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L’Âme bretonne série 4/Une cellule de l’organisme breton VIII Les fraisières de Plougastel

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 57-67).


VIII

LES FRAISIÈRES DE PLOUGASTEL.


Et les fraises ? me direz-vous. Patience, j’y arrive.

Car on ne nous avait pas trompés ; la fraise de Plougastel n’est pas un mythe, mais sa culture n’occupe pas tout le territoire de la péninsule. Ni sur la rive de l’Elorn, ni sur les plateaux de l’intérieur, où l’abri lui manque, on ne la voit arrondir son joli dôme rubescent. Cependant, un peu avant le fort du Corbeau, près de Keralliou, à l’endroit où l’Elorn se perd dans la rade de Brest, la voici qui se hasarde, qui fait une première et timide apparition. C’est même sur le versant nord-ouest de la péninsule, dans l’exposition la moins favorable par conséquent, que sa culture a pris naissance[1].

La fraise s’appelle en breton sivien. Je ne sais exactement d’où vient ce mot. Fraise en latin se disait fraga. Or, presque tous les noms des légumes et des fruits, en Bretagne, ont une origine latine bien caractérisée. C’est que les Romains semblent avoir introduit en Gaule la culture maraîchère et fruitière, inconnue avant eux ou du moins demeurée très rudimentaire[2]. La fraise fait exception. D’assez bonne heure on a distingué la fraise ordinaire et la fraise du fraisier traçant, appelée sivienred. Ce n’est pourtant que vers la fin du xvie siècle qu’on a commencé à cultiver la fraise en France. Elle vivait, jusqu’alors, à l’état sauvage, comme nos fraises des bois. Et c’est en effet dans les bois qu’on l’allait chercher. Elle était fort petite, même la variété de fruit plus allongé connue sous le nom de fraisier des quatre saisons et qui est originaire, croit-on, du Mont-Cenis, dans les Alpes. Bien plus tard seulement sont apparus les fraisiers à gros et moyens fruits : le fraisier élevé (fragaria elatior) à la saveur musquée ; le fraisier des collines (fragaria collina), dont le calice est appliqué sur le fruit ; le fraisier du Chili (fragaria Chilœoensis), introduit en 1714 et qui, perfectionné par la culture et croisé avec la fragaria virginiana, s’acclimata tout de suite à Plougastel.

On y cultive, bien entendu, surtout depuis une cinquantaine d’années, un grand nombre d’autres variétés. Il semble même que le fraisier du Chili ait fait son temps, ainsi que la grosse fraise à fruit pourpre (Belle de Meaux, Belle de Montrouge, etc.) qui, dans la banlieue parisienne, s’est taillé une si belle place au soleil. C’est la fraise moyenne à qui vont les préférences des cultivateurs plougastélois. Les variétés les plus répandues là-bas sont la Docteur Morère, la Marguerite, la fraise noble, la Royale souveraine, la fraise d’Angers, la fraise Jaime et la fraise ananas. Aucune de ces variétés n’est indigène. Plusieurs sont nées d’hier et ont été obtenues dans les exploitations parisiennes par de lentes méthodes de sélection et d’hybridation : les Plougastélois se sont contentés de les adopter. En quoi peut-être n’ont-ils pas montré un esprit assez entreprenant, car il leur eût été possible (et il y eussent trouvé leur avantage) d’obtenir un type personnel qui eût distingué à l’étranger la fraise bretonne des autres fraises.

Tel quel, l’hectare de fraisiers, à Plougastel, rapporte brut 3.000 francs, prix maximum ; à Chatenay, Bagnolet, Bry, Montreuil, Verrières, Fontenay-aux-Roses, etc., etc., il rapporte deux fois plus : entre 6.000 et 7.000 francs. Il est vrai qu’ici, à la culture de plein air, on ajoute la culture intensive sous châssis et avec thermosyphon ; de plus en plus les horticulteurs de la banlieue parisienne visent à la qualité et à la précocité du fruit plus qu’à sa quantité.

Une troisième région de la France tient, avec le Finistère et la banlieue parisienne, une place importante dans la fraisiculture : c’est le Midi provençal, principalement la région d’Hyères et de Carpentras. On évalue à un million de kilogrammes les expéditions d’Hyères, à cinq millions celles de Carpentras et de ses annexes (Entraigues, Aubignan, Perres, Montueux, etc.). Autour de cette dernière ville s’étalent d’immenses champs de fraisiers qui ont remplacé avec avantage la garance dont ils étaient plantés avant le krach industriel dont ce produit fut atteint il y a quelques années. L’hectare y rapporte entre 3.500 et 4.000 francs, soit près de 1.000 francs de plus qu’à Plougastel, ce qui ne laisse pas de surprendre un peu, la majeure partie des fraises provençales, notamment les variétés Marguerite et Victoria, étant directement expédiées sur Londres comme les fraises de Plougastel et ayant à fournir une traite deux fois plus longue.

