques leur obstination négative en matière militaire. L’union libérale qui se prépare sera donc essentiellement anticléricale. C’est le temps de la lutte religieuse outrée, déchaînée dans les livres, dans les revues, dans les journaux, dans les meetings, l’exploitation de tous les incidens locaux, de toutes les questions de personnes, faite pour impressionner les électeurs. En 1878, le jeu réussit. Les libéraux ont dix voix de majorité : c’est assez pour former un gouvernement de combat présidé par Frère-Orban, doctrinaire hautain et irascible, qui incarne l’anticléricalisme bourgeois et conservateur, étatiste et antiromain. Il tient le pouvoir exécutif et il s’en sert pour étendre les droits de l’État : autant de pris sur les catholiques. Abrogation de la loi de 1842 sur l’enseignement primaire, création d’un ministère spécial de l’Instruction publique, obligation imposée à chaque commune d’avoir une école contrôlée par l’État, où l’enseignement religieux sera donné, en dehors des heures de classe, par des prêtres venus du dehors, rien ne manque à ce programme. Les évêques s’insurgent, organisent l’excommunication en masse de ceux qui participent à l’application de la loi scolaire. Le ministère répond en rompant les relations diplomatiques avec le Vatican, en supprimant les traitemens des vicaires employés comme instituteurs, en abolissant l’exemption militaire des congréganistes. Ainsi la politique libérale reproduit Irait pour trait la politique catholique : même but de domination, mêmes moyens, mêmes tendances.

Même succès aussi ou plutôt même insuccès. L’anticléricalisme est un état d’esprit. Ce n’est pas une formule de gouvernement. Dans le parti libéral uni contre les catholiques, les divisions apparaissent dès qu’il s’agit de gouverner, par exemple d’organiser le suffrage. Enfin la politique de laïcité est coûteuse. En 1883, le déficit est de 25 millions. En 1884, Frère-Orban réclame 14 millions d’impôts nouveaux. Le mécontentement se généralise. La pendule oscille, et voici, de nouveau, les catholiques au pouvoir. Ils y sont ; ils y resteront ; ils y sont encore. Dès lors, l’histoire intérieure de la Belgique se confond avec celle du parti catholique ou mieux avec celle des luttes de ce parti soit contre ses adversaires, soit contre lui-même. Tout ce qui vit se différencie. Le catholicisme belge obéit à cette loi. En face de la gauche libérale victorieuse, il avait maintenu sa cohésion. Maître des affaires, il se subdivise, et chaque question posée accuse ces subdivisions. Si le pouvoir avait changé de mains, la politique aurait pu se réduire à une suite d’actions et de réactions. La persistance de la majorité catholique complique le problème. La voilà désormais à l’épreuve des réalités complexes de l’existence nationale : réformes politiques, réformes sociales, réformes coloniales, réformes militaires. Prise entre le désir d’être fidèle à elle-même et la nécessité d’aboutir, stimulée souvent aux réalisations par la volonté royale, elle sacrifie peu à peu son unité à sa fécondité, comme si les partis, pour faire œuvre créatrice, étaient condamnés à se briser.

