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L’Âme bretonne série 4/Le Renouveau celtique

La bibliothèque libre.


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 352-368).

LE RENOUVEAU CELTIQUE.


À Madame Jean Dornis.

I

Mars 1914.


Y a-t-il vraiment, comme je le lis un peu partout, même dans les graves colonnes du Temps, un renouveau de l’idée celtique ? Est-il vrai que, « par un de ces brusques soubresauts dont elle est coutumière », la France ait passé tout à coup « du pôle de la matière à celui de l’esprit et de l’inertie fataliste au culte de la volonté » ?

M. Jacques Reboul l’affirme et que le celtisme nous fournit la seule méthode efficace de compréhension nationale pour le passé et pour le présent, l’unique force libre de fécondation pour l’avenir. Et M. Philéas Lebesgue, dans l’excellente introduction qu’il a écrite pour Six lais d’amour de Marie de France, parle à peine autrement : « La sauvegarde de la France, dit-il, est dans le celtisme ». Je ne cite tout exprès que les écrivains étrangers à la Bretagne, — le témoignage des Bretons, qui sont des sur-Celtes, pouvant être légitimement récusé dans une cause qui les touche de si près. Et le fait est que ce ne sont pas des Bretons qui ont fondé la Ligue celtique, laquelle, si je ne me trompe, doit tenir un de ces jours ses assises dans une ville de l’Auvergne ; ce n’est pas un Breton qui est à la tête de la Revue des Nations, organe officiel de la rénovation celtique dirigé par M. Robert Pelletier. Et enfin le Bernard l’Ermite de cette nouvelle croisade, l’homme qui l’a inspirée, prédite, sinon conduite, et qui l’échauffé encore de sa vertu, M. Édouard Schuré, a vu le jour en Alsace et appartient à la religion réformée.

Nous sommes donc bien, vous le voyez, en présence d’un mouvement nationaliste ou à tendance nationaliste et non simplement régionaliste. Reste à savoir ce qui sortira de ce mouvement et si tant est qu’il en puisse sortir quelque chose.

Précisément, je viens de lire la Druidesse, le beau drame où M. Schuré, en traits de feu, a évoqué la dernière lutte de la Gaule contre les Césars, sous l’empereur Vespasien. Dans la pensée de l’auteur, ce drame est « le début d’une série de Visions de l’Histoire de France, d’où l’âme celtique ressortira comme l’arcane et le principe cristallisateur de la synthèse nationale ». Visions, c’est le mot. Car, si j’en juge par sa Druidesse, M. Schuré n’entend nullement, dans la série qu’il projette, faire œuvre d’érudit ; il en prend à son aise avec les textes ou plutôt il les néglige en bloc et en détail. Il préfère la fiction à l’histoire, le mythe à la réalité. C’est un poète, un « visionnaire ». Sa Druidesse, fantôme romantique, vaporeuse apparition, comme en engendrèrent tant de fois les brouillards du Rhin, frères des brumes bretonnes, n’a pas plus de consistance historique que la Velléda des Martyrs : chez Chateaubriand, Velléda était fille de Ségenax et amante d’Eudore ; chez M. Schuré, elle est fille de Katmor et amante de Celtil. Chateaubriand en avait fait une Armoricaine ; M. Schuré en fait une Irlandaise. La véritable Velléda, qui ne nous est connue que par un texte de Tacite, était une Germaine, et nous ne sommes même pas sûrs que Velléda fût son nom. Le mot uedela, d’où l’on a tiré Velléda et qui signifie sublimité, a toutes les apparences d’un attribut.

« Cette femme, née chez les Bructères, dit Tacite, avait une domination très étendue, fondée sur cette ancienne opinion des Germains, qui reconnaissent le don de prophétie à quelques-unes de leurs femmes, puis en font des déesses par un progrès naturel à la superstition. Le crédit de Velléda s’accrut encore parce qu’elle avait prédit le succès des Germains et la ruine des régions. »

