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L’Âme bretonne série 4/Anne de Bretagne à Blois

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 69-74).

ANNE DE BRETAGNE À BLOIS.


(Lettre au Dr Le Fur, directeur du Breton de Paris,
à l’occasion du 4e centenaire d’Anne de Bretagne.)


Mon cher Directeur,

Vous me demandez quelques notes sur Anne de Bretagne. Que vous dirai-je ? Comme tous les Bretons, j’ai un culte pour celle que nous avons tant de peine à nommer la reine Anne et qui est restée pour nous « la bonne duchesse ». Dans mon cabinet de travail, sur mon cartonnier, son effigie s’érige, blanche, jaune et bleue. C’est la genia loci, une genia en faïence de Blois, du coût modique de 4 fr. 75. On ne l’a pas exécutée sur commande pour votre serviteur : ces statuettes d’Anne de Bretagne se fabriquent à la grosse, sur les rives de la Loire, au 35 du quai des Imberts ; c’est même, m’a-t-on dit, un des articles les plus courants de la faïencerie blaisoise qui fait ainsi la leçon à nos faïenceries indigènes. Il y en a de toutes les tailles ; mais l’expression n’en varie guère et la ressemblance n’est pas garantie. Vous confesserai-je qu’après tout j’aime autant ça ?

Sur ma statuette, Anne de Bretagne est jolie. Elle l’était beaucoup moins dans la réalité. Je sais bien que les portraits qu’on a d’elle présentent d’assez grandes différences d’interprétation. Tel lui donne un double menton et une poitrine presque opulente (notamment le portrait qui appartient au comte de Lanjuinais), et, dans tel autre, elle est plate comme une nonain. Et les historiens ne s’accordent pas beaucoup mieux à son sujet que les portraitistes. Pour M. Barthélémy Pocquet, digne continuateur d’Arthur de la Borderie et qui, son égal en savoir, le passe singulièrement par la fermeté de la langue et l’heureuse mise en œuvre des matériaux, Anne de Bretagne avait le visage arrondi, les traits un peu forts, le front élevé, les yeux vifs et clairs, la bouche assez large, mais fraîche et ronde, le teint blanc, le nez court et bien pris. Mais un autre des plus récents historiens de la bonne duchesse, M. Louis Batiffol, la peint, tout au contraire, de visage un peu long et, chez lui, le teint d’Anne de Bretagne a tourné au blême, pour ne pas dire au gris cendré. À la vérité, M. Batiffol lui laisse son nez court et sa bouche trop grande. Le pis est que je ne retrouve ni l’un ni l’autre dans ses miniatures et ses portraits : elle y a une bouche moyenne et très finement arquée et un nez dont l’arête rentrante s’enfle assez disgracieusement vers le bout, qui prend ainsi l’apparence d’un bulbe. Bref, ce nez d’Anne de Bretagne paraît avoir été tout le contraire de ce que nous appelons le nez bourbonien, et, si ce n’était pas le nez en pied de marmite, il s’en rapprochait beaucoup.

Ajoutez que notre bonne duchesse, petite et de « taille menue », claudicait légèrement et que, pour dissimuler sa boiterie, elle chaussait des patins inégaux. Telle quelle, cette « fine Bretonne », comme l’appelle Brantôme, avait « si bonne grâce que l’on prenait plaisir à la regarder », surtout quand on la comparait à son premier mari, Charles VIII, dont la tête énorme, branlant sur un petit buste fluet, les gros yeux à fleur de tête, la lèvre pendante, le menton court, piqué de poils roux, donnaient toute l’impression d’un dégénéré. « De corps comme d’esprit, disait Contarini, il vaut peu de chose ». Anne, au contraire, était bien la plus avisée petite Brette qu’on eût vue par le monde. Volontaire « jusqu’à en être têtue », elle savait le grec, le latin, protégeait les poètes et les artistes, donnait aux pauvres sans compter, s’exprimait avec une grande élégance, voyait clair et juste en toutes choses, remettait les galants au pas et n’avait qu’un défaut : son caractère vindicatif. Elle n’oubliait jamais une offense, encore moins une injustice. Certains historiens l’ont accusée de n’avoir pas dépouillé suffisamment la Bretonne en devenant reine de France. Accusation toute gratuite : la façon dont elle gouverna le royaume, pendant que ce pauvre fou de Charles VIII bataillait en Italie, suffirait à montrer quelle profonde sagesse, quelle entente des plus difficiles problèmes de la politique elle savait mettre au service des intérêts français.