L’heure facile des débuts fut courte. Anéantir l’œuvre libérale en évitant les écueils de l’ultramontanisme de 1875, rétablir tout ce que les libéraux avaient supprimé, supprimer tout ce qu’ils avaient créé, reprendre les relations avec le Saint-Siège, voter une nouvelle loi scolaire permettant aux communes ou d’entretenir une école publique ou d’adopter, — lisez : de subventionner, — une école libre ; imposer à toutes l’enseignement religieux, c’est une entreprise simple et à la portée de tous. Le Roi s’y prête : car, à ce moment, il est pris par son plan congolais et il compte sur les catholiques pour en faciliter l’exécution. Aussi bien les circonstances suggèrent un dérivatif. La crise économique de 1885, les grèves et les émeutes qui s’ensuivent, l’enquête sur le travail ordonnée par M. Beernaert ouvrent la porte à la politique sociale. Léopold II la préconise dans l’intérêt de la paix économique et de la prospérité nationale. Lisez le discours du trône de 1886. Il y est surtout question de « favoriser la libre formation des groupes professionnels, d’établir entre les chefs d’industrie et les ouvriers des liens nouveaux sous la forme de conseils d’arbitrage et de conciliation, de réglementer le travail des femmes et des enfans, de réprimer les abus qui se produisent dans le paiement des salaires, de faciliter la construction d’habitations ouvrières convenables, d’aider au développement des institutions de prévoyance et de secours, d’assurances et de pensions. » Les lois qui sortent de là répondent à des vues de gauche, mais comme elles sont l’œuvre de la droite, elles passent sans difficultés. Toutefois elles posent le problème social et, par suite, elles motivent le socialisme. Un parti va naître qui modifiera profondément les conditions de la lutte sociale et politique.

Le socialisme belge procède de la même cause que la politique sociale de 1886, c’est-à-dire de la crise économique qui, à cette date, a secoué la Belgique. Mais tous les élémens qui le constitueront préexistaient déjà. Depuis longtemps, il y avait à Gand et ailleurs des groupemens ouvriers professionnels. Le développement de la grande industrie, dans les bassins de Liège, de Namur et de Charleroi, avait multiplié ces groupemens et orienté leurs tendances dans le sens collectiviste. Enfin, à Bruxelles comme dans toutes les grandes villes, il y avait un socialisme de presse, prêt à fournir son état-major au futur parti ouvrier. Voilà les trois facteurs qui apparaissent en Belgique ainsi que partout ailleurs. Après le choc de 1886, ils fusionnent, et le socialisme existe comme parti. Comme parti de classe ? Oui sans doute. Mais aussi et surtout comme parti politique. Car il vient d’éprouver, sous les fusils de la garde civique, les périls de l’action directe. Il incline donc à l’action parlementaire. Mais, pour cela, il faut être représenté, et il est impossible de l’être, aussi longtemps que la loi électorale censitaire ne sera pas modifiée. La revision de la Constitution devient ainsi, par la force des choses, le premier article du programme socialiste, et c’est sur le terrain politique que le nouveau parti livre sa première bataille, bénéficiant habilement de l’appui des libéraux avancés qui seront les premiers pourtant à pâtir de son succès.

Dès lors la question constitutionnelle passe au premier plan. La loi électorale, avec, pour base, un cens de 42 fr. 32, n’accordait le droit de suffrage qu’à 135 000 électeurs sur 6 millions d’habitans. Ce n’était certes pas un régime en harmonie avec les idées du moment, ni même avec les anciennes traditions des cités belges. Mais c’était un régime qu’acceptaient en somme la droite et la gauche, parce qu’à l’une et à l’autre il avait tour à tour donné la majorité. Si certains élémens de gauche étaient acquis à la réforme, d’autres ne la désiraient point. Quant aux catholiques, ils avaient lieu d’être attachés à un régime qui leur avait valu le pouvoir. Toutefois, n’était-il pas imprudent de laisser aux libéraux, avec l’honneur de réclamer la réforme, la possibilité de la faire contre la droite ? Nous sommes en 1892 et c’est ainsi que le problème se pose. Les catholiques ont 26 voix de majorité. Ce ne sont pas les deux tiers requis pour une revision constitutionnelle. Ils peuvent donc repousser les projets des autres, mais non pas imposer les leurs. C’est la stagnation dans l’impuissance et cette situation se prolongerait si la rue ne s’en mêlait pas. À tort ou à raison, le peuple s’en prend au Roi. Celui-ci, qui a d’ailleurs en tête d’autres projets, ne veut point encourir pour une question qu’il juge secondaire une dangereuse impopularité. Il presse donc le gouvernement d’aboutir, et on aboutit à une transaction. Cette transaction, c’est le vote plural, c’est-à-dire le suffrage universel rectifié, — rectifié par l’attribution de voix supplémentaires aux pères de famille, aux propriétaires, aux rentiers, aux déposans des caisses d’épargne (au-dessus d’un certain taux), aux titulaires de certains diplômes et de certaines fonctions, personne ne pouvant cumuler plus de trois voix.