Faut-il vous rappeler enfin que, mêlée à la révolte de Civilis et des Bataves (70 ans après J.-C.), Velléda ne s’ouvrit pas la gorge avec sa faucille d’or, mais fut bel et bien livrée par ses propres troupes et figura dans le triomphe de Domitien ? La fortune posthume de cette patriote germaine est due tout entière à Chateaubriand qui lui a conféré, pour les besoins du sujet, de grandes lettres de naturalisation et, dès lors qu’on n’en a point fait un grief à l’auteur des Martyrs, il n’y a aucune raison de se montrer plus sévère à l’égard de l’auteur de la Druidesse. Quand on viole l’histoire, disait le vieux Dumas, il faut au moins s’arranger pour lui faire un enfant. M. Schuré nous a-t-il donné une Velléda digne de s’inscrire dans notre souvenir à côté des grandes héroïnes du romantisme ? Toute la question est là. Je tiens, pour ma part, qu’il a écrit une très belle œuvre, plus symbolique peut-être que dramatique — encore n’en suis-je pas sûr et il se pourrait que, représentée sur un théâtre de plein air, dans un cadre propice, à Ploumanac’h ou à Erdeven par exemple, ou mieux encore dans une clairière de l’antique forêt de Paimpont, elle fît un effet considérable sur le public.

Mais la Druidesse de M. Schuré ne pose pas qu’un problème littéraire. L’auteur l’a fait précéder d’une étude sur le réveil de l’âme celtique qui est certainement une des pages les plus brillantes de cet écrivain nourri de Quinet, de Moreau de Jonès et de Jean Reynaud et qui prolonge jusqu’à nous la tradition des grands illuminés du romantisme.

Et croyez que ce regard de voyant qu’il porte sur l’avenir, ce verbe volontiers augural, ces airs de mystagogue, s’accommodent très bien à l’occasion, chez M. Schuré, avec un sens critique des plus déliés qui nous a valu ici même, sur Lucile et le Barzaz-Breiz, des remarques pleines de finesse, d’à propos et de goût. Dans un autre genre, à la fin de l’introduction, la centaine de lignes sur Ouessant, où l’auteur a ramassé toute la poésie éparse et comme flottante de la Thulé armoricaine, mériteraient de prendre place dans cette géographie pittoresque et morale des pays de France dont a parlé quelque part Jules Lemaître. Cela est d’un art tout classique, d’une netteté toute latine. Et le compliment choquera peut-être M. Schuré. Mais le moment est venu de marquer nos positions respectives et de lui dire jusqu’où je veux bien le suivre dans son mouvement de rénovation celtique et pourquoi, en conscience, il m’est impossible d’aller plus loin.

Les Français ou, du moins, la grande majorité des Français, sont des Celtes, c’est entendu ; et, quand la piété filiale ne nous en ferait pas un devoir, nous aurions tout intérêt à nous en souvenir. Suos quisque patimur manes : un certain déterminisme physiologique pèse sur les races comme sur les individus ; il est possible de le corriger, il est vain d’essayer de s’y soustraire entièrement. Et, si l’on veut se bien connaître, il faut commencer par connaître ses pères… Les nôtres ne furent point parfaits. Mais, avec leurs défauts, ils eurent assez de qualités pour que nous ayons quelque droit de les honorer. Ce n’est pas un arbre généalogique si méprisable que celui qui plonge dans la cendre de héros authentiques comme Ambiorix, Bituit, Virdumar, Vercingétorix et ce fier Camulogène, dont l’ingrat Paris n’a même pas donné le nom à une rue. Lorsque Anvers, moins oublieux, éleva, en 1861, un monument au patriote nervien Boduognat et qu’une délégation de la Société des Gens de Lettres fut priée d’assister à la cérémonie d’inauguration, le président de cette Société, Frédéric Thomas, écrivit dans le Siècle :

« J’avoue en toute humilité que ce Boduognat nous avait singulièrement intrigués pendant tout le voyage. Quel était ce Boduognat ? D’où venait-il ? Qu’avait-il fait ? Était-ce un savant ? un poète ? un grand armateur ? un grand capitaine ? Était-ce un grand contemporain, ou bien un vieux de la vieille histoire ?… J’en demande bien pardon à mes sept compagnons de route ; mais ils ne le savaient pas mieux que moi. »

