L’Âme des saisons/A celui qui dort

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 205-208).
A CELUI QUI DORT


O toi qui dors, tu ne sais pas ce qui se passe
Pendant la nuit de gel qui craque dans l’espace ;
Tu ne sais pas, tu ne sais pas, étant pareil
A ceux qui dorment sous les ifs l’autre sommeil,
N’étaient l’attouchement des couvertures tièdes
Et le songe qui rôde en ton âme inquiète,
Où celui que tu fus cherche à nouer sa main
A celle de celui que tu seras demain.
Pourtant autour de toi le silence est si dense,
Imbu d’une si sourde et subtile cadence


Qu’on le dirait tissu de souffles et de voix
Et que des cloches d’or y sonnent quelquefois…
Le lavabo chuchote et l’armoire s’éveille,
Les chaises, les fauteuils sournois prêtent l’oreille,
Et la lune à travers les vitres fait semblant
D’apaiser le tumulte avec un rayon blanc…
Mais toi tu n’entends pas, étant pareil aux bornes
Bombant leur front de pierre au bord des routes mornes,
Sans souci de la lune éclatante qui met
Une ombre oblique et bleue à leur masse, — n’était
Que ta poitrine, en lents mouvements, se soulève
Et que parfois aussi, sous l’étreinte du rêve,
Ta bouche expire, en s’entr’ouvrant avec effort,
Un souffle sourd où sourd une angoisse de mort…

O toi qui dors, tu ne sais pas combien est mince
Le verre de la vitre, où le gel gratte et grince,
Et qu’au delà s’étend, sans fin, de toit en toit,
L’espace bleu rempli d’étoiles et de froid…
La campagne est là-bas sous l’étoile polaire,
La campagne bleuâtre et dure, toute claire,
Avec des bandes d’ombre et d’étranges buissons,
Hérissés et tassés comme des hérissons ;
Avec le clair de lune immense, que les haies
Découpent çà et là de leurs lignes de craie ;


Avec la houle des labourés poivre et sel ;
Avec les chemins bleus aux ornières de gel ;
Avec le froid qui craque aux brindilles fleuries
De dentelle mortelle et d’âpres pierreries ;
Avec des prés marbrés de glace et de verglas,
Et des arbres tordant en silence leurs bras ;
Avec un braconnier à l’affût sous les saules ,
A plat ventre, le cou rentré dans les épaules,
Tenaillant le fusil dans ses poings frémissants,
Le nez bleui, la pipe aux dents, les yeux luisants,
Sous le gel qui mordille et vrille à dents d’aiguille
Et sous le firmament halluciné qui brille
D’un feu si froid et si fougueux que, par moments,
On dirait que le ciel éclate en diamants,
Et que l’on voit, à l’horizon, sous la lune ivre,
Jaillir les peupliers comme des jets de givre...

O toi qui dors, tu ne sais pas, tu ne sais pas...
Mais qu’un sursaut t’arrache au songe étrange, las !
Le songe est plus étrange, autour de toi, qui veille
Et ton cœur, inquiet des choses, s’émerveille
Du verre arborescent que la lune bleuit
Et du silence, peuplé d’ombres, qui s’enfuit...
Et puis, tu n’oses plus regarder, et farouche,
Tu te retournes en maugréant sur ta couche,


Frissonnant de sentir dans les choses un pouls
Et d’avoir entrevu, — près de ton lit, debout,
Drapé dans le silence ardent de la nuit claire,
L’œil grave et le doigt sur la bouche, — le Mystère.


1906.