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L’Âme bretonne série 4/Les souvenirs de Le Gonidec de Traissan

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 205-211).

LES SOUVENIRS
DE LE GONIDEC DE TRAISSAN.



J’étais en Alsace quand est mort M. Le Gonidec de Traissan et je n’ai pu me joindre à ceux de nos amis qui accompagnèrent jusqu’à sa dernière demeure ce digne homme. Combien je l’ai regretté ! Sans avoir été des intimes de M. Le Gonidec de Traissan, j’ai été à même, plus d’une fois, d’apprécier la grâce exquise, la délicieuse simplicité de notre compatriote. Je savais de surcroît tout ce qui se cachait de bravoure sous cette enveloppe si peu martiale à première vue, malgré la barbiche et les cheveux en brosse, souvenir du temps où Le Gonidec, un Sacré-Cœur sur sa veste de zouave, se battait à Mentana contre Garibaldi et à Patay contre les Prussiens.

On n’a point ici à lui faire honneur — ou grief — de ses sentiments religieux. Mais enfin, ce serait trahir le défunt que de ne pas rappeler à quel point il était fervent catholique. Je crois même qu’il n’était si brave que parce qu’il était de roc dans sa foi.

— En somme, me disait-il, la mort n’est redoutable que quand on n’y est pas préparé. Or tous tant que nous étions, chez les zouaves pontificaux, nous communions chaque matin avant d’aller au feu. D’avoir la conscience en règle, vous n’imaginez pas comme cela rend facile l’exécution de ses devoirs de soldat.

Fortes paroles, prononcées de ce ton si simple dont ne se départait jamais Le Gonidec ! Elles me rappelaient le mot de l’Anabase : « Ceux qui craignent le plus les dieux sont ceux qui, dans la mêlée, craignent le moins les hommes. » Il faudrait ajouter pour Le Gonidec : « Ceux qui craignent le moins les hommes sont ceux qui font le moins étalage de leur bravoure. » Qui se fût douté, à voir ce vieillard si doux, si effacé, si modeste, qu’il était un des héros de l’Année Terrible et qu’il avait vingt fois gagné, par des prodiges de vaillance, le petit bout de ruban rouge qui fleurissait imperceptiblement sa boutonnière ?

À Loigny, quand Sonis, désespéré par la débandade du 51e régiment de marche, se retournait vers Charette et lui criait : « Il y a des lâches, là-bas. Suivez-moi et mourons ensemble », Le Gonidec avait été un des premiers à se mettre aux ordres du commandant du 17e corps. Ce jour-là, dans la plaine blanche et glacée, sous le vol strident des obus, je ne sais si les zouaves pontificaux eurent le loisir d’entendre la sainte messe et de communier : ils durent se contenter de recevoir à genoux et en bloc la bénédiction de leur aumônier et, partis 300 pour reprendre Loigny, cédé par la brigade Bourdillon, ils revinrent 60, n’ayant pu enlever que la ferme de Villours, mais ayant donné au 37e, qui tenait stoïquement dans le cimetière, le temps de briller ses dernières cartouches et au reste du corps de Chanzy le temps de se dégager : Sonis avait la cuisse broyée ; Bouillé, son chef d’état-major, Charette étaient grièvement blessés. Le Gonidec s’en tirait avec quelques égratignures. Patay même, le sanglant Patay, l’épargna ; mais, à l’attaque du plateau d’Auvours, le 11 janvier, quand Gougeard prit la tête de la colonne d’assaut au cri d’« En avant, pour Dieu et la patrie ! », dans le corps à corps qui suivit la charge, une balle frappa Le Gonidec à l’épaule qui en demeura longtemps paralysée.

Ce fut la fin de sa carrière de soldat, mais non de sa vie militante, car l’arrondissement de Vitré l’envoya peu après à la Chambre et, à chaque renouvellement de l’assemblée, il fut réélu sans concurrent. Cette constance du suffrage universel à son endroit aurait pu lui enfler le cœur, s’il s’était fait une idée plus transcendante de son mérite — et de celui de ses collègues.

— On s’est moqué de nos rois, se plaisait-il à dire, qui, par grâce d’état, savaient tout sans avoir rien appris. Mais le miracle se renouvelle chez nous, périodiquement, pour cinq ou six cents élus du suffrage universel qui ne savaient rien la veille de leur élection et qui, le lendemain, connaissent tout, le passé, le présent, le futur et même le paulo post futur, comme le bachelier de Salamanque…

Ce n’était point son cas, quoi qu’il en soit, et, plus il avançait dans la vie, plus il disait qu’il avait à apprendre. Je ne sais pas ce qu’il valait comme orateur et je ne sais même pas s’il fut orateur : du moins n’ai-je souvenir d’aucun débat où il soit intervenu à la tribune. Mais quel causeur charmant il faisait ! Quel esprit averti, délicat et plein de tact ! Ce doyen des représentants bretons, qu’auraient dû gâter trente années de parlementarisme, je l’ai entendu, chez Paul Sébillot, présenter les plus justes et les plus fines remarques critiques sur le texte d’un manifeste qu’on nous soumettait. L’auteur de ce texte y avait employé le mot « constituer », si lourd, si pédantesque et dont on abuse vraiment un peu trop.

— Pourquoi ne pas dire « faire », tout simplement ? observa Le Gonidec.

Tout l’homme est dans ce trait. Il détestait l’emphase dans le style comme dans la vie. Il n’eût pas été complètement breton, cependant, s’il n’avait eu son coin de chimérisme. Un hasard me le fit découvrir, certain jour que nous causions de Garibaldi.