Remarquez que, parmi ces sept « compagnons », il y avait Jules Simon, Amédée Achard, le baron Taylor, etc. Une telle ignorance indignait à l’époque le bon Moreau-Christophe ; « Nous connaissons, disait-il, par le menu tous les héros de l’histoire sainte, de l’histoire grecque et de l’histoire romaine. Nous ne savons rien de nos héros nationaux. À qui la faute, sinon à notre éducation ? Est-ce que l’on ne pourrait pas cependant, avec des traits empruntés à notre histoire, composer, à l’usage des écoles, un recueil de biographies gauloises qui vaudrait le De Viris illustribus ? »

On le pourrait fort bien en effet et même on le devrait, mais il faudrait composer ce recueil avec des textes latins ou grecs, car nous n’avons pas un seul texte gaulois à mettre aux mains des élèves. Nous sommes des Celtes, oui, mais des Celtes latinisés. Ni Moreau-Christophe, ni M. Schuré, ni encore moins les rédacteurs de la Revue des Nations et les membres de la Ligue Celtique n’y ont suffisamment réfléchi.

J’entends bien que toute cette campagne est dirigée contre notre éducation latine. Il s’agit de rompre avec Rome et Athènes, de répudier tout le passé de notre race jusqu’à Jules César ou au moins jusqu’à la Renaissance, de dénoncer le long travail de fusion d’où est sortie l’âme française, héritière de l’âme antique, pour la replonger dans le chaos des origines.

Mais quel est ce vain effort auquel on nous convie ? Laissons de côté les Bretons qui parlent un idiome à part ; encore cet idiome n’est-il pas l’ancien gaulois, mais une déformation du welche. Que les Bretons conservent cependant leur langue, je le veux bien, je le souhaite même ardemment. Mais allez-vous forcer tous les autres Français à apprendre cette langue ou à rétrograder jusqu’à l’ancien gaulois dont nous ne possédons d’ailleurs qu’un petit nombre de mots ?[1] Non, n’est-ce pas ? Que vous le vouliez ou non, vous continuerez de parler le français, c’est-à-dire une langue essentiellement latine, dont les origines ne se trouvent ni à Bibracte ni à Quimper-Corentin, mais à Rome. Et c’est donc vers Rome qu’il faut nous tourner comme vers notre mère d’adoption et notre institutrice, puisqu’aussi bien nous serions singulièrement embarrassés d’aller chercher ailleurs, dans la cendre des dolmens, un enseignement qu’elle est impuissante à nous fournir.

Il ne nous est rien resté des Celtes que ce que nous ont transmis les écrivains grecs et latins. De cette civilisation brillante, mais stérile, nous n’avons hérité ni un poème, ni un monument, mais seulement quelques inscriptions, un calendrier, le souvenir d’une héroïque résistance à l’envahisseur et d’exaltantes légendes d’amour, nées probablement outre-Manche. Voilà le maigre patrimoine qu’on nous propose de revendiquer en échange des riches dépouilles d’Athènes et de Rome. Nous n’en ferons rien. Ou plutôt nous continuerons d’être Latins en même temps que Celtes.

L’équilibre de l’âme française est à ce prix, cette âme qui nous vient bien réellement, elle, du profond des âges, cette âme pareille à celle des Gaulois du temps de Strabon et de Jules César, ardente et mobile, avide d’inconnu, passionnée de liberté, folle de grands mots et de périodes pompeuses, crédule, étourdie, brave, charmante et misérable et qui n’aurait pas plus compté dans le monde que l’âme irlandaise ou calédonienne, si elle ne s’était fortifiée de raison romaine et organisée sur le plan de l’ordre latin[2].

II


Il me faut bien revenir sur le renouveau celtique et c’est une question qui n’est pas près d’être épuisée, si j’en juge par l’abondance des lettres que je reçois et la variété des opinions émises. Je n’entends pas vous infliger la lecture de cette correspondance, qui, publiée in-extenso, déborderait les colonnes du journal. Aussi bien M. Robert Pelletier, dans la réponse ou plutôt dans l’article qui suit, a-t-il rassemblé et présenté avec une grande clarté d’exposition, sinon toujours avec une absolue sûreté critique, les arguments de la majorité des controversistes. C’est une voix diserte que celle de M. Pelletier, et c’est souvent une voix éloquente. Nos lecteurs auront plaisir à l’écouter.