Celle loi, qui n’accorde à la campagne socialiste qu’un demi-succès, ne résout pas la question électorale. En effet, ce que les masses apprécient dans le suffrage universel, c’est sa simplicité et sa brutalité. Quand Taine, étudiant les systèmes électoraux, écrivait : « Par l’équilibre approximatif des charges légales et des droits légaux, les deux plateaux de la balance reprennent à peu près leur niveau : c’est ce niveau que réclame la justice distributive, » il énonçait une opinion, fondée en raison, mais que le peuple électeur n’acceptera jamais. Tout ce qui corrige la loi du nombre, en proportionnant les droits de chacun à sa contribution ou à sa capacité, répugne à ce sens niveleur de l’égalité qui anime les démocraties. Voyez ce qui s’est passé en Belgique. La réforme de 1895 n’a pas satisfait ceux qui la réclamaient et n’est défendue aujourd’hui que par ceux qui l’ont autrefois combattue. En vain l’a-t-on complétée, dans le sens d’une égalité plus grande par l’établissement, en 1899, de la représentation, proportionnelle. En vain a-t-on pu constater, par l’évolution même des partis dans la Chambre, que toutes les opinions peuvent être représentées et que nul cadre politique n’est immuable. Les socialistes persistent à réclamer le suffrage universel pur et simple, et ne se contentent pas des résultats acquis, — surtout aux dépens des libéraux. Ils veulent que le nombre règne et fonde leur propre règne. Dans leur marche en avant, ils regardent au loin, jamais en arrière.

C’est là pour les catholiques au pouvoir un péril dont ils ne comprendront que peu à peu la menaçante gravité : ce péril est un péril de dissociation. Le socialisme devient un pôle d’attraction, et cette attraction s’exerce sur nombre de catholiques. Dans tout parti qui gouverne il y a des mécontens, qui, ne se jugeant pas récompensés selon leurs mérites, justifient leur mauvaise humeur par les divergences doctrinales qu’elle leur suggère. De plus, dans un parti nombreux, — et en raison même de son étendue, — il y a place pour des courans variés, toujours les mêmes, quels que soient le lieu et le temps. Les uns estiment qu’il convient de désarmer par des concessions les oppositions et de leur enlever leur raison d’être en leur prenant leur programme. Les autres sont pour la résistance intransigeante et ne veulent rien céder de leurs principes. Les seconds réagissent d’ailleurs sur les premiers par cette intransigeance même. C’est ainsi qu’après quelques années de gouvernement catholique, se forme en Belgique, autour des abbés Pottier et Daens, le groupe des démocrates chrétiens, élargi bientôt, jusqu’à devenir « la jeune droite. » Qui dira, dans ces formations nouvelles, la part des ambitions et celle des convictions ? Quoi qu’il en soit, à partir surtout de 1898, la majorité de droite, toujours maîtresse du pouvoir, n’est plus maîtresse d’elle-même. Il lui faut lutter contre ses propres divisions, défendre son unité, dissimuler ses fêlures. Notez au surplus que, pour se motiver, la « jeune droite » doit aller de l’avant et, sur cette route, rencontrer les gauches. S’alliera-t-elle à celles-ci ? Rentrera-t-elle dans le rang ? Fera-t-elle passer la conservation du parti avant la réalisation des réformes ? Ou, au contraire, les réformes se réaliseront-elles au détriment du parti ? Telle est, depuis dix ans, la question que travaille à résoudre l’histoire de la Belgique.