Les Anglais ne connaissent donc point la culture des fraises ? Si fait ! Ils possèdent, tout comme nous, des fraisières sous châssis et des fraisières à l’air libre, dont les plus considérables sont situées en Écosse, à Roslin, et dans le comté de Kent, à Tiptree Heath. Les estrawberries de Roslin sont même si renommées qu’à en croire un voyageur français, M. Paul Toutain, on organise pendant l’été, d’Édimbourg à Roslin, pour les amateurs de fraises, des « trains de gourmandise ». Quant aux exploitations de Tiptree Heath, on peut juger de leur importance par ce fait que les pompes élévatoires n’y distribuent pas moins de 3.500 gallons d’eau par heure (le gallon vaut 4 litres 523). Mais les fraises anglaises sont, en général, très tardives, insuffisamment sucrées et propres, tout au plus, à faire des confitures. De grandes usines à vapeur sont, effectivement, annexées aux exploitations de Tiptree Heath et l’on y traite les fraises sur place.

Les fraises françaises, à la différence des fraises indigènes, entrent, au contraire, dans la consommation immédiate. Elles sont servies en boîtes ou en paniers sur les tables. À Plougastel, les expéditions se font soit dans des « fardeaux » (couple de petites boîtes oblongues en forme de cercueil, nommées peut-être de là « carchets », corruption du mot breton arched, cercueil), soit en d’élégantes corbeilles de paille jaune et violette fabriquées dans le Vaucluse, soit encore dans les espèces de cribles appelés « cageots ».

Et sans doute on apporte le plus grand soin à la cueillette du produit. Les journaliers et journalières du Faou, de Loperhet, de Daoulas, etc., que les cultivateurs de Plougastel embauchent pour cette cueillette, s’y montrent d’une habileté consommée : la fraise est détachée d’une façon très délicate, l’ongle faisant levier, et rangée immédiatement, sans que la main l’ait touchée, dans le carchet ou la corbeille. Elle ne passe plus, comme autrefois, par l’intermédiaire du « bouleau » ou, du moins, cette sorte de bannette grossière en osier, avec un fond en cul de bouteille, ne s’emploie-t-elle plus qu’en fin de saison pour les fraises à bon marché qu’on exporte sur Brest, Landerneau, Quimper et Morlaix et qui ne craignent point le transvasement. Le carchet lui-même n’a peut-être plus de longs jours à vivre : on lui avait donné cette forme de cercueil ou de bateau à fond plat pour atténuer la pression des fraises du dessus sur les fraises du dessous. Ces carchets étaient en somme un premier progrès sur les anciens paniers de dix kilos pesant, où l’on entassait les fraises au début de l’exportation et dont elles sortaient en bouillie la plupart du temps. Mais, fabriqués en bois plein, ils ne permettent pas à l’acheteur de se rendre compte de l’état de conservation des fraises du dessous. Les corbeilles à claire-voie n’ont pas cet inconvénient. Aussi prévoit-on qu’elles remplaceront les carchets à bref délai, et déjà les syndicats fraisicoles de la région se préoccupent de trouver un système d’emballage qui permette de les arrimer convenablement dans les cales des navires.

Je viens de parler des syndicats. C’est là, en effet, une des autres étrangetés de ce pays tout à la fois si traditionnaliste dans ses mœurs et si avancé dans ses conceptions économiques. Jusqu’en 1865, date de l’ouverture du chemin de fer de Paris à Brest, Plougastel n’exportait ses fraises que sur les villes environnantes. Les prix étaient fort bas. L’exportation vers Paris les releva sensiblement et les envois finirent par atteindre, en 1875, deux millions de kilos. Cependant les cultivateurs plougastélois ne formaient pas encore d’associations ; les marchands fraisiers du dehors venaient acheter la fraise sur place et traitaient avec chaque producteur isolément. Cet état de choses commença de se modifier quand les steamers anglais, au lieu de charger la fraise à Brest, acceptèrent de venir la charger directement et pour ainsi dire à pied-d’œuvre dans les petits ports de la presqu’île : au Passage, au Caro, à l’Auberlac’h, etc. C’est à cette époque que se fonda, sous une étiquette anglaise, le premier syndicat fraisicole de Plougastel : la Shippers-Union[3], bientôt suivie de la New-Union et de la Farmers-Union. Et il se peut que le contact et l’exemple des commerçants britanniques n’aient pas été étrangers à cette évolution qui répondait si bien, par ailleurs, aux habitudes communautaires de la race et à son antique répartition en frairies : le syndicat n’est, en somme, qu’une extension économique de la breuriez. L’exportation des fraises s’était faite jusque-là dans des conditions assez fâcheuses : les cargos-boats qui chargeaient à Plougastel manquaient essentiellement de confort ; les fraises y avaient à la fois à souffrir du voisinage malodorant des chaufferies et du défaut d’aération. Aussi les syndiqués décidèrent-ils en 1899 d’affréter des navires spéciaux pour le transport de leurs produits. Le Résolute fut le premier navire de ce genre : la cale avait été éloignée de la machine et, si l’on n’y avait point fait, comme sur les steamers américains, la dépense d’un appareil frigorifique à dégagement d’ammoniaque et de chlorure de méthyle, une aération ingénieuse y entretenait suffisamment de fraîcheur pour que les fraises arrivassent sur les marchés en parfait état de conservation.