Dans son article de jeudi sur Le Renouveau celtique, M. Charles Le Goffic a cité, parmi les manifestations contemporaines du celtisme, La Revue des Nations et la Ligue Celtique Française. Directeur de l’une, secrétaire général de l’autre, je voudrais présenter ici quelques observations en notre nom à tous, rédacteurs et ligueurs, que M. Le Goffic accuse de n’avoir pas assez réfléchi à la latinisation de la Gaule.

Cette irréflexion, si nous en étions coupables, serait la plus lourde des fautes. Organisation de combat, entrant en lutte avec ce qu’elle appelle le préjugé latin, la Ligue Celtique ne se serait pas préoccupée de tous les arguments historiques et autres dont pouvait disposer l’adversaire ! Nous ne les aurions pas tous réfutés pour nous-mêmes, pour notre sincérité, avant de les combattre publiquement !

Qu’Ésus et Teutatès en soient remerciés ! Nous n’avons pas montré tant de légèreté. Venus pour la plupart de la Sorbonne ou des Facultés de province, nous connaissions tous la théologie du culte romain pratiqué par tant d’universitaires. Si, au fond de nous, le Celte avait toujours protesté, il n’en est pas moins vrai qu’avant de lui permettre de le faire ouvertement nous avions dû par un lent travail nous prouver à nous-mêmes qu’il avait raison et que lui et nous cela ne faisait qu’un.

Ce sont les preuves qui nous ont servi pour cette rénovation que nous offrons aux Français d’aujourd’hui. Car nous savons que le français n’est pas une « langue essentiellement latine », nous savons que ses origines se trouvent en grande partie « à Bibracte » et dans toute la Gaule. La syntaxe française n’est aucunement latine. Nul ne le discute plus. Reste donc les mots. Il y a deux langues latines : le bas-latin et le latin littéraire. Le second Quintilien l’avait déjà remarqué, — et Quintilien n’était pas un celtomane — le latin classique a emprunté des mots très nombreux au gaulois. On ne trouvera pas, je pense, un philologue pour nier que le mot latin mare soit celtique ainsi que carpentum et d’innombrables autres. Admettons, si vous le voulez, que les mots latins semblables aux celtiques soient les frères de ces derniers et non leurs fils, il n’en reste pas moins ceci : dans des milliers de cas il y a eu, dans le parler des Gaulois soumis aux Romains, fusion entre le mot gaulois et le mot latin qui lui ressemblait. Comment peut-on trouver vraisemblable que les Celtes de Gaule aient pris au latin pour dire cent le mot centum, quand ils avaient chez eux centon ; qu’ils aient dit carus, quand leurs pères disaient caros ; qu’ils aient dit sapo, alors que les Celtes inventeurs du savon disaient sapon ; qu’ils aient dit mater en latin, puisque mater est aussi celtique ?

Il y a avec les dérivés, trois mille mots français qui peuvent ainsi venir aussi bien du celtique que du latin classique. Mais ce dernier n’est pas considéré comme le vrai père du français. On attribue généralement cet honneur au bas-latin, et l’on ne s’est pas suffisamment soucié d’établir l’origine de ce bas-latin. Or les éléments gaulois furent si nombreux dans la plèbe et les armées romaines que le bas-latin fut presque un patois celtique. Si nous disons chat, cheval, bague, sapin, c’est sans doute parce qu’on dit en bas-latin : cattus, caballus, baca et sapinus, mais c’est surtout parce qu’en celtique nos pères disaient : cattos, caballos, bacca et sapinos. Les mots de ce genre sont plusieurs milliers.

Il faut donc une fois pour toutes renoncer à dire « la langue française est essentiellement latine et consentir à la qualifier de celto-latine.

Mais si dans les mots nous devons subir un peu de latinité, nous n’en voulons pas dans l’âme nationale, et les mots les plus latins se celtiseront pour chanter la gloire de la race celtique. En dépit des historiens négligents qui arrêtent au IIe siècle l’histoire de l’esprit d’indépendance gaulois, nous savons, nous, pour avoir lu Zozime, Rutilius, Saint-Prosper, Orose et vingt autres, nous savons que, tant que l’empire romain a été debout, pas une génération n’a passé sur le sol de la Gaule sans qu’une révolte vienne apporter la protestation de la nationalité gauloise. Nous savons que nos sommes les fils des Bagaudes qui, pendant un siècle et demi, ont lutté et sont morts pour l’empire gaulois. Nous ne voulons pas que ce miracle historique d’une lutte qui ne cessa qu’avec l’écroulement de la domination étrangère ait été vain. Nous nous en souvenons.