Quel que soit le premier ministre, — Smet de Nayer, Vandenpereboom, Trooz ou Schollaert ; quelle que soit la loi discutée, tout se ramène à savoir si cette loi brisera l’unité du parti et si le ministère admettra qu’elle la brise. Sans doute, il y a la vieille question scolaire, si commode pour occuper le tapis et sauvegarder l’accord, que scelle le lien religieux ; mais elle n’est pas éternelle. On s’applique du reste à l’épuiser par une campagne paradoxale, campagne du gouvernement contre ses propres écoles au profit des écoles libres. Surtout en pays flamand, les municipalités catholiques s’arment de la loi nouvelle pour fermer les écoles officielles et ouvrir des écoles libres. Les instituteurs par milliers sont mis en disponibilité. Onze ans plus tard, en 1895, la loi Schollaert rend obligatoire l’enseignement religieux, sauf demande formelle de dispense. Enfin, à côté des écoles « adoptées, » on crée une catégorie d’écoles non adoptées, mais subventionnées par l’État, à la seule condition d’ouvrir leurs portes à l’inspection. Il s’agit en un mot de placer l’école libre, quant aux subsides de l’État, sur le pied de l’égalité absolue avec l’école officielle, de livrer l’enseignement aux organisations catholiques locales. Comme terme extrême de cette politique, un projet de M. Woeste tend à interdire aux provinces et aux communes de créer des écoles normales sans l’autorisation du gouvernement, en d’autres termes à empêcher les municipalités libérales de former un personnel enseignant pour leurs écoles officielles, à les obliger à se servir du personnel formé dans les écoles normales congréganistes « adoptées. » Sur cette aggravation nouvelle du régime actuel, la droite tout entière serait-elle d’accord ? On en peut douter.

Considérez maintenant l’œuvre sociale du gouvernement catholique. La droite s’en glorifie volontiers, mais à quel prix ? Entre les vieux conservateurs de la nuance de M. Woeste et les démocrates chrétiens, même très modérés, comme MM. Renkin et Carton de Wiart, l’entente sociale est difficile à établir, et le programme commun ne s’élabore qu’à grand’peine. Sans doute, on a fait beaucoup. On a voté la loi sur le contrat de travail, la loi sur l’insaisissabilité du salaire, la loi sur le travail des femmes et des enfans, la loi sur les accidens du travail, la loi sur les pensions ouvrières à tendances mutualistes, la création du Conseil supérieur de l’industrie et du travail, la loi sur le repos dominical, qui sont des actes législatifs importans. Mais avec le projet sur la limitation de la journée de travail dans les mines, on a touché le point de rupture. Entre les tendances étatistes de la jeune droite et les répugnances de la vieille droite, le gouvernement a connu dans les sessions 1906-1907 les plus graves difficultés. La fixation de la journée de travail à huit heures pour les adultes ayant été votée malgré le comte de Smet de Nayer, président du Conseil, celui-ci a démissionné en retirant le projet de loi. Depuis lors, ce projet réintroduit n’a été voté que par la Chambre et l’accueil qu’il a trouvé au Sénat révèle des divergences persistantes dont la conciliation n’est pas aisée.

Sur un autre terrain, la question des langues, phénomène pareil. Ici la division est d’une autre nature, mais elle n’est pas moins profonde. On connaît les prétentions des Flamingans à l’extension légale de leur langue. En 1907, M. Coremans dépose un projet de loi qui rend obligatoire l’enseignement du flamand dans les écoles privées de Flandre et subordonne la valeur légale des certificats délivrés par ces écoles à la preuve fournie par elles qu’un certain nombre de cours ont été faits en flamand. La droite a intérêt à satisfaire les Flamingans qui sont ses fidèles électeurs. Mais, d’autre part, elle se heurte à la crainte de ruiner les collèges épiscopaux en pays flamand et de mécontenter le clergé. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie catholique, qui place ses enfans dans ces collèges, veut pour eux une éducation française, celle-là même contre laquelle les Flamingans demandent qu’on légifère : voilà donc, une fois de plus, la droite coupée en deux. Les uns disent : « Les Flamingans ont raison. Si les parens ne remplissent pas leur devoir, qui est de donner à leurs enfans une éducation flamande, l’État doit les y forcer. » Les autres, tel M. Woeste, estiment qu’une telle obligation serait inconstitutionnelle. Il ne s’agit plus du conflit de la jeune et de la vieille droite, de la droite conservatrice et de la droite socialisante : voici qu’apparaissent une droite flamingante et une droite wallonne. Elles pourront, il est vrai, trouver des transactions. Mais ces transactions seront précaires. Car ce que veulent les catholiques flamingans, c’est supprimer totalement l’enseignement du français dans les écoles des régions flamandes ; et c’est précisément ce que n’admettront jamais les catholiques wallons.