Le Gonidec ne contestait pas l’existence de Garibaldi ; il acceptait de la vie du grand condottiere tout ce qui est antérieur au 29 août 1862 ; mais il repoussait délibérément tout ce qui suit et le mettait au compte d’un certain Sgaranelli, natif de Livourne, qui était, comme on dit vulgairement, le portrait craché de Garibaldi.

Et sur quel fondement asseyait-il sa créance ? me demanderez-vous. Voici :

— Remarquez tout d’abord, me disait M. Le Gonidec, que le type garibaldien est très répandu en Italie. Le « héros » n’avait pas qu’un sosie dans la péninsule : il en avait dix ou douze. Et c’est ainsi qu’à Gênes, sans qu’on s’aperçût de la substitution, un débardeur des quais posa longtemps les Garibaldi chez les photographes locaux. Vous me direz que cela ne prouve rien et que, si Garibaldi avait été tué en 1862 à Aspromonte, comme je le crois, on aurait bien fini par le savoir tôt ou tard. Oui, si la chose s’était passée ailleurs que dans les Calabres. L’Italie n’est point la France et nous sommes céans dans le pays par excellence, dans le Chanaan des sociétés secrètes. Tout le monde conspire peu ou prou en Italie ; tout le monde est d’une maffia ou d’une camorra quelconque. Et vous voyez pourtant comme les mystères d’une camorra ou d’une maffia sont bien gardés !…

— Soit, concédai-je. Quel intérêt auraient eu les garibaldiens à cacher la mort de leur chef ?

— Quel intérêt ? Mais les Garibaldiens sans Garibaldi n’étaient plus rien ! Ils perdaient toute importance politique ; leur cause était irrémédiablement ruinée.

— Et les fils de Garibaldi auraient accepté une substitution aussi honteuse ?

— Je ne suis pas dans le secret des dieux. Mais ainsi s’expliqueraient les effroyables disputes entre Menotti et son père putatif, dont retentirent à l’époque les échos de Caprera.

— Un mot encore. Persuadé, comme vous l’êtes, que Garibaldi mourut à Aspromonte, comment n’avez-vous point saisi l’occasion, à la Chambre, de protester contre les honneurs qu’on rendait à sa mémoire ?

— Je l’ai fait et l’Officiel peut en témoigner. Un jour que M. Lockroy occupait la tribune et qu’il parlait des droits de Garibaldi à être honoré en terre française comme originaire de Nice : « Mais, vous savez bien, répliquai-je, que votre Garibaldi était de Livourne ! »

Ainsi me parla, dans une conversation dont je garantis le sens, sinon les termes, M. Le Gonidec de Traissan, député d’Ille-et-Vilaine et ancien zouave pontifical. J’ai su depuis que beaucoup de ses compagnons d’armes partageaient sa manière de voir et qu’ils ne doutaient point que nous eussions eu affaire, en 70, à un faux Garibaldi.

L’hypothèse, reconnaissons-le, s’accommoderait assez bien avec les singulières défaillances du « héros » l’ascendant inexplicable qu’avait pris sur lui l’ineffable Bordone, pharmacien, promu général de brigade, surtout la licence des reîtres qui lui faisaient cortège et dont un historien peu suspect, M. Arthur Chuquet, de l’Institut, a dit qu’« ils avaient l’air de saltimbanques » et que « quelques-uns étaient des drôles et des coupeurs de bourses ». Et il est certain aussi, d’autre part, que, dès le début de l’engagement d’Aspromonte, Garibaldi tomba frappé de deux balles, l’une à la cuisse gauche, l’autre dans la cheville du pied droit, que cette dernière balle le fit particulièrement souffrir et qu’une légende — qui est peut-être de l’histoire — veut qu’elle n’ait pu être extraite que sur les indications de Nélaton.

Pour croire à la mort de Garibaldi et accepter en même temps l’hypothèse de sa réincarnation, il faudrait admettre que le gouvernement de Victor-Emmanuel se fût entendu avec son fils Menotti et ses lieutenants Nuto et Corte, — et voilà qui n’est plus du tout vraisemblable.

Après sa soumission, le chef des Chemises-Rouges, transporté sur un brancard à la caserne de la Marchesina, où il passa la nuit, fut embarqué le lendemain sur la Duca di Genova, à destination du fort de Varignano. Il y demeura plusieurs mois. S’il était vrai qu’il y fût mort et qu’on lui eût substitué le Livournais Sgaranelli, ce n’aurait donc pu être à l’insu et sans la complicité du gouvernement italien. Or, celui-ci commençait à trouver bien gênant Garibaldi. Loin qu’il eût intérêt à le ressusciter, il n’eût point été fâché, je crois, d’être débarrassé à tout jamais de ce brouillon.

Telles sont, entre beaucoup d’autres, quelques-unes des raisons qui m’empêchent, aujourd’hui encore, d’adopter les conclusions de M. Le Gonidec de Traissan. Je les exposai dans un article déjà ancien. J’espérais entraîner ainsi l’excellent homme dans un débat public, où il eût sorti ses derniers arguments. Peut-être les a-t-il consignés dans des mémoires qui paraîtront quelque jour. Peut-être s’en est-il tenu à de simples impressions. Ou peut-être, tout simplement, comme je l’insinuais plus haut, y avait-il un grain de chimérisme dans ce cerveau par ailleurs si net et si lucide. N’est-ce pas un autre Breton célèbre, l’abbé Moigno, qui se fit fort, un beau jour, de prouver que Napoléon était un simple mythe solaire et ses douze maréchaux une incarnation des signes du zodiaque ?

Le Gonidec était peut-être cousin de ce Moigno-là.