Et lorsqu’à travers les auteurs grecs et romains, nous voyons quelle fut la grandeur de la civilisation de nos ancêtres, quel fut leur héroïsme, lorsque dans les documents irlandais et gallois nous trouvons les légendes, les traditions, l’âme même de notre race, nous retrouvons aussi contre les Romains, qui ont privé notre pays d’un trésor pareil, la même colère qui devait agiter le paysan gaulois quand il voyait tomber la tête de ses chefs et de ses druides.

Qu’importe cependant en quelle langue nous pouvons connaître les exploits de nos pères ! Si on les avait contés en vieux celtique, il faudrait traduire ces récits, même pour les Irlandais et les Bretons, tant les langues évoluent.

La terre d’ailleurs est un autre livre : elle s’est ouverte pour montrer l’art et la science avec lesquels les Gaulois, inventeurs de la charrue et de la métallurgie, savaient forger leurs armes et ciseler leurs bijoux.

Et nous avons le Moyen Âge ! Le Moyen Âge qui vit disparaître les noms latins de nos villes, remplacés par les vieux noms celtiques, le Moyen Âge qui vit avec la féodalité les divisions territoriales de l’ancienne Gaule reparaître, sans que le moindre souvenir des provinces et de l’administration romaine subsistât. La mémoire des origines gauloises était si vivante que les grandes familles nobles voulaient à l’envi descendre d’un dieu gaulois ou d’une fée celtique. Tel les Bourbon, fils de Borbo, les Lusignan, fils de Mélusine. Les monastères irlandais fondés par Saint-Colomban couvraient l’Occident et rénovaient l’agriculture tuée par le fisc romain. Les Celtes Scot Erigène, Duns Scot, etc., créaient la scholastique. Les légendes celtiques d’Arthur et du Graal emplissaient de rêve et d’héroïsme toutes les âmes françaises, et la France du XIIIe siècle, cette France qui savait sans doute des psaumes en mauvais latin, mais qui croyait Virgile contemporain d’Homère, cette France, libérée de l’antiquité classique et qui vénérait Merlin comme un prophète, fut plus grande, plus libre, plus heureuse qu’elle ne le fut jamais après la Renaissance !

C’est cette tradition médiévale que nous voulons renouer. Comme la Renaissance a rompu avec elle, nous voulons rompre avec la latinité.

Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas d’interdire l’enseignement du grec et du latin. Les monastères celtiques ont seul conservé la langue grecque au Moyen Âge. Il s’agit d’habituer les Français à considérer le grec et le latin comme des matières d’érudition, comme des langues étrangères, à ne pas se tourner vers Rome plus que ne le font les Anglais, les Allemands ou les Russes, à comprendre le Moyen Âge, à l’aimer, à connaître ses origines celtiques, à trouver dans la Gaule et dans la tradition celtique ce que les Allemands ont trouvé dans la Germanie et le germanisme. C’est par les auteurs latins qu’ils ont su ce qu’était Arminius : ils en ont pourtant fait leur héros national. Nous voulons que Vercingétorix soit notre Arminius. Nous voulons, comme le disait Richelieu, identifier la Gaule avec la France. Nous voulons qu’on n’emplisse plus le cerveau des jeunes générations avec les légendes fabuleuses de Romulus, avec les mythologies platement immorales des Gréco-Latins, qu’on fasse comprendre aux jeunes Français que le peuple qui a bâti les cathédrales, qui seul en Europe avec les Grecs antiques a créé un art, s’est diminué et s’est renié en bâtissant la Madeleine et le Palais-Bourbon[3].