D’autres conflits sont plus graves encore, — ceux, par exemple, que provoquent les questions militaires et les questions coloniales. La présence au pouvoir de l’homme de toutes les conciliations, — nous avons nommé M. Schollaert, — va-t-elle atténuer ces conflits ? Nullement. Qu’il s’agisse du Congo, qu’il s’agisse de la loi sur le recrutement, la fissure éclate et ce n’est que par des prodiges qu’on la comble ou qu’on la masque. En matière militaire, la crise atteint son paroxysme. La tradition catholique est nettement fixée. Elle tient en deux formules négatives, l’une en flamand, l’autre en français : Pas un homme, pas un canon de plus ! et Niemand gedwongen soldaat ! Suivez cependant les événemens depuis 1886. Dès ce moment, après les grandes grèves et les conflits sanglans du Hainaut, le service militaire personnel est préconisé même à droite, comme une mesure sociale utile. Toutefois, cette opinion rencontre dans le parti d’énergiques réfutations. Les années passent et le général Hellebaut pose le dilemme en déclarant que le volontariat ne fournit plus les effectifs nécessaires à la défense nationale. Que va faire M. Schollaert, jugé capable entre tous de maintenir l’union des deux groupes ? Louvoyer, oui, sans doute. Mais la force des choses l’emporte bientôt sur les habiletés humaines. M. Woeste proteste en vain. Le président du Conseil, obligé de choisir entre son programme et sa majorité, opte pour son programme et accepte les voix de la gauche. La vieille droite l’accuse de mener le parti à l’abîme : c’est possible. Mais il faut marcher à tous risques, et la loi est votée par la coalition de la jeune droite et des gauches. C’est pour celles-ci, depuis vingt-cinq ans, le premier succès, la première occasion de passer de l’opposition au gouvernement, ou plutôt d’amener à elle le gouvernement. Sera-ce la dernière ?

Il convient de remarquer au surplus que, depuis la mise en vigueur de la représentation proportionnelle, la droite, en dépit des services rendus, de l’ordre et de la prospérité qu’elle a assurés à la Belgique, a constamment perdu du terrain. En 1900, sa majorité a subi une première chute. Passée de 72 voix à 20 voix, elle est tombée ensuite à 12 voix, puis à 8. Certes, son intransigeance scolaire et sa stérilité militaire y sont pour quelque chose. Pour quelque chose aussi la concentration des libéraux dont les deux fractions, la modérée et la radicale, se sont réconciliées dans la tonifiante atmosphère de l’opposition. Mais plus que ces causes extérieures, la division interne explique une décadence aussi continue. L’évolution de la droite vers la politique sociale, les organisations ouvrières et paysannes auxquelles elle a présidé, — les Boerenbonden par exemple, — ont introduit dans ses rangs des élémens nouveaux avec lesquels il a fallu compter. Peu à peu la confiance des masses dans un dogme invariable s’est ébranlée. L’œuvre de combat finie, on a cherché le programme commun et on ne l’a pas trouvé. C’est pour cela que, depuis le grand ministère Beernaert de 1884 à 1894, les hommes se sont usés si vite. C’est pour cela que le premier Cabinet Smet de Nayer, le ministère Vandenpereboom, le second Cabinet Smet, le ministère d’« union indéfectible » de M. de Trooz, celui enfin de M. Schollaert n’ont jamais connu une heure de sécurité. La rupture qui a éclaté en 1909 était depuis longtemps virtuelle. La tunique sans couture est déchirée. À quoi bon la réparer, si elle doit se rompre de nouveau ? La Belgique est au seuil de formules inédites de majorité, qu’il est trop tôt pour définir, mais dont l’imminence n’est point douteuse.