La Farmers-Union, la Shippers-Union et la New-Union se sont fondues depuis lors en une seule société : l’Union. Et peu s’en fallut que le trust de la fraise ne fût réalisé, l’Union, composée de gros producteurs, régentait le marché, pesait tyranniquement sur les cours : la situation devenait intenable pour les petits et moyens producteurs qui parlaient déjà de « faire passer la charrue dans les fraisières ». Mieux inspirés, ils s’associèrent à leur tour (1906) et opposèrent syndicat à syndicat. La F. F. (Fermiers Fraisiéristes), après des débuts assez pénibles, finit par prendre pied sur le marché. Un tiers de la production fraisicole s’écoule par ses steamers. Le plus curieux est que chacun de ces syndicats a pour président un Le Gall. On les distingue par leur lieu d’origine. Le Gall des Rosiers préside l’Union, et Le Gall de Pénanéro préside la F. F. Je ne serais pas étonné qu’ils fussent parents de surcroît : les mariages entre consanguins sont quasi la règle à Plougastel ; on ne s’y marie qu’« entre soi ». Qu’arrive-t-il ? C’est que tout le monde est un peu cousin et que le même nom est porté par des centaines de familles. Pour se reconnaître dans cette kyrielle de Kervella, de Calvez, de Jézéguel, de Kerzoncuff, de Le Bot et surtout de Le Gall qui sortent de terre à chaque pas, il faut recourir aux sobriquets ou les désigner par la breuriez dont ils font partie ou le nom des convenants qu’ils habitent…

Au petit port du Passage, où je m’étais rendu, en avril précédent, vers 5 heures du soir, pour reprendre le bac, deux steamers achevaient leur chargement : l’Annie et l’Alder-Newy. Ils devaient partir à la marée et on attendait leur retour pour le surlendemain. Sur le môle et les quais s’entassaient les « fardeaux », les cribles et les corbeilles du Vaucluse en paille jaune et violette. Chaque vapeur emporte par voyage trente mille caisses de fraises environ. Le total de l’exportation, qui était, il y a quelques années, de 300.000 caisses, représentant près de 500.000 kilos, est aujourd’hui cinq fois plus élevé et monte à 2.500.000 kilos.

Gros chiffre, si l’on réfléchit à la faible durée de l’industrie fraisicole ! Cette industrie s’exerce seulement du 15 mai au 15 juin. Il y a encore des fraises à Plougastel après le 15 juin, mais ce n’est plus de la fraise de primeur, la seule qui vaille qu’on l’exporte et dont la culture soit vraiment rémunératrice : payée de 7 à 14 sous aux producteurs, on la revend jusqu’à deux francs la livre aux Anglais. Les meilleures fraises de la région, qui sont aussi les plus précoces, mûrissent sur les pentes rocheuses de l’Auberlac’h et de Kerdaniel. La côte est là presque à pic. On appelle ces terrains les rochous et ils sont particulièrement recherchés des cultivateurs.