Une nation qui dans l’antiquité a pris Rome, Delphes, colonisé l’Asie-Mineure, une nation qui a fait les Croisades. les Chansons de gestes, les églises dites gothiques, n’a besoin que de connaître ses défauts et de lutter contre eux par sa volonté de vivre. La raison humaine y suffit, la raison romaine est de trop. Quant à l’ordre latin, synonyme d’oppression, de centralisation et d’arbitraire, la Race qui sut, selon le mot de Clément d’Alexandrie, réaliser la République des justes, n’en a que faire


J’arrête ici la lettre de M. Robert Pelletier qui s’excuse en terminant, après avoir fait remarquer qu’une rue de Paris porte le nom de Camulogène, d’avoir été si long et cependant de n’avoir pas dit « tout ce qu’est le celtisme » ou plutôt le néo-celtisme, parce qu’ « on ne résume pas en deux cents lignes une nouvelle conception de l’histoire ». C’est parfaitement vrai ; mais, dans ces deux cents lignes, M. Pelletier nous a donné l’essentiel de la thèse des néo-celtisants. On peut très bien la juger sur cet aperçu.

Et d’abord cette thèse est-elle si nouvelle que le dit M. Pelletier ? Mais c’est la thèse d’Henri Martin, de Pictet, de Moreau de Jonnès, de Jean Reynaud, etc., une thèse vieille de trois quarts de siècle et davantage, car Le Brigand et la Tour d’Auvergne l’avaient soutenue à la fin du XVIIIe siècle. Elle n’a pas résisté une minute à la critique. Y résistera-t-elle mieux, étayée des nouveaux arguments dont essaie de la soutenir M. Pelletier ? Le français, dit-il, n’est pas une langue latine, mais une langue celto-latine, et la preuve, c’est qu’il contient, avec leurs dérivés, 3.000 mots celtiques ou pouvant venir du celtique. 3.000 mots, peste ! Voulez-vous ouvrir maintenant la première grammaire venue, celle de Dusouchet, par exemple, (Hachette, édition de 1912). Qu’y lisez-vous ?

« Dès les premiers siècles de notre ère, le latin vulgaire, que les soldats romains apportèrent aux paysans gaulois, avaient supplanté le celtique par toute la Gaule, à l’exception de l’Armorique et de quelques points isolés. Celui-ci disparut donc de la Gaule en laissant cependant quelques faibles traces de son passage. On peut citer comme empruntés au celtique : alouette, bec, bouleau, bruyère, claie, dune, grève, jarret, lande, lieue, quai, etc. C’EST UN TOTAL D’UN PEU PLUS DE TRENTE MOTS. »

Trente mots, vous avez bien lu ! Par quel miracle, renouvelé de celui de la multiplication des pains, ces trente mots sont-ils devenus 3.000 chez M. Pelletier ? Mon Dieu ! le plus simplement du monde : en décidant que les mots qui viennent du latin peuvent aussi bien venir du celtique. C’est pour cela sans doute que, dès le Ve siècle, le parler populaire des Gallo-Romains était appelé dédaigneusement par les pédants de l’époque lingua romana rustica, d’où nous avons fait la langue romane. Il n’y a qu’à sourire.

N’étant pas dans le secret des dieux, j’ignore par quel nouveau miracle ou mieux par quel phénomène de transsubstantiation les mots les plus latins se celtiseront dans l’avenir « pour chanter la gloire de la Race celtique ». Ce que je sais, ce que j’ai dit, c’est que les Gaulois (dont j’ai uniquement parlé, négligeant l’épopée irlandaise, qui ne se cristallisa d’ailleurs qu’au VIe siècle, et la littérature galloise, encore plus récente, et qui ne purent donc ni l’une ni l’autre avoir d’influence sur notre formation romane, presque accomplie dès le VIe siècle, c’est, répéterai-je et maintiendrai-je, que les Gaulois ne nous ont transmis ni un poème, ni un monument, que tout ce que nous savons d’eux, nous le savons par les Grecs et les Latins. Quand je parle des Celtes de la Gaule, il ne faut tout de même pas répondre par les celtes d’Outre-Manche et sauter d’un bond au Moyen-Âge. Là, oui, M. Pelletier a raison et je n’ai jamais prétendu le contraire, je l’ai même affirmé dans tous mes livres, il y eut un moment où la pensée celtique, par l’intermédiaire probable des Bretons armoricains, féconda le monde occidental et collabora intimement — mais avec qui ? avec l’Église, avec Rome, toujours elle ! — à la formation de l’Âme médiévale, exactement comme au Ve siècle, par saint Patrick, le grand apôtre gallo-romain de l’Irlande, Rome avait collaboré avec la pensée celtique pour former l’Âme irlandaise.