Qu’est-ce au surplus, dans l’existence d’un peuple, qu’une formule de majorité, même quand elle a duré vingt-cinq ans ? La vie ne connaît point de formes invariables. La Belgique a vécu longtemps avec deux partis. Elle peut vivre avec plus. On peut même vivre sans partis organisés, comme en France. Et au terme de cet exposé de l’histoire intérieure belge sous le règne de Léopold II, n’est-ce pas le meilleur éloge à accorder au feu roi que de constater l’indifférence que lui a toujours inspirée, prise en soi, la « cuisine » parlementaire ? Il a gouverné avec les libéraux et avec les catholiques sans qu’on lui connût d’attachement ni pour les uns ni pour les autres. Il les a utilisés comme des instrumens. Il s’est servi de la droite pour le Congo, de la gauche pour la loi militaire. Il est resté constitutionnel. Il a respecté le jeu des partis, mais en les employant comme des équipes successives, utiles au fonctionnement régulier de la machine, prenant d’elles tour à tour ce qu’elles avaient de meilleur, profitant sur sa route des relais de majorité pour avoir toujours un attelage frais. C’est dans ce sens que ce règne, si grand vu du dehors, est intéressant aussi au point de vue parlementaire. La leçon qui s’en dégage place toute chose à son rang et montre de quelle médiocre importance sont les luttes politiques même les plus violentes, quand un arbitre éclairé les maintient dans la voie du progrès national.


La Belgique, à la mort de Léopold II, offre le spectacle d’une prospérité magnifique.

De ce progrès les statistiques témoignent. Accroissement de la population, accroissement des ressources, accroissement de l’activité, rien ne manque au tableau. Avec près de 7 millions et demi d’habitans, chiffre qu’augmentera encore l’excédent constant des naissances sur les décès (69 791 en 1907), la Belgique fait face à un budget de 620 millions tant aux recettes qu’aux dépenses, dont le progrès accuse l’extension de l’activité gouvernementale. Son commerce est particulièrement actif ; près de trois milliards et demi à l’importation, deux milliards et demi à l’exportation, deux milliards de transit. Le tonnage de sa marine marchande dépasse 150 000 tonnes. Le réseau de ses chemins de fer n’est pas loin de représenter 5 000 kilomètres. Ajoutez à cela, pour établir le bilan de cette jeune raison sociale, les 15 millions d’habitans et les 100 millions de commerce du Congo.

Dans la métropole seule, le nombre des établissemens industriels atteint 320 000 avec 650 000 chevaux-vapeur, et ces établissemens occupent environ 1 200 000 ouvriers. Pour la houille seulement la quantité moyenne extraite dans les dernières années dépasse 24 millions de tonnes. Les recettes nettes des chemins de fer à voie large et à voie étroite se montent à 55 millions. Si vous vous reportez au début du règne, le chemin parcouru s’exprime par les chiffres suivans : accroissement de la population, 3 millions d’habitans ; des recettes de l’état, 460  millions ; de l’importation, 3 milliards ; de l’exportation, 2 milliards ; du tonnage de la marine marchande, 120 000 tonnes.

