L’Âme bretonne série 2/La Résignation bretonne

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Honoré Champion (série 2 (1908)p. 111-119).


LA RÉSIGNATION BRETONNE




À Augustin Hamon.

Au cours des débats parlementaires sur le régime appliqué aux marins bretons dans les pêches de Terre-Neuve et d’Islande[1], l’amiral Bienaimé a dit une forte parole :

« Ces gens-là sont des silencieux. Ils ne savent pas se plaindre. »

La remarque n’est point nouvelle ; mais elle empruntait une valeur particulière des circonstances et de l’endroit où elle était faite et qui n’est point consacré à Harpocrate. On arme pour l’Islande et Terre-Neuve ailleurs qu’en Bretagne : il n’est qu’en Bretagne qu’on traite les marins moruyers avec ce sans-gène, ce mépris de l’hygiène et de la sécurité dont M. Guernier et l’amiral Bienaimé, malgré la richesse de leur documentation, n’ont pu donner à leur auditoire qu’un faible aperçu. À Dunkerque, à Fécamp, les chambres de commerce et l’armement lui-même n’ont pas cessé de se préoccuper des améliorations à apporter au régime des pêches et à la condition des pêcheurs. Les réclamations des intéressés, aussi souvent qu’elles étaient justifiées, furent toujours entendues. Flamands et Normands ont le verbe haut à la vérité ; ils « savent se plaindre » et même, à l’occasion, menacer.

Le Breton, lui, se tait, et son silence est interprété pour une acceptation.

Acceptation ? Non, mais résignation, soumission — provisoire — à un ordre de choses que sa naïveté lui fait prendre pour une fatalité économique. La nuance est appréciable. Le Breton ne lutte jamais contre la fatalité. Que cet esprit de résignation soit inné en lui ou qu’il lui vienne d’un long commerce avec la mer et du sentiment de son impuissance devant les obscures et irrésistibles forces naturelles, le fait est qu’il ne récrimine pas, ne se révolte pas, s’incline, se tait, dès qu’il croit être en présence de l’inévitable.

Ouz ar red…
N’euz nemet kouci a greiz redek.

« Contre la nécessité (rien à tenter) ; il faut tomber au milieu de la course ».

Cette résignation-là ressemble fort, je le concède, au fatalisme musulman. Elle a trouvé dans un catholicisme primitif, mal dégagé du vieux naturalisme celtique, le terrain le plus propre à son épanouissement. Peut-être que le nom qui conviendrait le mieux à ce catholicisme serait celui de paganisme chrétien. Telle est bien encore la religion du paysan et du marin bretons[2]. Dans un délicieux recueil de nouvelles qui vient de paraître : Sous le ciel gris, de M. Simon Davaugour, le héros d’une des nouvelles, surpris par une rafale du sud-ouest en traversant le bourg de Penvénan, est entré chez un vieux Breton qui lui a montré un escabeau près du foyer et lui a dit simplement : « Tu es trempé comme un goémon. Approche et sèche tes hardes à ce feu de planches ». Le vieux sort : son hôte reste seul devant le feu, « un grand feu, un immense feu, triomphal, absurde dans une bicoque pareille », un feu qui l’hallucine et où, à la longue, il finit par discerner un tas de choses merveilleuses et terrifiantes, des têtes sans dents, des orbites sans yeux, des bras qui se tordent, des chairs qui grésillent… Le vieux rentre dans l’intervalle avec une nouvelle brassée de planches pourries et, devant la pâleur de son hôte, il s’explique :

— Je n’avais point pensé à le dire… C’est moi le fossoyeur. Je n’aurais guère de feu, si mon métier ne me donnait du bois à volonté : les planches me viennent des morts que je déterre quand le temps est venu.

Sur quoi le voyageur, encore plus pâle, se hâte de prendre la porte et de déguerpir. Et l’on pourrait ne voir là qu’une fantaisie de lettré, un conte noir dans la manière d’Edgar Poe, si la plupart des récits populaires qui nous sont parvenus et jusqu’aux Vies des saints bretons n’étaient pleins d’aventures analogues. L’homme y apparaît le prisonnier des éléments ou, pour mieux dire, de la création entière ; il est, comme chez M. Simon Davaugour, le jouet du feu, des eaux, des bois, des pierres et des animaux eux-mêmes ; il éprouve comme il serait vain de résister à ces puissances occultes et démesurées. Un immense sortilège l’enveloppe. Pour qui connaît la race celtique et l’extraordinaire persistance de son être moral à travers les siècles, l’idée chrétienne du renoncement — si belle qu’elle soit — ne pouvait que fortifier les décourageantes conclusions de ce panthéisme extravagant, où tout est libre et agissant dans l’univers à l’exception de l’homme, seul déterminé.