C’est cette collaboration, si heureuse, que je voudrais qui continuât. Répudier l’un des deux éléments d’où est sortie l’âme française, prononcer le divorce entre l’élément celtique et l’élément latin, c’est vouloir notre mort tout uniment. Voyez l’Irlande, voyez l’Écosse. M. Pelletier me traite en ennemi du celtisme[4] : quelle erreur ! Je sers le celtisme en le mettant en garde contre les exagérations de l’esprit de système. Quand M. Schuré, dans la belle lettre publiée ici même, écrit : « L’auteur des Grands Initiés n’ignore pas tout ce que nous devons à la civilisation gréco-latine qui représente la tradition humaine et divine venue d’Orient ; il sait aussi que sans elle nous ne serions pas parvenus à la conscience », j’applaudis des deux mains à cette grande vérité. C’est par Athènes et Rome que nous avons pris conscience de nous-mêmes. Eh ! quoi, n’est-ce donc rien que se connaître ? Et, pour le plaisir de ne devoir rien à personne, allons-nous souffler sur cette grande lumière qui a éclairé notre chaos originel et nous a permis de l’organiser si magnifiquement ?

M. Schuré rend justice à la civilisation helléno-latine ; M. Pelletier, de son côté, proteste contre la pensée qu’on lui prêtait de vouloir interdire l’enseignement du grec et du latin. Mais d’autres, plus hardis, comme mon admirable ami Jean Le Fustec, dont je me séparai à cette occasion, comme l’archidruide Yves Berthou, son disciple et continuateur et qui dépense tant d’éloquence, de passion et de belles qualités littéraires au service de la plus dangereuse des causes, sont allés jusque-là et ont demandé qu’on rayât le latin et le grec du programme de l’enseignement secondaire. On ne fait pas sa part au celtisme ou du moins à un certain néo-celtisme. M. Pelletier s’en apercevra quelque jour. Il veut être tout Gaulois. Libre à lui ! Qu’il me permette de rester jusqu’à nouvel ordre — comme Rutilius — un simple Gallo-Romain.



  1. Ceci n’est plus tout à fait exact et, dans son beau livre : la Langue gauloise (1921), M. Georges Dottin, doyen de la Faculté des Lettres de Rennes et membre correspondant de l’Institut, a pu recueillir un millier de mots gaulois authentiques. Et, si copieuse qu’ait été la collecte, il s’en faut qu’elle soit close. Des surprises prochaines nous attendent, selon M. Camille Julian.

    « Regardez, dit-il, dans le livre de M. Dottin, l’ignorance en laquelle, au XVIe siècle, on vivait de la langue gauloise ; l’étonnement dans lequel, il y a moins d’un siècle, la découverte des premières inscriptions celtiques plongea nos plus anciens maîtres ; la surprise et la joie à moitié délirante où nous mit, il y a moins de vingt-cinq ans, le calendrier de Coligny ; la stupeur avec laquelle on accueillit, quelques années après, la tablette magique de Rom, la première inscription renfermant quelques phrases en langue celtique. Si le livre de M. Dottin avait été composé en 1880. il n’eût pas eu vingt pages. Il en a plus de deux cents, dont pas une n’est inutile. L’enrichissement rapide de nos connaissances nous fait présager de très glorieux lendemains. On peut dire que ce livre travaille surtout pour annoncer et hâter l’avenir. »

    Nous en acceptons l’augure. Nous voulons même bien avec M. Jullian — pour gratuite que soit l’hypothèse — qu’il y ait eu chez les Gaulois « l’équivalent de l’Iliade ou de la Genèse, des Atellanes ou des Odes de Pindare » et que la littérature de ce peuple ait été « aussi riche, plus riche même que celle de Rome avant Ennius » : notre argumentation ne s’en trouve nullement touchée et, dès lors qu’il s’agit d’une littérature orale, que personne n’a pris soin de recueillir, il y a toutes chances malheureusement pour que nous ne la connaissions jamais, donc pour que nous ne puissions pas en tirer un enseignement.