Il suffit d’ailleurs de visiter la Belgique pour recueillir, comme en Allemagne dans les provinces industrielles, une saisissante impression d’activité et de richesse. L’intense mouvement du port d’Anvers est connu de tous. Il est avec Hambourg le grand débouché de l’Europe centrale et peut attendre un nouvel essor du développement de la clientèle congolaise. Dans les autres villes, même moins importantes, l’esprit d’ordre et d’initiative n’est pas moins sensible. L’agriculture est scientifiquement menée. Le prix du terrain est en hausse constante. L’élévation du taux des salaires, passés du simple au double, la diminution du prix des objets de consommation courante ont augmenté le bien-être. L’épargne est largement développée. Des institutions de mutualité et de prévoyance ingénieusement multipliées écartent le risque d’un interventionnisme imprudent, tout en assurant aux travailleurs des garanties nécessaires. La population est en plein mouvement matériel et moral. Les luttes politiques et les luttes sociales, pour ardentes qu’elles aient été, n’ont pas étouffé le sens de la solidarité nationale, cette allégresse collective qui rend les peuples capables d’un effort joyeux et fécond. La Belgique est digne de sa prospérité et saura la conserver.

Léopold II a eu du reste le constant souci de l’amélioration matérielle qui rend la vie des nations plus saine et plus douce à la fois. On lui a fait grief d’avoir été un grand bâtisseur : c’était la coquetterie de son patriotisme de vouloir son pays plus beau et plus attrayant. Dans tous les ordres, économique et artistique, il a beaucoup construit. À Bruxelles, c’est le Palais de Justice, les Halles centrales, la Bourse, le Palais des Beaux-Arts, l’Hôtel des Postes, les casernes d’Etterbeek, les boulevards circulaires, l’avenue Louise, l’avenue de Tervueren, le musée du même nom, la prison de Saint-Gilles, les serres coloniales de Laeken. À Anvers, c’est l’aménagement du port, la démolition et la reconstruction des anciens quais, la régularisation de l’Escaut, la création des nouveaux bassins, sans oublier les travaux militaires exécutés dans cette ville connue à Namur et à Liège. Ailleurs, c’est la grande jetée de Blankenberghe, les deux estacades d’Ostende, l’hôpital et l’école normale de Mons, l’ascenseur hydraulique de la Louvière, le barrage de la Gileppe, les bassins de Zeebrugge, qui referont de Bruges un port de mer, les chantiers qui préparent « Bruxelles maritime… » La liste, pour longue qu’elle soit, pourrait s’étendre encore.

Grand règne donc, imposant plus que séduisant, comme tous les succès de l’intelligence et de la volonté ; règne qui commandera l’admiration, quand il aura fini d’occuper, par ses à-côté, la curiosité contemporaine. On a dit que c’était un règne d’affaires et d’homme d’affaires, un règne imprudent comme toutes les spéculations, un règne d’enrichissement royal plutôt que de progrès national. Mais que l’on compare aux profits de la Belgique ceux de son souverain, on n’estimera pus excessive la part assurée dans les bénéfices au gérant de l’entreprise. Quant aux risques d’avenir que l’on se plaît à exagérer, que valent-ils ? Est-il vrai que la Belgique, en s’élargissant et en s’armant, ait grevé son lendemain d’une lourde hypothèque ? Est-il vrai que son Roi l’ait exposée à provoquer les convoitises sans la rendre capable de les contenir ? Est-il vrai que la possession du Congo mette en péril la neutralité et la sécurité de la métropole ? Est-il vrai que l’armée belge fortifiée soit une victime désignée aux attaques d’un adversaire qui, plus faible, l’eût négligée ?

À ce sophisme paresseux, le passé, qui est une leçon d’effort, répond de façon décisive. Léopold II n’a pas voulu pour la Belgique d’une destinée d’effacement. Il s’est écrié avec Roosevelt : « Trois fois heureux, les peuples qui ont une histoire ! » et il a donné à son pays la possibilité de s’en créer une. Un peuple, en qui se développe le sens de l’action et de l’expansion, est une réserve d’espérances. L’abdication est le plus grave des échecs, — le seul grave, parce qu’il est accepté. Dans l’ordre national, comme dans l’ordre individuel, ceux-là sont forts qui ne s’y résignent pas, qui ne répudient pas la lutte où se forgent les énergies, qui ne veulent point mériter le dur jugement du poète :

Et propter vitam vivendi perdere causas.


André Tardieu.