Cette résignation à base de fatalisme s’exprime chez les Bretons par un monosyllabe dont je désespère de rendre les multiples et changeantes acceptions : ma !

Tantôt seul, tantôt accompagné d’ ou de aussi donc, tantôt sec comme un coup de trique et le plus souvent veule et traînant comme un soupir, ma est l’exclamation du dépit, de l’étonnement, de l’aigreur, du regret, de l’ennui et de bien d’autres sentiments encore, mais d’un ennui, d’un regret, d’une aigreur, d’un étonnement, d’un dépit qui connaîtraient leur impuissance et auraient commencé déjà à faire contre fortune bon cœur. Ma, chez les gens du Trégor surtout, revient à presque toutes les phrases ; il les ouvre et il les ferme. C’est le nitchevo breton. Il veut dire aussi bien : « Tant pis ! » que « Pas possible ! » ou « C’est bon ! » ou « Voyez-vous ça ! » ou « Ça m’est égal ! » Mais, sous toutes ces acceptions, il implique le même renoncement, la même abdication de l’individu devant la fatalité. J’ai connu dans mon enfance, au moulin de Capékerne, un valet de meunier qui ne faisait point d’autre réponse à ses maîtres. Il n’était point très dégourdi sans doute. On lui disait par plaisanterie :

— Jean-Marie, veux-tu aller voir, cette nuit, à Ploubezre, s’il n’a point poussé de nouvelles plumes au coq du clocher ?

Il répondait : « Ma ! » Et il allait. Celui-là, du premier coup, avait trouvé la formule du j’m’enfichisme universel…

Évidemment on peut oser beaucoup avec de pareilles gens et on ne s’en est pas fait faute. Trop d’intérêts et de tous les ordres se liguaient jusqu’à ces dernières années pour maintenir le Breton dans une sorte de demi-enfance, de minorité intellectuelle particulièrement favorable à son asservissement économique et social ; au lieu de faciliter ses communications avec le monde des vivants, on semblait prendre à tâche de le rejeter dans le passé le plus nébuleux. J’ai sous les yeux un Colloque français armoricain imprimé en 1893 et destiné « aux habitants de la campagne qui désirent apprendre le français »[3]. Et voici les étranges conversations qu’on y lit :

« Quand partîtes-vous de Paris ? — Il y a quinze jours. — Où était le roi ? — Il était à Versailles. — Peut-on voir dîner le roi ?… — Où étiez-vous l’été passé ? — J’étais de l’armée du duc de Vendôme… — De quelle étoffe voulez vous votre habit ? — De Berg-op-Zoom. C’est à présent la mode. — Combien le vendez-vous l’aune ? En voulez-vous un écu ? — Il vous coûtera trois livres dix sous. — Combien vaut ce cator ? — Il vaut une pistole. — Peignez ma perruque. — Dites au cocher qu’il mette les chevaux au carrosse. — La poste d’Angleterre n’est elle pas venue ? — Servante, faites mon lit et me donnez des draps blancs. — Que cherchez vous ? — Je cherche mon masque. — Que dites-vous de la Bretagne ? — C’est le plus beau pays du monde. — N’avons-nous pas ici de belles dames ? — Elles sont belles comme des anges. — Prenez garde, monsieur ! — De quoi, monsieur ? — De tomber dans leurs chaînes. — Je ne demanderais pas mieux. — Vous ne les romprez pas quand vous voudrez. — Monsieur, si j’y tombe, j’y veux mourir… »

Que cela est du dernier galant ! On ne parlait point autrement sous le grand roi et nous ne perdrions point à restaurer dans la conversation ce langage policé. Mais enfin c’est une entreprise un peu aventurée de donner ce langage pour celui des Français de la troisième République, les carrosses et la poste pour nos seuls moyens de locomotion, la livre, les pistoles et les écus pour des divisions de notre système monétaire, le drap de Berg-op-Zoom pour l’étoffe à la mode, les perruques et les masques pour des accessoires de la toilette moderne, la France pour une monarchie et le duc de Vendôme pour le généralissisme de nos armées. Il y a plusieurs manières de travailler à l’engourdissement cérébral d’un peuple, dont la moins originale ni la moins efficace n’est pas celle qui, sous couleur d’instruire, ne vise à imprégner l’esprit que de notions fausses et surannées…