  2. J’ai reçu, à propos de ce premier article, la lettre suivante de M. Edouard Schuré. Son intérêt est trop vif pour que je n’en lasse pas part à mes lecteurs et aussi bien met-elle les choses au point en ce qui concerne le régime d’éducation à donner aux Français :

    Cher Monsieur et Cher Confrère

    J’ai lu ce matin avec un vif plaisir votre bel article sur le Renouveau celtique à propos de ma Druidesse dans la République Française. Je tiens à vous remercier sur-le-champ pour tout ce que vous dites d’aimable et d’intelligent sur mon drame, comme aussi sur mon étude consacrée à l’âme celtique…

    À ce propos, je tiens à vous dire que je ne donne pas dans les exagérations des panceltistes. L’auteur des Grands Initiés n’ignore pas tout ce que nous devons à la civilisation gréco-latine, qui représente la grande tradition humaine et divine venue d’Orient. Il sait aussi que, sans elle, nous ne serions pas parvenus à la conscience de nous-mêmes. Mais cette conscience originaire et durable ne devons-nous pas aujourd’hui la rallumer à nos origines nationales ?

    L’intuition, la sympathie humaine, le sens psychique de la divination sont des vertus celtiques. Il faut réveiller notre awen, ce qui est le plus nôtre, le génie propre de notre race.

    Et ce serait encore une preuve que Vercingétorix eut raison de lutter contre César et que, malgré sa défaite, son œuvre ne fût pas vaine, puisque l’âme celtique ressuscite en nous.

    Voilà ce que tente de dire ma Druidesse. J’ignore si je l’ai bien dit, mais je sais que toute votre œuvre charmante, puissante et variée, l’affirme avec éclat. Et voilà pourquoi le Celte alsacien que je suis sympathise profondément — par dessus les Vosges, la Seine et la Loire — avec le Celte breton et même latin que vous êtes.

    Croyez-moi, mon cher poète, etc.

    Ed. Schuré.


    Est-il besoin de dire combien cette lettre m’a réjoui ? Dès lors que M. Schuré entend conserver, à la base de notre enseignement secondaire, le latin et le grec, nous sommes d’accord et je ne suis pas homme à nier — alors que tout mon effort personnel atteste le contraire — le profit considérable que nous pourrions tirer d’une connaissance plus approfondie de notre passé national.

    J’ai eu soin, d’ailleurs, de mettre à part les Bretons armoricains qui parlent une langue détachée du même rameau celtique d’où sont issus le cornique, aujourd’hui disparu, et le gallois moderne.

    Ce que j’ai affirmé, laissant également de côté la merveilleuse floraison de la littérature irlandaise, les Mabinogion, les Triades galloises (d’ailleurs en partie apocryphes), etc., c’est que les Celtes de Gaule ne nous avaient transmis ni un poème, ni un monument. Et si j’ai fait une exception, quoiqu’elles soient bien postérieures, pour les légendes d’où sont sortis nos romans de la Table-Ronde, c’est que ces légendes agirent avec une force singulière sur le Moyen-Âge et que par elles, vraiment, comme je l’ai dit dans l’Âme Bretonne, les Celtes furent les professeurs d’idéalisme de l’Occident.

    N’oublions pas cependant tout ce que le catholicisme avait introduit de romain dans ces légendes où le merveilleux celtique est constamment aux prises avec la morale chrétienne. Et, pour ce qu’elles doivent même à l’antiquité hellénique, reportons-nous à M. Bédier.

  3. Comme si la Madeleine et le Palais-Bourbon étaient tout l’art de la Renaissance et du classicisme ! De Chambord, de Chenonceaux, de Versailles, etc. pas un mot.
  4. Singulier ou trop explicable retour des choses ? En 1923, directeur d’une revue intitulée la Paix, M. Robert Pelletier était, d’après le Temps, l’objet d’une information, close d’ailleurs par un non-lieu, pour intelligence avec l’ennemi, le vrai, celui d’Outre-Rhin, dont je n’ai jamais douté qu’il fût éminemment sympathique à cette levée de boucliers contre la latinité.