Le fait est que, dans la commune de Plougastel, l’hectare de ces rochous et, en général, de toutes les terres chaudes, atteint fréquemment 15.000 francs[4]. C’est un prix très supérieur à celui des autres terres de Bretagne, sauf autour de Roscoff et dans cette zone privilégiée du Trégor qu’on appelle « la ceinture dorée ». S’agit-il de terres froides ? L’hectare tombe tout de suite à 6.000, même à 5 et à 4.000 francs. La différence est sensible. Plougastel, d’ailleurs, ne produit pas que des fraises : il produit aussi des petits pois (200 quintaux), des choux et des haricots verts de primeur, qui s’exportent, comme les fraises, sur les marchés anglais, tandis que ses nèfles, prunes, cerises, pommes et poires au couteau vont alimenter les marchés de l’intérieur. Sauf sur la rive de l’Elorn, lande et bois, de Saint-Jean à Kéralliou, et sur le plateau, où l’on cultive un peu de céréales, toute cette péninsule n’est donc que vergers, jardins fruitiers et maraîchers. Et, pour une partie de sa population, la pêche ajoute son appoint aux revenus du sol : petite pêche, sans doute, qui ne comporte guère les lointaines expéditions, qui se fait en rade, par beau temps, et se borne au dragage des coquilles de St-Jacques[5], mais qui suffit pour que la moitié de cette population de maraîchers soit inscrite sur les rôles d’équipage et touche une pension de la Marine.

— Nous n’avons pas ici de très grosses fortunes, me disait un notable du bourg : cinq ou six seulement, car les plus belles fermes ne dépassent pas 15 hectares, mais nous n’avons pas de pauvres non plus. Si vous voyez un mendiant sur nos routes, soyez sûr qu’il est étranger.

  1. « Ce fait, singulier en apparence, dit M. Camille Vallaux, s’explique par le voisinage immédiat de Brest, qui fut longtemps le seul débouché des produits de Plougastel. Le fraisier du Chili, qui s’est merveilleusement acclimaté dans le pays et dont la réussite a été le point d’origine de la culture intensive de la fraise, était donc cultivé aux environs de Keralliou. On s’aperçut, vers 1820, qu’il réussissait bien mieux sur les terrains de la côte sud à Larnouzel et à Kerdaniel, sur l’anse de l’Auberlac’h. Des falaises, jusqu’alors incultes, furent découpées en petits carrés séparés par des muretins de pierre sèche, les « talus » de la côte, dont l’utilité ici est incontestable ; elles furent ensemencées en fraisiers. De Kerdaniel, les fraisiers s’étendirent vers l’Auberlac’h, Saint-Adrien et Roségat. En 1865, ils arrivaient au Tinduff, sur la rivière de Daoulas. En 1877, ils parvenaient à Saint-Claude et envahissaient la commune de Loperc’het. Aujourd’hui ils ne s’arrêtent qu’au Squivit, tout près de Daoulas. Mais le grand centre de production est demeuré à l’Auberlac’h, où il s’établissait, il y a soixante-dix ans et où les fraises sont entourées de légumes-primeurs, laitues, choux précoces, haricots verts et petits pois. » (La Basse-Bretagne, Paris, 1907.)
  2. N’en concluons pas que les Celtes ne connaissaient que la vie pastorale, « Tout le monde sait qu’ils connaissaient l’agriculture, dit le savant Joseph Loth. Un certain nombre de termes importants communs aux deux groupes, goidélique et brittonique, suffirait à le prouver. (Note sur le nom de la herse chez les Celtes.)
  3. Union des Expéditeurs.
  4. « Dès qu’une parcelle de terrain est libre dans leur voisinage, me disait un notaire de Plougastel, Me Dilassez, les fermes riveraines se le disputent avec une âpreté incroyable. J’ai ainsi vendu, en 1910, par petits lots, 86.550 francs une ferme appartenant à M. de Lamoricière, d’Angers, et louée 1.100 francs l’an. Mais ma plus belle affaire en ce genre remonte à 1902 : il s’agissait de divers lopins de terre provenant du même héritage. Leur rapport total était de 398 francs. Je les ai vendus 63.000 francs ! » — Ajoutons qu’ici on mesure la terre par boezal, qui vient évidemment du mot français boisseau (140 litres d’orge, avec lesquels on doit régulièrement semer 30 ares ou un boezal).
  5. Erreur. Et, bien avant la guerre, déjà, les pêcheurs-cultivateurs de l’Auberlac’h, du Caro, de Saint-Claude, etc., avaient singulièrement étendu leur champ d’action et perfectionné leur armement : ce n’est pas la coquille de Saint-Jacques seulement — vendue alors 30 francs la « sacquée » de 50 kilos et dont les bancs d’ailleurs commençaient à s’épuiser — qu’ils draguaient du 15 septembre au 1er mai ; ils draguaient aussi les huîtres, les pétoncles, le maërl, amendement de premier ordre pour le froment, l’orge et les carottes ; ils poussaient même assez loin hors du goulet à la recherche des mulets et des bars. Leurs barques à deux mâts, hautes de bordage et basses de quille, comportent à l’avant un petit logement pour les hommes (4 par bateau et le mousse). Tel petit port plougastélois, comme l’Auberlac’h, possède ainsi une flottille de pêche forte de cinquante unités.