L’extraordinaire est qu’ayant été si souvent la dupe de ses pseudo éducateurs, le Breton ait gardé la même loi candide dans les vertus de la lettre imprimée. « Le moyen de contester ce qui est moulé ? » dirait il volontiers avec le Clitidas des Amants magnifiques. Il ne paraît point soupçonner que le livre, l’article de journal, l’affiche électorale, même la complainte en méchants vers boiteux qu’il achète dans les foires, peuvent être empoisonnés ; sa noblesse native répugne à supposer le mensonge, surtout le mensonge intéressé, chez les personnes d’une condition sociale — et donc d’une instruction — supérieure à la sienne. L’éternel berné qu’il est, quand il comprend sa méprise, préfère, par pudeur, garder le silence, se résigner.

Tavomp, ha loskomp peb-unan
Da heuill he chanz war ar bed-man

« Taisons-nous et laissons chacun — suivre son destin en ce monde. » Qui parle ainsi ? Le chœur, interprète du sentiment public, dans un vieux drame sacré du XVIIe siècle (Sainte Tréphine et le roi Artur) qui met en scène des ouvriers maçons rossés par le très noble Kervoura. Les strophes précédentes avaient des grondements d’Internationale :

Que l’ouvrier repose, il est battu :
Qu’il travaille, il ne l’est pas moins.
Ces seigneurs, ils sont les fils du diable
Et nous les damnés de la terre[4]

On attendait, au refrain, un cri de révolte, de colère : « Taisons-nous », dit le chœur. Dernier mot de la philosophie bretonne ! Elle n’a pas changé depuis le XVIIe siècle et c’est bien là-dessus qu’on spécule en certains milieux. Nulle part, l’alcool aidant, l’exploitation de la pauvre bête humaine n’a été poussée aussi loin qu’à bord de certains navires islandais ou dans ces sècheries saint-pierraises, dont le personnel, âgé de 13 à 16 ans et recruté parmi les petits meurt-de-faim des Côtes-du-Nord, mangeait au même baquet, couchait sur la même litière et, pour six mois de labeur exténuant, sous le fouet des maîtres de grave, s’estimait heureux de rentrer au logis à la tête d’un pécule de quarante sous[5].

Si la mort est parmi les inévitables échéances qu’une telle race, de tout temps, envisagea sans frayeur et presque avec une secrète allégresse ou tout au moins une sorte de curiosité, d’attente passionnée de son inconnu, de ses revanches escomptées et certaines, il n’y a pas lieu, ce semble, de s’en étonner outre mesure. C’est la pensée de la mort qui fait le sel de la vie pour le Breton et je crois que, sans elle, il n’estimerait point que la vie valût d’être vécue. Le jour qu’il aura la certitude qu’on l’a encore leurré et que la mort ne lui réserve aucune revanche sera un jour fâcheux pour la société : par les explosions démagogiques de Brest, de Lorient et d’Hennebont on peut prendre un léger avant-goût des félicités qui nous sont promises ce jour-là. Les résignés d’hier se révéleront des insurgés à tous crins et découvriront enfin le fond de leur vraie nature, comprimé, étouffé par le sentiment de leur impuissance au cours des siècles…

Car les « silencieux », amiral, ne sont pas nécessairement des consentants. Et l’état normal du Celte, sa fonction véritable est la révolte. Rappelez-vous Pélasge, Abélard, Renan, Broussais, Lamennais et cet anarchiste de Chateaubriand.




  1. Voir l’Officiel du 22 février 1908.
  2. Voir, pour plus de détails, L’Âme bretonne, 1re série, Chap. : Au cœur de la Race.
  3. Saint-Brieuc, imprimerie-librairie René Prud’homme
  4. Les mots soulignés sont en italique chez Guillaume Le Jean, dont j’emprunte la traduction (La Bretagne, son histoire et ses historiens. Nantes-Paris, 1830). Ils ne se trouvent ni chez Souvestre, dans les extraits qu’il a donnés de Sainte Tréphine, ni dans la version de Luzel, revue par l’abbé Henry.
  5. Voir, dans nos Métiers pittoresques, le chap. Une Traite d’enfants au XXe siècle.