Mais la vérité est qu’elle avait fait deux parts de sa vie et que, tout en donnant son cerveau et ses forces à son nouveau pays, elle gardait son cœur à la Bretagne. De là certaines contradictions d’attitude qui n’ont surpris que ceux qui ne connaissent point notre race et sa facilité de dédoublement. Tantôt on la voit en grand costume de drap d’or fourré d’hermine, la gorge, les bras, les mains ruisselants de bijoux, fastueuse dans ses goûts comme dans son habillement, mangeant dans la vaisselle de vermeil et d’argent ciselé, commandant à des artistes célèbres des tapisseries, des pièces d’orfèvrerie, des tableaux, des manuscrits à miniatures « qui sont les plus belles œuvres de ce genre que nous possédions » — mais Anne de Bretagne ne fut-elle pas, avec Catherine de Médicis, la plus riche de toutes les reines de France ? — tantôt elle abdique tout luxe, se présente aux contemporains dans « un costume noir tout uni, coiffée d’une cape de son pays également noire, par dessus une coiffe blanche ». Ne dirait-on point une Léonarde ou l’une de ces îloises de l’antique Enez-Sûn qui sont vêtues d’un deuil éternel ? Elle semble, comme elles, même du vivant de ses maris, une âme en veuvage. Et ce n’était plus là sans doute Anne de France, mais c’était à coup sûr Anne de Bretagne — la première reine qui ait porté le deuil en noir !

On a dit qu’elle était jalouse, ce qui ferait supposer qu’elle aima ses maris. De fait elle eut du premier quatre enfants, dont ce délicieux et mélancolique petit dauphin Charles Orland, qu’elle fit peindre pour Charles VIII et que nous révéla une récente exposition de Primitifs. Tous quatre moururent en bas âge. Elle donna encore deux filles à son second mari : Claude et Renée de France, et ces deux-là vécurent. Après quoi il serait difficile de prétendre qu’Anne de Bretagne s’est soustraite aux charges de la maternité. Mais il n’est pas défendu d’admettre que les sens avaient peu de part dans son affection pour Charles VIII, sinon pour Louis XII, à l’égard de qui l’accord semble avoir été plus facile chez elle entre son cœur et la raison d’État. Louis XII, qui, de son côté, paraît l’avoir sincèrement aimée, qui, « en ses gayetés », l’appelait « sa Bretonne », fut tout un temps très affecté de sa perte. Il ne faudrait pas faire évidemment d’Anne de Bretagne une victime de la nostalgie : c’est une crise de gravelle qui l’a emportée et non le mal du pays. Et cependant, sur toute cette vie si pleine, si unie, vouée au devoir politique ou conjugal, ne sent-on point peser à certains jours comme une ombre, n’y a-t-il pas comme un vague regret du passé ? À Ambroise, à Blois, elle s’entoure d’une garde de cent gentilhommes bretons, « qui jamais ne falloient, quand elle sortoit de sa chambre, fùst pour aller à la messe ou s’aller promener, de l’attendre sur cette petite terrasse de Blois qu’on appelle encore « la Perche aux Bretons », elle-mesme l’ayant ainsy nommée ». Du plus loin qu’elle les apercevait : « Voylà mes Bretons, disait-elle, qui m’attendent sur la Perche ». Et, sur cette même Perche aux Bretons, en ses heures de mélancolie, ne se donnait-elle point le déchirant régal des musiques de là-bas, que lui sonnaient quatre joueurs de binious et de bombardes appelés tout exprès à Blois pour la bercer des airs de son pays ?

Quel dommage, mon cher Directeur, que l’impiété de Gaston d’Orléans n’ait pas respecté ce menéc’hy royal, cette sorte de lieu d’asile des songeries bretonnes de la reine Anne ! Nous y eussions pèlerine de compagnie. Mais la Perche aux Bretons n’existe plus dans son état primitif. François Ier qui avait commencé la transformation du château de Blois, avait du moins conservé, sur la face Ouest, les bâtiments qui bordaient cette petite terrasse. Gaston d’Orléans vint qui les remplaça par une aile de sa façon, prétentieuse et lourde. Il faut chercher ailleurs notre bonne duchesse. Sera-ce dans ces galeries où son chiffre et ses hermines s’entrelacent avec le porc-épic, qui était le peu galant emblème de Louis XII ? Voici la chambre où elle expira le lundi 9 janvier 1514, à 10 heures du matin. Montons encore cependant. Et c’est que, plus que partout ailleurs peut-être, Anne de Bretagne est présente sur ces hautes terrasses du château d’où l’on découvre la ville basse, le quartier Saint-Nicolas et le cours sinueux de la Loire. Je ne sais pas de fleuve qui porte davantage à la nostalgie : ses eaux paresseuses, qui se traînent entre des rives basses et laissent à découvert, au milieu de leur lit, d’énormes bancs de sable roux, ont je ne sais quoi de dolent, d’élégiaque et qui convient merveilleusement à une âme blessée. J’imagine que la pensée de la reine Anne devait emprunter le cours de ce beau fleuve languissant, s’en aller avec lui, au fil de l’eau, vers la Bretagne lointaine et toujours regrettée. Ainsi, de nos jours encore, le dimanche, sur les passerelles de la ligne de l’Ouest, les Bretons de Grenelle et de Vaugirard regardent fuir les rails qui mènent vers leur pays…